Histoire des salons de Paris (Tome 4/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier.
The Project Gutenberg eBook of Histoire des salons de Paris (Tome 4/6)
Title: Histoire des salons de Paris (Tome 4/6)
Author: duchesse d' Laure Junot Abrantès
Release date: October 27, 2013 [eBook #44054]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS
TOME QUATRIÈME.
L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS
FORMERA 6 VOL. IN-8o,
Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.
La 2e a paru le 11 janvier;
La 3e paraîtra le 15 avril.
Les souscripteurs chez l'éditeur recevront franco l'ouvrage
le jour même de la mise en vente.
PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,
Rue de la Vieille-Monnaie, no 12.
HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS
TABLEAUX ET PORTRAITS
DU GRAND MONDE,
SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
LA RESTAURATION,
ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier.
par
LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.
TOME QUATRIÈME.
À PARIS
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
PLACE DU PALAIS-ROYAL.
M DCCC XXXVIII.
Au Public,
LE LIBRAIRE-ÉDITEUR.
Après avoir fait paraître les deux premiers volumes de l'Histoire des Salons de Paris, nous donnons aujourd'hui les tomes IV et V de cet important ouvrage. Cette lacune que nous avons laissée dans la publication est une circonstance trop inusitée, pour ne pas exiger de notre part une explication; nous avons nous-même prié madame la duchesse d'Abrantès d'intervertir l'ordre des volumes de cette curieuse galerie, où figurent tous les personnages marquants dont la connaissance peut intéresser la société de notre époque, parce que, depuis que cette série de tableaux a été annoncée, on a, en quelque sorte, voulu nous faire concurrence, en publiant un volume sous le titre des Salons célèbres.
Bien que cette entreprise, qui s'est jetée en rivale à la traverse de la nôtre, fût soutenue par une plume habile, nous n'avons pas craint qu'elle diminuât le moins du monde l'accueil favorable qui a été fait au livre de madame la duchesse d'Abrantès; mais il nous importait qu'on ne parût pas nous devancer en marchant sur nos brisées, et que des sujets traités avec des souvenirs complets et une spécialité unique ne parussent après d'insuffisantes esquisses faites sur des ouï-dire plus ou moins exacts.
C'est pour obvier à cet inconvénient que nous nous sommes mis en mesure de ne pas faire attendre plus longtemps à nos nombreux souscripteurs les principaux Salons de l'Empire. Et qui pouvait mieux nous faire connaître le Salon de l'impératrice Joséphine, dans toutes les phases de sa carrière si brillante et sa fin si triste, que la femme qui, aux jours de toutes les grandeurs, consulaires et impériales, s'est trouvée, par sa position, jetée dans les relations intimes et publiques de cette famille, dont la haute fortune est une des merveilles de notre histoire contemporaine?
Qui pouvait en effet nous apprendre, sur ces temps, plus de choses que nous désirions savoir, que madame la duchesse d'Abrantès, qui dans son Salon de gouvernante de la ville de Paris a reçu tous les étrangers de marque, toutes les illustrations de l'Europe, que la puissance et la gloire d'un règne sans pareil attiraient dans la capitale du grand empire?
La troisième livraison de l'Histoire des Salons de Paris paraîtra très-prochainement; elle se composera des tomes III et VI de la collection. Le tome III contiendra les Salons célèbres du Directoire et du Consulat, entre autres le Salon de Barras, le Salon de François de Neufchâteau, le Salon de madame Tallien, un bal des victimes, le Salon de madame Récamier, le Salon de Lucien Bonaparte, comme ministre de l'intérieur (c'est le renouvellement de la société en 1801 et 1802). Le tome VI contiendra le Salon du prince de Bénévent, le Salon de l'archi-trésorier, le Salon des princesses de la famille impériale, le Salon de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, le Salon de madame Labriche, au château du Marais; le Salon du comte de Demidoff, le Salon de madame Campan, etc., etc.
Voilà ce que nous pouvons promettre avec assurance au public; et nous sommes trop jaloux de sa bienveillance pour ne pas tenir tous nos engagements.
Ce 15 janvier 1838.
SALON DE MADAME DE MONTESSON,
À PARIS ET À ROMAINVILLE.
J'ai déjà parlé de l'influence de madame de Montesson à la Cour consulaire. Elle était positive le 18 brumaire, et de ce jour elle ne fit que prendre plus de consistance dans un lieu où le maître reconnaissait que madame de Montesson pouvait beaucoup. Madame Bonaparte avait bien pu parler de ses relations de Cour dans les premiers moments de son mariage à un homme qui ne connaissait ni Versailles, ni les usages de son étiquette. Mais le fait réel est que madame la vicomtesse de Beauharnais n'avait pas été présentée, et qu'elle ignorait une foule de détails de peu d'importance peut-être, mais immenses dans leur application au nouvel ordre de choses que voulait établir Napoléon. Il s'en aperçut bientôt, lorsque son regard d'aigle eut parcouru le cercle des choses possibles à tenter, et jugea qu'il fallait un auxiliaire à Joséphine pour représenter convenablement à côté de lui dans la première place du monde, en attendant qu'un trône remplaçât le fauteuil consulaire. De la grâce ne suffit pas pour être reine, non plus que pour être aimée; elle fait plaire, mais ne va pas au-delà: c'est beaucoup dans la vie ordinaire d'une femme, mais il faut plus pour une souveraine.—Napoléon, qui comprenait tout, le comprit à merveille. Aussi voulut-il que madame Bonaparte prît des leçons de madame de Montesson. C'est madame Bonaparte, qui ne gardait jamais un secret même à elle, qui me l'a dit.
Personne, dans l'intimité de l'intérieur consulaire, ne pouvait mieux en effet que madame de Montesson diriger la nouvelle maîtresse des Tuileries dans son noviciat. Elle avait une grande connaissance des usages de la Cour, quoiqu'elle n'y fût pas admise après son mariage avec le duc d'Orléans[1].—Sa politesse était parfaite, quoique toujours digne et convenable; sa conversation avait du charme; enfin on trouvait qu'il y en avait beaucoup dans sa société, et sa maison était alors la plus remarquable et même la seule qu'on pût citer à Paris à cette époque. Je n'ai jamais entendu une autre opinion sur elle, si ce n'est de la part de ses deux beaux-fils, MM. de Saint-Albin et de Saint-Far; cette haine, car ils en avaient pour elle, venait de loin. Ils avaient été fort irrités contre elle par son mariage avec le duc d'Orléans. Ils prétendaient qu'il devait épouser leur mère, qui lui avait donné trois enfants; or, cette mère était une assez mauvaise danseuse de l'opéra et s'appelait autrefois mademoiselle Marquise (c'était son nom de guerre). Il était assez difficile de faire entrer cela, même du côté gauche, dans la famille des premiers princes du sang... Aussi n'en fit-on rien. On lui acheta une belle terre, celle de Villemonble, tout à côté du Raincy, pour conserver un peu de romanesque à la chose; c'était bien le moins, puisqu'on ne la rendait pas légitime,—et puis on fit mademoiselle Marquise marquise de Villemonble. Bien des gens trouvèrent que cela avait l'air d'une mauvaise plaisanterie.—Mais la nouvelle châtelaine s'en arrangea très-bien:—elle avait de bonnes rentes, comme disent ces dames de l'opéra; elle donnait d'excellents dîners, eut une maison fort bien montée, et si elle n'était pas au premier rang, elle fut au moins pour les hommes une des bonnes maisons de Paris; et puis, la manière dont elle avait été traitée l'autorisait à laisser croire que peut-être elle était mariée secrètement avec le prince. Le soin qu'il prit de ses trois enfants, les noms qu'il donna aux deux garçons, noms toujours affectés avec de riches bénéfices aux bâtards d'Orléans depuis qu'il n'y avait plus de Dunois,—tout cela pouvait laisser croire que la jolie danseuse était devenue princesse,—elle ne le disait pas, mais elle le laissait dire... Tel était l'état des choses, lorsque le mariage du duc d'Orléans avec madame de Montesson, public quoique secret, par toute l'insistance que mit le prince à obtenir le consentement du Roi, vint renverser et détruire l'innocent mensonge de mademoiselle Marquise, marquise de Villemonble. Ses fils, quoique parfaitement traités par madame de Montesson, ce dont j'ai été témoin, n'en avaient aucune reconnaissance et parlaient fort mal d'elle, surtout M. de Saint-Far. M. de Saint-Albin avait plus de mesure que son frère. Il en avait pour cela, c'est-à-dire, car pour le reste c'était encore plus extravagant; pour leur état de prêtre, par exemple, la chose était inconcevable: c'était à croire qu'ils étaient tous deux de la religion du royaume de Tonquin, plutôt que des prêtres chrétiens.—C'était le seul reproche que madame de Montesson se permît hautement de leur faire.
Un jour que l'abbé de Saint-Far dînait chez moi et parlait de madame de Montesson avec son amertume ordinaire, il ajouta, ce qu'il n'avait pas encore dit:—Ce n'est qu'une comédienne, après tout, que cette femme-là,—et une comédienne dans le monde comme sur son théâtre, où elle jouait sans talent, tandis que d'autres en avaient au moins.
—On sait que M. de Saint-Far avait fort peu d'esprit: ceci en est une preuve. Or, il y avait ce jour-là chez moi un parent de M. d'Abrantès, l'abbé Junot, ancien aumônier des Gardes Françaises et ami intime du vieux duc de Biron. C'était un vieillard aimable et d'un esprit doucement moqueur:
—Mon cher Saint-Far, dit-il à l'abbé, attaquant tout d'abord la question, ta mère a dansé sur les planches d'un théâtre, ce qui est fort diffèrent des planches du parquet d'un salon, mon ami.—Tout le monde se mit à rire, et M. de Saint-Far demeura assez confus pour être longtemps à recommencer.
Le premier Consul, qui connaissait les hommes, avait distingué dans madame de Montesson de hautes qualités, pour ce qu'il désirait obtenir d'elle. Il voulait, dès les premiers moments de son consulat, que la Cour des Tuileries (car il y avait déjà une Cour) fût organisée comme celle de Louis XV, et madame de Montesson, avec ses anciennes traditions, lui semblait faite pour la faire revivre; il voulait même l'amener à accepter une charge qu'il aurait créée[2] pour elle.
Il est difficile aujourd'hui de se faire une idée bien juste de la maison de madame de Montesson. C'était une réunion des plus étranges: on y voyait des nobles qui n'avaient pas quitté la France, une grande partie des émigrés rentrés,—des artistes, des femmes sévères et même puritaines à côté de femmes galantes: tout cela était accueilli avec la même bienveillance et la même politesse apparente; mais pour qui connaissait le monde, et surtout la maîtresse du logis, on retrouvait bientôt les nuances qui établissaient la ligne de démarcation.
On a cherché la cause du grand crédit de madame de Montesson auprès du premier Consul; il avait deux sources: la première venait de ce que M. le duc d'Orléans fut, dit-on, un jour à Brienne chez le cardinal de Loménie et le comte de Brienne; et que se trouvant ainsi près de l'école au moment de la distribution des prix, on demanda à M. le duc d'Orléans de donner la couronne aux lauréats. Le prince en chargea madame de Montesson, qui dit, à ce qu'on prétend, plusieurs mots gracieux aux élèves en les couronnant, et entre autres à Napoléon Buonaparte:
Je souhaite, monsieur, qu'il vous porte bonheur. Madame de Montesson était déjà mariée à M. le duc d'Orléans à cette époque.
Avec le caractère assez fataliste de Napoléon, je ne suis pas étonnée qu'il ait été porté à avoir comme une sorte de vénération pour madame de Montesson. On connaît l'histoire du laurier de l'Isola Bella[3].
J'ai entendu dire, comme positif, que le premier Consul avait rendu à madame de Montesson la pension que lui avait laissée M. le duc d'Orléans[4]. Elle était de 150,000 francs:—c'est beaucoup, 150,000 francs; ce qui est certain, c'est qu'elle en avait une très-forte que lui faisait le premier Consul; et sa déférence pour madame de Montesson était plus prononcée que je ne l'ai vue pour personne.
Elle avait dans M. de Saint-Far et M. de Saint-Albin deux ennemis bien acharnés. Je ne puis dire à quel point cela était porté. Je les entendais souvent parler de madame de Montesson dans des termes de moquerie qu'il ne leur convenait pas d'employer. Ils prétendaient qu'elle faisait toujours la duchesse d'Orléans. «Eh! pourquoi non? dis-je un jour à M. de Saint-Far, le plus constant dans sa poursuite. Si elle a été mariée à M. le duc d'Orléans, elle fait très-bien de prendre le rang que la Cour lui avait injustement refusé.»
Il est de fait que madame de Montesson avait des coutumes qui, après le temps de la Révolution, devaient sembler étranges; par exemple elle ne se levait pour personne, ne rendait pas de visites, si ce n'est à ceux qu'elle voulait favoriser; elle ne reconduisait jamais, excepté pour témoigner qu'elle ne voulait plus revoir la femme qu'elle reconduisait. Une femme amie de M. de Saint-Far, que je ne nommerai pas parce qu'elle vit encore, connut madame de Montesson à Plombières, où elle fut en 1803. Elle crut qu'il suffisait d'avoir rencontré madame de Montesson aux eaux pour aller chez elle à Paris; la chose déplut à la maîtresse de la maison, qui la reconduisit jusqu'à la porte de son salon. L'autre, qui ne connaissait pas cette coutume princière, raconta à son ami, M. de Saint-Far, ce qui lui était arrivé, en ajoutant:—C'est extraordinaire, elle a été très-froide d'abord, et puis, tout à coup, quand je m'en vais, elle me fait une politesse qu'elle n'avait faite à personne. Elle m'a reconduite.
—Comment, dit Saint-Far, elle vous a reconduite?
—Oui, sans doute!
—Eh bien, n'y retournez pas!...—Et il lui expliqua la chose; cette femme était furieuse!...
J'ai déjà dit que madame de Montesson était un personnage de l'histoire, et maintenant que la famille d'Orléans compte parmi celles de nos rois, c'est encore plus positif, puisqu'elle a épousé un de ses princes. J'ai parlé d'elle comme femme aimable et remplie de talents et à suivre, mais je ne l'ai pas montrée, comme je le vais faire, au milieu des artistes qu'elle patronait, des malheureux émigrés qu'elle secourait et faisait rentrer; entourée de jeunes femmes qu'elle amusait en ayant une maison charmante; donnant aux étrangers les premières fêtes qui furent données à Paris depuis la Révolution, et recréant ainsi la société, ce que lui demandait le premier Consul. On a prétendu qu'il ne lui avait même rendu sa pension qu'à cette condition. Je n'en sais rien, mais ce que je sais, si cela est, c'est qu'elle s'en acquittait bien.
On dit qu'elle avait été charmante, et on le voyait encore. Je ne l'ai connue que fort âgée, et elle avait encore des dents admirables et un teint vraiment extraordinaire. Elle était petite et point voûtée, mais extrêmement maigre. Ses cheveux avaient été blonds, elle portait alors un tour châtain foncé. Ses yeux bleus, et de ce bleu foncé, violet, ardoisé, qui donne un si doux regard, étaient toujours beaux. J'ai connu même à cette époque plusieurs jeunes femmes qui enviaient ses yeux. Quant à sa tenue habituelle, j'ai déjà dit en parlant d'elle ce qui la distinguait des autres femmes de son âge, cette recherche de propreté exquise qui lui donnait une apparence jeune et attirante. Toujours bien mise selon son âge, elle portait habituellement une robe blanche fort élégante, mais de forme convenable, dans l'été, et l'hiver une robe d'étoffe grise ou de couleur sombre. Elle avait une particularité dont elle-même riait avec nous, avec ses jeunes femmes favorites, comme elle nous appelait trois ou quatre de la Cour consulaire[5]. C'était de changer en une physionomie froide et réservée une figure naturellement bienveillante et bonne; elle appelait cela avoir sa figure ouverte ou fermée.
Le salon de madame de Montesson à Paris et à Romainville, où elle est morte, et où nous allions la voir souvent, avait une spécialité que je n'ai jamais retrouvée nulle part après que nous l'eûmes perdue. Elle avait, selon moi, une manière de causer plus intime et plus bienveillante que madame de Genlis, qui, d'ailleurs, avait plus d'esprit et surtout plus d'instruction qu'elle, mais qui était ennuyeuse à l'âge de madame de Montesson, au point de la fuir, tandis qu'on cherchait l'autre. Elle avait de la dignité et du liant néanmoins dans la conversation, et puis les hommes de lettres étaient heureux d'avoir son approbation. Ils n'étaient pas à l'aise auprès de madame de Genlis. Ils craignaient toujours une envie déguisée, une haine masquée derrière une approbation. Madame de Montesson ne voulait jamais qu'on parlât politique chez elle, mais ce qu'elle exigeait avant tout d'une personne qui lui était présentée, c'était un bon ton. Je l'ai vue à cet égard d'une extrême rigueur, et me refuser de recevoir un général, qui depuis est devenu maréchal, duc, et tout ce qu'on peut être. C'était le général Suchet.
—Non, non, ma chère petite, me dit-elle lorsque je lui en parlai... Je vous aime, mais je n'aime pas tous vos grands donneurs de coups de sabre; votre général ne me convient pas...
—Mais, madame..., je vous assure qu'il ne jure pas comme le colonel Savary...
Elle me regarda et se mit à rire.
—Vous êtes une maligne petite personne, me dit-elle... Ah! il ne jure pas!... Eh bien, je crois, Dieu me pardonne, que je l'aimerais mieux que ses révérences éternelles et ses compliments mielleux... Non, non, il m'ennuierait...
Elle le refusa long temps; et puis le général Valence, qui lui imposait sa volonté et qu'elle craignait peut-être plus qu'elle ne l'aimait, lui amena le général Suchet l'année suivante; elle le reçut, mais je réponds que ce fut malgré elle.
Sa maison était une des plus agréables que j'aie vues, jamais les jeunes femmes et les jeunes gens ne s'y ennuyaient. Il y régnait un ton parfait, et on s'y amusait au point de mieux aimer demeurer chez madame de Montesson que d'aller à une fête bruyante, comme une fête de ministre, par exemple...
Elle défendait les conversations qui déchiraient. Elle prétendait que c'était un orage qui ravageait tout, pour ne rien laisser après lui que de mauvais fruits.
Elle n'a pas été juste pour plusieurs personnes de sa famille, mais que peut-on dire lorsqu'on ne sait pas tout? Madame de Genlis, qui a tant écrit contre sa tante, à laquelle elle a refusé esprit, talents, beauté, tout ce qui attire enfin, et qui a pourtant prouvé qu'elle pouvait non-seulement attirer, mais attacher, madame de Genlis, si elle a écrit, a sûrement parlé. Eh bien! quelle est celle de nous qui, en apprenant qu'on la déchire incessamment, sera pour ses détracteurs toujours également bonne et bienveillante!... S'il y en a, de pareils caractères sont rares; et de plus, ils ne sont peut-être pas vrais dans leurs démonstrations d'amitié. Quant à M. Ducrest, madame de Montesson eut tort... Il était son neveu, avait une fille charmante et dont la beauté toute naissante devait toucher le cœur de madame de Montesson, ainsi que cette disposition aux talents que nous lui voyons aujourd'hui[6]. Mais M. de Valence pouvait réparer la faute de sa tante, et il ne l'a pas fait. Madame de Valence l'eût fait, si cela eût dépendu d'elle, j'en ai l'assurance, car c'est une noble et aimable femme.
Madame de Montesson contait très-drôlement. Un jour, elle nous dit comment M. le duc d'Orléans était devenu amoureux d'elle. On était à Villers-Cotterets, et l'on chassait. Le duc d'Orléans était fort gros déjà à cette époque; il faisait chaud; il voulut descendre de cheval ou de calèche, je ne sais comment ils étaient, je crois pourtant qu'ils étaient à cheval. Le duc d'Orléans, qui soufflait comme un phoque, s'assit sur l'herbe dans le bois, et demanda la permission à madame de Montesson, qui alors était fort jeune et fort jolie, d'ôter son col et de déboutonner sa veste de chasse. En le voyant dans cet équipage, madame de Montesson se mit à rire avec un tel abandon en l'appelant: Gros père..... bon gros père, que le prince, qui avant tout était fort gai, se mit à rire comme elle, mais avec cette différence que sa rotondité faillit le faire étouffer; ce qui aurait eu lieu si madame de Montesson ne lui avait frappé le dos comme on le fait aux enfants qui ont la coqueluche.
M. le duc d'Orléans était alors lié avec madame ***; mais son caractère jaloux n'allait pas du tout avec celui d'un homme l'opposé du romanesque et de la passion... En voyant les jolies dents de madame de Montesson paraître dans tout leur éclat, en riant avec abandon comme elle venait de le faire, il l'aima tout de suite, et depuis ce temps il ne l'a plus quittée que pour en faire sa femme, malgré la passion de madame de Montesson pour M. de Guignes, passion dont lui-même fut le confident. Madame de Genlis fut aussi confidente de cette affection de madame de Montesson, qui eut de la confiance en elle au point de lui dévoiler ses plus secrètes pensées;... ce qui n'empêche pas qu'elle ne le raconte tout au long dans ses Mémoires, et Dieu sait sous quel jour[7]!...
Une particularité à signaler en parlant des salons de Paris, et surtout des salons de bonne compagnie, c'est que le premier grand bal particulier qui fut donné après la Révolution le fut[8] par madame de Montesson, à l'occasion du mariage de mademoiselle Hortense de Beauharnais. Il y eut huit cents personnes d'invitées. Tous les étrangers de marque, et il y en avait beaucoup alors à Paris, y furent invités. Le corps diplomatique était nombreux, car nous étions alors en paix avec l'Europe!.. Quelle époque!...
Cette fête, ordonnée admirablement, fut comme un modèle que l'on suivit ensuite. Les valets de pied poudrés, en bas de soie, en livrée[9]; les valets de chambre en noir, la bourse[10] et la poudre... Les fleurs en profusion sur l'escalier et dans les appartements, l'abondance de lumières et surtout de bougies était une des choses les plus frappantes de la fête. C'était toujours cette partie d'un bal dont les femmes se plaignaient alors, parce que leur toilette n'était pas assez vue. Aussi furent-elles contentes ce soir-là.—La nouvelle mariée était charmante! Comme elle était jolie à cette époque! Comme son spirituel et doux visage était en harmonie avec sa taille svelte et gracieuse!... Elle portait habituellement au bal une robe en manière de tunique longue, et par-dessus un peplum soit blanc comme la robe, soit en couleur, et alors elle l'avait rose, bleu ou lilas, brodé en argent. Cette petite tunique, ayant le peplum par-dessus, lui donnait, en dansant, l'air d'une de ces Heures d'Herculanum, d'après lesquelles au reste elle avait fait son costume... mais sa physionomie était triste et abattue... Hélas! je connaissais un autre cœur qui était aussi bien triste dans cette même fête!... et qui, ainsi que celui de la nouvelle mariée, ne devait plus connaître de vrai bonheur!...
Le premier Consul fut enchanté de cette fête; on en parla pendant plus de quinze jours dans le salon des Tuileries... Aussi, dès que la nouvelle de l'arrivée du roi d'Étrurie parvint à Napoléon, il dit à Joséphine:—Il faut que madame de Montesson leur donne une fête, et plus belle encore que celle pour le mariage de Louis... Ensuite elle est leur parente!... leur cousine... Cela fera bien... très-bien même.
Les princes arrivèrent.—On sait ce qui en fut de ce voyage, et de l'effet qu'il produisit. Les princes d'Espagne, comme les appelait le peuple, formaient le plus drôle de couple qui ait jamais été offert à la moquerie parisienne... Ils entrèrent à Paris à sept heures du soir par une belle journée d'été, et traversèrent toute la ville avec les mules à grelots, les voitures du temps de Philippe V, et des visages de je ne sais quel pays et quel temps. Ils furent loger à l'hôtel de l'ambassade d'Espagne, rue du Mont-Blanc, et Dieu sait dans quel état ils le mirent! Le premier Consul, qui voulait qu'ils fussent parfaitement reçus, les entoura de tout ce qui pouvait leur être non-seulement agréable, mais de tout ce qui devait leur rappeler en plus même le luxe royal de leurs palais; s'il les avait connus, il ne se serait pas mis autant en peine[11].
Nous fûmes toutes et par ordre faire notre cour à la Reine d'Étrurie; elle me prit dans une belle amitié, parce que je parlais l'italien. Elle parlait mal le français, et préférait cette langue. C'était une femme d'esprit qui était à Paris dans une fausse position, et le sentait péniblement malgré la faveur de Bonaparte qui leur donnait une couronne. Elle comprit la position de son mari, lorsqu'il allait à la Malmaison et traversait toute cette place de la Révolution, sur laquelle étaient tombées quatre têtes de ses parents les plus proches!... Car le Roi d'Étrurie était non-seulement Bourbon, mais encore neveu de Marie-Antoinette[12], dont sa mère était la propre sœur!... La Reine sentait tout cela, et malheureusement le sentait pour deux; car son mari riait de tout et chantait. La Reine était laide; elle était noire, petite, maigre, et ressemblait à sa sœur, princesse du Brésil, excepté pourtant qu'elle était droite, et que la régente était déjetée. Mais le malheur de la Reine d'Étrurie en France, ce ne fut pas autant d'être laide que d'être ridicule.
Un jour, je fus chez elle de bonne heure pour l'emmener avec moi pour voir différentes curiosités; entre autres, le cabinet de Lesage à la Monnaie[13], et plusieurs magasins curieux. On me prévint que la Reine ne pourrait sortir que dans une heure, mais qu'elle me priait d'entrer où elle était. C'était la chambre de son fils: elle était penchée sur le berceau de cet enfant qui avait, je crois, à peine trois ans. Elle était pâle et triste; l'enfant avait eu des convulsions au milieu de la nuit, et la pauvre mère s'était jetée hors de son lit à moitié vêtue, pour soigner son enfant. Des secours prompts avaient été donnés, et il s'était trouvé mieux vers le matin, mais il était encore abattu et dormait: sa petite main tenait celle de sa mère; on voyait qu'il s'était endormi en la regardant ou l'entendant..... Quelques moments après il s'éveilla, et demandant à boire, ce fut à sa mère qu'il s'adressa; pourtant il y avait là une foule de bonnes et de femmes pour le servir..... Cette préférence pour sa mère me fit prendre de la Reine une toute autre idée. Je laissai ceux qui ne la connaissaient pas rire de ses ridicules, moi je l'aimai et l'estimai pour ses qualités. C'est le sentiment que je lui ai toujours conservé, et lorsque, depuis, je l'ai revue en Italie, je le lui ai témoigné avec un nouveau sentiment d'intérêt pour ses derniers malheurs.
Madame de Montesson, à qui j'avais dit un jour que j'avais trouvé la Reine dans son jardin en robe de Cour (c'est-à-dire habillée, car le costume de Cour n'était pas encore fait ni même arrêté), décolletée et brodée en soie, de couleurs très-voyantes..... madame de Montesson lui fit observer qu'elle ne devait pas porter son fils au plein soleil dans le jardin, dans une parure comme celle qu'elle avait, parce que des maisons voisines on pouvait la voir.
Elle se regarda dans une glace, et se mit à rire:
—Vraiment! dit-elle, vous avez raison... mais je n'y ai pas fait attention un instant. Mon fils criait ensuite, et l'eussé-je vu, j'y serais allée de même.
La Reine ayant appris que madame de Montesson était sa parente, fut alors fort gracieuse pour elle; il semblait qu'elle voulût lui faire oublier les duretés de Louis XV et de Louis XVI. Quant au Roi il faisait ce qu'on lui disait. L'hôtel où il logeait (l'hôtel de Montesson[14]) avait eu jadis une communication avec l'hôtel qu'occupait quelquefois le duc d'Orléans, et où logeait alors madame de Montesson. Cette communication avait été pratiquée dans une serre chaude, mais ensuite condamnée. Le Roi, par le conseil de la Reine, fit solliciter l'ouverture de cette porte, ce que s'empressa de faire madame de Montesson qui mettait de la grâce à la moindre chose.
Pendant le séjour des princes de la maison de Bourbon à Paris, madame de Montesson essuyait souvent de vives attaques dont elle rendait compte en riant au premier Consul:
—Savez-vous ce qu'on m'a dit hier, Général?... Que vous étiez un nouveau Monck, et que vous alliez rappeler Louis XVIII.
Le Consul fit un mouvement.
—Et qu'avez-vous répondu, madame?
—Que je n'en croyais rien... Napoléon sourit, mais sans parler.
—Ils disent encore que les Bourbons qui sont ici sont venus appelés par vous, pour servir d'avant-coureurs pour juger les esprits.
Napoléon sourit encore sans répondre. Cette fois il y avait de la malice, a dit depuis madame de Montesson; mais toujours le même silence.
—Et quand leur donnez-vous votre belle fête? dit-il enfin[15].
—Mais, dans trois jours, Général. Toutes mes invitations sont envoyées. J'aurai huit cent cinquante personnes... Me ferez-vous l'honneur d'y paraître un moment?
—Sans doute, mais je ne puis m'y engager; mes moments, vous le savez, ne sont pas donnés à la joie.
—Non certes... et heureusement pour la France!
Il sourit avec cette grâce, comme le disait madame de Montesson elle-même, que sa sœur Pauline n'avait pas.
—En attendant, dit-il, je le mène ce soir aux Français, votre jeune Roi.
—Dites le vôtre, Général.
J'ai fait des rois et n'ai pas voulu l'être.
Madame de Montesson raconta cette conversation assez indifférente en elle-même, mais remarquable, parce qu'elle avait prévu d'avance le vers que le parterre devait saisir et dont il devait faire l'application.
Le parterre en effet fit un tel bruit lorsque Talma, qui alors faisait Philoctète, dit ce vers avec son talent habituel, que la salle pensa s'écrouler... Napoléon fut-il content ou fâché de cette manière de juger son action, je l'ignore: ce que je sais, c'est que le roi d'Étrurie saluait à se rompre l'épine dorsale. Il n'a jamais compris, je suis sûre, pourquoi ce fracas d'applaudissements.
Le fait est que le roi d'Étrurie était un homme ordinaire, toutefois sans être imbécile, comme Bourrienne et Savary l'ont prétendu; mais dans des temps difficiles un roi qui n'est qu'ordinaire est un mauvais roi.
On lui fit d'admirables présents, des tapisseries des Gobelins, des armes de la manufacture de Versailles, alors dirigée par Boutet, le meilleur armurier de l'Europe à cette époque-là; des raretés de toute espèce, des porcelaines de Sèvres admirables, entre autres un vase de neuf pieds de hauteur avec le piédestal sur lequel il était monté. J'ai entendu dire depuis à Sèvres même qu'il valait plus de 250,000 francs.
La belle fête de madame de Montesson eut lieu. Ce fut une vraie féerie.—Si les femmes avaient eu les mêmes diamants et le même luxe que sous l'empire, elle eût encore été plus belle; mais celle de nous alors qui avait le plus de diamants en avait à peine pour 100,000 fr. Qu'on juge de ce que fut plus tard le quadrille des Péruviens allant au Temple du Soleil!—Il y avait dans ce quadrille pour plus 20,000,000 de diamants.
Mais, au bal de madame de Montesson, comme il n'y avait rien eu de mieux jusque-là, nous en fûmes contentes et le trouvâmes charmant. C'est à ce bal de madame de Montesson que, dansant avec le roi d'Étrurie qui sautait avec une ardeur inconcevable, il me lança un objet quelconque au visage qui me frappa fortement à la joue et s'accrocha dans mes cheveux... Je fus d'abord étonnée... c'était une de ses boucles de soulier!... il les collait sur le soulier même pour que l'ardillon ne grossît pas le pied... Cette manière de traiter un pied avec coquetterie est bien étrange, mais enfin c'était encore plus de goût que je ne l'aurais jugé susceptible d'en avoir.
Tous les ministres donnèrent une fête au Roi et à la Reine d'Étrurie. Le ministre de la guerre, Berthier alors, leur en donna une différente des autres[16]: c'était un bivouac. Il y eut un malheur qui pensa avoir des suites; le Roi paria avec Eugène qu'il sauterait deux pieds au-delà d'un des feux du bivouac. Eugène paria que non. Le Roi sauta; Eugène avait raison... Le Roi tomba au beau milieu des flammes du feu du bivouac. Il cria comme un brûlé, c'est le cas de le dire; il secouait ses petites jambes auxquelles tenaient encore des flammèches, qui roussirent tellement ses bas de soie qu'on fut obligé d'en envoyer chercher d'autres; car, pour ceux de Berthier, il n'y fallait pas songer. Autant aurait valu mettre une quille dans un baril.
Mais une fête plus belle que celle de madame de Montesson fut celle que M. de Talleyrand donna aux princes, non pas à cause de l'ordonnance, mais en raison du local qui était plus propre à donner une fête. Il avait alors Neuilly[17]. Tout fut organisé pour une réunion, comme M. de Talleyrand savait en ordonner une, et nous eûmes en effet une charmante soirée. Il y eut un improvisateur italien; ce qui charma le Roi. Cet homme s'appelait Gianni; il était bossu et effroyable, mais il avait du talent. Le Roi l'embrassa, ce qui amusa fort toute la compagnie; l'Italien lui fit un compliment dont le Roi ne sentit peut-être pas la beauté; car, ravi d'entendre parler sa langue au milieu de cet enchantement de fête, il ne recueillit, comme il le dit très-poétiquement lui-même, que l'euphonie des sons de la patrie, del patrio nido. Gianni improvisait aussi chez madame de Montesson, qui parlait très-purement l'italien quand elle osait le parler avec des Italiens: le Roi lui-même en fut surpris. Ce fut la Reine qui le lui apprit: tous deux ne voulaient plus lui parler qu'italien, ce qui l'ennuyait fort.
La fête de M. de Talleyrand finit par un magnifique feu d'artifice, précédé d'un concert où Garat, Rode, Nadermann, Steibelt, madame Branchu se firent entendre. Il y avait alors un commencement de goût de bonne musique et de beaux arts, qui donnait de l'émulation à tout ce qui se sentait du talent et avait l'âme poétique. M. de Talleyrand, qui ne l'est pas extrêmement (poétique), le fut cependant dans l'ordonnance de sa fête, et surtout pour son souper. Il fut servi sur des tables dressées autour de gros orangers en fleur qui servaient de surtout: des corbeilles charmantes pendaient aux branches et contenaient des glaces en forme de fruits: c'était féerique. Le parc était surtout ravissant à parcourir. Il était en partie éclairé par le reflet de l'illumination du château, qui représentait la façade du palais Pitti, à Florence, devenu le palais royal de l'Étrurie, et que devaient habiter les nouveaux souverains. Ce fut, je crois, ce qu'on fit alors pour Florence qui, plus tard, donna la pensée de faire une représentation de Schœnbrunn pour la fête que la princesse Pauline donna à Marie Louise, à l'époque du fatal mariage, dans ce même Neuilly.
Un personnage remarquable était à cette fête, où il formait un étrange contraste avec la figure étonnante du Roi d'Étrurie. C'était le prince d'Orange, aujourd'hui Roi de Hollande. Il était alors jeune et de la plus charmante tournure; sa figure était belle, et cette qualité de prince dépossédé, de prince desdichado, lui donnait à nos yeux une physionomie qui ajoutait à l'intérêt qu'il devait inspirer. Il fut très-attentif pour madame de Montesson, et allait souvent chez elle dans l'intimité habituelle. Il venait à ses dîners du mercredi, où chacun fut toujours satisfait de son extrême politesse.
Ces dîners du mercredi étaient vraiment merveilleux pour l'extrême recherche du service, surtout dans ce qui tenait à la science culinaire. Pendant le carême surtout, la moitié du dîner était maigre pour quelques ecclésiastiques, qui avaient conservé leurs habitudes en même temps gourmandes et religieuses; et le dîner maigre était si parfait, que j'ai vu souvent M. de Saint-Far faire maigre pendant tout un carême... mais le mercredi seulement, il ne faut pas s'y tromper.
La maison de madame de Montesson était fort brillante ces jours-là, et fort intéressante par la variété des personnages qui animaient la scène. On y voyait des gens de tous les partis, de tous les pays, pourvu toutefois qu'ils eussent toutes les qualités requises pour être admis chez madame de Montesson, surtout celle de faire partie de la bonne compagnie. J'y voyais, entre autres personnes de l'ancien régime, une femme que j'aimais à y rencontrer, parce qu'elle était bonne pour les jeunes femmes et qu'elle me disait toujours du bien de ma mère, qu'elle n'appelait que la belle Grecque; c'était madame la princesse de Guémené[18].
Napoléon aimait madame de Montesson non-seulement pour toutes les raisons que j'ai dites, mais parce qu'elle le comprenait dans ses hautes conceptions, et qu'elle allait même jusqu'à les vanter et les aider dans son intérieur et dans la société. C'est ainsi qu'elle voulut le seconder lorsqu'à cette époque il se prononça fortement pour que personne ne fût reçu aux Tuileries portant un tissu anglais ou de l'Inde venu par l'Angleterre. Ce fut ce qui donna une si grande activité à nos manufactures de la Belgique, de la Flandre et de la Picardie. Madame de Montesson fut presqu'un ministère pour Napoléon dans cette circonstance. Était-ce flatterie ou conviction?... Je crois que c'étaient ces deux sentiments réunis.
Quoi qu'il en soit, le premier consul aimait madame de Montesson et le lui prouva par sa conduite bien plus que par une parole, et pour lui c'était tout. Il était constamment aimable pour madame de Montesson; toutes les fois qu'elle invitait madame Bonaparte à déjeuner dans son hôtel de la rue de Provence, il l'engageait à n'y pas manquer, et quelquefois lui-même s'y rendait.
C'était alors le temps où madame de Staël faisait les plus grands efforts pour parvenir à captiver les bonnes grâces, apparentes au moins, de Napoléon. Mais il la repoussait avec une rudesse et des manières qui ne pouvaient être en harmonie avec aucun caractère, et encore moins avec celui d'une femme comme madame de Staël.
Elle allait chez madame de Montesson quelquefois. Je ne sais si c'était pour faire pièce à sa nièce, mais j'ai toujours vu madame de Montesson fort gracieuse pour elle. Elle avait, à un degré supérieur, le talent d'être aimable pour une femme lorsqu'elle le voulait; et cela avec une grâce que je n'ai vue qu'à elle. C'était toute la protection de la vieille femme accordée à la jeune, mais sans qu'elle pût s'en effrayer; madame de Staël n'était plus jeune[19] alors, mais sa position douteuse lui rendait l'appui de madame de Montesson nécessaire, surtout auprès de madame Bonaparte et du premier Consul. Elle y fut donc un matin et lui demanda de parler en sa faveur au premier Consul.
«Je sais qu'il ne m'aime pas, dit madame de Staël, et pourtant, que veut-il de plus que ce qu'il trouve en moi? Jamais je n'admirai un homme comme je l'admire. C'est, selon moi, l'homme non-seulement des siècles, mais des temps.
M. DE VALENCE.
Oui... vous avez bien raison... ma tante pense de même et moi aussi.
MADAME DE STAËL.
Mais que lui ai-je fait? Pourquoi tous les jours me menacer de ce malheureux exil?...
M. DE VALENCE.
Ah! pourquoi!...
MADAME DE STAËL, vivement.
Vous le savez?...
M. DE VALENCE.
Mais...
MADAME DE STAËL impérativement.
Oui... oui... vous le savez et vous allez me le dire.
M. DE VALENCE.
C'est que vous voyez beaucoup trop les gens de tous les partis.
Comment!... Que voulez-vous dire?...
MADAME DE MONTESSON, après avoir lancé un coup d'œil de reproche à M. de Valence.
Ma belle, M. de Valence vous a dit légèrement une chose dont il n'est pas sûr. C'est pourquoi le premier Consul est fâché contre vous. Personne ne le peut dire... qui le sait?...
M. DE VALENCE, d'un ton piqué.
Ma tante, je vous affirme et je répète que le premier Consul est mécontent de ce que madame de Staël reçoit indifféremment tous les partis.
MADAME DE STAËL, riant.
Eh bien, tant mieux! du même œil il les peut observer tous, et du même filet les prendre en un moment.
M. DE VALENCE.
Oui, si vous les receviez tous indifféremment et le même jour. Mais vous en avez un pour chacun, et le premier Consul prétend..., et... peut-être avec raison, que vous devenez alors, avec votre esprit supérieur, le chef de tous les partis contre lui.
MADAME DE STAËL, avec noblesse.
Voilà ce qu'on m'avait dit et ce que je ne voulais pas croire! Comment peut-il ajouter foi à des rapports mensongers aussi absurdes!... Ah!.. si je pouvais le voir un moment... un seul moment!... Mais je ne puis lui demander une audience que, peut-être, il me refuserait.
MADAME DE MONTESSON, sans paraître comprendre le regard de madame de Staël.
Vous voyez trop souvent aussi, ma belle petite, des hommes qui font profession d'être ses ennemis... Je ne dis pas dans votre salon, lorsque vous recevez cent personnes, mais intimement... et peut-être...
MADAME DE STAËL, sans paraître à son tour entendre madame de Montesson.
Oui, si je pouvais voir le premier Consul, je suis certaine qu'il serait bientôt convaincu de mon innocence... Une grande vérité doit lui être caution ensuite de mon dévouement au gouvernement: c'est mon désir ardent de demeurer à Paris... Oh! s'il m'entendait!
Et la femme éloquente souriait d'elle-même devant les belles paroles qui surgissaient en foule de sa pensée, et qu'elle adressait dans son âme à celui qui pouvait tout et ne voulait rien faire pour elle.
—Ne vient-il pas quelquefois chez vous? dit-elle enfin à madame de Montesson.
Celle-ci, fort embarrassée, répondit en balbutiant. Madame de Staël sourit avec dédain et fut prendre une fleur dans un vase, qu'elle effeuilla brin à brin, en paraissant réfléchir avec distraction relativement aux personnes qui étaient dans la même chambre qu'elle. Puis, tout à coup, prenant congé de madame de Montesson, elle sortit rapidement. M. de Valence courut après elle, mais elle l'avait devancé; il arriva pour voir le domestique refermer la portière, et aperçut la main de madame de Staël qui lui disait adieu en agitant son mouchoir.
—Quelle singulière femme! dit M. de Valence en remontant chez madame de Montesson. Pourquoi donc ne pas l'avoir engagée pour le déjeuner de demain? demanda-t-il à sa tante, en s'asseyant de l'air le plus dégagé dans une vaste bergère; c'était une belle occasion de la faire parler au premier Consul.
—Est-ce que vous êtes fou! Comment, vous qui me connaissez, vous me demandez pourquoi je ne donne pas au premier homme du royaume une personne qui lui déplaît!... (En souriant.) Je me rappelle encore assez de mon code de courtisan pour ne le pas faire...
—Avez-vous ma belle-mère[20]?
—Pas davantage. Je ne crois pourtant pas qu'elle lui soit désagréable et surtout importune comme madame de Staël, mais n'importe; votre belle-mère, mon cher Valence, est un peu ennuyeuse, nous pouvons dire cela entre nous, et je veux que le premier Consul s'amuse chez moi. Il aime les jolies femmes, et les femmes simples et agréables: votre belle-mère et madame de Staël ne sont rien de tout cela... Parlez-moi de Pulchérie[21]... à la bonne heure.
Le lendemain matin, dix heures étaient à peine sonnées que l'hôtel de madame de Montesson était prêt à recevoir, même un roi.
—Écoutez donc, lui dit M. de Cabre, il ne s'en faut pas de beaucoup...
Tout était préparé avec la plus grande élégance, et il y avait en même temps beaucoup de luxe, mais ce luxe était si bien réparti, tellement bien entendu, que rien ne paraissait superflu de cette quantité d'objets d'orfèvrerie, de vermeil, et de superbes porcelaines qui garnissaient la table. Le plus beau linge de Saxe, aux armes d'Orléans[22] et parfaitement cylindré, était sur cette table, et paraissait éclatant sous les assiettes de porcelaine de Sèvres, à la bordure et aux écussons d'or; de magnifiques cristaux, des fleurs en profusion: tout cet ensemble était vraiment charmant et imposant en même temps, parce que cette profusion était entourée de ce qui constate l'habitude de s'en servir.
Vers midi et demi les femmes invitées commencèrent à arriver: madame Récamier, madame de Rémusat, madame Maret, madame la princesse de Guémené, madame de Boufflers, madame de Custine, cette belle et ravissante personne, cette jeune femme à l'enveloppe d'ange, au cœur de feu, à la volonté de fer, et tout cela embelli par des talents[23] qui auraient fait la fortune d'un artiste;... madame Bernadotte, plus tard reine de Suède, madame de Valence, et plusieurs autres femmes de la société de madame de Montesson à cette époque, et de la cour consulaire.
Heureuse comme une maîtresse de maison qui voit arriver tous ses convives, et dont les préparatifs sont achevés, madame de Montesson souriait à chacune des femmes annoncées avec une grâce bienveillante, qui redoublait à mesure que l'heure s'avançait. Tout à coup un nom qui retentit dans le salon la fit tressaillir... le valet de chambre venait d'annoncer madame la baronne de Staël!... Quelque polie que fût madame de Montesson, elle ne dissimula pas son mécontentement, et madame de Staël put s'apercevoir que, certes, son couvert n'avait pas été compris dans le nombre de ceux ordonnés... Madame de Montesson espéra que le premier Consul ne viendrait pas. Il y avait une revue au Champ-de-Mars, Junot venait de se faire excuser pour ce motif. Le premier Consul pouvait donc être également retenu. Quoi qu'il en fût, madame de Montesson prit sur elle pour ne pas témoigner son mécontentement à madame de Staël, dont la démarche était au fait assez extraordinaire, et elle la reçut très-froidement, sans ajouter un mot aux paroles d'usage.
Joséphine aimait beaucoup ce genre de fête du matin; elle y était, comme partout dès lors, la première; et pourtant cette heure de la journée excluait toute pensée d'une gêne plus grande que celle qu'impose toujours le grand monde; et puis on évitait l'ennui que donne la durée d'une fête du soir. Après le déjeuner, lorsque le temps le permettait, tout le monde allait au bois de Boulogne; mais, chez madame de Montesson, cela n'arrivait jamais, quelque temps qu'il fît, parce qu'elle avait toujours soin de remplir les heures de manière à les faire oublier.
Une élégante d'aujourd'hui trouverait sans doute étrange une toilette de cette époque, comme nos petites-filles trouveront certainement celles de nos jours ridicules pour un déjeuner-dîner comme celui de madame de Montesson. Les plus attentives à suivre la mode d'alors portaient une longue jupe de percale des Indes d'une extrême finesse, ayant une demi-queue, et brodée tout autour. Les dessins les plus employés par mademoiselle Lolive[24] étaient des guirlandes de pampres, de chêne, de jasmins, de capucines, etc. Le corsage de cette jupe était détaché; il était fait en manière de spencer: cela s'appelait un canezou. Mais celui-là était à manches amadices, et montant au col; le tour et le bout des manches étaient également brodés. Le col avait pour garniture ordinairement du point à l'aiguille ou de très-belles malines: nous ne connaissions pas alors le luxe des tulles de coton, non plus que la magnificence des fausses pierreries!... ce qui peut se traduire ainsi: Luxe et pauvreté!... deux mots qui, joints ensemble, forment la plus terrible satire d'un temps et d'un peuple!... Sur la tête on avait une toque de velours noir, avec deux plumes blanches; sur les épaules un très-beau châle de cachemire de couleur tranchante. Quelquefois on attachait un beau voile de point d'Angleterre, rejeté sur le côté, à la toque de velours noir, et la toilette était alors aussi élégante que possible, et ne pouvait être imitée par votre femme de chambre; d'autant que la femme ainsi habillée portait au cou, suspendue par une longue chaîne du Mexique, une de ces montres de Leroy que toutes les mariées, dans une grande position, trouvaient toujours dans leur corbeille; on avait donc ainsi une toilette toute simple et qui pourtant, avec la robe, le cachemire, la toque et la montre, se montait encore à une somme très-élevée[25]. D'autres toilettes étaient encore remarquées. On voyait des robes de cachemire, des redingotes de mousseline de l'Inde brodées à jour et doublées de soie de couleur; en général, on portait peu, et même point d'étoffes de soie le matin.
Madame Bonaparte arriva vers une heure; sa toilette était charmante. Elle portait une robe de mousseline de l'Inde doublée de marceline jaune-clair, et brodée en plein d'un semé de petites étoiles à jour; le bas de la robe était une guirlande de chêne; son chapeau était en paille de riz, blanche, avec des rubans jaunes et un bouquet de violettes: elle était charmante mise ainsi. Elle était suivie de madame Talouet, de madame de Lauriston et de madame Maret. La cour consulaire se formait déjà.
—Je vous annonce une visite, dit-elle en riant à madame de Montesson... J'osais à peine y compter ce matin; Bonaparte m'a fait dire[26] tout à l'heure de le précéder, et qu'il me suivait dans un quart d'heure... Mais qu'avez-vous? demanda-t-elle plus bas à madame de Montesson en lui voyant un air abattu, contrastant avec son air et son état de contentement à elle-même, et les préparatifs de fête qui donnaient un aspect joyeux à toute la maison.
—Ah! rien absolument, dit madame de Montesson... rien du tout qu'une grande joie de vous voir... et que redouble la nouvelle que vous venez de m'apprendre...
—Bonaparte est allé au Champ-de-Mars pour y passer la revue d'un régiment qui part demain de Paris..., mais il ne tardera pas...
Madame de Montesson ne répondait qu'avec distraction à tout ce que lui disait madame Bonaparte, ses yeux se portaient avec inquiétude vers un groupe qui était à l'extrémité du salon et d'où sortaient parfois des éclats d'une voix retentissante, mais cependant si harmonieusement accentuée qu'elle avait le pouvoir d'émouvoir l'âme..., et vivement... M. de Valence était dans le groupe, formé seulement par plusieurs hommes qui, après avoir salué madame Bonaparte, écoutaient la personne qui parlait sans modérer le ton de sa voix. C'était une singularité déjà à cette époque, car on commençait à ne s'asseoir et à parler devant tout ce qui venait des Tuileries qu'avec la permission donnée... Madame Bonaparte en fut frappée...
—Je connais cette voix, dit-elle à madame de Montesson... oui!... c'est elle!...
—Ah! ne m'en parlez pas! répondit la désolée maîtresse de la maison... Sans doute c'est elle...; c'est madame de Staël!...
—Mais, dit Joséphine avec l'accent d'un doux reproche qu'elle ne put retenir, vous savez que Bonaparte ne l'aime pas, et je vous avais dit que peut-être il viendrait!...
—Eh! sans doute je le sais... mais que puis-je à cela?... Demandez à M. de Valence ce qui s'est passé hier!... elle était chez moi, et témoigna le plus vif désir de voir le premier Consul; je gardai le silence; elle me demanda s'il ne venait pas souvent chez moi. Je répondis laconiquement oui, sans ajouter autre chose, dans la crainte qu'elle ne me demandât trop directement de venir ce matin...; mais il paraît qu'elle n'avait pas besoin d'invitation... Je l'ai reçue très-froidement, et, contre mon habitude, j'ai même été presque impolie. Si vous m'en croyez, vous serez également peu prévenante avec elle. C'est la seule manière de lui faire comprendre qu'elle est de trop ici.
Quelque bonne que fût Joséphine, c'était une cire molle prenant toutes les formes; dans cette circonstance, d'ailleurs, elle comprit que le premier Consul serait, ou fâché de trouver là madame de Staël, ou bien dominé par elle, et alors exclusivement enlevé à tout le monde, parce que madame de Staël était prestigieuse et magicienne aussitôt qu'on voulait l'écouter dix minutes. Aussi Joséphine la redoutait-elle plus que la femme la plus jeune et la plus jolie de toutes celles qui l'entouraient.
Quand la brillante péroraison fut terminée, le groupe s'ouvrit, et madame de Staël s'avança vers madame Bonaparte, qui la reçut avec une telle sécheresse d'accueil, que madame de Staël, peu accoutumée à de semblables façons, elle toujours l'objet d'un culte et d'une admiration mérités au reste, fut tellement ébouriffée de ce qui lui arrivait, qu'elle recula aussitôt de quelques pas et fut s'asseoir à l'extrémité du salon... En un moment son expressive physionomie, son œil de flamme exprimèrent une généreuse indignation...; un sourire de dédain plissa les coins de sa bouche; et une minute ne s'était pas écoulée, qu'elle se trouvait élevée de cent pieds au-dessus de celles qui voulaient l'humilier et ne savaient pas qu'elle était, non pas leur égale, mais leur supérieure d'âme et de cœur comme elle l'était de toutes par l'esprit.
—Bonaparte tarde bien longtemps, dit Joséphine... Un grand bruit de chevaux se fit entendre au même instant... c'était lui!...
Il descendit de cheval et monta rapidement...; en moins de quelques secondes il fut au milieu du salon, salua madame de Montesson, s'approcha de la cheminée, jeta un coup d'œil vif et prompt autour de l'appartement, puis, s'approchant de Joséphine, il passa un bras autour de sa taille, si élégante alors, et l'attirant à lui il allait l'embrasser; mais une pensée le frappa, sans doute, et il l'entraîna dans la pièce suivante en disant à madame de Montesson:
—Cette maison est-elle à vous, madame?
Madame de Montesson courut après lui pour lui répondre, mais sans que personne suivît, et tout le monde demeura dans le salon.
Pour comprendre la scène qui va suivre, il faut se rappeler qu'un moment avant, madame de Staël avait été au-devant de madame Bonaparte et en avait été fort mal reçue. Dans sa première surprise, elle avait été s'asseoir sur un fauteuil tellement éloigné de la partie habitée du salon qu'elle paraissait, dans cette position, être là comme pour montrer une personne en pénitence. À l'autre extrémité, vingt jeunes femmes très-parées, jolies, gaies, et portées naturellement à se railler de ce qu'elles ont l'habitude de craindre aussitôt que la possibilité leur en est offerte; derrière elles des groupes d'hommes parlant bas, témoignant de l'intérêt en apparence pour la position pénible d'une femme...; mais... ce mot était répété avec intention..., tandis que d'autres disaient, avec le rire de la sottise:
—Une femme!... Oh! non sans doute!... demandez-le lui à elle-même; elle vous dira qu'elle est un homme, tant son âme a de force!... Oh! je ne suis pas étonné que le premier Consul ne l'aime pas.
Madame de Staël comprenait ces discours sans les entendre; mais elle voyait chaque parole se traduire sur la physionomie de ce monde né méchant et que sa nouvelle vie sociale rendait plus méchant encore. Son œil d'aigle avait percé sans peine la nuit profonde de l'insuffisance de tout ce qui souriait à une position pénible, qui pourtant pouvait en un moment devenir celle de l'un d'eux.
Mais cependant, quelque forte qu'elle fût sur elle-même, madame de Staël ressentit bientôt l'effet magnétique de tous ces yeux dirigés sur elle. C'était un cauchemar pénible dont elle voulut rompre le charme: elle se souleva, mais ne put accomplir sa volonté et retomba sur sa chaise.
En ce moment, on vit une apparition presque fantastique traverser l'immense salon à la vue de tous. C'était une jeune femme charmante et belle, une Malvina aux blonds cheveux, aux yeux bleu foncé, aux formes pures et gracieuses. Elle traversa légèrement le salon et fut s'asseoir à côté de la pauvre délaissée. Cette démarche, dans un moment où tout le monde demeurait immobile et l'abandonnait, toucha vivement madame de Staël.
—Vous êtes bonne autant que belle, dit-elle à la jeune femme.
Cette jeune femme était madame de Custine[27]. Son esprit était charmant comme sa personne; elle connaissait peu madame de Staël, mais elle comprenait tout ce qui était supérieur, et madame de Staël était pour elle un être représentant tout ce que ce siècle devait produire de grand. Lorsque sa pensée s'arrêtait sur ces grandes choses que pouvait produire sa patrie, alors, artiste par le cœur comme elle l'était par l'esprit, on voyait flamboyer son œil toujours si doux et si velouté, sa bouche rosée ne s'ouvrait plus que rarement, et son ensemble était poétique. En voyant la plus belle de nos gloires littéraires recevoir un coup de pied comme une impuissante démonstration de l'inimitié envieuse, elle sentit au cœur une indignation profonde, et sur-le-champ elle alla s'asseoir à côté de madame de Staël.
—Oui, lui répéta celle-ci, vous êtes bonne autant que belle...
—Pourquoi? demanda madame de Custine en rougissant; car sa simplicité habituelle l'éloignait toujours de ce qui faisait effet.
—Pourquoi? répondit vivement madame de Staël... Comment! vous me demandez pourquoi je vous dis que vous êtes bonne? Mais c'est pour être venue auprès de moi, pour avoir traversé cet immense salon au bout duquel je suis venue m'asseoir comme une sotte... Vraiment, vous êtes plus courageuse que moi.
Madame de Custine rougit de nouveau jusqu'au front, et devint comme une rose.
—Et cependant, dit-elle d'une voix dont le timbre ressemblait à une cloche d'argent, cependant je suis d'une telle timidité, que je ne saurais vous en raconter des effets, car vous vous moqueriez de moi.
—Me moquer de vous! dit madame de Staël, d'une voix attendrie et en lui pressant la main... ah! jamais! À compter de ce jour, vous avez une sœur.
Et ses beaux yeux humides s'arrêtaient avec complaisance sur la ravissante figure de madame de Custine, pour achever de s'instruire dans la connaissance de cette charmante femme... Dans ce moment, madame de Staël avait complètement oublié où elle était, le premier Consul, madame de Montesson, madame Bonaparte et son salut presque froid...
—Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle à madame de Custine.
—Delphine.
—Delphine!... Oh! le joli nom! J'en suis ravie!... Delphine... C'est que cela ira à merveille!...
Madame de Custine ne concevait pas pourquoi son nom inspirait tant de contentement à madame de Staël...
Celle-ci la comprit.
—Je vais faire paraître un roman, ma belle petite; et ce roman, je veux qu'il s'appelle comme vous..... Je lui aurais donné votre nom, même s'il eût été différent... Oui, il sera votre filleul, ajouta-t-elle en riant..... et il y aura aussi quelque chose qui vous rappellera cette journée[28].
Dans ce moment, le premier Consul rentra dans le salon. En voyant madame de Staël, dont madame de Montesson n'avait pas osé lui parler non plus que Joséphine, il alla vers elle, et lui parla longtemps; il ne fut pas gracieux, mais poli, et même plus qu'il ne l'avait été jusque-là avec madame de Staël... Elle était au ciel. Ceux qui l'ont connue savent comme elle était impressionnable, et avec quelle facilité on la ramenait à soi. La bonté de son cœur était si admirable qu'elle lui donnait une bonhomie toute niaise de crédulité; ce qui, avec son beau génie, formait un de ces contrastes qu'on admire.
—Ah! général, que vous êtes grand! dit-elle au premier Consul..... Faites que je dise que vous êtes bon avec la même conviction.
—Que faut-il pour cela?
—Ne jamais parler de m'exiler.
—Cela dépend de vous..... et puis dans tous les cas vous ne seriez pas exilée; les exils et les lettres de cachet ont été abolis par la Révolution.
—Ah! dit madame de Staël d'un air étonné... et qu'est-ce donc que le 18 fructidor?.... Une promenade à Sinnamari... Le lieu était mal choisi, car l'air y est mauvais!...
Le premier Consul fronça le sourcil..... Il n'aimait pas que madame de Staël parlât politique, et surtout avec lui. Il s'éloigna sur-le-champ.
Madame de Staël comprit aussitôt sa faute, ou plutôt sa bêtise, comme elle-même le dit le soir à M. de Narbonne, qu'elle rencontra chez le marquis de Luchesini.
—Je suis toujours la même, lui dit-elle; j'ai parfois un peu plus d'esprit qu'une autre, et puis dans d'autres moments je suis aussi niaise que la plus bête... Aller lui parler du 18 fructidor!... à lui!.. lui qui peut-être bien l'a dirigé[29], quoiqu'il fût de l'autre côté des Alpes... mais qui de toute manière doit au fond du cœur aimer une révolution qui lui a permis de faire, lui chef militaire, une autre révolution avec des baïonnettes, puisque les magistrats du peuple, les Directeurs, en avaient agi ainsi avec les représentants de la nation.....
Le premier Consul ne voulut cependant montrer aucune humeur de cette conversation, qui, toute rapide qu'elle avait été, avait pu être entendue par les personnes qui étaient près de lui. Il s'approcha de madame de Montesson, causa avec elle sur une foule de sujets, et finit par lui demander s'il était vrai que M. le duc d'Orléans[30] jouât très-bien la comédie.
—Très-bien les rôles de rondeur et de gaieté. M. le duc d'Orléans n'aurait pas bien joué les rôles de Fleury, ni ceux de Molé; son physique d'ailleurs s'y opposait[31]; mais les rôles dans le genre de ceux que je viens de citer étaient aussi bien et même peut-être mieux remplis par lui qu'ils ne l'étaient souvent à la Comédie Française. On jouait souvent dans ses châteaux, car il aimait fort ce divertissement; aussi avait-il un théâtre dans presque toutes ses habitations. Nous avions beaucoup de théâtres particuliers dans les châteaux de nos princes et même à Paris. Outre celui de Sainte-Assise, il y en avait un à Chantilly, où madame la duchesse de Bourbon et M. le prince de Condé jouaient admirablement. Il y en avait aussi un à l'Île-Adam, chez M. le prince de Conti; mais là je ne crois pas, malgré le soin que le prince mettait à ce que sa maison fût une des plus agréables de France, que la partie dramatique fût aussi soignée que le reste.
—Qu'est-ce donc qu'un théâtre sur lequel le duc d'Orléans aurait joué la comédie avec les comédiens français?... Ce n'est pas Sainte-Assise.
—Ah! vous avez raison, général..... c'était sur un théâtre que M. le duc d'Orléans avait fait construire, ou au moins réparer, dans sa maison de Bagnolet. On y joua pour la première fois la Partie de chasse d'Henri IV, par Collé. Ce fut Grandval qui fit Henri IV, et, je dois le dire, M. le duc d'Orléans qui remplit le rôle de Michaud.
Le premier Consul sourit avec cette malice qui rendait son sourire charmant, lorsqu'il était de bonne humeur. Il avait voulu amener madame de Montesson à dire que le duc d'Orléans jouait avec Grandval; mais c'était une époque où l'on était peu soigneux des convenances de rang, et où le Roi s'appelait La France[32].
Madame de Montesson vit le sourire... Elle ne dit rien..., mais une minute après elle appela Garat, qui était à l'autre bout du salon, et lui dit, avec cette grâce charmante qu'elle mettait toujours dans une demande pour faire de la musique chez elle ou bien une lecture:
—Qu'allez-vous nous chanter, Garat?... avez-vous ici quelqu'un de force à chanter un duo de Gluck avec vous?
Garat sortit un moment sa tête de l'immense pièce de mousseline dans laquelle il était enseveli et qui lui servait de cravate; puis il prit un lorgnon qui ressemblait à une loupe, et promena longtemps ses regards sur l'assemblée avant de répondre; probablement que l'examen ne fut pas favorable, car il secoua tristement la tête et laissa tomber lentement cette parole:
—Personne.
—J'en suis fâchée, dit madame de Montesson; vous auriez chanté ce beau duo que vous avez dit souvent avec la Reine... car vous chantiez souvent avec elle, n'est-ce pas?
Garat souleva la tête une seconde fois, cligna de l'œil, et joignant ses petites mains, dont l'une était estropiée, comme on sait, il dit avec un accent profondément touché et toujours admiratif:
—Oh! oui!... Pauvre princesse!... comme elle chantait faux!
Madame de Montesson sourit aussi à son tour, mais d'une manière imperceptible, car elle était avant tout la femme du monde et celle des excellentes manières. Elle avait voulu prouver au premier Consul que le duc d'Orléans n'était pas le seul prince qui eût joué avec des artistes, puisque la reine de France chantait dans un concert devant cinquante personnes avec un homme qui se faisait entendre dans un concert payant.
Napoléon n'aimait pas Garat. Cependant comme il aimait le chant, et que Garat avait vraiment un admirable talent, il l'écouta avec plus d'attention qu'il ne l'avait fait jusque-là, et même il lui fit répéter une romance que Garat chantait admirablement et dont la musique est de Plantade!
Le jour se lève, amour m'inspire,
J'ai vu Chloé dans mon sommeil;
Je l'ai vue, et je prends ma lyre, etc.
Mais le Consul n'eut pas la même patience pour Steibelt. Celui-ci arrivait à Paris et désirait vivement se faire entendre de l'homme dont le nom remplissait non-seulement l'Europe, mais le monde habité. Madame de Montesson lui demanda de venir à l'un de ses déjeuners, et ce même jour il y était venu. Ce fut donc avec une grande joie qu'il se mit au piano. Il joua d'abord une introduction improvisée admirable, qui à elle seule était une pièce entière; mais il tomba dans sa faute ordinaire; il entreprit toute une partition; il commença la belle sonate à madame Bonaparte, une de ses plus belles compositions, sans doute, mais qui ne finit pas. Le premier Consul fit assez bonne contenance pendant l'introduction et la première partie de la sonate; mais à la reprise de la seconde, il n'y put tenir. Il se leva brusquement, prit congé de madame de Montesson en lui baisant la main, ce qui était rare pour lui, murmura quelques mots sur ses occupations, et sortit saluant légèrement à droite et à gauche, en entraînant Joséphine, qui le suivait en mettant ses gants, rajustant son châle et disant adieu en courant à madame de Montesson.
—Il est charmant, s'écria madame de Montesson toute ravie du baisement de main. N'est-ce pas, Steibelt, qu'il est charmant?
—Charmant? dit le Prussien furieux!... charmant? dites plutôt que c'est un Vandale!... demandez à Garat.
Mais Garat avait été écouté; on lui avait même redemandé sa romance, et il dit non-seulement comme les autres:—Il est charmant...; mais il ajouta, avec cette expression importante que nous lui avons tous connue, et qui rendait si drôle sa figure de singe:
C'est un grand homme!
Mais où madame de Montesson eut une maison peut-être encore plus agréable qu'à Paris, ce fut à Romainville. Elle s'ennuya bientôt de Paris; elle y eut quelques désagréments. On ne peut servir tout le monde, quelque crédit qu'on ait; et ceux qui ne réussissent pas par votre moyen sont mécontents et vous accusent: ce fut ce qui arriva à madame de Montesson. Elle eut de plus des cabales de théâtre qui vinrent lui donner de l'ennui.
Mademoiselle Duchesnois voulut débuter aux Français[33]. Chaptal, qui prétendait se connaître en figures, prononça qu'un aussi laid visage ne pourrait jamais réussir, et refusa ou du moins éluda l'ordre de début. On en parla à madame de Montesson; elle avait joué la comédie trop souvent et trop bien pour ne pas porter intérêt à une jeune personne qui annonçait du talent, car elle promettait alors ce qu'elle n'a pas donné, tandis que mademoiselle Georges a été depuis, comme alors, bien au-dessus d'elle.
Quoi qu'il en soit, madame de Montesson se passionna pour le talent de mademoiselle Duchesnois, qui était laide à renverser. Le moyen, quelque esprit qu'elle eût, de se douter que c'était M. de Valence qui lui imposait mademoiselle Duchesnois!... Comme elle était loin de cette pensée, elle voulut, à son tour, employer son crédit pour imposer mademoiselle Duchesnois aux Parisiens. Elle fit donc promettre à madame Bonaparte de venir entendre mademoiselle Duchesnois en petit comité. On invita cent cinquante personnes, plus de deux cents s'y trouvèrent. Chaptal était du nombre. Il pensait comme beaucoup de gens qu'un beau ou un joli physique est une condition, sinon première, au moins très-importante pour réussir sur le théâtre. C'était un homme d'esprit sur lequel on faisait des mots qu'on croyait bons et qui n'étaient que de pauvres sottises. Il avait de la science et de la bonté, et, en surplus de sa science, il avait de l'esprit. Mademoiselle Duchesnois, avec sa grande bouche, sa maigreur osseuse, car alors elle était maigre et sans forme, avec sa laideur enfin, lui parut avoir raison lorsqu'elle disait:
Soleil, je viens te voir pour la dernière fois.
et il jugea inutile de la faire mentir en la faisant revenir pour le répéter. En conséquence, il lui refusa un ordre de début. Voilà pourquoi madame de Montesson sollicita madame Bonaparte d'entendre la jeune débutante chez elle, et fit prier par elle M. Chaptal d'y venir. Le moyen de refuser la reine de France, car Joséphine l'était déjà!... Chaptal vint donc chez madame de Montesson, où nous entendîmes mademoiselle Duchesnois dans Phèdre, et, je crois, dans Clytemnestre et dans Didon...
—Que ferez-vous? dis-je à Chaptal, lorsque après avoir écouté la débutante on se mêla pour causer.
Il me regarda en souriant.
—Je parie que vous m'avez deviné, me dit-il.
—Mais non... J'ai fort bonne opinion de votre fermeté...
—Vraiment!... mais le moyen!... mettez-vous à ma place... tenez, voyez plutôt.
En effet, nous vîmes s'avancer vers nous madame Bonaparte, donnant le bras à madame de Montesson, qui, pour cette grande attaque, avait quitté son canapé et son tabouret[34], et, tenant mademoiselle Duchesnois par la main, venait solliciter le fameux ordre de début...
—Et la protégée de madame Louis Bonaparte? dis-je à Chaptal...
—Oh! qu'elle est belle! s'écria-t-il comme transporté à ce seul souvenir!
—Et comme elle est bonne dans les moments de force de son rôle! vous ne pouvez pas la refuser si celle-ci débute.
—Vous avez raison... Eh bien! toutes deux débuteront.
Ces dames arrivèrent alors auprès de nous... Madame de Montesson demanda, madame Bonaparte appuya et Chaptal accorda ce qu'il ne pouvait au fait pas refuser à madame Bonaparte, qui, par instinct, n'aimait pas mademoiselle Georges, rivale de mademoiselle Duchesnois, que mademoiselle Raucourt avait amenée chez madame Louis, où je l'admirai le lendemain de la soirée de madame de Montesson.
—N'est-ce pas, me dit mademoiselle Raucourt avec son accent de Léontine dans Héraclius, ou de Cléopâtre dans Rodogune, n'est-ce pas que voilà un bel outil de tragédie?...
Le fait est qu'elle était superbe, et que son talent, très-beau dans cette première époque de sa vie, est devenu un des plus remarquables de notre temps: c'est le dernier soupir de la bonne tragédie. Mademoiselle Raucourt lui avait donné les bonnes traditions, et elle les a conservées...
Madame de Montesson voulut quitter Paris, et comme sa fortune lui permettait d'avoir une maison à elle, elle en acheta une charmante à Romainville; mais elle était trop petite, il fallut l'agrandir. Elle fit bâtir, et ce qu'elle ordonna fut d'un goût si parfait, que tout le monde voulut connaître cette charmante chaumière ou moulin, comme elle l'appelait, et bientôt elle eut plus de monde qu'à Paris.
J'ai déjà dit qu'elle peignait admirablement les fleurs; elle voulut en élever d'aussi belles que celles du Jardin des Plantes, pour lui servir de modèles. Elle fit donc construire une serre à Romainville: cette serre servit ensuite de modèle pour celle de la Malmaison[35]; elle communiquait à la chambre à coucher de madame de Montesson par une glace sans tain. Au milieu, était une rotonde dans laquelle on déjeunait tous les matins. Il y avait souvent des personnes qui ne pouvaient pas venir plus tard et venaient déjeuner à Romainville, et puis l'entourage de madame de Montesson était fort nombreux. Elle avait ses deux nièces, dont l'une, madame de Valence, était encore charmante, et jolie, et gracieuse, autant que femme peut l'être...; l'autre, madame Ducrest, chantait à merveille. On faisait d'excellente musique à Romainville; madame Robadet, dame de compagnie de madame de Montesson, était très-forte sur le piano et l'une des premières élèves de Steibelt. Dès qu'il fut arrivé à Paris, il fut attiré dans cette maison et contribua à l'agrément du salon de madame de Montesson. C'était une aimable femme que madame Robadet[36]; elle formait, avec la famille nombreuse de madame de Montesson, le fond et le noyau de la société qu'on était toujours sûr de trouver à Romainville. Tout cela se groupait autour de la maîtresse de la maison, sans chercher à faire un effet exclusif, et pour l'aider seulement à rendre sa maison plus agréable[37], quoique parmi elles il y en eût qui pouvaient le faire avec certitude de succès; mais la pensée n'en venait pas... Il y avait donc à Romainville madame de Valence, encore jolie à faire tourner une tête, et madame Ducrest, nièces toutes deux de madame de Montesson; les deux filles de madame de Valence[38], parfaitement élevées, polies, et faisant déjà présumer ce qu'elles sont devenues, des femmes parfaites; mademoiselle Ducrest (Georgette), jolie comme un ange et fraîche comme un bouton de rose... Voilà ce qui formait le fond de la société habituelle de madame de Montesson; il faut y ajouter les dames de La Tour[39], amies malheureuses pour qui elle fut une providence... Les plus habituées ensuite étaient madame Récamier, madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély... Madame Bonaparte y allait aussi souvent qu'elle le pouvait, ainsi que la princesse Borghèse. J'y allais aussi, mais je fus à Arras alors, ce qui me rendit moins assidue. On y voyait aussi presque toujours madame de Fontanges[40], fille de M. de Pont; et puis encore madame de Custine, mademoiselle de Sabran, cette belle et ravissante personne, dont le dévouement, aussi grand que son courage et sa beauté, fit impression sur un peuple en délire, et ne put toucher des juges qui, pour la satisfaire, n'avaient qu'à écouter la justice!...
On voyait encore chez madame de Montesson toutes les étrangères ayant une spécialité de fortune, de rang ou de beauté: la marquise de Luchesini[41], la marquise de Gallo[42], madame Visconti, la duchesse de Courlande, madame Divoff, madame Demidoff, la princesse Dolgorouki et la belle madame Zamoïska[43], et une foule de Françaises et d'étrangères dont les noms m'échappent.
J'ai dit que madame de Montesson ne sortait pas. Sa santé, presque détruite, en était encore plus la cause que l'étiquette, contre laquelle plusieurs personnes se révoltaient. À l'époque dont je parle surtout (en 1804), elle souffrait cruellement de douleurs aiguës qui lui ôtaient presque ses facultés. Un jour cependant, quelles que fussent ses souffrances, elle prouva combien madame de Genlis avait tort en l'accusant de manquer de cœur[44]. Elle était plus accablée que de coutume, et retirée dans l'intérieur de son appartement; elle était entourée de ses femmes, qui empêchaient le moindre bruit de parvenir à elle... Tout à coup, elle entend la voix de madame de La Tour, de son amie, qui, au milieu de sanglots étouffés, suppliait la femme de chambre de garde auprès de la malade de la laisser entrer... Madame de Montesson, émue de ce qu'elle entend, sonne, et donne l'ordre de laisser entrer madame de La Tour.
—Ah! mon amie, ma seule amie, venez à notre secours! s'écrie madame de La Tour, en tombant à genoux près de son lit... Mes neveux vont périr si vous ne les secourez pas!... Vous seule le pouvez; car vous avez tout pouvoir sur madame Bonaparte, et madame Bonaparte peut tout à son tour sur le général Bonaparte[45].
Et madame de La Tour apprend à son amie ce qu'elle ignorait, n'ayant lu aucun journal depuis le matin, la conspiration de Georges et le danger de MM. de Polignac.
Madame de Montesson, dont l'esprit rapide comprit sur-le-champ le danger des accusés, ne perd pas un moment à délibérer; elle sonne, donne l'ordre de mettre ses chevaux et demande une robe.
—Mais vous êtes malade, mon amie!... vous souffrez cruellement... vous ne pouvez aller à Paris... Je ne vous demandais qu'un billet pour madame Bonaparte!
—Un billet n'est point assez éloquent lorsqu'il s'agit de la vie d'un homme, lui répondit madame de Montesson... Il faut que je voie non-seulement Joséphine, mais l'Empereur!...
—Mais vous avez la fièvre! s'écrie madame de La Tour, qui venait de serrer sa main.
—Eh bien! je n'en parlerai que mieux et plus vivement, dit-elle en souriant et en montrant des dents encore superbes...
Et une demi-heure n'était pas encore écoulée depuis l'entrée de madame de La Tour dans sa chambre, qu'elle était sur le chemin de Saint-Cloud.
En arrivant, elle fut aussitôt introduite auprès de Joséphine; elle lui demanda avec instance, avec larmes, la grâce de MM. de Polignac et de M. de Rivière[46].
—Hélas! répondit Joséphine, que puis-je pour eux?
—Tout! dit avec force madame de Montesson; car vous avez un motif puissant pour exiger de l'Empereur qu'il vous accorde les trois têtes qu'il veut faire tomber. C'est sa propre gloire que vous voulez sauver avec elles!... Que veut-il?... être roi!... Eh bien! veut-il aussi que nos vœux, qui seront toujours pour lui, soient refoulés dans nos cœurs par cet acte de cruauté?... Veut-il que les marches du trône où il monte soient teintes du sang innocent?...
—Mais ils sont coupables! dit doucement Joséphine.
—Non, ils ne sont pas coupables! dit madame de Montesson, avec une force que lui donnait la fièvre qu'elle avait et l'émotion de son âme. Non, ils ne sont pas coupables!... Quels serments ont-ils prêtés?... quelle est la foi jurée qu'ils ont violée?... Toujours fidèles à leur souverain, ils sont rentrés en France pour ses intérêts; c'est vrai... Eh bien! qu'on les surveille... qu'on les enferme... Mais pas de mort!... pas de sang versé!... Mon Dieu! la France n'en a-t-elle pas assez vu couler?...
Et, tout épuisée de l'effort qu'elle venait de faire, elle retomba sur le canapé d'où elle s'était levée, entraînée par son agitation.
—Calmez-vous, lui dit Joséphine en l'embrassant, vous me faites rougir de mes craintes. Je parlerai... Bonaparte m'entendra... et je vous jure qu'il faudra qu'il me donne la grâce de MM. de Polignac, ou je n'aurai plus d'affection pour lui. Vous m'ouvrez les yeux!... Sans doute, ils ne sont pas aussi coupables que ce Moreau!...
—Oh! lui, je vous l'abandonne!... quoiqu'à vrai dire, il faudrait que la première action de votre héros, dans la route nouvelle que sa gloire lui a frayée, fût tout entière grande et généreuse. Ah! Joséphine! la clémence est si belle dans un souverain!...
—Je vous promets de faire tout ce que je ferais pour sauver mon frère... Reposez-vous sur moi.
—Ne pourrais-je le voir? demanda madame de Montesson.
—Je vais le savoir, dit Joséphine avec empressement, et peut-être charmée d'avoir un auxiliaire aussi puissant avec elle.
Elle revint au bout de quelques minutes l'air tout abattu.—Je ne puis le voir moi-même, dit-elle... Partez; mais comptez sur moi.
Madame de Montesson revint à Romainville dans un état digne de pitié. Sa fièvre avait redoublé par la crainte de ne pas réussir, et de rapporter une parole de mort dans cette famille désolée[47], au lieu de la joie qu'elle lui avait promise... En arrivant, elle vit accourir madame de La Tour et sa fille.—Espérez!...«leur cria-t-elle du plus loin qu'elle put se faire entendre. Il lui semblait que cette espérance ne serait pas vaine...
On a dit une foule de versions sur cette affaire de MM. de Polignac; le fait réel est celui que je raconte. On a mis sur le compte de Murat, de Savary, de l'impératrice, le salut des accusés. Ce fut madame de Montesson, ce fut elle qui sauva M. de Polignac, M. de Rivière et M. d'Hozier[48]. Murat, qui alors était gouverneur de Paris, dit seulement à l'Empereur: Soyez clément, et vous sèmerez pour recueillir.
Mais ces paroles furent dites pour tous les accusés, et même pour Moreau, Coster de Saint-Victor, M. d'Hozier et les autres. Quant à Savary, ce qu'il fit fut pour plaire à sa femme et satisfaire son amour-propre, parce qu'il était allié de très-près, par madame Savary, aux Polignac; mais quand il vit se froncer le sourcil impérial, il se retira au fond de sa coquille pour s'y tenir tranquille. Ce fut, je le répète, madame de Montesson qui sauva MM. de Polignac et de Rivière.
L'espérance que madame de Montesson avait rapportée à ses amies ne fut pas d'abord réalisée... La condamnation fut prononcée... En l'apprenant, madame de Montesson oublia de nouveau toutes ses souffrances; elle ne sentit plus qu'une seule douleur, celle de ces femmes qui pleuraient et sanglotaient dans ses bras, l'appelant à leur aide et lui criant qu'elles n'espéraient qu'en elle.
—Mon Dieu! mon Dieu! disait madame de Montesson tandis que sa voiture roulait rapidement vers Saint-Cloud, prêtez-moi un accent qui le persuade; car ce n'est que de lui seul que j'attends quelque pitié.
Elle avait raison; elle savait qu'autour des rois, et Napoléon l'était déjà par le fait[49], il n'y a que trop de gens perfides dont la volonté d'exécution outre-passe toujours l'intention de punir du maître.
—J'ai parlé, lui dit Joséphine aussitôt qu'elle l'aperçut, mais j'ai peu d'espoir... Il est plus irrité cette fois que je ne l'ai vu encore pour des conspirations, même celle de la machine infernale, où, sans ce pauvre Rapp, Hortense et moi nous sautions en l'air, sans compter madame Murat[50]... Je lui ai parlé avec l'intérêt que je devais mettre à une aussi importante affaire, et je crains...
—Mais je veux le voir! s'écria madame de Montesson... Joséphine, faites que je le voie, et vous serez un ange.
—Vous le verrez, mon amie!... vous le verrez, calmez-vous... mais, au nom de vous-même, si vous voulez parvenir à son âme, ne me faites pas craindre ce qu'il appelle des scènes. Je le connais, et je sais que c'est le moyen de n'arriver à rien... calmez-vous.
—Eh! puis-je être calme!... si vous saviez quelle douleur, quelle désolation j'ai laissée derrière moi...
—Mais soyez tranquille, au moins en apparence... Attendez-moi... je reviens dans un moment.
Et Joséphine partit en courant... À cette époque elle était svelte encore, et sa taille avait ce charme qu'elle a conservé si longtemps.
Quelques minutes après, elle revint précipitamment;... sa figure, toujours bonne et gracieuse, était ravissante en ce moment.
—Venez, venez! s'écria-t-elle en offrant son bras à madame de Montesson et l'entraînant vers le cabinet de l'Empereur; il veut bien vous voir!... c'est d'un heureux augure.
Madame de Montesson le pensait aussi, et cette pensée lui donna des forces pour parcourir l'espace assez grand qu'il y avait entre la chambre de Joséphine et le cabinet de Napoléon; mais à peine fut-elle entrée dans ce cabinet et eut-elle regardé Napoléon, que tout espoir s'évanouit de nouveau, et ce ne fut qu'en tremblant qu'elle entra dans l'appartement... Napoléon se promenait rapidement dans la chambre, ayant encore son chapeau sur sa tête, qu'il n'ôta même pas à l'entrée de madame de Montesson.
—Eh bien, madame, lui dit-il assez brusquement... vous aussi vous vous liguez avec mes ennemis!... vous venez me demander leur vie quand ils ne rêvent que ma mort!... quand ils la cherchent et veulent me la faire trouver jusque dans l'air que je respire!... Ils me rendent craintif... moi!... oui... ils m'empêchent de sortir, parce que je redoute que la moitié de Paris ne soit victime de leur barbarie... ce sont des monstres!...
Madame de Montesson ne répondit rien... l'Empereur s'irrita de son silence:
—Vous n'êtes pas de mon avis, à ce qu'il paraît, madame?... dit-il avec amertume.
Elle baissa les yeux.
NAPOLÉON.
Vous ne voulez pas me faire l'honneur de me répondre?
MADAME DE MONTESSON.
Que puis-je vous dire, Sire?... vous êtes ému, vous êtes surtout offensé... et vous ne m'entendriez pas. Ce que je puis seulement vous affirmer, c'est que j'ai l'horreur du sang, même de celui d'un coupable!... Jugez ce que je pense de ceux qui veulent faire couler le vôtre!!!...
NAPOLÉON, se rapprochant d'elle.
Pourquoi donc alors, si vous avez de l'amitié pour moi, venez-vous intercéder pour des hommes qui me tueront demain, si tout à l'heure je leur fais grâce?...
MADAME DE MONTESSON.
Non, Sire; on vous a trompé. MM. de Polignac peuvent avoir une pensée unique, absolue, qui régit leur vie et les guide dans tout ce qu'ils font et ce qu'ils disent. Ils veulent le retour des princes, comme le général Berthier, le général Junot voudraient le vôtre en pareille circonstance; mais ils ne sont pas assassins. Ils ont pu employer un homme à qui tous les moyens sont bons; mais eux, ils sont incapables d'imaginer et encore moins d'exécuter une infamie.
JOSÉPHINE allant à lui et l'embrassant sur le front.
Que t'ai-je dit, mon ami?... tu vois que madame de Montesson te parle comme moi!... Que t'ai-je dit encore? que MM. de Polignac seraient à l'avenir liés par la reconnaissance s'ils te doivent leur vie!
Ajoutez à cette considération, qui est immense, que vous êtes dans un moment, Sire, où vous devez marquer par votre clémence plus que par la sévérité... Cette époque à laquelle vous êtes parvenu, vous savez que je vous l'ai presque prédite[51]; en faveur de cette prédiction... soyez toujours mon héros!... soyez plus, soyez l'ange protecteur de la France!... qu'on dise de vous seul ce qu'on n'a dit encore d'aucun souverain:—Il fut vaillant comme Alexandre et César, et bon comme Louis XII.
NAPOLÉON, d'une voix plus douce.
Mais je ne suis pas roi!... je ne suis, comme empereur, que le premier magistrat de la république.
MADAME DE MONTESSON, souriant.
Vous êtes tout ce que vous voulez et vous serez aussi tout ce que vous voudrez... Enfin, comme premier magistrat de votre république, comme vous l'appelez, vous pouvez faire grâce, et il faut la faire.
NAPOLÉON.
Et qui me garantira non-seulement ma vie, mais celle de tout ce qui m'entoure, si je fais grâce?
MADAME DE MONTESSON.
La parole d'honneur des condamnés qu'ils ne violeront jamais, j'en suis garant.
NAPOLÉON.
Vous connaissez mal ceux dont vous répondez, madame, à ce qu'il me paraît; MM. de Polignac sont des hommes d'honneur, sans doute, mais ils regarderont la parole donnée comme un serment prêté sous les verrous, et ils s'en feront relever par le pape.
Eh bien! si tu crains qu'ils ne soient pas assez forts contre leur volonté dominante, garde-les sous des verrous; mais pas de mort, mon ami..., pas de mort!
MADAME DE MONTESSON se levant et allant à lui en lui prenant la main.
Sire!... que faut-il faire? Faut-il vous conjurer à genoux?... Sauvez M. de Polignac... sauvez les accusés; sauvez-les tous!... oh! je vous supplie!...
Et elle plia le genou au point de toucher la terre; Napoléon la releva précipitamment et la contraignit presque de se rasseoir.
NAPOLÉON.
Vous m'affligez... car, en vérité, je ne puis vous accorder la vie de tous ces hommes, pour qui le repos de la France n'est rien, et qui se jouent du sang de ses fils comme de celui d'une peuplade sauvage.
JOSÉPHINE.
Bonaparte[52], je t'ai déjà bien prié... je te prierai tant qu'il y aura de l'espoir... mais, si tu me refuses, je ne t'aimerai plus...
NAPOLÉON l'embrassant.
Mais puisque tu m'aimes, comment peux-tu me demander la grâce de ces hommes qui non-seulement, je le répète, veulent ma mort, mais le bouleversement de la France?
MADAME DE MONTESSON avec douceur.
Ce n'est pas ce qu'ils veulent.
NAPOLÉON.
Eh! madame, peuvent-ils espérer autre chose? L'agitation révolutionnaire que j'ai tant de peine moi-même à contenir se soumettrait-elle à une main inhabile? On n'improvise pas un gouvernement, madame, et les passions populaires ne répondraient plus aujourd'hui à leur colère royaliste contre la Révolution et la République... Cependant, tout en accusant MM. de Polignac et de Rivière de ramener des troubles peut-être plus sanglants que ceux de 93, je les trouve moins coupables que des généraux républicains... des hommes comme Moreau (sa voix devint tremblante), Pichegru!... qui vont serrer la main, comme frères, au chouan Georges!...
Il se laissa aller sur un canapé... Il était pâle et semblait avoir le frisson; ses lèvres étaient blêmes et toute sa physionomie bouleversée. Madame de Montesson fut alarmée et fit un mouvement; mais Joséphine lui fit signe de demeurer tranquille, et, s'approchant de Napoléon, elle lui prit les mains, les serra dans les siennes, puis elle l'embrassa, lui parla bas longtemps, et peu à peu le calme revint sur la belle physionomie de l'Empereur. Mais madame de Montesson dit ensuite qu'elle avait eu peur lorsque ses yeux s'étaient fermés et qu'il était tombé sur le canapé. Oui, reprit-il en se levant et marchant très-vite, en partie dans la chambre et en partie dans le jardin[53]... ces hommes de la France sont plus coupables que des serviteurs de la famille de Louis XVI, de ce malheureux Louis XVI!... Mais Moreau... le vainqueur d'Hohenlinden!... lui, devenir un conspirateur!... Il me croit jaloux[54] de lui! et pourquoi, grand Dieu!... Ma portion de renommée est assez belle; je n'ai besoin de nulle autre pour la rendre plus brillante... Et si Dieu me prend en faveur, j'espère bien en mériter une aussi élevée qu'il y en a sous le ciel!...
—Eh bien! donc, dirent les deux femmes en même temps en se mettant presque à genoux, soyez clément pour MM. de Polignac... commuez la peine... mais pas de mort!... Oh! pas de mort!...
—Demain tu viendras me parler pour Moreau, dit Napoléon à Joséphine!... Croiriez-vous, dit-il ensuite à madame de Montesson, qu'après avoir été le but des impertinences de la femme pendant quatre ans, elle a été plus qu'importune pour obtenir la grâce entière du mari?... Elle est vraiment bonne, ma Joséphine. Et l'attirant à lui, il l'embrassa avec une profonde émotion.
—Et moi, dit madame de Montesson, il me faut aussi vous embrasser pour vous remercier.
NAPOLÉON étonné, mais souriant.
Me remercier! et de quoi?
MADAME DE MONTESSON.
Mais de la grâce de mes amis! Ne venez-vous pas de le dire?... N'avez-vous pas reconnu que Moreau était plus coupable qu'eux?...
NAPOLÉON.
Sans doute.
MADAME DE MONTESSON.
Eh bien! s'il en est ainsi, vous ne pouvez pas condamner les uns quand vous faites grâce au plus criminel...
NAPOLÉON la regardant.
Eh! qui vous dit, madame, que je ferai grâce à quelqu'un?
Mon cœur qui vous connaît et qui m'assure que vous ne voulez pas faire condamner Moreau... Il ne le sera pas.
JOSÉPHINE.
Mon ami... grâce!... grâce!...
MADAME DE MONTESSON.
Allons, dites ce mot-là!... il vous fera du bien.
NAPOLÉON.
Mais je ne puis la faire entière cette grâce..... il me faut une garantie, et je ne puis l'avoir que dans la liberté de ces messieurs.....
MADAME DE MONTESSON l'embrassant avec affection[55].
Ah! merci! merci!.... vous êtes bon! vous êtes aussi bon que vous êtes grand!....
JOSÉPHINE l'embrassant aussi très-émue.
Merci, mon ami!.... merci!.... Voilà une belle journée!.... elle doit aussi être belle pour toi!...
Mais que dans leur prison ils soient circonspects; pas d'intrigues.... pas de complots.
MADAME DE MONTESSON avec assurance.
Je réponds d'eux... (Elle va vers l'Empereur, mais sans crainte.) En parlant des accusés... j'ai entendu tous les accusés pour la cause royale.
NAPOLÉON très-vivement.
Non, madame..... En vous accordant, ainsi qu'à Joséphine, la vie de M. de Polignac et de M. de Rivière, je n'ai entendu et compris que ces deux noms; les autres doivent subir leur sort.
MADAME DE MONTESSON.
Même M. d'Hozier?....
NAPOLÉON.
M. d'Hozier comme les autres.
JOSÉPHINE.
Mon ami!....
NAPOLÉON frappant du pied avec colère.
On a bien raison de dire qu'un homme d'état ne devrait jamais laisser approcher une femme de son cabinet!.... Que me voulez-vous toutes deux?... Vous me tourmentez depuis une heure pour obtenir une chose qui peut-être me sera fatale!.... Dieu veuille qu'un jour vous ne vous rappeliez pas cette conversation avec effroi!
MADAME DE MONTESSON.
Dieu protége les rois cléments, et nous ne nous la rappellerons que pour vous en aimer davantage... Mais, je vous en conjure, donnez-moi la vie de M. d'Hozier.
NAPOLÉON.
Vous l'aimez donc beaucoup?
MADAME DE MONTESSON.
Moi! du tout, je ne le connais pas[56].
NAPOLÉON.
Eh bien! pourquoi donc alors vouloir arrêter le cours de la loi?....
MADAME DE MONTESSON.
Que vous importe?.... Allons, accordez-moi sa grâce!... je vous en conjure!... Hélas! pour vous-même, je voudrais vous voir signer une amnistie pleine et entière. Ainsi, par exemple, M. de Saint-Victor.....
NAPOLÉON l'interrompant avec une sorte de hauteur.
Ah! pour celui-là, je vous demande de ne pas aller plus loin! M. de Saint-Victor est sans doute un brave homme; mais il est du nombre de ces conspirateurs qui ruinent une cause, quand ils y entrent comme associés actifs..... C'est un homme bien dangereux[57]... et il a fait bien du mal à tous les siens!... Il doit mourir!... (ajouta-t-il après un long silence et comme répondant à une voix intérieure.) Nous ne sommes plus au temps des Brutus.
MADAME DE MONTESSON.
Je ne connais M. de Saint-Victor que de nom, ainsi que M. d'Hozier; mais des rapports intimes existent entre ce dernier et moi par des amis communs: voilà pourquoi je tiens tant à le sauver.
NAPOLÉON.
Eh bien! soit: je vous le donne encore..... (se reprenant) c'est-à-dire j'en parlerai avec Cambacérès et le grand-juge; car je n'ai pas pouvoir à moi seul.....
Madame de Montesson quitta Saint-Cloud tellement heureuse d'avoir obtenu ce qu'elle voulait, qu'elle ne souffrait plus...
—Victoire! cria-t-elle du plus loin qu'elle aperçut ses amies désolées qui accouraient à elle.... Victoire!—Et elle leur annonça ce que l'Empereur venait de faire.
—C'est un homme qui veut mériter ce qu'il cherche à obtenir, dit M. de Valence... et ce n'est pas moi qui lui serai un empêchement.
Telle fut la véritable histoire de MM. de Polignac[58]. Je ne sais s'ils en sont instruits; mais la voici telle qu'elle me fut racontée par la principale actrice de ce drame intéressant et confirmée par la seconde.
Nous remarquâmes, en parlant de cette conspiration et du jugement des accusés, qu'ils montrèrent dans cette circonstance le même courage insouciant que toute la noblesse a constamment prouvé pendant le temps de la Révolution.—M. de Rivière, à qui je reproche trop de ferveur pour son parti peut-être, fut pendant ce procès l'homme de cour d'autrefois... C'était M. de Narbonne se battant avec un bouton de rose dans la bouche, et qui, le laissant[59] tomber, se penche, le ramasse, mais sans cesser de croiser le fer, se relève, reprend aussitôt son avantage et désarme son adversaire.—M. de Rivière faisait des vers. Un jour, se trouvant au tribunal et apercevant madame de La Force parmi ses nombreux amis, ayant à côté d'elle mademoiselle de La Ferté[60], il fit ce couplet, et l'ayant écrit au crayon, il le lui fit passer:
En prison est-on bien ou mal?
On est mal, j'en ai maint exemple.
On est mal au bureau central;
On est encor plus mal au Temple.
À l'Abbaye on n'est pas mieux,
Car d'en sortir chacun s'efforce.
Le prisonnier le plus heureux,
C'est le prisonnier de la Force.
Chanter sous le couteau; comme c'est français!...
La conduite de madame de Montesson dans cette circonstance fut connue, mais moins peut-être qu'elle n'aurait dû l'être en raison de sa modestie. On parla beaucoup dans le monde de la vie de MM. de Polignac sauvée par Joséphine, mais voici la vraie version. Sans doute que les MM. de Polignac l'ont su, ainsi que M. de Rivière, et que leur reconnaissance aura payé celle qui ne faisait en cela que servir ses amis et sauver la vie d'un homme.
La santé de madame de Montesson, qui, à cette époque, était déjà perdue, parut reprendre un peu de mieux par la joie qu'elle vit autour d'elle. Madame de La Tour remerciait Dieu chaque soir et le priait pour cette âme parfaite qui lui avait conservé tout ce qui lui restait d'une sœur bien-aimée.... Madame de Montesson, heureuse du bonheur de ses amis, jouissait de son ouvrage, et pendant toute l'année 1804 elle fut encore assez bien pour donner de l'espoir. Sa maison de Romainville, toujours ouverte, était plus que jamais le rendez-vous de tout ce qui arrivait à Paris en gens distingués, et de cette belle fleur de bonne compagnie française dont il y avait encore alors un bon nombre en France... Remplie de reconnaissance, attachée d'amitié à l'Empereur, elle prit une part positive à tout ce qui lui arriva dans les années qui s'écoulèrent entre la grâce de MM. de Polignac et le jour où elle mourut. L'arrivée du Pape, les événements immenses qui se groupaient autour de Napoléon pour prouver qu'il ne pouvait être servi par la fortune qu'en raison de sa gigantesque destinée, trouvaient en elle une amie pour les faire valoir. Elle l'aimait de cœur, enfin, ainsi que Joséphine et plusieurs des généraux attachés à l'Empereur. M. d'Abrantès y allait beaucoup lorsqu'il était à Paris. J'y voyais aussi le maréchal Pérignon, mais pas très-souvent. Duroc y allait aussi;—Savary jamais. Madame de Montesson le détestait...
Mais la santé de madame de Montesson s'altéra au point que Hallé, que je voyais souvent, et qui à cette époque était mon médecin, me dit qu'elle était fort mal. On lui fit quitter Romainville et elle revint à Paris, mais dans un état désespéré. Madame de Genlis eut alors une conduite admirable et à laquelle il faut rendre justice. Madame de Montesson était riche; elle avait même une immense fortune, et elle laissait sa nièce travailler la nuit pour gagner sa subsistance. Peut-être avait-elle pour se conduire ainsi des motifs que j'ignore[61], cela se peut;—je le veux croire même pour l'excuser... mais madame de Genlis ne devait pas moins en ressentir la blessure. Aussitôt qu'elle apprit le danger de madame de Montesson, elle laissa un ouvrage pour lequel elle avait un dédit assez fort si elle ne le livrait pas pour un jour fixé, et elle consacra ses journées entières à sa tante, partant de l'Arsenal, où elle logeait alors, pour aller chez la malade dans la Chaussée-d'Antin, à dix heures du matin, pour n'en revenir qu'à dix heures du soir!... Pendant ses journées de souffrance, madame de Montesson avait constamment sa tête, et comme ses douleurs n'étaient pas fort aiguës, madame de Genlis lui faisait la lecture pendant quatre et cinq heures... Le jour de sa mort, sentant sa fin approcher, elle demanda elle-même les sacrements... sa nièce les lui vit recevoir et pria avec le clergé... À peine les prêtres étaient-ils partis, que l'agonie commença... Cachée derrière le rideau du lit de la mourante, madame de Genlis priait tout bas et sans qu'elle pût entendre les prières des agonisants que sa nièce disait pour elle!... Aussitôt qu'elle fut expirée, madame de Genlis, fort émue et toute en pleurs, tira le rideau, et, tombant à genoux près du corps de cette parente à un degré si intime qui avait oublié au moment extrême qu'elle laissait la fille de sa sœur dans un état malheureux, elle pria longtemps pour elle... puis, se relevant, elle lui ferma les yeux; alluma deux cierges qu'elle mit auprès de son lit, et fit chercher à Saint-Roch, paroisse de madame de Montesson, un prêtre, qu'elle établit dans la chambre mortuaire pour dire les prières des morts auprès du corps.
Pendant la maladie de madame de Montesson, un page de l'Empereur ou de l'Impératrice allait tous les jours savoir des nouvelles de la malade, et en apprenant sa mort, Napoléon ordonna qu'elle reçût les honneurs qu'une princesse recevrait. Elle fut exposée, pendant UNE SEMAINE, dans une chapelle ardente à Saint-Roch, chose qui n'avait jamais lieu, pas plus qu'aujourd'hui, au reste, pour une personne du monde.
Une circonstance dramatique eut lieu au moment où le corps descendait les vingt-cinq marches de Saint-Roch, pour être déposé sur le corbillard qui devait le porter à Seine-Assise, où il devait être enterré près du duc d'Orléans. Au moment où l'on descendait le cercueil, escorté de plus de cent personnes qui lui faisaient cortége, un autre convoi s'arrêtait au bas de l'escalier de l'église, et les deux cercueils se croisèrent dans leur marche funèbre. La dernière arrivée était mademoiselle Marquise, autrefois danseuse de l'Opéra, adorée jadis de M. le duc d'Orléans, qu'elle avait rendu père de M. de Saint-Far, de M. de Saint-Albin et de madame de Brossard. M. le duc d'Orléans l'avait aimée avec passion, l'avait faite marquise de Villemomble...; et puis il avait aimé madame de Montesson et abandonné la mère de ses fils. Et ces deux femmes, jadis rivales, jalouses et vindicatives, se retrouvaient ainsi sur le seuil du cimetière, de ce lieu où s'éteignent toutes les passions!... Le même requiem était chanté sur leur bière, les mêmes tentures drapaient l'église pour leur fête de mort, et les mêmes cierges brûlaient pour l'éclairer.
SALON DE MADAME DE GENLIS,
À L'ARSENAL.
Lorsqu'après dix ans d'exil, madame de Genlis revit la France, elle n'eut pas d'abord la pensée d'avoir un salon, ni de pouvoir même de longtemps former une société intime dont l'agrément devait remplacer tout ce que les malheurs révolutionnaires avaient enlevé à chacun. Rien ne peut se comparer à ce qu'on voyait alors en France: la France, qui, peu d'années avant, se disait avec orgueil la reine des nations civilisées pour tout ce qui est élégance et bon goût! Ce qu'on appelait le monde n'était qu'une bigarrure mal composée même, et qui n'offrait à l'œil qu'un assemblage choquant des couleurs les plus opposées. Le monde, ou plutôt la société de cette époque, était une réunion de parvenus à la fortune par des fournitures à l'armée, ou par l'agiotage au perron, ou par d'autres moyens moins honorables et moins industriels. Pendant nos temps calamiteux de la Révolution, une seule route s'était offerte pour conduire à un noble but: c'était l'armée; parler de gloire à des Français, c'est flatter leur passion favorite, c'est leur parler selon leur cœur. Aussi les hommes de toutes les classes répondirent-ils à cet appel, et la France fut défendue et puis ensuite sauvée par ces mêmes hommes qui ne s'étaient d'abord levés que pour former une barrière de leurs corps à l'étranger, qui voulait nous envahir... Les parvenus par ce noble chemin furent toujours différents des autres; et cela fut de tout temps. La Rochefoucauld dit: «L'air bourgeois se perd rarement à la Cour, il se perd toujours à l'armée.» Aussi était-ce une chose remarquable à voir, que les fils d'une famille dont le père et la mère restés à Paris avaient fait leur fortune par les causes que j'ai dites. Les enfants, sans avoir eu d'autres maîtres que les dangers, une vue continuelle des hommes dans toutes les positions, rapportaient dans la maison paternelle une attitude aisée et souvent même agréable, tandis que le père et la mère étaient demeurés comme devant leur comptoir...
Les plus insupportables de ces parvenus à la fortune de l'époque révolutionnaire, c'étaient les fournisseurs de l'armée. Je n'en excepte qu'un; mais aussi celui-là est tout à fait à part, c'est M. Collot. Il est lui-même un type d'esprit et de manières courtoises et polies... Mais il y a longtemps que j'ai parlé de lui dans ce sens, en disant ce que j'en pense et ce que j'en connais...
Paris offrait alors lui-même dans son ensemble, comme ville, un coup d'œil étrange et terrible à la fois pour l'infortuné qui le revoyait après quinze ans d'exil!... S'il voulait faire une course dans la ville, il ne retrouvait plus son chemin... Les rues ne portaient plus leur ancien nom... Ceux des hôtels, gravés jadis sur des plaques de marbre ou de pierre, étaient effacés et mutilés, tandis que dans chaque carrefour il reculait en frémissant devant une dalle de marbre noir, sur laquelle il voyait gravées en lettres d'or ces paroles faites pour un peuple LIBRE: La liberté, la fraternité OU LA MORT! ou bien: Lois et actes de l'autorité publique[62].
Un émigré venait de rentrer; c'était un ami de ma famille. Un jour, il arrive chez ma mère les yeux pleins de larmes.
—Qu'avez-vous? lui dit-elle...
Le malheureux ne pouvait parler. Enfin il nous dit que dans une petite rue près de Saint-Roch, il était entré, pour éviter la pluie, chez un marchand de bric à brac, et que là, parmi de vieux cadres tout mutilés, abîmés, il avait retrouvé le portrait de son père, de son frère et celui de sa femme...: son frère avait péri sur l'échafaud!...
À chaque pas, à cette époque, on trouvait le burlesque s'alliant au terrible!...
Les femmes ne pouvaient alors remédier au mal qui s'était introduit dans ce qu'on appelait la société: car enfin, depuis surtout la rentrée des émigrés, elle se recomposait d'elle-même. Mais le mélange forcé était plus insupportable encore que la solitude. Les femmes des parvenus haïssaient tout naturellement une conversation intéressante, parce qu'elles y étaient étrangères. Continuellement occupées d'étiquette, point sur lequel elles étaient encore plus ignorantes que sur tout le reste, elles marchandaient une révérence et comptaient les visites; ce qui était simple, parce quelles devaient craindre à chaque moment qu'on se rappelât leur basse origine, et très-souvent plus que cela, et qu'alors on ne voulût leur manquer. J'ai vu longtemps encore à la Cour impériale de ces pauvretés, de ces mièvreries qui élevaient des querelles sur une visite plus ou moins longue, plus ou moins différée...
La conversation même la plus simple se ressentait, comme on doit le croire, de l'état de la société à cette époque. Madame de Genlis, femme élégante et surtout difficile dans tout ce qui tient à la grande et même l'excessive recherche du langage, souffrait plus qu'un autre de ce bouleversement complet. Un jour, elle voit arriver chez elle, rue d'Enfer, où elle demeura avant d'aller à l'Arsenal, une femme dans une voiture fort élégante, attelée de deux beaux chevaux, et conduite par un cocher dont la mise eût paru étrange sans un petit nègre encore plus ridicule, qui était complètement habillé en Maure, et qui n'avait pas plus de trois pieds de haut: c'était ce personnage qui ouvrait et fermait la portière.
Cette dame, qui elle-même était une caricature par sa mise, portait une robe d'une forme outrée et absurde. Sur sa tête était un très-petit chapeau de velours avec deux plumes tombantes. Elle se fit annoncer sous le nom de madame DE Privas.
En entendant ce nom qui promettait quelque chose, madame de Genlis se leva et fit deux pas au-devant d'elle.
MADAME PRIVAS.
Vous devez être joliment surprise de me voir, n'est-ce pas? Eh bien! qu'est-ce que vous faites donc! rasseyez-vous donc!...
MADAME DE GENLIS, avançant un fauteuil à la dame.
Veuillez vous asseoir, madame...
MADAME PRIVAS, s'asseyant lourdement dans la bergère.
Tiens, que c'est drôle! vous dites MADAME! vous ne dites pas citoyenne, vous!... vous avez bien raison! Au reste, je l'avais parié avec M. Privas, je lui ai dit: Je te parie six francs que la citoyenne Genlis me dira MADAME; il a parié que non, parce qu'il prétend que vous avez peur.
MADAME DE GENLIS, souriant doucement.
Mais comment M. de Privas, que je n'ai pas l'honneur de connaître, me fait-il celui de juger ainsi mes sentiments les plus intimes?
MADAME PRIVAS.
Oh! il vous connaît bien, allez, lui!..... tiens! qu'est-ce que c'est donc que tout ça?...
Et elle se mit à retourner et à remuer tout ce qui était sur la table de madame de Genlis... Il y avait, entre autres choses, un charmant livre de la forme de nos albums d'aujourd'hui, dans lequel madame de Genlis peignait alors une guirlande de fleurs allégoriques ou plutôt emblématiques. Elle avait fait un langage des fleurs. Il y a aussi, je crois, une nouvelle d'elle[63] qui a donné l'idée à M. Révéroni de Saint-Cyr de faire son roman de Sabina d'Herfeld. Madame de Genlis fut alarmée pour le sort de ses fleurs, et puis elle voulait savoir ce qui lui valait une visite aussi étrange.
—Permettez-moi, madame, lui dit-elle en refermant doucement le livre, de vous prier de ne point toucher à cet ouvrage. Il n'est point terminé et pourrait s'effacer... et puis... mon temps est bien limité... il n'est même pas à moi.
MADAME PRIVAS.
Vraiment!... pauvre chère dame!... voyez-vous bien! cette chienne de révolution!... c'est ce que je dis toute la journée à M. Privas!... là, une dame comme il faut, une dame comme vous, qui a roulé su l'or et su l'argent..., en être réduite là, à travailler pour vivre!... Ah! mon Dieu! mon Dieu!...
MADAME DE GENLIS, presque impatientée.
J'ai l'honneur de vous faire observer, madame, que c'est pour cette raison que mon temps est pris par mon travail... Puis-je savoir ce qui me procure l'avantage de vous voir?
MADAME PRIVAS, la regardant avec admiration.
Comme vous parlez bien!... voilà comme je voudrais parler!... c'est ce que je dis toute la journée à M. Privas. Il a été longtemps à le comprendre, mais j'ai gagné la bataille.
Madame de Genlis sourit doucement: en effet, madame Privas paraissait réunir toutes les conditions nécessaires pour remporter la victoire dans une lutte à coups de poing. Elle avait une taille au-dessus de la médiocre: son embonpoint très-prononcé, ses bras et ses mains surtout, d'un volume respectable dans un combat, devaient lui assurer la victoire... Son visage eût été joli (car elle était encore jeune et ses traits étaient agréables), s'il avait eu une expression quelconque; mais elle n'en avait jamais aucune et sa bouche souriait constamment pour montrer des dents assez jolies, ou plutôt même sans motifs. Ses yeux étaient bleus, et, avec ou sans regard, ils paraissaient toujours immobiles. Son nez était bien fait, la forme de son visage agréable, ses cheveux d'une jolie couleur: eh bien! tout cela ne lui servait à rien. On aurait même autant aimé qu'elle fût laide, parce qu'elle aurait peut-être eu de l'esprit. Mais on va voir que ce n'était pas l'intention qui lui manquait.
Elle continuait à regarder madame de Genlis avec une expression admirative vraiment comique, et finit par amuser madame de Genlis, qui, ainsi que toutes les personnes d'esprit, vit d'abord le côté plaisant de la chose. Dans le même moment, la femme de chambre de madame de Genlis annonça M. Millin.
MADAME DE GENLIS, lui tendant la main, et lui faisant un signe d'intelligence en lui indiquant la dame étrangère.
Je suis bien aise de vous voir, mon ami....... et vous attendais avec une vive impatience... ma copie est prête, nous n'avons qu'à l'assembler.
M. MILLIN, ne comprenant pas très-bien et croyant qu'il s'agit d'une lecture.
Eh bien! je ne vois pas ce qui s'oppose à ce que la lecture se fasse tout de suite... Madame en est-elle?...
MADAME PRIVAS.
Une lecture!... certainement que j'en suis!... C'est-il beau ça!... une lecture!...
Je vois, madame, avec regret que je suis forcée de vous prier d'abréger votre visite qui m'honore, sans doute, mais à laquelle je ne puis donner l'attention qu'elle mérite, étant obligé de lire à M. Millin un ouvrage de moi, auquel vous ne prendriez aucun plaisir... et puisque vous ne voulez pas me dire le motif pour lequel vous êtes venue me chercher dans ma retraite, je suis forcée...
MADAME PRIVAS.
Eh là! là! comme elle s'emporte donc, cette petite dame! Eh bien! voyons! soyez donc gentille! on ne veut pas vous faire de mal... au contraire... voilà l'histoire. Mon mari et moi nous sommes de bonnes gens... nous sommes riches... très-riches même... M. Privas, voyez-vous, a vendu des farines aux armées... il a eu des fournitures dans un bon temps, le temps où le blé manquait... il a eu des protecteurs... on l'a payé, enfin... et bien payé aussi. Nous sommes riches, et riches en honnêtes gens.
MILLIN, à demi-voix.
Oui, comme des accapareurs! Oh! les voleurs!
Enfin, madame...
MADAME PRIVAS.
M'y voilà!... m'y voilà!... comme vous êtes vive!... m'y voilà!... Vous saurez donc que M. Privas et moi nous aimons beaucoup le monde, mais le beau monde... Nous voulons tenir maison, recevoir, nous faire honneur de notre belle fortune, enfin; et pour cela il me faut quelqu'un qui sache ce que c'est que la belle société, voyez-vous... Moi j'aime les gens comme il faut. Je n'aime pas ces parvenus qui se donnent des tons, comme si nous n'étions pas tous de la même farine. J'ai lu les Veillées du Château, j'ai lu Adèle et Théodore, et j'ai dit à M. Privas: Voilà la dame qu'il nous faut... et alors, voyez-vous, je suis venue moi-même, pour vous expliquer que vous gagnerez plus gros avec nous qu'avec vos livres, et que vous serez heureuse, parce que vous entendez bien que je ne vous tyranniserai pas... Voulez-vous accepter, chère madame?
MADAME DE GENLIS.
Je suis fort sensible, madame, à l'obligeance de votre offre, mais je ne puis y répondre.
Vous me refusez!
MADAME DE GENLIS.
Croyez que je n'en suis pas moins sensible à votre bonté pour moi, madame; mais j'ai l'honneur de vous dire que je ne puis accepter.
MADAME PRIVAS.
Mais pourquoi? Songez donc que nous vous donnerons douze mille francs par an, si vous voulez venir vivre avec nous. L'hiver, nous occupons un bel hôtel dans la rue Saint-Dominique; et l'été, nous le passons tout entier dans une superbe terre que M. Privas vient d'acheter en Bourgogne, près d'Autun.
MADAME DE GENLIS, avec émotion.
Près d'Autun!... C'est dans les environs d'Autun qu'est le château qui appartenait à mon père, et où j'ai passé mon enfance!... Mais, encore une fois, madame, recevez mes remerciements, sans chercher à ébranler ma résolution; elle est positivement arrêtée, et pour vous éviter toute insistance, je dois vous dire que jamais je ne sacrifierai ma liberté; je suis et veux rester indépendante: voilà mon dernier mot.
Hé bien! vous avez tort: vous seriez toujours indépendante, parce que vous auriez en nous des amis... et écoutez donc, voyez-vous, des amis qui ont cinq millions de fortune, c'est beau, ça!...
MADAME DE GENLIS.
Tous vos efforts, madame, en me prouvant que vous avez la bonté de tenir à moi, me donnent encore plus de regrets... Mais, je vous le répète, la chose ne peut avoir lieu.
MADAME PRIVAS.
Mon Dieu! vous n'êtes pas raisonnable!
MILLIN, avec impatience.
Pardieu! madame, c'est vous qui ne l'êtes guère! Voilà une heure que Madame vous répète qu'elle ne veut pas aller avec vous, et vous ne la comprenez pas!
MADAME PRIVAS, regardant Millin de travers.
Hé bien! qu'est-ce que c'est donc? De quoi se mêle-t-il, ce monsieur? Est-il votre parent, ma chère dame?... (Elle regarde Millin alternativement avec madame de Genlis.) Écoutez, voyez-vous, si vous êtes habitués à vivre ensemble, nous prendrons le cousin avec nous! oh! mon Dieu! je suis bien sûre que M. Privas ne me désavouera pas.
MILLIN, éclatant de rire.
Eh? non! non... nous sommes amis, bons amis; mais pas du tout cousins, comme vous l'entendez!...
MADAME DE GENLIS, plus sérieusement et en se levant.
Toute prolongation de conversation à ce sujet est tout à fait superflue. J'ai eu l'honneur de vous répondre, madame, et n'ai plus rien à vous dire.
MADAME PRIVAS, se levant aussi.
Eh bien! donc, adieu, ma bonne dame! Je m'en vais bien affliger M. Privas, car il se faisait une fête de vous voir, le cher homme; et... puisqu'il faut vous le dire, le château de Saint-Aubin est bien connu de lui, allez!... il a demeuré sur les terres de votre père, M. Privas.
MILLIN, tout en se promenant.
Il a peut-être été son meunier!...
MADAME PRIVAS.
Eh bien! s'il l'a été, qu'est-ce que ça vous fait?... Allons, bonjour, madame, je m'en vais bien fâchée de ne pas vous emmener; si vous vous ravisez, écrivez-moi: voilà mon adresse...
Elle mit sur la table un morceau de vilain carton avec son nom et son adresse grossièrement imprimés, et faisant une belle révérence à madame de Genlis, elle sortit en n'adressant qu'une inclination de tête à Millin... Madame de Genlis et lui la virent monter dans sa voiture, où l'enferma le petit nègre, qui, par parenthèse, s'appelait Othello, en l'honneur de Talma probablement, dont ce rôle était alors le triomphe. Lorsqu'elle fut dans sa voiture, madame Privas cria d'une voix forte:
—À la maison!...
Ce que le petit Maure répéta en fausset.
Après le départ de cette femme, madame de Genlis croisa ses mains, puis, les laissant retomber:
Eh quoi! dit-elle, la France en est-elle à ce point, que la fortune et les biens de tant de malheureux qui souffrent dans l'exil et la pauvreté, tant d'héritiers des victimes massacrées, soient dans les mains de telles gens!... Cinq millions! ainsi cette femme a deux cent cinquante mille livres de rentes!... peut-être le château de mon père, tandis que je travaille pour vivre... Voilà donc le résultat de la Révolution!...
Elle tomba rêveuse sur une chaise, et y demeura assez longtemps sans que Millin la troublât. Il comprenait trop bien sa dernière exclamation[64]. Il dit enfin:
—Oui, ce serait une bien triste besogne que celle d'avoir provoqué la révolution, si elle n'avait pas eu d'autres résultats que celui de tuer et de ruiner les légitimes propriétaires pour enrichir les intrigants..... oui, ce serait en effet bien triste!
Madame de Genlis se leva et marcha quelque temps assez agitée; puis lorsqu'elle se rassit, elle était calme, et reprit la conversation sur madame Privas avec une grande liberté d'esprit.
—Comment l'avez-vous refusée sans réfléchir? lui dit Millin. Songez donc, douze mille francs! et cette femme paraissait tenir tellement à vous qu'elle en eût donné quinze et même vingt pour vous avoir.
—Et moi, jamais je ne sacrifierai ma chère liberté à une fortune, quelle qu'elle soit; et puis, savez-vous bien que cinquante mille francs ne paieraient pas l'ennui de vivre avec une pareille femme!... Est-il donc vrai que beaucoup de ces parvenus soient ainsi?
Dans ce moment, on annonça M. de Valence.
—Tenez, dit Millin, voici quelqu'un qui pourra vous donner là-dessus tous les renseignements possibles.
—Sur quoi? dit M. de Valence.
MILLIN.
Sur la société d'aujourd'hui... Madame de Genlis est surprise du ton qui règne maintenant dans le monde, et, pour dire la vérité, elle a grandement raison.
M. DE VALENCE.
Sans doute elle a raison d'en être choquée; mais elle a tort d'en être surprise. C'est une conséquence toute naturelle du long bouleversement qui a mis la France sens dessus dessous... Comment pouvez-vous être étonnée de cela? répéta-t-il en se tournant vers sa belle-mère.
MADAME DE GENLIS.
Que les choses se soient dérangées, je le conçois; mais qu'elles aient pris cette attitude et cette couleur, tandis que parmi ces parvenus, et même dans leurs amis, il y a tant de gens comme il faut, voilà ce qui m'étonne, et en même temps me choque. Ainsi, par exemple, je dînais l'autre jour chez ma tante[65], qui, je le croyais, devait avoir conservé les anciens usages: pas du tout; elle aussi a sacrifié à la mode et aux exigences de l'époque. De son temps et du mien, car nous sommes contemporaines, nous ne mettions pas d'hommes à côté de nous à table. Le maître et la maîtresse de la maison choisissaient entre eux les quatre femmes les plus distinguées de l'assemblée et les engageaient à se mettre à côté d'eux[66], et tout cela sans faire de scène. On était poli pour celles qu'on distinguait, et l'on ne désobligeait personne. Maintenant ce n'est plus cela: non-seulement le maître de la maison vient avec beaucoup de bruit prendre la femme la plus considérable, et lui fait traverser le salon devant toutes les autres, à qui elle marchera sur les pieds, si elle ressemble à ma marchande de farine de tout à l'heure... mais ce n'est pas tout, il lui faut encore un second: il appelle alors l'homme le plus élevé en grade après lui, pour enfermer la pauvre femme qui est à sa droite entre deux ennuyeux qu'elle aurait évités, si elle eût été libre.
M. DE VALENCE.
Sans doute, cela était; et cela n'est plus. Les usages sont des lois tant qu'ils conviennent; le jour où d'autres exigences nécessitent d'autres usages, eh bien! ils s'établissent et remplacent les anciens... Mon Dieu!... c'est la marche commune. L'origine de ce dont vous parliez tout à l'heure remonte beaucoup plus loin que les derniers temps de la révolution. Cet usage de placer des femmes en leur faisant une politesse marquée date, au contraire, de celui des assemblées. Il fallait souvent flatter un député: pour l'acquérir à son parti, on plaçait alors sa femme à côté de soi, au grand mécontentement de dix autres; mais l'esprit de parti ne transige pas, et avec la politesse moins qu'avec toute autre chose. Les femmes ont appelé les hommes à côté d'elles dans le même but.
MADAME DE GENLIS.
Vous avez admis chez vous une coutume anglaise, tout aussi mal appliquée à nos manières que beaucoup d'autres: c'est celle de laver ses mains et de rincer sa bouche à table. En Angleterre, c'est une chose simple, parce que les femmes se lèvent de table au dessert; mais, pour nous, je trouve cela choquant au dernier point, de voir un homme faire sa toilette à côté de moi.
M. DE VALENCE.
Je suis de votre avis: aussi vous avez dû voir que chez votre tante toute cette toilette se fait sur des buffets où les femmes trouvent ce qui leur est nécessaire, ainsi que les hommes..... En général, la maison de madame de Montesson est citée, je vous le dirai, comme la meilleure de Paris.
MILLIN, avec un accent profondément touché.
Oh!... cela est vrai; on y fait d'abord les meilleurs dîners que j'aie mangés de ma vie. Je raisonnais de cela l'autre jour avec M. de Pont, qui trouvait avec Lavaupalière que les dîners du mercredi, surtout en carême, étaient ce qu'il avait jamais compris de plus parfait.
M. DE VALENCE.
Permettez-moi, mon cher Millin, de vous faire observer que ce n'est pas seulement par ses bons dîners que ma tante se fait autant aimer dans le monde; cela est bon pour Lavaupalière et madame de Guémené.
Mais qui dit le contraire? ce n'est certes pas moi, qui suis si heureux de l'entendre causer elle-même de toutes les sciences et des arts aussi bien que les artistes et les savants eux-mêmes qu'elle rassemble chez elle.
Madame de Genlis sourit, mais sans faire une observation.
M. DE VALENCE.
Oui; le premier Consul me disait l'autre jour qu'il serait le plus heureux des hommes, ravi, charmé[67], si madame de Montesson voulait être de la société la plus intime et la plus habituelle de madame Bonaparte.
MADAME DE GENLIS.
C'est-à-dire sa dame de compagnie!... en effet, cela plairait à Bonaparte, la duchesse douairière d'Orléans!...
Quoi qu'il en soit, il l'aime fort et vient chez elle, lorsqu'il ne va nulle part que chez des élus.
Dans le moment entrèrent, d'abord M. de Choiseul-Gouffier et puis Radet, M. de La Harpe[68], M. de Cabre[69], M. Fiévée, qui alors faisait de charmantes nouvelles dans la Bibliothèque des romans; il était auteur de cette jolie petite histoire, la Dot de Suzette: je dis histoire, car jamais en la lisant je ne puis me persuader que ce soit un roman, tant il y a de vérité et de naturel. Puis vint encore M. Marigné, auteur de charmants vers qu'il ne lisait que dans l'intimité.
—Que je vous fasse mon compliment, dit M. de Cabre à madame de Genlis en lui baisant la main, quel adorable petit miracle vous nous avez donné! jamais rien de plus suave, de plus pur, de plus ravissant n'est sorti de la plume d'une femme! Comment donc ne me l'aviez-vous pas envoyé? comment au moins ne m'aviez-vous pas présenté à Mademoiselle de Clermont, si les convenances s'opposaient à ce que vous me la donnassiez?
—Le fait est, dit M. de La Harpe, que l'on peut vous faire un compliment sans craindre d'être accusé de fadeur. Mademoiselle de Clermont est un diamant sans une tache. C'est mon opinion, ajouta-t-il en s'asseyant avec une assurance qui voulait être modeste, et qui trahissait néanmoins l'homme dont la vanité n'a pas eu de concurrent, si son talent en a eu beaucoup.
Plusieurs personnes survinrent, et la conversation se soutint avec le charme que pouvaient y apporter les nouveaux venus: c'étaient M. de Talleyrand, M. de Fontanes, M. et madame d'Harville, M. de Caulaincourt, celui que j'appelais alors mon petit père, ses deux fils, qui, malgré leur jeunesse, étaient tous deux connus dans l'armée pour deux hommes de haute espérance... Comme leur père était fier de leur avenir!... Pauvre père!—Tous deux morts!... et quelles morts!...
Il était rare que la conversation fût hostile en apparence chez madame de Genlis; elle connaissait trop les formes du bon goût pour ne pas savoir que rien n'est plus contraire à la bonne grâce d'une femme que cette manière acerbe avec laquelle quelques-unes accueillent aujourd'hui les productions des autres[70]. Il y a de l'envie, et l'envie donne tant de laideur à un visage de femme!... tant de fausseté au sourire!... tant d'aigreur à la voix!... tant d'amertume au regard!...
Madame de Genlis n'avait aucun de ces défauts en parlant; lorsqu'elle écrivait, elle se laissait aller trop vivement contre madame de Staël. À cette époque, on parlait dans le monde d'un roman que faisait madame de Staël et dont elle faisait des lectures chez elle en petit comité ou bien chez ses amis intimes.
MADAME DE GENLIS, avec curiosité.
Sait-on le titre de ce nouvel ouvrage?
M. DE CABRE.
Pas encore... mais j'en ai entendu quelques passages avant-hier qui m'ont charmé.
MADAME DE GENLIS, souriant.
Et votre approbation est d'un bien grand prix!—Mais comment ne savez-vous pas le titre?... Si j'avais assez de confiance en des amis pour leur lire un ouvrage, cette confiance n'aurait aucune restriction.
M. DE TALLEYRAND, qui a longtemps écouté sans parler.
Mais si elle ne sait pas encore quel nom elle donnera à son roman!...
M. DE LA HARPE.
Comment, elle ne sait pas quel ouvrage elle fait?
M. DE TALLEYRAND, froidement et sans élever la voix.
Je n'ai pas dit cela; j'ai dit qu'elle ne savait pas quel nom elle donnerait à ses lettres[71].
MADAME DE GENLIS.
Ah! ce sont des lettres?
M. DE TALLEYRAND.
Oui, et admirables.
M. DE LA HARPE.
Il est à désirer que cet ouvrage ne contienne pas l'expression des doctrines de l'auteur, car elles sont subversives de tout ordre et même de quelque partie de la morale.
MADAME DE GENLIS, souriant doucement.
Vous n'avez pas toujours pensé ainsi...
M. DE LA HARPE, avec humilité.
Peut-être. Je ne m'en défends pas.
Pendant ce dernier colloque, M. de Talleyrand s'était levé et avait été à la cheminée, où il avait pris un immense flacon rempli d'eau de miel d'Angleterre, et commença à le jeter sur ses mains et sur son habit.
M. DE CABRE.
M. de La Harpe, savez-vous que votre livre fait un bruit épouvantable?...
M. DE LA HARPE, souriant.
Vraiment!... mais j'en suis charmé, malgré le grand mot qui doit me troubler; mais pourquoi ce bruit?...
M. DE CABRE.
Comment! cette foule de personnages de toute espèce, tant morts que vivants, qui paraissent dans ce livre comme dans une galerie de portraits et qui, certes, ne sont pas flattés.
M. DE LA HARPE.
Eh bien! les morts ne diront rien apparemment; et je parle des vivants comme s'ils étaient morts... ou peu s'en faut... qu'avez-vous à dire?
M. DE CABRE.
Moi, rien du tout... Cependant, ne craignez-vous pas que les vivants ne crient pour leur compte et pour celui des morts?....... J'entends d'ici un bruit...
Du bruit!... Vraiment, voilà bien de quoi m'effrayer!... Ne vous rappelez-vous plus le temps où le bruit que faisait la littérature française aux quatre coins de Paris retentissait dans toute l'Europe? Je n'ai pas la prétention de faire des mémoires, comme Jean-Jacques, sur tout ce que j'ai vu et entendu; mais, en temps et lieu, je pourrais bien m'amuser du souvenir de ces bruyantes époques, ne fût-ce que pour faire voir que ce grand fracas ne fait jamais beaucoup mal...: il en reste à peine quelque chose dans les oreilles des curieux, et même des intéressés. Depuis longtemps, pour moi, a succédé autour de moi un bruit d'une autre espèce!... (M. de La Harpe poursuit d'un ton sombre et comme inspiré.) Voilà que j'entends même dans les intervalles de silence... Quant au bruit dont vous me parlez aujourd'hui, je ne sais plus ce que c'est.
M. DE FONTANES.
Ah! parce que vous ne dites rien, vous croyez que les autres se taisent!....... parce que depuis le grand fructidor on n'a pas lu une ligne de vous dans les journaux, vous ne vous doutez pas que ceux qui vous y attaquent n'y sont que plus à leur aise?
Tant mieux pour eux et pour moi! rien n'est plus commode pour ces gens-là que de parler tout seuls, et pour moi de n'en rien savoir... Si je les lisais, cela me donnerait peut-être de la colère... il vaut mieux tout ignorer; après tout, ils n'ont pas au fond de mauvaises intentions. Seulement, ils sont quelquefois tellement pressés de parler, qu'ils n'attendent pas même à savoir ce qu'ils ont à dire. Ce n'est pas pour critiquer plutôt une chose qu'une autre, c'est démangeaison de faire des phrases..... Il m'est tombé sous la main il y a peu de jours, et sans la chercher, une vieille feuille du temps où je donnais mes séances du lycée, et dans laquelle l'auteur croit rendre compte de l'une de ces séances bien plus pour approuver que pour contredire. Il ne manque pas d'esprit, mais il n'est pas réfléchi, et c'est de la meilleure foi du monde sans doute qu'il me fait dire et faire précisément tout le contraire de ce que j'ai fait et dit... Mais (ici M. de La Harpe devient plus modéré et plus humble de nouveau) je lui pardonne, ainsi qu'à ceux qui, me réfutant le livre à la main, et sachant fort bien ce qu'ils faisaient, ont affecté de combattre ce que jamais je n'ai écrit et m'ont opposé ce qu'ils prenaient dans mon propre ouvrage[72]... Pourquoi s'en étonnerait-on? Cela est plus ou moins dans tous les temps: cela est du métier, pour dire le mot. Mais je vous le répète: tout cela fait peu de bruit et encore moins d'effet... Avez-vous vu souvent de ces feuilles du jour avoir un lendemain?... Mon ami, ce n'est pas dans les journaux, ce n'est pas dans des brochures, des extraits, qu'on ira chercher ce que j'ai pensé: c'est dans mes ouvrages eux-mêmes... C'est là aussi qu'il conviendra de consigner, quand il en sera temps, ce qui est fait pour caractériser la critique et la littérature de nos jours.
M. MILLIN.
Eh vraiment! voilà ce qui soulève déjà une foule de gens qui ne se promettent rien de bon de la figure qu'ils feront dans votre galerie.
M. DE LA HARPE, avec une satisfaction qu'il veut cacher, mais avec une sorte d'humilité.
Mon Dieu! pourquoi me craindre? que puis-je maintenant en ce monde?... Peut-être si je continue ce que j'ai commencé, raconterai-je des choses qui pourront égayer l'instruction...., car il ne faut s'occuper du mal que pour en tirer du bien... Cependant je serai très-mesuré, et bien des gens seront tout étonnés de n'avoir rien à démêler avec moi,... à moins cependant qu'ils ne se formalisent de mon silence, ce qui n'est pas impossible.
MADAME DE GENLIS.
Et dans quels termes parlez-vous de l'empereur de Russie dans votre ouvrage?...
M. DE LA HARPE.
Mais j'aurais pu le louer avec toute liberté, car vous vous rappelez, madame, l'opinion que le comte du Nord laissa de lui lorsqu'il visita la France; ce qu'on en disait alors qu'il y avait une voix publique, car on était parfaitement libre, et voyez comme il règne aujourd'hui... Mais je ne pouvais le louer ainsi en face, puisqu'il me comblait de marques de bonté..... La reconnaissance peut rendre suspecte la vérité.
M. DE TALLEYRAND.
Vous devez alors avoir toute satisfaction sur ce qui le concerne, car son éloge est aujourd'hui partout... Les papiers publics en sont remplis.
M. DE LA HARPE, souriant.
Raison de plus pour ne pas m'en mêler.
Eh! pourquoi donc?...
M. DE LA HARPE.
Parce que je dirais du bien de lui autrement que les autres, et aujourd'hui je ne le veux pas. Vous vous rappelez tous qu'à chacune des révolutions de notre révolution, il semblait qu'il n'y eût en France qu'une seule voix dans ce qu'on entendait, un seul esprit dans ce qu'on lisait, et vous savez pourquoi. Après le 18 fructidor, s'il eût été à propos que j'écrivisse, j'aurais écrit, mais j'aurais tout dit. J'aurais été à mon aise... J'aurais dit ce que personne n'a même dit encore... C'est ma méthode. Voyez-en la preuve dans l'écrit sur le mot fanatisme, publié sous ce même Directoire entre deux proscriptions!... et cherchez ailleurs dans le même temps ce qu'on trouve là, et qu'on fut si étonné d'y lire. Les temps sont bien changés; grâces à Dieu! mes principes ne le sont pas. Je reconnais des circonstances qui prescrivent le silence: je n'en connais pas qui puissent dicter mes paroles.
M. DE CHOISEUL.
Mais vous nous parlez là de vos principes comme s'ils n'avaient jamais changé...; et ceux que vous aviez quand vous étiez philosophe?
Ah! monsieur! et vous aussi vous parlez cette langue! Vous appelez principes le mépris de ce qu'on ne connaît pas!..... Permettez-moi de vous faire observer que ce que vous venez de dire équivaut à ceci: «Vous aviez d'autres principes quand vous n'en aviez point.» Depuis quand la déraison et l'ignorance sont-elles des principes, si ce n'est pour cette espèce de philosophes qui n'en a jamais eu d'autres? Heureusement vous n'êtes pas philosophe de cette façon-là.
M. DE CHOISEUL.
Dieu m'en préserve! mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit ici, c'est de vous; et je vous dirai franchement qu'on ne comprend pas comment vous vous en êtes tiré.
M. DE LA HARPE.
On le verra; et si d'avance on ne le comprend pas, c'est que comme vous on suppose ce qui n'est pas, et ce n'est pas la première fois. Premièrement, si j'ai été philosophe, ou, pour parler français, incrédule, ceux qui m'ont connu savent si j'étais animé de cet esprit de prosélytisme qui était celui de la secte, et dont je me suis toujours moqué.—Voltaire m'a souvent reproché de n'avoir pas le zèle de la maison du Seigneur. Est-ce ma faute, à moi, si un monde né depuis vingt ans parle tous les jours de notre ancien monde comme des siècles antédiluviens? Les jeunes aristarques sont surtout curieux à cet égard, et ils me font souvent sourire de pitié en me faisant élève de Diderot.
MADAME DE GENLIS.
Mais enfin, sans avoir le zèle de vos confrères, il était alors fort naturel pour vous de vous laisser aller à l'habitude de parler légèrement au moins de ce que vous révérez aujourd'hui.
M. DE LA HARPE.
Ma correspondance avec le grand-duc était toute littéraire, et de plus je savais qu'il n'aimait pas qu'on parlât d'un objet de cette importance avec légèreté; l'avertissement était sérieux et authentique. Ce fut assez pour me tracer une route que j'ai toujours suivie.—Il n'y a rien d'un chrétien, mais aussi rien d'un impie. On y voit l'ami des philosophes, mais non pas leur flatteur.
M. DE TALLEYRAND.
Ainsi nous pouvons espérer de lire en 1801 votre correspondance comme elle fut écrite de 1774 jusqu'en 89?
S'il en était autrement, la chose serait mauvaise pour le public et pour moi. Ces lettres n'auraient plus leur caractère originel... tout y serait factice. Je me suis même défendu d'effacer quelques opinions que je regarde maintenant comme des erreurs. Mais pour obvier à tout, je les réfute dans quelques notes.
M. DE CABRE.
Ah! vous avez aussi des notes? y en a-t-il beaucoup?
M. DE LA HARPE.
Peu. Il en fallait quelques-unes; mais elles sont en petit nombre et courtes.
M. DE CABRE.
Rétractez-vous quelques jugements sur des auteurs?
M. DE LA HARPE.
Je ne crois pas. Je vous l'ai dit, je suis de bonne foi.—Je suis un rapporteur intègre et de conscience. Je sais bien qu'on m'a donné le surnom de Contempteur[73], mais j'ai trouvé ma récompense en voyant mes conclusions ratifiées à la cour souveraine du public, avec le grand sceau du temps.
MILLIN.
Prenez garde; vous allez rouvrir les blessures de l'amour-propre...
M. DE LA HARPE.
Rouvrir!... est-ce qu'elles se ferment jamais!
M. DE CABRE.
Je vois un autre danger, car vous n'ignorez pas que depuis longtemps tout est danger pour vous.
M. DE LA HARPE.
Lequel?
M. DE CABRE.
Eh! mon ami, celui de parler de soi... car dans un ouvrage du genre de celui que vous publiez, vous devez souvent parler de vous, sous peine d'être accusé de manquer à votre devoir d'écrivain qui doit tenir ce qu'il a promis... Pour beaucoup d'autres cela eût été facile... mais vous...
M. DE LA HARPE.
J'ai tâché de m'acquitter de ce devoir le plus succinctement possible et avec un laconisme purement historique. Je dis les faits, parce qu'il les faut dire; si je m'y trouve mêlé, ce n'est pas ma faute; et s'il m'arrive de jouir de quelques succès, ils sont donnés à l'amitié qui les partage; car enfin mon ouvrage sera lu par mes amis, tout autant que par mes ennemis. Quant aux gens qui se trouvent bien plus blessés du bien que je dis de leurs ennemis que du mal que je dis de leurs amis, que puis-je pour eux?
M. DE FONTANES.
Ah! rien, je le sais... mais cela ne rassure pas mon amitié, au contraire... C'est bien dommage qu'on ne puisse pas réconcilier l'amour-propre avec la vérité!
M. DE LA HARPE.
Mon ami, cela ne se peut pas, parce que la vérité est bonne et l'amour-propre mauvais.
MADAME DE GENLIS.
Monsieur de La Harpe a bien raison. Mais observez cependant que le mal de l'amour-propre a ses nuances et ses degrés comme tout autre; l'orgueil d'étouffer la vérité par la force oppressive est le crime de l'amour-propre et le plus grand des crimes imaginables. C'est celui de la révolution pendant douze ans; il suffirait à lui seul pour expliquer à la raison les peines éternelles, quand elles ne seraient pas article de foi... (on rit) sans doute; la vanité, c'est-à-dire l'orgueil des petites choses, n'est proprement que la sottise de l'amour-propre... Ce que je ne comprends pas, c'est qu'après avoir été, comme de nos jours, tant éprouvé dans les grandes choses, on se cabre encore pour les petites.
M. DE TALLEYRAND.
Ah!... c'est que la sottise est une maladie incurable.
M. DE LA HARPE.
Tant pis pour elle...
M. DE CABRE.
Hum!... elle peut alors devenir méchante...
M. DE LA HARPE.
Eh bien, après tout, que peuvent-ils dire ou faire qui n'ait été fait et dit?
M. DE CABRE.
Vraiment, ils sont bien embarrassés pour se répéter les uns les autres, ou bien encore de se répéter eux-mêmes!
M. DE LA HARPE.
Ils n'ont jamais fait autre chose, même ce pauvre Marmontel... Au surplus, si la critique m'a peu affecté lorsque je commençais à écrire, que sera-ce maintenant que je suis au moment de déposer ma plume? En faisant ce livre, j'ai eu un but principal, c'est de cela qu'il s'agit. Ce recueil pourra peut-être tenir sa place parmi les mémoires du temps par les événements qui le rendront curieux et utile; c'est, si je l'ose dire, une sorte de monument qui paraît au milieu des ruines, non pas celui d'une génération, transmis à la suivante pour se reconnaître plus ou moins dans ses pères, mais celui d'un monde qui n'existe plus, dont une partie a péri, et dont l'autre se survit à elle-même, puisque personne n'est plus ce qu'il était!... Ah! quel sujet de réflexion!... En vérité, ceux qui ne lisent pas pour réfléchir feraient bien mieux de ne pas lire.
M. DE CABRE, se levant et allant à M. de La Harpe, lui dit tout bas:
Enfin, qu'il en soit ce que Dieu aura résolu... mais j'en suis fort occupé.
M. DE LA HARPE.
Merci, mon ami; moi, je suis tranquille.
M. DE CABRE, indiquant qu'il va sortir.
Venez-vous?
Non, je reste. J'ai quelque chose à dire à madame de Genlis.
M. DE CABRE, souriant avec intention.
Eh! eh! je me rappelle que vous en étiez bien amoureux en 17... 17...
M. DE LA HARPE.
Ne cherchez pas si loin dans le passé, étant aussi près d'elle, car il y a bien des années de cela!... Adieu, mon ami, M. de Fontanes et M. de Talleyrand vous attendent.
Tout le monde se retira insensiblement, et quelque longue qu'eût été la visite de M. de La Harpe, il la prolongeait encore. Enfin, lorsqu'ils furent seuls, il s'approcha de madame de Genlis, et lui dit:
—Je vous ai peut-être étonnée en parlant comme je viens de le faire.
—Vraiment non, répondit madame de Genlis; car, si vous vous le rappelez, je vous ai prédit ce qui vous est arrivé.
—Oui, j'étais, en effet, plutôt incrédule par genre que par conscience; la grandeur de la religion, la beauté de sa morale me frappaient bien, mais je n'avais pas la force d'aller à elle. Enfin dans sa miséricorde Dieu vint à moi... Dieu, l'unique but de notre vie!... Dieu! dont je ne m'étais éloigné que par orgueil et par l'attrait de la volupté.
Il soupira profondément; puis, comme paraissant vouloir repousser un sentiment trop puissant qui le voulait dominer en ce moment, il poursuivit:
—Vous savez combien je vous ai aimée... et bien plus, dans tous les temps j'ai rendu justice à votre beau caractère... et lorsque j'entendais les accusations les plus indignes vous accabler: Non, m'écriais-je, c'est faux! elle est pure, elle est digne de respect... Alors, je disais combien je vous avais aimée, et comment vous m'aviez toujours résisté!...
—Vraiment, dit en souriant madame de Genlis, j'ai beaucoup de remerciements à vous faire pour une aussi victorieuse justification. J'en suis profondément reconnaissante.
—Eh bien! que ce soit le commencement d'une tendre et solide amitié entre nous! Il faut que vous soyez des nôtres. Écoutez; un jour de la semaine, je reçois le soir; nous nous rassemblons pour causer; quelques amis, et voilà tout; on prend une tasse de thé, et l'on se retire avec l'espoir d'une pareille séance de confiance et d'amitié. Voulez-vous me promettre d'y venir?
Madame de Genlis le promit, mais, par une sorte d'instinct, elle fit cette promesse vaguement, et finit par le congédier après une visite qui avait duré trois heures. Elle prit quelques renseignements sur les réunions de M. de La Harpe et sut qu'il recevait en effet toutes les semaines, mais beaucoup plus de monde qu'il ne l'avait dit; on y était vingt-cinq ou trente personnes, et cette séance d'amitié, comme il l'appelait, n'était autre chose qu'un bureau d'esprit et un conciliabule mystique et politique. Cette ordonnance et cette distribution, cet emploi du temps par un homme qui savait très-bien comment la bonne société arrangeait ses heures, parurent étranges à madame de Genlis; elle n'y fut pas. Il lui écrivit qu'elle était des leurs; ce mot-là la confirma dans la pensée que ces réunions pouvaient avoir un mauvais but; elle n'y fut pas davantage. Peu de temps après, effectivement, M. de La Harpe fut exilé dans un village à quelques lieues de Paris pendant plusieurs mois, et revint ensuite mourir ici, vieux, infirme et malheureux. Ce fut, au reste, une injustice; son âge et ses talents devaient lui être une sauvegarde, même avec des torts.
Vers ce même temps, madame de Genlis fut elle-même obligée de quitter Paris, mais volontairement. Elle avait fait beaucoup d'ouvrages[74] depuis son arrivée à Paris; mais elle avait une maison plus considérable qu'elle ne la pouvait supporter. C'était Casimir; c'était Stéphanie Alyon, jeune filleule de madame de Genlis, fille de M. Alyon, l'un des hommes attachés à l'éducation de Bellechasse: elle avait quatorze ans; puis une autre jeune fille, une Allemande nommée Helmina, dessinant, faisant des vers: celle-ci avait dix-sept ans, et elle était charmante.
Madame de Genlis fut à Versailles, puis le quitta, dit-elle, parce que son neveu César Ducrest ayant été tué dans une fête nationale, le chagrin qu'elle en ressentit la fit revenir à Paris, bien qu'elle fût à merveille à Versailles[75].
Ce fut alors qu'elle vint habiter l'Arsenal. Elle avait là un fort bel appartement contigu à la bibliothèque, que lui donna M. Chaptal, alors ministre de l'Intérieur, avec une grâce parfaite, aussitôt qu'elle l'eut demandé.
Étant à Versailles, elle travaillait avec une assiduité remarquable et fort estimable, lorsqu'on réfléchit que c'est pour élever des enfants malheureux enfin qu'elle avait ce courage..... Un jour M. de Cabre et Millin furent la voir et lui firent des reproches de sa déraison; deux jours après Millin reçut d'elle des vers dont j'ai retenu les suivants:
Et malade et souffrant, un malheureux auteur,
Languissamment assis à son pupitre,
En gémissant composait une épître
Sur la gaîté, sur le bonheur.
Dans le moment arrive son docteur,
Qui, mécontent de le voir à l'ouvrage,
L'exhorte à devenir plus sage,
Si de ses maux il veut guérir.
Hélas! répond l'auteur en poussant un soupir,
Ce conseil est très-bon, que ne puis-je le suivre!
Je ne travaille pas, ami, pour mon plaisir.
Croyez-moi, ce n'est pas la gloire qui m'enivre.
Qui mieux que moi saurait jouir
Des charmes d'un heureux loisir!...
Mais je suis obligé de me tuer pour vivre.
M. Fiévée, qui voyait souvent alors madame de Genlis, ayant appris sa triste position, voulut contribuer à l'adoucir. Au moment où madame de Genlis était dans la rue d'Enfer, M. Fiévée était en prison pour cause politique; on prétend qu'il était en correspondance directe avec Louis XVIII. Moi je crois que c'est une calomnie, si j'en juge par ce que je sais de la manière dont il fut ensuite avec le premier Consul et l'Empereur. Mais enfin alors il était en disgrâce. Madame de Genlis employa le crédit de ses amis et de ses parents, car il est à croire que ce fut M. de Talleyrand, ou madame de Montesson[76] et M. de Valence, qui, étant tous fort en crédit à cette époque, lui rendirent ce bon office. Quoi qu'il en soit, M. Fiévée témoigna noblement sa reconnaissance à madame de Genlis. Connaissant tout ce qu'elle souffrait, sachant qu'aucun des siens, ainsi qu'elle-même, n'avait sollicité une pension du Gouvernement, il résolut de le faire pour elle. Il avait bien prouvé que son arrestation était injuste et qu'il n'était pas en correspondance avec Louis XVIII; car presque immédiatement après sa sortie de prison, il fut en correspondance avec le premier Consul, ce qui est un peu différent de Louis XVIII. Quelle que fût, au reste, la manière dont il correspondait, quel que fût le sujet de ses lettres, il est bien certain qu'il n'y avait pas dedans une phrase qui voulût dire que Napoléon Bonaparte fût un usurpateur.
M. Fiévée, étant donc en correspondance avec le premier Consul, lui parla avec intérêt de madame de Genlis. Napoléon comprenait à ravir toutes les convenances de ce genre. À peine connut-il la position d'une personne aussi distinguée, qu'il donna des ordres; et un matin on annonça à madame de Genlis M. de Rémusat, venant de la part du premier Consul.
—Madame, lui dit M. de Rémusat, le premier Consul vient seulement d'apprendre votre pénible position; s'il l'eût connue dès le moment de votre arrivée en France, il l'aurait fait cesser à l'instant même... Ce qu'il peut faire maintenant, c'est de vous demander ce qui peut vous rendre heureuse. Veuillez le dire, et ce que vous demanderez vous sera accordé sur-le-champ[77]. «Comme mes premiers mouvements sont toujours romanesques, dit madame de Genlis, je refusai en disant que mon travail me suffisait et que je ne demandais rien.»
Ce fut à l'Arsenal que madame de Genlis donna Madame la duchesse de la Vallière, Madame de Maintenon et Madame de Montespan; mais Madame de la Vallière est supérieure aux deux autres, qui respirent l'ennui; Madame de la Vallière, quoique remplie de fautes comme roman historique, en ce qu'il ne peint nullement le siècle de Louis XIV tel qu'il est, tel que nous le peignent Mademoiselle, la grande Mademoiselle, et tous les autres mémoires, et surtout Saint-Simon. Ce qui a fait errer madame de Genlis, c'est son admiration pour les mémoires de Dangeau. Sans doute ils sont bons; mais toutes les idées de M. de Dangeau étaient mesquines et étroites. Il a dû nécessairement donner une couleur semblable à tout ce qu'il décrit: c'est ce qui arrive lorsqu'on calque des événements au lieu d'écrire des souvenirs[78].
Madame de Genlis fut très-fière d'un suffrage qui lui arriva par une voie détournée et lui porta une véritable joie d'auteur au cœur. Elle avait une amie, très-spirituelle personne, madame Élisabeth de Bon, auteur de plusieurs ouvrages qui dans le temps furent assez connus; elle écrivit à madame de Genlis le billet que voici:
«Je vous dirai, mon ange, que le premier Consul a lu Madame de la Vallière avant-hier, et qu'il l'a lue tout d'un trait, sans pouvoir la quitter, et qu'il a pleuré... C'est un fait positif; car c'est M. de Fontanes qui me l'a dit et qui le tient du premier Consul lui-même. Marigné prétend que je vous envoie les larmes du Consul, et que cela vaut mieux que des vers. Le fait est que cela m'a fait un plaisir extrême.
«Adieu, vous que j'adore et pour qui je donnerais ma vie.
Madame Élisabeth de Bon, qui signe à la manière des reines et des princesses souveraines, comme on voit, devait écrire des lettres bien passionnées à vingt ans, à en juger par la chaleur de son amitié dans un âge plus avancé. Madame de Sévigné est bien froide, même dans son amour maternel, qui est quelquefois exagéré dans son expression, à côté des paroles brûlantes de madame de Bon.
Quoi qu'il en soit de madame de Bon, qui du reste était fort aimable, madame de Genlis fut touchée au cœur de cet éloge. Je fus enchantée, dit-elle elle-même, d'obtenir le suffrage de celui qui était le plus grand capitaine de son siècle, d'avoir fait pleurer l'homme qui venait de rétablir l'ordre, la religion et la paix, et d'arracher mon pays à l'anarchie.
Elle fit aussitôt un impromptu en vers et l'envoya à madame de Bon pour le faire remettre au premier Consul. Madame de Bon[79] était à cette époque fort intimement liée avec M. d'Abrantès, et ce fut lui qui fut chargé de donner ces vers au premier Consul, et non pas M. de Fontanes, comme je l'ai vu je ne sais plus où.
Madame de Genlis était devenue une personne non-seulement supérieure dans la littérature courante, mais sa place était désormais marquée au premier rang de l'époque littéraire où elle écrivait. Mais je crois que cette place eût été de tous points plus noblement conquise, si elle avait moins crié après ses ennemis. Madame de Staël a eu plus de détracteurs que madame de Genlis, et madame de Staël a toujours gardé un noble silence; une fois ou deux dans tout le cours de sa vie littéraire elle répondit, je crois, et encore parce que son père était attaqué. Mais madame de Genlis répondait dans des brochures qu'elle faisait imprimer exprès, et surtout écrites avec de l'acrimonie et de l'humeur, ce qui éternisait la querelle... Elle se plaignait surtout de plagiats qui étaient un peu rêvés[80]. Ainsi, par exemple, elle se plaint de ce que M. A. Duval a fait de la Curieuse, une comédie du Théâtre d'éducation, son drame d'Édouard en Écosse. Quel rapport y a-t-il entre une petite fille qui mérite d'avoir un bonnet d'âne pour écouter aux portes, un jeune homme qui se cache pour un duel, je crois; et une femme d'un parti, qui voit devant elle, dans sa demeure, le chef du parti ennemi, le dernier des Stuarts, couvert de haillons et lui demandant du pain!... Cette situation est une des plus tragiques, une des plus touchantes qu'on puisse mettre à la scène, et d'ailleurs M. Duval avait devant lui le livre de l'histoire dans lequel il pouvait facilement prendre son sujet sans se faire de querelle et sans soumettre son imagination à une sorte de torture pour former son sujet à la position d'un autre plan, dans lequel il ne se trouve d'ailleurs d'autre ressemblance que deux hommes qui se cachent... Ceci me rappelle une histoire qui me fut racontée par M. Lenormand d'Étiolles, qui en savait et en faisait de bonnes et de salées, comme dit Saint-Simon.
M. Lenormand était au spectacle un jour, loin de Paris. Je crois que c'était à Marseille. Il était assis à côté d'un homme fort bien en apparence, mais qui pleurait à verse depuis que le rideau était levé.
—Que peut donc avoir cet original-là? se disait M. Lenormand... Si on donnait quelque chose qui fût de nature à l'attrister, à la bonne heure. Mais que diable peut lui faire ce qu'on joue là?
On donnait Œdipe à Colone.
Enfin les exclamations du monsieur et ses sanglots augmentèrent à un tel point, que M. Lenormand crut devoir intervenir, et il demanda au monsieur si affligé ce qui le faisait ainsi pleurer.
—Hélas! monsieur, une parfaite similitude dans ma situation, une fois en ma vie, avec le malheureux roi de Thèbes!...
—Eh quoi!... auriez-vous eu le malheur de tuer monsieur votre père?... Et M. Lenormand se recula du monsieur!...
—Oh! non, non! monsieur; mon père est mort de sa très-belle mort, à soixante-seize ans... un beau vieillard, ma foi!...
—Mais alors, monsieur... vous avez donc été assez infortuné pour... pour épouser madame votre mère?
—Eh! du tout, monsieur!... Mais en allant une fois en diligence de Marseille à Toulon (ici les sanglots redoublèrent), nous fûmes arrêtés par une des troupes de voleurs qui désolaient alors la Provence, et tellement dévalisés, que pour gagner Toulon, dont nous étions encore à huit ou dix lieues, il me fallut implorer la charité publique. Depuis ce temps, je ne puis voir ce bon roi de Thèbes s'en allant aussi par les chemins pour demander l'aumône, sans faire le triste rapprochement de nos deux positions... hi! hi! hi! hi!...
Et les sanglots recommencèrent.
La plainte du plagiat, pour Édouard en Écosse, copié sur la Curieuse, est de même force.
.... Un jour M. de Lavalette écrivit à madame de Genlis en lui demandant un rendez-vous important pour ses intérêts; madame de Genlis lui indiqua le jour suivant[81].
M. de Lavalette, aussi bon que spirituel, gai jusqu'à la folie, bouffon même quelquefois, lorsqu'il était avec ses amis, était pourtant un homme fort habile et parlant de hautes affaires avec le sérieux qui leur convient. En arrivant chez madame de Genlis, il était aussi grave que le sujet qu'il venait traiter avec elle.
—Madame, lui dit-il, le premier Consul n'existe plus; l'Empereur lui a succédé. Tout vous démontre jusqu'à l'évidence que la famille à laquelle vous avez consacré bien gratuitement, au reste, les plus belles années de votre vie, ne reviendra plus en France. Celui qui la gouverne aujourd'hui ne veut pas qu'un nom illustré comme le vôtre demeure entouré de privations; votre pays vous doit une vie heureuse. Parlez, madame; que vous faut-il pour qu'elle le soit?
—J'ai déjà fait une réponse à M. de Rémusat, dit madame de Genlis.
—Cette réponse n'est point vraie, permettez-moi ce démenti, madame; l'Empereur sait, en outre, que votre santé souffre beaucoup de l'excès de travail auquel vous vous livrez. Encore une fois, faites une demande, que voulez-vous?
—Je répondrai toujours de même, dit en riant madame de Genlis.
—Eh bien! dit en souriant à son tour M. de Lavalette, voyons si votre obstination résistera à cette proposition. L'Empereur vous demanda de lui écrire tous les quinze jours... Il aime votre manière d'écrire.
—Eh! d'où la connaît-il?
—Il la connaît, enfin, que vous importe; acceptez-vous?
Madame de Genlis réfléchit un moment.
—J'accepte, dit-elle enfin; j'accepte et même avec joie. Je suis sûre que cette correspondance ne peut qu'être bonne à tous deux.
—Et moi, dit M. de Lavalette, j'ai une joie tout aussi vive en vous annonçant que l'Empereur vous prie d'agréer une pension de 12,000 francs. Elle vous sera payée comme vous le voudrez; et si vous n'y avez aucune répugnance, ce paiement passera par mes mains.
Madame de Genlis accepta, et la correspondance commença. Elle avait lieu tous les mois, quelquefois tous les quinze jours. Le sujet en était toujours moral, politique, ou pieux; souvent sur la manière dont il fallait tenir sa cour. Madame de Genlis fit à cet égard beaucoup de bien à l'Empereur lui-même. Avec lui, il n'y avait qu'à mettre l'index sur l'entrée d'une route conduisant à un bon résultat; il la parcourait avec un succès que nul autre n'aurait eu. Ce que madame de Genlis lui dit relativement au luxe ne fut pas perdu pour lui, et ce fut, sans doute, le lendemain du jour où il reçut une lettre d'elle sur ce sujet, qu'il nous disait à toutes:
Mesdames, je veux que vous receviez. Soyez grandes dames, surtout!... Soyez grandes et point mesquines dans vos dépenses pour vos habits, votre maison, vos ameublements. Point, ou du moins très-peu de ces mousselines anglaises qui entravent l'exécution de mon système continental en donnant au goût, à la mode un autre moyen de se nourrir. Beaucoup de soieries pour chaque saison. Du velours pour l'hiver, du satin; et puis, du taffetas pour l'été. D'abord, vous serez conséquentes; ensuite vous aurez de belles étoffes bien épaisses pour le temps de la neige, et des étoffes légères pour les temps chauds où il faut de l'air autour de soi.
L'empereur mit, à dater de ce moment, une grande importance à ce que toute la cour fût somptueuse et magnifique, non-seulement sur un point, mais sur tous.
Un jour l'empereur s'étant assis à côté de moi à un bal chez la princesse Caroline, pendant une contredanse dans laquelle je ne dansais pas, il me demanda si je connaissais madame de Genlis; je lui dis que oui.
—Vous a-t-elle écrit?—Jamais, Sire.—Eh bien! elle est encore plus spirituelle en écrivant. Ses lettres ont de la gaîté, en même temps qu'une raison solide et éclairée: il est seulement dommage qu'elle ne soit pas plus naturelle.
L'époque où madame de Genlis reprenait une sorte d'influence, qu'elle eut, au reste, le bon esprit de tenir secrète, était fort belle pour notre gloire littéraire. On a beaucoup dit que le temps de l'Empire avait donné de toutes les gloires, excepté celle de la pensée. Cela n'est pas tout à fait juste; car il me semble qu'une nation qui peut donner à la renommée autant de noms que la nôtre à cette époque est encore remarquable par la pensée comme par la gloire. Châteaubriand, madame de Staël, madame de Genlis, Delille, Bonald, Michaud, Arnault, Fontanes, Picard, Duval, et tant de poëtes agréables, font, à eux tous, une preuve sans réplique. Et dans les arts: David, Gérard, Girodet, Gros, Lethière, Robert Lefèvre, Isabey, Augustin, Godefroy[82], Desnoyers, Méhul, Lesueur, Boïeldieu, Cherubini; et dans les sciences, Berthollet, Cuvier, Fourcroy, Lacépède, etc.
À cette liste, déjà nombreuse, combien je pourrais ajouter de noms vraiment remarquables et faits pour tenir leur place dans une nomenclature de ce genre! Mais madame de Genlis les connaissait bien, et ce fut eux qu'elle appela, avec beaucoup de ceux que je viens de nommer, pour reformer, refaire son salon. Le cardinal Maury venait alors de rentrer en France, et allait très-souvent chez madame de Genlis.
Alors elle prit un jour; ce fut le samedi. Ce jour était le plus commode pour beaucoup d'hommes qui avaient des places plus ou moins importantes, mais qui toutes occupaient; et le dimanche donnait du repos en n'obligeant pas à se lever trop tôt. Ce calcul me frappa lorsque Millin me le fit remarquer.
Un jour, madame de Genlis reçut une lettre fort singulière; cette lettre, très-bien écrite, sur de joli papier fort élégant, avait pour signature le nom de Jeanneton; elle témoignait un vif désir de suivre une correspondance, et indiquait une adresse qui, évidemment, n'était pas la véritable.
Madame de Genlis, entraînée par une sorte de charme répandu dans cet écrit, répondit à cette lettre... Une autre vint encore, et reçut aussi une réponse... Enfin la correspondance dura dix-huit mois. Un jour, madame de Genlis voulut enfin causer avec son anonyme.—Eh bien, nous causerons, lui dit l'étrange personne, mais vous ne me verrez pas.
Et la conversation se fit à travers une cloison.
Un jour, c'était pendant le séjour de madame de Genlis à l'Arsenal, on vint lui dire qu'une jeune paysanne lui apportait des fleurs de la part de mademoiselle Jeanneton; madame de Genlis sourit.—Faites entrer, dit-elle.
Elle vit arriver une jeune paysanne, d'une taille charmante, mince, élancée, portant le costume complet de paysanne, mais évidemment fait avec des étoffes moins grossières que celles des vraies paysannes. Elle avait son petit bavolet exactement placé sur le haut de sa tête, et son chignon bien lissé. Une belle croix d'or avec un cœur tenait à son cou par un velours qui faisait juger de l'étonnant éclat du cou de cygne de la fille des champs. Ses bras, d'une blancheur également éblouissante, ainsi que ses mains, étaient tous deux d'une forme parfaite. Elle portait des fleurs dans ses bras et dans son tablier d'indienne, et un petit garçon la suivait, chargé d'une innombrable quantité de pots et de caisses contenant des plantes très-rares. L'ambassadrice de mademoiselle Jeanneton se mit en devoir de placer les fleurs coupées dans des vases de porcelaine qu'elle demanda à madame de Genlis.
—Pourquoi n'est-elle pas venue elle-même? dit celle-ci à la petite paysanne.
LA PAYSANNE.
Dame! j'savons pas, moi!
MADAME DE GENLIS.
Comment!... serait-elle malade?
LA PAYSANNE.
Nenni, nenni, elle n'est pas malade, et vous aime ben, allez!...
MADAME DE GENLIS.
Et votre village est-il loin d'ici?
LA PAYSANNE, embarrassée.
Not' village! quoiqu' ça vous fait donc, ça... mais non, qu'il n'est pas loin... par là... du côté de Bièvre... de Jouy.
MADAME DE GENLIS.
Ah! ah! je connais une grande dame qui possède une belle terre pas bien loin de cet endroit.
LA PAYSANNE.
Qui donc ça?
MADAME DE GENLIS.
Madame de Chevreuse, à Dampierre.
LA PAYSANNE, vivement.
Mais ce n'est pas à elle! c'est à sa belle-mère. Et, ajouta-t-elle en levant les yeux et les mains au Ciel, Dieu puisse-t-il l'en faire jouir encore longtemps!
Dans ce moment, la paysanne avait laissé tomber l'énorme gerbe de fleurs qu'elle tenait, et elles se répandirent toutes autour d'elle. Dans cette attitude, elle était charmante, et recevait encore un reflet de beauté de l'expression qui s'était répandue sur son front, et de là sur tout son visage. Bientôt elle s'aperçut que madame de Genlis la fixait avec attention, et elle rougit, ce qui l'embellit encore... Elle voulut cependant toujours soutenir son incognito, et tout en continuant de placer les fleurs dans les vases, elle dit:
—Dame! voyez-vous, j'avons dit ça comme ça, moi... parce que, voyez-vous, c'est une brave dame tout d'même que la vieille douairière, comme ils la nomment, et que j'sommes presque de ses terres.
MADAME DE GENLIS, avec intention.
Ah! ah! la jeune dame est donc méchante?
LA PAYSANNE, vivement.
Non, non!... alle n'est pas méchante... un brin tant seulement; mais la vieille est ben bonne aussi!
MADAME DE GENLIS.
Est-elle jolie, la jeune?
LA PAYSANNE.
Non, alle n'est pas laide, c'est tout[83]... Ah çà, v'là qu'est fini. Bonjour, madame... vot' servante.
Un moment, ma chère enfant; vous avez été bien gentille, il faut maintenant vous reposer... asseyez-vous.
LA PAYSANNE.
Oh, j'n'oserai jamais!...
MADAME DE GENLIS, souriant.
Eh bien! figurez-vous un moment que vous êtes madame de Chevreuse, et asseyez-vous près.
LA PAYSANNE, rougissant et se détournant pour s'en aller.
Comment, comment! qu'est-ce donc que ça veut dire?...
MADAME DE GENLIS.
Que vous êtes reconnue, ma chère Jeanneton; et que je vous demande de faire cesser un mystère qui est une entrave à cette amitié que vous êtes assez bonne pour m'accorder, et que je vous rends avec une tendresse de mère.
LA PAYSANNE, après avoir hésité quelque temps.
Eh bien! oui, vous avez raison; il ne faut pas plus longtemps résister à la tentation d'une causerie d'amitié avec une personne comme vous.
Et madame de Chevreuse, car c'était elle en effet, redevint elle-même. Elle n'avait jamais cessé de l'être; elle se croyait parfaitement déguisée, parce qu'elle portait un bonnet et une jupe de paysanne, et qu'elle disait: J'allions, j'venions; mais ses mains blanches, ses bras délicats et polis comme de l'ivoire, sa démarche et sa tournure si parfaitement élégantes, la douceur de son organe, tout cela formait un trop grand contraste avec le rôle qu'elle jouait pour qu'elle pût le remplir longtemps... Elle jouait en effet la comédie; mais elle était comme un premier rôle remplissant sans illusion, et par conséquent fort mal, un autre rôle hors de son genre. C'était une charmante personne... j'en parlerai plus loin.
La manie de connaître madame de Genlis gagnait tout le monde. Anatole de Montesquiou, que nous voyons aujourd'hui si raisonnable comme père de famille et comme homme du pays, si bien enfin dans tout ce qu'il est et ce qu'il fait, Anatole de Montesquiou était tout jeune homme alors, et il voulait aussi connaître madame de Genlis. Au lieu de chercher quelqu'un qui le conduisît chez elle, car elle avait un jour (le samedi), il aima mieux prendre un moyen presque impossible. Il s'en alla chez Maradan, éditeur de presque tous les livres de madame de Genlis, et lui demanda de lui donner des épreuves d'imprimeur, pour qu'il les portât à madame de Genlis, comme le garçon de l'imprimerie; Maradan s'y refusa. Mieux conseillé par une seconde réflexion, Anatole de Montesquiou s'adressa tout simplement à madame de Lascours pour faire la connaissance de madame de Genlis, et madame de Lascours lui donna tout simplement à dîner avec elle. Ce fut alors que se forma cette amitié qui sut résister à trois révolutions, et qui, au moment de la mort de madame de Genlis, était une de ses plus douces consolations: c'est qu'elle avait placé son affection sur un noble cœur, un généreux caractère. Anatole de Montesquiou est un homme qui peut avoir à la fois l'orgueil de la bonté et celui de l'esprit.
Il est étrange que madame de Genlis ait été aussi souvent attaquée par l'anonyme. Une personne connue maintenant par plusieurs ouvrages littéraires était fort jeune à l'époque dont je parle: c'est madame de Brady. Elle était belle et spirituelle; elle écrivit à madame de Genlis, et aussi sous un nom supposé, en lui donnant une adresse qui n'était pas la sienne. Cette étrange correspondance dura près d'une année.
En deux ans de temps voilà trois personnes d'un nom connu qui prennent la voie romanesque de l'anonyme avec une vieille femme, pour converser avec elle. À sa place, je m'en serais fâchée, moi; j'aurais pu penser qu'on me prenait pour une femme à ridicules prétentions de sentiments.
Le moment le plus brillant pour le salon de madame de Genlis fut pendant son séjour à l'Arsenal. Elle voyait alors une foule d'hommes spirituels et de femmes remarquables, qui contribuaient tous à l'agrément de ses soirées: les uns jouaient des proverbes, les autres les composaient; on faisait de la musique, et alors Casimir jouait de la harpe. Dans d'autres soirées, un auteur estimé, comme Millevoye[84], disait une pièce de vers, à laquelle sa diction touchante, sa figure si parfaitement en accord avec ses vers et sa mélancolique nature, qui n'était, hélas! qu'un instinct d'avenir, donnaient un charme encore plus profond. Une autre fois, Dussault venait lire un feuilleton inédit du Journal de Paris, écrit avec tout son talent. Le lendemain, M. le comte de Sabran[85] disait plusieurs de ses fables; ses fables, dont quelques-unes peuvent rivaliser avec celles du grand fabuliste. M. de Sabran dit également d'une manière admirable non-seulement les vers qu'il fait, mais ceux de nos grands maîtres: il dit Molière et Racine à ravir. Venait ensuite, pour apporter son tribut à la ruche, M. Briffaut, très-jeune alors, mais qui montrait déjà un talent remarquable. M. de Cabre[86], ami fort intime de madame de Genlis, était un homme fort instruit, et cependant fort aimable dans l'acception positive de ce mot. Il contait bien, et faisait parfois de jolis vers. En voici qu'il composa étant jeune encore, mais abbé, pour répondre à la demande de faire le portrait d'une femme belle et charmante. Ce fut un impromptu: