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Histoire des salons de Paris (Tome 3/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

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—Car je savais qu'il ressortait pour aller au bout de la maison, disait le misérable.

C'était vrai... Quant au brigand, il devait entrer pendant mon demi-sommeil... m'égorger, emporter toutes mes valeurs... et même tuer mon pauvre Louis s'il était arrivé, disait-il, avant qu'il eût fini.

Eh bien! quoique j'eusse fait tomber l'arme qui DEVAIT M'ASSASSINER de la main de cet homme, tout cela ne l'aurait pas fait condamner... lorsque la Providence éclaira les juges... Quelques mois auparavant, un horrible assassinat avait été commis à Croissy[121], sur la route de Saint-Germain. Les meurtriers s'étaient d'abord échappés... deux avaient été repris... mais c'étaient les moins coupables... Le monstre qui avait ordonné l'assassinat, et l'avait presque exécuté en entier, s'était sauvé, et depuis trois mois défiait toutes les recherches de la police... C'était mon juif!...—Il fut jugé et exécuté...

—Maintenant, madame la baronne, ajouta M. Vanberchem[122], vous pouvez prononcer et dire si je suis toujours un jeune fou courant devant moi sans regarder qui se met en travers!...

Madame de Staël avait été tellement saisie par l'intérêt de cette narration, qu'elle ne répondit pas d'abord à M. Vanberchem; elle le regardait avec une sorte de stupeur et comme étonnée qu'il fût , après avoir été aux prises avec un assassin armé lorsqu'il était sans défense et sans habit; ce qui rend la lutte corps à corps bien autrement difficile pour celui qui n'est pas vêtu.

—Pauvre garçon! dit-elle enfin, pauvre garçon! et moi qui croyais qu'il ne se levait qu'à midi! qu'il était un sybarite ne soulevant que des roses... Pardon, mon héros!...

Et elle lui tendit sa main, qu'il reçut en mettant un genou en terre, et baisa avec autant de tendresse que si elle eût appartenu à la plus belle femme de France. Elle ne pouvait, au reste, être mieux qu'elle n'était, cette main... car madame de Staël avait les plus belles mains et les plus beaux bras que j'aie vus de ma vie.

Ce fut pour Benjamin Constant qu'elle souffrit son premier exil de Paris. Napoléon ne l'aimait pas, et même il était injuste pour elle... Il ne voulait pas qu'une seule voix s'élevât contre lui... Jugez de ce qu'une voix de femme devait lui donner de colère!

Madame de Staël était en tout noble et grande; son cœur était comme son esprit.... Tout en elle avait de vastes proportions...: aimant, adorant la liberté, elle prit parti pour les tribuns qui crièrent hautement contre le despotisme de Napoléon, qu'ils prévoyaient.... Je crois cependant qu'en donnant à sa conduite le nom de tyrannie, ils se sont trompés.

Madame de Staël voyait donc souvent Benjamin Constant; il était son ami le plus intime à cette époque, et toutes ses pensées étaient les siennes; toutes ses opinions, elle les partageait. Il fit un discours pour attaquer Napoléon, et, loin de l'en dissuader, madame de Staël l'y encouragea: plus elle avait été sincèrement dévouée à la cause de la République, et plus elle croyait qu'elle se devait à elle-même de ne point faiblir au moment où cette République était en danger.... Un jour Joseph Bonaparte fut la voir; il l'aimait d'une véritable et tendre amitié; c'est un homme d'esprit et de cœur, et fait pour comprendre madame de Staël. Elle vit qu'il était préoccupé, et lui en demanda la cause.

—C'est de vous, lui dit-il.

MADAME DE STAËL.

De moi!...

JOSEPH BONAPARTE.

De vous-même... Mon frère m'a parlé de vous hier. Il connaît l'amitié que je vous porte, et il m'a fait des plaintes.

MADAME DE STAËL.

Sur quoi?

JOSEPH BONAPARTE.

Sur votre société d'abord; mais ce n'est pas là le vrai grief... Est-il vrai que vous vous soyez laissée aller à dire des mots piquants et amers?

MADAME DE STAËL.

Mais... non...

JOSEPH BONAPARTE, sans paraître remarquer l'hésitation.

Mon frère vous porte de l'intérêt, et j'en ai eu la preuve dans ce qu'il m'a dit.

MADAME DE STAËL, vivement.

Sur moi!...

JOSEPH BONAPARTE.

Sans doute... Il m'a dit: Mais que veut-elle? demeurer à Paris? je le lui permettrai... Le paiement du dépôt de son père? je l'ordonnerai. Enfin que veut-elle? qu'elle dise ce qu'elle veut.

À mesure que Joseph Bonaparte parlait, madame de Staël devenait plus sérieuse. Cette vivacité qu'elle avait montrée disparaissait et ne se manifesta plus que par une vive impatience avec laquelle elle s'écria:

—Eh! mon Dieu, il n'est pas question de ce que je veux, mais de ce que je pense...

—L'orage gronde, dit madame de Staël à Benjamin Constant le même jour; et elle lui raconta ce que lui avait dit Joseph Bonaparte, et sa réponse.

—Vous avez eu tort, lui dit Benjamin Constant, ne le bravez pas ainsi;... il sait par où vous êtes vulnérable. Soyez prudente.

—Ah! vous avez raison, s'écria-t-elle tout en larmes à la seule pensée d'un exil... Oui, sans doute, il connaît ma faiblesse... Il sait que me défendre Paris, c'est me tuer... Oh! le fantôme de l'exil me poursuit.... C'est par la terreur qu'il me cause que je suis capable de plier devant la tyrannie...

En la voyant tellement impressionnée, Benjamin Constant ne voulait pas lui lire le discours qu'il devait prononcer au Tribunat quelques jours après; mais elle l'exigea. Ce discours était d'une force à causer non-seulement des craintes pour l'avenir à Napoléon, mais bien aussi pour le présent, quelque amour que la France eût pour lui.

—Dois-je le prononcer? dit Benjamin Constant à madame de Staël.

—Oui, lui répondit-elle avec fermeté.

Il le prépara.

La veille du jour où il devait parler, Lucien Bonaparte vint chez madame de Staël: Carion de Nisas, Rœderer, Sicard, M. de Narbonne, une foule de personnes dont la conversation, avec des nuances différentes, était chère à madame de Staël, s'y trouvaient. Entraînée elle-même par l'attrait qui agissait sur elle, madame de Staël fut parfaitement aimable; son éloquent esprit faisait jaillir des étincelles à chaque mot, et provoquait à son tour de nouveaux jets lumineux chez ceux avec qui elle conversait. Naturellement vive et facile à détourner, elle avait oublié peut-être la pensée qui envahissait son âme quelques heures auparavant... On servit le thé; dans le dérangement qu'il causa, Benjamin Constant s'approcha de madame de Staël et lui dit très-bas:

—Regardez, voilà votre salon rempli de gens qui vous plaisent; si je parle, demain il sera désert; pensez-y.

Elle tressaillit et demeura un moment silencieuse, mais ce moment fut court.

—Il faut suivre sa conviction, lui dit-elle avec une noble assurance.

Cette réponse est belle, parce qu'elle est consciencieuse; mais madame de Staël a dit elle-même que si elle avait pu prévoir tout ce qu'elle en a souffert, elle n'aurait pas refusé l'offre que Benjamin lui faisait de garder le silence pour ne pas la compromettre.

C'était une grande journée pour madame de Staël, que celle où son ami devait signaler et stigmatiser pour ainsi dire la tyrannie, ou du moins ce qu'ils appelaient ainsi. Pour la célébrer dignement, madame de Staël voulut réunir les personnes qui lui paraissaient se convenir le mieux. Toutes, à très-peu d'exceptions près, tenaient au nouveau gouvernement... À quatre heures, madame de Staël reçut un billet d'excuse; un quart d'heure après, il en vint trois; dans l'espace d'une heure, elle en avait reçu dix!...

Elle a dit elle-même que les deux ou trois premiers ne lui causèrent que la contrariété qu'éprouve toujours une maîtresse de maison en recevant l'annonce d'une place vide; mais ensuite, elle comprit le motif de ces refus, et son cœur fut alors profondément blessé...

Pendant quelques jours, la tempête gronda sourdement... Enfin, un jour de réception publique aux Tuileries, Napoléon s'approcha brusquement de Joseph et lui dit très-haut:

—Qu'allez-vous faire chez madame de Staël? C'est une maison dans laquelle on ne voit que mes ennemis; personne de ma famille n'y doit aller.

Dès le même soir, vingt personnes cessèrent d'aller chez madame de Staël; et comme il fallait une raison au moins apparente pour ne plus voir une femme qui gardait cent mille livres de rentes (car si elle eût été ruinée, on eût été encore plus insolent avec elle sans se gêner: c'est un si grand crime que de perdre sa fortune!), comme personne ne pouvait arguer un tort de madame de Staël depuis le 18 fructidor, on la blâma d'avoir donné son secours à M. de Talleyrand, et de l'avoir fait nommer ministre des Affaires étrangères; et les mêmes personnes allaient et dînaient chez M. de Talleyrand tous les jours... chez ce même M. de Talleyrand qui était aussi ministre des Relations extérieures sous le consulat, parce que le 18 brumaire l'avait trouvé sans place et remercié.

Enfin, peu à peu, le salon de madame de Staël devint désert, excepté quelques amis qui ne l'abandonnèrent jamais.

Un matin, Fouché, alors ministre de la police, la fit prier de passer à son ministère; c'était pour lui dire que le premier Consul, mal informé, sans doute (par lui-même), la soupçonnait d'avoir travaillé au discours de Benjamin Constant.

—Il est trop supérieur pour avoir recours à l'esprit d'une pauvre femme, lui répondit madame de Staël.

Et telle était en effet sa modestie, qu'elle le pensait; elle avait sans doute une juste idée de son beau talent, mais elle ne se jugeait[123] pas la première de toutes. Elle défendit ensuite Benjamin Constant avec la chaleur de l'amitié, et fit pour lui ce qu'elle n'aurait pas fait pour elle; elle pria!... Fouché, qui, à cette époque de sa vie, voulait, à ce qu'il paraît, avoir une apparence, peut-être même une réalité de bonté, lui promit de la servir, et lui conseilla de passer quelques jours à la campagne.

—L'orage s'éloignera, lui dit-il, pendant ce temps.

Mais au lieu de s'éloigner, il éclata plus furieux encore qu'on ne l'avait présumé; seulement ce fut quelques mois plus tard.

J'ai déjà dit que beaucoup de personnes désertèrent les salons de madame de Staël; cependant quelques amis de cœur lui demeurèrent fidèles, comme madame Récamier et quelques autres; mais pour M. de Talleyrand, par exemple, il n'y mettait pas le pied!... En vérité, si ce n'était pas de l'histoire, on aurait honte pour soi-même à l'écrire.

Mais en revanche, le corps diplomatique, tout ce qu'il y avait à Paris d'étrangers de marque, allait chez madame de Staël. Le corps diplomatique avait alors plusieurs personnes agréables: le marquis de Luchesini, ministre de Prusse, et sa femme madame de Luchesini; le marquis de Gallo, ministre de Naples, et sa femme la marquise de Gallo; l'ambassadeur de Russie, M. de Marcoff, qui succéda à un autre dont j'ai oublié le nom, et qui était bien insignifiant; M. de Cobentzell (Louis), qui vint pour négocier avec Joseph et signer le traité de Lunéville. C'était un homme parfaitement ridicule; je l'ai peint ainsi dans mes Mémoires, parce que jamais je ne le vis autrement: il était d'une nature carnavalesque, si l'on peut faire ce mot, que je n'ai vue qu'à lui.

L'hiver qui suivit cet été fut très-doux pour madame de Staël, quoiqu'elle se privât de voir beaucoup d'amis qu'elle chérissait; elle aimait passionnément à faire le bien, et fit rentrer en France une foule d'émigrés dont Fouché lui accorda la radiation. Celle de M. de Narbonne[124] devint définitive par ses soins; il aimait à le dire. Madame de Staël, aimant le monde et vivant au milieu d'étrangers, s'étourdissait sur la privation d'une société plus intimement française; mais ce n'étaient pas M. Demidoff, M. Diwoff, même le prince Gagarin (Grégoire), tout aimable qu'il était, qui pouvaient remplacer tout ce qu'elle perdait par cette sorte de retraite dans laquelle elle vivait.

Mais bientôt ses inquiétudes se renouvelèrent; le Tribunat était plus remuant que jamais. Nisas, qui venait d'être sifflé pour Pierre-le-Grand avec une énergie digne d'une meilleure cause, Nisas se vengeait du public dramatique sur le public politique; il parlait avec une vraie rancune, disait madame de Staël... et cela contre des innocents!... Cette opposition était ridicule en elle-même, puisque le pouvoir était nommé par le peuple: en Angleterre, cela va tout seul; mais à l'époque du Tribunat, Napoléon n'était pas Empereur par la grâce de Dieu et les constitutions de l'Empire; il était Consul pour dix ans, et nommé par le peuple ou ses représentants; c'était un fait... Et cependant, il y avait de nobles cœurs dans ce Tribunat et dans le Corps-Législatif!... mais ils croyaient que toutes les actions du premier Consul tendaient à faire revenir ce qu'on avait détruit.

Au milieu de ces murmures, une nouvelle répandit tout à coup l'espoir d'un heureux avenir, et le premier Consul fut béni... c'était la signature des préliminaires de paix avec l'Angleterre. Madame de Staël était à Coppet; elle ne revint à Paris qu'après les fêtes et accablée d'une tristesse qui ne pouvait qu'être remarquée au milieu de la joie publique.

—Pourquoi donc n'être pas revenue pour les réjouissances de la paix? lui dit la comtesse Diwoff.

—Que voulez-vous qu'on fasse dans une fête avec un cœur affligé? répondit madame de Staël.

Maintenant, il me faut parler de madame de Staël avec justice. Je suis très-vivement attirée vers elle, parce que je la connais, et que ses excellentes qualités, son génie, son âme, tout la fait aimer; mais elle avait une imagination tellement vive, que souvent elle fut entraînée plus loin que la raison, ses intérêts et ceux de ses enfants ne le lui commandaient. Madame de Staël, aussitôt que la mésintelligence fut bien reconnue entre elle et Bonaparte, prit à tâche de ne laisser entrer dans son salon que les ennemis les plus reconnus du premier Consul; elle blâmait hautement tous les actes de son gouvernement, elle s'en moquait. Bernadotte, celui de tous les généraux de l'armée que l'Empereur détestait le plus, et dont il était le moins aimé, Moreau, sa femme, enfin tout ce que Paris renfermait de mal pensant contre Napoléon était accueilli chez madame de Staël.

Cependant, Delphine venait de paraître; ce roman, qui contient tant de belles pages et des scènes entières d'une beauté achevée, fit encore parler de madame de Staël quand il aurait fallu qu'elle se fît oublier. Le premier Consul mit une aigreur à l'attaquer lui-même que je ne lui ai vue pour personne... il était évidemment irrité.

Ce fut alors que la paix fut rompue avec l'Angleterre. Je ne puis être ici non plus du même avis que madame de Staël. Elle prétend que Bonaparte n'a fait la paix d'Amiens que pour faire la guerre ensuite. C'est un dire comme un autre; mais aujourd'hui la politique de l'Angleterre est connue. Nous savons combien nous la pouvons apprécier! Non, Bonaparte fit la paix de bonne foi; ce fut l'Angleterre qui fut traîtreusement parjure après la paix d'Amiens. Mais avec la même vérité, je déclare que j'ai toujours été révoltée de l'arrestation arbitraire des Anglais. Le général Junot pensait tellement de même qu'il se refusa à mettre ces malheureux en prison[125], et il eut le bonheur de diminuer le blâme déversé sur l'Empereur. Mais quelle que fût la conduite de Napoléon, madame de Staël devait garder le silence. Loin de là, le salon de Coppet fut le rendez-vous de tous les Anglais mécontents qui voyageaient en Suisse. Elle les consolait, en répétant leurs plaintes, en les exagérant, en se moquant avec toute la force et l'amertume de son esprit de cette expédition d'Angleterre, répétant tous les bons mots qu'on faisait sur les péniches, les bateaux plats; ne manquant enfin aucune des occasions d'irriter Napoléon; épousant les haines qu'on lui portait, repoussant les affections... enfin ne pouvant faire plus que ce dont j'ai été témoin. Et c'est au milieu de cette manière d'être, en faisant pour ainsi dire la guerre à Napoléon, que madame de Staël s'imagina de rentrer en France. Elle se crut oubliée de lui, et quitta la Suisse pour revenir dans un pays qui n'était pas sûr pour elle. Mais où croit-on qu'elle s'établit? à Paris? pas du tout. Dans une petite campagne à dix lieues de Paris même... Dans la position délicate de madame de Staël, il ne fallait s'exposer à rien... Un ami vint l'avertir qu'un gendarme viendrait la chercher pour lui signifier l'ordre de quitter Paris.

Cette nouvelle terrassa la malheureuse femme. Exilée... quitter Paris!... C'était une cruauté à laquelle jamais Napoléon ne se laisserait aller... Hélas! elle oubliait tous les mots piquants, et même méchants, qu'elle avait vraiment dits sur lui, lorsqu'il n'avait encore eu d'autres torts que de ne pas faire assez d'attention à elle! Ne savait-elle plus que l'amour-propre, lorsqu'il est blessé, ne se cicatrise jamais?... Mais elle avait agi inconsidérément, et elle oubliait, parce que le mal qu'elle avait dit n'était qu'en paroles et ne partait pas de son cœur.

Regnault de Saint-Jean-d'Angély fut admirable pour madame de Staël; il l'adressa à madame de la Tour, sa mère adoptive, et celle de sa famille. Et là, le plus beau talent qui ait illustré notre sexe passait les nuits et les jours dans une petite campagne à dix lieues de Paris, pleurant, ne prenant aucune nourriture, et se disant avec désespoir: Si je suis exilée, c'est pour toujours!...

Et à cette pensée son cœur se brisait, elle fondait en larmes et croyait mourir.

La nuit, elle demeurait à la fenêtre, à peine vêtue, écoutant dans le calme de la campagne s'il était troublé par le pas d'un cheval de gendarme; pendant ce temps Joseph et Lucien faisaient tous leurs efforts pour la sauver de cet exil qu'elle regardait comme un arrêt de mort.

«Que je meure en France, mais près de Paris, écrivait-elle à Joseph... à dix lieues!... et je le remercierai, je le prierai comme Dieu même...»

Lorsque quelques jours furent écoulés sans une nouvelle alerte, madame de Staël, rassurée, fut à Saint-Brice chez madame Récamier, qui lui fit proposer d'aller chez elle, car elle fut toujours un ange de bon secours. Madame de Staël trouva ce séjour ce qu'il était, un paradis... tout y était d'accord avec celle qui l'habitait. C'était un beau pays, bien frais, bien ombreux, bien paisible; en se promenant sous les ombrages de Saint-Brice, on se sentait reposé des fatigues de la journée comme de celles d'une vie agitée.—C'était l'influence de madame Récamier qu'on rencontrait encore.

Enfin, rien ne se montrant hostile, madame de Staël retourna chez elle... Elle y était depuis deux jours sans que rien de nouveau fut venu l'alarmer, lorsqu'un jour, étant à table à quatre heures avec quelques amis, dans une salle d'où l'on voyait le grand chemin et la porte d'entrée, madame de Staël vit un homme à cheval en habit gris s'arrêter et sonner... Elle tenait en ce moment une grappe de raisin à la main.... Elle la laissa échapper et devint d'une pâleur mortelle:

—Qu'avez-vous? s'écrièrent ses amis.

—On vient m'arrêter, murmura-t-elle d'une voix faible.

C'était vrai!

Cet homme était le commandant de la gendarmerie de Versailles; il lui apportait l'ordre terrible et redouté d'aller à quarante lieues de Paris.

—J'ai mis par ordre un habit gris pour ne pas vous effrayer, madame... mais je dois vous faire observer qu'il faut que nous soyons partis dans vingt-quatre heures.

—On fait partir de cette manière des conscrits et des matelots, monsieur, lui dit madame de Staël avec hauteur. J'ai affaire à Paris, mes enfants n'ont rien ici. Je ne puis partir avant trois jours[126].

Le gendarme avait été choisi parmi ses confrères, et il était poli; il monta dans la voiture de madame de Staël. En passant devant Saint-Brice, madame de Staël s'arrêta chez madame Récamier; mon mari s'y trouvait; son âme généreuse fut indignée de ce que le premier Consul venait de faire... il promit à madame de Staël de parler dès le lendemain pour elle avec la plus grande chaleur. En revenant le soir, il me parla de cette rencontre; il avait le cœur brisé... Il parla comme pour sa propre sœur... Tout fut inutile.

—Quel intérêt prends-tu donc à cette femme? s'écria enfin Napoléon en frappant du pied avec violence.

—L'intérêt que je porterai toujours à un être faible souffrant par le cœur... Et puis cette femme serait enthousiaste de vous, mon général, si vous le vouliez... Je le prierai tous les jours comme on prie Dieu, me disait-elle encore ce matin[127]...

—Oui, oui, dit Napoléon, je la connais; mais passato il pericolo, gabbato è il santo!—Non, non, entre elle et moi plus de trève ni de paix; elle l'a voulu. Qu'elle en porte la peine.

Tout fut inutile. Junot, Joseph, Regnault, Lucien..., Fontanes..., tout ce qui approchait Napoléon parla et fut repoussé; Junot alla lui porter cette affreuse nouvelle qui la rendit presque insensée... Alors il fallut partir... Chaque matin, elle demandait un sursis d'un jour, et, quand elle l'avait obtenu, il lui paraissait qu'elle avait gagné une année!... Oh! que Napoléon avait habilement choisi la place où il fallait frapper!... La vue du désespoir de madame de Staël a longtemps poursuivi Junot jusque dans son sommeil.

Enfin il fallut partir! la veille, ce bon Joseph, sa femme, cette pieuse princesse que les grâces du Ciel devraient combler, emmenèrent l'exilée à Morfontaine... Ce titre ne fut qu'un motif de plus pour qu'on lui prodiguât les égards les plus empressés et les plus touchants..., et pourtant elle souffrait, la pauvre femme!... elle souffrait, elle souffrait bien!... elle avait la griffe au cœur, comme elle le disait.

Elle partit de Morfontaine, et fut attendre dans une mauvaise auberge, à deux lieues de Paris, le résultat d'une dernière tentative pour savoir si elle pouvait aller en Prusse. Hélas! tout pour elle devenait une difficulté! Elle attendit; il semblait que le mot réussir ne pouvait plus être employé pour elle; tout devenait impossible...; elle ne savait plus que craindre et pleurer... Et qui de nous n'aurait aussi pleuré en voyant cette femme dont le nom était deux fois prononcé avec orgueil par nous? car nous la regardons comme à nous; et son père[128] avait assez donné de preuves qu'il avait un cœur français pour que la France le reconnût pour un de ses fils... Qui donc n'aurait pleuré en voyant cette femme avec des enfants et des domestiques, attendant dans une mauvaise salle basse d'une auberge de village qu'il lui parvînt une dernière réponse d'un ami... de Joseph...? Cette réponse n'arrivait pas! N'osant pas rentrer dans Paris, n'osant pas attirer l'attention par un séjour prolongé, elle partit et fut attendre dans une autre auberge à la même distance.

Cette vie errante, comme celle d'une criminelle, lui était odieuse, et cette solitude... cet isolement... cette douleur silencieuse qui redoublait en se refoulant au cœur...! Comme elle souffrait!...

Si che tornò la flebile parola
Più amara in dentro
A rimbombar sul cuore.

Plusieurs années après, madame de Staël frissonnait encore en se rappelant cette auberge, cette chambre obscure et fétide; elle revoyait dans son souvenir la fenêtre, la maison, le chemin par lequel le messager arriva enfin!... Hélas! elle avait fondé un dernier espoir sur le retour de cet homme... Il ne rapportait que des lettres de recommandation pour Berlin, et une lettre de Joseph Bonaparte pour elle, contenant un adieu d'une tendresse noble et douce; mais une consolation lui était arrivée avec cette lettre, un ami voulait l'accompagner pendant quelques lieues... Benjamin Constant; mais il aimait beaucoup Paris aussi lui! Devait-elle lui imposer par la tyrannie du cœur ce qu'elle reprochait si amèrement à la tyrannie despotique! Non, lui dit-elle, non, vous ne partirez pas!... mais il le voulut et il l'accompagna.

Hélas! l'infortunée avait besoin d'avoir auprès d'elle un ami qui la comprît et soulageât son âme de ce poids affreux qui l'étouffait... À chaque tour de roue il lui semblait éprouver une douleur profonde..., et lorsque les postillons se réjouissaient de l'avoir conduite rapidement, elle se sentait prête à pleurer... C'est ainsi qu'elle fit quarante lieues sans savoir presque où elle était, et ne comprenant qu'une chose, c'est qu'elle était exilée!...

Hélas! une autre peine devait bientôt faire pâlir celle-là!... Une peine devant laquelle toutes les autres devaient fléchir..., celle de la mort de son père!...

Ce fut à Weymar que le courrier chargé de cette nouvelle la rencontra; mais on la lui cacha et on ne lui remit qu'une lettre annonçant son danger. Elle partit aussitôt en demandant à Dieu un moment, une heure, pour qu'elle pût arriver à temps pour recevoir la bénédiction paternelle!... Et quand elle priait pour lui, le vieillard priait déjà pour elle dans un monde meilleur!

SALON DE SEGUIN.
AN VII ET AN VIII (98 ET 99).

Après les choses sérieuses que nous venons de raconter, c'est un agréable délassement que de reporter sa pensée sur Seguin et sa maison. Pour qui n'a pas connu cet homme, la chose sera toujours amusante: seulement elle sera moins croyable.

Seguin était un chimiste assez habile, qui fit une bonne application de son savoir aux choses utiles. Ayant une fortune déjà faite, quoique modeste, il travailla avec activité aux découvertes importantes que Lavoisier avait commencées et que Fourcroy continuait. En l'an III, Fourcroy fit un rapport favorable sur sa tannerie qui le mit à même d'obtenir des fournitures de cuirs pour les armées. Bientôt sa fortune fut centuplée; il devint riche à compter par millions... Alors il voulut une femme bien née et bien apprise, parce qu'il n'était ni l'un ni l'autre, et une victime fut livrée à cet homme, pour apprendre à l'infortunée que le bonheur n'existe pas sous des courtines de velours et des lambris dorés.

Seguin n'était pas fou, mais il en avait toute l'apparence; et, s'il y eût tenu autant que M. Émile Deschamps, il pouvait se faire passer pour un habitant de Charenton. Eh bien! tel est l'empire de la mode, que les bals de Seguin, donnés par lui dans sa jolie maison de la rue d'Anjou, devinrent en peu de temps si courus, qu'il refusait à peu près cinquante personnes tous les mardis, jours de ces mêmes bals.

Il y avait alors dans Paris une manie singulière: c'était celle de la danse; on portait cet art au-delà de tout autre; et, pour qu'une jeune fille fût bien élevée, il fallait qu'elle dansât comme mademoiselle Chevigny ou mademoiselle Chameroy. Les hommes avaient aussi le même entêtement: lorsqu'une maîtresse de maison donnait un bal, elle avait grande attention de mettre d'abord sur la liste les demoiselles qui dansaient le mieux; pourvu qu'une femme eût une fille belle danseuse, elle était sûre d'être invitée. Quant aux hommes, plusieurs ne devaient leur admission dans le monde qu'à leur talent pour la danse. M. de Trénis, par exemple, n'était connu que pour cela, bien qu'il valût beaucoup mieux; M. de Châtillon et beaucoup d'autres. M. Laffitte seulement et M. Dupaty avaient d'autres droits pour être admis dans la bonne compagnie...

Seguin avait deux passions fort opposées pour la manière de les satisfaire: la chasse et la danse; il les aimait toutes deux avec excès, et pourtant chassait en dépit du bon sens, ne dansait jamais, et ne savait pas faire une assemblée. Seguin était un type bien curieux à observer.

Lorsque sa maison de la rue d'Anjou fut arrangée avec toute l'élégance et le luxe que l'avarice porte à l'excès, comme on sait, lorsqu'elle veut paraître, Seguin ouvrit sa maison; sa femme en faisait alors les honneurs, et du moins on y trouvait un accueil convenable. Mais qu'on juge de l'étonnement de chacun, lorsqu'en arrivant dans un salon meublé avec une recherche tout élégante, après avoir traversé un vestibule rempli de fleurs et chauffé à une température d'été, ainsi qu'un escalier garni de tapis et de nattes indiennes, après avoir parcouru plusieurs pièces remplies d'objets d'arts et de magnifiques tableaux, on trouvait un maître de maison en redingote et EN PANTOUFLES... Si Seguin avait voulu faire une insolence à ceux qui venaient chez lui, il aurait alors bien fait de continuer, parce qu'on aurait mérité d'être traité ainsi, puisqu'on le souffrait; mais la chose était toute naturelle chez lui: c'était un sauvage éloigné même de toute volonté de civilisation. En recevant ainsi, il croyait vous mettre à votre aise vous-même, et n'en allait pas moins dans tous ses magnifiques salons, se promenant comme s'il eût été frisé comme Cambacérès et l'épée au côté; il veillait à ce que l'orchestre fût excellent, et que les contredanses fussent jouées par Julien, homme à la mode comme Strauss l'est aujourd'hui pour faire danser. Sa manie de bal était portée si loin, qu'il fit faire par Julien des contredanses pour son bal expressément, et qu'on ne pouvait jouer ailleurs, à moins que ce ne fût par réminiscence; mais, quant à Julien, la chose lui était défendue... Il avait aussi composé des quadrilles: car le malheureux jouait du violon; mais jamais nous ne pûmes danser ses contredanses, et il en fut pour sa dépense de temps, et nous ne les dansâmes pas.

Les femmes priées chez Seguin étaient, la plupart, choisies dans la haute banque élégante de Paris: c'était madame de Rougemont, alors jeune et charmante; madame Malet, madame Hamelin, madame Doumerc, mademoiselle Doumerc (depuis madame Delannoy), madame Roger, et une foule d'autres; mais, en tête de toutes, il faut mettre madame Hainguerlot... Ensuite, il y avait plusieurs femmes de la société de la famille de madame Seguin; puis venaient les belles danseuses, telles que mademoiselle Charlot[129], mademoiselle Pérotin, mademoiselle Lescot (aujourd'hui madame Haudebourt), madame Hamelin, etc., et si je puis ajouter mon nom à cette liste, je l'y mettrai... Seguin, aussitôt que le bal était commencé, faisait sa tournée; il allait auprès de toutes nos mères pour demander, à l'une une gavotte, à l'autre le menuet de la cour, à une autre encore, la gavotte de la dansomanie... Et puis, lorsqu'il apprenait que l'une de nous dansait un pas quelconque autre que la gavotte, il ne laissait aucune cesse, aucun repos, que le pas ne fût dansé. Madame Hamelin et moi nous dansions un pas avec des variations dans les règles; à chaque reprise et à chaque variation de l'air, les pieds les répétaient aussi. C'était sur l'air des Folies d'Espagne, et avec accompagnement de harpe; cet air avait été arrangé pour madame Hamelin et moi, pour le danser à un bal qu'elle donna chez elle. Ma mère, qui l'aimait comme son enfant, voulut bien que je dansasse ce pas chez elle, mais non pas dans une maison étrangère. Seguin eut beau supplier ma mère, elle ne voulut jamais me le permettre. Nous dansions ce pas avec M. de Trénis, et Nadermann nous accompagnait sur la harpe; il avait été arrangé par Despréaux, mari de la fameuse demoiselle Guimard, et homme rempli d'esprit.

Monsieur de Trénis était non-seulement invité chez ma mère lorsqu'elle donnait des bals, ce qui avait lieu quatre fois au moins par hiver; mais il venait chez elle dans le courant de la semaine. Ma mère avait appris à l'apprécier; elle avait trouvé en lui d'autres qualités que de savoir danser la gavotte; il était donc mon danseur très-fidèle dans les bals où nous allions: ce qui était une grande affaire dans ce temps-là.

Aujourd'hui, quand on donne une fête, il faut qu'on y étouffe; il faut qu'on y laisse une manche de sa robe, une moitié de sa guirlande, et alors on s'est bien amusé...; on danse, c'est-à-dire qu'on figure jusqu'à soixante dans ce qu'on appelle un quadrille; on y est coudoyé au point de pouvoir à peine s'y hasarder sans courir le risque de faire battre son danseur, tandis qu'autour de la contredanse la foule est aussi tellement pressée, qu'on ne peut ni voir, ni entendre, ni remuer.

Ce n'est pas que je blâme cette coutume: c'est peut-être amusant, et puis ensuite, j'ai pour habitude de trouver la mode en permanence toujours bien, parce qu'elle plaît; et, en effet, elle doit plaire puisqu'elle existe.

Mais, du temps de ces bals où on dansait en conscience, et trop en conscience même, c'était fort différent: on n'invitait que le nombre de personnes que pouvait contenir votre maison. Ainsi donc, dans cette maison de Seguin, il y avait peut-être deux cents personnes d'invitées; aujourd'hui, il y en aurait six cents. Voilà la proportion et la différence.

On dansait toujours dans plusieurs pièces; mais une seule, comme aujourd'hui, et comme toujours, je crois, était la belle salle et celle où dansaient les belles danseuses. Mais il fallait une grande place; et il était rare qu'il y eût deux contredanses: il fallait pour cela que le salon fût très-vaste, et presque jamais ensuite la contredanse n'était à douze ni à seize. Je ne me rappelle pas avoir vu M. de Trénis, par exemple, M. Laffitte, M. de Châtillon ou M. Dupaty danser dans une contredanse de douze ou de seize; et M. de Trénis faisait les mêmes façons en figurant dans un quadrille, pour exiger que la foule se retirât, que Garat pour obtenir du silence lorsqu'il chantait.

M. de Trénis avait pour Seguin le plus burlesque des mépris, qu'il ne prenait pas la peine de lui cacher. Cet amour pour faire danser, lorsqu'il ne connaissait ni le fondu du balancé, ni l'esprit de l'entrechat, ni la grâce et la noblesse tout ensemble de la révérence, lui paraissait un crime, à lui qui faisait de tout cela l'affaire apparente de sa vie. Un mardi, jour habituel des bals de Seguin, nous trouvâmes M. de Trénis dans une colère sérieuse, qui était la plus amusante chose du monde. Le sujet de cette colère était une chasse au renard et une chasse au lièvre, que Seguin avait faites le matin même.

—Mais, lui dit madame Hainguerlot, il chasse tous les jours, quelle nouveauté y a-t-il à cela?... Mon cher Trénis, je crois qu'il y a ce soir cinquante personnes de plus, et que vous êtes de mauvaise humeur de ce que Seguin ne vous a pas fait une belle place.

M. DE TRÉNIS.

Non, madame; j'ai dansé deux contredanses, et parfaitement à mon aise: l'une avec mademoiselle Charlot, l'autre avec mademoiselle Pérotin, et je n'ai eu qu'à me louer, ajouta-t-il d'un air modeste et pourtant triomphant, de la bonté du public...; plus tard, je vous demanderai la faveur d'une contredanse: maintenant il est encore de trop bonne heure.

MADAME HAINGUERLOT.

Mais vous ne nous dites pas pourquoi Seguin a été si ridicule de chasser ce matin après tout, et je veux le savoir? Ah! M. Charles, vous êtes raisonnable, vous!... Dites-moi ce que c'est que cette histoire de chasse?...

M. DUPATY (Charles), qui arrivait dans le même instant.

Est-ce que Trénis ne vous a pas dit la chose, madame? Eh bien! vous saurez donc que c'est ICI, dans cette maison, que la chasse a eu lieu.

MADAME HAINGUERLOT.

Allons donc! quel conte me faites-vous là?

M. DUPATY.

C'est la vérité: il a pris à M. Seguin une belle fureur de chasse; il a fait venir de l'une de ses terres de Jouy, ou de quelque autre, car il est un peu comme le marquis de Carabas, notre hôte, il a fait venir un renard et un lièvre; il a mis le renard derrière le lièvre, les chiens derrière le renard, et puis ensuite il s'est mis derrière tout cela, en leur criant: Tayaut!!!—lors le lièvre, poursuivi par le renard; le renard, poursuivi par les chiens, et ceux-ci ayant après eux Seguin avec son cor, qui sonnait de toute la force de ses poumons; toute cette belle troupe a fait peut-être trois ou quatre fois le tour du jardin dans un ordre parfait, et si rapproché, que le tout aurait été couvert d'une nappe. Tout à coup la porte du vestibule s'est ouverte au moment où le lièvre, qui est un peu fou de sa nature, et qui n'a déjà pas assez de place lorsqu'il se trouve dans la forêt de Saint-Germain, passait devant cette porte; aussitôt qu'il vit une issue, il s'y précipita: le renard et les chiens, au nombre de huit, l'ont suivi dans l'instant, et tout aussitôt la chasse s'est trouvée du jardin au premier étage... Le renard a été forcé dans la chambre à coucher de madame Seguin, et le lièvre a eu le cou tordu dans cette même chambre où j'ai l'honneur de vous raconter son infortune. Quant aux chiens, il a été fait mention honorable de leur dévoûment, au point de quitter la terre battue pour poursuivre leur proie sur le parquet ciré d'un salon. Cette course unique dans la noble science de la chasse manque au beau livre d'enseignement de Jacques du Fouilloux[130]... Mais, au reste, il a bien fait de ne la pas écrire, s'il en a vu une semblable.

MADAME HAINGUERLOT.

Pourquoi donc?

M. DUPATY.

C'est qu'on ne la croirait pas!...

MADAME HAINGUERLOT, apercevant madame Seguin, et l'appelant.

Ma belle, dites-moi donc, je vous conjure, si ce que me dit Charles Dupaty est vrai?... il me raconte qu'on a crié hallali dans votre chambre?

MADAME SEGUIN, souriant.

Oui, sans doute!... M. Seguin avait reçu hier des chiens de Normandie; et, comme il les voulait essayer, il a mis dans le jardin un renard et un lièvre, qui se sont eux-mêmes poursuivis, et le plus grand tumulte s'en est suivi[131]...

Madame Seguin n'était pas une femme qu'on remarquait par sa beauté; mais elle avait un charme tout à fait doux et bon qui attirait vers elle; ses yeux étaient grands et mélancoliques; elle était pâle, et on voyait que cette femme avait au cœur une douleur vive et profonde; son sourire était rare; et, même en souriant, sa bouche avait de la tristesse. Elle s'éloigna après avoir répondu à madame Hainguerlot: car elle sentait elle-même que le sujet de la conversation rendait son mari ridicule.

—Pauvre victime, dit Charles Dupaty en la voyant marcher lentement et regarder à la pendule, comme pour lui demander d'avancer l'heure de la retraite.

—Mais, comment avez-vous su tous les détails de cette curieuse histoire? demanda madame Charlot à M. Dupaty.

M. DUPATY.

Tout naturellement; et nous sommes cent personnes dans le même cas... J'étais venu déjeuner chez un de mes amis, dont la maison donne en partie sur le jardin de Seguin... Nous étions à table, lorsque nous entendîmes le chamaillis désespéré que faisaient le lièvre et le renard, les chiens et le chasseur avec son cor et ses piqueurs; nous remîmes notre déjeuner à une autre heure: c'était une bonne fortune trop rare qu'un pareil spectacle; toutes les maisons voisines en ont pleinement joui.

M. DE LONNOY[132].

Mais ne l'avez-vous jamais vu lorsqu'il va au bois de Boulogne dans l'un de ces cabriolets sans couverture, attelé d'un cheval qui vaut quelquefois quatre mille francs, tandis que le cabriolet, ou plutôt le diable[133], n'en vaut pas deux cents, et M. Seguin est dans ce cabriolet, quelquefois en redingote, quelquefois en robe de chambre, et sans un groom derrière lui, sans un homme à cheval qui soit auprès de lui; mais, en revanche, il emmène sa fille, âgée de trois ans, qu'il place à côté de lui, en lui commandant d'être sage et de n'avoir pas peur.

MADAME CHARLOT.

Mon Dieu! cet homme est fou!

M. DE LONNOY.

Il est fort sage... Que lui importe qu'on rie de ses extravagances si, lorsqu'il appelle, on vient à lui... Je vous en fais juge, madame...

Dans ce moment, on annonça le souper, et tout le monde quitta l'appartement du bal.

—Je voudrais bien savoir, dit madame de Château-Regnault en allant dans la salle à manger, si Seguin raconterait lui-même sa belle expédition?

LE COLONEL FOURNIER.

Je réponds qu'il la tient à honneur; c'est un original qui a surtout la manie de le paraître. Je crois que Seguin est pour ses ridicules ce que le duc d'Orléans était à ses vices, lorsque Louis XIV disait: Mon neveu est un fanfaron de crime.—Et tenez, voilà Seguin précisément; voulez-vous que je le lui demande?

Il l'aurait fait, si on ne l'en eût empêché. On soupa très-bien et très-gaiement. De retour dans le salon, les mères et les maris, voyant l'aiguille d'une magnifique pendule marquer trois heures, prirent les palatines et les châles, et se disposèrent à partir; mais Seguin, se plaçant au milieu du salon, s'écria: «Mesdames, la porte du vestibule est fermée, et je jure que personne n'aura sa voiture, qu'on ne m'ait donné ma belle contredanse; voyons si nous sommes au complet.»

Et faisant le tour du salon, il nous compta pour voir si en effet nous pouvions lui donner sa belle contredanse.

Voici ce que c'était que cette belle contredanse.

Ordinairement elle était composée de seize femmes, dont la plus vieille n'avait pas vingt ans; il n'y avait point d'hommes: elle n'était même jolie que comme cela; on choisissait les meilleures danseuses, et les plus habiles faisaient les cavaliers. Julien avait ordre de ne jouer que la Trénis, la Pâris, la Psyché, et d'autres encore dont les figures, par leur difficulté, faisaient briller le talent des belles danseuses[134].

Les premières en ligne étaient madame Hamelin, mademoiselle Pérotin, mademoiselle Charlot, mademoiselle Lescot, une jeune personne charmante encore, appelée mademoiselle Anaïs Dubourg; mais celle-ci n'était que passagèrement à Paris, quelquefois en hiver. Il y avait encore quelques autres jeunes filles, parmi lesquelles je me suis placée comme je l'ai dit plus haut. Nous étions presque toujours au complet pour la grande contredanse, que nous dansions avec une bonne humeur qui amusait beaucoup M. Seguin: cependant ce jour-là elle paraissait ne s'arranger qu'avec peine.

—Mesdemoiselles, s'écria-t-il en se plaçant tragiquement au milieu du salon, songez-y bien; déterminez-vous promptement, sans quoi plus de bal le mardi jusqu'à l'année prochaine.

Cette menace fit son effet: elle fut plus active sur nous que les exhortations de nos mères; les petits amours-propres se turent à l'instant, les couples s'arrangèrent; mais ce soir-là il fut impossible de faire une contredanse autrement qu'à huit... Nous convînmes de redoubler d'efforts, pour que M. Seguin fût content de nous, et dans le fait cela alla à merveille pendant les quatre premières figures; mais lorsque nous fûmes à la cinquième, Julien, qui voulait rivaliser avec nous et jouer ses plus beaux airs, nous joua une nouvelle finale qu'il venait de composer sur l'ouverture du jeune Henri. Les premières mesures nous trouvèrent assez raisonnables; ensuite, lorsque, échauffées par la danse elle-même, et vraiment excitées par la pensée folle de cette chasse qui avait eu lieu le matin sur ce même parquet, toutes ces pensées nous revinrent tellement en foule, qu'à la première tournée, c'est-à-dire la première promenade, un rire général et prolongé se fit entendre, nous fûmes obligées de nous arrêter pour rire avec cet abandon de la jeunesse et cette joie franche qu'on n'a d'ailleurs qu'à quinze ans.

Seguin, qui nous regardait avec cette attention qu'on peut lui supposer, en connaissant son goût pour sa belle contredanse, nous demanda ce que nous avions à rire comme de jeunes folles, tandis que nos mères nous regardaient avec une expression qui nous promettait une réprimande au retour: cela nous rendit notre sérieux. La plus hardie des huit demanda pardon, et Julien, que notre interruption avait réveillé, reprit le balancé, ou plutôt la promenade, et nous recommençâmes.

Nous aurions terminé sans malencontre, si Seguin lui-même ne s'en était mêlé. Mais comme tous ceux qu'une idée domine, il fut bientôt livré à celle qui pour lui était bien plus que la danse: c'était la chasse; ainsi donc, aussitôt que Julien en fut à cet endroit de la contredanse où la fanfare est parfaitement imitée, Seguin, se croyant encore avec son lièvre, son renard et ses chiens, entonna lui-même la fanfare et se mit à la chanter à tue-tête... Il aurait fallu être de bronze ou de marbre pour résister à une pareille attaque de sa part. Nous nous arrêtâmes spontanément toutes les huit, et nous nous abandonnâmes au rire le plus joyeux, sans craindre cette fois les réprimandes, car nos mères riaient comme nous...

Enfin la contredanse se termina, et on quitta la maison de Seguin, riant encore et de la chasse du matin et du maître qui, non content du ridicule de la chose, nous en donnait presque une représentation, comme si l'on devait en être convaincu par lui-même.

SALON DE LUCIEN BONAPARTE,
COMME DÉPUTÉ ET MINISTRE DE L'INTÉRIEUR.
1798.

Lucien Bonaparte, frère cadet de Napoléon, est de tous ses frères celui qui était le plus fait pour ramener en France le goût du monde et de la société[135]. Il était jeune, agréable, d'une tournure distinguée, et son esprit avait ce tour fin et gracieux qui plaît aux femmes: aussi avait-il des succès nombreux dans le monde, où il allait beaucoup... Il joignait à ces avantages un talent politique assez remarquable pour mériter une place distinguée, qu'il aurait obtenue si son frère n'avait été pour lui aussi hostile... Marié de bonne heure à une femme intéressante qu'il perdit trop tôt, il était père de famille, à peine âgé de vingt-six ans; il était alors commissaire des guerres, et, bientôt après, il entra dans la carrière de la députation. Fixé à Paris par des projets vastes et d'une profondeur que Barras était trop frivole pour deviner et Sieyès trop astucieux pour soupçonner (Qui oserait me jouer? disait le cauteleux vieillard), Lucien faisait un peu comme Alcibiade, qui coupait la queue de son chien pour occuper le peuple d'Athènes. Ce furent les soins de Lucien qui préparèrent le 18 brumaire. Il fut alors bien utile à son frère, qui plus tard, peut-être, n'aurait pas dû l'oublier.

Lucien logeait alors dans la rue Verte[136]. Il occupait une assez belle maison dans laquelle il recevait beaucoup, et ses réunions avaient toujours l'aspect d'une grande gaieté, et même de la frivolité. Madame Christine, comme nous appelions madame Lucien, était une bonne et charmante femme, désirant plaire surtout à son mari, et par-là lui prouver son dévouement et son affection en recevant bien également tous ceux qui allaient chez elle. Il y avait à cette époque une grande scission dans la société, bien qu'elle fût très-mélangée et confondue; il fallait un grand tact pour savoir démêler l'or pur de tout cet alliage. Lucien guidait sa femme dans son inhabile expérience, et souvent c'était ma mère qui le guidait à son tour.

En l'an VII, Lucien fut nommé député du Liamone, avec un autre Corse nommé Citadella, au Conseil des Cinq-Cents. Ce fut alors qu'il mit à exécution un plan pour faire revenir son frère et changer le gouvernement. Il reçut du monde. Sa sœur, madame Bacciochi, femme d'un esprit remarquable, mais acerbe dans ses manières, causait sans grâce, bien qu'elle eût été élevée à Saint-Cyr, et que cette éducation eût pour cachet particulier une douceur même affectée, une réserve outrée dans le maintien et la parole. Il paraît qu'Élisa Bonaparte avait failli à la règle; jamais femme ne renia comme elle la grâce de son sexe: c'était à croire qu'elle portait un déguisement. La chose était encore plus choquante à côté de sa sœur, ravissante créature alors de beauté et de toutes les perfections féminines dont la nature peut s'amuser à douer une femme dans un jour de bonne humeur. Quant à madame Bacciochi, elle parlait vite, très-haut et d'un accent bref et saccadé. Cette manière fut de tout temps la sienne, et je lui dois la justice de dire que ce ne fut pas un ridicule de princesse; elle l'avait avant que la pensée de la royauté ne vînt dans les projets de son frère. Elle avait aussi dès lors cette malheureuse manie d'établir pour conversation des thèses à soutenir; c'était odieux! Lucien aimait beaucoup madame Bacciochi: c'était celle de ses sœurs qu'il préférait.

Malgré ces défauts, madame Bacciochi avait de l'esprit, et beaucoup, et une instruction qui allait à son genre d'esprit, c'est-à-dire rudement administrée à cet esprit qui, à son tour, effarouché, n'en avait pris que ce qui lui avait convenu; quant au reste, néant. Cela faisait un singulier effet, lorsqu'une discussion était commencée. Madame Bacciochi, convaincue d'avoir lu tous les ouvrages savants sur une matière savante, entreprenait une longue thèse à soutenir contre le plus docte dans la matière qu'elle allait traiter, et fût-ce Berthollet pour la physique, Fourcroy ou Chaptal pour la chimie, Fox ou M. de Talleyrand pour la politique, madame Bacciochi ne reculait pas d'une ligne. J'ai vu des scènes bien comiques quelquefois, lorsque toute cette lecture mal faite, et conséquemment mal retenue, n'arrivait pas à l'appel que lui faisait la pauvre femme. C'était une des parties étonnamment dissemblables, au reste, qu'on avait à observer dans le salon de Lucien, lorsqu'il commença à l'ouvrir. Madame Christine était si douce et si patiente!... et puis elle ne savait rien!... Madame Murat n'était qu'une enfant, et était encore d'ailleurs en pension chez madame Campan, à Saint-Germain. Madame Leclerc, jolie, gracieuse comme les anges, ne songeait qu'à s'amuser; et Dieu sait qu'elle y songeait bien. Madame Joseph Bonaparte était retirée dans sa maison de la rue du Rocher[137], où son mari travaillait aussi, mais moins bruyamment que Lucien, pour le retour du frère absent. Madame Lætitia était à cette époque hors d'état de tenir une maison, surtout à Paris, et puis elle demeurait chez Joseph. Madame Bacciochi était donc la seule de sa famille que Lucien pût réclamer pour faire les honneurs de son salon parlant, car pour l'autre il s'en expliqua nettement avec sa sœur, et lui dit que sa douce et bonne Christine ne devait jamais entendre une parole amère... Il avait un noble cœur, Lucien! et une de ces âmes bien rares à trouver... ces âmes fortes et tendres en même temps... étincelantes de feu et trempées comme de l'acier... Napoléon l'a bien méconnu!

Il aimait dès lors ce que par la suite il a toujours protégé et cultivé, les arts et la littérature. Il fit à cette époque un roman que je ne lus que quelques années plus tard, et dans lequel il y a de bien belles pages. Je suis sûr que si Lucien voulait réimprimer Stellina, cet ouvrage aurait un grand succès.

Il recevait donc presque toute la littérature du temps; M. de Fontanes surtout était assidu chez lui, plus peut-être qu'aucun autre. La chose était naturelle; Lucien seul fut longtemps à s'en douter: il a la vue très-basse; madame Bacciochi parlait pourtant bien haut.

M. Félix Desportes, homme d'un charmant esprit, d'une altitude de bonne compagnie dans le monde qu'alors on recherchait beaucoup, était aussi un des intimes de la rue Verte. Parmi les députés, il y en avait des plus influents dans l'opposition contre le Directoire, mais dans l'opposition modérée; cependant on en voyait chez Lucien, qu'on croyait avec raison un républicain consciencieux, et il l'était en effet...: jamais il n'aurait aidé à l'écroulement de la république, j'en suis sûre.

On voyait donc chez lui Boulay-Paty, véritable apôtre de la liberté, reste de la Gironde, et vraiment patriote dans l'acception littérale du mot; Duplantier, Bergasse, Souilhé, Daubermesnil, Poulain-Grandpré. Mais ces hommes ne savaient rien de ce qui se préparait, et lorsque le 18 brumaire eut lieu et que Lucien voulut les faire marcher avec lui, il trouva en eux une résistance qui les fit au reste retrancher de la représentation nationale par une loi du 19 brumaire, rendue par le corps des représentants lui-même!... Ce fut un second 31 mai, à la mort près. C'était la seconde fois que la Convention, ce corps qui avait fait de si grandes choses au travers de ses horreurs, c'était la seconde fois que ce corps se mutilait lui-même dans son délire insensé.

Art. 1er de la loi rendue le 19 brumaire:

«Il n'y a plus de Directoire, et ne sont PLUS MEMBRES de la représentation nationale les individus ci-après dénommés.» Et ces noms étaient au nombre de soixante-deux!

Que devenait donc la représentation nationale? quelle était donc la forme de l'élection? quelle était enfin la constitution aux formes au moins républicaines, même sans le fond, qui permettait une pareille mesure?... Il est vrai qu'il n'y eut pas de constitution du tout ce jour-là.

Dans les soixante-deux éliminés[138], il n'y avait que cinq membres du Conseil des Anciens! Napoléon redoutait déjà la jeunesse... Cette particularité est remarquable. Lucien fut très-malheureux de cette mesure, car enfin c'était son parti.

À l'époque où nous sommes maintenant, en 1799, et puis ensuite en 1800, 1801 et 1802, c'est-à-dire lorsque Lucien était rue Verte, et puis au ministère de l'Intérieur, il était extrêmement gai de caractère et d'esprit: il aimait le plaisir, les arts, les fêtes, le spectacle, le mouvement enfin, mais le mouvement animé par une pensée intellectuelle, et non pas le mouvement du canard de Vaucanson[139]. Il aimait les parties en grand nombre; je me rappelle encore une course à Versailles, faite de cette manière... Lucien vint nous enlever, ma mère et moi, sans que nous fussions prévenues... Nous étions plus de vingt personnes, toutes de bonne humeur et toutes assez peu bêtes pour ne pas s'ennuyer mutuellement, et cela sans faire de l'esprit. Nous passâmes deux jours à Versailles.

Mais ce qui depuis m'est souvent revenu à la pensée, c'est le sentiment exprimé par Lucien sur Versailles à cette époque de 1799... Il voulait réparer, relever, rendre habitable enfin cette merveille des hommes; et pourtant il n'avait certes aucune prévision pour l'avenir... la République, au contraire, était sa pensée unique; et lorsque plus tard l'Empire vint à lui, on a vu comment il l'a reçu.—Mais il est de l'honneur de la France de ne pas laisser tomber en ruines cette merveille, disait-il, en parcourant comme nous ce palais avec une profonde tristesse, et voyant la désolation et l'abandon de ce beau lieu.

Lucien ne dansait pas, non plus que sa femme, et pourtant ils aimaient tous deux à voir danser et donnaient souvent des bals. Ceux de la vue Verte étaient plus amusants pour les jeunes filles comme moi que ceux du ministère; mais ceux-ci furent très-beaux, et vraiment le foyer d'où partit ce commencement du goût de la bonne compagnie et de société qui commençait alors à reprendre. Lucien l'aimait d'instinct par la finesse de son goût et de son esprit; mais deux personnes lui en donnaient en même temps presque l'ordre, sans pourtant le lui commander: l'une était ma mère, l'autre madame Récamier; madame de Staël lui répétait bien toutes les fois qu'elle le voyait.

—Mais, mon cher tribun, ouvrez donc votre salon! vous êtes si éloquent à la tribune, comme vous seriez admirable dans une belle discussion littéraire ou politique!

Lucien appréciait madame de Staël ce qu'elle valait, mais il la redoutait; tandis que madame Récamier, sans dire un seul mot, sans exprimer une volonté, sans donner un ordre, ne s'exprimant que par un sourire doux comme elle, ne prêchant que d'exemple, avait plus de crédit sur Lucien que madame de Staël avec son éloquence. De son côté, ma mère, dont le pouvoir était tout entier dans son amitié pour lui, lui montrait par l'exemple ce que c'était qu'une maison agréable, et la sienne se forma.

Il ne se fait pas de révolution dans un pays sans que de grands changements ne s'opèrent dans les habitudes du peuple de ce même pays. Cet effet avait été produit plus à Paris, je crois, que partout ailleurs; longtemps comprimés, longtemps retenus par une main de fer qui nous empêchait même de crier, nous sortîmes de cette captivité avec une soif de distractions et de plaisirs qui devint même une sorte de délire par la manière dont les plus raisonnables s'y livrèrent: ce fut comme après la mort de Louis XIV. Dazincourt dit à ce propos un mot fort heureux: il appela cette sorte de saturnale prolongée à laquelle nous nous abandonnions, la Régence de la Terreur[140]. En effet, qui aurait vu le bal des victimes aurait pu croire à quelque événement plus fâcheux pour la raison du peuple français.

Ainsi donc, tout en voulant ramener les bonnes et anciennes manières, on se laissait aller à des accès de folie qui n'avaient aucun nom. Les merveilleuses, qui souvent n'étaient pas des merveilles, des incroyables qui méritaient bien leur nom, non-seulement avaient inventé un costume, l'antipode du bon goût français; mais comme si le langage n'avait pas souffert assez de changements comme cela, ils entreprirent de tout réformer à leur tour pour tout recréer ensuite; mais pour détruire ce qui reste d'une base, il faut en avoir une en place avant de donner le premier coup de marteau, et certes les novateurs n'en étaient pas là.

Le bon goût de Lucien l'avait mis en garde contre ces erreurs complètes de toutes choses, et il exigea de sa femme qu'elle ne suivît pas la volonté de madame Germon pour s'habiller. En effet, une femme se mettant comme une merveilleuse était alors bien ridicule, il en faut convenir: des cheveux frisés en serpenteaux et lui couvrant les yeux; une robe étroite dont la jupe, taillée en pointe, collait sur les hanches et dessinait une taille souvent mal faite; cette jupe, presque toujours courte du lé de devant, de manière à laisser voir en entier les pieds et même le commencement de la jambe, tandis que le lé de derrière formait une demi-queue toute mesquine; ajoutez à cela des manches assez étroites pour rendre quelquefois le bras rouge, une taille tellement courte que souvent la moitié du sein se trouvait comprimée; et, pour comble de mauvais goût, cette robe ainsi faite était presque toujours de mousseline ou de percale. Ce que je ne comprends pas beaucoup, avec notre patriotisme outré qui nous faisait faire tant de dons patriotiques, nous ne portions que de la contrebande, enfin, car alors les filatures allaient fort mal. Il est vrai de dire que les révoltes dans le Midi avaient produit le bel effet de faire couper et brûler les mûriers, et que les vers à soie étaient morts; que le siége de Lyon avait détruit les métiers, et tué ou mis à l'aumône presque tous les ouvriers, et que nous n'avions guère de velours ni de soieries, et encore moins d'argent pour les payer... Oh! le bon temps que celui de la Terreur et celui qui le suivit!...

Mais les hommes avaient été plus extravagants que nous dans leurs différentes révolutions de modes; depuis 91 jusqu'en 1830, par exemple, les variations seraient curieuses à suivre: je me bornerai aux premières années.

À l'habit habillé, fait d'une étoffe qui souvent coûtait deux et trois louis l'aune, et sur laquelle on avait mis une broderie du prix de deux mille écus; à la coiffure frisée, poudrée; au linge garni de dentelles, aux bas de soie, aux escarpins vernis ayant la boucle de diamants, avaient succédé assez rapidement les cheveux abattus, quoique toujours poudrés, la cravate à grands nœuds, le gilet à grands revers, la redingote à petit camail, la culotte courte, le bas de soie, mais avec des bottes à revers, et, pour terminer, un petit chapeau avec une immense cocarde de rubans tricolores.

C'était ce qu'on appelait être en chenille... Les modifications[141] du temps qui s'écoula entre 92 et 95 ne valent pas la peine d'être rapportées... Je passe ensuite sous silence toute l'époque de la carmagnole et du bonnet rouge!...

Sous le Directoire, ce fut comme une autre folie... les jeunes gens le disputèrent aux femmes; on en vit qui se coiffaient comme elles, les cheveux partagés et lissés des deux côtés de la tête, et relevés par-derrière en tresse avec un peigne d'écaille; avec cela, un habit qui n'en était pas un, une redingote qui n'en était pas une, mais un vêtement quelconque, en drap presque toujours gris, lequel descendait un peu plus bas que les hanches, pour se terminer par deux poches qui formaient à elles seules les basques de l'étonnant vêtement, dont la couleur fade était relevée par un large collet de velours noir, ainsi qu'au bout des manches arrondies comme on en voit aujourd'hui; des culottes courtes, ou plutôt demi-courtes, et rattachées de côté par des flots de rubans. Cette élégante toilette était terminée par des bottes à retroussis, dont le cuir jaune était très-grand et fort échancré derrière; une cravate dans laquelle entraient certainement trois aunes de mousseline, et un chapeau à larges bords dont la forme, resserrée du bas, s'élargissait vers le haut. Cette façon de s'habiller a causé bien des malheurs; c'était une partie de Paris qui se mettait ainsi; c'étaient les hommes comme il faut, ainsi que nous disons en France. Il faut ajouter au costume une énorme canne.

Quant aux autres hommes, qui étaient bien aussi des gens comme il faut, mais non pas de la manière qu'il eût fallu l'être, ils portaient les cheveux en oreilles de chien, mais la queue, le chapeau à trois cornes quelquefois, l'habit à taille courte, le pantalon collant attaché au bas de la jambe avec beaucoup de rubans, les bas de soie et le soulier ne tenant que par l'orteil; la taille de l'habit excessivement courte, comme pour narguer les redingotes grises à taille longue.

Un an plus tard[142], les tailles longues étaient générales, la forme de l'habit n'était d'aucun temps: c'était un vêtement de drap faisant le tour du corps en le serrant beaucoup, avec de grands revers, de larges boutons de métal, et l'habit venant joindre d'en bas comme d'en haut par-devant, la culotte courte, les bas de soie rayés ou chinés, les bottes molles noires et vernies, mais ne venant qu'à mi-jambe, et fort évasées de l'entrée. Les habits, les culottes et les pantalons, les gilets, tout cela était fait de drap d'une couleur claire, et même tendre.

L'année suivante fut la plus féconde en ridicules inventions. Les hommes surtout étaient réellement semblables à de vrais pantins dans leurs changements presque à vue comme s'ils eussent joué la comédie.

La coiffure demeura toujours avec de la poudre pour les élégants. Derrière la tête, les cheveux étaient en queue fort courte, accompagnée de deux nattes rattachées avec elle. De chaque côté tombaient les oreilles de chien, balayant les épaules et le collet de l'habit, ce qui faisait qu'en un quart d'heure on était comme un garçon perruquier, d'autant mieux que les collets d'habits étaient alors excessivement élevés de derrière et de côté, puis s'abaissaient rapidement et venaient joindre les revers de l'habit, qui en formaient, pour ainsi dire, toute la taille. J'ai vu des incroyables, de ces jeunes gens outrant la mode, dont le devant de taille n'avait que deux boutonnières, et le gilet à peine la hauteur de deux travers de main. Le pantalon était en percale de couleur rayée, ou bien à fleurs, ou encore de basin à petites côtes: on prenait ordinairement plus d'étoffe pour faire un de ces pantalons que pour la robe d'une femme de grande taille; et toute cette étoffe venait trouver place dans deux petites bottines molles, évasées et échancrées. Le bout de la manche de l'habit arrondi sur la main, sur la tête un tout petit chapeau, à la main une canne en forme de massue, mais très-courte; au cou un immense lorgnon; et voilà la toilette du matin et quelquefois du soir d'un élégant de l'an VII.

À peine six mois étaient-ils écoulés que le pantalon était redevenu collant; et les bottes à la Souwarow, les cheveux coupés et sans poudre, l'habit aux basques étroites, avaient remplacé les bottines, le pantalon à la sultane, et le reste[143].

En 1800, le costume des hommes fut au moins tolérable, et puis on ne voyait pour ainsi dire plus que des uniformes... Mais lorsque les hommes mettaient un habit ordinaire, du moins était-il selon le bon sens.

Ce n'est pas sans raison que j'ai raconté toute cette suite de modes pour les hommes... Comment croire qu'en France, dans un pays où la terre fumait encore du sang fraîchement versé des martyrs de la Révolution, les hommes de cette même France ne pouvaient passer les jours que la Providence leur avait conservés, qu'à décider du plus ou moins de mérite de la coupe d'un tailleur!... Et l'on dira encore que les femmes sont légères!...

Lucien avait pour amis fort intimes alors Félix Desportes, M. Sappey, Rœderer, le comte de Châtillon, peintre aimable et spirituel, qui avait raillé et nargué la Révolution en employant son talent pour remplacer la fortune qu'elle lui enlevait; le lieutenant-général Frécheville, alors général de brigade; mon frère Albert de Permon, dont les talents apportaient tant de charmes dans l'intérieur d'une société amie; mon beau-frère, M. de Geouffre... puis M. de Fontanes, et tout ce qui alors faisait partie de la littérature bien pensante. On faisait des lectures, on récitait des vers: c'était là surtout le grand plaisir de Lucien. Sa diction était bonne, toujours juste même... mais sa voix était trop élevée, le diapason en était aigre et criard, et souvent désagréable lorsqu'il la forçait; mais dans la chambre, il faisait toujours plaisir lorsqu'il causait, lisait ou bien récitait quelque beau morceau de poésie...

Lorsqu'après le 18 brumaire Lucien fut nommé ministre de l'Intérieur, il annonça son intention formelle de recevoir encore plus régulièrement que dans la rue Verte. Des jours de réception intime furent désignés, ainsi que des réceptions générales; les artistes les plus distingués y furent admis. Tandis que Lucien disposait son hôtel du Ministère de l'Intérieur pour recevoir pendant l'hiver qui approchait, il achetait une terre dans le voisinage de Senlis, pour être en même temps auprès de Morfontaine et de Montgobert, propriété appartenant à sa sœur, madame Leclerc. Cette terre du Plessis-Chamand que Lucien avait achetée était triste et dans un lieu désert et tout stérile. C'était, répétait toujours un bon et excellent homme qui vivait dans la maison de Lucien, un pays de chasse. Merveilleuse raison pour déterminer un homme à acheter une terre quand de sa vie cet homme n'a mis une alouette en joue! et s'il l'eût fait, l'alouette ne s'en serait que mieux portée, ou du moins pas plus mal... D'après cela, on voit que les lièvres et les perdrix, vassaux de Lucien, étaient rassurés sur l'état de leur santé pour ce qui était de la mort violente... Quoi qu'il en soit, nous nous y amusâmes beaucoup pendant l'automne de 1799 à 1800. Madame Lucien était excellente personne et toujours heureuse de voir rire... Lucien n'était pas toujours avec nous pour nous autoriser dans la persécution que nous fîmes éprouver à ce pauvre Doffreville... qui devait plus tard avoir encore plus de reproches à me faire[144].

Nous revînmes à Paris très-contentes de notre voyage: ma mère était ravie; elle trouvait que Lucien faisait tout ce qu'il devait faire: il était maître de maison avec politesse et sans étonnement de la nouvelle fortune qui lui arrivait. Dans un temps où les enrichis et les parvenus étaient à l'envi plus insolents les uns que les autres, on savait gré à un homme que le sort favorisait ainsi de ne vouloir être aimé et remarqué que pour lui... Ah! c'est que Lucien était à deux bonnes écoles, et que, pour guider un homme, les conseils de deux femmes, lorsqu'elles sont ses amies, lui sont plus utiles que vingt années d'expérience.

La société de Lucien se formait d'une telle sorte et sur des bases si bien arrêtées, que ma mère, qui à cet égard avait le coup d'œil juste, me dit qu'il aurait, avant peu d'années, la maison du duc de Nivernais... Il en a l'aimable esprit et la politesse instinctive, disait-elle, et je suis sûre que ma prédiction se vérifiera.

Elle aurait eu raison si Napoléon n'eût pas tout brisé en envoyant Lucien en Espagne, et puis ensuite l'exilant en Italie.

J'étais un jour au Ministère de l'Intérieur avec ma mère: ce n'était pas un grand jour; nous préférions cela pour jouir de la conversation de Lucien et des hommes d'esprit qu'il réunissait chez lui ces jours-là. Ce même soir j'eus un plaisir que je n'osais pas espérer et que je désirais depuis longtemps: mademoiselle Contat était chez Lucien.

Je vais déclarer ici une singulière chose; c'est que cette circonstance est une de celles de ma vie, parmi celles ordinaires du monde, qui m'ont le plus vivement frappée comme impression et souvenir. J'avais vu mademoiselle Contat au théâtre, mais jamais hors de la scène. Je me la figurais toujours jolie, sans doute, mais cependant bien différente de ce qu'elle était au bout de ma lunette. Quelle fut ma surprise de voir une femme jeune encore, ravissante et fraîche comme une rose[145], des dents perlées, des yeux d'un noir de velours, et vifs, spirituels comme l'esprit même!

Ce soir-là on parlait spectacle; Lucien, qui aimait avec passion à jouer la comédie, invitait fort souvent les premiers artistes à venir le voir les jours ordinaires où il était plus à lui, pour causer avec eux... Ils en profitaient avec empressement, notamment Fleury, Lafon, mademoiselle Contat, mademoiselle Devienne et Dugazon: les autres y allaient aussi; mais je cite ceux qui y allaient plus assidûment. Ce même soir on annonça Fleury et Dugazon.

C'était une bonne fortune pour moi qu'on menait fort rarement au spectacle, et si rarement qu'en trois ans je n'y avais été que quatre fois: encore avais-je dû la représentation de Pinto de Lemercier à un hasard que je dirai plus tard. J'avais vu Fleury dans le Legs et Dugazon dans les Ménechmes. Je fus enchantée de le voir dans la chambre; mais Fleury me charma; je fus ravie de sa politesse du grand monde, de cet usage qui semblait inné en lui et que tout l'art du comédien ne donne jamais. Il contait et citait avec un charme tout particulier: ma mère l'avait connu autrefois à l'hôtel de Périgord, chez le vieux comte, oncle de M. de Talleyrand, qui l'aimait beaucoup et lui témoignait une grande estime. Il avait conquis le vieux camarade du maréchal de Saxe par la vérité avec laquelle il jouait le personnage de Frédéric... Il était le héros de M. le comte de Périgord, et chaque fois que l'on donnait les Deux Pages, le comte, qui n'allait presque plus au spectacle, allait à la Comédie-Française pour voir Fleury.

Aussitôt que Fleury vit ma mère, il vint à elle, et la salua:

—Eh quoi! lui dit-elle en riant, vous me reconnaissez?

—Vraiment, je ne suis pas assez cruel à moi-même pour faire une telle faute, répliqua Fleury en saluant profondément avec toute la grâce qu'il mettait dans un salut tout ordinaire.

—Mais songez donc qu'il y a maintenant dix ans!

—Je le sais. Mais vous, madame, qu'en savez-vous?

Je fus heureuse d'entendre cette parole. Je jouissais tant de la beauté et des succès de ma mère! elle était si belle, si bonne, si aimable, si dénuée de toute prétention, qu'en vérité ses enfants en avaient pour elle.

En entendant Fleury lui dire qu'elle était toujours aussi belle, elle fut charmée, et le lui dit avec ce naturel qui la rendait adorable.

—Quoi! vraiment, lui dit-elle, vous me trouvez peu changée?

—Pas du tout... et cependant vous aurez souffert, madame; car quel est l'être qui a survécu à ces temps malheureux... et peut dire: Je n'ai pas souffert?

Ma mère alors lui parla de sa détention; il nous en raconta des détails bien curieux[146]. Fleury était un homme non-seulement de bonne compagnie, mais estimé dans cette même bonne compagnie. Souvent en mesure de se montrer plus ou moins à son avantage, il sortit toujours de ces aventures avec une gloire réelle, et souvent même supérieure à celle qu'aurait pu obtenir un homme du grand monde.

—Comment pouvez-vous vous arranger avec un homme comme celui-là? lui dit ma mère en montrant Dugazon[147].

Fleury mit un doigt sur ses lèvres:

—Silence! je vous le demande en grâce... Si vous saviez comme il est malheureux de sa vie passée... et de quel prix il la rachèterait...!

J'avais vu Dugazon remplir le rôle de l'archevêque de Bragance dans Pinto, et il m'avait frappée, parce que Dugazon était un vrai Figaro. En le sortant de cet emploi de polichinelle-roi, on n'en obtenait pas un grand résultat. Il entendait, savait admirablement son art, l'expliquait à merveille; mais ce qu'il disait, il ne le faisait pas; et hors les comiques, comme dans les Originaux, tous les Pasquins, les valets effrontés de Molière, les Sganarelles, il ne le fallait pas chercher. Son domaine, au reste, était bien assez grand; mais l'ayant vu au théâtre dans un emploi qui n'était pas ordinairement le sien, ma curiosité redoubla lorsque je le vis aussi près de moi. Sa physionomie fine, et madrée même, avait à la ville comme au théâtre un air d'impudence qui indisposait contre lui. Sa vue me rappela comment mademoiselle Contat avait rempli le rôle de la duchesse de Bragance, et j'avais parlé d'elle à ma mère avec enthousiasme.

—Est-elle donc aussi belle? demanda ma mère à Fleury.

—Charmante; et quoiqu'elle ait quarante ans dans ce rôle, elle y fait encore une complète illusion[148].

—Mon Dieu! que je voudrais la voir de près, l'entendre causer! m'écriai-je plus vivement, je crois, que ma mère ne l'aurait voulu; et la voilà qui s'en va!... En effet, mademoiselle Contat sortait du salon.

—Que désirez-vous donc avec tant de chaleur? me demanda madame Lucien qui venait s'asseoir auprès de moi.

—Voir mademoiselle Contat, dit Fleury en souriant.

—Mais la chose n'est pas difficile; elle dîne après-demain ici avec son mari.

—Comment! son mari? s'écria ma mère.

—Oui, sans doute; ne le saviez-vous pas? elle a épousé M. de Parny... le neveu d'Éléonore... Ce mariage s'est fait il y a deux ans.

Lucien, qui survint au même instant, dit à ma mère qu'elle devrait venir dîner le surlendemain au ministère avec moi, puisque j'avais un si grand désir de voir et d'entendre causer mademoiselle Contat.

—Je suis engagée, répondit ma mère d'un air fort embarrassé, et je ne crois pas pouvoir accepter... mais le soir, si madame Lucien reste chez elle... alors...

Ma pauvre mère était au supplice; elle ne voulait pas dire devant Fleury qu'elle refusait de dîner avec une comédienne, et pourtant c'était la seule raison de son refus. Aujourd'hui, le préjugé est mort, surtout relativement aux grands talents, et c'est un pas vers d'autres améliorations qu'un préjugé aboli. Lucien, dont la position le mettait hors de ligne pour cette question, et qui, d'ailleurs, avait un esprit novateur et hardi, comprit ma mère sans l'approuver; et voyant mon extrême désir de connaître mademoiselle Contat, il engagea ma mère à venir prendre le thé avec madame Lucien le surlendemain. Albert nous fera un peu de musique, dit-il, madame de Parny nous dira une scène du Misanthrope avec Fleury, et nous aurons une petite soirée qui amusera mademoiselle Laurette; de plus, ajouta-t-il en se baissant vers ma mère et lui parlant italien, je ferai fermer ma porte, et nous n'aurons que le petit cercle habituel.

Ma mère accepta, et nous fûmes passer la soirée du surlendemain au Ministère de l'Intérieur, qui, alors, était à l'hôtel de Brissac, rue de Grenelle[149]. Nous y trouvâmes M. et madame de Parny, Dugazon, Dazincourt, Fleury, le général et madame de Frécheville, jeune et charmante femme, et de nos amis, M. de Fontanes et plusieurs hommes de lettres.

Cette soirée fit époque dans ma vie; je fus frappée de l'impression renouvelée que produisit sur moi mademoiselle Contat. C'était une personne dont la figure était sans doute charmante, mais pourtant ce n'était pas seulement par sa beauté qu'elle plaisait; et si jamais le vers de La Fontaine a été juste pour une femme, c'est pour mademoiselle Contat:

Et la grâce plus belle encor que la beauté.

C'était surtout gracieuse, en effet, qu'elle était; elle était cela plus que toute autre chose, car elle n'avait aucune noblesse dans la tournure ni dans la diction. C'était toujours Suzanne du Mariage de Figaro et Rosine du Barbier de Séville; et lorsque, plus tard, elle joua si admirablement la Mère coupable, c'est qu'il y a des réminiscences de Rosine dans la comtesse Almaviva, car elle n'avait pas non plus de sensibilité vraie. Elle en avait des éclairs, mais voilà tout; jamais d'abandon tout entier, jamais d'oubli d'elle-même. Je lui ai vu jouer l'année d'après une pièce de Demoustier avec Fleury, les Femmes; il fallait de la sensibilité, mais en même temps de la malice... aussi joua-t-elle de manière à enlever le public; elle soutint la pièce, qui ne valait rien, et que le public n'accepta qu'après l'avoir vu jouer par elle et par Fleury... Pour dire vrai sur mademoiselle Contat, les rôles pathétiques ne lui allaient pas; son organisation morale et physique s'y opposait. Elle avait du trait, du mordant, de la raillerie dans le plus charmant sourire et de la malice dans le regard; à l'appui de mon jugement, qu'on se rappelle les rôles qu'elle jouait le mieux: c'étaient la sœur du Philosophe marié, la tante de la Mère jalouse, Madame de Clainville, etc. Elle avait débuté dans la tragédie[150], mais elle y était mauvaise; elle quitta alors le cothurne et prit les jeunes amoureuses: cela ne lui allait pas encore; enfin elle rencontra juste dans les grandes coquettes et les mères nobles, ainsi que les demi-caractères, comme dans le Mariage de Figaro.

Elle était fille d'une blanchisseuse qui demeurait dans le faubourg Saint-Germain, et blanchissait madame Molé et madame Préville. Louise Perrin[151], alors jeune fille, jolie comme un ange, portait le linge de ces deux dames à la place de sa mère; le timbre de sa voix, le mordant de son accent, sa ravissante figure, frappèrent un jour à un tel point madame Préville, qu'elle lui proposa de lui donner des leçons; elle le demanda à sa mère, qui y consentit. La jeune fille débuta dans le rôle d'Atalide de Bajazet, mais elle n'eut aucun succès. Cependant, protégée par madame Molé et madame Préville, elle parvint à entrer à la Comédie-Française, mais pour les rôles secondaires. Sa beauté, au reste, lui avait depuis son entrée dans le monde mérité une réputation des plus brillantes; et, pendant quelques années, elle se contenta de l'approbation de M. le président Maupeou, et surtout de celle du comte d'Artois, qui la goûtait fort, ainsi qu'on le sait.

Les rôles dans lesquels mademoiselle Contat n'eut d'émule que mademoiselle Mars étaient ceux des pièces de Marivaux; mais outre ceux-là, il y avait le Mariage secret, de Desfaucheret, les Femmes, de Demoustier, la Mère coupable; le rôle de madame Évrard, dans le Vieux Célibataire, où elle était admirable; enfin Elmire, Célimène, et la belle Fermière, rôle froid et ennuyeux qu'elle animait à merveille.

Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu'il n'y a rien de bon que ce qu'a produit leur temps; je conviendrais donc du fait, s'il existait. Mais, en disant qu'une fois mademoiselle Mars retirée du théâtre nous n'avons plus de comédie, je dis une triste vérité, et d'autant plus triste qu'elle est réelle; mademoiselle Mars fut, au reste, selon moi, bien supérieure à mademoiselle Contat dans quelques rôles. Je l'ai vue jouer pendant dix ans, et certes je l'ai pu juger, et j'ai reconnu que mademoiselle Mars avait une supériorité positive. Dans Célimène du Misanthrope, par exemple, rien n'a égalé mademoiselle Mars. Peut-être mademoiselle Contat était-elle plus universelle et jouait-elle plus de genres différents; encore la chose n'est-elle pas démontrée.

Mais ce qu'elle jouait bien aussi, il faut en convenir, comme elle le jouait!... Fleury avait raison d'en être enthousiasmé. Elle le secondait à ravir dans le Cercle, dans la Gageure... Comme elle jouait madame de Clainville! comme Fleury jouait le rôle de M. d'Étieulette! C'était avec une vérité incisive qui produisait l'illusion la plus parfaite.

Mon frère et ma mère m'avaient conté tout cela avant la soirée que nous allions passer au ministère de l'Intérieur: car je ne connaissais pas mademoiselle Contat, n'allant presque jamais au spectacle, ainsi que je l'ai dit; je ne l'avais vue que dans Pinto.

Personne n'était plus aimable que mademoiselle Contat dans un salon où elle était à son aise. L'impératrice Joséphine, qui l'aimait beaucoup, l'invitait souvent à déjeuner. Eh bien! je l'ai retrouvée aux Tuileries: ce n'était plus la même femme.

—Ici, me disait-elle aux Tuileries, il y a quelque chose qui me serre le cœur, et je ne puis parler.

Un fait que Fleury raconta le même soir à ma mère l'attira vers mademoiselle Contat. La reine Marie-Antoinette[152], désirant voir jouer la Gouvernante, un drame dans lequel le principal rôle a sept cents vers, fit demander la pièce, et en même temps exprima le désir que ce fût mademoiselle Contat qui jouât le rôle de la gouvernante, et seulement l'avant-veille de la représentation. Mademoiselle Contat ne connaissait pas le rôle; elle l'apprit, et le joua comme alors elle jouait tout, admirablement. La Reine lui en ayant fait témoigner son contentement:

«J'ignorais jusqu'à présent, écrivit mademoiselle Contat en répondant pour remercier la personne qui lui avait transmis les ordres de la Reine, j'ignorais où était le siége de la mémoire, je sais maintenant qu'il est dans le cœur.»

La Reine fit courir cette lettre: elle fut connue; et lorsqu'en 1793, les monstres qui ne voulaient de célébrité en quelque genre que ce fût eurent besoin d'un prétexte pour marquer d'un D[153] en encre rouge la première feuille de la condamnation de mademoiselle Contat, ils parlèrent de cette lettre, et elle fut un motif pour condamner à mort les deux sœurs, Louise et Émilie (Mimi) Contat.

Toute la Comédie-Française était extrêmement royaliste, c'est-à-dire l'ancienne; car la nouvelle, au contraire, était toute révolutionnaire.

Mademoiselle Contat avait un ton parfait: elle n'était ni interdite ni familière lorsqu'elle se trouvait dans un cercle qui n'était pas le sien. Ce même soir où je la vis chez Lucien, tout à fait librement, elle me parut charmante. Sa ressemblance avec ma mère était surtout dans la même finesse de regard et de sourire. C'était frappant.

Tous les acteurs de la Comédie-Française adoraient Lucien. Depuis un an, il avait fait plus de bien que ses prédécesseurs en dix ans: il avait rétabli les pensions, avait trouvé le moyen de payer l'arriéré, et l'avait fait... et puis il promettait encore du bien pour l'avenir...; ensuite il raisonnait si bien de leur art!

—On dirait qu'il a été toute sa vie à l'étude de ce qui nous occupe, disait le même soir mademoiselle Contat.

J'ai dit, je crois, que Dazincourt était aussi chez Lucien. On a dit de lui et de Dugazon qu'ils étaient tous deux d'excellents valets, dont l'un mangeait toujours à l'office et l'autre quelquefois au salon. En effet, Dazincourt avait un ton parfait et une tenue qui se retrouvait même sous le grand chapeau de Figaro sans lui faire rien perdre de sa verve comique. Jamais trivial, il ne plaisait pas à de certains esprits autant que Dugazon avec ses lazzis et ses mots comiques, à la vérité, mais hors du rôle et faits par lui. Ce furent eux qui mirent à la mode ce mot assez drôle contre Dazincourt: «Il est bon comique, PLAISANTERIE À PART.» Dans le monde c'était tout à fait un homme comme il faut; ce n'était plus le comédien bien élevé, c'était entièrement l'homme du monde. Sa biographie est singulière.

Dazincourt était fils d'un négociant riche de Marseille, nommé Albouis[154]. Le fils sentit que le commerce n'était pas son fait, et le dit à son père, qui eut le bon sens de le comprendre; il l'envoya à Paris pour y être placé auprès du maréchal de Richelieu, qui prenait intérêt à leur famille. Le maréchal lui confia l'emploi de mettre en ordre les papiers nécessaires à ses Mémoires; cette besogne ennuya le jeune homme comme les comptes en partie double. Un jour il sortit et ne revint pas: il avait été s'engager à Bruxelles dans la première troupe dramatique, dont le directeur s'appelait d'Hauvelaire et était homme d'esprit et de talent, qu'il trouva. En 76 il débuta à la Comédie-Française dans Crispin des Folies amoureuses: ce fut alors que, selon un usage général, il changea de nom et prit celui de Dazincourt[155]; aimé du public, chérissant son art, le cultivant non pour gagner de l'argent, mais pour mériter une couronne, Dazincourt devint l'idole du public lorsqu'il eut joué Figaro. Marie-Antoinette le choisit pour son maître, et le directeur de son spectacle de Trianon; mais les leçons de Dazincourt devaient demeurer sans fruit avec elle. Attaché de cœur et de reconnaissance à la famille royale, Dazincourt ne cachait pas ses sentiments: aussi fut-il décrété d'arrestation et son dossier marqué de la lettre fatale D par Fouquier-Tinville. Il pouvait s'échapper, étant prévenu à temps; mais il refusa, et alla rejoindre ses camarades, qui marchaient vers l'échafaud peut-être, et dont il voulut partager le sort: il était, lorsque nous le rencontrâmes chez Lucien, dans le plus beau moment de sa vie théâtrale et fort aimé du public. Ce fut à peu de temps de là qu'il gagna à la loterie un quaterne, de cent cinquante à deux cent mille francs.

Dugazon était un bon homme, malgré son air méchant et son humeur de matamore. La bonté était native en lui, et le bien qu'il faisait en était une preuve[156]: il n'avait rien à lui. Il fut entraîné dans la tourmente révolutionnaire, fut fait aide-de-camp de la commune de Paris, et ce fut tout. Seulement, peut-être, fut-il craintif pour faire le bien.

À sa rentrée au théâtre, il eut une scène plaisante avec le parterre. Lucien lui dit de nous la raconter.

—Après la terreur, la France fut plus heureuse, mais surtout plus tranquille, je n'en puis disconvenir, quoique je sois fidèle à mes vieilles amitiés, disait Dugazon avec cet air burlesque que lui connaissent ceux qui ont pu le voir... Il rentra donc à la Comédie-Française, qui, alors, jouait à Favart concurremment avec les comédiens de la Comédie italienne, et il rentra dans le rôle de Crispin des Folies amoureuses. Il était bretteur, et bretteur connu; mais, malgré sa réputation, vingt jeunes gens à collet noir, comptant peut-être sur leur force et leur nombre, voulurent contraindre Dugazon à chanter le Réveil du Peuple.

—Je ne sais pas chanter, répondit-il avec une sorte de grondement qui annonçait un orage.

Les cris cessèrent... mais un moment; bientôt ils reprirent plus furieux que jamais. Dugazon s'avança sur le bord du théâtre, et répéta d'une voix forte:

—Messieurs, je ne chante que rarement, quand cela me plaît, mais jamais quand je ne le veux pas.

—Il faut qu'il chante! s'écrièrent quelques furieux.

—Oui! oui!...

—Et moi je dis NON! cria d'une voix tonnante le comique furieux, se démenant dans ses habits de Crispin.

Alors une troupe en furie voulut escalader l'orchestre; d'autres voix crièrent alors:

—Eh bien! qu'il le récite seulement... mais il tiendra une chandelle à la main pour faire amende honorable.

—Ni chant, ni paroles, messieurs, dit Dugazon, dont la colère était au comble. Je ne suis pas ici pour vous servir de jouet; que tout ceci finisse, sinon...

Et alors tirant sa longue rapière de Crispin, que par précaution, dans ces temps de troubles, il remplaçait toujours par une excellente lame, il s'adossa à une coulisse solide, et là attendit les assaillants de pied ferme, prêt à tuer le premier qui se serait approché de lui. Lorsqu'ils virent sa contenance déterminée, les jeunes gens hésitèrent; cela donna le temps à l'autorité d'arriver, et Dugazon fut délivré.

—Je vous remercie, dit-il au commissaire de police, mais j'aurais fini cela sans vous.

De tous les mystificateurs de Paris, et alors il y en avait beaucoup, Dugazon était un des meilleurs; mais il n'en faisait pas métier, et on ne l'avait que lorsqu'il le voulait bien... C'était un homme bien spirituel.

Plus tard, il fut mon répétiteur et mon maître de déclamation, ainsi que ce bon Michot; j'étais fort attachée à tous les deux.

Desessarts, ce monstrueux camarade de Dugazon, et si souvent mystifié par lui, eut son oraison funèbre en vers burlesques faite par Dugazon. C'est un morceau très-plaisant; il rappelait l'histoire de l'éléphant dont Desessarts avait été si furieux[157]. Il le regretta pourtant beaucoup; mais son caractère avait un mélange de finesse, de plaisanterie et de bonté. Il lui fallait de la gaîté, du rire, ou bien il serait mort; il était en bonne intelligence (apparente, au moins) avec Dazincourt: ils étaient compatriotes[158] et du même âge.

Talma était l'élève et l'ami de Dugazon.

Au bout d'un quart d'heure, la conversation fut animée comme si l'on s'était trouvé cent fois dans le salon de Lucien. C'est que lui-même y mit une bonne grâce charmante et une volonté de tout réunir. Il savait tenir son salon comme une femme d'esprit qui s'y entend; une causerie s'établit, et cette causerie fut charmante. Mademoiselle Contat et Fleury racontèrent une foule d'anecdotes de la Révolution. Fleury nous parla de madame de Sainte-Amaranthe, de sa fille, charmante et douce créature; de mademoiselle Lange, l'actrice à la mode pour les jeunes emplois; de mademoiselle Mars, déjà connue et appréciée; et, sur tous ces objets, toujours des données justes et claires.

Au moment où la conversation avait le plus de mouvement, on annonça madame et mademoiselle de Coigny; elles étaient de la société intime du ministère, et certes, en cela, Lucien avait montré son goût.

—J'avais envie de prier madame de Staël, dit Lucien, et je ne sais pourquoi je ne l'ai pas fait...

—C'est un bon mouvement intérieur qui vous a retenu! s'écria madame de Coigny...

—Pourquoi? dit Lucien.

—Parce que vous auriez fait une école, lui dit-elle plus bas en regardant mademoiselle Contat qui souriait finement à un coup d'œil de Fleury... tenez, voyez! elle m'a devinée.

Mademoiselle Contat se mit à rire... Lucien regardait toujours pour deviner; enfin madame de Coigny lui dit très-bas:

—C'est que la baronne déteste mademoiselle Contat.

Madame de Coigny faisait allusion au mot qui fut dit, et qui mit madame de Staël en fureur lorsqu'elle l'apprit. Elle était liée avec M. de Narbonne, qui l'était avant avec mademoiselle Contat. Celle-ci, piquée de l'abandon du comte, dit un jour devant quelques personnes en se regardant au miroir:

—Au fait, je ne puis me plaindre de ce qu'il a quitté la rose pour le bouton[159].

—J'ai bien fait, dit alors Lucien en riant.

Dans ce moment on annonça David et Gérard; ils étaient aussi fort intimes dans la maison, et Lucien alla à eux avec empressement. Un instant après, arriva Cerrachi, ce jeune sculpteur qui plus tard devait porter sa tête sur l'échafaud; je le connaissais, l'ayant déjà vu chez une de nos amies qui demeurait à Auteuil... Ce surcroît de causeurs nuisit à notre bonne soirée; on devint silencieux. Fleury vint de notre côté, et dit à mon frère: Si le ministre veut, nous allons rompre cette glace qui commence à s'étendre sur nous; c'est la venue de David qui a fait cela... Ma pauvre camarade en est toute pâle... mais il faut conjurer cet épouvantail. Je vais dire quelques vers du Misanthrope avec mademoiselle Contat.

On pense que la proposition fut reçue avec joie. Les acteurs furent admirables. Ils dirent ensuite des scènes du Tartufe et la jolie scène de la Gageure imprévue. Dugazon se mit aussi de la partie; il dit à lui seul une scène des plus comiques: c'est un acteur de province qui vient pour s'engager dans un théâtre de Paris; il a une prononciation presque bégayante et un bras qu'il tient caché... Le directeur lui demande ce qu'il sait; l'autre lui dit qu'il sait tout. Le directeur demande quelques vers; le solliciteur lui offre de lui dire la première scène d'Alzire; il fera Alvarez... Il ôte son manteau et commence... Au bout d'un moment son bras arrive et se place devant lui après beaucoup de balancement; l'homme lui donne une forte tape de la main droite, et le bras retourne d'où il venait; mais, au bout d'un moment, il revient toujours, par son propre poids et par un mouvement que ne peut s'expliquer le directeur; de plus, l'acteur ne peut dire ni les R ni les T...

—Mais, monsieur, qu'a donc votre bras, demande enfin le directeur.

L'ACTEUR.

Monsieur, ce n'est pas mon bras!

LE DIRECTEUR.

Comment! ce n'est pas votre bras! en voilà bien d'une autre à présent!

L'ACTEUR.

Non, monsieur, ce n'est pas mon bras, je vous dis que ce n'est pas mon bras.

LE DIRECTEUR.

Monsieur!... je trouve très-singulier que vous vous moquiez de moi.

L'ACTEUR.

Mais, monsieur, c'est un bras d'osier!... Que diable vous venez me soutenir que c'est mon bras! vous venez renouveler mes douleurs... Mais laissons cela... Qu'est-ce qu'un bras de plus ou de moins dans le bel art des Lekain et des Préville?

LE DIRECTEUR.

Mais, monsieur, il me semble que c'est une chose assez importante, quoi que vous disiez! Quant à en avoir un de plus, cela ne se voit guère; mais un de moins cela manque beaucoup.

L'ACTEUR, le regardant tout étonné.

Ah! vous trouvez!...

LE DIRECTEUR.

Mais oui!... c'est comme le défaut de langue que vous avez, vous ne pouvez pas prononcer les lettres R et T.

L'ACTEUR.

Comment! vous avez remarqué cela aussi?... Que diable! vous remarquez tout! vous avez le caractère difficile!... C'est vrai, je dis un peu difficilement les R et les T... mais qu'est-ce que cela fait? je dis bien toutes les autres lettres!...

LE DIRECTEUR.

Cela ne me suffit pas, monsieur; et puis... je n'ai pas de place vacante.

L'ACTEUR.

Ah! par exemple, c'est un peu fort! Comment! vous n'avez pas de place?... il ne fallait donc pas me faire déclamer mon Alvarez!... Je n'ai pas de place!... Ils sont tous comme cela dès qu'ils m'ont entendu, ces directeurs; ils n'ont plus qu'une parole: Je n'ai pas de place... Je crois, en vérité, qu'ils ont peur de moi...

Mais ce qu'il est impossible de rendre, c'est le comique de Dugazon lorsqu'il jouait cette scène, soit avec un de ses camarades, soit seul, et en changeant sa voix; il était toujours excellent.

Cette soirée fut un enchantement pour moi. On prit du thé, des glaces, et nous nous séparâmes à une heure du matin.

Lucien avait souvent de ces soirées particulières où l'on récitait des vers; on faisait de la musique, on faisait une lecture, on écoutait la relation d'un voyage; après, si les jeunes personnes et les jeunes femmes étaient en nombre, on dansait quelques contredanses.

Dans la semaine, ou, pour parler la langue du temps, dans la décade, il donnait un grand dîner où se trouvait toute la littérature: Lemercier, Legouvé, madame de Staël, Fontanes, Châteaubriand qui arrivait et venait de faire paraître son Génie du Christianisme, Atala et René, admirables créations qui devaient tant avoir de détracteurs, pour que la justice qui leur serait rendue plus tard fût plus grande et plus lumineuse encore... J'aimais ces dîners du ministère par cette réunion si belle de toutes ces intelligences de notre époque, et puis la conversation était toujours soutenue par Lucien avec une grande adresse; il était, je le répète encore, aussi adroit qu'une femme d'esprit.

Le local de l'hôtel de Brissac était fait pour les fêtes. Le premier Consul dit à son frère de donner des bals et d'inviter tout ce que Paris contenait de bonne compagnie. Les listes que j'ai vues chez madame Lucien contenaient bien des noms qui ne furent pas annoncés à la porte de l'appartement. Le pouvoir de Napoléon n'était pas reconnu comme il le fut ensuite, et le faubourg Saint-Germain n'y alla que par fraction.

Les jours de bal, non-seulement tous les salons étaient ouverts, mais aussi la belle galerie. C'était là que se tenait la maîtresse de la maison, ainsi que madame Bonaparte lorsqu'elle y venait; elle y était presque toujours avec Hortense de Beauharnais, sa fille, qui ne se maria que deux ans après.

Les femmes qui étaient les plus remarquables par leur beauté à ces bals étaient: madame Marmont; madame Desbayssins, qui venait de se marier et qui était charmante; mademoiselle Logier, petite-fille de Préville le Pelet, ancien ministre de la Marine; mademoiselle Charlot, madame Visconti, mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, mademoiselle Fanny de Coigny, madame Charles de Noailles, madame de Custine, madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, madame de Chauvelin, et une personne des plus belles, mais qui alors relevait de maladie... c'était madame Méchin...; elle revenait d'Italie[160]...

Les bals de Lucien étaient charmants; on dansait, on s'amusait; on servait un fort beau souper, et puis on dansait jusqu'au matin. Lucien exigeait que le bal continuât quoiqu'il n'y fût plus... Et on se séparait en prenant des engagements pour le bal de la semaine suivante.

Les toilettes commençaient à être plus élégantes qu'elles ne l'avaient été sous le Directoire: c'était surtout pour le bal que cette différence était sensible. Jusque-là les fleurs avaient peu repris; mais à la seconde époque on les vit revenir par touffes et en guirlandes, sous toutes les formes; l'une des plus agréables était celle-ci:

Un corset bleu en velours ou en satin, la jupe en crêpe blanc sur une marceline blanche et bordée de deux rouleaux de ruban du même bleu que le velours ou le satin du corset, un tablier ayant deux poches, dont l'une était ouverte à demi, et laissait tomber en apparence des touffes de bluets qui étaient dans cette poche et qui étaient retenus comme une traînée de fleurs sur le tablier; sur la tête, des bluets en guirlande ou en touffes.

Ce même costume était ravissant avec des roses. Je ne sais pourquoi on ne le renouvèlerait pas aujourd'hui...; c'est à un de ces bals chez Lucien que je vis un jour une robe fort belle et fort étrange à madame Bonaparte.

Cette robe était de crêpe blanc, et entièrement parsemée de petites plumes de toucan; ces plumes étaient cousues au crêpe, et à leur queue était une petite perle. Madame Bonaparte avait avec cette robe des rubis en collier et aux oreilles. La coiffure, chef-d'œuvre de Duplan, était faite avec les mêmes plumes montées en guirlande.

Une autre fois elle avait une robe de crêpe blanc, également et entièrement parsemée de feuilles de roses du rose le plus suavement frais. Je n'ai rien vu de plus odorant, pour ainsi dire, que cette robe, qui, au reste, ne pouvait être mise qu'une fois. Quant à sa fille, elle ne portait qu'une robe courte, et par-dessus ce qu'on appelait un peplum, une petite tunique grecque, cette tunique toujours de couleur, et la robe toujours blanche.

Cet hiver de 1800 fut non-seulement gai, mais heureux. On voyait la société renaître; chacun revenait, on formait des projets, on croyait à un avenir. Le gouvernement consulaire donnait de la confiance. Lucien, cependant, n'était plus aussi bien avec son frère. Il continua cependant toujours à recevoir et à donner des fêtes. Tout à coup elles cessèrent. Lucien venait de recevoir l'ordre de partir pour l'Espagne. Ce fut Chaptal qui le remplaça.

Lucien demeura en Espagne le temps nécessaire pour faire le traité de Badajoz, puis il revint à Paris dans l'hiver de 1802. Alors il était veuf: Christine[161] était morte. Lucien acheta le magnifique hôtel de Brienne[162], et l'orna de tableaux, de statues et d'objets d'art. Félix Desportes, son ami très-intime, homme d'esprit, de bonne compagnie, l'aida à former cette fois son salon, et à le faire comme un salon du monde, parce que, n'étant plus ministre, il n'était plus assujetti à aucune obligation. Le comte Charles de Châtillon, homme bien né, que la Révolution avait fait artiste, le dirigea de son côté dans les achats de tableaux[163], et fit un musée de sa maison. Les premiers artistes de l'Europe trouvaient en Lucien un Mécène qui sentait et comprenait les arts. J'avais un grand plaisir à l'entendre juger par le sentiment qu'il éprouvait: ce sentiment n'était jamais faux.

Madame Bacciochi, sœur aînée de Lucien, vint loger chez lui et fit les honneurs de son salon. Un homme qui est le chef de la littérature actuelle allait beaucoup chez Lucien: c'était M. de Châteaubriand. Il passait souvent quinze jours au Plessis, qui était aussi devenu un lieu de réunion plus agréable que les châteaux nouveaux; à Paris, M. de Châteaubriand allait tous les jours chez Lucien. C'était le moment où le Génie du Christianisme venait de révéler un grand homme à l'Europe; Atala et René fondaient cette école romantique que Rousseau et Bernardin avaient indiquée, et que M. de Châteaubriand commanda, pour ainsi dire, de suivre.

Ce fut alors que Lucien eut vraiment un salon. M. de Fontanes était le plus assidu, par une raison que chacun savait sans la comprendre; mais il était à l'hôtel de Brienne tous les jours, et s'était fait le maître des cérémonies de la conversation. Madame Bacciochi, qu'il dominait plus qu'elle ne le dominait (quoiqu'il en dit), parlait moins en docteur soutenant une thèse, lorsqu'il était là. M. de Fontanes avait nécessairement introduit ses amis dans cette société, qui, étant maintenant particulière, était libre d'admettre ou de refuser qui elle voulait. Chénier, Legouvé, Lemercier, n'étaient pas au nombre des élus, non plus que Talma et tout ce qui était dans cette ligne d'opinion.

Neuilly[164] était plus convenable pour Lucien que le Plessis-Chamant, qui était à douze ou treize lieues de Paris. Ce fut à Neuilly qu'eut lieu la fameuse représentation d'Alzire, cette représentation où madame Bacciochi était si curieuse à voir dans le rôle d'Alzire; Lucien déclamait bien, mais sa voix était trop criarde et trop haute.

Ce fut dans l'une des soirées de l'hôtel de Brienne, dont on parlait déjà comme de l'hôtel de Rambouillet, au pédantisme près, qu'eut lieu la première présentation du prince Camille Borghèse, sur lequel Lucien jeta aussitôt les yeux pour sa sœur Pauline. Le prince Borghèse est le premier homme présenté en habit habillé. Le sien, en raison de la saison (on était au mois de mai), était en étoffe légère, couleur changeante, ce que nous appelons gorge de pigeon; il avait la brette en travers, et portait sous le bras un petit chapeau garni de plumes, mais non pas comme tous les chapeaux; celui-ci était EN TAFFETAS... noir à la vérité. J'ajoute ce mot, car de l'humeur dont ils étaient à la cour du Pape, le chapeau aurait bien pu être de la couleur de l'habit.

Ce fut dans l'été de 1803, après avoir eu pendant longtemps, comme on le voit, une maison bien agréable[165], que Lucien fit la connaissance de madame Joubertou. Ce fut à Méréville, ravissant séjour, appartenant à M. de Laborde.

M. Alexandre de Laborde, ami intime de Lucien, était aussi de sa société journalière. J'ai parlé de ses qualités personnelles, de son esprit original, mêlé à cette distraction qui lui donne peut-être du charme de plus, et à cette bonté parfaite qui lui fait conserver ses amis. J'ai parlé de tout cela avec détail. Mais je dois revenir sur ce sujet, pour dire que Lucien devait se plaire dans la société de M. de Laborde; aussi était-il du très-petit nombre de personnes privilégiées chez lesquelles Lucien allait à la campagne. Méréville est un lieu enchanté, comme chacun sait. Ce fut dans ce paradis que Lucien rencontra madame Joubertou. Alexandre de Laborde, sans penser qu'il faisait une princesse, l'avait engagée avec un ami, M. Chabot de Latour, le tribun; madame Chabot, fort jolie femme, moins liée avec madame Joubertou que le tribun, était aussi de la partie. C'était donc sans songer à mal, il s'en faut, que M. de Laborde fit le mariage de Lucien avec madame Joubertou; car ce fut cette première partie de Méréville qui décida malheureusement de la vie de Lucien: je dis le mot malheureusement, parce qu'il est juste.

Pendant ce temps-là, madame Bacciochi était à Neuilly, occupée à déclamer avec Lafon[166], à pérorer avec M. de Fontanes. Lucien épousa madame Joubertou, qui divorça tout exprès. L'Empereur, qui devait être couronné quelques mois plus tard, refusa son consentement et exila Lucien, qui partit pour l'Italie. Alors l'hôtel de Brienne devint désert, et la société française, qui avait été ranimée dans cette maison, redevint inactive pendant quelques mois, pour se réveiller enfin sous l'Empire et ressaisir son sceptre.

FIN DU TOME TROISIÈME.

TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE TROISIÈME VOLUME.

  • Une lecture chez Robespierre. 1
  • Salon de Robespierre. 12
  • Salon de madame de Sainte-Amaranthe. 59
  • Bal des victimes. (Janvier 1795.). 91
  • Salon de Barras à Paris et à Grosbois. 137
  • Salon de François de Neufchâteau. 213
  • Salon de madame de Staël sous le Directoire. 275
  • Salon de Seguin. (An VII et an VIII—98 et 99.) 355
  • Salon de Lucien Bonaparte, comme député et ministre de l'Intérieur. (1798) 373

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, No 12.

Notes

1: Voir dans les Mémoires de madame Roland elle-même, comment elle raconte cette scène!... Elle parle surtout admirablement de ses craintes pour son mari, qu'elle alla chercher à pied, à minuit, au ministère de la Marine, où tous les ministres étaient rassemblés.

2: Madame de Sainte-Amaranthe était une femme comme il faut, mais d'une réputation fort équivoque... ses relations intimes avec les hommes de sang d'alors le prouvent. Elle n'est pas excusée en disant qu'elle était contrainte. Il ne dépend pas de nous d'être heureux ou malheureux, mais toujours il est en notre puissance de n'être pas humilié et encore moins avili... Je parlerai d'elle plus longuement tout à l'heure.

3: C'est ainsi que sont mortes mesdemoiselles de Saint-Léger à Arras, toutes deux jeunes, nobles, belles, âgées, l'une de seize ans, l'autre de dix-sept, pour avoir joué du piano le jour de la prise de Valenciennes.

4: Toutes trois charmantes, surtout celle de Camille Desmoulins.

5: Il la rencontra dans un gros bourg de Flandre, où elle faisait la patrie dans une fête nationale. Elle avait une belle voix, mais elle ne put entrer à l'Opéra, ne sachant pas chanter.

6: Le mot est plus fort dit par Tallien, beaucoup d'années après, que par Robespierre en 93.

7: Lorsqu'il allait prendre possession de son consulat à Cadix. Ce fut à Madrid que je le trouvai.

8: Le fameux Père Duchesne.

9: Anne-Philippine-Louise Duplessis-Laridon, née à Paris en 1771; elle apporta 150,000 francs en dot à Camille, somme très-forte pour ce temps-là.

10: Cette personne est Prudhomme le père. Me trouvant au couvent de l'Abbaye-aux-Bois, je reçus un jour une lettre de lui, par laquelle il me demandait de me venir voir. Il vint, et m'inspira un vif intérêt, ayant vécu avec tous les hommes importants de la Révolution. C'est lui qui a publié le journal intitulé Révolutions de Paris. Il était particulièrement ami de Camille Desmoulins.

11: Le comité de Salut public et celui de Sûreté générale.

12: Pierre Phélippeaux, député de la Sarthe à la Convention. C'était un homme de talent que Robespierre n'aimait pas parce qu'il s'opposait aux mesures violentes, quoique bon républicain. Aussi fut-il dénoncé par Hébert aux Jacobins, où il fut cité pour répondre à l'accusation. Loin de se défendre, il accusa Ronsin et Rossignol, et défendit Westermann. La société des Cordeliers le renvoya, et ainsi abandonné à la haine de Robespierre, il mourut plus tard comme l'un des chefs du modérantisme, comme Camille Desmoulins.

13: Il était commissaire du roi près le tribunal d'accusation, après la constitution de 1791. Ses idées libérales étaient très-fortes, et ses relations le mirent au milieu de tout ce qui était le plus ardent dans la Révolution. Il fut président de la Convention. Là, il montra combien les idées démagogiques avaient d'empire sur lui... Il lut les droits de l'homme en pleine séance de la Convention, et relut une autre fois la Constitution. Il fit décréter une fête à Évreux, pour le retour de la liberté dans cette commune, et pour cette fête, on mariait six jeunes républicaines, disait le décret, avec six jeunes républicains. C'est encore lui qui, étant réélu président, fit les motions les plus étonnantes. Il dit un jour à la section des Lombards:—Mes frères, bientôt le tocsin sonnera pour la mort de tous les tyrans.

Il avait voté la mort du roi.

Lorsqu'il fut interrogé, après avoir été arrêté sur l'accusation de Saint-Just, qui le déclara complice de Danton, il s'écria:

—Ici, dans cette même salle, j'ai résisté aux parlements dont j'étais détesté, et cela parce que je soutenais les intérêts du peuple!

14: Allusion au grand sac de cuir où le bourreau jetait toutes les têtes!...

15: Cécile Renault mourut le 29 prairial an II, à l'âge de vingt ans. Ses deux frères furent les seuls de sa famille qui lui survécurent; ils étaient à l'armée, où ils furent arrêtés, mais leurs supérieurs leur fournirent le moyen d'échapper. J'ai connu l'un d'eux qui était parvenu au grade de chef d'escadron.

16: Madame de Sainte-Amaranthe était en son nom Saint-Simon d'Arpajon. Elle est née à Besançon; sa famille n'était pas riche, mais noble.

17: Son père était receveur-général des finances, et fort riche.

18: M. de Sainte-Foix; il avait été fort aimé de madame de Sainte-Amaranthe, et depuis son ami intime.

19: Nous l'avons vu chez la duchesse de Luynes.

20: Celui qu'on appelait le beau Tilly; il était page de la Reine... alla se marier si étrangement en Amérique, qu'il divorça le lendemain de ses noces, et finit par se tuer d'un coup de pistolet.

21: Clairval et Michu avaient été les talents les plus remarquables de l'Opéra-Comique, c'est-à-dire la comédie italienne.

22: Jean-Louis David, né à Paris en 1748. Il était fils d'un marchand de fer[22-A], qui mourut dans un duel, mort assez rare à cette époque pour un homme de sa classe. David fit de bonnes études aux Quatre-Nations, et fut élevé pour être architecte. Il n'aimait pas cette profession, et ce fut un jour qu'allant voir Boucher, il sentit une telle vocation pour la peinture, qu'il obtint enfin de sa mère de suivre les cours de la peinture d'histoire. Il suivit les cours de Vien, et obtint bientôt le prix. Grâce à la généreuse bonté de mademoiselle Guimard, il obtint le grand prix, partit pour Rome avec Vien, et là il étudia et devint ce que nous l'avons vu ici. Son dessin était beau, mais ses incorrections, son mauvais goût, son mauvais coloris, lui enlevaient la place du premier peintre de l'époque.

22-A: On appelle, comme on sait, marchands de fer, ceux qui vendent du crin, de la laine, de la plume, tout ce qui tient à ce qu'on désigne sous le nom de literie.

23: Elle était à Versailles chez M. de Bonnecarèce, qui l'avait eu de David lui-même, dont il était l'ami.

24: Voici le quatrain fait pour elle; il est déjà dans le Salon de Robespierre.

Sur le pouvoir de tes appas
Demeure toujours alarmée;
Tu seras d'autant plus aimée,
Si tu veux ne l'être pas.

25: On a dit que cette lettre était de Robespierre; je le croirais sans peine.

26: Cet hôtel n'existe plus... il était en face de la rue Cerutti, aujourd'hui la rue Laffitte... Murat l'acheta lorsqu'il se maria, c'est-à-dire deux ans après... Il avait pour portail une immense arcade de mauvais goût.

27: J'excepte mademoiselle Mars; elle est toujours parfaite.

28: Françoise-Marie-Antoinette Saucerotte, née à Nancy, d'un comédien de province et d'une femme attachée à la maison du roi de Pologne. Ce fut madame de Graffigny qui la tint sur les fonts de baptême.

29: Se trouvant un jour au Raincy, chez moi, avec M. de Sainte-Foix, il lui dit en riant qu'on savait bien la raison pour laquelle elle était partie.—Vraiment! dit-elle sérieusement; eh bien! je vous affirme que ni vous ni personne ne le savez et ne le saurez jamais.

30: Mademoiselle Raucourt n'était ni bonne camarade ni douce dans ses relations; elle ne fut ni estimable, ni recommandable dans sa vie privée. En 1815, elle mourut subitement. Elle avait une belle terre dans les environs d'Orléans, où elle avait les plus belles fleurs et les plus beaux fruits et des terres magnifiques. Elle venait souvent à la Malmaison, et Joséphine échangeait souvent avec elle des graines ou des plantes. À sa mort, le curé de Saint-Roch, qui avait bien emboursé l'argent de ses aumônes, n'a pas voulu l'enterrer. Elle fut portée au Père-Lachaise, après le service qui lui fut fait par un prêtre.

31: Cette manière que quelques hommes d'aujourd'hui ont prise de dire: Taglioni, Mars, Contat, etc., est du plus mauvais ton. C'est là où on voit l'habitude de la bonne compagnie, ou seulement son reflet imparfait. Ainsi, l'on croit imiter les roués des temps passés; mais qu'on aille écouter M. de Talleyrand, ou M. de Montrond, ou M. de Narbonne quand il vivait, ou M. de Laval (Adrien de Montmorency), enfin mille autres du même cercle.—Rien n'est, à mon gré, plus platement ridicule que l'affectation de l'aisance dans les manières.

32: Elle mourut la même année que mademoiselle Raucourt; la cause de sa mort fut un cancer. Elle était alors à Vitry, dans une propriété que madame la duchesse douairière d'Orléans acheta ensuite.

33: C'était le nom de l'enfant de mademoiselle Lange.

34: Mademoiselle de Champigny. Elle était une riche héritière, et charmante.

35: Je ne sais si c'est de mademoiselle de Champigny que parle madame de Genlis dans ses Mémoires, ou de la première femme du marquis.

36: En effet, les réflexions de M. de Balincourt pouvaient être pénibles! il avait fallu le bouleversement total de toutes choses chez nous, pour voir violer les tombeaux et se rire de la mort! En remontant aux temps les plus reculés, nous trouvons toujours le même respect, et peut-être encore plus profond, pour les morts... Apollonius, dans son 21e livre, dit: «Ils se tinrent trois jours autour du mort, pleurant et jeûnant; le peuple pleura avec le roi, et, le dernier jour, on mit sur le tombeau un signe qui devait être vu des générations futures...» Tite-Live, Homère, Virgile, tous les auteurs anciens enfin, nous révèlent par leurs ouvrages tout le respect qu'ils portaient aux morts, qu'ils considéraient comme des démons, des génies familiers... On peut voir dans Tite-Live quel respect les anciens Romains avaient pour leurs morts. Les Égyptiens portaient cette religion de la mort au delà de toute autre. Les momies[36-A] sont connues populairement, et que de soins, de frais, pour les embaumer! Le cinnamome, la myrrhe, la cassie, le nard, tout ce qu'il y avait de plus précieux en parfums... les bandelettes les plus riches, étaient prodigués pour l'inhumation des morts, et pourtant il y avait une égalité dans ce moment qu'on n'aurait pas soupçonnée à cette époque, l'égalité de la mort! le dernier sujet pouvait accuser un roi devant les quarante juges qui siégeaient au bord du lac Achérusie... ils étaient là pour prononcer sur les bonnes ou mauvaises actions du mort... C'est une belle et grande leçon que reçoit le cadavre avant d'aller dormir dans cette solitude vaste et silencieuse, ces merveilleuses pyramides construites pour un seul homme par plusieurs milliers d'autres. Les Hébreux, qui ont une analogie positive avec les Égyptiens, avaient également un luxe remarquable dans leurs funérailles... Quelquefois, comme chez les Grecs, on brûlait les corps... On le voit dans quelques prophètes... le luxe effréné qu'on apportait même dans ces cérémonies était quelquefois si excessif et hors de toute mesure, qu'on fut contraint d'y mettre un terme, et que plusieurs Hébreux de haute naissance défendirent avant leur mort qu'on les mît dans un autre linceul qu'un linceul de très-bas prix. Les Perses furent les seuls peuples de l'antiquité qui ne mirent pas de la solennité dans leurs cérémonies funèbres, comme le faisaient les Grecs. Alexandre dépensa pour les funérailles d'Éphestion 8 millions de notre monnaie... On rapporte qu'il contraignit chaque homme de son armée à se raser, et que, continuant l'accès de folie, il fit raser, c'est-à-dire abattre, les tourelles et les dômes qui s'élevaient au-dessus des autres édifices. Les Romains étaient plus somptueux que les Grecs, parce qu'ils étaient plus riches... Quant aux honneurs, ils étaient immenses. Des vestales et des sénateurs portèrent Sylla!... Sylla!... Métellus avait sept fils... trois étaient consulaires... et ils le portèrent sur leurs bras... Paul-Émile fut porté par des députés de la Macédoine, et dans les fils de Métellus, outre les trois consulaires, l'un avait eu le triomphe, et l'autre était dans le moment même préteur. Les Romains ajoutaient quelquefois les combats de gladiateurs à la pompe des funérailles de quelques grands hommes, soit de l'armée, soit du Forum...

Quant aux Bocages de la mort, ces cimetières aériens et parfumés sont touchants par leur simplicité. M. de Châteaubriand a raconté d'une manière délicieuse cette scène de la jeune mère et du voyageur!... Il y a une suavité harmonieuse dans ce balancement doux et monotone de cette jeune femme, qui, voyant enfin que son enfant est mort, lui donne le dernier lait de son sein, et, courbant la branche, l'amène jusqu'à elle pour donner encore un baiser à son premier-né. Puis, quittant la branche chargée de son triste et précieux fardeau, le mouvement fait remonter le rameau fleuri parmi les touffes ombreuses qui deviennent le véritable tombeau de l'enfant de la jeune femme sauvage... Enfin, chez aucune nation antique ou moderne, sauvage ou policée, on ne trouva jamais la violation des tombeaux, ni l'irrévérence de la mort... Chez plusieurs peuples même, c'était se rendre coupable d'une grande impiété que de ne pas rendre les devoirs à un cadavre inconnu qu'on trouvait par les chemins... Chez les Égyptiens, on était criminel, et au premier chef, en touchant seulement à un tombeau... Quelle grande et sublime pensée surgit forcément de tout ceci!... C'est qu'avec une grande diversité dans les cosmogonies et les rites, il y a concordance sur un point. Sur ce point, le sauvage du Canada comprendra l'habitant des bords du Nil et du Jourdain... C'est que partout le système de l'immortalité de l'âme est admis et reçu... En Arabie, le paradis est promis au Musulman avec des houris toujours jeunes!... Chez le Scandinave, ce sont des Walkiriyes présentant le crâne d'un ennemi toujours rempli de son sang... chez les Indiens, la vue et la société de Brahma... chez les païens, les Champs-Élysées, etc.. Ainsi, chacun a eu sa portion de vanité ou de sensualité flattée... Partout le fondateur a eu l'attention de parler à cette vanité... et il a réussi; non pas cependant contre le christianisme, celui-là a été vainqueur de tout... Aussi ne commettrai-je pas la faute de parler de notre sainte religion après les croyances inculquées par l'ambition ou le fanatisme, et le plus souvent reçues par l'ignorance et prolongées par la superstition.

36-A: Voir dans le P. Menestrier le détail des décorations funèbres, et dans Muret, pour les cérémonies.

37: Cette femme est mariée, et aujourd'hui établie à Sens.

38: Celui mort à Leipsick.

39: J'espère, pour le comte Gabriel Rczewousky, qu'il n'aura pas rencontré de femmes aux yeux fauves, après son départ de Paris.

40: Il revint en France avec ce titre en 1793, et fut reçu par la Convention, qui, toute fière d'avoir un allié, l'accueillit avec enthousiasme dans son ambassadeur, et le président lui donna l'accolade fraternelle.

41: La loi qui ordonnait de ne donner que le titre de citoyen était encore dans toute sa force; elle ne fut abolie que sous le consulat, au commencement de la première année de l'empire.

42: À l'époque dont je fais ici la relation, madame de Staël pensait ainsi. Ce n'est que pendant le consulat et après le 18 brumaire qu'elle changea d'avis.

43: À cette époque, madame Récamier allait dans le monde; mais comme elle était fort jeune, sa maison n'était pas ouverte lorsqu'elle logeait rue du Mail[43-A]. Elle ne le fut qu'en 1800, lorsque M. Récamier acheta l'hôtel qui est occupé aujourd'hui par madame Lehon.

43-A: Rue du Mail, no 530.

44: Député républicain, député d'abord aux États-Généraux par la Corse, et puis en l'an VI et l'an VII, député aux Cinq-Cents, par la Corse également; dans l'an VII, il fut remarqué par le serment qu'il prêta de haine à la royauté.

45: Député de Sambre-et-Meuse, extrêmement exagéré dans son opinion républicaine; le Directoire ne l'aimait pas.

46: Député aux Cinq-Cents, et, comme Stévenotte, républicain sévère; il était un homme ordinaire, et faisait parler de lui à l'aide de tout le bruit que faisaient ses discours contre le royalisme. Ce fut lui qui proposa de déclarer Babeuf un martyr de la liberté; il fit cette motion au Manége après la mort de Babeuf.

47: Le général Schawembourg, d'abord général en chef de l'armée de la Moselle, fut envoyé en Suisse pour soumettre les cantons de Schwitz, de Soleure, de Berne, etc., et se conduisit bien, mais peut-être trop sévèrement; il fut accusé, mandé à Paris pour y subir une enquête demandée par les Conseils, mais il fut protégé par le Directoire. C'est à cette époque que Masséna prit le commandement des troupes françaises en Suisse.

48: C'est elle qui depuis épousa M. de Morfontaine, qui mourut d'une manière si étrangement mystérieuse dans son parc de Saint-Fargeau. Il sortit seul à cheval, un après-dîner, pour aller inspecter des travaux. Il ne rentrait pas; on le chercha aux flambeaux, et on le trouva mort, frappé au front par une branche... ou autre chose.

49: Bernadotte, après son retour de sa malencontreuse ambassade à Vienne, où il fut insulté, et peut-être avec raison, ayant fait mettre un immense drapeau tricolore sur la porte de sa maison, fut nommé ministre de la Guerre dans les premiers jours de l'an VII. Mais il s'ennuya de son inactivité et demanda d'aller à l'armée. C'était, comme on sait, un déterminé Bonnet rouge... On lui donna le commandement des armées réunies par-delà les Alpes, ce qui prouve qu'on ne les aimait plus autant... Milet-Mureau fut mis à la Guerre par intérim, et fut enfin remplacé par Dubois de Crancé: ce fut celui-ci qui se trouva en place le 18 brumaire.

50: Rien n'était en effet plus disgracieux que ce costume; l'habit était d'une forme moitié moyen âge et moitié celui-ci, mais sans col, et la chemise en avait un fait comme un col de femme et garni de dentelle; le manteau était rouge, brodé en arabesque autour; le chapeau, relevé à la Henri IV, avait une foule de plumes, et coiffait extrêmement mal tous ceux qui le portaient. Barras était encore le moins ridicule.

51: Ces deux épithètes, appliquées indifféremment, causaient une confusion assez plaisante.

52: Député de Maine-et-Loire au Conseil des Cinq-Cents, et adjudant-général. Il était fort emporté dans son opinion, qui était républicaine... il parlait beaucoup et faisait des motions... En l'an VII, il fut président des Cinq-Cents, et passa ensuite aux Anciens. Barras et les directeurs le redoutaient fort.

53: L'ancien directeur.

54: Schérer fut chargé de plus d'accusations de concussion qu'aucun homme en ce monde; il ne dépensait rien, et mourut pauvre... Voilà les jugements du monde...

55: Lui et Barras n'étaient pas bien; et, à l'époque du 18 brumaire, cette désunion fit beaucoup de mal pour les ordres à donner, et nuisit au Directoire.

56: Ce nom d'Aspasie, sans qu'il y attachât une idée injurieuse, était fort souvent dit par Barras à madame Tallien. Il se mettait par-là dans les sandales de Périclès, et le partage n'était pas mauvais.

57: Mouquet était membre de la société de la rue du Bac; il y dénonça madame de Staël et M. de Talleyrand comme conspirateurs royalistes, et proposa de faire une adresse au Corps législatif sur ce fait!...

58: Comme général en chef, il avait droit à en avoir un nombre même illimité.

59: Ce Momoro est une preuve de ce que produisent des temps comme ceux tant admirés de 93 et 94!... Membre de la commission remplaçant le département de Paris, commissaire dans la Vendée, président de la section de Marseille, membre le plus ardent du club des Cordeliers, vice-président des Jacobins, complétant cette vie révolutionnaire en livrant sa femme pour faire la déesse de la Raison... Eh bien! cet homme, l'ami d'Hébert (le Père Duchesne), mourut sur l'échafaud comme son complice. C'est dans de tels faits qu'il faut étudier la Révolution, et non pas dans les ouvrages qui ne parlent que des grandes joies populaires de l'époque!...

Ou ces hommes étaient fidèles, alors qu'étaient donc leurs juges, et que devenait la justice républicaine?... S'ils étaient traîtres, s'ils conspiraient en effet... si le Père Duchesne MENTAIT, où donc alors chercher la vérité de la Révolution?...

60: Voici une strophe de cet hymne:

À tant de siècles d'imposture
Succède un jour de vérité;
De l'erreur la cohorte impure
Rampe aux pieds de la liberté.
Sur les ruines du despotisme
Nos mains ont placé ses autels;
Sur les débris du fanatisme,
Français, dressons-en de pareils.
Offrons à la Raison notre encens et nos vœux:
Un peuple qui l'implore est digne d'être heureux.

On voit que l'auteur de l'ode à la Calomnie ne se retrouve guère ici.

61: Noël, ministre plénipotentiaire de la République en Suisse; il fit prévenir Sottin qu'il y avait en France des agents de la cause royale.

62: Madame de Sarrut et madame Blanchet.

63: Barras disait que, bien qu'il y eût vingt-quatre ans d'écoulés depuis ce moment, que jamais il n'oublierait l'expression du visage mâle et noirci par le soleil du tropique de ce vieux matelot, en disant ces paroles.

64: Coupable entre les coupables, en raison de son nom et de sa naissance, Barras ne devait pas être amnistié par Louis XVIII; mais celui-ci, dans son égoïsme, ne songeait plus à son frère, et ne pensait qu'à lui seul.

65: Il écrivait de Toulon à la Convention: «Tout ce qui est étranger est fait prisonnier; tout ce qui est Français EST FUSILLÉ. La justice de la nation s'exerce journellement.»

66: Il accusait le général Brunet d'avoir livré Toulon aux Anglais. C'est alors que Bonaparte dirigea le siége pour le reprendre, et que Barras le connut et le prit en amitié, et non pas par madame de Beauharnais.

67: Révolution du 30 prairial an VII (18 juin 1799). Sieyès, qui avait un grand parti, entra au Directoire, où resta Barras, tandis que des hommes vertueux, tels que Laréveillère-Lépaux, Merlin de Douai, etc., en étaient bannis.

68: Premier mari de madame de Montrond, mademoiselle de Coigny, fille du marquis de Coigny.

69: Cette version dit que Barras aurait sûreté et indemnité: sûreté, par l'oubli du Roi en reconnaissance de ses démarches; indemnité, en recevant douze millions, somme à laquelle il évaluait son séjour de deux années au Directoire. Cet aveu est, selon moi, le plus affreux témoignage de la turpitude des directeurs: car, avouer qu'ils coûtaient six millions par an à la République, c'est dire qu'ils en coûtaient douze. C'est donc soixante millions par année que nous coûtait cette troupe de singes jouant la royauté! C'est payer bien cher un esclavage dur et humiliant.

70: Le neuvième régiment de dragons, alors en garnison à Paris, et commandé par Sébastiani, fut d'un grand secours à Napoléon. Le général Lefebvre fit le reste avec Moreau, qui servit de geôlier aux directeurs et à Barras lui-même. Nous sommes trop près du 18 brumaire pour mentir à cet égard.

71: Il avait acheté un château qui avait appartenu au prince Charles, et s'y était entouré d'un domestique nombreux et d'une petite cour.

72: Charmante lithographie par Raffet, représentant un groupe de soldats autour d'un vieux sergent. La plupart ont des sabots et des souliers percés... ils viennent de faire une représentation au vieux sergent; car Raffet lui fait répondre au bas de la gravure: «Le représentant a dit comme ça qu'avec du pain et du fer, on pouvait aller en Chine... il n'a pas parlé de chaussure...» On aperçoit dans le fond les représentants avec leurs chapeaux à plumes, qui suivaient toujours l'armée.

73: Ma mère logea en revenant à Paris, après Robespierre, dans une maison de la rue de la Loi, pour parler le langage du temps, dont le portier avait un enfant dont les noms patriotiques étaient Marat-Just-Nation... C'était Saint-Just qui était son parrain, c'est-à-dire le témoin à la mairie...

74: Et souvent encore des relations intimes se formaient dans ces lieux où gémissaient des milliers de victimes!... Des mariages, des liens, se décidèrent dans ces habitacles pareils à ceux du Dante... sauf la mort!... disaient les malheureux.

75: Je ne me trompe guère, puisque le prince de Tarente a épousé mademoiselle Saint-Didier.

76: On appelait ainsi un marché par lequel le Gouvernement vous payait dans un an trois cent, ou six cent, ou huit cent mille paires de souliers, à raison, par exemple, de six francs ou cent sous. On les achetait soi au prix de trois francs, et même cinquante sous, parce que la semelle ne valait rien. Le soldat allait nu-pieds; mais les protégés et les parents s'enrichissaient, et on criait: Vive la République!...

Robespierre avait dans sa maison de la rue Saint-Honoré un cordonnier pour portier, et dont la femme faisait le ménage du dictateur. Un jour il dit à cette femme:

—Fais monter ton mari.

Le mari monte en tremblant.

—Que me veux-tu, citoyen?

Robespierre écrivait:

—Prends ce papier, lui dit-il, va au ministère de la Guerre, et fais ta soumission pour six cent mille paires de souliers.

Le cordonnier-tire-cordon se mit à rire.

—Six cent mille paires de souliers!... Ah! ben, quand je vivrais comme Mathusalem, je ne pourrais pas; y m'faut trois jours pour...

—Imbécille, dit Robespierre, tu les feras faire! crois-tu que je veuille te les faire confectionner à toi-même!

L'homme alla où on l'envoyait. Il ne savait pas écrire; sa femme signa pour lui. Il fit une grande fortune..., laissa là le tiret et sa forme, se lava les mains et se lança dans un certain monde. Il se fit entrepreneur de bâtiments; mais soit que Robespierre eut déteint sur lui par ses bienfaits, soit que sa nature fût mauvaise, cet homme était cruel et se fit détester de ses ouvriers... Un jour (il y a de cela deux ou trois ans), il faisait bâtir une maison sur le boulevard Bonne-Nouvelle; les ouvriers lui ménagèrent une bascule[76-A]... Et il mourut ainsi laissant plus de deux millions que lui avait fait gagner le caprice d'un tigre.

76-A: On appelle ainsi un échafaudage mal arrangé et très-élevé. La planche, n'ayant pas d'appui, tomba, et l'entraîna avec elle. Les maçons, lorsqu'ils n'aiment pas un maître, se vengent ainsi quelquefois.

77: Ils étaient deux députés du même nom à la Convention: l'un, celui dont je parle, pour la Manche; l'autre, dont le nom s'écrit absolument de même, pour la Sarthe. Il y en avait un troisième du nom de Letourneux, qui fut connu à la Convention par une pétition déposée à la barre. Il fut ministre de l'Intérieur, et l'un des plus incapables qui aient jamais occupé un ministère. C'est une chose curieuse que la liste de ses bêtises et de ses méprises. C'est lui qui, allant au Jardin des Plantes, voulut tout voir, et vit tout aussi, mais Dieu sait comment... De retour au ministère, il raconta à sa manière pendant le dîner, sa visite ministérielle: Avez-vous vu Lacépède? lui demanda quelqu'un.—Non, répondit Letourneux, mais j'ai vu la girafe... Le Letourneur qui fut directeur était, comme je l'ai dit, de la Manche (E. L. F. Hen), député à la seconde assemblée, en 1792.

78: Vers de Berchoux... Satire contre les Grecs et les Romains modernes et anciens.

79: Une femme du peuple, entendant ce mot de TYRAN, demanda à quelqu'un ce qu'il signifiait... On lui dit qu'un tyran, c'était un roi...—Ah!... voyez-vous ça!... et on lui fait sa fête à ce roi... Dame! c'est ben juste... On lui dit qu'au contraire on célébrait le jour où il était mort, pour s'en réjouir...—Ah! oui, oui, j'entends... un tyran, c'est comme qui dirait notre pauvre bon roi Louis XVI!...

Cette femme rappelle l'homme d'Athènes, qui ne savait pas pourquoi il condamnait Aristide, si ce n'est qu'il s'ennuyait de l'entendre appeler le Juste.

80: Les philanthropes durèrent encore jusqu'au consulat. Alors Napoléon étant à la tête des affaires, cette comédie tomba d'elle-même, d'autant mieux qu'il ne les persécuta pas...—Ils seraient bien contents d'avoir un seul martyr, disait-il... mais je m'en garderai bien...

81: Paul-François-Jean-Nicolas, vicomte de Barras, né à Fohemboux, en Provence, le 20 juin 1755. «Noble comme les Barras, qui sont aussi anciens que les rochers de Provence,» disent les paysans de la province. M. de Barras était en outre fort riche et fort beau. On ignore s'il a laissé des enfants.

82: Il avait commandé l'armée des Alpes, et avec succès, en l'an IV.

83: Le directeur Barthélemy (comte François Barthélemy) était neveu de l'abbé Barthélemy, auteur du Voyage du jeune Anacharsis.

84: Je sais bien qu'on peut objecter que l'Almanach des Muses contient des poésies légères de Colardeau, de Dorat, de Marmontel, de La Harpe... que Voltaire même y donnait des vers. Qu'est-ce que cela prouve? ne voyons-nous pas chaque jour les noms de Lamartine, Hugo, Dumas, M. de Vigny, M. de Rességuier, paraître dans des journaux, et de mauvais journaux!

85: Il était né à Sassay, petite ville de Lorraine; mais il fut adopté par la ville de Neufchâteau. Il était né le 17 avril 1750.

86: Étant député des Vosges à l'Assemblée Législative, il fit en 1791 une motion tendant à demander la poursuite des prêtres, pour arrêter les troubles du royaume. Il demanda aussi la suppression de la messe de minuit. Il n'aimait ni la religion ni les prêtres.

87: Mari de madame Visconti de Berthier.

88: Il pouvait bien le dire, lui qui à Lonato reçut deux blessures, dont il portait les nobles cicatrices, en prenant l'un de ces drapeaux étant à la tête du régiment de hussards appelé Berchini, dont il était alors colonel.

89: Jamais aucun gouvernement, même celui de Napoléon, qui était assez despotique, n'a fait marcher ainsi les premiers talents d'un art aussi relevé que celui de la musique... Le Directoire était despote avec dureté et sans compensation.

90: Par Chénier; mais il était bien au-dessous de celui du Départ, et cela était simple: l'un était l'élan du cœur, l'autre était commandé.

91: On avait substitué le mot France au mot empire.

92: Ces vers sont dans mes Mémoires sur l'empire.

93: Si tout ce que je rapporte n'était exact, cela n'aurait aucun mérite... Ces choses-là, si elles sont altérées, ne sont plus que ternes et sans intérêt...

94: Cette marine venait de Venise, Trieste, etc...

95: Daunou vit toujours... c'est un des hommes les plus vertueux qui existent.

96: Il venait de mourir le 22 vendémiaire à Wetzlar, avec de grands soupçons de poison.

97: 1775.

98: 1796.

99: 1817.

100: 1819.

101: 1821. On peut ajouter, à ce que je viens d'énumérer, Paméla et une foule de discours qui doivent former un recueil de plus de quatre volumes in-8o.

Des amis de François de Neufchâteau lui prêtent un mot qu'il disait lorsque, après avoir fait des discours louangeurs à Napoléon, il gardait le silence... Le héros a changé, je me tais!... S'il l'a dit, il ne l'a dit que devant très-peu de témoins... François de Neufchâteau fut prié, et cela est certain, par Cambacérès, de la part de l'Empereur, de mettre moins de pompe dans les discours qu'il lui faisait.

102: Je vais expliquer ma pensée. À Dieu ne plaise que j'attaque ici le talent de madame Sand, que j'admire et regarde comme le premier de notre époque comme style, et souvent aussi comme descriptif, et de la plus haute portée! mais elle et madame de Staël ne sont nullement sur la même ligne. L'une est une femme supérieure aux autres comme écrivain; l'autre est un génie qui n'a pas été égalé dans notre sexe. Les sujets traités ne sont pas les mêmes ensuite, et ce qu'elles ont écrit sur l'amour prouve même à quel point leur nature est dissemblable.

103: Elle était Française, et née à Paris.

104: Milet-Mureau était capitaine du génie au moment de la Révolution, lorsqu'il fut nommé député aux États-Généraux. C'était un honnête homme, mais sans être plus supérieur que beaucoup d'autres.

105: Ouvrage de Benjamin Constant publié en l'an V.

106: Député du Calvados à l'Assemblée nationale. Ce fut lui qui fit décréter l'établissement des Sourds-Muets; mais une chose remarquable fut ce qu'il fit opérer: la réduction par les assemblées électorales du tiers des membres de la Convention.

107: Député de Seine-et-Marne à l'Assemblée législative. C'était un homme de beaucoup de talent et auteur de plusieurs ouvrages sur les différents impôts. Au 18 brumaire, il fut fait conseiller d'État.

108: Député des Deux-Sèvres à l'Assemblée législative... puis à la Convention; il fut surtout recommandable, non-seulement par son talent à la tribune, où il montait toujours plusieurs fois par séance, mais par sa constante fermeté à défendre la représentation nationale et l'intégrité des élections, comme il le fit pour Frédéric Hermann, député[108-A]. Jard-Panvilliers eût été douloureusement indigné à la vue de l'affaire qui vient de se passer à la Chambre de 1838!... cette affaire de M. de Sivry, où nous avons vu les droits du citoyen et du député violés. Combien il eût pleuré sur cette foule d'outrages faits et soufferts! surtout en voyant quel est l'homme auquel on s'est adressé. Quoi qu'il en soit jamais de cette affaire, les amis de M. de Sivry ont pu être affectés de la peine qu'il en a éprouvée; mais sa noble et loyale conduite a été de nature à les rendre fiers de son amitié pour eux.

108-A: Du Bas-Rhin au Conseil des Cinq-Cents.

109: Conseiller d'État, député de Nemours aux États-Généraux. Sa conduite fut toujours admirable et loyale comme homme de talent et Français. Il aimait M. Necker et en était aimé. Il avait soutenu l'opinion du contrôleur-général pour la caisse d'escompte. Il fut aussi contre les ordres religieux. Au moment où il vint chez madame de Staël, il allait partir pour l'Amérique, où il se retira après avoir donné sa démission successivement aux deux Conseils. Il était fort ami de mon père.

110: Joubert de l'Hérault, député de l'Hérault à la Convention, homme de fermeté et de talent de discussion.

111: Député de la Meurthe au conseil des Cinq-Cents.

112: Le général Kniawitz passa au service de France après la révolution de Pologne qui mit Catherine en possession de sa part de partage.

113: Schlusselbourg est bâtie sur un rocher, au milieu de la mer, à quelque distance de Pétersbourg.

114: La famille Czartorinski, l'une des plus anciennes et des plus grandes de la Pologne, n'eut une alliance que parce que la sœur des princes Auguste et Michel Czartorinski épousa, contre leur gré, le comte Poniatowski, d'une noblesse nouvelle, mais protégé par Charles XII, et ensuite par le roi de Pologne (Auguste II), quoiqu'il eût été son ennemi. Stanislas Poniatowsky, qui fut roi de Pologne par la volonté de la Czarine, était fils de ce comte Poniatowsky; mais le comte était un homme de talent et d'esprit: il força, par une constante étude, ses beaux-frères à se rapprocher de lui; et leur réunion, qui ne fut jamais rompue, eut de grands résultats pour la prospérité de tous deux. Quant au trône de Pologne, il est constant que, sans Catherine, c'eût été le prince Adam Czartorinski, cousin de Stanislas Poniatowsky, qui eût été élu.

115: Pinto est une belle pièce: c'est la première comédie shakspearienne que nous ayons eue. Mon opinion n'est pas le résultat de mon amitié pour M. Lemercier.—C'est justice.

116: La représentation nationale, disait madame de Staël, est une chose solennelle. C'est un sacrement!... C'est l'onction sainte donnée par le peuple à ses représentants.

117: Bergasse-Lasirouse, éliminé au 18 brumaire, ainsi que Duplantier; mais celui-ci fut préfet du département des Landes trois ans après.

118: À cette époque, M. Vanberchem était banquier à Paris. Sa maison portait le nom de Bazin, Vanberchem et compagnie: M. Bazin était le mari de sa sœur. Toute la famille logeait alors rue de Cléry, no 95. M. Hottinguer et compagnie était une des bonnes maisons de banque de Paris; il logeait rue de Provence, no 3, et recevait beaucoup. En général, la finance avait un grand éclat à cette époque: Récamier et compagnie, Tourton et Ravel, Perregaux et compagnie, Ouvrard, les frères Michel, Lecouteulx et compagnie, Julien et Basterrêche, Hervas, Detchegoyen, Delessert, Baguenaut, Pourtalès et compagnie, Vanrobais et Amelin, Enfantin frères, et dix autres, tels que Barillon et Doyen, etc., etc.

119: Cette madame Vandenyverd était la veuve de l'un des Vandenyverd qui moururent avec madame Dubarry, et par une imprudente parole qu'elle laissa échapper. Le père et les deux fils moururent ensemble!... Le gendre, nommé Villeminot, continua la maison avec sa belle-mère. C'est le père de madame la comtesse Estève.

120: Don Juan de Lugo était à cette époque à Paris en qualité de consul-général d'Espagne. C'était un homme agréable et d'esprit; il logeait à l'hôtel de Noailles, rue Saint-Honoré, à côté immédiatement de M. Vanberchem, qui occupait le petit hôtel de Noailles au moment où cette aventure lui arriva... C'était quelques semaines avant ce jour-là.

121: Cet assassinat de Croissy, commis sur deux vieillards, le mari et la femme, et une belle jeune fille de dix-huit ans, est un des crimes les plus horribles de ce moment.

122: M. Billy Vanberchem est toujours vivant; il habite Genève, où il est comme partout aimé de ses amis[122-A].]

122-A: Il est maintenant à Bologne.]

123: C'est une vérité qu'elle était modeste, et bien plus que des gens que j'ai connus, des gens qui écrivent des volumes, de gros volumes, en vérité, faits seulement avec de vieilles idées rebattues et les règles de la grammaire; mais pour des pensées, néant. Eh bien! ces bonnes gens-là s'étonnent d'eux-mêmes à un degré vraiment comique... C'est une telle vénération d'eux-mêmes, qu'après eux il n'y a rien à dire.

124: Il était rentré auparavant; mais sa radiation définitive ne fut donnée que plusieurs mois après.

125: La conduite de mon mari fut bien belle dans cette circonstance; j'en suis fière, les Anglais l'apprécient beaucoup.

126: Ce passage est sublime. Dans Dix ans d'exil, madame de Staël, après avoir raconté la venue du gendarme, dit qu'il était littéraire, et qu'il lui parla de ses ouvrages qu'il avait lus.

—Vous voyez, monsieur, où cela mène d'être une femme d'esprit; déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l'occasion.

«J'essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe au cœur...» Cette dernière ligne est superbe.

127: «Que je vienne quelquefois à Paris pour aller au spectacle et au Musée, disait-elle en pleurant, et je suis satisfaite!... Oh! général, si vous saviez ce que c'est de craindre de ne revoir ni ces lieux ni les siens, vous auriez quelque pitié de moi,» disait-elle à Junot.

128: Mon père, qui a beaucoup connu M. Necker et nous a élevés dans un grand respect pour lui, m'a souvent répété qu'il était un des hommes les plus estimables qu'il eût connus, et qu'il aimait beaucoup la France. Son admirable conduite dans son second ministère le prouve bien.

129: Parmi les danseuses célèbres de cette époque, mademoiselle Charlot avait une tête admirable de beauté; mais elle était trop grosse du reste du corps, et n'avait pas de grâce. Mademoiselle Pérotin, depuis madame Boucher, mère de madame de Thorigny, était charmante de toutes manières.

130: Jacques du Fouilloux écrivit et publia sous Charles IX un savant traité sur toutes les chasses, qui est encore consulté aujourd'hui.

131: Cette chasse fut connue de tout Paris, et beaucoup de personnes se la peuvent encore rappeler.

132: M. de Lonnoy, riche fournisseur, qui était à la tête de la fameuse compagnie Rochefort. C'était un homme aimable et bon.

133: Voiture avec laquelle les marchands de chevaux essaient les chevaux.

134: La trénis avait pris son nom de M. de Trénis, le fameux danseur de contredanse dont j'ai parlé; depuis, cette figure a conservé son nom. Les autres tiraient leur nom des ballets de Pâris et de Psyché.

135: Joseph aurait été non-seulement comme Lucien, mais encore mieux parce que ses traits étaient plus réguliers. Mais Joseph n'aime pas le monde; il n'aime qu'un petit comité et une société intime. Lorsque son frère l'exila sur un trône, je suis certaine qu'il regretta son ravissant Mortefontaine.

136: Grande rue Verte, no 1225 (alors faubourg Saint-Honoré).

137: La rue du Rocher était alors dans un quartier à peu près perdu; maintenant cette maison se trouve presque centrale. Joseph n'était pas député, ce qui le mettait plus à l'aise pour tenir sa maison et y recevoir qui bon lui semblait; madame Lætitia demeurait avec son fils aîné, ainsi que Caroline lorsqu'elle sortait de chez madame Campan.

138: Citadella, collègue de Lucien dans la députation, Bordas, André (du Bas-Rhin), Prudhomme, Poulain-Grandpré, Daubermesnil, Marquezy, Stevenolle, Aréna, Duplantier, Joubert (de l'Hérault), et enfin tant d'autres. Mais cette particularité de cinq membres des Anciens seulement est fort singulière à remarquer.

139: Vaucanson avait fait un canard artificiel qui digérait.

140: On a prêté ce mot à plusieurs personnes, mais il est de Dazincourt; je le lui ai entendu répéter moi-même devant plusieurs personnes qui le lui avaient déjà entendu dire en 1795, en voyant madame de Mo... aller à un bal des victimes.

141: Robespierre fut le seul qui osa porter des manchettes et un jabot de dentelles pendant 93, et fut aussi recherché dans sa toilette.

142: An V, an IV, an VII, an VIII.

143: En 1820, les hommes eurent un moment des pantalons d'une telle largeur, et des chapeaux si petits, que je crus retrouver de mes caricatures de 98 et 99; tant il est vrai que les modes font le tour du cercle!

144: Voir dans mes Mémoires ce qui est arrivé au poëte Doffreville (tome IV des Mémoires sur l'Empire), comment il fut mystifié et toute la salle des Variétés avec lui.

145: Cette impression fut produite par la grande ressemblance qui existait entre mademoiselle Contat et ma mère, que j'idolâtrais, et dont la beauté était pour moi une continuelle source de triomphe et de joie. J'étais si heureuse d'entendre dire qu'elle était belle, moi qui savais comme elle était bonne! et j'aimai tout de suite mademoiselle Contat (ou plutôt madame de Parny, car elle était déjà mariée), à cause de cette ressemblance.

146: J'ai lu les Mémoires qu'on attribue à Fleury, et j'avoue que j'ai été bien étonnée de n'y pas trouver une foule d'anecdotes que je lui ai entendu raconter à lui-même, et même souvent.

147: Dugazon avait été fort loin dans la route révolutionnaire, et on prétend qu'il pouvait faire davantage pour sauver ses camarades.

148: Elle se retira en 1808 ou 1809, et avait quarante-huit ans à l'époque où je suis maintenant (en 1800). Si elle eût été moins grasse, elle aurait fait à la scène l'effet d'une femme de vingt ans.

149: Cet hôtel était un des plus beaux de Paris; il y avait surtout une galerie immense que M. de Brissac avait fait bâtir pour donner des fêtes.—Rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain, no 92 (alors).

150: Dans le rôle d'Atalide, sur le théâtre des Tuileries.

151: Louise Perrin, née à Paris en 1760. Elle débuta le 3 février 1776, mais on ne sait pas bien certainement à quelle époque elle fut vraiment dans les bonnes grâces du public. Lorsque je la vis jouer, elle excitait un enthousiasme bien grand, mais au reste mérité: elle était à la fin de sa carrière dramatique.

152: En 1789.

153: Le comité de Salut public avait fait ce signe convenu avec Fouquier-Tinville. On mettait sur le dossier une lettre tracée à l'encre rouge, pour lui dire ce qu'il avait à faire: cette lettre était un D pour la déportation, un G pour la mort, et un R pour l'acquittement. Ainsi les victimes étaient jugées avant le jugement!...

154: Joseph-Jean-Baptiste Albouis, né à Marseille, le 11 décembre 1747.

155: Comme Fleury, qui s'appelait Bénard.

156: Un homme malheureux qu'il connaissait va un jour chez lui, et lui demande quelques effets pour remonter sa garde-robe qui en avait grand besoin: il lui donna à l'heure même plusieurs de ses chemises d'une très-belle toile de Hollande, et presque neuves. Après le départ de l'autre, sa femme le gronda d'avoir donné d'aussi beau linge.

—On aurait pu lui en faire faire d'autres, lui dit-elle.

—Oui, répondit Dugazon, mais il ne les aurait pas eues de suite.

Ce mot est un mot du cœur.

157: L'éléphant du Jardin des Plantes mourut. Dugazon met des pleureuses, et dans le plus grand deuil s'en va à Versailles, et se plante sur le passage du Roi, qui d'abord lui demande avec intérêt de qui il est en deuil.—De l'éléphant, Sire, répond Dugazon, en affectant de pleurer; cette pauvre bête est morte... Ce que c'est que de nous!... Mais, Sire, je viens solliciter V. M. pour avoir la survivance de l'éléphant dans sa belle place au Jardin du Roi, pour mon camarade Desessarts. Le Roi rit beaucoup de cette supplique, mais Desessarts fut furieux et voulut se battre.

158: Jean-Baptiste-Henri Gourgaud, né à Marseille en l'année 1746, un an avant Dazincourt.

159: Madame de Staël à cette époque était fort bourgeonnée.

160: Madame Méchin était certainement la plus belle.

161: Sa première femme.

162: Aujourd'hui ministère de la guerre, et que Lucien vendit à sa mère lors de son exil.

163: Il voulait faire faire un tableau capital par tous les premiers artistes, une statue par les premiers sculpteurs, et chaque chose dans le genre qui était le plus propre à l'artiste. Le grand tableau du Bélisaire de David était chez Lucien, qui le laissa à sa mère en partant. Celui qui est ici, au Musée, est trois fois plus petit.

164: La maison de Neuilly appelée la Folie Saint-James; c'est à gauche du pont. Je l'ai occupé quatre ans après, et j'ai joué la comédie sur le même théâtre.

165: Toutes les femmes étaient les mêmes que celles qui allaient aux Tuileries, excepté quelques-unes peu importantes. Tant que madame Bacciochi fit les honneurs de la maison, cela fut ainsi.

166: L'acteur qui était aux Français; il était le directeur du théâtre de Neuilly.

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