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Histoire des salons de Paris (Tome 3/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

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—Est-ce à celui du Directoire que vous avez à faire? dit une voix grave, mais cependant douce, derrière elle; elle se retourna, et elle vit Gohier.

—Mais pourquoi non? répondit-elle; je vous en fais juge. Je veux que lorsque l'aiguille de cette pendule marquera une heure toute affaire soit suspendue.

GOHIER.

Vous avez non-seulement raison, mais vous auriez dû dire minuit: c'est l'heure du plaisir et du repos.—Il ne faut jamais mêler ensemble la joie et les affaires, le trouble et le calme.—Les affaires se traitent mal, et le plaisir n'est jamais entier. Vous voyez bien que si je ne suis plus jeune, je ne suis pas austère.

MADAME TALLIEN.

Vous êtes un des hommes les plus aimables que je connaisse. Je le disais encore ce soir à Barras, qui était de mon avis.

GOHIER, souriant avec malice.

Vraiment[55]!...

MADAME TALLIEN.

Et pourquoi non?

GOHIER, souriant toujours.

Vous avez ce soir comme toujours, citoyenne, une beauté triomphante qui vraiment est une agréable chose à contempler...

MADAME TALLIEN, en riant.

Ma beauté vous est plus utile qu'à moi dans ce moment, car je n'en fais rien, tandis qu'elle vous sert de moyen pour éviter de me répondre... Citoyen directeur, je vous forcerai de me croire ou de me donner une raison de votre incrédulité.

GOHIER, s'inclinant en souriant encore.

Je suis naturellement rempli de foi et ne demande qu'à croire.

BARRAS, revenant avec madame Bonaparte.

Qu'est-ce donc que ce tête à tête avec notre président, notre belle Athénienne? voudriez-vous le séduire? ou bien gouverner l'empire comme une autre Aspasie[56]?

MADAME TALLIEN.

Oh! ni l'un ni l'autre! J'avais seulement avec le directeur une explication sur une amitié à laquelle il ne veut pas croire et que je voulais lui démontrer... Mais, à propos, avez-vous trouvé Bourdon?

MADAME BONAPARTE.

Mon Dieu, oui! et il ne sait rien! rien du tout... C'est un vrai malheur de plus que de telles inquiétudes!... Lucien et Joseph sont ici; mais comment m'adresser à eux?... ils me repousseraient.

MADAME TALLIEN.

Écoutez, ma chère Joséphine: demain, vers deux heures, donnez-moi une tasse de chocolat dans votre délicieuse petite chambre de la rue Chantereine, et là nous causerons affaires tant que vous le voudrez. Mais croyez bien que je serai sévère pour ce soir: plus d'affaire, plus de pensées sérieuses. Allons! Barras, le souper sera-t-il bientôt servi?

BARRAS.

Mais voulez-vous souper avec la foule? n'est-il pas convenu que nous soupons dans mon petit salon? J'ai donné les ordres, et l'on a mis seulement douze couverts.

MADAME TALLIEN.

Je veux fort de cet arrangement!... Mais qui aurez-vous?

BARRAS.

N'êtes-vous pas ici la souveraine? C'est vous qui désignerez les élus.

MADAME TALLIEN.

Qui aurons-nous, Joséphine? Mais réfléchissez bien avant de parler.

MADAME BONAPARTE.

Eh bien!... madame de Staël.

BARRAS.

Ah! mon Dieu!

MADAME TALLIEN.

Mais elle a raison; je suis assez pour elle... Cependant, écoutez; faites attention... ne la blesserez-vous pas en lui proposant d'entrer dans les petits appartements?

BARRAS, riant.

Non, non! et si vous le voulez, je vais le lui proposer. Nous aurons Mirande, madame de Château-Regnault,... et puis en hommes je le vais dire à Talleyrand, à Fouché, à Petiet... Ah diable! j'oubliais!... cet imbécile de Mouquet[57] n'a-t-il pas été accuser madame de Staël de complot royaliste, que sais-je moi, avec Talleyrand?... cela ne me compromettra-t-il pas alors d'avoir madame de Staël à souper?...

MADAME TALLIEN.

Bah! il y a longtemps que les Conseils prétendent que vous conspirez pour les Bourbons, et que même vous êtes au moment de proclamer le roi dans Paris. On m'a raconté cette belle nouvelle hier au soir, et si je ne vous en ai pas fait fête en arrivant, c'est parce que je gardais cette histoire pour le souper.

BARRAS.

Mais elle n'est pas gaie?

MADAME TALLIEN.

Ah! mon Dieu! comme vous prenez la chose tragiquement! mais c'est absurde! Allons, soyez gai, et riez à l'instant comme le doit faire un vrai roi du festin. (La pendule sonne une heure.) Une heure!.. Maintenant, il vous est défendu d'avoir une triste pensée. Obéirez-vous? continua-t-elle en lui présentant sa main.

—Ah! vous êtes une enchanteresse, lui dit Barras, en se dirigeant avec elle et les personnes désignées pour le souper vers le salon intérieur dans lequel on devait veiller jusqu'au jour.

C'était en effet un bruit assez répandu dans Paris que Barras conspirait pour la royauté; quel motif avait donné lieu à ce bruit étrange, on l'ignore. Ce que Barras avait dit le 21 janvier 1797 devait cependant rassurer les républicains. Chargé, comme président du Directoire, de prononcer le discours pour la fête de l'anniversaire de la mort de Louis XVI, il le fit avec une telle recherche révolutionnaire qu'il scandalisa tout le parti modéré, qui commençait à être le plus nombreux. Ce discours, prononcé dans l'église Notre-Dame, transformée en temple de la Raison, fut d'une nature incendiaire.

«...... Ce n'est pas seulement de la chute du trône et de la juste punition d'un tyran parjure qu'il faut que le retour annuel de cette fête entretienne la postérité: elle lui retracera encore les causes si légitimes, les motifs si purs, la volonté si prononcée et le besoin si unanimement senti de notre glorieuse révolution. En ce jour auguste, la postérité impartiale récapitulera tous les maux que les rois ont faits au monde, et pénétrée des horreurs du despotisme, des douceurs de la liberté, elle bénira les mortels courageux qui ont osé exécuter une entreprise aussi périlleuse, mais salutaire au peuple français.»

Ce discours, digne des jours du terrorisme, appela sur Barras toutes les plaisanteries, les sarcasmes les plus amers du club de Clichy.—Un journaliste, l'abbé Poncelin, homme assez obscur, osa écrire quelque chose, n'importe où, contre Barras... Ce fut sa perte. Barras était roi à cette époque, tout en anathématisant la royauté. Que faire à un homme, cependant, pour venger une injure personnelle, dans un pays où l'égalité, la liberté de la presse et de la pensée, sont proclamées!... Des agens de police attirèrent l'abbé Poncelin au Luxembourg...; on le fit entrer dans une pièce reculée, et là, au lieu de ce qu'il s'attendait à trouver, il fut reçu par les aides-de-camp du directeur[58] et contraint de se mettre à genoux, de demander pardon; le malheureux fut ensuite fustigé de la plus cruelle manière, et jeté à la porte presque mourant. Fiévée, fort jeune alors, était rédacteur de la Gazette de France, dont Poncelin était propriétaire; il eut le noble courage de se porter accusateur de cet attentat vraiment indigne. Une plainte contre le Directoire fut portée chez le juge de paix de la section du Luxembourg, qui, à son tour, eut le courage de la recevoir; mais Poncelin, qui montra par-là qu'il méritait son châtiment, intimidé ou gagné, retira sa plainte et arrêta la poursuite de cette affaire. Toutefois, elle avait éveillé la haine d'abord, et détruit le peu de respect qu'on portait à ce gouvernement. Barras surtout, dont les vices et la conduite déréglée donnaient plus de prise à la critique, et même au blâme, fut attaqué par Villot, député de l'Escaut au Conseil des Cinq-Cents, qui prétendit qu'en 1791 Barras avait déclaré au Châtelet n'avoir que trente-trois ans:—il n'avait donc pas l'âge pour être directeur. Dès le lendemain, Barras prouva le contraire par un acte de naissance... Mais toutes ces discussions étaient mortelles pour le grand corps de l'État, qui, attaqué au-dehors, dévoré au-dedans par des guerres civiles et des discordes, devait nécessairement tomber, et tel eût été son sort si, en effet, Napoléon ne fût pas revenu de l'Égypte. Et cependant on célébrait chaque jour des fêtes nationales: outre cette fête épouvantable du 21 janvier, on en avait une autre plus indigne encore... le Directoire la fit abolir... c'était la fête de la Raison...

Ceux qui n'ont pas vécu dans ce temps vraiment étonnant, où le peuple français faisait chaque jour une nouvelle sottise qui prouvait son état de folie, seront peut-être bien aises de connaître les détails de cette fête qui eut lieu à Paris, en France, en l'an, non pas de grâce, mais de malheur, 1793, le 21 novembre (1er frimaire an II), dont je viens de parler tout à l'heure. C'est la fête de la Raison. C'est une étude, en vérité, qu'il est curieux de faire...

Une femme, nommée Sophie Momoro, dont le mari était imprimeur[59] et l'un des membres les plus absurdes du club des Cordeliers en 1793, fut choisie pour être la principale actrice de cette scène, qui eût été burlesque si le malheur de notre ruine n'y eût été écrit en sinistres caractères... Momoro était grand partisan de la loi agraire, parce qu'il n'avait rien, comme, au reste, tous les honnêtes personnages d'alors. Cet homme accueillit donc avec ardeur la proposition des clubs réunis des Jacobins et des Cordeliers, qui composaient la commune de Paris, lorsqu'ils firent proclamer le culte de la Raison. La femme de Momoro était jeune, fraîche, grande et forte; c'était une Raison toute faite, marchant de bonne grâce au ridicule et à l'impiété, puisqu'elle était une sœur et amie. En conséquence, elle fut proclamée à l'unanimité pour remplir et créer le rôle de la Raison, quitte à trouver une doublure pour un cas très-prévu, comme un enfant ou toute autre chose fort terrestre. Au reste, la doublure était facile à trouver six mois plus tard; mais alors, au mois de novembre, à part l'honneur de faire la Raison, il n'y avait pas beaucoup d'émulation pour se promener en tunique de crêpe par un froid de sept à huit degrés.

Le 21 novembre 1793, le peuple de Paris put aller admirer ce que ses bons rois de la Convention faisaient pour ses plaisirs et sa morale; le tout mêlé ensemble et représenté sur un théâtre élevé exprès pour cette belle chose dans l'église de Notre-Dame! On avait construit deux estrades des deux côtés de la nef, et à la porte du chœur, une grande charpente sur laquelle on dressa un autre théâtre. Les décorations étaient apportées des Menus et de l'Opéra. Ce théâtre représentait un grand temple environné d'arbres, orné de guirlandes de fleurs... Ce temple était sur le sommet d'une montagne (symbole de la faction montagnarde); vers le milieu était un rocher sur lequel brillait un énorme flambeau allumé: cela voulait dire la Vérité... Sur le frontispice du temple, on avait écrit à la Philosophie...; sur le devant, à l'entrée, on avait placé une foule de bustes des philosophes les plus athées... Voltaire, Volney, Diderot, Fontenelle...

Des deux côtés du théâtre étaient deux troupes, l'une formée par les chanteurs de l'Opéra, en tête desquels étaient Laïs, Chéron et tous les premiers rôles d'alors en femmes; l'autre troupe avait pour chefs Vestris, Gardel, madame Gardel, et tout ce qui faisait admirer ses pirouettes sur la scène de l'Opéra. Lorsque la députation de la Convention et la Commune tout entière furent placées, le spectacle commença. Les chanteurs entonnèrent un hymne dont les paroles sont de Chénier[60] (Marie-Joseph), et les danseurs et les danseuses, prenant leurs guirlandes, dansèrent, à leur grand contentement, ce qui les rendit les plus heureux de la fête, car ils sautaient, et par le froid qu'il faisait, c'était le plus utile de la cérémonie... Au bout de quelques instants, on entendit un grand bruit d'acclamations: c'était la Raison, portée dans un palanquin, presque nue, parce qu'on sait que la raison et la vérité n'aiment pas à être cachées. La déesse fut déposée sur le maître-autel!... et là, debout, dans cet état que je vous ai dit, madame Momoro-Raison ou Raison-Momoro reçut les hommages de la multitude, qui, toujours avide ou au moins curieuse d'un spectacle inaccoutumé, court au premier appel qui lui est fait... L'encens montait en colonnes bleuâtres autour du corps presque nu de cette femme, tandis que deux cents jolies filles, vêtues de blanc et seulement d'une petite tunique de crêpe, les épaules, la poitrine et les bras découverts, la tête couronnée de chêne, descendaient la montagne un flambeau à la main... Alors la Raison, qui était entrée dans le temple de la Philosophie, en sortit, et vint s'asseoir sur un siége de gazon pour recevoir les hommages des républicains et des républicaines... Cette troupe chantait et dansait encore pour reconnaître un tel honneur, et cela devait être... Pourquoi les gens de l'Opéra seraient-ils venus là si ce n'eût été pour chanter et danser?... Lorsque les hommages furent finis, la déesse de la Raison descendit de son siége et rentra dans son temple.

Alors l'enthousiasme devint délire, folie. On dansait avec les coryphées, avec les premiers rôles... la hiérarchie de talent était bien quelque chose vraiment au moment où madame Momoro faisait la déesse tant qu'elle pouvait! On dansa avec les prêtresses de la Raison, qui ne la prêchaient guère...; on dit même qu'on s'embrassa en mémoire du baiser de paix... Enfin, ce fut une vraie parade... Mais, après avoir dit que c'était ridicule, on se trouve arrêté, car c'est un autre mot qu'il faut pour exprimer ce qu'on sent dans l'âme à la vue de telles turpitudes.

Les membres de la Commune conduisirent les prêtresses et la déesse à la Convention;... cette troupe de jeunes femmes, presque toutes jolies, fit perdre la raison au sénat de la France: tout en proclamant le culte de cette même Raison, il décréta, séance tenante, que le culte catholique était enfin aboli et remplacé par celui de la Raison, et la même loi disait que l'église métropolitaine de Notre-Dame prendrait désormais le nom de temple de la Raison. Quelques misérables, qui ne méritaient pas de porter le nom de prêtres, avaient été apostés exprès parmi la foule; ils s'avancèrent et prêtèrent un serment qui servit à prouver la grandeur infinie de Dieu, car ils ne furent pas foudroyés en prononçant les paroles infâmes de leur abjuration.

La Convention décréta qu'une nouvelle députation de cent membres se rendrait à quatre heures au temple de la Raison, pour être témoin d'une seconde représentation de cette cérémonie sublime!...

C'est ici le cas de rendre justice à l'abbé Grégoire: il eut horreur de ces indignités, et refusa toujours d'y participer.

La seconde représentation ne fut terminée qu'à huit heures du soir... et ce fut une bacchanale et une orgie plutôt qu'une fête...

Le Directoire la conserva la première année seulement de son pouvoir. Laréveillère-Lépaux, qui avait aussi son idée, la fit abolir. Mais au moment du 18 brumaire, voici quelles étaient les fêtes ordonnées:

  • D'abord les Décadis; ensuite:
  • 1er Vendémiaire.—Fondation de la République.
  • 1er Pluviôse.—Anniversaire du 21 janvier.
  • 10 Germinal.—Fête de la Jeunesse.
  • 10 Floréal.—Fête des Époux.
  • 10 Prairial.—Fête de la Reconnaissance.
  • 10 Messidor.—Fête de l'Agriculture.
  • 25 Messidor.—Anniversaire du 14 juillet.
  • 9 et 10 Thermidor.—Fêtes de la Liberté.
  • 22 Thermidor.—Anniversaire du 10 août.
  • 10 Fructidor.—Fête de la Vieillesse.
  • 18 Fructidor.—Anniversaire du 18 fructidor.
  • Jours complémentaires.

Tandis que l'on ordonnait ainsi des fêtes, l'orage grondait sur la tête de Barras; mais, en véritable épicurien, il ne voulait même pas entendre parler d'affaires; il disait toujours le fameux mot, à demain les affaires! Mais cette insouciance, qui devait lui devenir funeste, n'était pas feinte chez Barras; il était vraiment paresseux, et la mort ne l'eût pas effrayé au point de lui faire quitter, pour la fuir, un bon dîner et un appartement commode où il se trouvait avec des gens qu'il aimait... Il avait enfin reconnu que son système de république était absurde, et il en voulut changer;—le voulut-il pour le roi de France? je n'en sais rien. Ce qui est certain, c'est qu'en l'an VII, Barras reçut des communications du duc de Fleury, que Louis XVIII avait chargé de négocier sa rentrée en France auprès de Barras. Pour pouvoir avec plus de facilité voir les personnes qui venaient lui parler, il allait fort souvent à Grosbois; ce fut là que se passa une scène assez curieuse pour être mise dans l'Histoire du salon de Barras, en raison des personnages qui y figuraient en première ligne.

À l'époque dont nous nous occupons maintenant, c'est-à-dire en l'an VII, il y avait à Paris un homme qui, depuis, fut connu de nous tous pour avoir un esprit charmant et même supérieur: cet homme était M. de Lamothe, dont le père était avant la Révolution médecin ordinaire du Roi. La Révolution trouva le fils prêt à prendre toutes les idées nouvelles, et il s'y livra avec ardeur... Il avait reçu déjà plusieurs blessures et était venu à Paris pour s'y remettre de ses fatigues, lorsqu'il apprit tout à coup que Barras, alors président du Directoire, avait les plus fortes préventions contre lui, et on lui dit quels étaient ses crimes. À peine sut-il qu'on l'accusait d'incivisme, d'intelligence à l'étranger... qu'il alla trouver Sottin et le pria de vouloir bien l'accompagner jusqu'à Grosbois. Barras y était alors pour une Saint-Hubert, avec ses habitués intimes. M. de Lamothe dit à Sottin qu'il ne voulait pas demander un rendez-vous, et ils partirent un matin après déjeuner.

Grosbois était affectionné par Barras: il y avait fait des dépenses fort grandes et l'avait rendu un peu moins désagréable à la vue; mais c'était un endroit giboyeux, et pour Barras et ses amis il n'en fallait pas plus.

Pendant le chemin, Sottin demanda à M. de Lamothe s'il ne pouvait pas obtenir, par une voie quelconque, la protection de madame Tallien. Lamothe se mit à rire.

—Si sa protection pour moi était apparente, je la cacherais, dit-il à Sottin; le directeur ne sait que trop que je la connais déjà.

—Comment cela se peut-il? elle est toute-puissante.

—Oui, pour un autre; mais non dans cette affaire. Ignorez-vous donc ce qui s'est passé entre elle et moi il y a quelques années?

Sottin répondit qu'il n'en avait jamais entendu parler.

—Vous connaissez Édouard de C...., dit Lamothe; eh bien! à cette époque, lui et moi nous étions amoureux comme des fous, ou plutôt comme des jeunes gens de vingt-deux ans pouvaient l'être d'une femme aussi ravissante que l'était madame de Fontenay; car alors elle n'était pas encore madame Tallien: elle était seulement madame de Fontenay, et demeurait à Bordeaux, sous la garde de son frère, M. Cabarrus, et un peu de son oncle, M. Jalabert.

Le frère était un vrai tuteur de comédie. Jaloux comme un Espagnol, grondeur comme un vieillard de tous les pays, il était si désagréable, qu'il fallait aimer sa sœur comme nous l'aimions pour supporter ce que nous supportions de lui. Quant à elle, qui était l'objet principal de l'entreprise, elle était belle, et encore plus ravissante qu'elle ne l'est aujourd'hui, où tout Paris l'admire, et, de plus, bonne et douce et prévenante. C'était un ange comme ceux qu'on prie; un ange auquel il ne manquait que des ailes!

Sottin se mit à rire.—Vous êtes bien poétique aujourd'hui, lui dit-il.

—Non, répondit froidement Lamothe; je suis vrai, car je ne suis plus amoureux: ainsi vous voyez que vous devez me croire.

Ce que je vous raconte se passait en 1792, poursuivit Lamothe. Bordeaux commençait à s'agiter. J'y étais alors, ainsi qu'Édouard de C...., et notre intention, à tous deux, était d'aller à l'armée, lorsque notre destinée nous fit rencontrer madame de Fontenay.

On était en été, et même encore au printemps; vous savez ce que c'est qu'un printemps du Midi: c'est, je crois, un avant-goût du paradis... Tout en parlant du charme de ce beau temps, de la liberté des champs, du bonheur qu'on trouverait à ne plus entendre gronder le lion populaire, on en vint tout naturellement à désirer la campagne. Édouard de C.... dit: Pourquoi n'irions-nous pas à Bagnères? nous sommes près des Pyrénées: partons.

—Partons, dîmes-nous aussitôt. Le lendemain les préparatifs étaient faits, et deux jours après nous étions en chemin.

Ma rencontre avec madame de Fontenay avait eu quelque chose d'étrange. Édouard de C...., avec qui j'étais en relations d'amitié, sans pourtant être fort intime, m'avait choisi pour son confident et me racontait combien il était malheureux. Souvent il voulait s'éloigner; mais la magicienne resserrait ses liens par un regard, et le malheureux jeune homme restait plus insensé que jamais. Je craignais d'être présenté à cette femme qui enflammait ainsi pour ne pas aimer, et puis un jour, je ne sais par quel événement simple cela se fit, je m'y trouvai présenté par Édouard lui-même.

—Puisque maintenant tu es dans la maison, me dit Édouard, je t'en conjure, fais les efforts pour découvrir ce qui peut causer sa froideur; car je l'aime, je l'aime comme un pauvre fou, cette femme, et je vois que non-seulement elle ne m'aime pas, mais qu'elle ne m'aimera jamais.

Il avait raison; je ne vis pas cet ensemble trois fois, que mon opinion fut arrêtée, et je l'aimai, sans scrupule de prendre une place occupée par un ami.

—Comment! vous étiez déjà aimé?

—Je n'ai pas dit cela...; n'allons pas si vite.... Nous partîmes tous, madame de Fontenay, Édouard de C...., Cabarrus et un oncle Jalabert, banquier de Bayonne, qui gardait sa nièce comme Cabarrus gardait sa sœur; c'était à en perdre l'esprit.

Nous allions à petites journées. Arrivés dans une bourgade par-delà Langon, nous ne trouvâmes que trois chambres pour toute la caravane, et c'était bien peu pour tant de monde; mais l'oncle et Cabarrus trouvèrent, au contraire, que la chose était admirable. Cabarrus mit des matelas par terre pour nous quatre, abandonna la troisième chambre aux domestiques, donna celle qui donnait sur le jardin à sa sœur; et quant à nous, nous nous établîmes dans la première de toutes.

Je remarquai une sorte d'alliance entre Édouard de C...., Cabarrus et Jalabert. Ce soir-là, on me plaça de manière que j'étais entouré des trois autres; ceci avait une raison.

Depuis que le voyage était commencé, nous avions trouvé le moyen de nous réunir, madame de Fontenay et moi, c'est-à-dire que j'en avais enfin obtenu la permission de lui dire que je l'aimais, et elle m'écoutait sans colère. Ce même soir, nous devions enfin nous entendre mutuellement; car je voyais, je sentais qu'elle m'aimait, et cependant je me désespérais, car elle ne faisait encore que m'écouter: aussi, lorsque je me vis ainsi entouré, il me prit un vertige causé par la colère, qui me fit perdre toute pensée de retenue, et je résolus de parler à Thérésa, ou de tuer tout ce qui y mettrait obstacle. J'avais de fort bons pistolets: ils étaient chargés et toujours auprès de mon lit; mais le bruit aurait pu l'effrayer. Je pris avec moi, dans mon lit, un grand couteau à découper que je trouvai sur la table où nous avions soupé, et que j'emportai avec moi sans que l'on s'en aperçût. Nous nous couchâmes. Avant de faire une tentative pour me lever et passer au milieu de tous ces corps qui semblaient s'entendre pour me barrer le passage, je voulus bien m'assurer que tous étaient endormis.

La volonté ferme est toujours puissante. Je ne crois pas qu'il y ait une chose, quelque forte qu'elle soit, qui résiste à la volonté qui veut... Au bout d'une heure mes gardiens étaient endormis; alors je me levai... Mais, lorsque je voulus me chausser, je ne trouvai ni souliers ni bottes; Cabarrus avait tout fait emporter, sur le conseil d'Édouard de C....

Je ressentis une telle colère, que si dans ce moment l'un d'eux s'était éveillé, je lui aurais donné un coup de couteau, ou lui aurais cassé la tête; mais ils ne bougèrent pas. Cette mesure m'expliqua leur sécurité, et pourquoi ils s'étaient endormis si paisiblement: je ne voulus pas leur donner cause gagnée, et toujours attendant que leur sommeil fût plus profond, je ne me levai que lorsqu'il fut tout à fait certain qu'ils ne s'éveilleraient pas. Je passai au milieu d'eux avec des précautions dont le détail vous amuserait, et j'allai trouver celle qui m'attendait. Nous parlâmes de cet esclavage où elle était retenue, et je lui fis voir que c'était une souffrance qu'elle s'imposait volontairement... Elle m'écoutait, et m'aurait cru dans les conseils que je lui donnais, quand même Édouard de C.... n'aurait pas agi comme il le fit. À mon retour dans notre chambre, il me parla sur un ton qui me déplut. Nous nous battîmes à l'heure même, et j'eus le bonheur de recevoir un coup d'épée.

—Comment! le bonheur?

—Eh! oui, sans doute: sans ce coup d'épée, je n'aurais jamais peut-être appris combien j'étais aimé! Madame de Fontenay, au désespoir de ma blessure, qu'elle croyait encore plus dangereuse, se mit à mon chevet, déclara à son frère et à son oncle qu'elle serait ma seule garde, qu'elle était sa maîtresse, et prétendait agir à sa guise. Le résultat de cette aventure fut que le frère partit pour l'armée avec Édouard de C...., et fut tué dans cette même année; que l'oncle Jalabert s'en retourna à Bayonne, et que à Thérésa et moi, heureux comme on l'est quand on s'aime et qu'on est libre, nous passâmes le temps de ma convalescence dans le plus beau pays, ressentant au cœur une joie qui n'a plus de pareille dans le reste de la vie.

M. de Lamothe soupira profondément en disant les derniers mots. Sottin sourit.

—Vous riez, lui dit le colonel, et moi je sens que je suis vrai, cependant, en vous disant que j'étais plus heureux alors que je ne le fus et que je ne le serai jamais.

—Et que fîtes-vous ensuite?

—Les événements nous séparèrent. Je fus à l'armée; elle resta à Bordeaux, vit Tallien, en fut remarquée, puis ensuite fut au moment de mourir, et maintenant elle est la femme de cet homme aux mains rougies, qui crut laver le sang dont elles furent couvertes par le sang de ses frères en cruautés... Quant à elle, vous savez où elle est tombée!...—Comment pouvez-vous me demander si j'ai cherché sa protection; je tremble même qu'elle ne soit à Grosbois: le croyez-vous?

—Mais la chose est probable; elle y est presque toujours, et il serait étonnant que pour une occasion comme celle d'une Saint-Hubert elle ne fût pas à sa place accoutumée.

—Je l'ai implorée il y a quelques mois, non pas pour moi, mais pour un homme qui m'intéresse et que j'aime, monsieur de Talleyrand; je crois avoir été pour beaucoup dans sa radiation.

—M. de Talleyrand! dit Sottin, avec un sourire significatif. Il n'est pas toujours très-poli; je crois que cela dépend du temps qu'il fait. Un jour je dînais à Auteuil chez M. de ***, et M. de Talleyrand s'y trouvait aussi. Je savais qu'il était là, mais lui ne me connaissait pas; car j'arrivais de Gênes, et il le prouva d'ailleurs en parlant de moi à propos des royalistes de la Vendée; il déclara que j'avais ajouté foi follement au rapport de Noël[61] lorsqu'il m'écrivit que Louis XVIII entretenait des relations en France. Au fait, poursuivit-il avec ce sourire dédaigneux qu'on lui connaît, qu'attendre d'un pareil nom? Savez-vous bien que de Sottin à Sot il n'y a qu'une bien petite distance.

—Cela est vrai, lui dis-je, car en ce moment d'un sot à Sottin il n'y a que la largeur d'une table.

Nous étions en face l'un de l'autre.

La voiture entrait dans le parc en ce moment, ce qui empêcha la réponse de M. de Lamothe. Cela fut heureux, car il aimait M. de Talleyrand, et aurait fait une réponse désagréable à celui qui le conduisait.

Lorsque Sottin entra dans le salon, on était occupé à jouer et à causer. Madame Tallien, en habit de cheval, était assise près de la cheminée, et causait avec Barras. Madame de Château-Regnault était à une bouillotte avec le général Schawembourg, Mirande et quelques autres, et dans l'embrasure d'une fenêtre M. de Talleyrand jouait au piquet ou à l'impériale avec une autre personne.

En apercevant le colonel Lamothe, Barras fit un mouvement de surprise presque désagréable.

—Citoyen directeur, lui dit M. de Lamothe, j'ai appris que vous aviez dit un mot qui peut me faire croire que vous me soupçonnez d'une conduite qui est hors de ma façon de voir; si vous ne vous contentez pas de ma parole, ordonnez une enquête, je me rends volontairement prisonnier.

Barras ne répondit pas d'abord; son sourcil se fronça, et son front devint menaçant. Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui vit l'orage se former, se leva de la place où il était, s'en vint tout en boitant à M. de Lamothe, et lui prenant la main, il lui dit avec cette parole comme il faut et ce ton simple que nous lui connaissons:

—Bonjour, Lamothe; je suis bien aise de vous voir!... Puis il retourna à sa place, où il reprit son jeu et le continua avec la même tranquillité que si rien ne se fût passé autour de lui.

Barras, qui peut-être était embarrassé de sa mauvaise humeur, fut content de la route que M. de Talleyrand lui ouvrait.

—M. de Lamothe, lui dit-il, j'ai peut-être cru un peu légèrement ce qu'on m'a dit de vous; vos amis, et vous en avez de bien dévoués, ajouta-t-il en souriant et jetant un coup d'œil du côté de madame Tallien, vos amis m'ont démontré que j'étais injuste envers vous. Oubliez tout ceci; et pour me le prouver, faites-moi l'honneur de dîner avec moi.

Lamothe s'inclina, et resta.

C'était à Grosbois qu'on jouait ces sommes effrayantes dont on parlait tant. La vie de la campagne n'était supportable que de cette manière avec des gens qui ne savaient ou plutôt qui ne voulaient pas causer. On se réunissait à onze heures pour déjeûner; on se promenait ensuite, et puis on rentrait; et alors, au lieu de se retirer dans son appartement pour lire ou écrire les lettres, on jouait au whist, au pharaon, au vingt et un, à la bouillotte, à tous les jeux de hasard et même au creps. Ce dernier avait été apporté par madame de Château-Regnault à Grosbois... Il y avait ensuite d'autres distractions que celles du jeu et de la chasse. Que d'intrigues se nouaient dans ce château! Que de mystères ses vieux murs pourraient révéler!... La politique et l'amour, l'ambition et tout ce qu'elle entraîne avec elle, toutes ces passions prenaient leur essor dans ce lieu où nul frein ne leur mettait une entrave... Celui qui aurait tenu un journal exact de ce qui s'est passé à Grosbois en l'an VII et le commencement de l'an VIII ferait de ces notes un livre curieux.

Quelquefois, cependant, on était fatigué du jeu, et on s'établissait autour d'une cheminée où il y avait un bon feu de soirée d'automne à la campagne, et alors chacun racontait une histoire; mais il fallait qu'elle fût vraie, intéressante et effrayante... On en raconta plusieurs de fort curieuses, celle, par exemple, de deux femmes[62] qui aimant le même homme voulurent mourir avec lui; l'une des deux, n'ayant pu y parvenir, se regarda comme la plus malheureuse, et ne put supporter la vie après avoir perdu son amant. Mais la plus intéressante de toutes fut racontée par Barras lui-même. Une personne qui était présente la raconta le lendemain elle-même, et elle devint publique. Mais Barras ayant demandé qu'elle ne fût pas imprimée, elle passa presque inaperçue.

Barras, ayant à peine vingt ans, fut appelé à l'île de France, dont son oncle était gouverneur. Désirant suivre la carrière des armes, il entra comme sous-lieutenant dans le régiment de Languedoc, et partit pour l'Inde en 1775. À peine arrivé, il dut en repartir pour aller à la côte de Coromandel; alors il quitta le régiment de Languedoc, et passa dans celui de Pondichéry. Le vaisseau sur lequel il était embarqué, avec un détachement de son régiment, était assez mauvais pour ne pas résister à un gros temps... Peu soucieux de sa vie à une époque où, en effet, on la joue contre un hasard, Barras ne s'inquiéta seulement pas de savoir dans quel état était le bâtiment qu'il montait, et partit à la grâce de Dieu pour sa destination. Arrivé au tiers de sa course, une tempête furieuse s'éleva. L'équipage, qui connaissait le mauvais état du bâtiment, s'abandonna au désespoir. La tête du capitaine se perdit, et le vaisseau, laissé à lui-même, donna contre un écueil où il se perdit presque entièrement... Dans cet instant, Barras voyait sa vie encore si longue, si belle d'avenir, pour lui qui était jeune, noble et riche!... Eh bien! il était le plus calme de tous ceux qui l'entouraient. Les rochers sur lesquels ils avaient échoué étaient placés de manière que les naufragés pouvaient encore s'y maintenir, quoique avec peine, malgré la furie de la mer. Pendant deux jours et deux nuits la tempête fut horrible... Les malheureux étaient obligés de se cramponner aux rochers pour n'être pas entraînés par les vagues... Un pauvre matelot, dont les mains étaient engourdies, tomba dans la mer devant ses compagnons épouvantés... C'est ainsi qu'ils passèrent près de soixante heures... Le troisième jour, le ciel était pur, la nuit était calme, et un vent tiède apporta sur le front glacé des malheureux naufragés un air parfumé qui avait des émanations de la terre.

—Mes amis, s'écria Barras à ses compagnons accablés, nous sommes près de la terre. Allons, levez-vous! du courage, et nous sommes sauvés... Descendez dans le vaisseau, tâchez d'en tirer quelques planches pour faire un radeau... Et tout aussitôt, donnant l'exemple en même temps que l'ordre, il descend lui-même dans le vaisseau, et, se mettant à l'œuvre, il fait en peu d'heures un radeau pouvant contenir assez d'hommes pour le gouverner et imposer aux habitants de la terre à laquelle on allait aborder, et qu'on distinguait comme une ligne à l'horizon depuis que le soleil était monté. Les matelots craignaient de se hasarder sur le radeau, car la terre était encore éloignée; mais Barras leur donna du courage en leur montrant la mort certaine s'ils demeuraient en cet endroit... Depuis trois jours ils n'avaient vécu que d'un peu de biscuit détrempé dans de l'eau, dont ils avaient fort peu, et d'un peu d'eau-de-vie.

—La mort sera moins affreuse au milieu d'une tentative pour nous sauver, leur dit-il; partons!

Ils partirent au nombre de vingt-sept, promettant à leurs camarades de venir ou d'envoyer les chercher aussitôt qu'ils seraient arrivés.

—Si nous périssons, dit un vieux contre-maître, priez pour nous, mes enfants: ça ne fait jamais de mal[63].

À peine furent-ils en mer que des courants faillirent les entraîner... Barras eut encore besoin de toute sa fermeté pour maintenir l'ordre sur le radeau. Ils voulaient tous retourner aux rochers, et de là faire des signaux pour être aperçus des habitants de la côte qu'on voyait. À peine un des matelots eut-il émis cette pensée, que tous s'écrièrent:

—Oui! oui! retournons aux rochers! retournons au vaisseau! Nous sommes des lâches d'abandonner nos camarades!

—Et moi, s'écria Barras en tirant son épée, je jure de passer cette épée au travers du corps du premier qui parlera de retourner en arrière. Si vous voulez mourir comme des fous ou des sots que vous êtes, je ne le veux pas, moi! En avant donc, et marchons ferme. Deux louis d'or et la terre pour ceux qui marcheront bien... Un coup d'épée et la mer pour ceux qui refuseront... Choisissez!

Ils marchèrent.

À mesure qu'ils approchaient de cette côte qu'ils avaient aperçue du vaisseau, un ravissant coup d'œil se présentait à eux. Bientôt l'enchantement fut complet. Ils virent un rivage, ou plutôt une grève de sable fin et brillant, des falaises surmontées d'arbres magnifiques, et pour rideau des montagnes vertes et boisées pittoresquement groupées.

Lorsqu'ils abordèrent, le rivage était couvert d'hommes et de femmes d'une couleur brune, ou plutôt d'un noir cuivré, qui, par leurs gestes, semblaient les appeler à eux. Encouragés par cette vue, ils redoublèrent d'efforts, et en peu de minutes le radeau fut à terre.

Barras, à peine sauvé de la mort, voulut y arracher ses compagnons de malheur. Il chercha des yeux le chef de la peuplade, et le reconnut à sa haute coiffure de plumes bizarrement ajustée. Il lui fit très-aisément comprendre par ses signes qu'il y avait encore d'autres naufragés à sauver. Aussitôt le chef se mit à courir avec la vivacité d'un cerf, en appelant à lui quelques jeunes noirs; ils disparurent dans l'épaisseur du bois. Barras attendit seulement un quart d'heure pendant lequel il ne s'ennuya nullement, car les jeunes insulaires, plus curieuses que leurs mères, l'avaient entouré, et parmi elles il y en avait beaucoup de jolies... Les noirs de l'Inde, comme on sait, n'ont ni les lèvres épatées, ni le nez plat, ni les cheveux crépus; leurs traits sont même réguliers, et leurs cheveux longs et soyeux.

Au bout d'un quart d'heure, Barras vit arriver le long de la côte plusieurs pirogues faites avec des troncs d'arbres que le feu avait creusés. Au moment de monter dans une d'elles, car il voulait aller lui-même chercher ses compagnons, le chef lui fit observer par des signes très-intelligents que la distance était peut-être bien longue pour ces pirogues qui ne pouvaient aussi contenir que deux hommes à la fois. Barras le rassura, et ils partirent avec une quantité de pirogues pour aller délivrer les malheureux qui attendaient avec anxiété qu'ils fussent secourus... Il eut le bonheur de les emmener tous, un seul excepté, qui, dans un accès de frénésie, était tombé sur les récifs et s'était tué. De retour dans l'île, il y fut accueilli, lui et ses hommes, avec cette candeur native qui est si admirable chez l'homme qui n'est pas anthropophage. Tout ce que ces bons insulaires purent lui donner comme produit de leur chasse ou de leur pêche, ils le prodiguaient à leurs hôtes. La population de l'île était encore assez nombreuse, mais il ne parut pas à Barras qu'ils connussent leurs voisins. Pendant un mois qu'il passa au milieu d'eux, il ne vit aucune arrivée, ni aucun départ. Un soir, à la fin du jour, tandis qu'il se promenait sur le rivage, regardant au loin sur la mer, qui en ce moment ressemblait à un miroir, il aperçut un vaisseau... Il se hâta d'élever encore le signal de détresse qu'il avait mis le jour même de son arrivée au haut d'une perche, dans l'endroit le plus apparent du rivage. Les matelots et les sauvages eux-mêmes firent des feux qui, une fois la nuit venue, avertirent enfin le vaisseau, qui cingla vers l'île, et vint délivrer Barras et son détachement d'un exil qu'ils commençaient à trouver insupportable. Le vaisseau appartenait à la flotte ou l'escadre de M. de Suffren, et allait le rejoindre dans les mers où il croisait, principalement devant Pondichéry. Un seul homme ne voulut pas quitter l'île lorsqu'on partit; et craignant qu'on ne le contraignît au départ, il s'enfuit dans les bois, où il devenait impossible de l'aller chercher. C'était un matelot du vaisseau de Barras; il avait à peine vingt-cinq ans, et paraissait fort intelligent. Qui sait quel sort il a eu? Peut-être est-il devenu le roi de cette île inconnue?... Les insulaires en paraissaient doux et bons, il ne risquait donc aucunement sa vie; Barras le recommanda au chef, qui les combla de prévenances et de présents, tels à la vérité qu'il les pouvait faire, mais qui avaient un grand prix pour des hommes depuis longtemps en mer: c'étaient des fruits, de l'eau fraîche, des animaux de leur chasse, et tout ce que leur île produisait... En quittant ce lieu de repos, Barras alla à Pondichéry, où son régiment l'attendait, et après la reddition de cette ville, il servit sous M. de Suffren, et alla au cap de Bonne-Espérance, où il se conduisit de manière à mériter le grade de capitaine à vingt-deux ans. De retour en France, maître d'une grande fortune, d'une grande et noble naissance, il se livra à tous les excès que la jeune noblesse tenait alors à honneur de porter au comble. Au moment de la révolution, il fut un des plus enragés démagogues. Député du Var à la Convention, non-seulement il vota la mort de Louis XVI, mais de plus il s'opposa à l'appel au peuple, qui seul pouvait sauver le Roi[64]. En 1792, juré à la Haute-Cour d'Orléans, il prononça sur le malheureux Dubry, et dans le midi de la France il commit tant d'horreurs, qu'il ne fut jamais cité que comme le meilleur patriote par les sociétés populaires de la Provence[65] et du Comtat.

Voilà ce qu'il ne racontait pas dans les soirées de Grosbois; mais ce même soir où il parlait des temps passés, et racontait son naufrage, madame de Château-Regnault lui dit que probablement, sans son courage et sa fermeté, il était perdu lui et les siens.

—Je le crois aussi, répondit Barras. J'ai toujours eu pour règle de conduite de poursuivre ce que je veux faire avec une persévérance et une volonté fermes; c'est ainsi que ma fermeté m'a sauvé de Robespierre.

Chacun se récria: on l'avait toujours cru à l'abri de tout péril pendant 93.

—Lorsque je revins à Paris, après les affaires de Toulon, où j'avais vu tant d'infamies, que j'avais été obligé d'arrêter moi-même le général Brunet au milieu de son armée[66], à Nice, et que j'écrivais à la Convention que je n'avais trouvé d'honnêtes gens dans Toulon que les galériens; eh bien! cette même fermeté que j'avais montrée à vingt ans sur des écueils, au milieu de la mer, je l'eus encore à trente ans, au milieu d'une armée dont je faisais le chef prisonnier. De retour à Paris, je me trouvai en face de l'homme qui voulait nos têtes pour que la sienne portât la couronne..... Sainte liberté! Robespierre notre roi! Robespierre notre maître!... Cette pensée troublait mon sommeil... Je ne cachai pas l'horreur qu'elle éveillait en moi... Robespierre le sut; le lâche voulut se venger de moi comme de Danton... Mais s'il avait des créatures évoquées par la peur, j'avais des amis, moi; je fus averti, et m'en allant droit à Robespierre, je lui dis en le fixant d'un œil qui devait lui confirmer mes paroles:

—Robespierre, on m'a dit que tu voulais me faire arrêter. Je ne veux pas de la prison; elle n'est que pour les criminels, et je suis bon patriote. Souviens-toi que si une seule tentative est faite sur moi, je repousse la force par la force. Tu n'ignores pas, j'espère, que j'ai des amis. Si tu ne le sais pas, informe-toi de leur nombre, tu verras qu'il est grand.

Robespierre ne pouvait pas pâlir; mais sa bouche se resserra, et son regard de chacal se dirigea sur le mien, comme pour me dire d'être tranquille... Mais que m'importait son silence!... Je ne demandais d'assurance pour ma tranquillité qu'à moi seul... et en effet, Robespierre ne s'adressa jamais à moi... et nous fûmes en paix, quoiqu'il sût que je le haïssais.

En écoutant cet homme qui parlait ainsi d'un accent convaincant, car sa voix était ferme et résolue et sa volonté se traduisait dans chacun de ses mouvements... Eh bien! c'était pourtant presque la même époque, et l'an VII et l'an VIII étaient bien près de l'an III et de l'an II... Mais le feu de cette âme était éteint; et, lorsque Sieyès entra au Directoire et qu'il écrasa Barras du poids de son insolent dictatoriat, Barras ne sut que plier, pour ne pas quitter une place pour lui plus ravissante cent fois que les plus belles espérances; Sieyès[67] le gagna et entra au Luxembourg. Ce fut alors que Barras, prévoyant une révolution, la voulut encore à son profit. Il traita, dit-on, avec Louis XVIII pour la rentrée des Bourbons, aimant mieux l'un d'eux pour maître que l'abbé Sieyès, et cela, je le conçois... Ce fut le duc de Fleury[68] qui porta les propositions du Roi à David Monnier... C'était un coup de parti pour les loyalistes de trouver un directeur pour eux. S'il échoue, disait le duc de Fleury, nous dirons: Cela n'a rien d'étonnant; un Paria a voulu toucher à l'Arche sainte, il a été foudroyé... S'il réussit, c'est parce qu'il était un des nôtres qu'il a réussi, dirons-nous également... De toutes manières, c'est convenable. La version qui alors courut, et qui depuis a pris une créance qui est actuellement une vérité, fut que David Monnier servit d'agent intermédiaire entre les princes et Barras. Il y eut plus que des paroles, et des lettres furent écrites. Barras avait peur que le Roi ne lui pardonnât pas sa conduite, et ses craintes étaient en proportion de ce que sa conscience avait à se reprocher... Mais des promesses furent faites, et Barras s'engagea selon cette version qui paraît positive à rétablir la monarchie en France; on prétend[69] que Barras ignorait que Monnier sollicitait pour lui: je ne le crois pas... Cette version dit ensuite que Barras travailla à l'amener les Bourbons en France... Ils avaient un parti assez fort à cette époque, et le club de Clichy travaillait avec ardeur... Déjà les partis avaient même une couleur, un signe de reconnaissance. Les jeunes gens royalistes portaient une redingote grise, et les cheveux poudrés et relevés par derrière pour rappeler la terreur et les cheveux coupés... Les jeunes gens de la république avaient des redingotes bleues et les cheveux à la Titus... Des rencontres meurtrières avaient eu lieu, et un jeune homme à la redingote grise fut jeté dans le grand bassin des Tuileries et entièrement noyé... ses misérables meurtriers ne quittèrent le bassin que lorsqu'il ne respira plus... Malgré le nombre dominant du parti républicain, Barras espérait encore à la fin de l'an VII: l'expérience avait prouvé, depuis 92, que le nombre ne fait pas la force. Barras, ennuyé de lutter contre toute l'Europe, allait enfin lui offrir un motif de paix et d'union, lorsque tout à coup l'arrivée de Bonaparte est annoncée. Il est débarqué à Cannes... il va bientôt être à Paris. Lucien, qui depuis une année lui avait préparé les voies et travaillait pour lui dans le Conseil des Cinq-Cents, Lucien, que Barras ne considérait que comme un jeune homme fougueux, le joua complètement. Le 29 vendémiaire an VIII, c'est-à-dire dix-neuf jours avant le 18 brumaire, Barras était encore à croire que son plan réussirait, et pourtant Bonaparte était ici. Mais obligé de feindre, parce qu'il était entouré d'hommes envieux et jaloux de sa gloire, comme Bernadotte, Bonaparte devait travailler en conséquence de son péril... Quant à ce que la version dit de la confidence que Barras fit au général Bonaparte de ses projets, c'est complètement faux, comme de la force armée qu'il aurait mise à sa disposition pour faire une révolution. Pour dire une pareille absurdité, il faut même n'avoir entendu aucune des personnes qui vivent encore et ont été témoins du 18 brumaire, n'avoir lu aucun des livres qui parlent de cette époque; on sait comment Bonaparte a fait le 18 brumaire. Il l'a fait à lui seul[70], à l'aide de la haine qu'on avait pour le Directoire, et peut-être bien aussi de cette sottise paresseuse des Directeurs, dont à la vérité deux étaient déjà gagnés, Sieyès, le plus important de tous, et Royer-Ducos. Tandis que le 18 et le 19 brumaire ils étaient prisonniers dans leur propre palais, et même au secret, une femme, un ange toujours fidèle au malheur, madame Tallien, pénétra par séduction ou par effort jusqu'au lieu où le faible Barras délibérait sous les verrous que Moreau avait tirés sur lui avec son épée...

—Eh bien! lui dit-elle, que fais-tu?... Bonaparte est vainqueur, et le peuple, qui t'adorait quand tu pouvais lui donner des fêtes, crie ce matin pour avoir ta tête, et Bonaparte te protége encore contre lui... Que veux-tu faire?... Après avoir perdu ton pouvoir, prends au moins soin de ta gloire.

Barras haussa les épaules:

—Et que ferais-je? sinon de demeurer en paix et de demander à Bonaparte de me laisser vivre tranquille à Paris. J'irai à l'Opéra, ne me mêlerai d'aucune affaire politique; je verrai mes amis et attendrai ainsi mon dernier jour. J'ai bien réfléchi depuis quelques heures, et ma détermination est positivement arrêtée.

Madame Tallien eut un moment la pensée de dire à cet homme qu'il n'avait au cœur aucune élévation, et puis elle se contint.—Il était doublement malheureux; il succombait sans gloire, et il éprouvait une infortune pour laquelle on n'a pas de pitié.

Barras écrivit, le jour même, une lettre au Corps législatif; elle est dans le Moniteur, et tous les journaux du temps la répétèrent. Je ne la transcris donc pas ici; je dirai seulement que cette œuvre est celle d'un homme sans aucune grandeur d'âme. Cette profession de foi pour la liberté, quand il conspirait quelques jours avant pour ramener en France un ordre de choses qu'à cette époque on appelait despotisme, ces basses flatteries pour Bonaparte, lorsque la veille, en parlant de lui, il prétendait qu'il les avait tous mis dedans, et se servant, en parlant de lui, d'une épithète ordurière..., toute cette conduite est misérable. Napoléon lui fit dire de se retirer à Grosbois, et dès le soir même il y fut conduit, escorté par un détachement de cavalerie. Après sa retraite, il fut accusé tout à la fois d'avoir favorisé les révolutionnaires, voulu ramener les Bourbons, et enfin d'avoir voulu régner lui-même.—Je croirais assez cette dernière version; elle repose sur la connaissance qu'on a du cœur humain: comment croire qu'un homme qui possède, comme Barras, la puissance presque entière, et qui n'a qu'un pas à faire pour l'avoir entière, en fera beaucoup, risquera sa tête pour la donner à un autre. Je crois aux négociations, parce que Barras a voulu se réserver un moyen de salut, dans ces jours d'orage où rien n'était certain. Mais voilà tout.

Après que la révolution du 18 brumaire fut consommée, Bonaparte fit offrir à Barras une ambassade aux États-Unis ou en Allemagne (Vienne excepté), ou de voyager dans le midi de l'Europe, ou de le suivre à l'armée d'Italie. Il refusa les propositions qui lui furent faites par M. de Talleyrand. Cette obstination de demeurer inactif, lorsque le premier Consul connaissait ses intentions personnelles ou royalistes, le fit exiler à quarante lieues de Paris. Il alla à Bruxelles, où, pendant plusieurs années, il tint une maison presque princière[71].—En 1805, il sollicita la faveur de rentrer en France, et Napoléon, alors si puissant, n'abaissa pas son regard sur un homme aussi peu redoutable; mais nul n'est petit quand il se venge: la vipère qui rampe peut tuer le plus noble animal.—Barras, de retour en France, conspira encore, et les preuves de cette conspiration furent tellement positives, qu'il fut exilé à Rome.—Revenu à Paris en 1814, il devint l'ennemi mortel de celui qu'il devait regarder comme son bienfaiteur, car Bonaparte pouvait le perdre au 18 brumaire, en publiant ses relations avec les princes.

Jamais Barras ne fut le bienfaiteur de Napoléon; ce fut au contraire Bonaparte qui, au 13 vendémiaire, sauva Barras et la Convention; ce fut Barras qui, plus tard, en reçut d'immenses services, lorsque, directeur de cette même république, il la couvrait de gloire en Italie et sur les bords du Nil. Personne, d'ailleurs, ne fait la fortune d'un homme providentiel comme Napoléon. Son génie sort de lui-même, de son vaste cerveau, et communique la vie à ces plans qu'il formait et qu'il exécutait avec la rapidité de la magie.—Napoléon est LUI; nul autre ne tient, même de loin, à sa grandeur: c'est un homme comme Charlemagne.

Lorsque Barras revint à Paris après la Restauration, il alla loger à Chaillot. Sa carrière politique était terminée, et il ne voulait même pas prêter à des soupçons. Son salon, toujours ouvert à des amis qu'au reste il avait su garder, ne l'était plus à la foule. Sa maison était bonne, mais il recevait peu de monde, et l'un de ceux admis chez Barras me disait qu'ils n'étaient jamais plus de douze personnes à table chez lui. Il mourut le 29 janvier 1829, et la mort de cet homme qui avait tant marqué dans notre Révolution aurait été inaperçue si les ministres de Charles X, toujours maladroits dans ce qu'ils tentaient comme coup de force, n'eussent renouvelé la scandaleuse histoire des papiers de Cambacérès: les scellés furent brisés et les papiers enlevés. Mais cette fois la chose fut moins paisible que lors de celle de Cambacérès... Un procès en fut le résultat, et le Gouvernement a eu la honte de voir infirmer la décision des premiers juges, qui avaient eu la bassesse, on peut dire ce mot, d'autoriser le bris des scellés pour recouvrer des registres de État. On devait s'en rapporter à Napoléon pour avoir fait rendre à Barras ce qui revenait au Gouvernement... Cette manière de faire entendre que la Restauration mettait de l'ordre dans les affaires de l'État jusque-là abandonnées à elles-mêmes, avait vraiment un côté comique dont il fallait rire.

En 1816, je crois, il a paru deux volumes intitulés: Amours et Aventures du vicomte de Barras.

C'est une compilation de mauvaises et licencieuses anecdotes, mais, du reste, où l'on ne trouve pas un mot des événements importants auxquels se rattache le nom de Barras... Il n'est pas un grand homme, mais son nom se trouvera souvent dans les pages de l'histoire de notre Révolution; et lorsque le temps, ce maître de toutes choses, aura appris à le juger, on dira qu'il ne méritait ni les gémonies ni l'apothéose.

SALON DE FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU.

Une des choses les plus étranges de notre Révolution, c'est qu'après ce qu'on vient de lire, après les horreurs qui se commirent encore longtemps après le 9 thermidor, le régime du comité de Salut public et de la Convention aurait duré peut-être bien longtemps, si la division ne s'était pas mise entre ces mêmes gens, qui étaient, après tout, des hommes, bien qu'ils ne parussent que des bêtes, que des bêtes féroces, et les faiblesses de notre nature furent ce qui nous sauva dans eux.

Aucun de ceux qui formaient les Comités n'était supérieur; ils avaient compris seulement que la machine de terreur une fois montée, cela seul suffisait pour faire aller toute la France dans la route tracée par ces hommes mêmes qui ne voulaient d'ailleurs que détruire, et ne demandaient que le silence et l'obéissance. Trois moyens furent exploités par les Comités pour dominer la foule: la disette, et même la famine; l'abondance du papier-monnaie, ou plutôt la rareté de l'argent; et enfin l'enthousiasme qu'excitaient les victoires et l'admirable conduite de l'armée: avec les assignats, on payait le peuple quand il devenait trop remuant, et il ne regardait pas si ce qu'on lui donnait était ou non du papier; avec ce mandat, il allait boire et rire: avec la famine, on lui faisait peur: avec la gloire, on l'excitait, et il partait joyeux, lorsqu'après un mouvement pour résister à la réquisition, le comité de Salut public faisait publier une grande victoire; et même, arrivé à l'armée, en voyant ses camarades sans pain, sans argent, sans souliers, le nouveau soldat ne murmurait pas et marchait toujours, même après avoir entendu l'ordre du jour lu par le sergent de Raffet[72].

Robespierre lui-même n'avait aucune supériorité sur ses collègues; seulement il eut le talent de les dominer et de prendre l'initiative... J'ai connu particulièrement à Arras des personnes qui l'avaient connu dans son enfance, et me disaient de lui qu'il était surtout irrité de son infériorité envers les autres; sa figure était ignoble; son teint pâle, ses veines d'une couleur verdâtre, son regard de chat-pard, lui donnaient un aspect repoussant. On voulait quelquefois trouver de l'esprit dans son sourire, mais ses lèvres fines et blanches ne donnaient que l'expression méchamment sardonique d'une sensation ou envieuse ou moqueuse. Il était ensuite très-superficiel dans ce qu'il savait, et toute sa science se bornait à quelques idées attrapées dans ses lectures; du reste, profondément ambitieux et hypocrite...

Le règne de la Terreur fut surtout celui du despotisme absolu; ceux qui parlent de ce bienheureux temps et le rappellent de leurs vœux, au nom de la République et de la liberté, ne savent guère ce qu'ils veulent, les pauvres simples!... non-seulement le système du régime de la Terreur est fondé sur le despotisme, mais ce même despotisme l'est lui-même sur l'avilissement des hommes. Quoi de plus abject, en effet, que l'état de crainte et d'abrutissement où nous étions réduits, devant ces prisons et ces échafauds de 93? Ce silence et ce calme avec lesquels on recevait la mort n'étaient, après tout, que de l'engourdissement; seulement ils habillaient de vieilles figures avec de nouveaux vêtements, mais les personnages étaient les mêmes, rien n'était changé dans le fond, la forme seule avait une apparence différente. Voyez combien les Comités craignaient la liberté de la presse; elle leur était plus redoutable qu'au système féodal même: aussi était-elle extrêmement limitée. Pourquoi craignaient-ils, s'ils avaient eu une conscience calme, et que même leurs fautes fussent le produit de leurs croyances?

Tout fut détruit; on ne voyait plus une seule voiture dans tout Paris; plus de livrée, même la plus simple; tout ce qui possédait encore quelque chose s'absentait de Paris. C'est pour le coup qu'on pouvait trouver une application pour ces vers.

Nous quittons nos cités, nous fuyons aux montagnes,
Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux.

À peine le jour baissait-il, que chacun se renfermait dans sa maison, tremblant d'en être arraché pendant la nuit, et d'avoir son sommeil troublé par une troupe de bandits qui vous en arrachait avec violence pour vous jeter dans un cachot d'où l'on ne sortait presque toujours que pour aller à la mort, sans savoir même quel était le crime pour lequel on mourait: car souvent ce crime était d'avoir envoyé un secours à un père, à une mère mourant de faim dans l'exil!... Et ces misérables osaient encore parler le langage de la douce familiarité... Une fraternité était COMMANDÉE par eux!..... fraternité de sang! fraternité de Caïn, qui n'était scellée que par le meurtre et le pillage... Les démagogues étaient attaqués d'une sorte de folie cruelle qui devait être un sujet d'étude bien curieux pour ceux qui observaient nos malheurs d'un lieu où ils avaient sécurité. La folie la plus étrange, l'aberration stupide, avaient remplacé les lois, la morale, l'ordre et la paix dans l'intérieur des familles... La morale!... croira-t-on un jour à venir qu'une récompense de cinq cents francs était adjugée à la jeune fille qui, sans être mariée, donnait des défenseurs à la patrie?... Ainsi la bâtardise, la légitimité, avaient, non pas les mêmes droits, mais se voyaient placées en sens inverse de tout ce qui est prescrit même dans les peuplades sauvages. Ici l'immoralité, le vice, obtenaient une récompense... Le mot affreux mis sur les assignats: «Le tiers au dénonciateur!» peut aller de pair avec cette odieuse récompense...

Dans les rues de Paris, toujours si populeuses, si remplies de cette foule empressée, affairée, qui va, vient, circule, cause, rit ou pleure, en allant toujours, on ne voyait plus que des gens mal vêtus, marchant d'un pas craintif, redoutant tous les regards, même celui d'un ami... On n'entendait d'autre bruit que celui des crieurs publics hurlant les décrets de la Convention et la liste des morts de la journée.

À notre élégance native, à ce soin scrupuleux de la personne, qui est chez tout Français un besoin impérieux, avait succédé, pour les hommes, le vêtement du bagne; pour les femmes, celui des habitantes de la halle et des faubourgs... Le nom des rues était également travesti dans toute cette longue et terrible saturnale; celui qui arrivait d'un pays lointain, et avait à remettre une lettre rue Richelieu, devait savoir, avant de se mettre en course pour la chercher, qu'elle s'appelait rue de la Loi: car, la demander sous son ancien nom suffisait pour le faire arrêter et le mettre en suspicion.

Les hommes, les femmes, avaient changé leurs noms contre les plus absurdes, et cela avec la plus complète ignorance[73]. Brutus, César, étaient confondus par eux, et souvent on en a vu qui, pour avoir un nom ressemblant aux autres, s'appelaient indifféremment Tarquin ou Sylla!...

Les spectacles étaient devenus des lieux infâmes où bien souvent une mère ne pouvait y conduire sa fille... Et puis quelle distraction trouver dans des pièces révolutionnaires où quelquefois l'instrument du supplice qui décimait la France était sur la scène, au mépris de tout sentiment humain. Avant le lever du rideau, on chantait la Marseillaise en chœur, le dernier couplet à genoux..., et l'on a vu..., oui, cela s'est vu en France, dans ce pays si connu par son urbanité et sa douceur de relations, on a vu pour intermède, dans plusieurs spectacles, un acteur venir lire la liste des victimes de la journée!... Et à la suite de cette infamie, il chantait une chanson dont le refrain était à chaque couplet:

Ils ont fait une oraison,
Ma guainguerainguon,
À sainte Guillotinette,
Ma guinguerainguette.

Et lorsque les spectacles étaient gratis, on voyait sur une grande affiche et en énormes caractères:

De par et pour le peuple souverain!

—Pauvre peuple!...

La mort elle-même, la mort naturelle même n'était ni suivie, ni précédée d'aucune de ces cérémonies que les sauvages eux-mêmes accordent aux leurs... Les cloches étaient proscrites... les prêtres persécutés et en fuite..., et le corps de celui ou de celle que vous aimiez était porté en terre par deux malheureux qui n'étaient accompagnés d'aucuns parents ni d'aucun signe de douleur..., et pourquoi! pourquoi les larmes d'une fille ou d'une mère, celles d'un fils, offusquaient-elles ces hommes de sang?

Plus d'écoles, plus de colléges, plus de pensions!... Tout se réduisait à des écoles presque primaires, où la mère de famille redoutait souvent d'envoyer son enfant.

Plus de joie, plus de ces rires heureux qui faisaient souvent reconnaître un Français à son hilarité bruyante. M. Galley, homme fort spirituel des environs de Douay, où il avait une fort jolie terre, dans laquelle il faisait un grand bien, fut envoyé à la mort pour avoir dit en plaisantant que Rousseau et Voltaire y auraient passé, l'un pour avoir dit que c'était payer trop cher une révolution que de l'acheter une goutte de sang..., l'autre, que le pire des mauvais gouvernements était celui de la canaille....

La mort était devenue notre souveraine...; elle était donnée à tout ce que l'homme peut faire..., pour les vices comme pour les vertus, pour un malheur comme pour un succès. Ainsi, mort pour le général qui battait l'ennemi, mort pour celui qui était battu....; mort à celui qui pleurait...., mort à celui qui riait!...

Ceux qui veulent justifier cette époque fatale disent que jamais il n'y eut moins de crimes privés à punir, ni moins de libertinage dans Paris... Je le crois sans peine... Mais il y a à cette vertu forcée une raison naturelle et que la force des choses elle-même a du produire... Lorsque le sang coule à flots sur les places publiques, lorsque les bandits du bagne sont salariés pour venir égorger en un jour, dans des prisons, plus de victimes qu'ils n'en auraient frappé dans une année au coin d'un bois, il n'est pas nécessaire qu'ils fassent dans l'ombre leur métier d'assassin..., puisqu'ils le peuvent au grand jour avec impunité... Les choses avaient changé de noms, voilà tout.... Et puis le vol était moins fréquent, par une raison tout aussi simple...: le peuple était continuellement payé avec cette profusion d'assignats qu'on lui jetait à poignées pour lui faire faire ou pour arrêter une insurrection... Un jour Danton dit à Pache, alors maire de Paris:

—J'ai besoin pour demain d'une insurrection.

—Je n'ai pas d'argent.

—Tiens, voilà trois cent mille francs...

Et l'insurrection fut très-bien faite. Cette fois, ce furent les femmes qui en furent chargées, et elles s'en acquittèrent si bien, que depuis ce fut toujours à elles qu'on s'adressa!...

Les mœurs étaient plus pures, dira-t-on. C'est vrai; mais comment en eût-il été autrement? comment un cœur glacé par l'effroi pouvait-il battre pour l'amour? comment une tête qui pouvait tomber sous la hache le lendemain pouvait-elle sourire à un bonheur, quel qu'il fût? Il n'y avait plus d'avenir!... il n'y avait qu'un affreux présent[74]...

.....Nul mets n'excitait leur envie,
Ni loups, ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les tourterelles se fuyaient:
Plus d'amour... partant, plus de joie.

Tout à coup ce rideau, ce crêpe noir et sanglant qui enveloppait notre vie, se lève!... Tout est changé!... et pourtant un seul jour s'est écoulé... C'est que ce jour est le 9 thermidor!...

Aussitôt que la tête de Robespierre eut roulé sur le même échafaud que lui et les siens avaient fait élever, la France respira comme délivrée du plus horrible martyre... Les monstres eux-mêmes qui avaient partagé ses fureurs demeurèrent quelques jours aussi bons que les autres hommes. La joie revint.—On entendit chanter les ouvriers: on revit enfin cette gaîté française, que rien n'imite et dont rien ne console.

Mais ce changement fut aussi un texte pour l'observation, et un texte curieux. Il semblait que toutes les digues étaient rompues: on courut aux plaisirs de tous genres dont Paris est toujours rempli avec une avidité folle. Les femmes, qui avaient été si héroïques dans les années de terreur qui venaient de s'écouler, furent les premières à oublier le péril passé pour se jeter dans l'excès de la dissipation. On voulut jouir en proportion de ce qu'on avait perdu; et, pendant plusieurs mois, ce fut une licence complète dans cette société informe qui voulait renaître, mais qui repoussait ses anciennes entraves pour ne reprendre que ses plaisirs.

L'argent n'avait pas été détruit: seulement il avait été enfoui par crainte. Bientôt il reparut pour satisfaire au luxe, à la toilette des femmes, à leurs ameublements. Ce fut alors que les modes grecques devinrent une fureur; les vêtements, les meubles, tout fut grec; tout, jusqu'au langage. Nous fûmes transportés dans l'Attique, et souvent chez Phryné ou Aspasie. Ce fut à cette époque que Berchoux fit cette charmante pièce de vers sur les Grecs et les Romains, où il se moque avec tant de grâce de cette rage vraiment comique de ne parler que la langue d'Euripide et celle de Cicéron, dit-il plaisamment en racontant comment on le fouettait pour apprendre son rudiment:

La langue des Césars faisait tout mon supplice;
Hélas! je préférais celle de ma nourrice!

Cette satire elle-même raconte notre caractère: nous rions de tout, nous faisons des vers sur tout, des chansons sur tout. Le vaudeville renaissait; nous chantions, nous dansions, et la famine montrait sa face blême... On n'avait pas de pain, mais on riait... On commençait à se réunir... C'était l'âme française qui revenait... Tout renaissait.

Un jour, on chanta un couplet dont l'auteur fut longtemps inconnu, et qui était assez drôle pour déplaire à la Convention, ou plutôt au Corps-Législatif: car, depuis le 13 vendémiaire et l'institution du Directoire, la Convention, divisée en deux Conseils (les Anciens et les Cinq-Cents), forma le Corps-Législatif.—Ce fut donc à lui que le vaudeville, toujours moqueur, s'adressa.

LE CORPS-LÉGISLATIF AU PEUPLE.

Air: Ça n'se peut pas, ça n'se peut pas.

Sans cesse le sénat s'applique
À te rendre content, joyeux.
Il t'a donné la république;
Que diable veux-tu donc de mieux?
Chaque année en réjouissance
Au Champ-de-Mars tu danseras;
Mais pour la paix et l'abondance,
Ça n'se peut pas, ça n'se peut pas.

Voici un autre dans un esprit différent.

Air: Des Visitandines.

Dans le jardin des Tuileries
Est un chantier très-apparent,
Où cinq cents bûches bien choisies
Sont à vendre dans ce moment (bis).
Le marchand dit à qui l'aborde:
Cinq cents bûches pour un louis;
Mais bien entendu, mes amis,
Qu'on ne les livre qu'à la corde.

Mais, en revenant à la vie, la France prit une autre physionomie et presque un autre caractère. L'argent, qui déjà, au moment de la Révolution, commençait à montrer son orgueil sous la forme insolente des gens de la haute finance, reprit son ascendant sous celle un peu moins agréable des fournisseurs et des agioteurs. Le Perron du Palais-Royal, rendez-vous des joueurs sur les mandats et sur tous les papiers-monnaies qu'on aurait osé émettre, le Perron fut le lieu d'où sortirent une quantité de fortunes que nous admirons et respectons presque autant aujourd'hui que si elles venaient des Montmorency ou des La Trémouille[75]. C'est là que le maître de piano de la Reine et de tout ce qui était grand dans le monde élégant fit une fortune qui étonna moins qu'un poëme vraiment de lui, dit-on, qu'il a fait en quarante-huit ou soixante chants, sur je ne sais plus quel sujet, ni lui non plus, je crois. La rapidité avec laquelle on s'enrichissait était fabuleuse. Vous aviez un valet de chambre: il vous demandait son compte; et trois mois après vous voyiez arriver chez vous le même valet de chambre, mais qui venait dans un beau cabriolet, ayant de beaux chevaux, entretenant une demoiselle de l'Opéra, et venant, malgré ou plutôt à cause de tout cela, vous demander votre fille en mariage, si elle était riche et jolie. Ces mœurs ne sont pas exagérées: elles sont la peinture de celles de la société à cette époque.

Mais où il fallait suivre le tragique changement burlesquement opéré de notre société française, c'était dans les hôtels déserts, abandonnés par leurs maîtres proscrits, et rachetés par ces mêmes fournisseurs, ces riches d'un jour, qui croyaient prendre les manières du beau monde en se mirant dans la même glace... Quelles scènes! quels détails précieux pour un autre Molière, s'il y en avait eu un!... C'était un assemblage unique de l'ancienne splendeur tout aristocratique de ces mêmes hôtels avec les modes nouvelles toutes grecques et romaines. Il y avait un désaccord complet qui frappait d'abord la malice de l'esprit, et puis ensuite éveillait la sensibilité du cœur... On tressaillait souvent en écoutant les paroles grossières, le ton inconvenant des nouveaux maîtres de ces féodales demeures. Leur jargon patoisé, leurs réminiscences populacières, tout chez eux inspirait d'abord la moquerie, et puis ensuite la pitié et la colère, en songeant à l'exil des vrais maîtres de ces maisons bien souvent profanées.

Les jeunes gens de cette époque étaient les plus désagréables du monde. Présomptueux plus que la jeunesse ne l'est ordinairement; ignorants, parce que depuis six ou sept ans l'éducation était interrompue; faisant succéder la débauche et la licence à la galanterie; querelleurs, et même plus qu'on ne le permettrait à des hommes vivant continuellement au bivouac; ayant inventé un jargon aussi ridicule que leur immense cravate, qui semblait une demi-pièce de mousseline tournée autour d'eux; fats, impertinents, voilà le portrait des jeunes gens de l'époque du Directoire. En guerre contre un autre parti qu'on appelait le club de Clichy, et qui soutenait le parti royaliste, ils prirent un costume qui devait différer de tous points avec celui des jeunes gens aristocrates: un très-petit gilet, un habit avec deux grands pans en queue de morue, un pantalon dont j'aurais pu faire une robe, de petites bottes à la Souwarow, une cravate dans laquelle ils étaient enterrés; ajoutez à cette toilette une petite canne en forme de massue, longue comme la moitié du bras, un lorgnon grand comme une soucoupe, des cheveux frisés en serpenteaux, qui leur cachaient les yeux et la moitié du visage, et vous aurez une idée d'un incroyable de cette époque.

Les femmes, les merveilleuses, étaient tout aussi ridicules, si même elles ne l'étaient plus encore. Coiffées à la grecque, habillées à la grecque, mais à leur manière, elles suivaient les modes (à leur façon) de l'an 400 avant Jésus-Christ, tout en minaudant à la manière de 1798, la plus mauvaise de toutes. Madame Tallien, et quelques autres femmes seulement, suivaient la mode selon la belle antiquité grecque, tout en observant le bon goût français, et adaptant ce costume gracieux à des formes pures et antiques. La coiffure elle-même subit un changement: les cheveux furent coupés; les femmes se coiffèrent ainsi d'après madame Tallien, dont la tête, parfaitement moulée et bien attachée sur les épaules, convenait merveilleusement à cette coiffure; mais, en revanche, il y en avait qui, en vérité, n'offraient, comme encore aujourd'hui, que des modèles de caricatures.

Les premières réunions qui eurent lieu furent presque toutes des sujets de moquerie.—Les personnes qui pouvaient recevoir ne l'osaient pas encore. Ce furent donc les nouveaux enrichis qui commencèrent à rouvrir cette délicieuse société française, modèle du bon goût en Europe... On ne pouvait plus souper..., on dînait trop tard. On donna des thés; ces thés, qui, par le luxe avec lequel ils étaient servis, pouvaient passer pour des soupers, étaient plus ou moins ridicules, selon le degré de ce même ridicule que pouvaient avoir ceux qui les donnaient. Madame Hainguerlot fut une des premières merveilleuses qui fût vraiment élégante: sa maison était belle, bien arrangée; sa personne, pas trop mal; son esprit, supérieur pour une personne comme elle, qui faisait son entrée dans le monde à coups de sacs d'argent. Malgré cela, elle n'en faisait pas moins de minauderies que si elle eût été la première pairesse du royaume; ce qui, pour le dire en passant, était passablement ridicule avec une immense taille et aucun charme dans la personne et aucun droit pour minauder d'ailleurs.

On jouait des proverbes chez elle; on y faisait des lectures; on y dansait; on y causait même!... Voilà qui est étonnant... Il est vrai que M. de Boufflers l'avait prise sous sa protection; et un jour il l'appela, lui, M. de Boufflers..., il l'appela une dixième muse!... Il dut bien rire en rentrant chez lui; et, pour se consoler, il aura rejeté, en se parlant à lui-même, le compliment sur la politesse innée de sa nature.

M. de Trénis, le beau danseur, M. Laffitte, M. Dupaty, tous ceux qui alors étaient des notabilités, allaient chez madame Hainguerlot...; ils allaient aussi chez madame Hamelin, qui avait une charmante maison rue Chauchat, meublée à la grecque, comme toutes les autres, mais avec un très-bon goût. Là, du moins, on causait et on était bien; mais elle vint plus tard que l'époque où nous sommes: alors elle était en Italie.

Ce fut en l'an III, comme chacun sait, que le Directoire fut institué, et que, sous le nom de directeurs, nous eûmes cinq rois. Ce moment, qui fut, selon beaucoup de gens d'un grand mérite, le temps de la vraie république, fut, selon d'autres aussi, et je suis de ceux-là, le temps peut-être le plus déplorable, comme devant inspirer de la pitié pour la pauvre France tombée dans un état abject, après le paroxysme violent qui l'avait mise à deux pas de sa perte. Cette époque directoriale fut celle où tous les intérêts éveillés eurent la soif de se satisfaire, n'importe à quel prix... Chacun voulait avoir, et nul ne possédait. Ruiné, privé de revenus, soit en terres, soit en maisons, tout ce qui avait survécu à l'époque terrible se trouvait manquant de tout, et voulant TOUT avoir. Et pour se procurer les jouissances qui leur manquaient, ces affamés employaient aussi tous les moyens. On voyait des gens fort connus, dont les noms sont anciens et honorables, rentrer chez eux, les uns avec un paquet d'échantillons de draps pour des marchés sous le bras, un autre, avec un soulier de soldat dans une main, comme échantillon, pour une soumission[76] de deux ou trois cents paires de souliers pour l'armée d'Italie; un chapeau de mauvais feutre, ou de l'indigo dans sa poche; et tout cela circulant dans ce Paris, redevenu populeux et vivant, au milieu des palais abattus, des églises fermées... Des compagnies noires démolissaient les châteaux; des maisons de jeu s'établissaient dans presque toutes les maisons; des centaines de restaurateurs enseignaient et vendaient la gourmandise à toute une ville... Et cependant, tandis que tout se recréait ainsi, les arts devenaient populaires, les sciences marchaient à un état de perfection; mais la littérature et la poésie sommeillaient, car je ne regarde pas Chénier et quelques autres comme devant former à eux seuls un corps littéraire, quoiqu'ils aient produit de belles choses.

Quant à la sûreté personnelle, elle était plus que douteuse: on volait à main armée, au nom du roi de France, jusque dans les rues, et les chauffeurs, qui torturaient dans les châteaux autour de Paris, prétendaient sortir de la Vendée. On arrêtait, mais pas encore assez, des faussaires passés maîtres dans l'art de la contrefaçon de votre nom. Quant aux nouveaux enrichis, ils ne tuaient pas, à la vérité; mais lorsque quelqu'un les gênait, ils savaient où trouver des assassins inoccupés, et ils les employaient... Vitry en sait quelque chose!... Une facilité de mœurs enfin digne de la Régence. Voilà quel était Paris sous le Directoire.

Cinq hommes choisis par la colère à la suite de cette fameuse journée du 13 vendémiaire composèrent d'abord le Directoire: Carnot, Rewbell, Letourneur[77], Barras et Laréveillère-Lépaux.

Il faut leur rendre toute justice: les quinze premiers mois qui suivirent leur élection firent voir une grande amélioration dans la marche administrative de l'État; mais l'argent manquait toujours dans les coffres. Des particuliers savaient bien en trouver pour satisfaire leurs désirs de luxe ou d'ambition; mais le Gouvernement ne pouvait obtenir de confiance, et par là pas d'argent. Il eut sans doute à vaincre beaucoup de difficultés; mais je crois que ses partisans, parmi lesquels on voit des personnes d'un haut mérite, comme madame de Staël, les exagèrent peut-être un peu.

Carnot rassura les amis de la Révolution sur ce qu'on pouvait craindre: il avait été du comité de Salut public; sa sévère probité républicaine était un garant pour sa conduite de directeur.

Rewbell, député d'Alsace aux États-Généraux, fut constamment dans la représentation nationale; il était ardent pour la Révolution, sans être sanguinaire, et quoique conventionnel, il n'était pas un des forcenés de la Montagne; il était avocat, et connaissait à fond toutes les questions contentieuses; c'était un homme probe en conduite politique. S'il avait été loin dans la route révolutionnaire, c'est qu'il croyait que c'était le bien de la France. Il fut accusé souvent dans sa carrière administrative de partager la terrible renommée de Schérer et de Rapinat, son beau-frère; mais il s'en défendit toujours, et victorieusement.

Letourneur, ancien député de la Manche à l'Assemblée législative, était aussi un des élus à la formation du Directoire; c'était un homme ardent aussi pour la cause révolutionnaire, mais non pas de ce mot traduit par Robespierre et les siens par le mot massacre; il avait, au contraire, toujours attaqué le terrorisme. Aussi Robespierre l'avait-il fait nommer pour aller remplir une mission dans les Indes orientales. Il refusa, et fit bien, parce que le 9 thermidor arriva. Il alla alors dans le Midi pour y combattre le terrorisme, qui fut si ardent dans cette partie de la France. Revenu à Paris, il fut du comité de Salut public, mais après la mort de Robespierre, ce qui n'était plus aussi réprouvé. Sa conduite fut toujours honorable et celle d'un vrai patriote; élu membre du Directoire, il en fut aussi le président, et fut le premier que le sort en éloigna: il en sortit l'année suivante (an V).

Laréveillère-Lépaux était originairement député d'Angers aux États-Généraux (1790). Dès son entrée dans la carrière politique, il fut un des plus violents meneurs; ses motions ont une couleur insurrectionnelle vraiment étonnante pour un homme qui, plus tard, voulut instituer une secte religieuse: elles portent toutes un cachet tellement particulier de virulence et d'emportement, qu'on croit voir un homme exerçant une vengeance contre un autre homme. Je voudrais connaître la vie entière de Laréveillère-Lépaux; je suis sûre qu'on y trouverait une histoire telle qu'il l'a fallu pour exciter sa haine contre tout ce qui était au-dessus de lui.

—Plus de princes! s'écriait-il à l'Assemblée Nationale;—pourquoi ce nom?

Et le lendemain il faisait faire le rapport d'un décret proposé par Ruhl, pour annoncer à l'Europe que la France viendrait au secours et marcherait au secours de tout peuple qui voudrait recouvrer sa liberté; jamais il ne fut un député plus parleur et, pour dire le mot, plus bavard. Tous les jours il faisait une motion. Élu membre du Directoire (an IV), et même président, il dut avoir une joie sans pareille; là il pouvait, à son aise, faire des discours. Aussi ne chômait-on pas de cette production essentiellement indigène de la terre des révolutions. Laréveillère-Lépaux, l'un de nos cinq rois, avait très-peu de dignité: c'était un homme petit, bossu, mal bossu même, et ne voulant pas l'être, ce qui doublait sa bosse... Toute sa vie, il avait eu des idées assez bizarres sur la religion catholique. Un ami, qui avait été élevé avec lui, lui a entendu mille fois répéter dans son enfance que l'état de pape était le plus à envier, et il appuyait son opinion de mille traits qu'il prenait dans l'histoire des Papes, lorsque plus tard il put faire cette lecture. Mais lorsque enfin revêtu d'un titre, investi d'une grande puissance, il comprit qu'il pouvait aussi, lui, exercer une puissance spirituelle et temporelle à la fois, il n'hésita plus, et les théophilanthropes se promenèrent dans Paris... Folie stupide!...

La morale en est bien admirable, s'écrièrent quelques gens toujours à genoux devant une chose, parce qu'elle est neuve, comme il est d'autres gens tout aussi sots de ne trouver beau que tout ce qui est ancien.

Mais, en fait de belle morale, celle de l'Évangile

Nous suffirait encor si vous le trouviez bon[78].

Que pouvons-nous chercher de plus que ce que nous avons en ce genre?—Quoi qu'il en soit, toutes ces pasquinades de philanthropes firent rire tout le nouveau Paris, qui commençait à se reformer assez pour se moquer de pareilles choses. Mais si l'on commença par rire, on finit par huer ces folies et les saltimbanques qui les faisaient. Laréveillère-Lépaux pendant ce temps-là parlait, parlait, parlait; il faisait dans la même semaine un discours au Champ-de-Mars pour le premier vendémiaire, un autre à l'ambassadeur cisalpin, un autre pour l'anniversaire de la fondation de la République... pour la cérémonie funèbre de Hoche... pour la paix de Campo-Formio par le général Bonaparte, un encore à l'Institut; un pour le 21 janvier, afin de célébrer l'anniversaire de la fête du tyran[79]; et enfin un autre pour la présentation des drapeaux napolitains que Championnet, je crois, envoyait en hommage au Directoire. Il était possible d'avoir un directeur plus beau que Laréveillère, mais plus bavard, je ne le crois pas... Enfin il en vint à un point de parlage tellement fort, qu'on l'attaqua à la tribune des Conseils comme ayant perdu la confiance publique pour avoir trop parlé. Bertrand (du Calvados) le lui reprocha à la tribune; Boulay (de la Meurthe), l'un des beaux talents de la Convention, le lui répéta et, de plus, blâma son fanatisme. Il vit alors clairement qu'on ne voulait pas de lui. Il écrivit une belle lettre au Directoire pour annoncer qu'il donnait sa démission: on l'accepta, et Laréveillère s'en alla jouer au pape et à la chapelle tant que cela lui convint, mais loin du lieu où siégeait[80] en effet le gouvernement de l'État.

Barras s'est trouvé le dernier au bout de ma plume. C'était un homme singulièrement placé au milieu de cette horde révolutionnaire, hurlant et agissant comme elle; Barras était d'une haute et antique noblesse; il avait donné de grandes preuves de bravoure; il avait de l'esprit, une belle figure, une tournure faite pour dignement représenter là où le sort l'avait transporté. Parmi ceux qui étaient ses collègues en apparence, mais en réalité des instruments à sa volonté, Barras pouvait paraître un homme supérieur, quoiqu'il ne le fût pas.

Entre eux tous, il était le seul qui pût recevoir, avoir un salon digne du retour de la bonne compagnie, quoiqu'il ne l'eût pas toujours fréquentée; mais il la connaissait et l'aimait. Laréveillère recevait bien un jour de la décade, Rewbell aussi, ainsi que Letourneur; mais ces réceptions étaient contraintes, on n'y causait pas. On entrait dans une de ces vastes salles du Luxembourg, on allait faire sa révérence, quand on savait ce que c'était qu'une révérence, à la citoyenne directrice; on s'approchait du citoyen directeur, qui vous demandait comment se conduisait la section dans laquelle on demeurait. Et la conversation continuait dans ce goût-là, à moins que le directeur n'eût des choses graves à dire à quelqu'un. Les femmes étaient toutes plus communes les unes que les autres dans cette foule; personne ne pouvait donc tenir un salon, excepté pourtant trois des hommes qui ont tour à tour siégé dans le fauteuil directorial, Barras, François de Neufchâteau et Gohier.

Le vicomte de Barras était d'une noble et antique famille de Provence[81]. Jeté dans la Révolution par son mécontentement contre les hommes qui, à son niveau, voulaient le repousser loin d'eux comme ils avaient fait de Mirabeau, il suivit le torrent tout en déplorant chaque jour son malheur de s'y abandonner. Jeune et beau, noble et brave, il quitta de bonne heure l'Europe pour se rendre à l'île de France auprès de son oncle, qui en était gouverneur. Officier dans le régiment de Pondichéry, il revint en France, où il trouva une grande fortune dont il jouit avec excès. En 89, lorsque les États-Généraux furent convoqués, il se présenta d'abord à l'assemblée du tiers; son frère était à celle de la noblesse. À dater de ce jour, la route qu'il suivit fut celle de la plus violente démagogie. Nommé député du Var à la Convention, il vota la mort du Roi, se mit contre la Gironde avec la Montagne, puis s'en alla à l'armée de Toulon avec Fréron, Gasparin et Salicetti. C'est là qu'il connut le général Bonaparte, et non pas, plus tard, par le moyen de madame de Beauharnais; la preuve en est, d'ailleurs, dans le choix que Barras fit de Bonaparte pour le suppléer, lorsqu'il fut nommé par la Convention, le 13 vendémiaire, pour la défendre contre les sections; Bonaparte ignorait ce jour-là encore l'existence de madame de Beauharnais.

Mais une fois parvenu au plus haut point du pouvoir, ayant enfin saisi le sceptre, car son autorité était évidemment la dominante dans le Luxembourg, Barras parut ne pouvoir en porter le fardeau. Ce pouvoir, qu'il avait appelé, désiré, lui parut ce qu'il était, un poids impossible à soulever pour sa main débile et devenue efféminée par les plaisirs et cette vie inactive qu'il avait continuellement menée depuis tant d'années. C'est alors qu'on prétend qu'il conspira pour les Bourbons: cette version a eu beaucoup de crédit.

Un grand nombre de personnages marquants parurent tour à tour sur ce trône éphémère, où chacun d'eux faisait une mystification dans laquelle il remplissait un rôle. Plusieurs d'entre eux, je le répète, étaient sociables dans la vie privée; mais une fois dans un grand salon doré, au milieu de cinq cents personnes, ébloui du feu de mille bougies, le directeur habile devant un grand procès, comme Merlin de Douay, devenait un étudiant timide devant le grand monde. Moulins, brave homme, consciencieux, ayant une bonne réputation militaire[82], était bien placé au Directoire, parce qu'il fallait un homme qui pût se mêler, avec connaissance de cause, des affaires militaires; mais, encore une fois, tout cela ne suffisait pas pour avoir et tenir une maison.

Pendant les cinq années d'existence qu'eut le Directoire, il y eut plusieurs mutations, des exils, des proscriptions. Barthélemy et Carnot furent fructidorisés. Laréveillère et Merlin de Douay donnèrent leur démission, et d'autres furent chassés par le sort; et dans toute cette nombreuse liste de noms, je n'en ai trouvé que quatre qui fussent capables de présider un salon.

Lorsque le digne neveu de l'auteur du Voyage d'Anacharsis fut proscrit le 18 fructidor[83], François de Neufchâteau fut proposé pour remplacer Barthélemy ou Carnot.... et fut en effet nommé à la place du dernier.

François de Neufchâteau était un homme qui, nécessairement, devait produire des impressions différentes. Je suis convaincue qu'il est telle personne qui, en lisant l'opinion que j'ai de lui, me trouvera blâmable, tandis que d'autres, plus sévères que moi, peut-être trouveront mon portrait flatté.

M. François (car, enfin, il faut nommer chacun par son nom, et cet homme s'appelait François) était donc un homme ordinaire, selon les uns, et de beaucoup d'esprit, selon les autres. Par ces autres, j'entends les habitants d'une petite ville où l'Almanach des Muses était le livre le plus parfait, et le but de l'ambition des jeunes poëtes de la province; aussi M. François, qui fut assez heureux ou malheureux pour être accueilli à l'Almanach des Muses[84], y fit insérer des poésies légères. Voltaire, qui répondait à tout le monde, lorsqu'on lui écrivait des louanges bien enflées et bien exagérées, répondit à M. François qu'il serait un jour le Tibulle, l'Anacréon de Neufchâteau; et cette alliance, que présageait le grand poëte par ces paroles, détermina M. François à joindre à son nom propre le nom de la ville où il avait été élevé[85]...

Il avait eu aussi le malheur d'être un enfant célèbre; à neuf ans, le petit François fit des vers qu'on envoya aux grandes autorités, qui répondirent que l'enfant serait un jour un grand homme... Il continua donc. Devint-il un grand homme? je n'en sais rien: ce qui est certain, c'est qu'il avait beaucoup d'ambition littéraire et politique, et qu'il eut surtout une existence mystérieuse, une vie privée dont les événements, s'ils étaient connus, feraient peut-être étrangement changer l'opinion sur son compte. Je connais une victime de François de Neufchâteau, dont le pardon généreux pour le mal et le tort qui lui furent faits ne diminue pas la grandeur de l'offense... En voyant François de Neufchâteau, on n'aurait pas jugé cet homme capable d'une longue suite dans une volonté perfide; il souriait toujours, avait une réponse gracieuse en vers presque pour chaque parole qui lui était dite en prose, chose fort ennuyeuse et très-plate, récitait des scènes de Racine, des vers de Boileau, de J.-B. Rousseau, avec un soin de diction qu'il prenait pour du talent, et dont il était fort prodigue, parce qu'il était convaincu de son talent de déclamation. Cette habitude de déclamer souvent et de parler en public lui avait donné une telle attitude théâtrale dans le port de la tête et de la main, dans l'accentuation de sa voix, qu'il en était souvent ridicule. On prétend quelquefois que cela allait bien dans les vastes salons du Luxembourg ou dans ceux de l'hôtel du ministère de l'Intérieur, qu'il occupa comme ministre deux fois dans sa carrière politique. C'est, au reste, surtout comme ministre de l'Intérieur qu'il faut lui assigner une place, bien plus que parmi nos poëtes et nos auteurs dramatiques.

Le salon de François de Neufchâteau, au Luxembourg, était fort remarquable à cette époque de notre révolution, parce qu'il offrit tout à coup un lieu de réunion pour les arts et les muses... Le maître pouvait n'avoir pas de droits à le présider comme le premier dans notre littérature légère, mais il avait au moins le droit d'être remercié et loué pour le soin qu'il prenait d'y réunir les littérateurs distingués du temps... C'était le moment où cette pauvre France, si longtemps opprimée, relevait sa tête abattue et recommençait ses chants; Lemercier, Chénier, Legouvé, Ducis, Duval, Andrieux, l'abbé Delille et plusieurs autres, donnaient à leur patrie le produit de leur intelligence. Les femmes, qui avaient tant souffert par le cœur et par elles-mêmes, recommençaient une nouvelle vie; elles se demandaient si elles aussi elles ne sauraient pas trouver la lumière de cette intellectuelle existence, qui seule peut rendre heureuse celle d'une femme. Beaucoup se mirent à écrire, et le salon de François de Neufchâteau vit souvent une réunion curieuse en ce genre: madame Victorine de Châtenay traduisait les Mystères d'Udolphe avec un rare talent, en leur laissant la couleur sombre et terrible qu'Anne Radcliffe a donnée à cette œuvre, que lord Byron lui-même regardait comme celle d'une femme de génie...; mademoiselle de Meulan, exemple à la fois de ce qu'une femme peut avoir dans le cœur de vertus, et de charme et de poésie dans son talent; madame Roland, dont les romans, tous d'invention, tels que le Courrier russe, et plusieurs autres, trouveront toujours des lecteurs; madame de Salm; madame de Beauharnais (Fanny), qui pouvait bien être ridicule, mais qui certes avait bien de l'esprit. Voilà les femmes qui étaient alors remarquables; François de Neufchâteau connaissait à merveille les talents et le mérite de chacune. Tour à tour appelées à prouver leur mission poétique ou littéraire, les femmes auteurs étaient accueillies, et même recherchées, dans ses salons. On y faisait des lectures, on y essayait des pièces; lui-même, qui, au fait, disait fort bien les vers, en récitait souvent, même dans les soirées intimes où il n'avait chez lui que vingt-cinq ou trente personnes. C'est ainsi qu'on connut Paméla, drame rempli, dit-on, d'intérêt, et dans lequel le talent poétique de François de Neufchâteau se montre plus que dans tout autre ouvrage. Mais longtemps les soirées intimes furent aussi destinées à une autre lecture tout à fait réservée aux élus: c'était une traduction de l'Arioste dont s'occupait François de Neufchâteau; cette traduction était fort exacte et belle, à ce que m'ont assuré plusieurs personnes qui l'ont entendue.

François de Neufchâteau fut marié deux fois. Sa première femme, avec laquelle il divorça ou dont il se sépara, vivait dans la province et tout à fait inconnue. La seconde était madame Bonnelier, mère de M. Hippolyte Bonnelier, connu par beaucoup de jolis ouvrages, et même des œuvres dramatiques. Beau-fils de M. François de Neufchâteau, il n'en parle jamais qu'avec une extrême mesure, et même avec convenance; mais j'ai su par d'autres que par lui que l'orphelin ne trouva pas un père dans le second mari de sa mère...; et son silence alors est vraiment une vertu.

Sa mère était une charmante personne, faisant les honneurs de la maison de François de Neufchâteau avec une grâce qui faisait oublier la prétention de son mari. Elle avait un sourire pour chacun, une parole gracieuse qui charmait davantage peut-être que ses mielleuses prévenances.

François de Neufchâteau n'était ni beau, ni distingué dans sa tournure. Son visage était celui d'un homme qui, après avoir beaucoup vécu, aurait des habitudes de table qui devenaient visibles par un nez très-gros, et dont la couleur était accusatrice. Sa coiffure, à l'époque du Directoire, était celle du moment, les cheveux poudrés et tombant des deux côtés du visage. Quant à sa tournure avec le costume des directeurs, elle était moins comique que celle de Laréveillère-Lépaux, mais elle était encore assez ridicule comme cela.

Ce costume était, comme toutes les pasquinades d'alors, parfaitement absurde. Aussi, excepté Barras, qui supportait cette pénitence avec moins de burlesque que les autres, c'était une véritable mascarade.

Un habit bleu, richement brodé, serré par une écharpe tricolore et fait de telle manière qu'il n'avait pas de collet...; la cravate remplacée par un col de mousseline garni de dentelle, exactement fait comme l'étaient les nôtres il y a deux ou trois ans...; des souliers à bouffettes, quelquefois des bottines à la Lowinsky, comme on les appelait; enfin, pour compléter le tout, un grand manteau écarlate brodé en arabesques sur le bord, et drapé à l'antique, et un vaste chapeau qu'on appelait, dès lors même, à la Henri IV, malgré l'horreur pour la royauté, et conséquemment garni de dix à douze plumes: voilà le costume des directeurs; ce costume donnait parfaitement l'air de chiens habillés aux pauvres rois-directeurs, lorsque, dans une cérémonie, ils représentaient le peuple souverain, qui venait ainsi bien servilement s'adorer lui-même sans savoir ni comprendre de quoi il était question. Les occasions de représentation étaient, au reste, fréquentes: le 21 janvier, le 1er vendémiaire, la fête de la Vieillesse, celle de la Jeunesse, celle de la Raison, qui fut continuée; toutes les victoires de nos armées, qui, grâce au général Bonaparte, étaient assez nombreuses pour donner de l'occupation au Directoire; toutes les occasions de représenter étaient saisies par eux pour montrer leur royauté d'emprunt. Alors, au retour du Champ-de-Mars, où se faisaient habituellement toutes les cérémonies, les salons des cinq directeurs étaient remplis de monde. Chez Barras, on causait, on jouait, on riait: c'était le seul salon qui méritât ce nom. Chez les autres, on mangeait, on parlait et on s'ennuyait, et on s'en allait le plus vite qu'on pouvait. Chez François de Neufchâteau, l'exception pouvait encore se rencontrer, parce que toutes les notabilités littéraires s'y trouvaient; on y faisait des lectures, on y causait aussi, mais on y dissertait plus souvent encore. Du reste, on y voyait de jolies femmes, parce qu'il les aimait, et on y entendait de la bonne musique et quelquefois de bonnes pièces.

Un jour, le salon de François de Neufchâteau fut plus sombre qu'il ne l'était habituellement; on parlait sourdement d'une visite qui, le même matin, lui avait été faite par une femme qui, venue de sa province, réclamait des droits que, dans son opinion, le divorce n'avait pu rompre. C'était la première femme de François de Neufchâteau.—Cette femme était pauvre, disait-elle; elle voulait connaître au moins le bonheur de l'aisance, puisque celui dont elle avait porté le nom était l'un des rois de France!... Cette femme pleurait...; elle parlait haut... on l'entendit: car, dans les palais du pouvoir, on entend tout bien plus que chez les autres hommes, car des oreilles curieuses y sont incessamment ouvertes pour tout recueillir. La scène fut donc connue pour chacun, et une heure n'était pas écoulée depuis l'arrivée de l'étrangère, que tous les collègues de François de Neufchâteau savaient ce qui se passait chez lui... Enfin les pleurs s'arrêtèrent; la douleur de cette femme fut apaisée, soit par une promesse, soit, ce qui est plus probable, par un effet positif et immédiat de la part de François de Neufchâteau: la suite le ferait croire. L'étrangère repartit le même jour... De retour chez elle, où elle n'avait pour famille et pour alentours que deux domestiques, qui devaient savoir ce qu'elle avait rapporté avec elle, la malheureuse fut trouvée assassinée dans son lit le lendemain même de son arrivée dans le lieu solitaire qu'elle habitait... Les gens qui répondaient d'elle, pour ainsi dire, furent arrêtés: ils devaient être convaincus, ou du moins fortement appréhendés; mais il n'en fut rien: la justice allait alors comme TOUT en France, c'est-à-dire fort mal. Les assassins s'échappèrent, et cette sanglante histoire demeura toujours couverte d'un voile mystérieux qui glace, lorsqu'on pense à l'impunité des meurtriers et au pouvoir de celui qui, par devoir plus encore que par un souvenir du cœur, devait venger celle qui avait porté son nom aux jours de sa jeunesse.

La seconde femme de François de Neufchâteau ne mourut pas assassinée par des bandits, mais elle mourut aussi malheureuse qu'une femme peut l'être: son agonie fut longue et douloureuse; car elle eut la durée de plusieurs années... Languissant sous le poids d'une douleur secrète, elle se voyait lentement mourir sans éprouver autour d'elle ces soins du cœur qui adoucissent tant les douleurs de l'âme et du corps... Enfin le moment terrible arriva... la malheureuse le vit venir sans terreur, car sa vie avait été irréprochable, ce qui rend la mort douce; confiante en Dieu, elle voulait dire son espérance et sa crainte à un homme qui reçût l'une et l'autre avec un caractère sacré.—Elle voulait un prêtre.—Elle le demanda avec cette voix qui est toujours entendue, même des cœurs les plus endurcis, celle d'une mourante... C'était au milieu de la nuit qu'elle se voyait expirer sans le réconfort que veut toujours une âme chrétienne!... Mais François de Neufchâteau avait à cet égard des idées plus que philosophiques[86]; il les avait manifestées même assez publiquement. Mais renouveler ces démonstrations au chevet d'une agonisante, ce n'est plus de la philosophie sévère, c'est de la dureté inflexible.—C'est criminel!

Madame François de Neufchâteau mourut. Je ne dirai rien de la conduite de son mari: le silence d'une bouche plus intéressée à parler que la mienne m'impose de le garder aussi; je me tairai donc, et laisserai au temps à faire connaître des mystères douloureux qui, une fois dévoilés, pourront faire changer l'opinion sur un homme qui pouvait être aimé du monde où il vivait comme homme de lettres et de littérature. Peut-être même, comme administrateur, a-t-il été favorable à l'intérêt public et général; mais je crois qu'avant de prononcer le discours qui demande l'apothéose d'un homme, il faut qu'il soit prouvé qu'il ne s'élève contre lui aucune voix accusatrice.

François de Neufchâteau, entré au Directoire pour remplacer le plus pur républicain de la Révolution, en sortit désigné par le sort au renouvellement de la fin de l'an VI. Pendant le temps qu'il passa au Directoire, le général Bonaparte, revenant d'Italie, présenta à cette caricature de gouvernement le traité de Campo-Formio, qui rendait à la République l'état qu'il lui convenait d'avoir en Europe. Ce fut dans cette journée que Napoléon fit voir qu'il serait toujours le maître de ces pygmées qui osaient lutter avec lui. François de Neufchâteau, comme directeur, était de ce dîner sans fin qui fut donné au général Bonaparte le jour de sa présentation au Directoire, au retour de Campo-Formio (le 20 frimaire an VI). Ce dîner avait un but: on voulait connaître les véritables intentions de Bonaparte; on voulait le deviner. François de Neufchâteau, plus habile que ses collègues en pareille matière, se chargea de la besogne; mais il avait affaire avec une partie trop exercée et trop bien sur ses gardes pour tomber dans un tel piége. Le directeur ne sut rien, et, plus tard, Napoléon lui rappelait, en souriant, combien il avait perdu de louanges dans cette journée. Chéron chanta le soir une cantate dont les paroles étaient de François de Neufchâteau lui-même...; et le directeur crut que sa dignité ne serait pas compromise en récitant un chant de sa traduction de l'Arioste; et, prenant le plus en rapport avec la circonstance, il choisit celui des plus belles victoires de Roland avant sa folie. Le général Bonaparte, qui aimait la poésie italienne et ne trouvait aucune traduction bonne, complimenta François de Neufchâteau, et lui prouva sa mémoire d'une manière flatteuse en disant une partie des vers italiens dont il venait d'entendre la traduction...

Quant aux vers faits pour le vainqueur d'Italie, j'ai entendu Napoléon lui-même dire en riant, bien des années après, un jour où il avait été harangué par François de Neufchâteau comme président du Sénat:

—Il était un peu comme les poëtes qui ont des vers pour tous les baptêmes; il faisait des vers pour moi, et, quelques années avant, il avait chanté, comme poëte, Marat, Robespierre et Châlier... Châlier! obscur égorgeur qui n'avait même pas pour lui le prestige d'une horrible et générale renommée.

Et comme l'archichancelier paraissait en douter:—Rien n'est plus certain, dit Napoléon. Il fut publiquement accusé de l'avoir fait par ce brave Marbot, qui était républicain, mais non pas égorgeur.

C'était vrai, Napoléon avait dit juste.

Ce dîner, donné par le Directoire, fut remarquable non-seulement par son objet, mais par les personnes qu'il rassemblait. Voici la liste des convives qui se trouvèrent réunis pour fêter non-seulement le général Bonaparte, mais la gloire de la France:

Les généraux Berthier, Murat, Championnet, Joubert, Hédouville, Desaix, Lacrosse, le chef de brigade Andréossy, et le général Lemoine, commandant la dix-septième division militaire, qui était alors celle de Paris, le vice-amiral Rosili, le général Berruyer, commandant des Invalides, les généraux commandant l'artillerie et le génie, l'infanterie et la cavalerie de la garnison de Paris, le chef de légion en tour de la garde nationale, les deux commandants de la garde du Directoire et des Conseils.

Puis venaient les présidents de toutes les cours, appelées alors tribunaux; enfin toutes les têtes d'autorités quelles qu'elles fussent, et puis tout le corps diplomatique, qui devenait nombreux: M. Meyer pour la Hollande ou plutôt la république Batave; M. Micheli pour celle de Genève; M. Visconti pour la république Cisalpine[87]; M. Bonardi pour la république Ligurienne; le prince Colsini, ambassadeur du grand-duc de Toscane; le marquis del Campo, ambassadeur d'Espagne; M. Desandoz, ministre de Prusse; Ruffo, ministre de Naples; M. Abel, ministre du duc de Wurtemberg; le baron de Reitzenstein, ministre de Bade; Balbi, ambassadeur de Sardaigne; Steuben, ministre de l'électeur de Hesse-Cassel; Dreyer, ministre de Danemark; Esseid-Ali Effendi, ambassadeur de la Porte Ottomane.

Ce dîner eut lieu dans la grande salle d'audience du Directoire; il semblait avoir été prévu par Bonaparte, car la décoration de cette salle était toute de lui, et certes pas un cœur français ne pouvait sans une émotion vive jeter les yeux sur ce qui flottait sur les parois et à la voûte de ce lieu presque sanctifié... C'étaient tous les drapeaux que Bonaparte avait conquis sur l'ennemi, pendant sa campagne d'Italie... Les murs en étaient couverts!... Ah! disait Junot, alors premier aide de camp de Bonaparte: comme on est heureux de penser que notre sang à tous a taché ces drapeaux-là![88]

Mais, parmi ces drapeaux, un surtout était bien remarquable. Ce drapeau avait été donné à l'armée d'Italie par le Corps-Législatif... Bonaparte, en quittant l'armée d'Italie, reprit son drapeau, et en fit hommage au Directoire, mais chargé de nobles inscriptions... Ah! ce souvenir seul fait battre mon cœur à me faire mal! Quel temps pour nous! quel délire de gloire! quel enthousiasme!... Oh! qui nous le rendra donc ce temps? qui donc le ramènera?... car notre jeunesse est la même, tout aussi ardente de gloire, tout aussi désireuse de voir la France belle et grande... Elle est composée des fils de ces mêmes hommes qui s'en allaient vaincre en chantant, et regardaient une bataille comme une fête... Mon Dieu! je le voudrais pour notre France si belle!... Mais elle l'est toujours, et jamais son soleil ne succombera pour ne se plus lever; peut-être même l'émulation le fera-t-elle renaître plus radieux encore. J'en ai l'espoir; il le faut pour exister quand on a vécu dans l'autre temps.

Le Conservatoire jouait un rôle fort actif dans les fêtes directoriales. Barras aimait la musique, et comme il avait le pouvoir, le Conservatoire était souvent requis. Le 20 frimaire, malgré la rigueur du froid, les artistes et les jeunes filles élèves du Conservatoire étaient à leur poste dans la grande cour du Luxembourg, et plus tard ils vinrent dans la salle du banquet[89]; on va voir que ce n'était pas inutilement.

Les toasts furent portés par Barras, comme président du Directoire:

Au peuple français, et à la liberté!

Aussitôt le Conservatoire chante en chœur:

Amour sacré de la patrie, etc.

Barras, continuant les toasts, se relève et dit:

À la République! à la victoire! à la paix!

Le Conservatoire aussitôt chante le Chant du Retour[90]. C'était un dialogue entre le président et lui.

Barras, prenant la parole une troisième fois, salue et dit:

À la Constitution de l'an III. Puissent tous les Français demeurer unis autour d'elle! périssent toutes les factions qui voudraient l'anéantir!

Le Conservatoire chante aussitôt:

Veillons au salut de la France[91], etc.

On voit que le Conservatoire avait le talent de la réplique.

Barras une quatrième fois se levant:

Au Corps-Législatif.

Au même instant, le président du conseil des Cinq-Cents, qui n'était autre que le citoyen Sieyès, se lève aussi, et avec un air tout à fait joyeux s'incline vers les cinq directeurs, et dit à haute voix:

Et au Directoire!... Que ces deux premières autorités soient réunies dans nos vœux comme elles le sont mutuellement dans leur commun et constant amour pour la République!

Ce qui fut curieux, c'est que le Conservatoire ne trouva rien à dire pour réponse à ces deux belles protestations d'affection aussi fausses l'une que l'autre, qu'une longue et majestueuse symphonie!

Il avait deviné les Judas.

Mais Barras n'en avait pas fini avec ses toasts. Il se leva encore et dit:

—À tous les magistrats républicains!

Cette fois le Conservatoire fut encore dans le secret de la chose; il joua une marche d'un caractère grave.

Après ce toast, Barras, qui probablement avait formé le projet de mettre tous les convives en belle humeur, porta un nouveau toast:

—Aux armées triomphantes! aux généraux qui les ont conduites à la victoire!

Oh! pour le coup, ce fut comme un éclair électrique, en même temps qu'un murmure d'applaudissements répondit au toast. Le Conservatoire joua le pas de charge. À un septième toast porté par le président du Directoire, le Conservatoire répondit encore admirablement; Barras ayant dit:

—Au serment du Jeu de Paume! au 14 juillet! au 10 août! au 9 thermidor! au 13 vendémiaire! AU 18 FRUCTIDOR!

Le Conservatoire, soit hasard, soit malice, joua à la mesure du pas redoublé l'air: Ça ira, ça ira.

Le fait est que le hasard seul a conduit la chose; elle est au moins extraordinaire.

Barras, qui aimait à représenter, et que Bonaparte éclipsait ce jour-là, s'était sauvé dans les toasts et sur la table du dîner. À chaque santé portée, trois coups de canon étaient tirés, et comme ils étaient placés DANS LE JARDIN MÊME du Luxembourg, le bruit n'en était pas perdu... Au dernier toast, une décharge d'artillerie compléta ce grand bruit pour peu de chose.

Ginguené fit des vers pour ce jour-là, Chénier en fit, Lebrun en fit aussi que voici:

Héros cher à la paix, aux arts, à la victoire,
Il conquit en deux ans mille siècles de gloire[92].

Ces deux ans dont parle Lebrun me rappellent ce que je voulais rapporter relativement au drapeau que le général Bonaparte avait offert au Directoire. Ce drapeau, couvert des noms de tous les combats livrés par l'armée, avait donc été donné à l'armée d'Italie par le Corps-Législatif, et il portait sur l'une des faces:

«À l'armée d'Italie la patrie reconnaissante[93]

Et Bonaparte, et cette armée d'Italie, reconnaissants à leur tour de cette preuve d'affection de la patrie, y répondirent par la victoire et des chants de gloire à rendre pour toujours la France fière d'elle... On avait écrit:

«Cent cinquante mille prisonniers, cent soixante-dix drapeaux, cinq cent cinquante pièces de siége, six cents pièces de campagne, cinq équipages de ponts, neuf vaisseaux de ligne de soixante-quatre canons[94], douze frégates de trente-deux, douze corvettes, dix-huit galères.»

Et puis après les conquêtes on lisait:

«Armistice avec le roi de Sardaigne, armistice avec le duc de Parme, convention avec Gênes, armistice avec le duc de Modène, armistice avec le roi de Naples, armistice avec le Pape, préliminaires de Leoben, convention de Montebello avec Gênes, traité de paix avec l'Empereur à Campo-Formio.»

Quelle belle et glorieuse liste! Que d'honorables marques d'un cœur touché et reconnaissant de la confiance de la patrie!...

Maintenant, par un peu de ce même orgueil français, qui me fait pleurer en lisant ces mêmes paroles qui me rappellent un temps si lumineux, je veux terminer ce paragraphe par une petite lettre écrite à la République Française une et indivisible par sa majesté Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse, margrave de Brandebourg, prince électeur du saint Empire Romain, etc.

«Berlin, 17 novembre 1797.

«Frédéric-Guillaume III, par la grâce de Dieu, roi de Prusse, margrave de Brandebourg, etc.

«À la République Française, et en son nom aux citoyens composant son Directoire exécutif.

«Grands et chers amis,

«La Providence ayant disposé des jours du roi, mon père, décédé le 16 de ce mois, et m'ayant appelé au trône de mes ancêtres, je m'empresse de vous annoncer ce double événement, persuadé que vous prendrez part à la perte que je viens de faire, et que vous vous intéresserez à mon avénement à la régence des États Prussiens. Je mettrai tous mes soins à cultiver la bonne harmonie que je trouve si heureusement établie entre les deux nations. Et sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, chers amis, dans sa sainte et digne garde.

«Votre bon ami,

«Frédéric-Guillaume.»

Lorsqu'on pense que le père de cet homme s'est retiré devant nos paysans, qui, avec une valeur héroïque, firent des armes de leurs bêches et de leurs charrues lorsque les Prussiens entrèrent en Champagne, en laissant ainsi égorger la Reine, et qu'on voit son fils venir demander l'amitié, tendre la main enfin à un gouvernement qu'il devait ne pas aimer, on ne s'étonne plus de la conduite de Napoléon à Tilsitt: pour que le malheur soit estimé, il faut qu'il ait été estimable dans le bonheur et la prospérité.

Le lendemain de cette grande fête, François de Neufchâteau donna un grand dîner au général Bonaparte, mais chez lui, et tout à fait dans le genre opposé à la fête de la veille. C'était une réunion littéraire et d'hommes de science; il y avait des gens de lettres, des savants, des artistes, et Bonaparte fut charmé de sa journée; il fut aimable pour tout le monde, parla mathématiques avec M. de Laplace et Lagrange, métaphysique avec Sieyès, poésie avec Chénier, droit public et législation avec le représentant conventionnel Daunou[95], politique avec Gallois, musique avec Laïs et Chéron, et de tout avec grâce et cette clarté remarquable, cette concision qu'il mettait dans tous ses discours. Déjà même, à cette époque, il raconta plusieurs anecdotes sur sa campagne d'Italie, qui, dites par lui, firent un extrême plaisir... François de Neufchâteau lui parlait de sa gloire si belle, si entière!...

—Ah! s'écria Bonaparte, ne dites pas ce mot! Le citoyen Talleyrand, me parlant dans ce sens l'autre jour, a bien voulu me croire et me lire ma pensée dans son discours.

M. DE TALLEYRAND.

C'est vrai.

FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU.

Cependant, général...

BONAPARTE.

Non, non, croyez-moi; sans doute le général qui commande en chef a beaucoup à faire, mais il est seulement la tête qui conçoit; ses officiers, ses soldats sont les bras qui exécutent. Ah! ma brave armée d'Italie!... mes braves frères d'armes!...

CHÉNIER, ému.

Général, vous venez d'être poëte comme je ne le serai jamais dans toute ma vie...

BONAPARTE, souriant.

Vraiment! je m'en doutais d'autant moins que je n'ai certes pas le talent des vers. Je n'ai jamais pu en faire vingt de suite; les seuls que j'aie composés l'ont été par moi dans ma première jeunesse pour madame Saint-Huberti, qui passait par Marseille où j'étais alors.

FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU.

Général, voilà un aveu qui va vous coûter quatre vers à dire.

BONAPARTE, d'un ton fort sérieux.

Je ne déclame jamais, citoyen directeur.

SIEYÈS, changeant de propos.

Général, avez-vous rencontré en votre vie un homme dont le renom vous fît envie... dont vous ayez enfin ambitionné le nom et la position?

BONAPARTE, souriant.

Vous me faites là une singulière question, citoyen Sieyès... j'y répondrai cependant, mais je ne sais si ma réponse vous suffira... J'ai toujours souhaité être Annibal; c'est un caractère que j'honore, c'est l'homme de l'antiquité qui me plaît le plus. Ceci vous répond pour l'époque présente, dans laquelle je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'hommes qui ressemblent à Annibal...

CHÉNIER.

Vous avez dignement marché dans sa route, général... vous avez même parcouru les mêmes lieux.

BONAPARTE.

Oui; nous livrâmes même un jour un petit combat sur un terrain sur lequel il avait campé, selon les présomptions du général Joubert et du chef de brigade Andréossy... Vous parlez de mes officiers de l'armée d'Italie, voilà un homme d'une haute distinction!...

LAPLACE.

Lequel, général?

BONAPARTE.

Joubert! et si jeune!... si peu avancé dans la vie!... Il fera de grandes choses si la mort ne l'arrête pas.

SIEYÈS.

Pourquoi ce présage?

BONAPARTE, avec tristesse.

Est-ce qu'une vie à son matin arrête jamais la mort lorsqu'elle vient à vous sa faux levée?... Non, non, une jeune et belle tête l'attire à elle, au contraire... Voyez Hoche[96]!...

M. DE TALLEYRAND.

C'était donc aussi un homme d'une haute supériorité?

BONAPARTE.

De la plus élevée; et puis un noble cœur, une de ces âmes qui veulent le bien parce qu'elles le pratiquent en l'aimant... C'est non-seulement une grande perte pour l'armée, car il avait de grands talents, mais pour l'humanité tout entière.

CHÉNIER, voyant son front devenir sombre.

Mon général, vous nous aviez promis quelques anecdotes sur vos amis de l'armée d'Italie; nous ne vous en tenons pas quitte.

BONAPARTE, souriant.

Vous êtes un vrai barde, citoyen Chénier... vous voulez faire récolte de grandes actions ainsi que faisaient les bardes d'Irlande et d'Écosse... Eh bien! tenez, écoutez ce fait, il pourra vous servir!

Le jour de la bataille de Lodi, lors de l'attaque du pont, me trouvant à l'entrée, au moment où les boulets pleuvaient comme de la grêle ainsi que les balles, j'entendis un tambour battre la charge tout près de moi avec une régularité très-rare, il faut le dire, au milieu d'un tel vacarme, et surtout de cette pluie assez désagréable qui tombait alors. La fumée m'empêchait de voir où était placé ce tambour et quel il était; tout à coup, un coup de vent enlève cette fumée qui couvrait un monceau de pierres brisées par la mitraille, et je vois sur ces mêmes pierres un enfant de douze ans qui battait la charge avec autant de sang-froid qu'à l'école du tambour-maître. N'est-ce pas un beau pendant au fifre de Frédéric II?

Citoyens, ajouta Bonaparte, c'est avec des hommes qui ont été enfants comme mon tambour que j'ai fait la campagne d'Italie. Voyez Junot et la bombe de Toulon? Mais il est là, poursuivit Bonaparte en souriant, je ne veux pas parler de lui.

La soirée fut charmante; Bonaparte, lorsqu'il se plaisait quelque part, était l'homme le plus aimable possible; il racontait, écoutait et savait en même temps parler et faire parler. Ce fut dans cette même soirée qu'il raconta aussi son intention de faire un bataillon de cent hommes les plus braves de l'armée, ayant reçu chacun un sabre d'honneur. Il voulait, disait-il, écrire leur histoire...

Laïs et Chéron chantèrent dans la soirée des cantates, dont les paroles étaient de François de Neufchâteau, de Chénier; c'était en l'honneur des braves de l'armée d'Italie, pour les victoires d'Arcole, de Lodi, de Tagliamento.

Bonaparte se retira enchanté de sa soirée et de son dîner.

—Voilà comment il fallait me donner des fêtes, disait-il en rentrant chez lui; tout le reste me déplaît et m'ennuie.

Sieyès dit le même jour à quelqu'un que je connais:—Voyez-vous ce petit homme-là? il y a dans sa tête du génie pour en faire CENT.

François de Neufchâteau a laissé beaucoup d'ouvrages assez inconnus pour notre génération surtout; il s'occupait spécialement d'agriculture. Ses principaux ouvrages sont: un discours sur la manière de lire les vers[97]; chose qu'il était en état d'apprécier, car il avait pour les dire un très-remarquable talent; un recueil de fables avec la Lupiade et la Vulpéide; les Vosges, poëme[98]; les Tropes, en quatre chants[99]; les Trois Nuits d'un Goutteux[100]; Épître sur l'avenir de l'agriculture en France[101]; et puis d'autres ouvrages tels que des éditions refaites du Gil Blas, avec des notes de François de Neufchâteau. On a aussi de lui une histoire de l'occupation de la Bavière par les Autrichiens en 1778 et 1779. On attendait ses Mémoires, et je ne sais pourquoi; il n'a été ni assez avant dans les affaires de la République, quoique député, directeur et ministre, ni assez dégagé des entraves de ces mêmes affaires, pour en parler avec impartialité. Il y a, dans le coup d'œil jeté sur les hommes en révolution, une sorte de nécessité lucide qui ne peut exister, pour peu qu'on ait participé en quoique ce soit à la marche des événements.

La première comédie d'Andrieux, qui en faisait de charmantes, comme on le sait, fut faite d'après un morceau de poésie de François de Neufchâteau, intitulé: Anaximandre, ou le Sacrifice aux Grâces... Il en est un peu de ce titre et du morceau comme de la comparaison d'une jolie femme à une rose. Ce fut charmant pour qui le dit le premier; aujourd'hui cela est presque ironique à force d'avoir été répété.

François de Neufchâteau mourut en 1828, à l'âge de soixante-dix-huit ans; il souffrait les plus cruelles douleurs par la goutte, et ses dernières années furent bien pénibles... Était-ce justice?... Dieu ne fait rien sans motif!...

SALON DE MADAME DE STAËL
SOUS LE DIRECTOIRE.

Madame de Staël est une personne qu'il faut suivre dans toute sa vie, parce que sa vie tient à des événements politiques d'un côté, quel qu'il soit. Il lui fallait influer sur ce qui l'entourait, et si ce n'est les deux années 93 et 94, où elle fut proscrite par la force des choses qui se passaient en France alors, elle fut toujours activement intéressée dans les affaires. Elle revint à Paris aussitôt que la tourmente révolutionnaire se fut apaisée. Elle ne pouvait vivre loin de la France, et surtout de Paris... tout lui était exil, tout lui était odieux loin de lui... Elle avait une activité morale qui ne trouvait d'aliment qu'en France. Il y avait alors une sorte d'action exercée sur tout son être qui rétablissait l'équilibre dérangé par un long séjour en Suisse ou en Angleterre... Elle était un jour sur les bords du lac de Genève; quelqu'un voulut lui faire admirer la beauté du spectacle qu'ils avaient sous les yeux...

—Ah! laissez toutes ces beautés qui ne me touchent point! s'écria-t-elle; j'aime mieux la rue du Bac, où je serais logée dans une triste maison à un quatrième étage, n'ayant pour fortune que mille écus de rentes, que d'être ici loin de Paris et de mes amis, dans ce beau château, avec toute ma fortune.

Cette femme avait un cœur et une âme créés pour aimer et être aimée.

Il est des gens qui en veulent toujours aux génies comme celui de madame de Staël... des médiocrités qui se croient bien hautes pour jeter du venin sur de grandes gloires;—qui vous disent, par exemple, que Robespierre était un honnête homme et Louis XVI un misérable,—que madame de Staël est inférieure à madame Sand[102], et d'autres billevesées de ce goût-là. C'est tout simplement une manie dénigrante qui tient à notre esprit de contradiction. Il nous faut une victime, et nous aimons mieux pour holocauste la plus élevée et la plus digne. J'ai entendu, par exemple, des gens qui n'avaient jamais vu madame de Staël dire d'elle qu'elle n'était pas Française, qu'elle ne l'était ni de cœur ni de naissance[103]: et voilà comment on écrit l'histoire, c'est là le cas de le dire. Si elle n'avait pas été Française, et Française dans le cœur, eût-elle répondu comme elle le fit un jour à M. Canning en 1816?

Ils étaient tous deux chez le gentilhomme de la chambre aux Tuileries.—M. Canning, sans faire attention au lieu où il se trouvait, dit à madame de Staël:

—Il ne faut plus se le dissimuler, madame, la France nous est soumise, et nous vous avons vaincus.

—Oui, répondit madame de Staël, parce que vous aviez avec vous l'Europe et les Cosaques. Mais accordez-nous le tête-à-tête, et nous verrons!

L'occupation de la France par les troupes étrangères lui causait une telle douleur, qu'elle écrivait à son gendre, le duc de Broglie:

—Combien il faut de bonheur dans les affections privées pour supporter la situation de la France dans l'état où elle est vis-à-vis des étrangers!

Mais elle ne voyait pas les choses si tristement lorsqu'elle revint en France sous le Directoire; elle avait même de l'estime pour ce gouvernement, ce que je ne puis concevoir avec la noblesse et la grandeur de son âme. Ainsi, par exemple, elle trouve que la République a vraiment existé sous le Directoire jusqu'au 18 fructidor. Moi, j'aurais cru au contraire que la République avait été vraiment établie depuis le 9 thermidor jusqu'au Directoire. Le Directoire abusa de sa puissance, comme l'avaient fait les comités, et nous fûmes malheureux, au nom de la liberté, sous les cinq directeurs, comme nous l'avions été sous les hommes des comités, à l'exception près que le sang coulait moins; cependant, si l'on veut consulter le Moniteur et les journaux du temps, on y verra que d'hommes fusillés à la plaine de Grenelle... que de victimes déportées... que de malheurs aux armées! que de morts!... que de victimes sacrifiées à l'ineptie des directeurs ou à leur vénalité!... Ah! ce temps fut misérable!...

Sous le Directoire, la société de Paris, qui s'était un peu réunie, avait une couleur assez particulière; c'était de n'avoir au milieu d'elle aucuns des gouvernants. Les directeurs n'allaient jamais dans une maison étrangère, et les députés ne sortaient guère de chez eux que pour aller au Directoire ou dans leurs familles. Il y avait des exceptions; mais là comme partout, elles ne faisaient que confirmer la règle.

Cette séparation avait des inconvénients; d'un autre côté la société en était plus libre. Comme le gouvernement n'était ni aimé ni à la mode, il y avait bien autant d'intrigues pour obtenir des places, mais moins de mécomptes de ne pas en obtenir.—Madame de Staël, alors à Paris comme femme de l'ambassadeur de Suède, écrivit peut-être sous l'influence du contentement qu'elle éprouva en revoyant ce pays qu'elle regardait comme sa patrie, et qu'elle admirait au moment du calme après la tempête, avec une prédilection qui, je crois, venait de cette même joie du retour.

Un jour, madame de Staël était seule chez elle: c'était le soir, il était neuf heures; elle avait dîné en ville et venait de rentrer, lorsqu'on annonça le général Milet-Mureau[104]: c'était un homme de talent comme administrateur, consciencieux, et dans ce même moment, ministre de la Guerre. Il avait été député de Toulon aux États-Généraux, mais point à la Convention. Il était officier du génie, homme de bonne compagnie, et plaisait fort à madame de Staël, qui avait un goût prononcé pour tout ce qui y tenait et en était.

—Eh bien! mon cher général, quelles nouvelles m'apportez-vous? J'entends des nouvelles que vous me puissiez dire; elles sont toutes intéressantes, au reste, en ce moment, et cependant tout à l'heure, chez Gohier, où j'ai dîné, on était aussi éloigné d'une conversation causante que si lui et sa maison étaient de l'ordre de la Trappe. Il faut sans doute de la mesure, mais à ce point c'est une réserve inquiétante pour qui observe les événements.

—Je crois, répondit le général, que les affaires de l'ouest sont dans un état assez rassurant. Le général Michaud, qu'on a fait aller de la Hollande dans le département d'Ille-et-Vilaine, m'a écrit aujourd'hui qu'il vient de mettre en état de siége Lapoterie, Rieux et Allaire... Eh bien! ces nouvelles étaient bonnes, et puis...

—Eh quoi! en est-il venu d'autres depuis ce matin?

—Non, mais... on m'a donné l'ordre d'envoyer Michaud commander, par intérim, l'armée d'Angleterre... Sans doute il aura l'œil sur les opérations de l'ouest, mais c'est une grande différence, et toutes ces mutations sont funestes à la marche des choses.

Madame de Staël fit un signe de tête pour approuver ce que disait Milet-Mureau, qui demeura quelque temps soucieux et la tête appuyée sur sa main. Il pensait déjà à donner sa démission, et en effet, quelques semaines après, il fut remplacé au ministère de la Guerre par Dubois de Crancé. Madame de Staël demeura également pensive, et, pendant quelques minutes, on aurait pu croire que la chambre était inhabitée; dans ce moment, la porte s'ouvrit, et on annonça Benjamin Constant:

—Comme vous étiez silencieux, dit-il à madame de Staël... Faisiez-vous donc un examen de conscience?...

—Non, répondit-elle, mais le général et moi nous réfléchissions, et, en vérité, il y a sujet de le faire. Et vous, qui avez si bien écrit sur les Réactions politiques[105], vous devez comprendre mieux qu'un autre que tout ce qui peut faire craindre un retour de 93 est bien suffisant pour faire réfléchir.

—Mais, dit en souriant Milet-Mureau, il me semble que nous n'avons rien dit qui pût ainsi nous faire voyager dans des régions aussi sombres.

Madame de Staël se mit à rire.

—C'est encore un des tours de ma folle imagination; elle fait faire bien du chemin à mon esprit en peu de temps lorsqu'on lui présente, comme vous l'avez fait tout à l'heure, un motif suffisant, au reste; car vous avez beau dire, mon cher général, poursuivit-elle toujours en riant, vous avez esquissé ce que, moi, j'ai ensuite formulé plus largement.

—Est-il vrai que vous ayez des nouvelles d'Égypte, général? demanda Benjamin Constant...

—Oui, nous avons reçu hier la nouvelle de la prise d'Alexandrie; c'est un rapport du général Alexandre Berthier, chef d'état-major de l'armée d'Orient, qui nous l'apprend.

—Le général Bonaparte a-t-il écrit?

—Je l'ignore; le rapport du général Berthier est arrivé seul, et nous sommes encore fort heureux qu'il soit échappé aux Anglais, qui font bonne garde. Je crois cependant que le citoyen Barras aura eu quelques nouvelles particulières. Je le crois d'autant plus, qu'il a envoyé, aussitôt après l'arrivée du courrier de Toulon, un exprès à la Malmaison à madame Bonaparte.

Madame de Staël sourit en ce moment et parut vouloir parler; mais elle se contint et dit à Benjamin Constant:

—Connaissez-vous Chasset? Qu'est-ce que cet homme?

—Mais c'est un homme habile; il a été député de Villefranche aux États-Généraux, et alors il se fit remarquer par une assez forte haine pour le clergé, qu'il poursuivit dans ce qu'il avait de plus cher, ses dîmes.

—Ah! je me souviens de cet homme! s'écria madame de Staël. C'est lui qui reçut une lettre anonyme, écrite par un ecclésiastique, qui le menaçait de la vengeance des prêtres!

—Précisément; mais que voulez-vous faire de Chasset?

—C'est qu'on doit me le présenter ce soir, et que Millin, qui m'a demandé cette permission, m'a promis monts et merveilles de son savoir-faire en fait de conversation.

Benjamin Constant sourit.

—Je ne sais pas ce qu'il sait faire comme causeur, dit-il; ce que je sais de lui, c'est que sa carrière a toujours été consacrée à la poursuite du clergé... Cependant, une des choses capitales des États-Généraux fut provoquée par Chasset, il faut le dire.

—Laquelle? demanda madame de Staël, fort étonnée qu'une chose importante de cette époque ne lui fût pas présente.

—Mais la formation des trois comités pour préparer l'exécution de l'arrêté du 4 août.

—Oui, vraiment! dit madame de Staël... mais je ne l'avais pas oublié!... Oui, sans doute, je me rappelle maintenant parfaitement cet homme!... Ce fut lui qui rappela à l'ordre ce monstre de Billaud-Varennes, lorsque celui-ci demanda dans la Convention que tous les tribunaux fussent supprimés en France!... Quel temps! quelles horreurs! et de pareilles folies, de semblables infamies chez un peuple bon et facile dans ses relations! un peuple loyal et brave!... Oh! de pareils souvenirs font bien mal.

On annonça M. de Talleyrand... C'était un des habitués de la maison, et, depuis qu'il n'était plus ministre, il causait beaucoup mieux et plus. Plusieurs autres personnes survinrent: c'étaient des députés, des hommes importants de l'époque où l'on était alors; car madame de Staël ne pouvait en aucun temps, en aucun lieu, se trouver avec des médiocrités.—Elle aimait mieux être seule, disait-elle, et elle avait bien raison! On vit arriver successivement Jouenne-Lonchamps[106], Jolivet[107], Jard-Panvilliers[108], Dupont de Nemours[109], Joubert de l'Hérault[110], Jacqueminot, Boulaypaty[111], dont le patriotisme était vrai, mais souvent l'entraînait trop loin... plusieurs autres députés, et puis des généraux, et quelques femmes. À dix heures, on annonça Millin, qui vint seul...

—Eh bien! lui dit madame de Staël, et votre député?

—Il est nommé secrétaire d'une commission, répondit Millin, et il ne peut venir ce soir... Mais c'est une partie remise, et nous aurons cet honneur dans la semaine.

—Qui donc présentez-vous à madame de Staël, demanda Dupont de Nemours, et dont vous paraissez tant regretter la perte?

—C'est Chasset, député de Villefranche, répondit Millin.

—Oh! oh! c'est un homme de bien, mais un peu ennuyeux.

—Ah! mon Dieu! s'écria madame de Staël, vous ne m'aviez pas dit cela, Millin...?

—Mais, répondit Millin, vous ne me l'avez pas demandé.

On se mit à rire... Dans ce moment, on prononça un nom qui produisit un effet magique dans le salon... le valet de chambre annonça:

—Le général Kosciusko!

C'était dans de pareils moments qu'il fallait voir madame de Staël, et surtout l'entendre!... Passionnée pour tout ce qui était noble et grand, bonne par essence, capable d'apprécier de hautes pensées, on doit se faire une idée juste de ce qu'elle éprouva lorsqu'elle vit Kosciusko, ce martyr d'une noble cause, venir demander asile et refuge à la France; la France, ce pays qui, quelques années avant, avait aussi jeté le grand cri de l'appel à la liberté. Aussi fut-elle pour Kosciusko ce qu'elle était pour tous ceux qui lui plaisaient, une personne irrésistible; et, dès qu'elle avait vu Kosciusko, elle l'avait conquis pour jamais. C'était un homme âgé de quarante ans à peu près, d'une taille imposante, et dont la physionomie était bien celle d'un homme tel que lui. Sa tournure, gracieuse comme celle de presque tous les Polonais, avait en même temps une expression militaire qui montrait que le Polonais fugitif avait longtemps vécu sous la tente. Dès qu'il fut entré, chacun l'entoura; il y avait peu de temps qu'il était à Paris, et l'intérêt que nous éprouvons toujours pour une nouvelle infortune ou une nouvelle gloire était dans toute sa nouveauté. Dupont de Nemours, qui le connaissait particulièrement, lui demanda s'il était toujours aussi fatigué par les invitations qu'il recevait.

—Je ne saurais m'en plaindre, répondit le général Kosciusko en souriant, car c'est un excès de bienveillance en ma faveur dont je vous jure que je sens tout le prix, et c'est mon cœur qui éprouve toute la reconnaissance que m'inspire une aussi noble hospitalité.

—Oui, dit madame de Staël les yeux tout humides de larmes, la France est une noble nation!...

Kosciusko est un homme supérieur dont la Pologne doit être fière, et que pourtant quelques Polonais n'aiment pas. Mais on sait que les Polonais entre eux sont assez désunis pour tirer le sabre dans les rues mêmes de Varsovie, et même, autrefois, jusque dans la diète. Défenseur de la liberté de son pays contre la Russie, il reçut dans les premiers instants des témoignages d'estime publique qui durent l'encourager plus que les dons matériels qui lui furent offerts, tels que celui d'une terre que lui donna la comtesse Kossakowska. Nommé commandant en chef des troupes polonaises, il marche contre l'armée commandée par Denizow et le défait... Au milieu de son triomphe, un chanoine de Cracovie attente à sa vie et veut l'assassiner. Combattant toujours malgré cette ingratitude, formulée à la vérité par un seul, mais qui dut lui être plus pénible que si le poignard eût atteint son cœur, il livre une bataille aux Russes, presque certain cette fois de les défaire pour toujours. Mais la désunion s'était mise entre plusieurs Polonais considérables; la bataille fut moins heureuse, et Kosciusko fut fait prisonnier. Cette nouvelle fut reçue avec larmes et douleur par un peuple qui savait cependant aimer la main qui combattait pour lui. Le peuple polonais implora sa cruelle persécutrice pour qu'elle lui rendit son défenseur, ou plutôt encore son frère, son ami; car Kosciusko savait aussi bien gémir avec un de ses frères malheureux qu'il savait les défendre contre leurs oppresseurs. Catherine savait punir; mais elle pardonnait peu et n'oubliait jamais. Kosciusko, dans ses mains, était à la fois un otage et une certitude de tranquillité. Il ne fut pas rendu; et, aussitôt arrivé à Pétersbourg, il fut envoyé dans la prison humide et sombre de Schlusselbourg, cette même prison dont les dalles grises conservaient les taches toutes fraîches encore du sang du pauvre Ivan!—Kosciusko, jeté dans cette prison, souffrit tous les maux qu'il fut possible d'inventer pour lui et ses compagnons d'infortune. Enfin Catherine devint moins cruelle, et la prison de Schlusselbourg fut moins rude aux prisonniers; ils purent espérer. Une pension que l'Amérique faisait à Kosciusko lui parvint jusque dans Schlusselbourg. Enfin Catherine mourut. À l'avénement de Paul Ier, il fit sortir Kosciusko de son humide cachot, et lui rendit la liberté. Une maison et une pension de douze mille roubles furent données généreusement à celui à qui on avait tout pris! Kosciusko partit pour l'Amérique: la patrie de Washington devait en effet l'attirer. Il alla à Philadelphie, mais y demeura peu de temps, et vint en France, où il débarqua à Bayonne. La réception que le Directoire lui fit est remarquable, en ce qu'elle honore doublement le caractère français: elle prouvait notre respect pour le malheur et le courage, et le peu de crainte que la Russie nous inspirait, puisque nous accueillions un proscrit de l'autorité czarienne. Arrivé à Paris, le Directoire le reçut avec une pompe tout honorable... Un banquet lui fut donné le jour du 18 août, pour fêter doublement cet anniversaire... Chacun voulut le voir; et, pendant plusieurs mois, toute autre idée fut remplacée par celle de Kosciusko.

Chaque fois que madame de Staël voyait le général polonais, elle le questionnait toujours sur la cour de Russie: il n'avait pas le prisme de l'affection pour éclairer ses tableaux; aussi quelquefois Dupont de Nemours lui-même le rappelait-il à des paroles plus douces envers ses ennemis.

—J'ai reçu ce matin même des nouvelles de l'un de vos compatriotes, général, dit à Kosciusko un grand homme pâle et marqué de petite vérole, au regard profond, et dont l'expression n'était jamais souriante: cet homme était Salicetti.

Kosciusco s'inclina; madame de Staël lui nomma le député Salicetti.

—C'est du général Kniawitz[112] que je veux parler, reprit-il; vous savez qu'il est au service de France, et, en ce moment, il est en Corse et devant la ville de Calvi.

—Oui, dit Kosciusko avec une expression mélancolique, il vous a dévoué le reste de sa vie; il est heureux de sentir encore en son âme un peu de ce feu qui fait vouloir... Pour moi, je ne sais plus rien demander au sort...; la Pologne était ma maîtresse et ma vie... Je porte le deuil de ma patrie, et n'en puis chercher une nouvelle...

Salicetti fronça le sourcil, et s'éloigna sans répondre.

—Oui, vous avez beaucoup souffert, dit madame de Staël au proscrit; mais enfin, pourquoi repousser l'espoir?

—Parce que je n'en puis conserver...

MADAME DE STAËL.

Vous avez connu personnellement Paul Ier, n'est-ce pas, général?

KOSCIUSKO.

Oui, madame.

MADAME DE STAËL.

Est-il vrai qu'il soit aussi laid qu'on le représente dans tous ses portraits?

KOSCIUSKO.

Peut-être plus: il ressemble beaucoup à son père, et j'avoue que je trouve que Paul a dans le regard quelque chose d'égaré qui lui donne une expression plus désagréable que son père Pierre III. Au reste, tous deux ont des signes malheureux dans les linéaments du visage.

DUPONT DE NEMOURS.

L'aviez-vous vu avant d'entrer à Schlusselbourg?

KOSCIUSKO.

Non; je ne vis que mes gardes et mes geôliers. Catherine, plus sévère que son fils, empêchait toute communication avec le dehors; pendant notre captivité, nous n'avons vu personne, et nous n'avions pour distraction que les souvenirs d'Ivan... Lorsque ma liberté me fut rendue, on me jeta dans une barque[113], et l'on me conduisit à Pétersbourg; là, un aide-de-camp de l'Empereur vint me trouver, et me dit que Sa Majesté voulait me voir... Je le suivis... Que pouvais-je faire? je n'étais pas leur esclave; mais j'étais leur prisonnier!... Je trouvai l'Empereur seul, dans son cabinet; il était revêtu d'un uniforme sans aucune broderie d'or ou d'argent, et la plus grande austérité régnait autour de lui. En me voyant, il fit un mouvement que j'ai compris être de pitié: ce fut sans doute de voir un homme si maigre et si pâle. S'imaginait-il donc qu'on pût vivre dans l'horrible cloaque où ils m'avaient jeté!... Et mes compagnons!... trois sont morts dans cet humide tombeau...

Il fut obligé de s'arrêter, car son émotion le suffoquait.

MADAME DE STAËL, se levant précipitamment et allant prendre la main de Kosciusko qu'elle serre fortement dans les siennes.

Mon Dieu! que vous avez souffert!

KOSCIUSKO.

Oui..., j'ai bien souffert en effet...; et la plus cruelle douleur ne fut pas celle que me firent éprouver la prison, le cachot, les fers! et cependant... (il montrait ses cicatrices); ce fut, voyez-vous, de me trouver devant le fils de celle qui avait ravagé ma patrie et fait passer la charrue sur de nobles et antiques demeures. Cet homme, avec sa figure ridiculement repoussante, ne me paraissait pas fait pour ramener la paix et le bonheur dans nos villes, et l'abondance dans nos campagnes. Cependant je ne voulus rien précipiter; ses vues pouvaient être bienfaisantes après tout, et je ne voulais pas attirer sur mon pays une persécution que peut-être il n'aurait pas eue, en brisant moi-même le lien qui se préparait. Je saluai donc le Czar!... je ployai presque le genou DEVANT L'EMPEREUR DE RUSSIE!...—Kosciusko, me dit-il, je suis bien aise de vous voir et de vous connaître: j'espère que maintenant nous ne serons plus ennemis; j'y ferai du moins tous mes efforts. J'aime la Pologne, et vous le prouverai... Pour vous indemniser de ce que vous avez perdu, je vous donne un palais et une pension de douze mille roubles.

Je remerciai l'Empereur. Cette bonté me fit croire que sa volonté était de l'étendre sur toute la Pologne... Et... je remerciai!...

—Je veux vous présenter à l'Impératrice, me dit-il, et à ma famille; venez avec moi.

Et me prenant presque sous le bras, il me fit traverser une grande quantité de pièces pour arriver à l'appartement de l'Impératrice.

Comment est-elle? M. de Ségur, qui l'a beaucoup vue, m'a dit qu'elle était belle et très-bonne.

KOSCIUSKO.

Elle est belle; mais sa physionomie est tellement triste que l'on peut difficilement juger de ce qu'elle est par elle-même... Elle m'accueillit avec bonté, et me dit sur ma longue captivité de ces mots de femme qui consolent... Autour d'elle était sa famille, qui est nombreuse. Le grand-duc Alexandre est beau, et sa belle tête pourrait servir de modèle à un peintre; mais son frère, le grand-duc Constantin, ressemble à leur père. Les grandes-duchesses sont charmantes. Il y a encore, m'a-t-on dit, deux autres jeunes princes; mais je ne les vis pas, ils sont trop jeunes pour paraître en public.

MADAME DE STAËL.

Demeurâtes-vous longtemps encore à Pétersbourg, général, après être sorti de Schlusselbourg?

KOSCIUSKO, souriant amèrement.

Non, madame; aussitôt que j'eus compris l'Empereur, je quittai Pétersbourg... Je ne voulus pas plus longtemps demeurer l'hôte de l'oppresseur de mon pays... Je m'échappai et allai en Amérique. Arrivé à Philadelphie, je n'y demeurai que le temps nécessaire pour remercier ces bons Américains qui m'ont appelé leur ami, et je suis venu en France pour donner la main à mes frères en liberté et leur demander un asile.

DUPONT DE NEMOURS.

Et vous l'aurez, certes, et de grand cœur!... N'est-ce pas qu'il le mérite, madame?

Madame de Staël, à mesure que Kosciusko parlait, devenait plus attentive: d'abord ce fut son esprit, sa curiosité, qui toutes deux écoutèrent; mais en entendant cet homme parler de ses malheurs avec cette noble simplicité qui double le mérite de son dévouement à la noble cause, elle fut subjuguée par un intérêt vif, et ce fut son cœur qui fut tout entier à ce que racontait l'exilé.—Dupont de Nemours, qui connaissait la sensibilité et la noblesse d'âme de madame de Staël, voulut ajouter à son estime pour Kosciusko, car il vit qu'elle ignorait sa dernière action.—Savez-vous ce que Kosciusko a fait il y a quelques jours? il a renvoyé à Paul Ier tous les dons qu'il avait été forcé d'accepter de lui en lui disant:

—Il ne peut y avoir rien de commun entre moi et l'oppresseur de mon pays.

Madame de Staël, cette fois, se leva précipitamment pour aller à Kosciusko; elle fut presque au moment de l'embrasser,... mais elle s'arrêta et dit avec une grâce charmante en essuyant ses yeux:

—Au fait, pourquoi m'en étonner...? vous deviez agir ainsi.

J

Et quelle réponse avez-vous eue, général, à cet acte de noble courage?

DUPONT DE NEMOURS.

Une nouvelle proscription certainement!

KOSCIUSKO, en souriant.

Du moins celle-ci est douce!... Je suis heureux ici... Mais il est vrai cependant, comme le dit M. Dupont de Nemours, que je suis de nouveau proscrit, et que Thugut et l'empereur de Russie ont donné l'ordre de me faire arrêter partout où l'on me trouvera. Déjà deux individus qui me ressemblent ont été arrêtés, l'un à Bruxelles, l'autre à Rotterdam... Qu'ils me pardonnent, les infortunés!—leur malheur est comme un remords pour moi.

La conversation devint ensuite générale; Kosciusko fut emmené dans une autre partie de la chambre par Savary et Boulay-Paty, tous deux vrais apôtres de la liberté et voulant en parler avec un homme qui, ainsi que les héros de l'antiquité que Plutarque nous fait admirer, ne considérait ses biens et sa vie que comme la propriété du pays pour lequel il était toujours prêt à les sacrifier. Il leur donna des détails bien curieux sur la famille des Czartorinski et sur leur neveu Poniatowsky, leur neveu par hasard[114], comme depuis il avait été roi de Pologne... Sa conversation attachante retint les deux députés longtemps auprès de lui, et ils ne l'auraient même rendu au reste de la société, qui s'était fort augmentée depuis que leur entretien était commencé, qu'au moment de leur départ, si madame de Staël ne les avait entendus rire et n'était accourue pour en connaître le motif.

—Vous êtes bien joyeux sans nous, leur dit-elle en arrivant près d'eux. Dites-nous le sujet de votre gaieté, et je vous promets de la partager; car pour vous faire rire, ajouta-t-elle en désignant Savary le député, il faut un sujet vraiment joyeux.

SAVARY.

C'est le général qui nous racontait une anecdote arrivée à Varsovie; je l'engage à la recommencer pour tout le monde, car je ne veux pas être égoïste.

KOSCIUSKO.

En vérité, je ne sais pas si cela en vaut la peine.

MADAME DE STAËL.

Oh! général, contez, contez donc. J'aime les histoires dites par les hommes comme vous, avec passion;... elles ont le charme du conte et la vérité de l'histoire; c'est charmant! Dites, dites.—Allons, messieurs, faites silence!... Et vous, mon cher Benjamin, ramassez, je vous prie, vos éternelles jambes; car vous voyez bien que vous embarrassez le passage. Maintenant, général....

KOSCIUSKO.

Mon Dieu! voilà bien de la solennité pour une chose très-peu importante... Enfin...

Vous saurez donc, madame, que le roi Stanislas Poniatowsky était un jour dans une maison de campagne à une très-petite distance de Varsovie. M. de Thugut, celui-là même qui, aujourd'hui, prend à moi un tel intérêt qu'il me fait chercher partout, était arrivé à Varsovie pour parler au roi de Pologne, je ne me souviens plus de quel objet précisément, mais enfin il était important. Le Roi, tout à fait sous la tutelle de la Russie, et n'osant pas recevoir M. de Thugut avec apparat à Varsovie, imagina le moyen terme de l'inviter à dîner à cette maison de plaisance où il était encore, quoiqu'il fit déjà froid. M. de Thugut était invité à venir de bonne heure, lui disait le Roi, dans le plus aimable billet, et comme, au reste, il en savait écrire, pour faire une partie de billard ou de whist avant et après dîner, pour passer enfin une journée de château. Sa Majesté avait voulu dépouiller toutes les formes ennuyeuses de la représentation.

M. de Thugut arriva vers une heure. Le valet de chambre, averti par l'huissier de la chambre, lui dit de faire entrer M. le baron dans les appartements intérieurs, et qu'il y trouverait bientôt le Roi, qui allait s'y rendre.

L'huissier de la chambre ouvre une porte, invite le baron à la passer, et, lui montrant une longue file de pièces dont toutes les portes étaient ouvertes, il referme la première sur lui et le laisse seul. Le baron, n'entendant aucun bruit, ne sait s'il doit avancer; partout des tapis, un profond silence, et pas un mouvement qui annonçât qu'il y eût quelqu'un dans l'une des pièces voisines.

Cependant, tout en regardant un tableau, un vase antique, un objet d'art, et ils étaient nombreux dans cette demeure élégante, le baron de Thugut avançait lentement, mais il avançait: arrivé près d'un cabinet où il voyait une magnifique bibliothèque, il entendit quelqu'un tousser comme pour avertir qu'on était là. M. de Thugut fait encore un pas, entre dans la pièce, et voit devant la cheminée un homme jeune, beau, ayant une tournure et un air de roi. Cet homme était debout, les mains derrière le dos et se chauffant. M. de Thugut, ne pouvant douter que ce ne fût le Roi, fit sa première révérence d'autant plus profonde qu'il tremblait d'avoir hésité une seule seconde. Le monsieur lui rendit son salut profond, non-seulement avec une hauteur plus que royale, mais avec une expression d'ironie moqueuse qui ne l'était pas du tout.

—Voilà un roi, se dit M. le baron de Thugut, qui n'a pas été longtemps à prendre ce qu'il croit la dignité du rang!

Et tout en faisant intérieurement cette réflexion, il faisait aussi une seconde révérence tout aussi profonde que la première; à quoi le monsieur chamarré de croix, de cordons de toutes couleurs, répondit encore par un petit coup de tête ironiquement donné encore.

Cette richesse de cordons et de croix avait aussi confondu le baron. Le Roi lui avait écrit:

«Venez sans cérémonie, mon cher baron; le plaisir que j'aurai à vous connaître enfin fera tous les frais de la présentation.»

Le baron recommençait sa troisième révérence, lorsqu'une porte à côté de la cheminée s'ouvrit, et un jeune homme mis simplement, et n'ayant que l'ordre de Saint-Wladimir de Pologne, entra dans la chambre, et vint à lui avec cette aisance élégante qui faisait le charme de la tournure de Poniatowsky.

—Baron de Thugut, je suis ravi de vous voir,... et j'espère que notre connaissance deviendra un jour celle de deux amis... Comte de Stac......g, comment vous portez-vous aujourd'hui?

Le comte s'inclina alors plus bas encore que de coutume, pour montrer au baron de Thugut qu'il pouvait faire plier son épine dorsale autant qu'il le voulait.

—Le baron de Thugut! le comte de Stac......g! dit le Roi, en nommant les deux ministres l'un à l'autre... Je dois faire l'emploi de maître des cérémonies, ajouta-t-il en souriant; car, ainsi que je vous l'ai écrit, nous sommes ici parfaitement à la campagne...

Le baron salua avec une politesse achevée; mais M. de Stac......g reprit alors son attitude hautaine, comme désirant humilier son antagoniste et montrer que sa souveraine était une femme qui ne devait faire aucune concession à une autre femme... Mais M. de Stac.....g n'était pas de force à lutter avec le baron de Thugut; il le connut bientôt.

La matinée s'écoula agréablement. Quand le baron voulait, il était un des hommes les plus spirituels qu'on pût rencontrer, et ce jour-là il le voulut avec une volonté déterminée. Poniatowsky était pour ce jeu-là l'homme qu'il lui fallait, parce que, très-spirituel lui-même, il comprenait tout, relevait la balle, la renvoyait, et la conversation ne tarissait jamais. Quant à M. de Stac.....g, il était là comme assistant à un spectacle donné pour lui... et même il y ajoutait, parce qu'il avait de l'humeur, et que rien n'est plus amusant que de voir un visage récalcitrant à la joie au milieu de gens qui ne comprennent pas l'humeur ou le chagrin d'un seul parce que les autres s'amusent. Le matin on joua au billard, on parla littérature, on dîna; et après le dîner le Roi fit une partie de whist, composée de lui, le baron de Thugut, le comte de Stac......g et l'un de ses aides de camp. La partie fut d'abord très-bien, mais la chance tourna, et le Roi, qui avait M. de Thugut pour partenaire, commença à gronder, parce qu'il perdait. M. de Thugut, lui, de son côté, qui avait toujours joué ses cartes avec un extrême soin, commença à se tromper, et conséquemment à faire tromper Poniatowsky.

—Le roi de trèfle, dit le baron en jetant le valet de pique sur la table.

—Mais c'est le valet de pique, baron; qu'est-ce donc que vous faites?

—Je demande humblement pardon à Votre Majesté...

La carte est relevée, le jeu continue... Quelques minutes après, le baron jette une carte de nouveau et dit:

—Le roi de carreau.

—Ah ça! décidément, dit Poniatowsky, vous avez des distractions, mon cher baron, qui me feraient croire que vous êtes amoureux, si nous avions ici de jolies femmes.

C'était encore un valet!

—Je me prosterne aux pieds de Votre Majesté, en lui demandant humblement mon pardon, car je suis plus coupable qu'elle ne le croit; c'est la troisième fois de la journée que j'ai la maladresse de prendre un valet pour un roi.

Et en disant ces derniers mots, il lança sur M. de Stac......g un regard qui remboursait tous les mouvements de tête insolents.

—Mon Dieu, la jolie histoire! et qu'elle est bien contée! n'est-il pas vrai, Lemercier? dit madame de Staël en s'adressant à un jeune homme petit, pâle et blond, dont la physionomie intéressante annonçait de l'esprit et une extrême finesse.

Il s'inclina devant madame de Staël en réponse à ce qu'elle venait de lui dire... Dans ce moment, on servait du thé, et le mouvement général fixa le jeune homme près de madame de Staël...

—Eh bien! lui dit-elle, que deviennent toutes les productions de cette jeune et bonne tête?... Tenez, général, regardez ce jeune homme qui paraît à peine avoir vingt-cinq ans; eh bien! il a déjà publié, depuis 92, de bien beaux vers et une quantité de pièces de théâtre, le Lévite d'Éphraïm..., Lovelace...., le Tartufe révolutionnaire...., Ophis...., et puis, aidez-moi donc, Lemercier.

DUPONT DE NEMOURS.

Et Agamemnon, madame!... son ouvrage peut-être le plus achevé. C'est une pièce digne d'Euripide, mon cher Lemercier, et votre talent nous rendra fiers si vous continuez à produire ainsi...

LEMERCIER.

Le public de Paris n'est pas toujours de l'avis des gens de goût; voyez ce qui s'est passé dernièrement à Pinto!...

MADAME DE STAËL.

Ah! ne parlons pas de cela!... Ce malheureux Pinto!... Je me le rappelle bien... Mais le moyen de lui parler de cette soirée?

JARD-PANVILLIERS.

S'il voulait, madame, il pourrait vous raconter une histoire aussi, lui, et qui vous ferait voir que les sifflets ne lui font pas la peine qu'on pourrait bien croire.

BENJAMIN CONSTANT.

Allons donc! ce n'est pas possible! Comment voulez-vous qu'il ait été insensible au bruit discordant des sifflets et des cris que l'on faisait mercredi dernier à Pinto?

MADAME DE STAËL.

Mais aussi quelle idée avez-vous eue de faire jouer le rôle de l'archevêque de Bragance par Dugazon? Dugazon me fait toujours l'effet de se mettre en garde avec sa longue rapière dans je ne sais plus quelle pièce de Molière.

DUPONT DE NEMOURS.

Mais comme mademoiselle Contat était belle dans le rôle de la duchesse de Bragance!... elle m'a rappelé ses beaux jours...; et je crois qu'elle-même a éprouvé cette magique influence, car elle a joué comme un ange.

LEMERCIER.

Ce que dit M. Dupont de Nemours me confirme dans cette pensée, que presque toujours le public prononce sur ce qu'il ne sait pas, et juge les effets sans chercher à connaître les causes.

DUPONT DE NEMOURS.

Comment cela?...

LEMERCIER.

C'est que mademoiselle Contat, bien loin d'avoir été inspirée, a failli faire tomber la pièce dès le premier acte par son découragement, et, si je ne l'eusse pas ranimée, tout était dit.

MADAME DE STAËL.

Ce que vous dites là paraît bien curieux, Monsieur Lemercier; racontez-nous comment vous avez ranimé mademoiselle Contat.

LEMERCIER.

Je ne sais, madame, si vous connaissez ma méthode invariable lorsque je fais jouer une pièce. Je ne donne pas de billets, pour que le parterre soit entièrement le maître de faire connaître son opinion; à la première représentation d'un de mes ouvrages, les voix et les mains sont libres, les opinions aussi; il suit de là qu'une pièce n'est soutenue que par elle-même, et que lorsqu'elle réussit elle est vraiment bonne, puisqu'elle a résisté à la rage envieuse de la médiocrité qui ne veut pas qu'on réussisse.

MADAME DE STAËL.

Vous ne donnez pas de billets!... C'est prodigieux!... Cela m'explique les sifflets.

LEMERCIER.

J'avais eu cinq billets pour Pinto; j'en avais gardé trois pour mes amis, et j'en avais donné deux à Talma... J'avais une loge dans laquelle j'étais avec deux ou trois personnes de mes amis intimes.—Le rideau baissé, après le premier acte, on vient m'avertir que mademoiselle Contat ne veut pas continuer la pièce, qu'elle pleure et se désole... Je cours aussitôt dans sa loge, et je la trouve délacée, presque déshabillée et pleurant à verse.

—Ma belle amie, m'écriai-je, qu'est-ce donc, au nom du Ciel, que tout ceci? Eh quoi! vous abandonnez ma pièce! vous laissez votre rôle!... mais que vais-je devenir?... Allons, revenez à vous, soyez bonne, mais surtout soyez grande!... Est-ce que mademoiselle Clairon aurait fait une chose semblable?

Mademoiselle Contat me répondit qu'elle m'aimait comme un frère, qu'elle voulait tout faire pour moi, mais qu'ici sa volonté était impuissante,... qu'elle s'était retirée du théâtre en chancelant et ayant un vertige causé par le tumulte qui envahissait jusqu'au comble de la salle...—Non, non, répétait-elle en pleurant, je ne pourrai jamais,... je mourrais!

Ma situation devenait plus terrible de moment en moment. On entendait, de la loge où j'étais avec mademoiselle Contat, la rumeur de la salle... tant étaient violentes les secousses données par le reflux et le flux de cette multitude agitée et presque furieuse surtout du retard qu'on mettait à lever le rideau...—Les entendez-vous! me disait mademoiselle Contat en se serrant contre moi... Ils me tueront!

—Allons, allons, lui disais-je en me mettant à ses pieds et lui baisant les mains, allons, un peu de courage, et vous faites réussir une œuvre dont vous serez la mère... Allons, je vous en supplie!...

Et tout en lui parlant ainsi, je la relaçais,... je replaçais ses pierreries, ses dentelles, et enfin, par un miracle que Dieu voulut bien faire pour moi, mademoiselle Contat fut enfin en état de remonter sur la scène, où elle rejoignit ses camarades. Ils n'étaient pas comme cela eux, et Dugazon aurait donné de son courage à ses camarades. Je vis mademoiselle Contat entrer en scène, je lui entendis dire les premières paroles, et alors plus tranquille, au moins pour cet acte, je retournai dans ma loge.

Vous savez, madame, que la salle était non-seulement remplie, mais que les avenues étaient occupées.—En traversant un corridor, je vois un gros et grand homme adossé contre un des poêles, et de là sifflant de toutes les forces de ses énormes poumons dans un cor et non pas un sifflet, grand comme un cor de chasse, je crois. Et cet homme sifflait!... mais il sifflait... à déchirer son propre tympan... Je fus à lui:

—Monsieur, lui dis-je, vous êtes bien mal placé dans ce corridor, car vous sifflez sans être entendu, et, de votre côté, vous n'entendez pas ce que vous sifflez.

L'homme me regarda d'un air étonné et suspendit un moment sa diabolique musique.

—Monsieur, me dit-il après m'avoir regardé avec attention pour juger si je ne me moquais pas de lui... monsieur, seriez-vous un ami de l'auteur?

—Bien mieux que cela, monsieur, je suis l'auteur lui-même.

—Vous, monsieur?

—Sans doute; et si vous voulez me faire l'honneur d'accepter une place dans ma loge, il m'en reste heureusement une que je puis vous offrir. Venez, vous serez en face, assis et bien plus commodément placé pour siffler, en bonne conscience, que dans ce corridor... Qui jamais ouït parler d'un sifflet partant d'un corridor?... Venez, monsieur, et je vous promets de vous laisser la liberté de siffler tant que vous voudrez et les endroits que vous voudrez, même mes passages de prédilection...

MADAME DE STAËL.

Oh! la bonne folie! et vous lui proposiez cela de bonne foi!...

LEMERCIER.

Sans aucun doute.

MADAME DE STAËL.

Et accepta-t-il?...

LEMERCIER.

Non, il s'en fut je ne sais où; mais ce dont je suis sûr, c'est qu'il n'a plus sifflé. Au surplus, sa retraite ne fit rien à l'affaire; les sifflets étaient, je crois, au nombre de mille au moins!... Quel vacarme! quel bruit!... Jamais on n'entendit pareille rumeur à la Comédie-Française, m'ont dit les servants les plus vieux. Madame Lachassaigne ne se rappelait un pareil tumulte qu'au Mariage de Figaro, et encore j'avais la supériorité de quelques centaines de sifflets[115]...

MADAME DE STAËL.

Votre histoire est charmante, Lemercier, et vous avez raison; elle prouve que vous avez dirigé mademoiselle Contat, et le public dit, lui, que c'est elle qui a fait réussir votre pièce... Oh! le monde!... le monde!...

Comme on allait se retirer, car il était une heure du matin, on entendit une voiture s'arrêter à la porte, et bientôt après on annonça: M. de Talleyrand... On se retira en partie, et il ne demeura avec madame de Staël et celui qui lui devait son retour dans sa patrie que Benjamin Constant et un ou deux autres habitués, tels que Jard-Panvilliers, Petiet et Rœderer, etc.

Au moment du 18 fructidor, madame de Staël fut presque proscrite on ne sait trop pourquoi, et ne dut la possibilité de revenir à Paris à l'époque que je viens de citer qu'aux soins de Barras. Elle en eut toujours une grande reconnaissance, et ne l'oublia jamais. Après le 18 fructidor, elle revint à Paris, et fut comme toujours, et comme nous venons de le dire, la femme autour de laquelle venait se grouper tout ce qui était notable en quoi que ce fût... On l'écoutait comme un oracle. Madame de Staël est non-seulement une femme d'esprit et de talent, mais c'est un homme comme nous en avons eu peu dans notre révolution; c'est un publiciste qu'on consultera dans soixante ans d'ici comme Burke et Montesquieu. L'Empereur était injuste envers elle: il ne fut même pas de cette simple équité qui fait juger sur les faits et non sur des préventions... Il y a quelques ombres dans le jour lumineux qui éclaire la vie de Napoléon: la persécution de madame de Staël en est une grande.

Quelque temps avant le 18 brumaire, elle fut en Suisse voir son père qu'elle adorait; mais elle revint bientôt à Paris, et y rentra précisément le jour même du 18 brumaire. Elle devait nécessairement attirer l'attention du gouvernement du moment; car, sous le Directoire, elle avait une grande influence sur les meneurs du cercle constitutionnel. Elle ne voulait ni la révolution de 93, ni celle qui s'opéra en 1814; elle voulait une constitution libérale, telle enfin que M. Necker en rêva une pendant soixante ans de sa vie. On a même prétendu que M. Necker, à la sollicitation de sa fille, avait contribué à la rédaction de la Constitution de l'an III. J'en ai parlé à quelques personnes de Genève, qui ne sont pas non plus éloignées de le croire.

Madame de Staël apprit la révolution du 18 brumaire à Charenton, en changeant de chevaux; elle crut rêver, lorsqu'on lui dit qu'une heure avant, Barras avait passé par ce même lieu, accompagné par des gendarmes, Barras, qu'elle avait laissé au pouvoir et le plus puissant de tous ses collègues.

—C'était la première fois depuis la Révolution, dit madame de Staël, qu'on entendait un seul nom prononcé parmi le peuple... Jusqu'alors on disait l'Assemblée, la Convention, le Directoire..., le peuple. Maintenant, on ne parlait plus que de cet homme qui devait se mettre à la place de tous, et rendre l'espèce humaine anonyme en accaparant la célébrité pour lui seul, et en empêchant tout être existant d'en acquérir en son nom.

Le soir même de son arrivée, madame de Staël eut son salon formé comme si elle n'avait pas quitté Paris... Elle était essentiellement faite pour réunir dans de pareils moments et centraliser près d'elle tout ce qui pensait et agissait. Et ce fut sa perte.

Elle fut dans un état violent pendant plus de vingt-quatre heures, en entendant toutes les nouvelles qu'on lui apportait. Elle était si vraie dans son amour pour la liberté! elle était si naturellement Française!... Elle frémissait devant cette violation de la représentation nationale dans les Conseils[116]... Comment le peuple français avait-il souffert cet outrage! Elle n'était pas encore prévenue contre Napoléon comme elle le fut depuis: ce ne fut que la constante froideur du premier Consul, et puis surtout le malheur du duc d'Enghien, qui amena la rupture complète.

On a vu, dans le salon de Barras, qu'elle parlait d'un certain Mouquet qui avait parlé d'elle, et l'avait dénoncée au Manége, ainsi que M. de Talleyrand, comme faisant eux-mêmes partie du club de Clichy; ce qui n'était pas vrai: madame de Staël avait encore alors des idées libérales, et même républicaines. La chose est facile à voir dans ses Considérations sur la Révolution française; et lorsque plus tard, en 1803, le premier Consul l'exila comme étant liée avec Benjamin Constant, ce fut d'un libéralisme outré que Napoléon l'accusa.

Un matin, madame de Staël était chez elle, et d'assez mauvaise humeur; elle voyait, comme toute la France, que la paix était encore loin d'être signée avec l'Angleterre, et son âme, vraiment attachée à notre patrie, en souffrait. Elle tenait un journal dans lequel on avait inséré les nouvelles qu'on n'avait pu celer, et elle venait de lire un discours de lord Grenville, qui donnait peu d'espoir pour la paix... Comme elle lisait, on lui annonça M. de Narbonne: quelques instants après entrèrent Benjamin Constant, Joubert de l'Hérault (député au 18 brumaire), Boulay-Paty, également dans le même cas, et plusieurs proscrits du Corps-Législatif, habitués du salon de madame de Staël, dans une opinion qui tenait à l'opposition.

—Eh bien! quelles nouvelles? leur demanda-t-elle.

—Mais, répondit Joubert de l'Hérault, vous connaissez le discours de lord Grenville?

—C'est-à-dire que je viens de lire dans un journal un discours qu'on prétend traduit de l'anglais; mais je ne le crois pas fidèle.

—En voici un dont je puis vous répondre, dit Joubert de l'Hérault en tirant de sa poche un journal anglais qui n'était pas traduit; quelque difficulté qu'il y ait à recevoir un journal anglais, il est pourtant possible de tromper la surveillance, et je le prouve, ajouta-t-il en riant.

—Eh bien! que dit votre journal, demanda madame de Staël avec impatience?

Joubert de l'Hérault prit le journal, et traduisit le discours de lord Grenville. Ce discours était fort opposé à la paix: lord Grenville disait, entre autres choses, que l'Angleterre ne pouvait faire la paix avec la France, parce que le Gouvernement ne tenant qu'à un seul homme, qui était le premier Consul, on ne pouvait rien espérer de durable. Et, développant son idée, il lui donna une grande extension, ajoutant d'ailleurs beaucoup d'autres arguments à celui-là. Ce discours semblait un refus positif, et cependant on faisait courir le bruit de la paix.

Mais, dit en souriant Boulay-Paty, avez-vous reçu le Moniteur d'aujourd'hui, madame?... il a paru beaucoup plus tard que de coutume...

Madame de Staël sonna, et demanda au valet de chambre si le Moniteur était arrivé: il ne l'était pas, et cependant deux heures venaient de sonner... Boulay-Paty continua de sourire avec malice; madame de Staël s'en aperçut, et lui en demanda le sujet... Il regarda Joubert de l'Hérault, qui sourit à son tour...

—Vous m'impatientez tous les deux, leur dit madame de Staël; qu'est-ce donc que ce beau mystère? Rien de fâcheux, je crois; car vous paraissez bien joyeux!...

Dans ce moment, le valet de chambre apporta le Moniteur.

—Ah! voici ma réponse, dit Boulay-Paty!... Permettez-moi de vous lire la réponse faite au discours de lord Grenville...

Et regardant autour de lui comme pour s'assurer de ses auditeurs:

—C'est que je ne suis pas assez dans les bonnes grâces consulaires, dit-il en souriant, pour laisser la patte du lion s'étendre une seconde fois sur moi; j'aurais peur qu'elle ne me ménageât pas maintenant...

Et alors il lut une réponse à lord Grenville, faite par M. *******, et insérée le jour même dans le journal sacramentel, dans le Moniteur. Cette réponse était, pour dire la vérité, un peu hors des limites du bon sens... on parlait pour dire des mots, mais on ne réfutait rien... Madame de Staël riait, trouvait cela ridicule, et elle avait raison... mais tout le monde se mit à rire comme elle, en entendant cette singulière phrase:

Quant à la vie et à la mort du général Bonaparte, mylord, ces choses-là sont au-dessus de votre portée.

—Pour ceci, dit Joubert de l'Hérault, c'est un peu plus fort que les flatteries de Sieyès qui, dit-on, en invente de nouvelles tous les jours.

—Oui, dit Bergasse[117], pour les changer en railleries lorsqu'il est chez lui!

—Cela n'est pas étonnant, ajouta Duplantier, n'a-t-il pas le beau domaine de Crosne?...

—Savez-vous ce que cet homme a fait au 18 brumaire, dit Boulay-Paty, avec une noble et généreuse indignation; car c'était un homme selon les temps héroïques, que Boulay-Paty.

—Non, dit madame de Staël... et j'avoue que je ne le crois pas méchant.

—Non, pas méchant, sans doute, mais au moins indigne de siéger sur la chaise curule du vrai représentant du peuple... Lorsque le Directoire, livré par lui, fut occupé par Bonaparte, il vint lui révéler, comme un secret, que dans un lieu caché il y avait une somme d'argent très-considérable, connue des directeurs seuls... dans le trouble et la précipitation du départ la chose fut oubliée, et il en avertit son collègue afin de couper le gâteau seulement en deux... Mais il faut rendre justice à Bonaparte: il fut indigné de la proposition du partage, et ordonna que la somme entière fût portée au Trésor... Il y avait, je crois, un million.

—C'est très-bien au premier Consul, dit madame de Staël, et très-mal à Sieyès... Mais tout cela nous a fait perdre de vue la belle réponse à lord Grenville... elle est bien amusante...

BERGASSE.

Lord Grenville savait apparemment que de toutes les paroles qui peuvent irriter le plus violemment Bonaparte, ce sont celles qui expriment un doute sur la durée de sa vie.

DUPLANTIER.

Cependant, discuter la chance de sa mort ne la fera pas arriver une heure plus tôt.

BOULAY-PATY.

Non; mais je le crois superstitieux.

MADAME DE STAËL.

Et puis, écoutez donc, il lui est plus difficile, en effet, de penser qu'il doit mourir qu'à un autre... et quand on ne rencontre plus comme lui d'obstacles dans les hommes, on s'indigne contre la nature, qui seule est inflexible dans sa marche et ses arrêts... Alors vient la colère contre ceux qui rappellent au grand homme qu'un jour il lui faudra mourir comme nous.

JOUBERT DE L'HÉRAULT.

Qu'espère-t-il donc? vivre toujours?...

MADAME DE STAËL.

Je ne pense pas qu'il croie à l'immortalité; mais il serait possible qu'il voulût que le peuple français, comme le peuple de Rome, l'appelât votre Éternité... (On rit.) Bizarre destinée de l'espèce humaine, condamnée à rester dans le même cercle par les passions, tandis qu'elle avance toujours dans la carrière des idées!...

Dans ce moment, on annonça M. Billy Vanberchem[118] et M. Hottinguer, tous deux banquiers alors à Paris, et habitués de la maison de madame de Staël.

—Ah! leur dit-elle, vous allez m'apprendre ce qu'on dit sur la paix avec l'Angleterre... vous devez savoir ce qui en est, ou personne ne le sait.

—Ne vous moquez pas de nous, répondit M. Hottinguer, nous ne savons que ce que disent les journaux.

—Pour lui, je le conçois, dit madame de Staël en montrant M. Vanberchem; car il pense un peu plus à courir au bois de Boulogne autour des jolies femmes de sa connaissance, qu'à la Bourse après la parole d'un courrier; mais vous, M. Hottinguer?

—Mon Dieu, pas plus que lui... mais vous le croyez donc bien léger?

—Léger, non; mais il est jeune et beau, il doit aimer le plaisir; et lorsque celui-ci est en concurrence avec le sérieux des affaires, tant pis pour elles.

—Madame Hulot, mademoiselle Hulot et madame Vandenyverd[119], annonça le valet de chambre; et le moment d'après, il nomma M. Ouvrard...

—En vérité, dit madame de Staël à madame Vandenyverd lorsqu'elle fut assise, je crois que nous pouvons établir ici deux commissions, comme cela se fait dans le Corps-Législatif, une pour les finances et l'autre pour les affaires politiques.

—Cette dernière chose est bien vague, dit M. Vanberchem; est-ce donc dans la commission de la politique que vous me voulez mettre, puisque vous me jugez incapable de parler finances?

Madame de Staël se mit à rire, et expliqua ce que voulait dire la phrase de M. Vanberchem.

—Je vous assure, dit Ouvrard, que Billy est un garçon qui fait marcher de front les plaisirs, les affaires, les dangers et son salut.

—Que lui est-il donc arrivé? s'écria madame de Staël; car tout l'impressionnait vivement, et lui donnait à l'heure même une sorte d'agitation.

M. VANBERCHEM.

Cela ne vaut pas la peine d'en parler.

MADAME DE STAËL.

Il y a donc quelque chose? alors ce doit être intéressant.

M. OUVRARD.

Je vous réponds que c'est une aventure!... et même... terrible!...

MADAME DE STAËL.

Ah! mon Dieu! vous me faites peur!

M. HOTTINGUER.

C'est que c'est en effet fort effrayant.

MADAME DE STAËL à MM. Benjamin Constant, Boulay-Paty, Jouenne, et les autres qui causent à l'autre extrémité de la chambre.

Messieurs, messieurs, venez écouter une superbe histoire arrivée à M. Vanberchem.

M. VANBERCHEM.

Je vous jure que vous serez fort surpris de ne trouver qu'une histoire toute naturelle, et comme il en arrive tous les jours.

MADAME DE STAËL.

Pour peu que vous répondiez cela encore une fois, vous aurez raison, mon cher Billy... Commencez donc, je vous en prie.

Le valet de chambre annonçant.

M. de Lugo.

M. VANBERCHEM.

Ah! voici un témoin de ce que je vais vous dire, M. de Lugo[120] demeurait dans ma maison.

DON JUAN DE LUGO secouant avec amitié la main de M. Vanberchem.

Ah! c'est sans doute de la fameuse rencontre qu'il est question?

MADAME DE STAËL.

Précisément!

DON JUAN DE LUGO.

Vous connaissez donc cette aventure, madame?

MADAME DE STAËL.

Eh! mon Dieu, non!... depuis une heure ils me disent tous que c'est la plus extraordinaire chose...

M. VANBERCHEM s'inclinant.

Je commence...

Vous savez, madame, que je logeais avant mon mariage au petit hôtel de Noailles, rue Saint-Honoré. J'y étais avec fort peu de monde; j'avais un valet de chambre, un groom et un homme pour mes chevaux. J'étais garçon, je n'avais pas de maison, et je n'avais pas besoin de plus de monde... Du reste, la maison n'avait que moi de locataire, et le portier était sourd et presque aveugle. Tout ceci est nécessaire à savoir.

J'allais beaucoup dans le monde; les bals reprenaient, et je n'en manquais pas un. Mais comme les affaires ne doivent pas souffrir des volontés de la folie, la mienne se soumettait à la nécessité, et tout allait donc fort bien, affaires et folies, ajouta-t-il en s'inclinant profondément devant madame de Staël.

MADAME DE STAËL, souriant.

Je n'en doute pas... poursuivez.

M. VANBERCHEM.

Un jour, j'étais allé au bal chez madame Hinguerlot, et j'étais rentré à quatre heures et demie du matin fort sagement, car habituellement je ne rentrais qu'au jour; mais j'avais une affaire très-importante à terminer. J'avais des valeurs immenses chez moi tant en traites au porteur qu'en or et en bijoux, et le lendemain matin à huit heures il me fallait être de ma personne et avec tout cela au fond du Marais; mon valet de chambre devait m'éveiller à sept heures.

C'était assez la coutume; car chaque matin je me levais à la lumière, quelle que fût l'heure à laquelle je m'étais couché. (Il s'incline encore.)

MADAME DE STAËL, souriant et joignant les mains.

Je vous demande pardon...

M. VANBERCHEM.

Mon valet de chambre entrait dans ma chambre, allumait mon feu, et puis allait préparer mon déjeuner, c'est-à-dire une tasse de chocolat, et donner ordre pour qu'on attelât mon cheval...; pendant ce temps-là je mettais mes papiers en ordre, et puis je sortais.

Le matin dont je vous parle, mon valet de chambre, après avoir allumé mon feu, mes bougies, et disposé ma robe de chambre, après m'avoir répété par trois fois qu'il fallait me lever, s'en alla préparer mon chocolat, me laissant dans cet état de demi-sommeil qui n'est pas encore et qui n'est plus le repos... cette sorte de somnolence enfin dans laquelle on entend sans voir... C'est comme un cauchemar quelquefois, surtout quand on sait qu'il faut se lever. C'était précisément là mon affaire.

Je luttais donc contre le sommeil avec une force pour le moins égale à celle dont il m'accablait... Je soulevais ma tête, et puis elle retombait; je pensais bien à cette rue Sainte-Marguerite où je devais aller... et puis mes yeux se refermaient, et je n'entendais plus que des airs de valse, je ne voyais plus que des têtes blondes et brunes couronnées de fleurs et tournant devant moi... Au milieu de l'une de ces douces visions, je fus éveillé par un bruit aigre, quoique faible, qui partait du pied de mon lit... Ma chambre était vaste et sombre... mais ce lit était en face de la cheminée, au-dessus de laquelle est une grande glace qui répétait tout l'appartement.

Ce bruit qui m'avait éveillé avait cessé... mes yeux appesantis se refermèrent... mais au bout d'un instant il recommença. Cette fois je m'éveillai tout à fait et mes yeux, se dirigeant vers la partie sombre de la chambre, plongèrent du côté de la porte... Cette porte était au pied de mon lit, elle était à deux battants... Je n'avais pas soulevé ma tête, et mes yeux pouvaient tout voir sans faire présumer mon réveil. Tout ce que je viens de vous dire n'avait pas duré trois secondes.

Au second mouvement qui m'avait averti, j'ai déjà dit que j'étais parfaitement éveillé, et mes yeux fixés sur la glace devaient m'avertir de ce que j'attendais.

Un troisième mouvement imprimé à la porte pour l'ouvrir entièrement et doucement, sans m'éveiller, me prouva que je ne m'étais pas trompé... La porte s'ouvrit en effet, et j'aperçus dans la glace une tête d'homme pâle, au visage long et sur un corps de haute taille... Cette tête jeta un coup d'œil rapide et hagard dans la chambre, et fit un pas pour entrer; mais avant que son pied fût dans l'appartement, je sautai de mon lit à terre, et sans vêtement, sans armes, je m'élançai sur le brigand qui tenait à la main un long couteau dont il voulait me frapper, mais que je fis tomber à l'instant même en lui donnant un coup de poing qui lui démit presque le bras.

Cet homme était moins grand que moi; mais il était encore un adversaire redoutable. Surpris d'abord par mon apparition inattendue, tandis qu'il me croyait endormi, il reprit bientôt ses esprits et se défendit comme un lion. Mais la pensée du danger auquel je venais d'échapper me rendit cruel... J'usai de tous mes avantages; l'assassin fut terrassé par moi, et traîné tout sanglant au corps de garde de l'hôtel de Noailles, qui était au bas de ma maison.

—Mais vos domestiques? s'écria madame de Staël, qui avait écouté cette aventure avec un intérêt profond et avec une attention qu'elle n'accordait qu'à ce qui lui plaisait.

M. VANBERCHEM.

Je n'ai pu vous dire, madame, que tout cela fut si prompt que je n'eus que le temps d'appeler mon valet de chambre aussitôt que je fus aux prises avec le brigand... Mais mon valet de chambre, qui m'était fort attaché, en me voyant, les mains sanglantes, assommer un homme inconnu qu'il pouvait croire avoir été apporté là par le démon; à la vue de tout cela, dis-je, cet homme se trouva mal et s'évanouit tout à fait... Mon groom et mon autre domestique étaient dans l'écurie, au fond de la cour... J'étais donc seul, et ce fut seul aussi que je conduisis le brigand au corps de garde.

Cet homme était un juif allemand de Francfort; il savait, j'ignore comment, car il ne le voulut jamais dire, que j'avais souvent chez moi de grandes valeurs...; il savait de plus comment chaque chose se faisait dans mon intérieur. C'est d'après cette connaissance qu'il s'était introduit dans la soirée du jour précédent dans la cour de l'hôtel. Il avait passé la nuit caché derrière des fagots qui étaient dans une grande remise inoccupée. Il était monté sans souliers derrière mon valet de chambre, et passait avec lui à mesure que l'autre ouvrait une porte sans la refermer, ayant les mains embarrassées de la lumière et du feu. Arrivé dans la pièce qui précédait ma chambre, l'assassin s'était mis dans l'ombre pour attendre la sortie de mon domestique.

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