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Histoire des salons de Paris (Tome 3/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

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The Project Gutenberg eBook of Histoire des salons de Paris (Tome 3/6)

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Title: Histoire des salons de Paris (Tome 3/6)

Author: duchesse d' Laure Junot Abrantès

Release date: May 8, 2013 [eBook #42663]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS (TOME 3/6) ***

HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TOME TROISIÈME.

L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS

FORMERA 6 VOL. IN-8o,

Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.

La 2e livraison a paru le 11 janvier;
La 3e livraison paraîtra le 25 mars;
La 4e livraison, composée des Salons de la Restauration et du règne de Louis-Philippe Ier, paraîtra le 15 mai.

Les souscripteurs chez l'éditeur recevront franco l'ouvrage
le jour même de la mise en vente.

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,
Rue de la Vieille-Monnaie, no 12.

HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TABLEAUX ET PORTRAITS
DU GRAND MONDE,
SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
LA RESTAURATION,
ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier.

par
LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.

TOME TROISIÈME.

Enseigne de l'éditeur.

À PARIS
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
PLACE DU PALAIS-ROYAL.
M DCCC XXXVIII.

UNE LECTURE
CHEZ ROBESPIERRE.
DE LA SOCIÉTÉ EN FRANCE SOUS LA TERREUR.

Rien n'est, je crois, plus difficile que d'écrire l'histoire contemporaine, lorsque surtout les événements ont été influents sur vous ou sur les vôtres, et que leur souvenir se vient offrir à vous et se heurter en même temps, pour ainsi dire, avec de nouvelles impressions sans cesse renouvelées; car, quelle est l'année, le mois pouvons-nous dire, où nous n'avons éprouvé une douleur inattendue, comme peut-être une joie. Alors les événements les plus rapprochés sont ceux qui, quelquefois, passent avant d'autres plus anciens dans la revue que l'esprit fait d'une vie si remplie et si agitée; on laisse par-devers soi bien des choses sur lesquelles ensuite on est contraint de revenir. Cela m'est arrivé plusieurs fois dans mes Mémoires et dans cet ouvrage; mais comme tout en ne disant que la vérité, je n'écris cependant pas l'histoire, et que ce désordre n'existe nullement dans mon esprit, je n'ai pas voulu m'astreindre à un ordre régulier qui peut-être aurait nui à la couleur du récit.

J'ai parlé de l'état de la société en France au moment de la Révolution. Je l'ai même conduite jusqu'à celui où elle ne fut plus dirigée que par un petit nombre de personnes dont la vie précaire n'avait pour durée que le caprice d'un des rois du Comité de Salut public. Madame de Staël fut la première de toutes les femmes en France qui se mit à la tête d'un parti qu'elle forma parmi les gens du monde, et qui prit une bannière. Ce Salon, dont j'ai parlé dans les premiers volumes de cet ouvrage, donne la mesure de la décadence de notre société. Madame de Staël, effrayée par les horribles scènes du 10 août et du 2 septembre, quitta Paris. Après son départ, le sceptre de cette nouvelle souveraineté tomba dans les mains d'une autre femme qui, ainsi que la première, pouvait et concevoir et exécuter: c'était madame Roland!

Quelle est l'âme française qui n'a payé son tribut d'admiration au courage de cette femme héroïque? quel est le cœur qui ne bat et s'attendrit en écoutant les douleurs de son martyre de femme, de Française et de mère?... Mais aussi, quelle est celle parmi nous qui n'est fière d'entendre raconter les merveilles de la vie de cette courageuse sœur de la Gironde, qui mourut avec la force vraiment grande que donne toujours la vertu, et sa pieuse résignation; digne amie des plus renommés parmi les victimes du 31 mai, elle sut leur élever un éternel monument qui fut consacré par sa vertueuse indignation, que la crainte des mêmes bourreaux ne l'empêcha jamais de témoigner à haute voix, et l'échafaud où elle termina sa vie, à peine âgée de trente-sept ans, fut pour elle un trône d'où elle fut proclamée une femme vraiment grande.

Les bourreaux qui régnaient alors comprirent qu'elle était à craindre!... Son ascendant sur le peuple l'avait suffisamment prouvé. Un soir, elle était seule au ministère de l'Intérieur; il était onze heures. Roland était absent pour une séance qui se tenait chez l'un des ministres, car en ce moment rien n'était arrêté ni statué pour la marche des affaires, et cependant le Roi était au Temple! et le tocsin commençait à tinter pour les massacres de septembre!... plusieurs centaines d'hommes, portant des torches et blasphémant, entrent dans la cour du ministère en appelant Roland à grands cris.

—Que lui voulez-vous? leur dit sa courageuse femme en défendant à ses domestiques de fermer les portes et se présentant elle-même à ces furieux; que cherchez-vous?

—Des armes! On nous a dit qu'il y en avait ici, et nous les voulons.

—S'il y en avait, je vous les donnerais, mais il n'y en a pas;... elles nous seraient inutiles; le ministère de M. Roland n'exige aucune mesure défensive. S'il avait eu besoin d'armes pour le service de la patrie, sans doute il en aurait demandé; mais, je vous le répète, il n'en est rien. Au surplus, nous allons chercher... je vais vous conduire moi-même.

Et seule, sans crainte, car elle était sans reproche, elle guide cette troupe ivre et furieuse dans le vaste hôtel, dont elle parcourt tous les détours avec elle. Étonnée, et bientôt dominée par le véritable ascendant que presque toujours la force vertueuse exercera sur la masse, cette foule se retira sans avoir commis le moindre dégât chez cet homme qu'elle venait massacrer[1].

Dans cette soirée, les décemvirs de 93 comprirent donc la grandeur de son pouvoir, et sa mort fut résolue. Mais elle le fut surtout après le supplice de cette Gironde dont elle était la sœur et l'amie. Quelque temps encore, cependant, elle s'abusa, et son salon contint ces mêmes hommes avec lesquels elle ne croyait que converser, tandis qu'elle répondait à un interrogatoire, lorsque, entre Danton, Robespierre et leurs amis, elle s'abandonnait à une simple discussion politique.

Parmi les crimes de la Terreur, la mort de madame Roland fut peut-être le plus infâme.

Après ce nouvel holocauste, Paris ne fut plus qu'une vaste arène où tombaient des têtes dans des lacs de sang... La terreur enchaînait tous les esprits, et ceux qui étaient assez heureux pour échapper aux cachots et à la hache ne pouvaient s'occuper du soin puéril de présider à une réunion causante,... une fête encore moins... Hélas! qui n'avait pas alors à trembler pour un père, une sœur, un frère?... Et cependant il y avait encore des fêtes dans Paris!... Oui, on y dansait... on avait l'apparence du bonheur... on ordonnait de rire... On devait conduire une jeune fille dans les saturnales qui se célébraient dans la rue!... Les trésors de sa figure d'enfant, la pudeur virginale de son front, étaient exposés aux regards éhontés d'un des bourreaux de la Force ou de l'Abbaye, qui quelquefois disait:

—Je la veux!...

Et les décemvirs la lui donnaient.

Dans le même moment, Robespierre marchait dans Paris élégamment habillé, coiffé avec la plus grande recherche, employant pour sa toilette les essences les plus suaves, les pommades les plus odorantes... Son linge était d'une extrême beauté; son jabot, fait d'une dentelle précieuse, était toujours à côté d'un gilet rose, bleu ou blanc, en soie glacée, et légèrement brodé en argent ou en or, et à sa main il portait un bouquet de roses, même en hiver... Cet homme, ainsi habillé, paraissait convenir parfaitement à l'un des plus élégants salons de Paris, et pourtant il logeait chez un menuisier... Son appartement n'était certes pas somptueux, et ne répondait pas au luxe de sa toilette; et pourtant, dans cet appartement presque misérable, il recevait ce que la France avait de plus redoutable en pouvoir après lui... Il recevait enfin, il donnait à dîner... on causait... et même l'on riait!... C'est dans un souper chez Robespierre, avec Danton, Saint-Just et Brissot, que la mort de madame de Sainte-Amaranthe et de madame de Sartines, sa fille, fut résolue... Un mot fut dit au milieu du souper. Ce mot entendu et compris pouvait faire du tort notablement à Robespierre...

—Tu as parlé! lui dit Saint-Just le lendemain du souper.

—Qu'ai-je dit?

Saint-Just répéta le mot. Robespierre fronça le sourcil... Il était grave, ce mot, et le dictateur sentit son imprudence. Il fut l'arrêt de la mère et de la fille.

Elles moururent sur l'échafaud, revêtues de la robe rouge, comme assassins de Collot d'Herbois!...

Ce n'était pas les vers qu'un jour il avait adressés à la jolie madame de Sartines, qui devaient compromettre Robespierre... ces vers sont bien curieux. Les voici:

Sur le pouvoir de tes appas
Demeure toujours alarmée;
Tu ne seras que plus aimée,
Si tu veux ne l'être pas.

Ces vers furent faits par Robespierre pour mademoiselle de Sainte-Amaranthe, madame de Sartines...

Elle avait alors dix-neuf ans. Elle était charmante... Mariée seulement depuis un an à M. de Sartines, fils de l'ancien lieutenant-général de police, depuis ministre de la Marine, elle avait été conduite chez Robespierre par sa mère, et toutes deux payèrent de leurs têtes cet acte de lâcheté. Ce fut elle qui montra le plus de courage; elle alla à l'échafaud avec sa mère, son mari, son frère et sa belle-sœur, pour ce prétendu projet d'assassinat de Collot-d'Herbois...

—Ne croyez pas punir, dit-elle, avec une fermeté qui était remarquable dans une femme aussi belle et aussi jeune, aux bourreaux du tribunal; car je ne suis pas coupable, et j'aime mieux mourir, même à vingt ans, que de vivre au milieu de monstres tels que vous.

Un témoin oculaire de ces temps désastreux, et qui avait particulièrement assisté à cette dernière scène, me disait que le courage de madame de Sartines avait été plus qu'admirable, car il était touchant... Elle aimait sa mère avec une extrême tendresse, et bien loin de lui reprocher sa mort, elle l'embrassait avec son frère, et la consolait ainsi que lui...

—Nous mourons ensemble, que pouvons-nous regretter?...

Ils moururent[2] le 18 juin 1794... quelque temps avant le 9 thermidor!...

Et voilà quelles étaient les joies de la société de France sous le beau règne de la terreur!...

Quelquefois c'était Danton qui recevait à son tour ses collègues en puissance; sa femme était jeune et belle, et jamais on n'eût dit, en la voyant, qu'elle était chaque jour témoin du massacre de tant de milliers de victimes innocentes... Quelquefois aussi on allait chez Camille Desmoulins. Sa femme a laissé un nom qui vivra dans l'avenir. On parlera longtemps de sa beauté, de son esprit et de ce courage héroïque qui lui fit chercher la mort pour rejoindre celui qu'elle aimait au point de détester une vie qu'ils ne devaient plus parcourir ensemble...

Il y avait souvent des réunions, des dîners, des soupers chez les hommes de la Révolution; mais une chose à remarquer, c'est qu'il y avait peu de fêtes particulières à l'époque désastreuse de 92 et 93, même dans les maisons des membres du Comité de Salut public. Ils se réunissaient parce que la nature française repoussera toujours l'isolement; mais il semblait qu'ils craignissent d'éveiller eux-mêmes des sons joyeux, et de provoquer le rire au milieu de tant de pleurs et de deuil!... Les bals, les fêtes avec de grands appareils, tout cela était public, et donné au peuple pour l'empêcher d'entendre les cris des victimes lorsque la mort leur était trop amère, comme à madame Dubarry... Ces saturnales suffisaient à ce peuple, qui, semblable à celui de Rome, voyait tomber des têtes et allait applaudir aux jeux du cirque en criant également: Vive César!...

À cette époque, bien qu'il n'y eût que quelques années d'écoulées entre ce temps et celui où la France était la plus aimable et la plus polie des nations, il s'était fait un tel changement dans les coutumes sociales, qu'un Français ramené tout à coup dans Paris ne se serait pas cru en France. On ne se voyait plus que le matin. Le soir, à peine neuf heures étaient-elles sonnées, que tout s'éteignait dans les maisons et devenait silencieux. C'était comme au temps du couvre-feu... tant on craignait d'être signalé pour une manifestation quelconque. Dans l'ignorance d'une nouvelle arrivée deux heures avant et annonçant une défaite, on pouvait faire de la musique et même tout simplement prendre une leçon, puisque la veille une victoire de nos armées avait été annoncée au bruit du canon, tandis que nos revers étaient toujours cachés... Eh bien! ce simple accord fait sur un piano par la main d'une jeune fille l'envoyait quelquefois à la mort[3]!...

Enfin, il ne fallait pas témoigner une douleur apparente; il ne fallait pas porter le deuil de son père! tout devenait crime... même les larmes!

Cependant les hommes qui s'isolaient ainsi de leurs semblables, et ne les réunissaient que pour les envoyer à la mort, ces mêmes hommes avaient parmi eux de grands talents, et même des esprits aimables. Robespierre, lui-même, l'était lorsqu'il voulait l'être. Il connaissait le prix de la causerie, et l'aimait; mais il craignait l'abandon, et on le conçoit.

SALON DE ROBESPIERRE.

Il faut bien qu'une chose ait un nom. Je n'en trouve pas d'autre que celui de Salon, pour désigner un lieu de réunion chez cet homme qui fut le maître de la France, et vivait pourtant comme un simple député de cette même Convention dans laquelle il avait choisi les véritables meneurs de l'État, ceux qui faisaient partie des Comités de Sûreté générale et de Salut public. Sa modestie n'était au reste que de l'hypocrisie, et sa conduite continuelle le prouve assez. On voyait son orgueil percer malgré ses efforts lorsqu'il présidait à une table chez lui, autour de laquelle étaient assis les principaux de la Convention, et les hommes les plus remarquables de cette époque de sang, où pourtant de hautes notabilités comme talents pouvaient compter... Un jour, Camille Desmoulins, qui alors était encore (en apparence du moins) dans les bonnes grâces de Robespierre, lut chez lui un drame en prose intitulé: Émilie, ou l'Innocence vengée. Les auditeurs étaient curieux à voir rassemblés et le sont encore à nommer aujourd'hui: Danton, sa femme, celle de Camille, Hébert et la sienne[4], Barrère, Tallien, Saint-Just, Cambacérès, Chénier, Talma, Dugazon, Laïs, une femme qui était alors sa maîtresse et parfaitement belle, nommée madame Lapalud[5], David, et plusieurs notabilités dans les arts, dont les noms sont également connus.

Le drame de Camille Desmoulins était une œuvre qui devait étonner même ses auditeurs dans une telle assemblée... Le sujet était la séduction d'une jeune et belle fille par le seigneur de son village, où elle revient après avoir reçu une très-bonne éducation. Ce sujet, très-usé aujourd'hui, était encore neuf à l'époque dont je parle, et très-bon à exploiter pour les persécuteurs de tout ce qui était noble, riche et au-dessus de la foule. Camille Desmoulins usa de cette facilité avec largesse: les vertus de la jeune fille, les vices de l'homme puissant, ne faillirent point et furent mis dans le jour le plus apparent. Mais ce qui était curieux, c'était l'idylle qui était constamment en scène; une peinture de la vie des champs! un calme! une paix! et tout cela dit dans un style répondant à la chose. Enfin, il y avait deux actes surtout que Gessner n'aurait pas désavoués pour peindre la vie heureuse et douce que menait Émilie dans son village, auprès de sa mère, filant sa quenouillée, bien qu'elle sût chanter, broder et jouer du piano. Il avait du talent, au reste, à ce que disait Tallien, qui est celui à qui j'ai entendu raconter cette scène, et ce qui la suivit et la précéda. Il y eut du mouvement parce que Robespierre dit à Camille Desmoulins qu'il aurait dû présenter le curé du village comme aidant à la séduction d'Émilie, et non pas le laisser dans une ombre qui faisait présumer qu'il était au contraire son appui, ET IL AVAIT RAISON, poursuivit Tallien[6], lorsqu'on adopte un système il faut marcher avec et comme lui.

Quoi qu'il en fût, Camille Desmoulins, qui déjà commençait à être mal avec le tyran, prit la réflexion de Robespierre pour une critique de toute la pièce. Il savait qu'il lui inspirait de la jalousie par son éloquence rapide du Forum, et ses paroles lui parurent amères et envieuses. Chénier voulut en vain raccommoder les choses, Camille ne put ou ne voulut comprendre que la critique, et toute louange fut inutile. Le fait est que la pièce était mauvaise comme pièce, et que la contexture ne valait rien. La femme de Camille elle-même le sentait et fut presque contente de l'insuccès de la lecture. Ce que Tallien ne me fit certes pas remarquer, car il était encore trop de cette époque au moment où je le vis à Madrid[7], mais ce dont je fus vivement frappée, ce fut cette pensée qui me représentait cette réunion d'hommes de sang, écoutant une œuvre d'art et souriant à la voix de l'un d'eux, lorsqu'il parlait du lever du jour, de la paix des champs et du calme d'une bonne conscience... C'était un spectacle bien curieux que celui-là, et que de réflexions ces mêmes hommes se devaient-ils pas faire dans leur âme en écoutant ces paroles paisibles et dignes de l'Arcadie, récitées dans l'antre du tigre, lorsque ses lèvres étaient rouges encore du sang humain dont il s'était repu dans la même journée?.......

Camille Desmoulins était au fait loin de ces hommes féroces. Jeté par la révolution au milieu de leurs rangs, il tâcha toujours de s'opposer par la force de son éloquence au torrent révolutionnaire. Le peu de numéros qu'il fit de son journal appelé le Vieux Cordelier en est une preuve, malgré quelques maximes sanguinaires qui devaient le faire passer. Hébert n'aimait pas Camille, jaloux de lui comme journaliste, comme Robespierre l'était à la tribune, comme Saint-Just l'était auprès des femmes, que sa jolie figure ne pouvait séduire plus que le talent de Camille Desmoulins, le malheureux ne comptait que des juges dans ces hommes qui voulaient frapper de nullité une œuvre qui pouvait avoir du succès; déjà l'orage grossissait et devenait menaçant. Madame Desmoulins le voyait arriver, et tremblante pour son mari qu'elle adorait, elle suivait des yeux l'expression des différentes physionomies à mesure que Camille parlait... Saint-Just paraissait le plus doux, car il était si beau! comment imaginer une âme atroce sous cette enveloppe d'ange?... mais madame Desmoulins savait trop bien qu'elle pouvait au moins être corrompue... Cette lecture précéda de peu de temps la fin tragique du malheureux Camille!... Le monstre avait posé son index sanglant sur son front, et sa tête devait tomber... Il devait bientôt mourir avec l'homme de véritable énergie de cette assemblée, avec celui qui commençait pourtant à oublier cette énergie pour une femme... c'était Danton... Ce même soir, il était là, perdu dans un monde d'heureuses chimères, regardant la femme qu'il idolâtrait et pour laquelle il oubliait en ce moment non-seulement la patrie, mais la sûreté de sa personne; déjà une vive discussion s'était engagée à la tribune, il avait été accusé d'être l'ami du général Dillon. Hébert, accusé à son tour par Camille de dilapidations dans les fonds qu'on lui donnait pour son journal[8], Hébert le conduisit à cet échafaud où lui-même devait aussi monter, et il proposa à Robespierre un plan qui devait perdre Camille et Danton à la fois!... Robespierre ne répondit pas; mais serrant fortement la main d'Hébert, il lui fit comprendre une reconnaissance qu'il lui prouva en l'envoyant à l'échafaud...

J'ai déjà dit que Camille Desmoulins n'était pas aussi coupable que ses collègues, et je puis le prouver en faisant connaître son histoire et celle de sa femme; le sort de ces deux personnes est curieux à bien étudier... il fait voir quel fut le prix que reçurent presque tous ceux qui, nés dans une classe élevée, voulurent abattre tout ce qui était au-dessus des autres, mutilant ainsi le corps auquel ils appartenaient.

Camille Desmoulins était un homme bien né, ainsi que cela se disait. Son père était lieutenant-général du bailliage de Guise. Mis par lui au collége Louis-le-Grand, il se trouva le condisciple de Robespierre et de Saint-Just, que l'évêque d'Arras y avait fait entrer comme boursiers. Camille Desmoulins n'avait pas une grande fortune. Il se destina au barreau, et 1790 le trouva avocat et ne respirant que pour activer le mouvement, qui déjà commençait à devenir menaçant.

Camille était un homme d'un esprit remarquable, mais sans aucun jugement. Là où il voyait un changement, il croyait en une amélioration. Cette aberration d'esprit fut malheureusement trop commune alors. Camille fut un des premiers à l'attaque de la Bastille; et un jour, au Palais-Royal, son éloquence entraînante fit fouler aux pieds la cocarde de la France pour lui substituer la couleur verte. Camille Desmoulins parlait avec une puissance d'entraînement qui était énergique et instantanée dans ses effets... mais qui n'avait aucune durée; et cela venait sans doute du foyer qui produisait, et dont le feu n'avait pas une vraie chaleur.

Ce fut à cette époque que Camille Desmoulins rencontra dans le monde une jeune fille ravissante de beauté, dont l'esprit et les talents reçurent un nouveau charme à ses yeux lorsqu'il apprit qu'elle partageait toutes les opinions les plus exagérées de ce moment (1791). Cette jeune personne avait vingt ans; elle était fille de M. Duplessis-Laridon[9], ancien premier commis des finances. Sa mère, l'une des plus belles et des plus spirituelles personnes de son temps, avait élevé sa fille unique avec cet amour de mère qui nous fait jouir dans cette image de nous-même, qui se reproduit chaque jour. En voyant Camille Desmoulins, en l'écoutant surtout lorsque sa voix appelait au culte de l'auguste et sainte liberté, mademoiselle Laridon l'aima de tout l'amour qu'elle avait dans l'âme. Elle était jeune, belle et riche; ce mariage était un bonheur d'autant plus grand pour Camille Desmoulins, qu'il trouvait en même temps une âme noble et grande pour comprendre la sienne: car bien qu'il n'eût pas le jugement aussi profond que plusieurs de ses confrères, il était grand et presque toujours digne d'estime dans ce qu'il appelait ses principes révolutionnaires. Camille, encouragé par elle, la demanda, et l'obtint. Il fut marié par l'abbé Benadier, ancien principal du collége Louis-le-Grand, et les deux témoins de Camille Desmoulins furent deux de ses anciens condisciples, Saint-Just et Robespierre... ceux-là même qui plus tard devaient être ses assassins...

En joignant la fortune de sa femme à la sienne, Camille eut une position sociale. Madame Desmoulins, jeune, jolie, spirituelle, et vivement impressionnée par ce mouvement révolutionnaire dont les meneurs étaient sans cesse autour d'elle, devint à son tour l'une des puissances du moment. C'était un moyen dont les révolutionnaires n'avaient garde de ne pas profiter, que celui de l'effet que produiraient des maximes répandues et insinuées par une jolie personne aux paroles engageantes et persuasives... Madame Desmoulins reçut chez elle tout ce qui alors marquait fortement dans son parti, et son salon fut un lieu central. Le duc d'Orléans y allait fort souvent; il y dînait et y soupait même fréquemment en revenant de l'assemblée. Le général Lafayette lui donna son buste; chacun enfin était à ses pieds pour écouter sa spirituelle et dangereuse causerie. Camille Desmoulins n'avait pas eu d'abord cette pensée de mettre ainsi sa femme en évidence; ce fut Saint-Just, qui avait des projets ultérieurs sur elle, qui la lui inspira.

Camille Desmoulins, tout en prêchant les principes démagogiques qui le perdirent, sentit dès le premier moment qu'ils lui seraient mortels, et pourtant il poursuivit. Un jour qu'il avait eu plusieurs personnes à dîner, entre autres une[10] qui a survécu à ces temps d'horreurs, il dit très-haut:

—La révolution prend une mauvaise tournure... j'ai grande envie de me mettre avec les royalistes... la fortune tout entière de ma femme est sur l'État.

Mais sa femme, jeune, enthousiaste, ne voyait que le lever lumineux de cette révolution, dont le midi devait être à la fois si sanglant et si sombre, et ce fut elle qui arrêta Camille dans son intention de changer de parti.

Alors il adopta franchement celui de la Révolution. Ce fut lui qui, avec Danton, fonda la société ou plutôt le club des Cordeliers... il était à cette époque le plus chaud partisan de Robespierre; il l'aimait d'une amitié sainte, et cet homme, aveuglé sur le monstre, ne voyait en lui qu'un homme voulant la régénération de la France... Ce fait, ainsi que celui bien prouvé de l'ignorance du frère de Robespierre des crimes de celui-ci, est une des choses les plus curieuses de la Révolution.

Ainsi que Danton, Camille Desmoulins n'était pas méchant; ils furent enfin indignés de cette continuelle boucherie qui n'avait aucun terme... Camille sentit son âme se soulever contre cette tyrannie sanguinaire qui ne régnait que par l'horreur et les massacres. Sa jeune femme, dont le cœur se brisait chaque jour en voyant passer les tombereaux remplis de victimes, le soutint, l'exalta même dans sa volonté de combattre le tigre... D'accord avec Danton, Hérault de Séchelles et quelques autres, il écrivit un journal intitulé le Vieux Cordelier. Ce journal, écrit avec la chaleur d'une âme vraiment républicaine indignée à la vue de tant de crimes, parut au grand étonnement de tous, qui ne comprenaient pas le courage de Camille... Le premier numéro fut immédiatement suivi de deux autres... En les lisant, Robespierre fronça le sourcil, puis il sourit de ce sourire qui annonçait la mort...

—Enfant, dit-il en froissant le papier dans sa main et le jetant au loin... enfant!.. te jouer à moi!...

Prudhomme, qui écrivait alors le journal des Révolutions de Paris, et qui, sans partager les crimes des hommes de sang de l'époque, vivait parmi eux et était particulièrement lié avec Camille Desmoulins, alla le trouver. Il lui dit que Robespierre se taisait lorsqu'on parlait de lui... Ce silence est de sinistre augure, poursuivit Prudhomme... songe à toi... cesse ton journal.

—Robespierre est mon ami, répondit Camille... s'il était fâché de ce journal, il m'en aurait parlé à moi-même... et il ne m'a rien dit... Je dois même lire ce soir un drame de moi chez lui, et nous devons nous y trouver, Louise et moi, avec tous nos amis, Danton et sa femme, Saint-Just et tous les autres... Et puis, c'est le comité de Sûreté générale qui entraîne Robespierre... il n'est pas coupable de ce qui se fait!...

Madame Desmoulins entra dans ce moment dans le cabinet de son mari; Prudhomme répéta ce qu'il croyait devoir être compris par elle; mais, bien loin de l'écouter, elle lui imposa silence.

—Si Camille pouvait suivre vos conseils, lui dit-elle, je le désavouerais. C'est une noble mission qu'il a reçue de l'humanité agonisante... il doit parler... dût-il en mourir...

Et s'approchant de son mari, elle l'embrassa avec amour.

—Si tu meurs pour cette cause sainte, mon Camille, lui dit-elle en le regardant avec une ineffable tendresse, je mourrai avec toi...

—Mais en mourant il cesse de remplir cette mission à laquelle il est appelé, lui répondit Prudhomme....

—N'importe quel sera son sort... il doit faire son devoir... Si Camille cessait d'écrire dans le moment où la tyrannie des comités n'a plus de bornes, lorsqu'enfin leur inamovibilité révèle leur ambition, il serait un lâche... et moi-même je le renierais et l'éloignerais de mon cœur.

—Prenez garde à vous-même, malheureuse femme; prenez garde à vos imprudentes paroles... les bourreaux de la France ne reconnaissent aucun pouvoir... celui de la vertu, de la beauté, de l'esprit, demeure sans force devant eux... tremblez de les irriter...

Madame Desmoulins demeura quelques secondes dans le silence... Au bout de ce temps, elle releva fièrement la tête, et regardant Prudhomme avec calme:—Ils ne me feront pas mourir la première, lui dit-elle; et après lui!... je demanderais la mort...

Et se jetant dans les bras de son mari, elle l'embrassa en pleurant... mais au milieu de ses sanglots, on entendait encore ces mots:

Fais ton devoir!...

Désespéré du peu de succès de sa démarche, Prudhomme courut chez madame Duplessis, mère de madame Desmoulins... il lui parla de ses craintes et du sujet fondé qui les lui inspirait. Madame Duplessis lui répondit qu'elle connaissait sa fille, et que son caractère étant beaucoup plus fort que celui de Camille, tout était perdu si elle le portait à résister...

On sait en effet quel fut le résultat de la conduite nouvelle de Camille Desmoulins!... Le second jour de son arrestation, sa femme, au désespoir de ne pouvoir fléchir aucun des juges-bourreaux qui devaient prononcer sur le sort de son mari, organisa un mouvement avec ses amis pour le délivrer... Elle eut l'imprudence de lui écrire. La lettre fut interceptée, et tout espoir détruit. Madame Camille Desmoulins, arrêtée à l'instant même, périt huit jours après sur le même échafaud, comme ayant voulu renverser le gouvernement de la république.

... Et elle était plus républicaine qu'aucun d'eux!...

Une ambition sans mesure, appuyée sur un orgueil sans égal, et pourtant une grande infériorité à côté de ceux qu'il a fait périr, tels sont les principaux traits du caractère de Robespierre; il faut y ajouter le goût du sang par nature et une profonde hypocrisie. Mais ce qui, surtout, était la passion la plus effrayante pour tout ce qui se trouvait sur son chemin, c'était cette jalousie envieuse que lui inspirait toute supériorité. C'est cette appréhension d'être primé en quoi que ce fût, qui lui fit sacrifier Danton et Camille Desmoulins. Voici, à cet égard, une anecdote assez singulière qui m'a été rapportée par un témoin de la chose.

Avant que les deux comités[11], qui étaient à eux seuls tout le pouvoir, se centralisant encore dans Robespierre, eussent fait périr, dans la même journée, la fleur des talents que renfermait la Convention; avant que cette Convention, se mutilant elle-même, envoyât à l'échafaud cette faction de la Gironde qui voulait réellement la liberté, et ne savait pas d'abord, simple qu'elle était, que Robespierre et les siens voulaient de la tyrannie et du despotisme; avant la mort des Girondins, plusieurs tentatives furent faites pour opérer un rapprochement entre les deux factions. Un jour, Danton, alors dans tout l'éclat de sa belle puissance tribunitienne, attendait avec d'autres collègues l'ouverture de la séance. Plusieurs membres de différents partis causaient ensemble dans une des salles qui précédaient la Convention. L'un d'eux dit à Danton:

—Vous devriez bien vous rapprocher de ceux de la Gironde. Et il mena Danton vers Valazé et quelques autres. Après avoir échangé quelques mots, Valazé dit à Danton:

—Ce n'est pas Robespierre, ce n'est pas Marat, bien que celui-ci ait une verve et une repartie mordante qui souvent emporte la pièce, que nous redoutons... Le premier est nul, et le second est faible malgré sa fureur apparente... C'est vous que nous craignons... c'est votre éloquence tonnante, c'est cette colère d'un homme persuadé, convaincu, que vous jetez à la tête de vos adversaires et que vous leur opposez comme une digue qu'ils ne peuvent quelquefois renverser. Votre éloquence entraîne, détermine la multitude... Et voilà la véritable éloquence du tribun du peuple dans des temps orageux... Voilà ce qui nous inquiète; le reste est de peu d'importance.

Le Girondin n'avait pas aperçu, à deux pas de là, Robespierre assis sur un banc et en apparence enseveli dans ses réflexions. Il écouta et entendit toute la conversation, il en recueillit chaque parole dans la haine de son cœur... Et la perte de Danton, qui jusque-là n'avait été qu'incertaine, fut jurée par Robespierre... De ce moment, sa haine ne se voila même plus... et il répétait à ses confidents que bientôt le colosse tomberait.

Un ami de Danton l'en avertit; Danton sourit, et son horrible figure s'illumina tout à coup de ce sourire sardonique.

—Lui se jouer à moi! s'écria-t-il de sa voix tonnante qui frappait les murs avec retentissement. Lui!... si je le croyais, poursuivait-il avec rage, je lui arracherais les entrailles de ma propre main!...

Tallien avait été envoyé en mission dans les départements; à son retour, comme il ignorait complètement les nouvelles de Paris, car les Conventionnels comme les autres étaient soumis au même régime de sévérité pour la poste, et afin de ne pas éveiller les soupçons des deux comités, ils préféraient ne pas recevoir de lettres. En arrivant à Paris, Tallien alla voir Robespierre, avec qui il était fort intimement lié; il croyait alors, disait-il, au républicanisme pur de cet homme. Il fut donc franc avec lui et lui dit que dans les provinces sa mission n'avait pas eu le succès qu'elle devait avoir, parce que toute puissance pâlissait devant celle des membres des deux comités de Salut public et de Sûreté générale. Un député, un représentant simple, n'avait aucune influence.—Cette suprématie liberticide, ajouta Tallien, n'a pour cause qu'une mesure, au reste attentatoire à la majesté de la représentation nationale... Pourquoi les membres des deux comités sont-ils inamovibles, Robespierre? Comment toi, le fils de la liberté, un républicain si pur et si fidèle, tu as accepté un emploi qui n'est autre chose qu'une méchante copie du despotisme couronné!... Et le peuple n'a-t-il fait tomber la tête d'un roi que pour en voir renaître vingt autres? Robespierre, cette mesure ne fut pas proposée par toi, j'en réponds; mais tu devais la combattre.

Robespierre fut d'une extrême adresse dans cette conversation; il sut maintenir son pouvoir sur Tallien, tout en accusant d'autres collègues.

—Que veux-tu qu'on fasse, après tout?

—Prouver que toi ainsi que Carnot, et tous ceux qui composent les deux comités, n'avez aucune ambition, les renouveler enfin.

Robespierre sourit avec ironie.

—Oui, c'est cela. Te voilà maintenant du même bord que ceux de la commune de Paris, et les autres machinateurs qui veulent perdre la patrie.

—Et que veulent ces hommes?

—Ce que tu demandes toi-même: changer les comités... les comités! qui seuls peuvent sauver et sauveront la patrie; nous sommes dans un moment de crise, Tallien, où la chose publique est perdue si le timon est abandonné à trop de mains. La Convention n'est déjà que trop nombreuse!

Tallien fit un mouvement à ce mot qui fut remarqué par Robespierre... Il se reprit et dit ensuite:

—Elle est trop nombreuse, quand je vois des hommes dans son sein qui peuvent perdre notre malheureuse patrie.

—Qui sont-ils? Et quel est leur nombre?

—Trop grand sans doute, surtout lorsqu'à leur tête on voit un homme comme Danton.

—Danton!

—Lui-même!... Crois-tu maintenant que la République doive prendre trop de mesures pour centraliser son pouvoir, lorsqu'elle voit de semblables perfidies?

—Mais où est la preuve?

—Crois-tu que je t'en impose?

—Non; mais tu peux être mal informé. Un homme aussi bon patriote que Danton ne doit être jugé dans l'opinion de ses frères qu'après avoir été entendu.

Intimement lié avec Danton, Tallien courut aussitôt près de lui, et lui demanda comment il était avec Robespierre.

—Mais très-bien, répondit Danton. Nous avons bien quelquefois de petites discussions, mais, ajouta-t-il en souriant, cela passe comme cela vient.

—Tu t'abuses, malheureux!

Et Tallien lui rapporta sa conversation du jour même avec Robespierre... Danton demeura stupéfait.

—À tout autre qu'un ami, je dirais que ce n'est pas vrai! mais à toi, je te laisse voir le fond de mon âme. Elle est profondément navrée de ce que tu me dis. Me crois-tu?

—Oui!... mais que comptes-tu faire?

—Voir Robespierre... Demande-lui un rendez-vous pour demain à huit heures du matin. Nous serons seuls à cette heure...

Tallien demanda et obtint le rendez-vous, qui fut accordé comme une grâce... Il vit que son malheureux ami était en péril, et voulut le détourner d'aller chez Robespierre... À la première parole Danton rugit comme un lion.

—Moi le craindre! s'écria-t-il... C'est à lui de trembler!...

Ils arrivèrent au moment où Robespierre venait de se lever. En entrant, Danton fut d'abord au fait:

—Me voilà, lui dit-il. Je viens vers toi. Qu'as-tu à me reprocher?

ROBESPIERRE.

Des faits graves dans l'intérêt de la patrie. Tu blâmes et tu entraves tout ce que veulent et ordonnent les comités du Gouvernement... Je le sais... ne nie pas.

DANTON.

En quoi, et comment?... dans quel lieu... et quel jour? qui m'a entendu, et qu'ai-je dit?... des faits, et j'y répondrai; la calomnie seule accuse vaguement comme tu le fais.

ROBESPIERRE.

Eh bien! lorsque les Girondins ont justement péri, tu as blâmé leur condamnation.

DANTON.

Non.

ROBESPIERRE.

Tu les as pleurés?

DANTON.

Oui.

ROBESPIERRE.

Ah! tu en conviens?

DANTON.

Pourquoi non?... Il y avait parmi eux des hommes d'un haut et rare talent et aimant la patrie...

(Robespierre fait un mouvement, et sourit avec dédain.)

DANTON, répétant de toute la force de sa voix.

Oui, Robespierre, aimant la patrie... et puis j'ai pleuré sur la mort de plusieurs d'entre eux qui n'étaient encore que des enfants... Pourquoi faire mourir Roger-Ducos?

ROBESPIERRE, d'un ton sombre et presque menaçant.

Pourquoi soutiens-tu mes plus ardents ennemis, toi? Camille Desmoulins n'est-il pas connu pour être le mien?

DANTON, levant les épaules.

Autre enfant!...

ROBESPIERRE.

Tu lui donnes tes avis pour son Vieux Cordelier... Tous deux vous vous liguez contre moi... Tu ne lui donnes que des louanges à lui.

DANTON.

Oui, j'en conviens, je suis de son avis, lorsque dans ce journal il demande qu'enfin le sang cesse de couler et qu'il appelle la clémence avec toutes les mères, les femmes et les filles... Eh quoi! du sang! toujours du sang!... Toute la France doit-elle donc périr? Robespierre, qui peut dire qu'un jour toi aussi tu n'auras pas besoin de cette clémence que tu refuses À TOUS? comment oser la demander si jamais tu arrives à ce moment extrême!...

ROBESPIERRE.

Ose dire que tu n'es pas avec Phélippeaux[12]?

DANTON, souriant en levant les épaules.

Allons! me voilà Phélippeautin à présent!

ROBESPIERRE, marchant droit à lui.

Nieras-tu que tu n'approuves Phélippeaux dans ses opinions?... Ose me dire que ce n'est pas sur ton avis qu'il a fait imprimer son écrit sur la Vendée?

DANTON, le regardant avec fermeté.

Robespierre, je ne mens jamais. Oui, c'est moi qui ai conseillé à Phélippeaux d'écrire cette brochure... C'est moi qui l'ai fait imprimer... c'est moi qui l'ai distribuée... Il faut enfin que tant de carnage finisse dans la Vendée... On y marche dans le sang jusqu'à la cheville... Cela doit avoir un terme... C'est encore moi, Robespierre, qui me lève et le crie de toute la force de ma voix... C'est MOI!... MOI!... toujours moi!...

ROBESPIERRE.

Oui, Danton, toujours toi!... toujours conspirateur!... et forcé de l'avouer!...

En écoutant cette parole amère, en voyant l'expression de la physionomie de Robespierre, Danton voit son sort... et une pensée intérieure lui fait verser des larmes.

En ce moment, Robespierre s'habillait; il voit cette larme qui aurait arraché d'autres larmes d'un cœur généreux, mais le misérable n'y vit que le triomphe qu'il remportait sur un superbe ennemi qui jamais peut-être, de sa vie, n'avait pleuré... Il se baissa, et jetant à Tallien un regard qu'il croyait dérober à Danton, il semblait lui dire: L'homme orgueilleux s'est abaissé jusqu'aux larmes; mais Danton le vit, et, se relevant aussitôt de toute la hauteur de sa taille colossale, il s'écria avec sa voix de Stentor:

—Oui, je pleure, et je ne cache pas mes larmes... elles prouvent que j'ai une âme!... Crois-tu donc que c'est sur moi que je pleure?... Si tu mourais, Robespierre, tout meurt avec toi, si ce n'est l'exécration de ta renommée qui le survivra éternellement... Mais moi, quand je mourrai... d'autres me survivent!... et ces autres, ce sont des enfants... une femme. Moi, conspirer en faveur de la royauté!... moi, l'ennemi juré des rois!... Qu'on m'envoie aux armées combattre les ennemis de la France et défier, affronter les tyrans... c'est alors, c'est qu'on verra si je suis conspirateur!...

La conversation prenait le ton d'une dispute et d'une vive querelle... Au moment où Robespierre allait répliquer, mademoiselle Duplaix sortit d'un appartement intérieur, et dit à Robespierre:

—Maximilien, il y a là plusieurs députations des départements qui veulent te voir; elles attendent depuis longtemps: les ferai-je entrer?...

—Fais les monter, dit Robespierre.

Danton fut alors entraîné presque violemment par Tallien au moment où sa colère lui donnait une telle fureur qu'il se serait peut-être porté à quelque extrémité envers Robespierre, qui, toujours armé, toujours entouré de vingt ou vingt-cinq misérables qu'il appelait sa garde, aurait tué ou fait massacrer Danton sur l'heure, sous le prétexte de tentative d'assassinat.

Cette garde personnelle était seulement de vingt hommes; elle était composée de tout ce qu'on avait pu trouver de plus abject. Ils suivaient Robespierre de loin, et se tenaient à portée de sa voix pour le secourir en cas d'attaque; ils dormaient pêle-mêle; comme à un bivouac, dans le vestibule de la maison qu'il habitait. Maintenant, écrivez l'histoire avec le Moniteur, qui raconte bénévolement que Robespierre allait dans Paris sans garde, et livré à l'amour des Parisiens et à leur reconnaissance.

Lorsque Danton et Tallien furent hors de cette maison, Danton marcha longtemps sans parler. Tallien respectait son silence... Tout à coup Danton s'arrête, et saisissant fortement le bras de Tallien:

—Ne suis-je pas un homme perdu?... dis-moi, ne le penses-tu pas?

—Non, si tu gagnes Robespierre de vitesse... Nous voici près de la Convention, entrons-y tous deux. Nos amis y sont en force aujourd'hui, je le sais. Monte à la tribune, parle comme tu le sais faire dans une occasion telle que celle-ci. Parle de cette inamovibilité funeste qui donne tant de mécontentement et d'ombrage aux départements... Parle de l'assassinat de la Gironde... Parle enfin, et tu seras secondé.

—Il n'est pas encore temps, dit Danton.

—Il n'est pas temps!...

—Non; pas encore.

—Mais, malheureux, si tu perds une minute, c'est fait de toi!... Ne connais-tu plus Robespierre?... Demain, aujourd'hui, cet homme va faire ce que tu hésites, toi, d'accomplir, et il sera vainqueur... Danton... par pitié pour toi-même!...

—Il n'est pas encore temps.

Ces funestes paroles semblaient être dictées à Danton par son mauvais ange... Danton, ordinairement si hardi, si téméraire dans la parole et l'action, demeurait là, en face de son danger, inerte et sans force. Un ami aussi dévoué à son sort que l'était Tallien, le conventionnel Lacroix, fut averti par Tallien lui-même.

—Hélas! lui dit-il, j'ai prévu tout ce qui arrive... J'en ai parlé à Danton, et toujours cette même réponse... et puis une trop grande confiance dans la terreur qu'il croit inspirer à Robespierre. Il croit que celui-ci n'osera jamais toucher à sa tête... Avant-hier, alarmé par un mot de Saint-Just et une autre parole d'Henriot, j'ai tout tenté auprès de Danton; je lui ai représenté que le tyran est odieux au peuple... qu'à un seul mot de son éloquente bouche, Robespierre tombait à l'instant; enfin, ajouta Lacroix, je me suis mis à genoux devant lui... oui... à genoux!... Eh bien! que m'a-t-il répondu?... que crois-tu que cet homme ainsi pressé ait dû me dire?

Il n'est pas encore temps!...

Mais quel changement en peu de mois! Qui donc a pu le causer? car son âme est tout aussi ardente!...

Plus, peut-être, et voilà le malheur de la position actuelle de Danton... Cette incurie pour ce qui concerne sa sûreté, cette apathie physique enfin qui le rend si différent de lui-même, est produite par la passion qu'il a pour sa femme... Cette passion le domine au point qu'il ne peut s'absenter un jour de Paris si elle ne peut ou ne veut le suivre... Je lui proposerais bien de fuir, j'en ai les moyens, mais il refusera. Sa femme est enceinte, il ne voudra pas la quitter. S'il agit, il peut troubler le repos de celle qu'il aime à présent plus que la patrie, plus que la liberté, plus que tout ce qui n'est pas elle... Voilà pourquoi il ne voulait jamais reconnaître que Robespierre est son ennemi et lui en veut.

Lacroix ne disait que trop vrai... Danton était sous la puissance d'une de ces passions qui décident de la vie... La sienne lui fut sacrifiée. Dès le même soir du jour où Danton l'avait vu, un greffier du Tribunal révolutionnaire, de ce cloaque impur où les plus illustres têtes reçurent la couronne du martyre, un homme qui voulait du bien à Danton, le vint trouver pour l'avertir que Fouquier-Tinville (accusateur public) allait être investi de l'affaire, qu'on avait parlé de son arrestation au Comité et à la Convention.

—Arrêté! dit Danton en se levant impétueusement, arrêté! Ils n'oseraient!...

—C'est le mot que dit le duc de Guise en entrant chez Henri III, et il n'en sortit pas vivant! répondit Lacroix...

Mais Danton, comme s'il eût voulu braver le tyran et lui montrer que sa force n'était pas éteinte, alla le soir même de cet avertissement à l'Opéra, dans une petite loge. Ce greffier du Tribunal révolutionnaire vint encore l'y trouver, et l'avertir que l'ordre de l'arrêter était expédié, et qu'il n'avait qu'un moment pour échapper. Il avait une maison à Romainville; il offrit à Danton de l'y conduire... Oui, dans ces horribles jours, il y avait encore de nobles âmes!...

Sa femme, qui jusque-là avait ignoré son danger, joignit ses mains, et le pria, le conjura de fuir. Il la vit tellement effrayée qu'il allait suivre cet ami courageux qui, pour lui, donnait peut-être sa tête, lorsqu'un autre ami de Danton, un ami des plus intimes, qui était avec eux dans la loge, soit qu'il fût convaincu du contraire, ou qu'il fût peut-être un faux ami, le détourna vivement de cette fuite, en lui disant qu'on n'arrêtait pas un homme comme lui. Le peuple s'y opposerait, ajouta-t-il.

—C'est ce que j'ai toujours dit, ajouta Danton en serrant la main de cet homme qui n'était peut-être qu'un traître... je reste...

Et, embrassant sa femme, il lui dit de se calmer, et puis ayant avec chaleur remercié le greffier, il écouta le reste du spectacle avec une extrême attention... Il sortit ensuite avec sa femme, retourna tranquillement chez lui, et le lendemain matin, à peine était-il jour, qu'un bataillon entourait sa maison, et qu'il fut arrêté sans que le peuple manifestât autre chose que de la curiosité!...

Et cependant Danton était tellement aimé, que ceux chargés de l'arrêter firent tout ce qui dépendait d'eux pour faciliter son évasion. Lorsqu'ils virent qu'il ne voulait pas fuir, ils prolongèrent leur opération de scellés et tout ce qui a rapport à une pareille mesure, espérant que l'on viendrait le délivrer!... Personne ne vint... et pourtant, je le répète, on l'aimait... Mais la terreur qu'inspiraient les comités était si grande, que tout disparaissait devant cette puissance. On le conduisit à la Conciergerie, où il se rencontra avec Phélippeaux, avec Lacroix, Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, etc.

Cette faiblesse qui avait précédé son arrestation disparut devant ses juges; au tribunal il fut sublime... On sait comment il se joua de ses juges. Il en vint à leur imposer une telle terreur, que le président demanda une compagnie de renfort pour assurer, disait-il, le salut du tribunal en face de cet homme qui appelait le peuple à la révolte.

Sa fin fut héroïque, et particulièrement belle dans ses derniers moments... Il dit adieu à sa femme en l'exhortant à ne pas l'oublier jusqu'au moment, ajouta-t-il, où, nous nous retrouverons!...

Cette parole fut dite par Danton; elle lui fut dictée par une conviction, une intuition positive... Pour lui, il n'y avait aucun orgueil à manifester un changement de croyance au dernier instant de sa vie... Hérault de Séchelles[13], homme parfaitement beau et dans les opinions nouvelles, avait payé de sa tête d'avoir appartenu à l'ancienne magistrature; il mourut avec Danton et Camille Desmoulins... Son courage fut à la hauteur de celui de toutes les autres victimes... Au moment de monter sur l'échafaud, il conversait paisiblement avec Danton. On vint prendre Danton pour son supplice...—Adieu, mon frère, dit-il à Hérault de Séchelles... adieu!...—et comme il voulut l'embrasser, l'exécuteur les sépara.

—C'est dignement faire ton métier, mon ami! dit Danton... mais, quoique tu fasses, tu n'empêcheras pas nos têtes de se donner un dernier baiser dans le sac[14]!...

Après la mort de ces nouvelles victimes, Robespierre crut avoir obtenu une tranquillité assurée; mais un tel homme devait toujours craindre... Il ne pouvait tuer aussi impudemment ses complices sans éveiller la méfiance de ses complices eux-mêmes. Aussi la mort de Danton et de Camille Desmoulins fit-elle une grande impression sur Tallien. Le raisonnement très-simple que Robespierre arriverait enfin à lui, devait le frapper comme une idée logique. Il fut sur ses gardes; et une fois la méfiance éveillée entre deux hommes comme Robespierre et Tallien, elle devait amener un combat dont la chute de l'un d'eux devait être le résultat. Cette pensée prépara le 9 thermidor, le danger de madame de Fontenay le décida.

Cependant Robespierre s'isola de tout le monde politique, même de ses collègues des comités, excepté Saint-Just et quelques autres... Jusque-là, il avait reçu assez souvent et donnait à dîner, soit chez lui, soit chez Rose, fameux restaurateur de ce temps, ou bien Méot ou Léda... Mais, après la mort de Danton, il devint farouche et solitaire. Une grande pensée parut sur son front: quelle était-elle? méditait-il en secret un massacre pour faire couler le sang plus rapidement?... À en juger par le feu sombre de ses regards, c'était en effet un projet bien horrible qui l'occupait.

Depuis plusieurs mois Robespierre voyait une femme qu'il faut faire connaître pour donner une idée de ce qu'était Paris à l'époque de la terreur; cette femme s'appelait Catherine Théos...

Catherine était autrefois cuisinière... Plusieurs années avant la révolution, elle prétendit (soit qu'en effet elle eût la raison attaquée), elle prétendit avoir eu des visions qui lui révélaient qu'elle était la mère de Dieu. Le résultat de ses rêveries vraies ou fausses fut de la faire mettre à la Bastille, où elle demeura six mois. Lorsque la révolution éclata, Catherine, intrigante et rusée, comprit que c'était un champ libre où devait prospérer tout ce qui était du ressort de ce qu'elle exploitait, et, renonçant à ses talents culinaires, elle prit celle de mère de Dieu. Elle rencontra alors en son chemin dom Gerle, ancien chartreux et ex-membre de l'Assemblée constituante... Mais avant lui, elle avait connu un autre homme qui résolut d'employer à son profit cette femme et ses discours, et cet homme était Robespierre.

Il était alors arrivé au point de changer enfin de système, car le sien, il le voyait, ne pouvait plus se soutenir. Il fallait enfin ramener un peu d'ordre dans toutes les parties de ce grand État qui croulait de toutes parts malgré les victoires de nos armées; qu'importe l'écorce d'un fruit quand un insecte le pique au cœur!... Robespierre parla donc à Catherine Théos, la dirigea, et dom Gerle, trompé, se crut le fils de Dieu, et prit pour bon ce que voulut être Robespierre, ce qui ne fut rien moins que le fils de l'Être suprême...

Ce fut alors que des réunions eurent lieu le soir, trois fois par semaine, chez Catherine Théos; il y eut aussi des conférences mystiques auxquelles assista Robespierre. Il voulut organiser le nouveau système religieux qu'il se proposait de donner à la France, après avoir purgé la Convention des hommes qu'il y redoutait, tels que Bourdon (de l'Oise), Tallien, etc... Mais ce fut assez secrètement d'abord et sans beaucoup d'éclat...

Tout fut donc convenu, et la fête de l'Être suprême eut lieu... Mais Robespierre manqua d'adresse ici complètement. Il ne devait présenter des idées religieuses à des hommes qui menacent de tout détruire qu'appuyé d'une force respectable et dans le cas de le défendre ainsi que ses doctrines. Aussi ses auditeurs ouvrirent-ils les yeux, et tout aussitôt des mesures furent-elles prises par une opposition qui se trouva naturellement formée dans une assemblée comme la Convention, où Robespierre était haï et redouté...

En tête de cette faction qui s'élevait lentement, mais formidable dès qu'elle prononcerait une parole accusatrice, était Vadier, membre du comité de Sûreté générale, autrefois le plus grand ami de Robespierre: mais depuis, ils s'étaient séparés et vivaient mal l'un avec l'autre... Il fut averti de ce qui se passait dans le salon de Catherine Théos, et résolut de connaître enfin la conduite de Maximilien. La place qu'occupait Vadier au comité de Sûreté générale mettait à sa discrétion tous les moyens de recherches possibles; il les employa. Un des agents du comité s'introduisit chez Catherine Théos sous le prétexte d'être reçu au nombre de ses adeptes. Il se rendit donc un soir rue de l'Estrapade, dans une assez belle et grande maison où logeait Catherine Théos... Cet agent trompa l'un des initiés, qui le présenta comme je l'ai dit plus haut. Lorsqu'il fut introduit dans l'appartement intérieur, il vit un grand et beau salon au milieu duquel étaient trois magnifiques fauteuils en velours rouge orné de franges d'or: l'un (celui du milieu) était pour la mère Théos; le second, pour le fils de l'Être suprême (Robespierre); et le troisième, pour le fils de Dieu (dom Gerle). À peine fut-il entré, qu'une autre femme presque aussi vieille que la mère du Père Éternel, entra dans la chambre. Cette femme était désignée sous le nom d'Éclaireuse.—À peine fut-elle entrée, qu'elle dit d'un ton nasillard ces paroles:

«Enfants de Dieu, préparez-vous à chanter la gloire de l'Être suprême!...»

Dom Gerle (le fils de Dieu) était assis à la gauche de la mère Théos, Robespierre était absent.

Lorsque l'aspirant eut rempli les formalités requises, Catherine Théos le fit approcher d'elle, et lui ayant ordonné de se mettre à genoux, et là, les mains dans les siennes, elle lui fit réciter la formule de réception des initiés que voici, ou plutôt le serment:

«Je jure de répandre jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour soutenir et défendre, soit l'arme à la main, soit par tous les genres de mort possibles, la cause et la gloire de l'Être suprême.»

Après ce serment, l'Éclaireuse faisait la lecture de l'Apocalypse. Elle disait:

«Les sept sceaux sont mis sur l'Évangile de la vérité; cinq sont levés. Dieu a promis à notre mère de se révéler à elle à la levée du sixième. Quand le septième se lèvera, prenez courage, en quelque lieu que vous soyiez, quelque chose que vous voyiez; la terre sera purifiée, tous les hommes mourront. Les seuls élus de la mère de Dieu ne périront pas... et ceux qui avant ce temps seront frappés d'un accident, quel qu'il soit, renaîtront pour ne plus mourir

Alors Catherine reprit les deux mains de l'aspirant dans les siennes, et lui dit en l'embrassant:

—Mon fils, je vous reçois au nombre de mes élus; vous serez immortel, si vous êtes toujours fidèle à votre serment.

L'agent du comité retourna plusieurs fois chez Catherine Théos; chaque réunion offrait un accroissement de néophytes qui devenait alarmant. L'agent suivit cette association dans ses nombreux détours; il vit Robespierre au milieu des initiés, et chaque jour Vadier put juger que son ennemi marchait de lui-même à sa perte. Enfin le moment fut trouvé favorable par lui, et la mère Théos et dom Gerle furent dénoncés et arrêtés... Aussitôt qu'ils furent pris, Robespierre courut pour faire agir son immense pouvoir; mais dès lors il put comprendre combien il avait faibli. Il ne put s'opposer à l'arrestation de la mère Théos ni de dom Gerle!...

De ce moment, Robespierre ne parut plus au comité de Salut public; il s'isola de la société de ses collègues, leur annonçant par cette retraite ce qu'ils avaient à redouter de lui... Cependant son pouvoir était encore bien grand s'il eût su l'employer. Une aventure qui lui arriva à cette époque le prouve; elle trouvera d'autant mieux sa place en ce lieu de l'ouvrage qu'elle est à elle seule l'histoire et même le tableau de ce qu'était la France à cette époque, où quelques meurtres dominaient en la décimant une grande et noble nation.

Une jeune fille, dont le père était papetier, résolut de libérer la France. Elle s'appelait Cécile Renault; elle avait vingt ans, était belle, bien élevée, et n'avait contre les tyrans aucun motif personnel de haine ni de vengeance. Mais chaque jour ses yeux étaient tristement frappés de la vue des familles qui portaient le deuil, ses oreilles douloureusement atteintes par les gémissements des victimes.

—Non, dit-elle, Dieu ne veut pas qu'une faible femme ait au cœur un si ardent désir, si sa volonté ne l'y mettait elle-même... Allons, et que sa sainte mère soit avec moi!

C'était en 1794, le 23 mai au matin; elle se leva, fit sa prière, car elle avait été élevée pieusement par une mère qu'elle avait perdue, puis elle descendit auprès de son père, lui demanda sa bénédiction, et sortit de la maison paternelle, qu'elle ne devait plus revoir.

Arrivée chez Robespierre, elle s'adresse à mademoiselle Duplaix, qui, la regardant avec une curiosité jalouse, lui répond que Robespierre n'était pas chez lui, et que même y fût-il, il n'avait pas de temps à perdre avec la première personne venue.

—S'il est sorti, j'attendrai, répond doucement la jeune fille.

—Avez-vous donc un rendez-vous de lui?

—Un rendez-vous! non. Est-ce que cela est nécessaire? N'est-il pas fonctionnaire public et le chef du Gouvernement? ne se doit-il pas à tout venant? Notre bon roi saint Louis, sous le chêne de Vincennes, rendait justice au premier paysan qui venait la lui demander.

Cette parole imprudente la perdit. Hélas! dans ces temps malheureux, il n'en fallait pas tant pour éveiller les soupçons. Elle fut arrêtée et conduite immédiatement au comité révolutionnaire, où d'abord on l'interrogea.

—Connaissez-vous Robespierre?

—Non.

—Que lui voulez-vous?

—Cela ne vous regarde pas.

—Avez-vous dit que vous regrettiez Capet?

—J'ai dit que je pleurais notre bon roi... oui, je l'ai dit, et je voudrais qu'il vécût encore. N'êtes-vous pas cinq cents rois, et tous plus insolents et despotiques que ne l'était celui que vous avez tué... Vous êtes tous des tyrans... et j'allais chez Robespierre pour voir comment était fait un tyran.

—Que portez-vous dans ce paquet?

Elle avait en effet un petit paquet sous le bras.

—Je m'attendais de toute manière à être arrêtée, et j'avais emporté du linge pour mon usage.

On ouvrit le paquet: il n'y avait, en effet, qu'un peu de linge; mais on la fouilla, et l'on trouva sur elle un grand couteau d'un usage ordinaire... Ce fut suffisant!... et l'infortunée fut condamnée ce même jour, et mourut le lendemain matin[15]. Malgré la force de son âme, il y eut un moment où son courage faillit: ce fut en voyant son père, un vieillard âgé de soixante-deux ans, aller avec elle à la mort, comme son complice... Son désespoir fut violent; et lui la consolait en lui disant: Eh quoi! ma fille, tu me plains de mourir! Mais dans un temps aussi cruel, lorsque Dieu a retiré son bras de nous, c'est un bonheur de mourir. Toute la famille de cette jeune fille, deux de ses tantes autrefois religieuses, tous ses parents, au nombre de dix-huit, périrent avec elle!... Dans ce nombre étaient huit femmes mères et filles; toutes s'embrassaient, s'exhortaient et se donnaient mutuellement de la force...

—Nous sommes heureuses de mourir ensemble! disaient-elles...

—Voyez, disait Fouquier-Tinville, la hardiesse de ces femmes, qui prennent de l'audace pour du courage!... Il faut que j'aille les voir mourir, pour voir si cette grande force se soutiendra, dussé-je pour cela me passer de dîner!...

Tels étaient les hommes qui formaient la société de Robespierre, et Fouquier-Tinville cependant avait un esprit remarquable hors de cette mer de sang où il se baignait tous les jours... Mais tous en étaient venus à cette extrémité qu'il fallait qu'eux-mêmes fussent toujours montés à ce diapason d'une extrême terreur, pour être compris de ceux à qui ils parlaient, et le délire de cette époque produisit le Père Duchesne!... Le tutoiement acheva de corrompre le beau langage, dont la tradition se conservait néanmoins encore... Le changement total des noms de chaque chose, même des noms propres, acheva l'ouvrage commencé... Insensiblement la société s'effaça en France... on en perdit jusqu'au souvenir... on ne reçut plus, et lorsque madame de Fontenay, après le 9 thermidor, voulut avoir une maison à Chaillot, à ce qu'on nommait la Chaumière, elle eut une peine extrême à la former.

Une des singularités frappantes de l'époque de la Terreur était ce contraste journalier qu'on allait voir au Tribunal révolutionnaire... Ce langage pur et même presque toujours élégant des victimes, avec les paroles grossièrement meurtrières des bourreaux, frappait vivement ceux qui allaient assister à ces horribles scènes pour surprendre quelquefois un mot ou un regard d'adieu!... Mais ce que je suis fière d'écrire, c'est que l'honneur de cette époque est tout entier aux femmes: leur courage, et leur bravoure même, je puis dire ce mot, est sans aucune comparaison au-dessus de celui des femmes de l'antiquité, même dans leurs actions les plus vantées. Je vais encore en citer un exemple.

Madame Le Callier, jeune, belle et charmante, est arrêtée et jetée dans une des prisons de Paris les plus renommées pour fournir au charnier populaire... Elle y était avec M. Boyer, qu'elle aimait et devait épouser aussitôt, disait-elle avec crainte, que nous serons hors de cet horrible lieu... Mais M. Boyer est mandé au Tribunal révolutionnaire; c'était aller à la mort: en effet, elle ne le revit plus!

Elle ne dit rien, ne pleura même pas... Mais le même jour elle écrivit à Fouquier-Tinville.

—Vous êtes tous des monstres! vous m'avez fait arrêter parce que j'aimais nos rois, disiez-vous. Eh bien! oui, je les aime, je les pleure, les appelle, et vous maudis.

Un des amis de madame Le Callier intercepta la lettre, qu'il soupçonnait être ce qu'elle était en effet, un titre de mort. Deux jours après, ne recevant pas de réponse, madame Le Callier se douta qu'on voulait la servir comme elle ne voulait pas l'être; et elle écrivit une seconde lettre semblable à la première, en prenant toutefois des mesures pour qu'elle parvînt. Le même jour, elle rassemble toutes les lettres de M. Boyer, les relit encore, y joint tout ce qu'elle tenait de lui, se fait une ceinture de toutes ses reliques, et passe le reste de la nuit en prières. Dès que le jour est venu, elle s'habille avec le plus d'élégance qu'il lui est possible de le faire, et se met à table pour déjeuner avec ses compagnons d'infortune. Au milieu du repas, on entend la cloche sinistre... Tout le monde pâlit... madame Le Callier est seule joyeuse et rassurée; elle se lève, dit adieu à ses amis, leur distribue quelques souvenirs.

—C'est moi qu'on vient chercher, dit-elle avec joie; adieu! je suis heureuse de mourir... Je ne verrai plus mon pays livré à une sanglante anarchie, et je vais rejoindre l'ami qui m'attend.

Elle coupe elle-même ses beaux cheveux, et les distribue autour d'elle à ceux qui peut-être feront le jour suivant le même legs... C'était bien elle, en effet, qu'on venait chercher. Conduite au tribunal, on lui demande si elle est l'auteur de la lettre qu'on lui montre.

—Oui, répondit-elle avec fermeté, cette lettre est de moi... Je regrette peu la vie, car vous avez fait de mon pays un vaste charnier, et vous venez de donner la mort au seul être qui pouvait m'y retenir encore!... Vive le Roi! s'écria-t-elle avec une sorte d'enthousiasme... vive le Roi! et mort à vous tous!...

Elle mourut le même jour, heureuse, comme elle le disait, de quitter cette France qui n'était plus qu'un vaste cimetière...

J'ai dit en commençant cet ouvrage, et en parlant des salons de Paris, que les femmes en France étaient l'âme de la société, et que sans elles on ne pouvait avoir ce qu'on appelle une maison. Le triste événement que je viens de rapporter me fait dire aussi qu'on devrait reconnaître que pendant cette époque de malheurs elles furent la gloire et l'honneur de cette France que des hommes sans âme déshonoraient avec impudeur... Que d'exemples peu de lignes peuvent fournir!... À Lyon, mademoiselle Delglace voit emmener son père, des cachots de cette ville, à Paris, pour y être mis à la Conciergerie, c'est-à-dire pour aller à la mort. Mademoiselle Delglace demande à monter sur la même charrette pour soigner son père; on la refuse. Faible et délicate, elle suivit la charrette à pied, ne s'en éloignant un moment que pour aller en avant lui préparer son dîner, et le soir mendier une couverture pour envelopper le vieillard dans le cachot humide où il était enfermé pendant la nuit. Arrivée à Paris, elle espéra vaincre les bourreaux, puisqu'elle avait fléchi des geôliers; en effet, ses sollicitations eurent un succès entier. Elle obtint la grâce de son père, et le reconduisait à Lyon, fière de l'avoir ainsi disputé à la mort, lorsque les fatigues qu'elle avait éprouvées réclamèrent à leur tour leur action désastreuse, et elle mourut dans les bras de celui qu'elle venait de sauver de la mort.

Mademoiselle de Sombreuil est connue et le sera toujours; son nom est celui de la plus digne et de la plus courageuse des femmes.

Voyez mademoiselle de Bérenger, qui ne veut pas demeurer sur une terre que quittent tous les siens; elle veut les suivre. Elle sait qu'il est un mot capable de faire condamner même l'enfance innocente!

—Vive le Roi! s'écrie-t-elle; et la malheureuse enfant suit toute sa famille sur l'échafaud. Elle n'avait que quatorze ans!...

Charlotte Corday, cette noble héroïne qui riva peut-être nos fers en croyant nous sauver, mais dont l'intention était grande et courageuse!... Et tant d'autres dont les noms mériteraient un panthéon digne d'elles!

Sans doute, sous le régime de la Terreur il n'y avait plus ce que nous appelons société en France; mais les éléments n'en étaient pas perdus, et certainement l'esprit est toujours actif dans un être dont l'âme est aussi noblement grande que ceux que je viens de citer. Aussi est-il une chose digne de remarque; c'est qu'à cette époque, où les hôtels étaient déserts, où les maisons étaient fermées à huit heures du soir, le seul lieu où l'on causait, où l'on riait, c'était dans les prisons du Luxembourg, des Carmes, de Saint-Lazare, là, enfin, où se trouvaient ceux qui, seuls, pouvaient et savaient causer.

SALON DE Mme DE SAINTE-AMARANTHE.

Après avoir parlé de madame de Sainte-Amaranthe et de sa fille, il faut donner quelques détails sur ces deux femmes d'autant plus intéressantes à bien connaître qu'on peut regarder leur maison comme le dernier refuge de ce qui s'appelait encore société en France.

Au moment de la Révolution, madame de Sainte-Amaranthe n'était plus une jeune femme, et depuis longtemps Paris connaissait et son nom et ses aventures. En voici un aperçu:

Madame de Sainte-Amaranthe était d'une bonne famille de Franche-Comté[16]. Élevée par une mère très-sévère qui ne s'occupait cependant pas d'elle, la jeune fille écouta un capitaine de cavalerie, jeune, beau et riche, fut enlevée ou quelque chose de semblable, et Paris vit arriver bientôt M. et madame de Sainte-Amaranthe, dans tout le premier bonheur d'une lune de miel qui ne devait même pas fournir tous ses quartiers... M. de Sainte-Amaranthe était joueur, passablement mauvais sujet, et il s'ennuya bientôt d'une femme, artiste par l'âme, et qui sentait vivement tout ce qui s'offrait à elle avec une apparence de supériorité. La pauvre enfant avait cru voir de cette manière, dans l'atmosphère qui entourait le bel officier de cavalerie; mais l'illusion fut courte et le réveil prompt. Avec la même sincérité qu'elle avait révélé le secret de son amour, elle laissa voir son désenchantement. Le mari trouva mauvais de n'être plus aimé; il s'éloigna. Il était riche[17]; mais comme il le savait et n'avait aucun jugement, ce fut bientôt comme s'il ne l'était pas, et un jour il se trouva ruiné. Il avait des enfants; mais, avec un tel homme, les liens de famille étaient nuls. Il quitta la France et passa en Espagne, où il mourut dans la misère.

C'était une singulière personne que madame de Sainte-Amaranthe: tout en elle était étrange et difficile à expliquer. Un homme[18] que je voyais journellement, et qui fut longtemps lié avec elle, m'en a si souvent parlé, que je la connais comme si moi-même j'avais fait partie de sa société intime. Cet homme racontait à ravir et peignait, surtout en parlant des gens qu'il voulait faire connaître, et les couleurs avec lesquelles il coloriait le portrait d'une femme autrefois bien-aimée avaient une teinte encore plus vive et plus naturelle.

Il est généralement reçu que madame de Sainte-Amaranthe était fort belle; ceux qui le disent ne la connaissaient pas. Elle était aussi bizarre au physique qu'au moral. Elle se levait avec un visage, une heure après elle en avait un autre: ce visage mobile, ou plutôt cette physionomie était aux ordres d'un sentiment ou d'un effet produit au hasard, ce qui rendait la chose encore plus surprenante. Sa tête était mauvaise et sans aucun raisonnement; mais son âme était noble et grande, son cœur excellent; et, à côté de mille défauts, il y avait en elle une foule de qualités qui les éclipsaient, pour ne montrer après tout qu'une femme qu'on pouvait peut-être blâmer, mais qu'il fallait aimer en même temps, et aimer avec dévouement.

Son esprit n'a jamais été constaté d'une façon positive, mais cela était indifférent; elle savait en faire trouver aux autres. C'est déjà un grand esprit que celui-là. Sa physionomie était vive, animée, flexible sous chaque impression qui la venait toucher. David, qui voulut la peindre plusieurs fois, ne put jamais y parvenir.

—Si je le pouvais en une heure! disait-il... mais l'heure d'ensuite ce n'est plus la même femme.

—Cela est si vrai, disait Sainte-Foix, que je l'ai vue quelquefois n'avoir que trente ans, vingt-cinq ans le matin, et le soir en avoir quarante.—Une telle mobilité ne se conçoit pas.

Après la mort de son mari, restant sans une fortune suffisante pour habiter Paris, elle écouta les vœux du prince de Conti. Ce fut ce qui la perdit dans le monde; l'éclat de cette liaison lui fit un tort qu'elle ne put ensuite réparer; et pourtant elle était bien plus estimable peut-être que beaucoup de femmes qui ne daignaient pas lui rendre son salut... Elle avait une fille qu'elle idolâtrait et qui était un ange de beauté et de bonté. Je ne sais si on connaît ce trait d'elle à l'âge de neuf ans:—Un pauvre ouvrier était sans ouvrage dans ce terrible hiver de 83 à 84, et mourait de froid et de faim dans un grenier, à côté de sa femme et de ses enfants. La petite Émilie apprend le fait. Sa mère était absente, et pour quelques jours l'avait confiée à une vieille parente avare qui n'aurait pas donné une obole, et l'enfant n'avait rien... Je me trompe...; elle avait un trésor, les plus beaux cheveux blond-cendré qu'on pût voir; elle l'avait entendu dire fort souvent. Elle fut chez un coiffeur, les lui vendit pour quelques écus, et fut aussitôt porter la joie dans la mansarde où la mort allait entrer sans elle... Ce trait peint à lui seul toute l'âme d'une femme. Une telle âme ne s'altère jamais.

Émilie était adorée de sa mère, et l'adorait aussi... C'était pour elle que, tout en sachant fort bien qu'elle était sa maîtresse et s'appartenait en propre, madame de Sainte-Amaranthe ne faisait usage de sa liberté que d'une manière convenable, à cause de sa fille. À la vérité, son salon était étrangement composé. On y voyait de toutes les classes de la société: diplomates, ecclésiastiques, militaires, noblesse d'épée, noblesse de robe... enfin son salon était une galerie où chacun passait, où beaucoup revenaient, parce qu'on s'y trouvait bien; et si le préjugé du monde, cette loi tyrannique, n'avait retenu beaucoup de femmes, elles y auraient été également. On jouait très-gros jeu chez madame de Sainte-Amaranthe: toutefois cette partie de l'amusement de sa maison qu'on a depuis blâmée avec tant d'acharnement, était alors une chose assez commune que la fortune et le nom pouvaient faire excuser[19], mais qui était blâmée dans une femme qui n'avait ni l'une ni l'autre.

Quoi qu'il ait été dit de madame de Sainte-Amaranthe et de madame de Sartines, je crois qu'il faut revenir sur le jugement que le monde avait porté sur elles. Des femmes qui inspirent de l'amour, cela se voit chaque jour en France, et l'on voit aussi que cela ne dure pas. Mais des amitiés saintes et prolongées, qui survivent au temps et à l'absence, voilà ce qui fait l'éloge d'une âme de femme, et madame de Sainte-Amaranthe avait de ces amis-là.

Pour blâmer une femme avec rigueur, il faut bien connaître sa vie,... l'origine de ses fautes,... leur motif... Madame de Staël disait:

—Je pardonne, parce que je comprends.

Et c'était en vieillissant qu'elle disait cela; parce qu'en effet, en vieillissant, elle apprenait à connaître la valeur des jugements du monde, et surtout leur vérité.

Au moment où la Révolution commença, en 1789, la maison de madame de Sainte-Amaranthe avait reçu un nouvel ornement: c'était sa fille Émilie. La mère était charmante dans sa vivacité, son mouvement, et cette sorte d'inconstance même dans sa personne comme dans sa pensée; elle était attrayante et plaisait plus généralement que sa fille: mais Émilie plaisait plus fortement. Que de passions profondes cette jeune fille inspira aussitôt qu'elle parut dans le monde! Entourée d'une foule admiratrice, elle fut aimée comme on aime et adore les anges...! Simple, naturelle, pensive et mélancolique, elle ne paraissait pas aimer le monde comme sa mère l'aimait... Souvent elle restait dans la partie la plus solitaire du salon, pendant qu'à l'éclat de cent bougies, autour d'une table de jeu, sa mère perdait ou gagnait des sommes énormes, occupée à une douce conversation avec Gossec, le fameux musicien, ou David, ou quelque artiste en premier renom. Jamais un mot amer ne sortit de sa bouche, et, par son rare et doux sourire, on voyait qu'elle était loin de partager cette gaieté folle qui l'entourait et qui même souvent paraissait la fatiguer.

Un mot de Gossec sur la mère et la fille peut contribuer à en donner une idée assez juste: je le trouve spirituel.

—Lorsque je vois madame de Sainte-Amaranthe, disait-il à David et à Sainte-Foix, je me sens disposé à la gaîté, je composerais une gavotte...; mais quand j'aborde Émilie, quand je vois son sourire triste et doux, son regard voilé par de si longues paupières qui semble interroger un objet inconnu... alors je me sens tout saisi de respect... il me semble que j'entends un hymne religieux.

Il paraît, d'après ce que j'ai entendu dire à M. de Sainte-Foix, M. de Narbonne et surtout le comte de Tilly[20], que rien ne pouvait être comparé au regard d'Émilie de Sainte-Amaranthe: c'était le ciel ouvert que ses yeux, lorsqu'ils s'arrêtaient sur vous, en y ajoutant une grâce charmante, une angélique douceur, des traits ravissants, une tournure et une taille de nymphe; on peut facilement croire qu'elle fût, en effet, bien aimée!...

Pour en revenir à la mère, qui était l'âme de son salon, c'était surtout le soir qu'elle était adorable, à son tour... Madame de Sainte-Amaranthe était éminemment la femme des heures nocturnes: tant que le jour éclairait Paris, elle dormait ou bien se tenait si bien enfermée qu'elle ne l'apercevait pas; ce n'était qu'au moment où les bougies s'allumaient qu'elle redevenait elle-même: alors sa tête se relevait, son regard, son sourire, s'animaient; elle était gaie, contente de vivre; sa parole montait ses esprits à elle-même en même temps qu'elle agitait les autres; M. de Champcenetz, qui allait chez elle fort souvent, l'avait nommée une machine à salon... Et la grande variété qu'elle laissait voir dans ses manières avait peut-être inspiré ce mot. Elle parlait à une femme qui entrait, disait adieu à une autre qui partait, donnait un coup d'œil gracieux à un homme tandis qu'à un autre elle envoyait un regard de mépris ou de colère, elle faisait une révérence à un duc et pair, adressait un signe à un peintre, et tout cela en même temps... C'était merveille de voir comme elle tenait le sceptre de souveraine dans son salon!... Elle y maintenait un continuel mouvement; elle aimait qu'on y parlât, mais très-haut. Elle défendait strictement les conversations à voix basse; lorsque la conversation s'établissait ainsi à voix basse, rien n'était plaisant, me racontaient les amis qui étaient toujours chez elle, comme de la voir partir de sa bergère et courir dans tous les sens, parlant à tort et à travers à ceux qui causaient à voix basse, et transformant en un instant son salon en un lieu bruyant et animé: c'était comme une fusée qui mettait le feu à un bouquet d'artifice.

Sa fille et elle ne s'entendaient sur aucun point: elles avaient souvent des discussions, mais jamais sérieuses, car elles s'aimaient tendrement et avaient même l'une pour l'autre une adoration entière et profonde; leurs caractères étaient différents comme leur genre de beauté: l'une était jolie, l'autre belle, et toutes deux plaisaient.

Tous les hommes ayant un nom, une fortune, une position dans le monde, se faisaient présenter chez madame de Sainte-Amaranthe. Les étrangers de distinction, tout ce qui arrivait à Paris allait chez elle. M. de Bourgoing, notre ministre en Espagne, vint chez madame de Sainte-Amaranthe, dans un voyage qu'il fit de Madrid à Paris; il ne connaissait encore ni la mère ni la fille. La mère, ce jour-là, était dans une de ces journées radieuses dans lesquelles elle paraissait à peine vingt ans. Il crut que madame de Sainte-Amaranthe n'était pas encore sortie de son appartement, et lui parla à elle-même comme si elle eût été sa fille... Les deux femmes rirent beaucoup..., et madame de Sartines passant un bras autour de la taille de sa mère...: Vous avez raison, monsieur, dit-elle à M. de Bourgoing; en effet, c'est une sœur pour moi...!

Et riant toujours elle embrassait sa mère, et toutes deux avaient l'air de deux jeunes filles.

Le comte Louis de Narbonne, M. de Vaudreuil, M. de Condorcet, M. de Sainte-Foix, le marquis de La Vaupalière, le marquis de Ximénès, M. de Champcenetz, M. de Jaucourt (Clair de Lune), le comte de Tilly, le prince de Larency, le prince de Rohan, l'abbé Delille, et encore des poëtes, des peintres, des sculpteurs, des artistes, tout cela formait le fond de la société de madame de Sainte-Amaranthe avant 92. Mais lorsque la tempête gronda, le salon changea d'habitants, excepté pourtant les artistes, qui furent fidèles jusqu'au jour où le tocsin sinistre tinta aussi pour eux, et les artistes seuls demeurèrent fidèles; et cette maison, jadis si brillante, devint presque silencieuse.

Mais les revers devinrent plus répétés à mesure que la Révolution marchait dans la voie. La fortune de madame de Sainte-Amaranthe, qui n'était que fort éphémère, et reposant en grande partie sur l'état lui-même qu'elle tenait, disparut entièrement en 1792. Ce fut alors cependant qu'Émilie se maria et épousa le jeune monsieur de Sartines, fils de l'ancien ministre et maître des requêtes.

Pour remplacer ce qu'elles avaient perdu, et peut-être aussi pour avoir un état apparent qui détournât l'attention des yeux de tigre des hommes du pouvoir, madame de Sainte-Amaranthe et sa fille devinrent maîtresses de pension, non pas d'une maison d'éducation, mais d'une table d'hôte enfin. Cette mesure donnait à la mère une illusion de fortune et de maison, et puis la mettait, du moins elle le croyait, à l'abri des persécutions du moment. Une autre femme aurait vécu dans la solitude; elle ne le pouvait pas... l'infortunée le paya cher!...

Tout ce qui avait échappé à l'exil, à la prison, à la fuite, à la mort, venait alors chez madame de Sainte-Amaranthe. Ce fut vers cette époque que M. de Sartines, jeune maître des requêtes, et fils de l'ancien lieutenant de police et ministre de la Marine, devint épris d'Émilie; il la demanda pour femme. Il l'avait admirée chez sa mère lorsque son air doux et mélancolique contrastait avec le mouvement de cette maison si bruyante; maintenant il la retrouvait plus belle encore de la résignation d'une existence brillante et perdue. Continuellement en crainte, et presque toujours en deuil d'amis morts sur l'échafaud permanent, Émilie semblait un ange pleurant sur des tombeaux; M. de Sartines se proposa... Madame de Sainte-Amaranthe, redoutant continuellement un malheur, n'hésita pas un moment. Émilie, interrogée seulement pour la forme, ne répondit que par le silence; on le prit pour un consentement, et elle devint la femme de M. de Sartines.

Les hommes d'alors étaient odieux à madame de Sainte-Amaranthe: elle leur préférait toute autre société; mais celle qu'elle avait toujours le plus aimée, au reste, lui était toujours restée fidèle. Les artistes étaient reconnaissants de ce qu'elle avait été pour eux dans le temps de sa prospérité; ils ont de nobles cœurs! J'ai pu admirer moi-même à quel degré les artistes supérieurs portent la reconnaissance; madame de Sainte-Amaranthe l'éprouva comme moi.

Mais elle était triste, et leur talent n'était plus invoqué.

—Lorsque j'entends chanter, les larmes me viennent aux yeux, disait-elle...

Parmi les artistes qui allaient chez elle dans les premières années de la Révolution, un surtout s'était fait distinguer parmi tous les autres: il n'avait que vingt-deux ans, il était parfaitement beau; sa voix avait un charme qui ravissait, et son jeu annonçait qu'il surpasserait et ferait oublier Clairval et Michu[21]; quant à sa naissance et à sa position sociale, elles étaient toutes deux de nature à le faire accueillir partout, et surtout dans la maison de mesdames de Sainte-Amaranthe. La mère l'avait reçu avec cette grâce qu'elle mettait toujours à recevoir les hommes remarquables ou qui annonçaient du talent, et, certes, les essais de celui-là étaient de nature à faire prévoir ce qu'il serait un jour. Reconnaissant de la bienveillance qu'on lui montrait, le jeune homme vint d'abord pour le témoigner, ensuite un sentiment plus profond l'attira dans cette maison; un seul mot l'expliquera: mademoiselle de Sainte-Amaranthe n'était pas mariée alors.

C'est une figure si suave et si belle que celle de madame de Sartines, que je ne puis me résoudre à parler d'elle sous un rapport qui pourrait ternir l'auréole qui entoure son céleste visage. Je veux donc faire comprendre que le sentiment qui unissait à elle le jeune et bel artiste était aussi pur que l'âme de celle qui éprouvait pour lui un sentiment aussi profond qu'il était tendre. Mais ni l'un ni l'autre n'avait parlé; les yeux d'Émilie, même, étaient demeurés muets devant un bonheur que devait suivre un remords. Tant qu'elle fut libre, elle garda le silence, bien certaine que sa mère n'aurait jamais consenti à ce mariage; et lorsqu'elle fut mariée, elle était encore plus empêchée, car alors le devoir de la femme lui commandait de fuir l'adultère.

Cet amour chaste et pur comme celui des anges fut donc presque ignoré; car on ne pouvait que le présumer à une émotion plus vive ressentie en entendant prononcer un nom. Oh! de telles affections sont grandes et saintes! et peut-être donnent-elles au cœur plus de joies divines qu'un sentiment sanctionné par la voix de tous. Les mystères de l'âme ont un charme inconnu à ceux qui n'ont pas aimé pour le bonheur seul d'aimer, et dont l'égoïsme du cœur se tait devant la puissance de cet amour silencieux, heureux de dire: Je l'aime!.. et non: Je suis aimé!

L'artiste déjà célèbre dont je parle venait habituellement chez madame de Sainte-Amaranthe; il avait deviné le chagrin de la mère et de la fille au moment où leur maison avait cessé d'être ce qu'elle était, et voulait leur apporter à toutes deux une consolation que leur cœur comprit... Ce fut alors que les Girondins, reconnaissant tout le charme de la maison de madame Sainte-Amaranthe, y vinrent en foule pour y jouir de cette douce causerie et des entretiens élevés qu'on y trouvait. Cette Gironde, dans laquelle étaient les esprits les plus remarquables de l'assemblée, partageait son temps entre ses devoirs parlementaires, madame Roland et madame de Sainte-Amaranthe; insensiblement les hommes mal pensants s'éloignèrent d'eux-mêmes, et les artistes et les Girondins demeurèrent, avec quelques anciens et nobles amis qui avaient échappé au couteau révolutionnaire, les seuls commensaux de la maison de madame de Sainte-Amaranthe... le génie sous toutes les formes y ralluma de nouveau son flambeau.

Cependant tous les artistes n'étaient pas demeurés chez madame de Sainte-Amaranthe; quelques-uns en avaient été éloignés par elle-même: de ce nombre était David.

—Pour vous-même, lui avait-elle dit, il y a ici trop de gens qui vous blâment.

—J'ai fait mon devoir, répondit David.

—Ne me parlez pas ainsi, voyez-vous! Votre devoir!... tenez, laissez-moi! n'insistez pas sur la continuation de nos relations, elles ne nous conviendraient plus.

Madame de Sainte-Amaranthe voulait parler non-seulement de la mort du Roi et du vote de David[22], mais des deux tableaux qu'il avait faits depuis ce moment, l'un pour Lepelletier de Saint-Fargeau, l'autre pour Marat.

Lorsque le procès du Roi fut terminé et qu'on dut procéder aux votes, plusieurs membres de la Convention reçurent des avis pour ne pas voter, et cela avec menaces; Lepelletier reçut deux lettres, dont l'une était anonyme, et l'autre signée du nom d'un garde-du-corps du Roi appelé Paris. Dédaignant les avertissements donnés, Lepelletier vota la mort... Le lendemain, se trouvant chez Février, restaurateur au Palais-Royal, il y rencontra Paris.

—Je t'avais averti, lui dit ce dernier, en lui plongeant un couteau dans le cœur!...

Lepelletier tomba mort.

David fit un tableau sur cet événement; il aimait Lepelletier, et voulut consacrer ce qu'il appelait son martyre. Il fit un grand tableau représentant Lepelletier étendu sur son lit mortuaire; au-dessus de sa tête, on voyait un sabre suspendu par un cheveu et traversant un papier sur lequel est écrit:

Je vote pour la mort du tyran.

En haut du portrait est placée l'inscription suivante,

L'an 1793, 2e de la République,
À Michel Lepelletier,
Assassiné pour avoir voté la mort du tyran,
L.-J. David, son collègue.

Quelques mois après, la France gémissait sous la plus épouvantable faction que les troubles politiques aient jamais fait éclore. Quelques victimes crièrent au secours; leur cri de détresse fut entendu par une noble femme. Elle apprit en même temps que Marat avait dit:

—Le mal du système actuel, c'est qu'il est trop doux. Il faut que le sang coule... non par gouttes, mais à TORRENTS.

—Voilà celui que je dois frapper, se dit-elle!

Et Charlotte Corday arrive à Paris le 12 juillet 1793. Le lendemain, Marat n'existait plus, et nos fers étaient rivés encore plus fortement, car les décemvirs qui décimaient la France vengèrent sa mort sur des innocents. À l'occasion de la mort de Marat, il vint une députation conduite par Guirault, qui s'écria en entrant dans la Convention:

—Où es-tu, David? tu as transmis à la postérité l'image de Lepelletier mourant pour la patrie... Il te reste encore un tableau à faire!...

—Je le ferai! s'écrie à son tour David d'une voix tremblante d'émotion...

Et ces deux hommes s'embrassent en pleurant!.. Ils auraient pu faire croire, en vérité, si l'histoire n'avait pas été , que Marat était le premier citoyen de la France!...

Il fit donc ce tableau dont j'ai vu l'esquisse[23], et le fit effrayant de vérité. Le monstre est mourant dans sa baignoire, pâle, livide, coiffé d'un mouchoir!.. il était hideux.

Cette volonté de faire servir son talent à représenter, à perpétuer le souvenir des horreurs de l'époque, paraissait coupable plus que tout le reste à madame de Sainte-Amaranthe: elle le témoigna à David; quant à Émilie, cet homme lui avait toujours été odieux. Le jour où il revint chez sa mère, elle tressaillit en le voyant; David s'aperçut de ce mouvement...—Vous devriez venir voir mon dernier ouvrage, dit-il à madame de Sartines, en s'approchant d'elle... il est assez héroïque pour plaire à une femme comme vous!.. Voulez-vous le voir?...

Émilie demanda en frémissant quel était le sujet?

—Il est touchant, répondit David.

Et il lui raconta qu'un jeune enfant âgé de douze ans, Joseph Barra, natif du village de Palaiseau, appartenant à une pauvre famille, s'engagea comme tambour afin de soulager sa pauvre mère... il partit pour la sanglante guerre de la Vendée... Un jour, il fut entouré par les troupes vendéennes.

—Rends-toi, lui dit-on, et crie vive Louis XVII!—Vive la République! s'écrie l'héroïque enfant, tandis que vingt baïonnettes étaient croisées sur sa poitrine... Au même instant il tomba mort... Cependant il eut le temps de presser sur son cœur sa cocarde tricolore.

C'était ce moment que David avait représenté. Émilie le remercia, en lui promettant d'aller visiter son atelier lorsqu'il aurait des sujets plus gais: car, ajouta-t-elle en souriant, nous n'avons sous les yeux que de tristes images; pourquoi les multiplier encore?

David sortit de cette maison avec un sentiment pénible: on l'avait presque humilié... Il n'était pas aussi méchant qu'on le dépeint sans doute; cependant il l'était assez pour effrayer ceux qu'il pouvait vouloir perdre... Ce n'était pas son intention de nuire aux dames de Sainte-Amaranthe; mais, sans le vouloir, il parla d'elles dans un sens malveillant. Saint-Just et Robespierre le questionnèrent: il raconta l'intérieur de cette maison, l'accueil fait toujours de préférence aux nobles et aux gens d'autrefois, et tout récemment à la Gironde tout entière.

—J'y ai dîné, leur dit-il, avec Guadet, Gensonné, Boyer-Fonfrède, Valazé, et cinq ou six autres.

Robespierre fronça le sourcil... Dès ce moment, la maison de madame de Sainte-Amaranthe fut entourée d'une triple surveillance.

La Gironde mourut... En perdant ses nouveaux amis, madame de Sainte-Amaranthe fut désespérée!... l'inertie de la nation lui parut criminelle.

—Oh! que n'avons-nous encore des Charlotte Corday! s'écriait-elle.

Un jour, David revint chez elle.

—Je viens vous avertir, comme ami, lui dit-il. Prenez garde aux hommes que vous recevez: Robespierre m'a chargé de vous parler de cela.

—Eh! grand Dieu! demanda madame de Sainte-Amaranthe, comment des personnes aussi obscures que nous le sommes peuvent-elles marquer devant le chef du pouvoir?... Je ne vois que peu de monde, j'en verrai encore moins.

On allait peu au spectacle; les théâtres étaient devenus des lieux indignes de recevoir une femme qui se respectait encore... Émilie était un jour à l'Opéra-Comique: heureuse d'oublier un moment ses douleurs, la charmante créature était belle comme une de ces péris radieuses que nous offrent nos rêves.

—Quelle belle personne, dit Robespierre à Saint-Just...

—C'est mademoiselle de Sainte-Amaranthe.

—En vérité! je ne l'aurais pas reconnue... elle est ravissante!...

—Oui, elle est belle, répondit d'un ton sombre le farouche ami de Maximilien...; mais elle et sa mère sont traîtres à la République.

Robespierre leva les épaules.

—Tu ne veux pas le croire? eh bien! mets auprès d'elle un ou deux espions, et tu verras.

—Ce que je veux bien voir, je n'en charge que moi, dit Maximilien...; j'irai chez madame de Sainte-Amaranthe.

En effet, il y vint avec saint-Just, Legendre, Barrère, et plusieurs autres...; ils crurent que la maison de madame de Sainte-Amaranthe était une succursale de Coblentz, où ils allaient trouver un foyer de conspiration; mais la maison était une sorte de bazar où chacun entrait et sortait sans laisser de trace. Il fallait étudier cet intérieur...: ce fut en effet Robespierre qui s'en chargea.

C'est alors qu'il devint amoureux d'Émilie... Il était d'abord venu dans des intentions sinistres; mais, attaché par cette amabilité enchanteresse de la mère, ébloui, touché des grâces et de la beauté de madame de Sartines, il résolut, avant tout, d'exercer sur elle un autre empire que celui de la terreur.

Robespierre, lorsqu'il le voulait, savait prendre un ton parfait, des manières de gentilhomme, et ne rappelait en rien sa sanglante renommée.—Il faisait des vers pour Émilie[24]; il chantait des romances qui signifiaient ce qu'il ne voulait pas encore dire..., il envoyait des bouquets... C'était une idylle tout entière que la conduite de Robespierre.

—Que me veut cet homme? disait Émilie à cet artiste; que me veut-il?... Il me fait mal, lorsque son œil rouge et enflammé s'arrête sur moi!...

Et, en parlant ainsi, son regard d'ange dévoilait de douces et suaves pensées à celui dont l'amour l'adorait en silence.

Le parti de Robespierre fut alarmé de cet amour pour une femme née leur ennemie... Leur ennemie!... la douce créature ne savait pas haïr même les méchants. Mais ce n'étaient pas des hommes tels que Saint-Just et Henriot qui pouvaient comprendre une telle âme. Bientôt des paroles moqueuses furent dites à Robespierre: on lui reprocha de soupirer, de faire des madrigaux, et de n'avoir encore rien obtenu. Le tigre pouvait sommeiller, mais il vivait toujours!... En écoutant les railleries de Saint-Just, il sourit avec une expression qui annonçait le malheur de deux femmes innocentes.

Une des prétentions de Robespierre, car il en avait beaucoup, était d'être aimé, et de l'être par le seul effet de son regard; il lui croyait la puissance magnétique d'attirer à lui irrésistiblement... Une autre de ses faiblesses était que son triomphe fût connu.

Émilie, tremblante pour sa mère, son frère, son mari et sa belle-sœur, flattait le tigre, espérant ainsi le museler... Pauvre enfant!... Maximilien ne vit dans la douceur de son sourire, la suavité de son regard, que le sentiment qu'il crut lui inspirer... Il en fut heureux, et il le laissa voir à plus d'un de ses amis. Mais ce n'était pas tout: il fallait célébrer ce triomphe, et une fête fut ordonnée à Maisons (non pas le même que celui de M. Laffitte), près de Charenton dans un lieu charmant qu'il avait fait arranger, et qui servait en de semblables occasions...

Il paraît certain que Maximilien aimait madame de Sartines...; il était pour elle comme il ne fut pour aucune autre femme dans cette journée passée à la campagne... Quand il y a de l'amour dans le cœur, il y a de la confiance même chez le plus scélérat. Robespierre, en étant auprès d'Émilie, qui, tremblant constamment pour les siens, n'osait jamais le repousser, se laissa aller plus loin que la prudence ne le permettait. Il parla d'abord d'amour...; ensuite, voulant éblouir, il parla de la haute position à laquelle il touchait...; il dit son secret enfin, et celui de son parti.

Le lendemain, un de ses fidèles fut le trouver: Robespierre était sombre; il savait que les excès, quelque faibles qu'ils fussent, lui étaient nuisibles, et s'y livrer était donc une faute selon lui; mais il ignorait encore jusqu'où elle avait été.

—Maximilien, lui dit l'ami, as-tu le souvenir de ce que tu as fait cette nuit?

ROBESPIERRE.

Il est inutile de me le rappeler: ma tempérance est assez connue. Si je me suis oublié, cela m'arrive trop rarement pour que l'on m'en fasse un reproche.

SAINT-JUST.

Et si cet excès avait une suite funeste, non-seulement pour toi, mais pour tes amis?

ROBESPIERRE.

Que veux-tu dire?...

SAINT-JUST.

Qu'hier tu t'es oublié...; tu as parlé, et tu nous exposes aux plus grands périls.

ROBESPIERRE.

Mais..., nous étions seuls!

SAINT-JUST.

Seuls!... et ces femmes?

ROBESPIERRE.

Ces femmes?... mais elles m'aiment, ces femmes; que puis-je craindre d'elles?...

SAINT-JUST.

Maximilien, Henriot et moi, nous t'avons toujours retenu sur le bord de cet abîme, où ton entêtement vient de te faire tomber... Dans ton indiscrétion, tu as laissé entendre des noms qui compromettent d'autres têtes avec la tienne... Si tu étais seul, tu serais libre; mais d'autres marchent dans ta voie, et ceux-là agiront à la fois et pour eux et pour toi... Il faut prendre un parti.

ROBESPIERRE, fort pâle.

Que faut-il faire?

SAINT-JUST.

Envoyer ces femmes à la mort.

ROBESPIERRE.

Y penses-tu?...

SAINT-JUST.

C'est le seul moyen de nous conserver; songes-y?

ROBESPIERRE, tombant sur une chaise.

Non..., je ne le veux pas!

SAINT-JUST.

Je t'ai dit que tu n'agiras en toute cette affaire que sous la direction de ceux que tu as compromis... Songe à cela, Maximilien!

Robespierre n'était qu'une figure visible du grand principe que les terroristes de 93 mettaient en avant. Dans sa renommée, rien ne venait de lui; sa force était empruntée; il ne pouvait rien par lui-même.

Trois jours après cette malheureuse fête de Maisons, madame de Sainte-Amaranthe fut arrêtée dans sa maison, avec madame et M. de Sartines, son jeune fils, et la sœur de M. de Sartines.

Une heure avant l'arrivée de la force armée, elles avaient reçu une lettre[25] sans signature, dit-on, qui leur recommandait de fuir promptement.... Elles s'y disposaient lorsqu'elles furent arrêtées.

Madame de Sainte-Amaranthe fut ordinaire comme courage; tout le monde en avait alors; mais Émilie fut sublime. Calme, résignée, conservant cette liberté d'esprit qui indique le vrai courage, elle fit rougir plus d'une fois ces monstres bourreaux, qui ne rougissaient jamais.

Il était difficile de condamner deux femmes dont la vie était aussi inoffensive... Le prétexte fut bientôt trouvé. Elles furent condamnées comme complices d'Admiral, assassin de Collot-d'Herbois... Madame de Sartines sourit avec mépris en écoutant ses juges.

—Pourquoi mentir? leur dit-elle. Il fallait dire en nous condamnant pourquoi vous prenez nos têtes... votre iniquité en serait moins vile.

Et se tournant vers sa mère, elle lui parla avec calme et tendresse pour la fortifier.

C'est la preuve d'une haute supériorité qu'un courage de sang-froid comme celui de madame de Sartines..., surtout lorsque la vie bouillonne dans vos veines, que vous avez encore tant d'années devant vous à parcourir, et que vous vous voyez ainsi retranché brusquement des vivants. Alors, quand nous voyons une vive énergie sans ostentation, nous devons nous incliner devant elle; et lorsque c'est une femme jeune et belle qui agit ainsi, nous devons ajouter à notre respect une vive et profonde admiration.

Madame de Sartines coupa elle-même ses cheveux, et les partagea en plusieurs lots qu'elle chargea le concierge de la Conciergerie de remettre aux personnes qu'elle lui désigna. Sa mère était abattue... Émilie fut à elle, et l'embrassant avec son jeune frère: Ma mère, lui dit madame de Sartines..., comme nous sommes heureux! nous mourrons avec toi!

Lorsqu'on leur apporta les robes rouges qu'elles devaient revêtir pour aller à la mort, madame de Sainte-Amaranthe repoussa d'abord la sienne, et retomba pâle et sans force sur sa chaise. Madame de Sartines fut encore pour elle un ange consolateur, et fortifiant sa faiblesse, donnant elle-même l'exemple, elle vint ensuite se montrer à sa mère, comme pour lui dire:

—Aurai-je plus de courage que ma mère?

Mais lorsque les victimes furent dans le fatal tombereau, madame de Sainte-Amaranthe reprit sa présence d'esprit; elle causa avec sa fille, encouragea son fils et son gendre, et ces infortunés bravèrent ainsi jusque dans la mort ceux qui les assassinaient.

Tout à coup madame de Sartines, qui parlait avec la gravité que demandait le moment, mais avec une entière présence d'esprit, s'arrêta au milieu d'une phrase; son front pâle reçoit une teinte encore plus blanche, son œil se voile...; une larme est suspendue à sa longue paupière; sa bouche se resserre convulsivement... Ah! c'est que, parmi cette foule oiseuse qui vient voir mourir deux pauvres femmes portant la chemise rouge, parmi cette foule cruelle, son œil a rencontré celui d'un être dont le regard a fait battre son cœur plus rapidement... elle cherche encore celui du malheureux qui est venu demander un dernier signe d'amour à celle qui va mourir!... Une douce reconnaissance émeut le cœur d'Émilie en remarquant la physionomie bouleversée de cet ami qu'elle ne doit plus revoir, et que pourtant elle aimait tant!... À cette pensée, sa tête se penche sur sa poitrine... ses yeux se ferment..., elle croit mourir avant de toucher l'échafaud...! L'échafaud...! ce mot évoqué par elle-même la fait tressaillir...; mais ce n'est pas pour elle...! quel spectacle pour le malheureux...! Émilie relève sa tête avec force...; son beau regard se promène sur cette foule avide...; elle cherche de nouveau un visage aimé...; elle a retrouvé son œil chargé de pleurs attaché sur elle... Une dernière fois attachant, appuyant son regard sur le sien, elle lui révèle, POUR LA PREMIÈRE FOIS, tous les trésors d'affection que contenait son cœur; puis, rassemblant toutes ses forces, elle le supplie, par la puissance de ce même regard, de fuir cette scène d'horreur et de deuil... D'abord, son ami ne put lui obéir...; il suivait machinalement cette charrette où sa vie était attachée... Tout à coup un cri sourd fut entendu.... Émilie ouvrit les yeux...; elle tressaillit... car elle approchait en ce moment de l'échafaud!... Mais ce n'était pas elle qui avait crié....

BAL DES VICTIMES.
(JANVIER 1795.)

Tout est de l'histoire chez un peuple comme nous... Nous sommes légers dans ce qui est sérieux, sérieux dans ce qui est léger; et tout cela avec un aplomb parfait. Je ne veux pas, en avançant cette opinion, soutenir une thèse défavorable à la nation française. Je dis seulement qu'elle est légère et peu réfléchie dans les grandes choses. Les infortunes les plus terribles ne laissent pas de souvenirs dès qu'elles sont éloignées, même avec les deuils les plus profonds. Cela est heureux, dira-t-on vulgairement: peut-être. Je ne crois pas que le bonheur consiste à oublier.—Il est des peines dont il faut même que le souvenir demeure comme leçon, ou même comme point de ressemblance.—En quoi que ce soit en ce monde, tout est préférable à l'oubli... L'oubli est une mort morale de l'âme et du cœur... L'oubli annonce l'absence de toute affection douce... Celui qui oublie, enfin, est un être à part dans la création, car, s'il n'a pas de souvenirs, il n'a pas d'espérances, il n'a pas de craintes; et toute la vie pourtant ne se compose que de ces continuelles péripéties. C'est par elles que notre existence est animée; c'est par elles enfin que nous sortons de l'apathie et du néant, et que nous vivons.

Ce fut surtout au moment où la France échappa à ce massacre général dont quelques monstres l'avaient menacée, que cet oubli de toutes choses dont j'ai parlé fut frappant; à peine respirait-on! à peine était-on rassuré sur sa vie et celle des siens, qu'oubliant l'état dans lequel était encore Paris après 1794, les femmes et les hommes de tous les âges et de toutes les conditions, fatigués de larmes et de souffrances, ennuyés d'une aussi longue privation de tous plaisirs, firent un appel à toutes les joies, à tous les plaisirs. Mais un obstacle renaissait sans cesse pour s'opposer à ces joyeux desseins; on voulait rire, mais on n'osait pas; on oubliait le danger passé parce qu'il rappelait à beaucoup de gens qu'ils devraient être encore en deuil, mais on voulait bien se le rappeler pour laisser éveiller une crainte personnelle. Aucune personne de la société ayant un nom, une fortune, une position, ne voulait recevoir ni ouvrir sa maison; il y avait un reste de terreur qui parfois se soulevait encore et faisait trembler les faibles... Ah! c'est qu'on avait été si malheureux, qu'il était bien permis de craindre!... Si je me plains, c'est qu'on ne craignait pas assez.

Il en est de la patrie comme de la famille dans beaucoup de circonstances; on est solidaire pour plusieurs choses, et sur ces choses on se tait; mais il en est d'autres tellement connues qu'il vaut mieux les expliquer que de les tenir sous le silence. De ce nombre est la légèreté qu'on nous a reprochée après 1793. Sans doute elle fut coupable, toutefois sa source ne fut pas dans un sentiment cruel. Nous sommes bons, et cette qualité est une de celles dont nous pouvons être fiers. Mais nous sommes légers; nous le sommes au point de rire de notre supplice à nous-même; et lorsque M. de Champcenetz disait au Tribunal révolutionnaire, en écoutant sa condamnation: Je demande si c'est ici comme à la garde nationale... et si l'on peut se faire remplacer pour vingt-quatre heures seulement? le mot eût été atroce dit sur un autre; mais pour celui qui allait mourir, il est rempli de courage, car il annonce de la présence d'esprit.

Non, c'est une injustice d'attribuer à un mauvais sentiment cette extrême légèreté dont nous fîmes une si éclatante démonstration en 95. Elle n'en est pas moins blâmable; mais l'origine n'a rien de ce qui, surtout dans des femmes, est toujours révoltant et repoussant même.... la cruauté.—Nous sommes légers. Nous sommes comme le peuple du Pirée. Nous avons besoin d'un changement de situation, et, lorsque cette situation est passée, il nous faut en quoi que ce soit plaisanter sur elle.

Cela ne m'empêche pas d'être fière de ma nation. Nous n'avons rien de caché, au moins. On peut nous juger sur nos actions; et lorsqu'on aura dit que nous sommes légers, on aura dit à peu près tout le mal qu'on peut dire de nous.

Lorsqu'il fut reconnu qu'il n'y aurait pas encore de longtemps de maisons particulières où l'on recevrait, alors les jeunes gens les plus à la mode parmi les incroyables, les femmes les plus élégantes parmi les merveilleuses, décidèrent qu'on danserait dans des bals publics, où toute la bonne compagnie allant en masse, elle ne serait pas exposée à rencontrer des personnes étrangères à elle. La chose arrêtée, on choisit un local; le premier fut l'hôtel de Richelieu, au bout de la rue Louis-le-Grand: on l'appela par cette raison le bal Richelieu. Plus tard, on prit l'hôtel de Thélusson[26], rue de Provence, et le bal reçut également le nom de bal Thélusson.

Mais ce fut le premier qui reçut une seconde dénomination bien étrange! on l'appela le bal des Victimes!... et voici l'origine de ce nom.

Au moment où la France en deuil se voyait décimer chaque jour, la plupart des femmes en prison, voulant sauver le trésor de leur chevelure pour le léguer à ceux qu'elles aimaient, avaient pris le parti de les couper elles-mêmes... avant même que le bourreau n'y eût un droit... Lorsqu'elles sortirent de prison ensuite, ces jeunes femmes, elles se trouvèrent avec des cheveux courts, et la première d'elles toutes était madame Tallien. Comme elle était parfaitement belle, et que cette coiffure lui allait bien, elle la garda. Mais ce fut autre chose avec des femmes qui n'avaient pour elles que des cheveux coupés...

On trouva un moyen terme: ce fut d'en faire une mode générale. On appela cela galamment une coiffure à la victime!... mais où ce mot devint choquant, ce fut au bal de Richelieu.

Deux mères que je ne nommerai pas, car elles existent toutes deux, avaient leurs deux enfants avec elles à ce bal; l'une était une fille, l'autre un fils: la fille avait treize ans, et le garçon de quinze à seize. Ces deux dames se rencontrèrent au bal de Richelieu pour la première fois depuis la Révolution; la dernière fois qu'elles s'étaient vues, c'était aux Tuileries, en 1791. L'une de ces dames avait émigré: son mari n'avait pas voulu la suivre, et le malheureux avait payé son obstination de sa tête. C'était le père du jeune homme. Celui de la jeune fille était mort à Quiberon.

L'orchestre venait de jouer les premières mesures d'une contredanse, lorsque la jeune fille, qu'on appelait Adèle, fut engagée par un jeune homme inconnu. Avant de répondre, elle tourna les yeux vers sa mère pour lui en demander la permission; mais au lieu de répondre par une acceptation, la mère de la jeune fille dit au jeune homme:—Je suis bien fâchée, monsieur, ma fille est engagée.

Le jeune homme se retira avec regret, car la jeune fille était alors fort jolie.

—Mais, maman, dit-elle à sa mère, pourquoi avoir répondu que j'étais engagée? je ne le suis point du tout.

—Je le sais bien, ma fille; un peu de patience.

Et, se penchant alors vers son ancienne amie de l'Œil-de-Bœuf...

—Ernest est-il engagé? lui demanda-t-elle.

—Non...; pourquoi?... je crois qu'il n'aime pas beaucoup la danse...

—Croyez-vous qu'il voudra bien danser avec ma fille?

—Vraiment, reprit l'amie, je le crois bien... Ernest..., engagez mademoiselle de ***.

Monsieur Ernest ne se le fit pas répéter deux fois; et, saisissant la main de mademoiselle de ***, il l'entraîna dans la contredanse, où précisément il manquait un couple.

—Ne voyez-vous pas pourquoi j'ai fait danser ces deux jeunes gens ensemble? demanda madame de *** à l'amie de l'Œil-de-Bœuf.

—Non...; pourquoi cela? parce qu'ils sont tous deux très-gentils peut-être?

—Ce n'est pas cela: c'est que leurs pères sont morts tous deux pour le Roi; et je trouve que jamais une jeune fille orpheline du fait de ces cannibales ne devrait danser qu'avec le fils d'un martyr comme son père.

—Ah! que c'est merveilleusement trouvé! s'écria l'amie...; c'est une idée qu'il faut faire courir... Hélas! nous ne sommes que trop ici ayant perdu des parents aussi tragiquement... Venez, prenez mon bras, nous allons prêcher votre invention.

Le croira-t-on? à peine cette volonté si étrange fut-elle connue, que les malheureux enfants qui avaient des droits à cette affreuse distinction furent classés, et la contredanse qui suivit ne fut composée qu'ainsi que l'avait désiré madame de ***.

Le bal suivant, la chose avait fait des progrès: elle avait été revue et corrigée, et elle était en exercice fort activement. Je l'ai vue.—J'ai vu danser la contredanse des Victimes, et cela, sans que les mères eussent un moment la pensée qu'elles faisaient une chose extraordinaire selon les lois du cœur et celles du monde: car ces femmes étaient bonnes; et l'une d'elles est même PARFAITEMENT bonne, et, certes, elles savaient bien vivre. Quant aux enfants, il est inutile de dire qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient.

J'ai longtemps été frappée, quoique bien jeune à cette époque, de cette manière d'établir et prouver des regrets.

La chose se soutint. Il y a plus: lorsqu'elle devint publique, plusieurs personnes qui ne s'étaient pas abonnées, mais qui étaient pourtant dans les conditions voulues, firent prendre des abonnements. On annonçait que le père, le frère, l'oncle, la mère ou la tante enfin, avaient été victimes de la Révolution, et l'admission dans le cercle intime avait lieu aussitôt. On avait soin même de former la contredanse de cette manière: on mettait ensemble les orphelins les plus élevés en infortune, et celui qui n'était mort qu'en prison ne trouvait pas dans cette nouvelle loi assez de protection pour que son fils ou sa fille eût une première place. Ce n'était pourtant pas la faute du père ou de la mère s'ils n'étaient morts qu'en prison!

J'ai vu madame de Staël bien étrangement courroucée de ce bal des Victimes et de cette coiffure à la Victime dont la forme rappelait cette horrible mesure précédant l'exécution, et cet assemblage de la fille et d'un fils de deux martyrs dans un bal, au milieu des chants de joie, des éclats de la folie!... En vérité, celui qui aurait vu de pareilles choses, et qui aurait été témoin de plusieurs jours de notre Révolution, l'étranger qui aurait assisté à de pareilles saturnales, pourrait dire que notre nation est une méchante nation, et certes il n'en est rien.

Ce bal des Victimes était, malgré ce que je viens de dire, un fort beau bal, mais avec le grand inconvénient d'une fête donnée sans maîtresse de maison. Il y avait du froid, et pourtant on devait craindre la licence dans un lieu où nul frein n'était apporté pour réprimer un excès.

C'est à cette même époque du bal des Victimes que madame Tallien était dans le plus beau moment de ses triomphes; la rare perfection de sa personne avait reçu un complément tellement parfait, qu'en vérité, une femme aussi belle est une merveille de la création que Dieu doit rarement donner à la terre. C'était elle qui protégeait aussi la coiffure à la Victime, parce qu'elle lui seyait miraculeusement. Quant à la contredanse, elle ne s'en mêlait pas: je ne l'ai jamais vue danser. Et pourtant si elle était grande, elle ne l'était pas trop pour danser; et, au moment où je parle, elle était svelte comme une biche et parfaitement élégante. Une seule fois je lui vis danser une anglaise, ou plutôt la marcher... Chez elle, à la chaumière de Chaillot, elle recevait du monde, mais sans donner de bals. On y jouait très-gros jeu, on y soupait, on dînait, et voilà comment la vie se passait.

Quant au bal Thélusson, il était bien composé aussi, mais moins bien pourtant que le bal Richelieu. J'ai vu dans ce dernier une foule de noms qui seraient aujourd'hui sur la liste de la personne la plus difficile de Paris; tandis qu'au bal Thélusson ils étaient plus rares, et d'autres plus abondants. Mais un bouleversement bien sensible pour nous, qui aimons tant nos plaisirs, était celui qui avait eu lieu dans le Théâtre-Français; ce théâtre était tout à fait détruit: la moitié des acteurs avaient été enfermés, les hommes à Picpus et aux Madelonnettes, et les femmes aux Anglaises et à Sainte-Pélagie... Les hommes étaient: Fleury, Dazincourt, Saint-Prix, Larochelle, Champville, Dupont; les femmes: mademoiselle Raucourt, mademoiselle Contat (l'aînée), mademoiselle Contat (la cadette), mademoiselle Lange, mademoiselle Devienne, et quelques autres encore; toute la comédie enfin, car mademoiselle Mars n'était pas alors ce que nous avons depuis trouvé en elle, un diamant sans prix.

C'était une chose remarquable que plusieurs de ces comédiens que je viens de citer...: mademoiselle Raucourt, mademoiselle Contat (l'aînée), mademoiselle Lange, mademoiselle Devienne... Oh! celle-là, quelle adorable actrice! quel cœur d'or en même temps, mais quel talent!... Ah! qu'on est triste, lorsque le souvenir des bonnes soirées qu'on passait à la Comédie-Française vient vous traverser la pensée au milieu d'une représentation comme une certaine à laquelle j'ai assisté il n'y a pas longtemps; c'était une comédie... je ne veux nommer ni la pièce ni les acteurs, mais c'était bien mauvais. Il n'y a plus maintenant que Firmin, Ligier et Monrose. Qu'est-ce que le reste[27]?... qu'est-ce que... mais silence.

La Comédie-Française fut enfin délivrée; ce furent, quoi qu'en disent de certains livres fort bien écrits, mais très-infidèles, deux camarades en querelle avec eux qui les firent sortir de prison et s'exposèrent à la mort: ce fut Talma, aidé de Dugazon.

La biographie de quelques-unes de ces personnes intéressera peut-être, étant surtout fort exacte et fidèle pour ce qu'elle rapporte des événements de l'époque.

Mademoiselle Raucourt[28] était une personne d'une beauté achevée. Née en 1750 à Nancy, elle avait quarante-trois ans lorsqu'elle fut arrêtée, et elle était encore belle à étonner à ce moment. Sa beauté avait fait son premier succès. Naturellement très-forte, le timbre de sa voix s'en était ressenti, et il était souvent rauque et dur; sa diction était juste, mais ses intonations ne l'étaient pas toujours. Elle avait reçu une bonne éducation, et voulut suivre la carrière du théâtre: à dix-sept ans elle quitta Nancy, et alla débuter à Pétersbourg; à vingt-deux ans elle revint à Paris, et débuta dans les rôles de Didon, Émilie, Idamé, etc. Jamais une plus belle femme n'avait paru sur le théâtre: elle excita une admiration folle et passionnée; on payait une place de parterre UN LOUIS, somme énorme pour ce temps-là. Elle eut une vogue qu'aucune actrice n'a vu se renouveler depuis. Les présents les plus riches, les cadeaux les plus ingénieux, les dons les plus rares, lui furent prodigués. Madame Dubarry lui donna un jour, à Versailles, après une représentation où elle avait joué Mérope avec une grande perfection, un collier de diamants, estimé 10,000 francs.

—Soyez sage surtout, lui dit madame Dubarry.

Louis XV vivait toujours!...—La reine Marie-Antoinette la protégea, et mademoiselle Raucourt se dévoua à elle avec un profond sentiment de respectueuse tendresse. Proscrite en 93 avec ses camarades, libre ensuite avec eux, elle fut encore persécutée par le Directoire; mais, au 18 brumaire, elle fut protégée par Napoléon, qui lui fit une forte pension sur sa cassette et lui donna la direction du théâtre français en Italie. L'un des rôles qu'elle jouait le mieux était Médée; ensuite la Cléopâtre de Rodogune; Léontine dans Héraclius. Dans ces rôles-là, elle était parfaite.

En 1776, il lui arriva une singulière aventure qu'elle ne voulut jamais expliquer; elle disparut tout à coup, et reparut ensuite en 1779, sans que la cause de cette retraite ait été bien connue[29].

Chénier, qui n'aimait pas beaucoup de monde, n'aimait pas du tout mademoiselle Raucourt; il fit contre elle un quatrain fort méchant, et plus méchant que spirituel... il fut fait après une représentation de Phèdre.

Ô Phèdre, en tes amours que de vérité brille!
Oui, de Pasiphaé je reconnais la fille,
Les fureurs de ta mère et son tempérament,
Et l'organe de son amant.

Elle fut tout entière excellente dans plusieurs rôles qui lui furent donnés et qu'elle créa. C'était une femme d'un grand et beau talent. Mademoiselle Georges est son élève, et on le voit bien[30].

Je ne sais pas si l'on connaît l'origine de mademoiselle Contat. Elle s'appelait Louise Perrin, et sa mère était blanchisseuse établie dans le faubourg Saint-Germain. Cette femme blanchissait madame Préville et madame Molé (l'auteur de Misanthropie et Repentir). En la voyant si jolie, en examinant ses yeux, cette bouche de rose, ces dents perlées, ce nez si mignon et si spirituel, des mains aux doigts effilés, malgré son état rude et grossier; quand ces deux femmes, dont l'une habile et plus qu'habile même dans son art, démêlèrent tout l'avenir de mademoiselle Contat dans un de ses sourires, elles décidèrent que la petite Louise serait une grande actrice, et certes leur prédiction s'est grandement réalisée... Quelle destinée théâtrale! comme elle était adorée du public...! Mais aussi quelle verve! quelle finesse! Qui a jamais joué Suzanne comme mademoiselle Contat (et non pas Contat[31], comme il y a des hommes qui ont le mauvais goût de parler encore aujourd'hui)?... Il y a des rôles surtout où le souvenir de mademoiselle Contat suffit pour me guider encore aujourd'hui, tant l'impression qu'elle me produisit fut profonde.

En 1789, la Reine, qui l'aimait, voulut la voir jouer. On lui donna deux jours pour apprendre ce rôle, c'était celui de la Gouvernante: il a sept cents vers; elle l'apprit et le joua.

«J'ai appris depuis deux jours (écrivit-elle à la personne qui fit ses remerciements à la Reine) que le siége de la mémoire est dans le cœur.»

Ce fut cette lettre qui la fit enfermer en 1793.

Elle quitta le théâtre encore jeune et charmante[32]; elle avait épousé depuis dix ans le chevalier de Parny, neveu du poëte et poëte lui-même. La société et la causerie de mademoiselle Contat étaient charmantes. Je l'ai vue très-souvent à la Malmaison, où elle était toujours fort accueillie.

Sa sœur n'était pas mauvaise, mais elle n'était jamais bonne; elle jouait passablement quelquefois les servantes de Molière.

Mais une personne charmante, qui était tout à la fois bonne actrice, bonne amie, bonne fille, excellente femme, c'était mademoiselle Devienne. Ses camarades l'adoraient. Le public ne manquait jamais de venir remplir la salle le jour où son nom se voyait sur l'affiche... Bientôt ce fut un délire, et son nom valait comme pour une nouvelle pièce. Elle était jolie, et surtout jolie pour une soubrette... un nez fin, des yeux vifs, une bouche fraîche et bien garnie et familière au rire...; des mains, une taille, un pied... tout cela, le bon Dieu l'avait fait comme si elle eût été sotte, et Dieu sait qu'elle ne l'était pas... En peu de temps elle eut un nom, une position, et une élevée, dans la sphère qu'elle s'était choisie.

Mais qui était-elle? Ah! voilà le roman, ou plutôt l'histoire.

Mademoiselle Devienne était de Lyon. Son père était menuisier ou charpentier, je ne sais bien lequel des deux; mais ce que je sais, c'est qu'il était le plus renommé dans la ville pour son honneur et sa probité. On disait du père Thévenin que si la noblesse avait ses chartres, la bourgeoisie les avait aussi. Ainsi donc le père Thévenin était le doyen de son état, et il était honoré et respecté de tous.

Il se disposait, avec sa femme, à parler à leur fille pour lui faire épouser un honnête garçon à rabot et à scie, selon l'usage antique et solennel de la famille. Mais les enfants pensent quelquefois différemment de leurs parents; c'était précisément le cas de la petite Thévenin. Elle se consulta, et vit en elle une si grande horreur pour le rabot et la scie, qu'elle voulut épargner du malheur au brave menuisier qu'on lui donnerait pour mari; et un matin, tandis qu'aucune fenêtre n'était encore ouverte, lorsque Notre-Dame de Fourvières était à peine éclairée par la première lueur matinale..., la jeune fille fit un petit paquet, s'agenouilla devant la porte de la chambre de ses bons parents, et... s'enfuit.

Elle courut beaucoup, mais aussi profita beaucoup. Enfin, elle en vint à entrer à la Comédie-Française, et à être ce que je vous ai dit.

Elle gagnait tout ce qu'elle voulait, et son sort était heureux. Le souvenir de sa famille la troublait un peu seulement, et bien souvent elle voulait partir pour Lyon.

Les années s'écoulèrent. Un jour, il arriva de grandes choses... C'était la Révolution, c'est-à-dire son commencement, la fédération. Mademoiselle Devienne était au Champ-de-Mars, comme les autres, élégamment habillée, dans une voiture attelée de deux chevaux magnifiques, et elle, toute resplendissante de sa charmante figure et de son élégante richesse.

Un ami de mademoiselle Devienne, qui depuis fut le plus dévoué des miens, la rencontra au milieu du Champ-de-Mars qui courait comme une folle, seule, pour rejoindre sa voiture...

—Qu'avez-vous? où courez-vous? s'écria-t-il en lui prenant le bras.

—Ah! mon ami, mon cher Millin, si vous saviez ce qui m'arrive?...

Et elle riait et pleurait tout ensemble...

—Mon ami, j'ai retrouvé... mon père!... oui, mon père....; il m'a reconnue...; il a reconnu sa pauvre fille dans la belle dame avec des diamants! Ah! c'est beau cela, Millin, n'est-ce pas?...

Millin sourit. Il n'y avait qu'un cœur parfait comme celui de mademoiselle Devienne pour dire une telle parole...

—Oui, il m'a reconnue, disait-elle tout en courant; il est ici avec la garde nationale de Lyon..., et il veut bien loger chez moi!... Il le veut bien!... mon bon père!.... si vous le voyiez avec ses beaux cheveux blancs!...

Cette pauvre Devienne était insensée de joie; elle rentra chez elle, mit la maison sens dessus dessous, et lorsque son père sortit de la revue, il trouva son appartement tout prêt, et sa place à table, vis-à-vis de sa fille, comme étant le maître chez elle... Elle le présenta à tous les princes, les ducs, les marquis, les barons, qui venaient dans sa maison. Il faut que vous connaissiez mon bonheur, disait l'aimable fille.

Sa mère vint aussi de Lyon; c'était une dévote, mais une vraie sainte. La maréchale de Mouchy la fit aller au spectacle: vrai miracle pour cette bonne vieille qui de sa vie n'y avait été!... Elle alla voir Athalie: on avait choisi cette pièce. La pauvre bonne femme crut lire dans sa Bible; et tout à coup, au grand amusement de toute la salle, elle tomba à genoux dans la loge de la maréchale; et, faisant le signe de la croix à haute voix, elle entonna une prière.

Mademoiselle Devienne, adorée du public, de ses amis, dont elle faisait le charme, se retira trop tôt pour Tous de la scène. Elle épousa M. Gévaudan, dont elle a complété la félicité en consentant à prendre son nom.

Mademoiselle Lange était la cinquième prisonnière des Anglaises avec ces dames; elle était ravissante de beauté, mais moins bonne actrice que celles que je viens de citer. Elle jouait les amoureuses avec un talent qui était doublé par sa charmante figure et un organe enchanteur... Cette physionomie touchante, cette parole harmonieusement accentuée, eurent un grand effet sur un tribunal entier, à peu près vers le temps de la première année du Consulat.

Un Américain était lié avec mademoiselle Lange, et devait l'épouser. Le mariage n'eut pas lieu, et cet homme voulut partir pour Philadelphie et emmener une petite fille, nommée Palmyre, que mademoiselle Lange voulait garder. L'affaire, portée au tribunal, fut au moment d'être jugée contre mademoiselle Lange, et l'enfant au moment de lui être enlevé. Aussitôt que mademoiselle Lange apprend cette nouvelle, elle part de chez elle à peine vêtue, avec sa fille dans ses bras; elle arrive au Palais-de-Justice, et là, courant précipitamment à la salle où siége le tribunal, elle se jette à genoux devant les juges, en leur tendant des mains suppliantes...

—Grâce! leur crie-t-elle; grâce! c'est pour une mère! une mère au désespoir!... Laissez-moi mon enfant!... Je ne lui demande rien, à cet homme; qu'il parte!... qu'il s'éloigne! peu m'importe! mais, mon enfant, laissez-le-moi!

Et ce cri, partant de l'âme brisée d'une mère, alla toucher celle du juge et lui rappeler que lui aussi était père, et que sa femme mourrait de sa peine s'il lui enlevait son enfant.

La petite Palmyre[33] fut rendue à sa mère.

À quelque temps de là, un riche fabricant de voitures établi à Bruxelles vient à Paris, voit mademoiselle Lange, s'enflamme pour elle, et l'épouse en la mettant à la tête d'une fortune de deux cent mille francs de rentes.

Le père Simon, père du fiancé, apprend cette nouvelle, monte en voiture, vient jour et nuit pour empêcher le mariage ou donner sa malédiction au fils désobéissant.—Il arrive à six heures du soir, ne trouve pas son fils. Ne sachant où le chercher, il s'imagine que la Comédie-Française est le lieu le plus sûr pour l'y trouver. Rien de tout cela; on jouait la Belle Fermière: c'était mademoiselle Candeille qui jouait le rôle et qui avait fait la pièce. Le vieux Simon avait la vue basse; il ne voit pas que mademoiselle Candeille a quarante ans, il en devient amoureux comme un fou, et l'épouse avant que son fils fût revenu de la campagne, où il avait été passer sa lune de miel.

N'est-ce pas là une belle et morale histoire?

Quant aux hommes, je ne puis vous en dire que ce que chacun sait: Fleury est connu pour l'homme le plus remarquable, comme portrait de la cour de Louis XV, que nous ayons eu depuis cette même époque. Sa bravoure, sa loyale conduite, l'ont fait autant estimer dans le monde, que son beau talent le faisait aimer et applaudir à la scène.

J'ai parlé des bals publics (il n'y en avait pas d'autres), et surtout du bal des Victimes. J'ai parlé du tour étrange que cela donnait à notre société, à peine sortie de son lourd et pénible sommeil. Les autres bals étaient, comme celui de Thélusson, composés à peu près de la meilleure société de Paris... Il y avait encore bien des lieux de réunion que j'ai cités dans mes Mémoires, mais que j'ai détaillés: Frascati, le pavillon de Hanovre, où l'on se rendait après l'Opéra ou tout autre spectacle. On y allait en grande toilette quand cela se trouvait; mais on préférait, par instinct, le négligé; toutefois il était égal qu'on fût en grande toilette. On y allait en masse, quelquefois vingt-cinq de la même société.

Ces lieux de réunion étaient agréables, en ce que presque chaque jour on y retrouvait ses connaissances. On se rendait visite à Frascati; on s'y retrouvait; on s'en allait ensemble souvent pour achever la soirée chez soi et prendre une tasse de thé, en causant sur les victoires de chaque jour.

C'était encore une drôle de chose que ce qu'on appelait un thé; il y avait, savez-vous, quelque peu de celui de madame Gibou; il y avait de tout, depuis du riz jusqu'à des petits pois, c'est-à-dire des daubes, des pâtés de foies gras, etc.; et quelquefois le thé lui-même était oublié et remplacé par du vin de Champagne. Il valait encore mieux le boire à la place du thé que de le mettre à la suite du bal des Victimes... Quelque distance que les années aient mise entre ma pensée et cette insouciance, je ne puis la contempler, même de loin, sans que mon cœur en soit serré.

Ce n'est pas ainsi qu'a agi, il y a quelques années seulement, un ami dont je suis fière, le marquis de Balincourt. Je veux raconter ce fait; il ira bien en regard de ces enfants qui dansaient sur les planches encore tachées du sang paternel et maternel.

Madame la marquise de Balincourt[34], mère du marquis Maurice de Balincourt, que nous connaissons tous à Paris, fut arrêtée dans sa terre de Champigny, et conduite dans les prisons de Sens avec sa fille, âgée de trois ou quatre ans... Elle était jeune, belle, riche et noble: que de titres alors pour mourir! Aussi les monstres la condamnèrent-ils... Mais elle avait la rougeole... Elle fut assez heureuse pour échapper par la mort à la mort même, et elle expira dans les bras de sa pauvre petite fille la veille du jour où elle devait monter à l'échafaud.

Elle fut enterrée, mais non dans la fosse commune. Le fossoyeur mit le corps à part, dans un petit champ qui depuis était devenu un jardin particulier.

Tant que dura l'enfance et la jeunesse de M. de Balincourt, les recherches relatives au corps de sa mère ne purent être faites avec le même soin qu'il y mit ensuite. Élevé par une aïeule dont la piété était vraiment sainte, il apprit d'elle tout ce qui fait un noble cœur, et surtout que c'était une chose sacrée que les restes de nos pères.... Cette croyance fut donnée à une âme que la nature avait formée la plus aimante et la meilleure, la plus fidèlement attachée à ses devoirs que j'aie rencontrée enfin dans ma longue carrière, et dans mon observation du monde. L'amitié ne m'aveugle pas; elle n'est plus partiale au bout de vingt-six ans d'une amitié constante.

Lorsque monsieur de Balincourt eut atteint l'âge où lui-même pouvait diriger les recherches de l'objet important qui l'intéressait, il s'y livra avec une ardeur qui n'étonna pas ses amis. Le souvenir qui lui était resté de sa mère m'avait toujours étonnée... Extrêmement jeune lors de la catastrophe qui l'avait privé d'elle, il se rappelait les moindres circonstances qui se rattachaient à cette mère adorée.

—Regardez-la, me disait-il quelquefois en me montrant un très-beau portrait d'elle qui était dans le salon de son château de Champigny, regardez comme elle est belle! Eh bien! elle était encore meilleure! Son cœur était un sanctuaire où l'amour maternel brûlait dans toute sa force... Je ne pouvais apprécier tout ce que valait une telle mère lorsqu'elle vivait; je n'ai senti le prix de ce trésor que lorsque je l'ai perdu...; mais le souvenir de ses caresses et de ses soins, de cette surveillance sévère et douce en même temps qu'une mère peut seule exercer, voilà ce qui est gravé dans mon âme pour n'en jamais être effacé!... et je veux retrouver ses restes, pour que les malheureux qu'elle secourait dans le pays, ceux qui l'aimaient pour ses grâces, sa beauté et son angélique douceur, viennent prier avec moi sur le tombeau de cette victime bien innocente d'un temps d'horreur.

C'est une vérité que madame la marquise de Balincourt était une belle personne[35]. Ce portrait, qui était dans le salon du château de Champigny, en donnait une ravissante idée. Elle était blonde comme son fils, ayant les traits plus délicats, ainsi qu'il appartient à une femme, mais cependant ayant beaucoup de lui dans la physionomie, surtout dans le regard: c'est le même œil bleu, bien fendu en amande...; le même regard prolongé et appuyant sur celui qu'il cherche, et ce sourire doux et bon qui éclaire toujours d'un jour favorable celui qui le donne. Elle est mise à la mode du temps: un petit chapeau vert avec des plumes vertes et roses. Ce petit chapeau vert était placé sur le côté et laissait voir les beaux cheveux blonds de la marquise, tombant en grosses boucles sur un cou blanc comme de l'ivoire, qu'on apercevait au travers d'un immense fichu de gaze de Chambéry, placé en dedans d'un habit en drap vert avec des retroussis amaranthes et des brandebourgs en or, fait enfin comme un uniforme... C'était un habit pour monter à cheval, comme on en voit à l'époque de madame de B.... ou de madame de Lignolles. Ce costume allait à merveille à madame de Balincourt.

Mais tandis que son fils usait tous les moyens que lui donnaient une belle fortune et une activité sans égale, parce que son intention était vraie et soutenue, tandis qu'on cherchait, qu'on tentait une fouille dans un jardin que le maître, après s'être fait prier, cédait pour une somme d'argent, le temps s'écoulait, et l'espoir de M. de Balincourt devenait presque nul à la vue de tant de recherches infructueuses. Ce résultat lui causait une vive peine, et ceux qui le connaissent comme moi le comprendraient facilement.

Tout à coup il reçoit une lettre de Sens de M. l'abbé Carlier, chanoine du chapitre de la cathédrale, et fils de l'ancien intendant du marquis de Balincourt le père. C'est un bien digne prêtre, et aussitôt qu'il apprit le sujet des recherches que faisait faire M. de Balincourt, il s'unit aux chercheurs et finit enfin par découvrir dans la ville un homme précieux pour une telle besogne. C'était le fossoyeur qui enterrait les victimes de ce règne de sang!

Ceux qui ont habité ou qui habitent la province savent combien une femme comme madame de Balincourt est connue de toutes les classes d'individus qui composent la population de la ville; madame de Balincourt était non-seulement dans ce cas, mais, de plus, elle était aimée généralement, parce qu'elle faisait beaucoup de bien dans la classe ouvrière lorsque l'année était malheureuse. Le pauvre fossoyeur avait été une de ses bonnes œuvres, et il ne l'avait jamais oublié.

Vous dire comment il n'avait jamais parlé de ce qu'il venait révéler à M. l'abbé Carlier, je l'ignore, et M. de Balincourt aussi; le fait est, qu'un jour cet homme vint dire à M. l'abbé Carlier qu'il se rappelait parfaitement où il avait mis le corps de la marquise de Balincourt, qui devait être dans un endroit qu'il décrivait, ainsi que je l'ai dit moi-même en commençant cet article... L'abbé Carlier sortit à l'instant, alla sur les lieux lui-même, et acquit la preuve que ce qui était en réalité un enclos funéraire était, pour l'apparence, un petit jardin appartenant à un officier en demi-solde, retiré à Sens.

Le premier soin de l'abbé Carlier fut de parler à cet homme, dont je tairai le nom par égard pour lui; il répondit que l'on pouvait faire la fouille. Mais on lui représenta qu'il avait tort probablement, et de mauvais conseils lui firent prendre une autre résolution, car il déclara huit jours après qu'il ne voulait pas qu'on mît la bêche dans son champ...

En apprenant cette nouvelle entrave à l'accomplissement d'une chose poursuivie depuis tant d'années, M. de Balincourt fut au désespoir. Il avait eu quelques nouveaux renseignements qui rendaient la découverte positive si elle avait lieu. Madame de Balincourt était morte presque subitement d'une rougeole rentrée; elle avait été enterrée trop précipitamment pour qu'on lui enlevât ses anneaux d'or, et une petite croix d'or émaillée qu'elle portait toujours au cou... Cette croix était demeurée dans le souvenir de son fils; il se rappelait qu'il avait joué avec elle lorsque sa mère le tenait sur ses genoux... Ce fut une nouvelle douleur, ce fut aussi un nouvel espoir; qu'on juge de ce qu'il éprouva en recevant une lettre dans laquelle on lui annonçait que cet homme refusait l'entrée de son champ; il lui écrivit aussitôt.

«Monsieur, la religion des tombeaux a partout existé avec des modifications différentes, mais partout elle fut SACRÉE; elle l'est aujourd'hui doublement dans la demande qu'un fils vous fait des OSSEMENTS de sa mère!... Le hasard d'une époque d'un sanguinaire délire vous a mis en possession de ce trésor; qu'en prétendez-vous faire? le garder? Il est nul pour vous, tandis qu'il est précieux pour moi... Le mettez-vous à prix? Parlez, monsieur... et les os de ma mère seront rachetés par son fils... Quelque soit le prix que vous en demandiez, dites la somme, on vous la comptera... Mais si vous ne voulez répondre à aucune proposition amiable, je vous préviens que j'arriverai à Sens d'aujourd'hui en huit, avec de l'or pour satisfaire à votre demande, si vous en formez une, avec mon épée pour vous y contraindre, si vous vous y refusez plus longtemps.»

M. de Balincourt partit en effet de Paris avec l'or et le fer qu'il avait annoncés pour la rançon des restes maternels... Il était violemment ému en allant chez cet homme, qu'il voulut voir avant de rien entreprendre contre lui... Cette pensée qu'il allait plaider une cause aussi sainte que légale, et pourtant disputée, lui causait comme un vertige...

—Quelle est donc l'époque où nous vivons? se disait le loyal et bon jeune homme... Les peuplades nomades de l'Amérique, les sauvages, emportent avec eux les os de leurs parents!... et lorsqu'ils sont fixés pour un temps, ils célèbrent la fête des funérailles!... Et nous!... nous, le peuple le plus civilisé, le plus aimable du monde, nous donnons l'exemple d'un fils traitant avec un homme que le hasard a rendu maître des ossements de sa mère[36].—Considérant néanmoins qu'il devait, pour lui-même, avoir des égards et des procédés envers cet homme, il l'aborda avec la courtoise politesse d'un homme comme il faut, dans lequel pourtant on devait voir la profonde indignation qui, quoique silencieuse, était dans son âme au moment où il parlait. Il dit d'abord à cet officier, qu'il croyait susceptible d'être touché par ce qu'il éprouvait depuis un mois qu'il avait appris cette nouvelle, tout ce que son cœur renfermait... Mais je ne puis poursuivre... Qu'il soit dit seulement qu'en raison du dérangement que cette fouille allait causer, le monsieur demandait une somme d'argent!!!...

M. de Balincourt la lui promit avec joie.

Dès le lendemain, le bon abbé Carlier, le brave fossoyeur et le fils pieux se rendirent sur les lieux désignés pour être le dernier asile de madame de Balincourt... Son fils se soutenait à peine... Enfin, on donne le premier coup de bêche... on creuse... le fossoyeur a dit vrai: il y a un cercueil... bientôt il est à découvert... il ne contient que des ossements, mais ils ont une voix pour se faire entendre, ces yeux creux regardent et répondent à Thérèse, la femme de chambre de sa mère et en même temps la bonne de M. de Balincourt, celle qui n'a pas quitté la captive et lui a fermé les yeux; elle a le courage de se pencher sur le squelette[37]...

—Ah! monsieur le marquis, s'écrie-t-elle, c'est bien Madame!... Et la pauvre femme pleurait à sanglots en retirant du doigt annulaire de la main gauche deux débris d'anneaux d'or, dont l'un était l'anneau de mariage de madame de Balincourt... Mais son transport redoubla lorsque, se penchant sur le squelette, elle vit briller quelque chose sur l'une des côtes; c'était le débris d'une petite croix de Malte en or et en nacre que madame de Balincourt portait habituellement au cou... Mais ce qui paraîtra bien étrange, et ce qui est de toute vérité, c'est qu'il restait encore quelques pouces de longueur d'un petit velours noir avec lequel madame de Balincourt attachait cette petite croix... Ce morceau, qui existe toujours dans les mains de M. de Balincourt, est un des phénomènes les plus curieux qu'on connaisse, je pense, car voilà déjà plusieurs années que ce velours a été retrouvé et mis à l'air, et que son action ne l'a pas altéré...

En revoyant cette croix que ses souvenirs d'enfant lui rappelaient, M. de Balincourt tressaillit, en reculant néanmoins devant le squelette de sa mère gisant à ses pieds... Il fit une prière devant ces restes sacrés, et courut tout ordonner pour qu'un service eût lieu le lendemain.

Ce service fut magnifique. Toute la ville de Sens s'y trouva, non-seulement sur l'invitation de M. de Balincourt, mais du propre mouvement de ceux qui avaient connu madame de Balincourt, et qui venaient lui rendre un dernier hommage. Tous les officiers en demi-solde s'y trouvèrent... Lorsque tout fut terminé, M. de Balincourt prit la somme convenue et s'achemina vers la demeure du monsieur qui lui avait cédé les ossements de sa mère:

—Je viens m'acquitter, monsieur, lui dit-il en entrant: et il posa le sac sur une table.

—Mais, monsieur, je ne crois pas!... il me semble que... enfin je ne puis.

—Quoi! dit M. de Balincourt surpris et fâché, et croyant que cet homme voulait une somme au delà de celle stipulée... n'êtes-vous pas content? la chose n'est pas bien, mais je vais ajouter ce que vous allez me dire.

—Ah! monsieur, s'écria le vendeur, bien au contraire! je trouve que je ne devais pas faire ce marché, qui est inique, en vérité, et que je vous prie de ne pas effectuer. Laissons cela, et n'en parlons plus.

M. de Balincourt eut un mouvement de joie pour cet homme lui-même.

—Cette sorte de marché m'avait fait mal, disait-il ensuite.... Mais je ne puis remporter cet argent, ajouta-t-il, il lui faut un emploi... permettez-moi d'en disposer dans votre arrondissement même, et de le distribuer à vos pauvres.

Ce qui fut exécuté; M. de Balincourt fit élever ensuite un petit monument à sa mère pour marquer son respect pour sa mémoire; et il quitta la Bourgogne, non pas consolé, car toujours il regrettera sa mère, et toujours il l'aimera. Mais il rentra à Paris plus calme et plus content de lui-même; il savait maintenant où aller prier lorsque, dans un grand malheur, il aurait besoin que la voix de Dieu arrivât jusqu'à lui. Les pauvres de Sens le bénirent encore pour cet argent distribué le jour des funérailles.

—C'est pour ma mère qu'il faut prier, leur disait-il, c'est pour ma mère; c'est elle qui vous envoie ce secours...

Les pauvres ouvriers de Lyon, les indigents de Paris, les personnes souffrantes de la liste civile, connaissent aussi M. de Balincourt, et savent que son cœur est aussi excellent que son esprit est ingénieusement actif pour les soulager dans leurs besoins.

Ce fait tout naturel de la mort d'une mère, et qui se complique aussi dramatiquement par cette circonstance de l'ignorance du lieu où ce corps est déposé, est une des choses étranges de l'époque... On croit rêver en écoutant de pareilles aventures; on croit entendre de vieilles légendes venues d'un pays lointain, ou d'antiques chroniques gardées dans de vieux chartriers et parlant d'une époque perdue; tout se tient cependant, et c'est dans un temps tellement voisin de nous que nous sommes en même temps acteurs et spectateurs du drame qui nous fait souvent reculer par l'horreur de ses scènes... Le bal des Victimes n'est pas si étrange d'ailleurs dans le pays où l'homme qui tient dans son champ le corps d'une mère traite avec son fils pour lui rendre, à prix d'or, les restes maternels.

La religion chrétienne, mais surtout la religion catholique, est bien plus grave et bien plus solennelle que la païenne dans l'accomplissement de son rite. Nos prières et nos chants de mort ont une sublimité qui entr'ouvre le ciel, but où tend d'ailleurs notre espoir... On prie avec une ferveur profonde, même auprès du lit d'un inconnu, en écoutant et disant avec les autres les prières des agonisants... Quelles sublimes paroles elle prête au talent, cette religion catholique!... Quelles phrases peuvent être dites par un Bossuet ou un Massillon pour nous montrer les récompenses éternelles ou nous menacer de châtiments sans fin!...

Mais après m'être arrêtée si longtemps sur l'indignation que m'avait inspirée cette recherche du corps de madame de Balincourt, je dois ici répéter cette même indignation en voyant ce qui se fait chaque jour devant nous... Eh quoi! dans la religion de l'Évangile, dans cette sublime religion qui prêche la doctrine de l'égalité des hommes, cette égalité, que les lumières du temps sont enfin parvenues à établir devant la loi, devient nulle devant la souveraine qui ne reconnaît aucun seigneur terrestre plus puissant qu'elle!... Le pauvre qui ne peut payer est à peine jeté dans une fosse commune dont il est même retiré au bout de dix ans; et alors ses ossements, dispersés autour de sa tombe, blanchissent inconnus, et sont foulés aux pieds par l'enfant de son fils qui prend quelquefois pour faire un jouet la main qui avait béni son père.

C'est surtout aux champs, dans nos campagnes, que cette coutume est révoltante!... Le terrain n'est pas rare: l'Avarice n'a pas mesuré avec son compas stérile la quantité de lignes accordées à la sépulture des créatures du Seigneur. Et pourtant on voit cette moisson de la mort joncher l'herbe des cimetières!... Les anciens, plus sages que nous en bien des choses, l'étaient encore en ceci; ils savaient combien était salutaire la leçon donnée par la mort. Aussi les Grecs avaient-ils placé des tombeaux sur les routes publiques pour l'enseignement de chacun. Le chemin du Pirée racontait de grandes choses; et à Rome, la foule des tombeaux qui entouraient la ville-reine, ceux qui bordaient de chaque côté la voie Appia, étaient aussi une sublime leçon pour ceux qui survivaient.

J'ai parlé de sujets bien tristes; et, en effet, la matière prêtait à cette impression... Je vais terminer cet article par un fait qui jettera quelque lueur sur cette teinte sombre, après toutefois avoir encore parlé de malheurs et de sanglantes catastrophes; mais le titre de cet article l'annonce assez et le fait présumer.

Il existe encore bien des personnes qui ont connu la belle princesse Lubormiska. Elle était Polonaise, et de son nom princesse Rczewouska...; elle était charmante; charmante comme toutes les Polonaises agréables le sont: belle, spirituelle, mais la tête vive; elle plaisait par sa vivacité, parce qu'on voyait que le foyer en était dans le cœur. Elle était en Suisse au moment de la Révolution, lorsque, par un motif qu'on ne connaît pas, elle quitta ce pays, où elle était à l'abri de tout péril, pour venir à Paris, dans cet antre de tigres, chercher la mort, ou certainement au moins du malheur. Mais elle était étrangère; ce titre la rassura; de plus, elle connaissait Barrère. Cette protection lui parut suffisante: elle vint sans crainte; mais, soit qu'elle fût imprudente, soit qu'elle fût coupable d'avoir ménagé quelque relation entre des émigrés et des personnes de l'intérieur, elle fut arrêtée et mise en jugement... Elle avait connu Barrère, comme je l'ai dit, elle se fia à cet homme, et monta au tribunal révolutionnaire, confiante en lui.

Elle fut condamnée à mort!... à vingt-cinq ans, et belle et bonne comme un ange!...

Elle écrivit au tribunal qu'elle était enceinte... on lui donna un sursis... Alors elle écrivit à Barrère:

«J'ai trompé le tribunal; je ne suis pas enceinte. Je vous le dis à vous, pour que vous preniez les mesures nécessaires pour me faire sauver; car, dans un ou deux mois, on verra la fraude, et je serai perdue....», etc.

La lettre, on ne sait comment, ou plutôt on le devine, fut remise au tribunal révolutionnaire, et la malheureuse princesse Lubormiska périt sur l'échafaud, peu de jours avant Robespierre.

Elle n'était pas seule en France; elle avait avec elle une petite fille de cinq ans, belle comme sa mère, et qui demeurait orpheline par cette mort prématurée. Le jour où périt l'infortunée, elle recommanda sa fille à ses compagnes de captivité; mais celles-là devaient bientôt subir le même sort... Les amies de la princesse moururent presque toutes, et la pauvre petite Rosalie demeura enfin confiée aux soins de madame Berthot, blanchisseuse de la prison. Cette femme avait cinq enfants:—Eh bien! dit-elle à son mari, Dieu nous en envoie un sixième... Adoptons l'orpheline.

Ces bonnes gens prirent en effet la petite avec eux. Ils ne savaient seulement pas de quel pays elle était; et la Pologne ou la terre des Patagons, c'était la même chose pour eux.

Rosalie Lubormiska était un ange de bonté et de beauté comme sa mère; elle aida sa bienfaitrice pour reconnaître ses bons soins, et grandit à côté d'elle, tandis que la France était toujours agitée par la tourmente révolutionnaire.

Le 9 thermidor arriva; mais les mois qui suivirent furent encore assez orageux pour que les nouvelles ne parvinssent pas facilement, et ce ne fut que vers 1796 que le comte Rczewousky, frère de la princesse Lubormiska, apprit sa mort.

Il adorait sa sœur... En apprenant cette nouvelle terrible, il fut accablé; mais sa seconde pensée fut pour le trésor qu'elle avait dû laisser. Qu'était devenue cette enfant? Le comte partit aussitôt pour la France, et arriva à Paris trois ans après la mort de sa sœur.

Pendant plus de six mois les journaux retentirent de la récompense promise à ceux qui ramèneraient Rosalie, princesse Lubormiska, à son oncle le comte Rczewousky, hôtel et rue Grange-Batelière, à Paris...

Mais madame Berthot ne lisait pas les journaux, et le comte n'aurait peut-être retrouvé sa nièce si l'un de ces hasards qu'on ne peut pourtant pas appeler ainsi, ne les eût mis en présence.

Un jour, le comte se trouve dans la chambre de son valet de chambre, au moment où la blanchisseuse de l'hôtel rapportait son linge, accompagnée d'une petite fille de neuf ans dont la physionomie frappa le comte.—Comme cette enfant est jolie! dit-il en polonais à son valet de chambre.

L'enfant pâlit et regarda le comte... En la voyant ainsi émue comme pourrait l'être une personne plus âgée, il lui trouva une ressemblance avec sa sœur, et le dit encore en polonais à son valet de chambre.

—Ah! s'écria Rosalie, c'est comme cela que parlait ma mère!...

Le comte Rczewousky se précipite vers l'enfant, la soulève dans ses bras, l'interroge ainsi que madame Berthot, et il apprend au milieu des sanglots, des caresses, des larmes, qu'il tient là, près de son cœur, la fille de sa sœur bien-aimée... Il écoute ce que dit cette femme, ou plutôt cet ange qui a sauvé sa nièce de la griffe des tigres qui avaient égorgé sa mère...

—Vous ne la quitterez plus, lui dit-il, vous viendrez avec nous en Pologne, vous serez heureuse et bien vue de nous tous, car vous avez sauvé mon trésor.

Le lendemain, la mère Berthot et ses cinq enfants étaient installés à l'hôtel Grange-Batelière, et trois jours après, tous étaient sur la route de Varsovie.

Ses filles furent élevées dans la maison du comte, puis bien mariées, et les garçons, placés à l'Université de Wilna, devinrent des hommes distingués: deux d'entre eux ont été aides-de-camp du prince Poniatowsky[38]...

La princesse Rosalie Lubormiska épousa son cousin le comte Gabriel Rczewousky, et fut heureuse comme cela n'arrive pas après de longues et terribles infortunes. Elle était charmante à l'époque du congrès de Vienne; plusieurs de mes amis l'ont connue, et m'en ont parlé comme d'une femme très-distinguée.

Quant à son mari, c'est un des hommes les plus remarquables que je connaisse. Son esprit, ses talents, sa haute capacité, lui assigneront toujours un rang distingué comme lui-même. Je l'ai vu assez longtemps pour l'apprécier, et ce jugement que j'en porte, après de si longues années, lui fera voir que mes amitiés sont aussi solides que le mérite qui les inspire[39].

SALON DE BARRAS
À PARIS ET À GROSBOIS.

Le salon de Barras serait encore aujourd'hui un lieu où l'on irait avec plaisir. Homme de bonne compagnie, et connaissant ce qui pouvait rendre une maison agréable, la sienne eût été vraiment charmante s'il eût eu le courage de ne pas y laisser pénétrer ce qui peut-être ajoutait à son agrément pour lui, mais ce qui en éloignait beaucoup d'autres personnes... Cependant toutes les fois qu'il voulait avoir un bal, une chasse, un concert, il était sûr que ses invitations n'étaient pas refusées...

La personne qui faisait le charme de l'intérieur de la maison de Barras, et l'ornement de ses fêtes, était madame Tallien. J'ai parlé de cette femme célèbre dans plusieurs de mes ouvrages; mais je ne crois pas avoir jamais pu présenter son portrait tel qu'elle était en effet. Sa beauté, dont nous n'avons qu'une imparfaite idée en voyant les belles statues antiques, avait un charme étranger aux types grecs et romains. Elle était Espagnole, et cet attrait bien connu des jeunes filles de Cadix, elle l'avait dans toute sa personne porté au degré que donne la perfection. Ses mains, ses bras, ses cheveux, ses dents, tout était admirable; et son sourire fin et spirituel, parce qu'en effet elle l'était elle-même beaucoup, éclairait cette physionomie d'un tel éclat, qu'en voyant madame Tallien, un cri d'admiration s'est souvent échappé de la bouche de ceux qui la rencontraient pour la première fois.

Son esprit était fin et doux, sa causerie d'une nature qui faisait désirer la prolonger; elle avait du tact et savait juger. Sa bonté, sans être banale, était fort étendue, et rarement elle avait repoussé un malheureux quand elle le pouvait secourir: c'est un grand charme de plus dans la beauté d'une femme que la bonté... Elle plaît davantage, sans qu'il y ait à cela une autre raison que celle de sa bonté. Que de fois j'ai fait cette remarque pour madame Récamier!... et toujours j'ai trouvé la raison d'une admiration plus prononcée pour cette ravissante femme que pour une autre...

Madame Tallien était d'une extrême élégance. Elle donnait, elle imposait les modes, et c'était malheureux, parce que souvent une parure qui allait à son ravissant visage n'était plus qu'une chose disgracieuse pour une autre!... Elle avait adopté un costume demi-grec qui lui allait admirablement, et qu'elle portait avec une grâce achevée; ce costume était simple, et même sévère. Il donnait le démenti à cette idée généralement reçue, qu'une jolie femme l'est encore plus étant parée.

Madame de Château-Regnault, belle et spirituelle personne, allait aussi souvent chez Barras. Plusieurs femmes, belles et agréables, faisaient partie de cette société intime, dans laquelle M. de Talleyrand, Regnault de Saint-Jean-d'Angély, M. Maret, des hommes de cette force et de cet esprit agréable et conteur, et Barras lui-même, formaient déjà, comme on le voit, un noyau fort capable de commencer et même de finir à eux seuls une soirée tout entière. Quelquefois aussi François de Neufchâteau quittait son appartement et venait apporter son tribut à la ruche. Quelques hommes marquants, comme Chénier, et quelques autres dont les opinions pouvaient aller avec l'ordre des choses, étaient admis chez Barras, et contribuaient à rendre sa maison la plus agréable alors sans aucune comparaison qu'il y eût dans Paris.

Barras aimait la causerie; il préférait le jeu sans doute et ce qu'on appelle une vie joyeuse; mais cependant il avait, comme je l'ai dit plus haut, le besoin d'être entouré de personnes aimables et spirituelles. Madame de Staël, qui alors était revenue à Paris, où son mari était ministre de Suède, était, avec son génie et son charmant esprit, tout à la fois nécessaire à l'homme d'état et à l'homme du monde. Obligée de fuir, comme je l'ai dit, le 2 septembre, elle demeura en Suisse, et maintenant qu'un jour plus doux luisait sur la France, elle y était revenue comme ambassadrice de Suède, et contribuait grandement à rendre la maison de Barras l'une des plus agréables de Paris par l'agrément de sa conversation toute lumineuse et brillante de traits d'esprit et même amusants pour des esprits moins élevés que le sien... Cependant Barras la craignait, tout en reconnaissant la puissance de son esprit, et quelquefois il la fuyait.

Un jour, il y avait beaucoup de monde chez Barras: c'était pour une fête comme il y en avait une foule dans l'année républicaine. Barras avait conservé son grand costume, les huissiers de la chambre directoriale annonçaient les ministres, les ambassadeurs et quelques privilégiés. Barras était sombre et voulait paraître gai; son trouble était visible. Les nouvelles étaient fâcheuses, de toutes parts nous étions menacés, et les Chambres, qui alors avaient le nom de Conseils, témoignaient hautement leur inquiétude. Les députés de l'opposition étaient non-seulement hardis, mais ils avaient une succursale aux Jacobins et au Manége. Barras voyait du malheur dans cette levée de boucliers. C'était encore une scission entre les partis; et qu'avaient-elles produit depuis le commencement de la Révolution?... Il était agité par ces pensées lorsqu'il vit arriver la baronne de Staël avec M. de Brachmann, ministre plénipotentiaire, en l'absence momentanée de M. de Staël, ambassadeur de Suède près de la République française[40], mais qui avait demandé un congé. Barras aimait la causerie de madame de Staël; néanmoins il redoutait quelquefois le tour politique qu'elle prenait, et alors il s'arrangeait de manière, sinon à la fuir, du moins à se placer de façon qu'elle ne pouvait le questionner autrement qu'à haute voix, ce qu'elle n'eût jamais fait. Dans ce moment il fit un mouvement de surprise joyeuse en voyant entrer deux femmes suivies de plusieurs hommes. Il les voyait venir à travers la longue enfilade de pièces, ne s'arrêtant pas à chaque personne comme madame de Staël, ce qui fit qu'elles arrivèrent avant elle au salon où se tenait le directeur. L'une de ces femmes n'avait pour coiffure que ses beaux cheveux noirs bouclés autour de sa tête, mais point du tout pendants, seulement bouclés à la manière antique comme les bustes qu'on voit au Vatican; cette coiffure allait admirablement au genre de beauté parfaite et régulière de cette femme: elle encadrait, comme d'une bordure d'ébène, son col rond et poli comme de l'ivoire, son beau visage d'un blanc animé sans couleurs apparentes, un vrai teint de Cadix. Elle n'avait pour parure qu'une robe de mousseline très-ample tombant à longs et larges plis autour d'elle, et faite sur le modèle d'une tunique de statue grecque. Seulement, la robe faite en France en 1798 était d'une belle mousseline des Indes, et faite plus élégamment sans doute que par la couturière d'Aspasie ou de Poppée. Elle drapait sur la poitrine, et les manches étaient rattachées sur le bras par des boutons en camées antiques; sur les épaules, à la ceinture, étaient de même des camées. Cette femme n'avait pas de gants. À l'un de ses bras, qui auraient pu servir de modèle pour la plus belle des statues de Canova, elle portait un serpent d'or émaillé de noir, dont la tête était faite d'une superbe émeraude taillée comme la tête du reptile; elle portait un magnifique châle de cachemire, luxe encore très-rare en France à cette époque, et faisait tourner ce châle autour d'elle avec une grâce inimitable, à laquelle elle mettait une grande coquetterie, car le rouge pourpré de l'étoffe indienne faisait ressortir l'éclatante blancheur de ses épaules et de ses bras... Quand elle souriait, ce qu'elle faisait gracieusement pour répondre aux révérences multipliées qu'elle recevait, elle montrait deux rangs de perles brillantes qui devaient faire bien des jalouses... L'autre femme était belle aussi; elle était grande... mais moins gracieuse qu'il aurait fallu l'être, peut-être, pour plaire avec cette taille et ce maintien de Minerve, compliment que les flatteurs faisaient à la seconde grande femme, et qui, en vérité, ne lui allait guère, de toutes manières. Ces deux femmes étaient madame Tallien et madame de Château-Regnault.

—Eh quoi! c'est vous, d'aussi bonne heure! s'écria tout charmé le directeur en allant au-devant des deux femmes et prenant la main de madame Tallien pour la conduire à un canapé où il se mit entre elle et madame de Château-Regnault.

—Que c'est aimable à vous d'être venu maintenant, et que vous êtes belle! dit Barras en regardant madame Tallien avec cette surprise joyeuse de l'homme qui aime une femme, et qui est heureux de la voir chaque fois plus charmante et plus attrayante; comme ce costume vous va bien!

—On ne peut vous en dire autant, répondit madame Tallien en riant. Comment avez-vous pu consentir à prendre un habillement si ridicule?

—Que voulez-vous? C'est Laréveillère qui décida la chose. Vous me demanderez peut-être pourquoi je l'ai laissé faire... Ma foi, je n'en sais rien.

MADAME DE CHÂTEAU-REGNAULT.

Je le sais bien, moi.

MADAME TALLIEN.

Vraiment! et pourquoi?

MADAME DE CHÂTEAU-REGNAULT.

C'est qu'il est bossu...

BARRAS.

Eh bien! après?

MADAME DE CHÂTEAU-REGNAULT.

Vous avez eu pitié de lui, et vous avez dit qu'il serait alors trop heureux de cacher sa pauvre taille sous ce grand manteau rouge qui ne ressemble pas mal à un manteau de pandour.

MADAME TALLIEN.

David me disait hier qu'il avait dessiné pour vous le plus beau costume romain que jamais consul, empereur ou dictateur ait porté dans Rome. Il vous a fait aussi, de concert avec ce jeune élève qu'il aime tant et dont le talent égalera, s'il ne le surpasse, un jour le sien... Gérard... Eh bien!... il vous a composé un costume grec, aussi élégant que pour Alcibiade. Savez-vous que ce serait très-conséquent avec le costume que nous portons nous-même, et avec tous nos meubles, qui sont de formes grecques ou romaines?

BARRAS.

Je suis complètement de votre avis: le costume français n'a ni grâce, ni dignité; il est embarrassant sans être chaud pour l'hiver et frais pour l'été... Mais comment faire prendre cette mode?... Je ne le puis, moi...

MADAME TALLIEN.

Pourquoi non? N'êtes-vous pas, au contraire, chef du Gouvernement? Qui mieux que vous peut donner un exemple et demander impérativement qu'il soit suivi?...

BARRAS, lui baisant la main.

Ma belle Athénienne, il n'y a que vous qui puissiez ordonner de telles choses!... On ne fait pas mettre un habit par des gendarmes, et pour un tel travail il me faudrait un ministre comme vous...

(On annonce le ministre de la Justice... le citoyen Cambacérès[41].)

MADAME TALLIEN, souriant et en se détournant.

À moins pourtant qu'il ne soit aussi persuasif dans son éloquence que celui-là!... En vérité, je crois que vous calomniez votre ministère, mon cher directeur.

(Madame de Staël se montrant alors à la porte du salon, où elle reste encore à causer avec le marquis de Musquitz, ambassadeur d'Espagne, qui vient d'arriver.)

MADAME TALLIEN, la désignant à Barras.

Mais si vous avez besoin d'une parole persuasive, que n'employez-vous cette personne-là?

BARRAS, la regardant avec une expression de reproche.

Vous savez bien que je ne le ferai pas! pourquoi me dire une chose qui est complètement inutile?...

MADAME TALLIEN sourit, et dit après un moment de silence.

J'ai eu tort; pardon! mais la nouvelle que j'ai entendu raconter aujourd'hui est-elle vraie? On dit que M. Necker revient en France.

BARRAS.

Il en serait le maître. Il n'est pas Français, et nulle loi ne le frappe; mais il en est une plus forte que toutes en ce monde, c'est celle de l'opinion, et la nôtre est entièrement contre M. Necker dans ce qui est au pouvoir aujourd'hui.

MADAME DE STAËL, s'approchant de Barras et lui tendant la main.

Voulez-vous faire la paix, mon cher directeur? J'ai pensé depuis hier à ce que je vous ai dit, et, toutes réflexions faites, j'ai tort.

BARRAS, se levant et lui baisant la main.

Oh certes! et de grand cœur; je veux bien faire la paix avec vous! Vous êtes une antagoniste trop forte pour ma faiblesse!... Que voulez-vous que fasse un pauvre gouvernant bien simple comme moi contre une personne aussi supérieure que vous?

MADAME DE STAËL.

Vous raillez;... mais je suis une bonne personne, si je ne suis pas supérieure...

Elle le salua gracieusement du sourire et de la tête, et s'éloigna en tenant le bras du ministre de la république Helvétique, M. de Zeltner...

—Quelle querelle aviez-vous donc ensemble? lui demanda-t-il.

MADAME DE STAËL.

Oh mon Dieu! presque rien! Hier une discussion s'est élevée entre nous, chez moi où il dînait, sur le général Bonaparte... Cet homme est vraiment grand, savez-vous! et je le vois ainsi... Barras le voit sans doute comme moi, mais il n'en veut pas convenir... Ces victoires remportées sur cette rive africaine... cette terre étrangère, ce sol brûlant devenue une patrie forcée le jour où sa flotte est détruite; et, malgré ces revers, tous les obstacles opposés par la ruse égyptienne et l'inclémence d'un ciel de feu, malgré les hommes et la nature unis contre lui, cet homme est triomphant. Il est vainqueur devant les Pyramides comme sur les champs de bataille où vainquit Annibal!... Oui, cet homme est grand! Quel sera son sort?... qui peut le prévoir? qui peut dire où il s'arrêtera[42]?

M. DE ZELTNER.

Mais que peut-il espérer de plus? Sa carrière est tracée... c'est celle des Turenne, des Condé, des Annibal même...

Madame de Staël sourit, mais avec l'expression grave qu'elle avait souvent et qui laissait voir une grande pensée. Elle plongeait dans l'avenir et voyait confusément peut-être, mais elle voyait un autre avenir que ce que disait M. de Zeltner.

Dans ce moment, un grand jeune homme portant des lunettes entra dans le salon avec une jeune femme qui, sans être jolie, était agréable et gracieuse: c'était Lucien Bonaparte et sa femme. En apercevant madame de Staël, il alla à elle dès qu'il eut salué Barras.

—Bonsoir, mon jeune tribun, lui dit-elle en lui adressant un de ses plus gracieux regards, car elle aimait son talent oratoire rempli d'âme et de feu... Eh bien! comment vont les affaires? Il faut bien que je m'adresse à vous, car Barras, qui redoute mes questions, s'est fait un rempart de madame Tallien et de madame de Château-Regnault.

LUCIEN BONAPARTE.

En vérité, ce serait plutôt un moyen d'attirer que de repousser, car madame Tallien me paraît bien belle ce soir!

MADAME DE STAËL, la regardant avec une admiration vraie.

Parfaitement belle en effet... C'est une personne heureusement douée: belle, bonne et spirituelle.

LUCIEN BONAPARTE.

Mais est-elle en effet bien spirituelle?

MADAME DE STAËL.

Vous n'avez jamais entendu dire qu'elle fût sotte!... Et certes, avec sa beauté, c'est la meilleure preuve qu'elle est effectivement spirituelle.

On annonça dans ce moment l'ambassadeur de la république Batave, M. de Schimmelpenninck, et sa femme.

MADAME DE STAËL.

Tenez, voilà une personne qui est bien belle aussi, mais quelle différence!... l'une est une belle statue, l'autre est une admirable œuvre du Créateur. Oui, on est heureuse d'être aussi belle que madame Tallien... plus heureuse encore d'être belle et jolie comme madame Récamier.

LUCIEN BONAPARTE, vivement.

Ah! vous la trouvez belle aussi, n'est-il pas vrai?

MADAME DE STAËL.

C'est le plus délicieux, le plus charmant visage que j'aie jamais vu... il y a toute une âme, un cœur, un esprit dans ses yeux et son sourire... c'est une révélation de tout ce que l'intellectuel a de plus fin, faite par une ravissante créature. Si l'on est heureuse d'être madame Tallien, je crois qu'on doit l'être encore plus d'être l'amie de madame Récamier.

LUCIEN BONAPARTE.

Mais il paraît que tout Paris est de votre avis, madame, car jamais elle ne se montre en public sans être suivie d'une foule immense. Hier, elle se promenait aux Champs-Élysées; plus de trois cents personnes l'entourèrent; et il fallut la délivrer d'une admiration qui devenait importune[43].

Plusieurs hommes qui passèrent devant madame de Staël la saluèrent avec une sorte de réserve hautaine qui allait mal avec le républicanisme dont ils faisaient profession: c'étaient Salicetti[44], Stévenotte[45], Savary, Berlier, Aréna... Madame de Staël sourit au contraire d'une manière toute gracieuse en leur rendant leur salut.

—Voilà, dit-elle à Lucien, des hommes qui croient faire un acte de patriotisme en ne me saluant qu'avec réserve, et en vérité, ajouta-t-elle en riant, je dois vous remercier de m'avoir fait la faveur de me parler.

LUCIEN BONAPARTE.

Eh! pourquoi donc?

MADAME DE STAËL.

Comment! vous ne savez pas que Mouquet[46] a parlé contre moi et le pauvre boiteux à la société de la rue du Bac? qu'il nous a dénoncés comme ayant des intrigues avec les royalistes et le club de Clichy... et qu'il ne propose rien moins que de déclarer la patrie en danger?... Ce sont de pareilles extravagances, ajouta-t-elle plus sérieusement et avec cet accent pénétrant qui avait tant d'action sur ceux qui l'écoutaient, ce sont de pareilles folies qui perdent la France.

Plusieurs personnes qui survinrent séparèrent en ce moment Lucien de madame de Staël, et il ne put lui répondre. Ces hommes qui arrivaient alors étaient du corps diplomatique: c'étaient M. de Musquitz, ambassadeur d'Espagne, M. le baron de Sandoz, ministre de Prusse, Bonardi, de la république Ligurienne, le duc Serbelloni, pour la Cisalpine, M. Abel, pour l'électeur de Wurtemberg, MM. de Mont et Sprecher, pour les ligues Grises... Tous vinrent auprès de madame de Staël, dont la conversation avait un charme d'attraction qui amenait toujours un cercle d'auditeurs autour d'elle et faisait, de la place où elle était, le centre où venait tout ce qui était bien et spirituel dans un salon; les femmes ne l'aimaient pas... Je le crois bien!

—Voyez-vous, dit-elle à M. de Zeltner, qui ne la quittait pas en sa qualité de compatriote, voyez-vous cet homme? il est sous le poids d'une enquête que les Conseils demandent à grands cris contre lui, mais le Directoire le défend, et il fait bien de défendre ses œuvres. Cet homme fut envoyé par lui en Suisse pour faire tête à l'orage, et il fut heureux d'abord, mais ensuite la fortune changea; on lui en fait un crime, et on a tort.

M. DE ZELTNER.

Qui donc est-il?

MADAME DE STAËL

Le général Schawembourg[47].

M. DE ZELTNER.

Eh quoi! celui qui eut chez nous une conduite si sévèrement probe!... Mais il refusa, je crois, l'offre d'une somme assez forte faite par les cantons à l'armée française?

MADAME DE STAËL.

Sans doute; et pour mon compte, je l'aurais accueilli au lieu de le rappeler... Mais le Directoire ne fait pas toujours ce qu'il veut, bien qu'il soit un roi en cinq parties. Les Conseils contiennent des têtes ardentes qui viennent souvent entraver les mesures très-sages du Gouvernement. Mais ici le Directoire a montré de la fermeté jusqu'à un certain point, en accueillant le général Schawembourg.

M. DE ZELTNER.

Oui, sans doute; cependant, en le mandant à Paris pour rendre compte de sa conduite, il l'a placé dans une position singulière.

MADAME DE STAËL.

Je connais plusieurs traits de lui qui lui font honneur... Mais j'aurai toujours à lui reprocher une action qui pour moi fut presque un crime: c'est la destruction du couvent de Notre-Dame des Ermites, dans le canton de Schwitz... C'est un vandalisme dont le bon goût devait préserver ce vieux monument que les voyageurs chercheront maintenant avec peine, en n'y trouvant plus que des ruines, qui encore ne sont pas l'ouvrage du temps.

Une jeune femme passa devant madame de Staël et la salua avec un sourire qui embellit encore sa physionomie jeune et de bonne humeur.

—Quelle est cette belle personne? demanda M. de Zeltner.

MADAME DE STAËL.

Une aimable et charmante femme, à laquelle je vous présenterai si vous le voulez. Elle est ici dans sa famille, car c'est la fille de la nation.

M. DE ZELTNER.

Mademoiselle de Saint-Fargeau!

MADAME DE STAËL.

Elle-même! N'est-ce pas qu'elle est bien belle? Eh bien! cette charmante jeune fille, étant riche autant que jolie, a choisi un étranger pour mari: elle est madame de Witt, elle a épousé le fils des grands-pensionnaires ou plutôt leur descendant; elle a une immense fortune, dont elle jouit et avec laquelle elle est disposée à s'amuser et à faire de la vie tout autre chose qu'une longue pénitence, je vous jure: elle danse, rit, court tout le jour, passe la nuit dans les fêtes et trouve à peine le temps du sommeil.

M. DE ZELTNER.

Elle est si fraîche que cela se croit à peine; elle est plus vermeille que ses roses.

La jeune femme[48] qui occupait madame de Staël et M. de Zeltner était en effet bien jolie. Fraîche comme les roses qui formaient sa couronne et la garniture de sa robe, elle avait de plus un parfum de jeunesse, une vie si apparente, que l'œil le plus attristé devenait moins sombre en s'arrêtant sur elle... Elle était grande, mais sa taille ne nuisait ni à sa légèreté en dansant, ni à sa démarche et à sa tenue habituelle; elle dansait en ce même instant, et le bonheur animait tous ses traits.

—Voilà un modèle digne de vous pour une Hébé, dit madame de Staël à un homme qui arrivait auprès d'elle et la saluait. C'était David.

—Je crois, répondit-il, qu'elle a déjà été peinte ainsi par Guérin. C'est même un de ses premiers tableaux. Girodet a fait également son portrait en muse, mais il a mal réussi; et Girodet, lui-même, a défait son ouvrage. C'est bien, cela! C'est d'un véritable artiste. Détruire son œuvre lorsque la voix de l'art nous avertit que c'est mal, c'est prouver du talent. La médiocrité seule se croit parfaite.

Et saluant madame de Staël, il passa.

—Cet homme, dit-elle, me fait mal à voir... Sa laideur amère peut à peine être tolérée à côté de son beau talent... Et puis...

Et elle passa sa main sur son front, qui se plissa comme devant un souvenir pénible.

—Madame la baronne paraît bien absorbée ce soir, dit un homme qui arrivait auprès d'elle.

À ce titre, qui était peu prononcé dans ce lieu, madame de Staël leva les yeux en tressaillant et sourit ensuite au nouveau venu: c'était le baron de Reitzenstein, ministre plénipotentiaire de Bade près de notre république.

—Vraiment non, répondit madame de Staël à sa remarque, mais je suis quelquefois dominée par un souvenir: s'il est doux, je lui souris... s'il est amer, il me rend triste.

LE BARON.

Le Directeur a ce soir une belle et charmante réunion. En vérité, continua-t-il plus bas, on croirait se retrouver dans la France de Louis XIV!

Madame de Staël ne dit rien; elle se contenta de sourire, et fit un signe de tête dont il est impossible de rendre l'expression... Elle voulut répondre, mais une foule d'hommes arrivaient près d'elle en ce moment: c'étaient Milet-Mureau[49], ministre de la Guerre; Robert Lindet, ministre des Finances; M. de Reinhard, ministre des Affaires étrangères; Fouché, qui déjà avait saisi le ministère de la Police...; Maret, dont l'aimable esprit était apprécié à sa valeur par une femme qui savait discerner mieux que personne la supériorité là où elle était... Berruyer, notre bon et brave Berruyer, qui, déjà à cette époque, avait le commandement de l'Hôtel des Invalides; c'était Dubois de Crancé, qui, quelques semaines plus tard, devait prendre la place de Milet-Mureau; puis encore un homme parfaitement aimable et dont madame de Staël goûtait fort la conversation: c'était M. Petiet...

—Nous venons tous autour de vous, madame, lui dit-il, pour avoir un peu notre part de cette bonne causerie qu'on ne trouve pas au milieu de cette foule joyeuse qui s'amuse en se menaçant et en faisant du bruit...

Madame de Staël fit asseoir auprès d'elle quelques-uns des hommes qui étaient autour de son fauteuil, et une conversation s'établit dans une partie du salon qui précédait la salle où l'on jouait et où madame Tallien et Barras avaient autour de leur table une foule pressée, et devant eux, des monceaux d'or. On n'aurait pas dit, en les voyant, que la France souffrit des maux aussi cruels... et surtout la famine!... Dans cet instant, une femme d'une taille moyenne, mise avec une extrême élégance, passa devant eux avec Gohier, dont elle tenait le bras, et madame Gohier: c'était madame Bonaparte... Joséphine, celle qui plus tard devait être reine de France!.... Elle salua cérémonieusement madame de Staël en passant devant elle... À peine fut-elle entrée dans le salon où se tenait Barras, qu'il se leva, alla au-devant d'elle, et, lui prenant la main, la conduisit à un fauteuil, et madame Tallien, quittant son jeu aussitôt que sa mise fut perdue, vint aussi se placer auprès d'elle, ainsi que madame de Château-Regnault; elles étaient fort intimement liées alors toutes trois, et rien ne faisait présumer que quelques mois à peine seraient écoulés qu'elle-même serait en souveraine dans ces mêmes salons où régnait maintenant madame Tallien.

—Avez-vous des nouvelles? demanda Joséphine à Barras.

—Non, répondit-il, et rien ne fait présumer que l'Angleterre nous en veuille donner, ajouta-t-il plus bas en se penchant vers elle; mais ne parlons pas de cela ici... Venez, prenez mon bras, nous allons chercher Bourdon et concerter avec lui ce que nous pourrons faire.

MADAME TALLIEN.

Comment, ma belle, vous aurez le courage de lui donner votre bras avec cet horrible costume! Comment n'exigez-vous pas qu'il aille auparavant le quitter?... Si j'étais de vous, je ne me lèverais pas de mon fauteuil qu'il ne fût comme tout le monde... Je suis sûre que c'est d'avoir eu cet habit[50] devant mes yeux pendant toute la soirée qui m'a fait perdre mon argent.

BARRAS, la regardant avec une expression marquée.

Comment ne me l'avez-vous pas dit? Vos commandements sont, ce me semble, des lois auxquelles jamais je ne refuse obéissance, et depuis longtemps je serais comme vous le voulez si vous eussiez dit un mot.

MADAME TALLIEN.

N'avais-je pas dit que c'était affreux!...

Barras s'éloigna rapidement, et, en peu de minutes, il revint habillé comme toujours...—Voilà, dit madame Bonaparte, une obéissance des plus gracieuses... Maintenant, chère Thérèse, permettez-moi de prendre son bras et d'aller à la recherche de Bourdon... ou plutôt venez avec nous... Mes secrets ne sont-ils pas les vôtres?

Et passant son bras sous celui de madame Tallien, elles suivirent Barras au travers d'une foule tellement serrée que, sans son aide, elles n'auraient pas pu traverser; mais lui, faisant les fonctions d'un chambellan, les précédait en disant:

—Place, place à ces dames, Messieurs...[51] Ah! citoyen Savary[52], je suis charmé de vous voir... Faites-moi le plaisir de venir déjeûner avec moi demain matin, j'ai à vous parler... Prenez garde, Mesdames... Comment cela va-t-il, mon cher Rewbell[53]? dit-il en secouant amicalement la main d'un homme dont la physionomie ouverte, mais un peu sévère, n'était pas française dans son expression... Pourquoi donc ne vous vois-je plus? poursuivit Barras; depuis que le sort nous a séparés, vous ne connaissez plus le chemin du Luxembourg.—Citoyen Cambacérès, je vous ai attendu ce matin pendant une heure pour causer avec vous de l'affaire de ce malheureux Schérer[54]!... Le déchaînement est au comble contre lui... On veut un exemple!... Comment faire?...

CAMBACÉRÈS.

Citoyen directeur, j'ai eu l'honneur de vous faire observer que l'affaire du général Schérer n'était pas de mon département; il y a bien assez à faire de juger tous les voleurs publics et tout ce qui m'arrive chaque jour, sans y joindre les affaires du ministère de la Guerre.

BARRAS.

Mais vos lumières en jurisprudence, mon cher ministre, comment puis-je m'en passer? Vous êtes mon flambeau dans cette nuit si obscure des affaires qui m'accablent.

CAMBACÉRÈS.

Eh bien! puisque vous le voulez, citoyen directeur, je serai à vos ordres demain dans la matinée...—À sept heures... par exemple.

BARRAS.

À sept heures! Y pensez-vous!

MADAME TALLIEN.

À sept heures!... Mais, citoyen ministre, vous voulez donc tuer Barras?

MADAME BONAPARTE.

Et d'une triste mort encore!

CAMBACÉRÈS, réprimant un mouvement d'humeur.

Eh bien! donc, j'attendrai que vous me fassiez appeler, citoyen directeur, et si vous le permettez, je vais me retirer, car les sept heures de rigueur me sont commandées à moi; et pour que mon devoir soit accompli, il faut que je sois au travail à ce moment si incommode.

Et, saluant le directeur et les deux femmes, il passa dans l'autre salon pour se disposer au départ, laissant Barras stupéfait.

MADAME TALLIEN, riant.

Je crois, Barras, que vous venez d'avoir une leçon...

BARRAS.

Je le crois comme vous! en vérité, je le crois!

MADAME BONAPARTE.

C'est qu'il vous a parlé sévèrement par le regard encore plus que par la parole...

BARRAS.

Si je le croyais!...

MADAME TALLIEN.

Eh bien! que feriez-vous? Allons! ne soyez ni méchant ni humoriste. Nous sommes joyeux ce soir, et il faut l'être jusqu'au jour.—Cherchez et trouvez votre Bourdon, et finissons tout discours ennuyeux.—Il est minuit et demi; eh bien! lorsqu'une heure aura sonné à cette pendule, il est convenu et arrêté qu'il ne sera plus dit une parole qui ait rapport à une affaire. Je fais cette motion en la soumettant au président.

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