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Histoire des salons de Paris (Tome 4/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier.

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Une dame de Rouvres dont j'ai oublié le nom fut chargée, et pour cause, de madame de Travanet. Cette dame connaissait admirablement les détours de la forêt, et il le fallait pour ce qui allait suivre.

Madame de Travanet, appuyée sur son bras, était la première en avant de toute la troupe. Les jeunes personnes causaient tout en ramassant des fleurs; elles paraissaient rire de tout ce qu'elles voyaient sans donner le moindre soupçon même à la plus méfiante personne. Aussi madame de Travanet n'en eut-elle pas même l'ombre; elle causait vivement sur un sujet qui l'intéressait avec cette dame qui, pendant qu'elles marchaient, la conduisait vers le lieu du rendez-vous général, qui était dans le lieu le plus désert de la forêt, et le plus sauvage.

—Mon Dieu! pardonnez-moi de vous interrompre, dit tout à coup madame de ***, mais je crains que nous ne nous soyons égarées!

—Eh bien! il faut chercher notre route, dit madame de Travanet; il fait encore jour et nous pouvons très-bien retrouver notre chemin.

—Ce n'est pas sûr..., mais en tout cas laissez-moi faire; je connais le pays. Je connais la forêt de Sénart comme mon jardin: ainsi n'ayez aucune crainte, prenez mon bras et laissez-vous conduire.

Madame de Travanet passa son bras sous celui de madame de *** et s'en alla toujours cheminant avec elle:—Je ne sais pas pourquoi je ne lui ai pas demandé, disait plus tard madame de Travanet, très-drôlement, pourquoi elle nous avait laissé perdre comme le Petit Poucet puisqu'elle connaissait la forêt de Sénart comme son jardin...

Cependant le jour baissait... La forêt, loin de s'éclaircir devant elles, devenait plus épaisse et plus sombre... Madame de Travanet était fatiguée... bientôt elle eut peur. Madame de *** convint enfin qu'elle s'était trompée et que maintenant elle reconnaissait qu'elles étaient au milieu de la forêt, dans le plus épais du fourré, et qu'à moins d'une rencontre impossible, elles devaient passer la nuit dans le bois.

—Passer la nuit dans le bois! s'écrie madame de Travanet toute tremblante à cette seule pensée...

—Mais que faire?

—Je ne sais; mais tout au monde plutôt que de passer la nuit ici... Il fait froid d'ailleurs...; je suis déjà gelée... Voyons, tâchons encore de retrouver notre route.

—Mais on n'y voit plus!...

—Ah! mon Dieu! mon Dieu!...

Pendant toutes les plaintes de madame de Travanet, la nuit s'était encore épaissie... on n'y voyait pas à dix pas de soi... Tout à coup on entendit du bruit.

—Ah! mon Dieu, qu'est cela? dit madame de Travanet tremblante en se serrant contre madame de ****...

—Ce sont des chevaux... une voiture!... des lumières!... Ah, nous sommes sauvées!

En effet, dans une large route de la forêt, on voyait s'avancer une fort belle voiture attelée de quatre chevaux, et entourée de plusieurs hommes dont l'habillement bizarre et fantastique renouvela la terreur de madame de Travanet, aussitôt que la lumière de plusieurs torches, que portaient quelques nègres qui suivaient la cavalcade, lui permit de distinguer les individus qui la composaient, et dont une partie était masquée... La peur de madame de Travanet était au comble...

—Que veulent donc ces gens-là, ma chère? disait-elle à madame de ***; comme ils vont lentement... on dirait qu'ils cherchent!...

En effet, quelques-uns des hommes qui entouraient la voiture se détachaient souvent pour entrer sous le fourré et regarder s'ils y voyaient quelqu'un... et là ils soulevaient chaque branche comme s'ils cherchaient une mouche.

Dans ce moment, la voiture et sa suite entrèrent dans la clairière. Madame de Travanet entraîna madame de ***, qui se laissa faire, dans un taillis, où elles se blottirent du mieux qu'elles purent...

Celui qui était à la tête de la troupe, magnifiquement habillé en Turc et si bien emmoustaché qu'on l'aurait pris pour Mahomet II, s'adressa à deux hommes qui étaient près de lui, et leur fit une question que les deux femmes ne purent entendre; mais la réponse fut claire et précise...

—Je vous assure sur ma tête, monseigneur, qu'elle est dans la forêt avec une amie. Elles se sont égarées... et sont même de ce côté, j'en suis sûr... Eh! tenez, les voilà!...

Et l'homme dirigeant une longue lance vers le fourré où madame de Travanet s'était cru bien à l'abri, il la montra au monseigneur, qui, en l'apercevant, fit une exclamation de joie. Madame de Travanet, confondue de tout ce qu'elle voyait, pensa un moment perdre la raison; mais son extrême terreur la soutint...

—Ces gens-là me croient riche, et je vais bien les attraper, dit-elle, quand ils vont voir qu'il n'y a que dix francs dans mon sac!... Mais il est donc bien misérable, ce Grand-Turc, que ses ambassadeurs fassent dévaliser sur la grande route... Dans l'ancien régime, ma chère, ces coquins de païens-là auraient été pendus!...

Pendant ce colloque avec madame de ***, madame de Travanet, conduite respectueusement par deux Turcs, dont l'un était le duc d'Esclignac, et l'autre M. de Folleville, arrivait au milieu de la clairière, où elle trouva la belle voiture arrêtée, le marche-pied baissé, et tout préparé pour se remettre en marche... Madame de Travanet tendit alors sa bourse aux Turcs... elle ne savait comment les nommer, a-t-elle avoué ensuite:

—Messieurs, dit-elle en leur donnant sa bourse, bien fâchée assurément qu'il n'y en ait pas davantage...; si j'avais su faire votre aimable rencontre, certainement j'aurais peut-être mis...

—Comment, madame, nous prenez-vous donc pour des brigands?

—Moi, monsieur!... à Dieu ne plaise, certainement!... mais que voulez-vous que je pense en me voyant retenue malgré moi?

—Eh! quoi, madame, dit alors le Turc magnifiquement habillé, qui paraissait le chef de la troupe, ne vous vient-il aucune autre pensée en nous voyant autour de vous, remplis d'un respect profond, et n'étant que des messagers de bonheur, de paix et d'amour?...

MADAME DE TRAVANET.

D'amour! à moi!... Mais c'est une mauvaise plaisanterie, messieurs les Turcs!... savez-vous bien que j'ai cinquante-huit ans?

Et tout de suite se penchant à l'oreille de madame de ***, elle lui dit rapidement: Je n'en ai que cinquante-quatre...; mais il est bon d'effrayer ces coquins-là... Malgré tout, ils sont polis, ajouta-t-elle, comme par manière de dire.

LE TURC.

Votre âge, madame, n'est pas un obstacle qui arrêtera mon glorieux maître!... il vous a vue, madame, il vous aime, et veut vous plaire. Il m'a dit son amour, car je connais toutes ses pensées. Je les approuve, et j'ai cherché le moyen de satisfaire la passion moi-même de mon glorieux Sultan, et de vous donner à lui.

MADAME DE TRAVANET posant un pied sur le marche-pied de la voiture et le retirant aussitôt. Elle fait cette manœuvre deux ou trois fois.

Mais, monsieur, ayez donc quelque pitié d'une pauvre femme qui ne peut répondre à l'amour de monsieur votre maître... laissez-moi retourner à Rouvres, je vous en prie... je veux m'en aller...

LE TURC.

Je causerais la mort de mon glorieux Sultan, madame, et... peut-être la mienne... car il a non-seulement la passion violente, mais brutale... et je courrais risque. (Il fait un signe avec son poignard.) Alors vous comprenez?... voudriez-vous donc avoir l'excessive complaisance de monter dans cette voiture... ou je serais forcé..., à mon inexprimable regret, de vous y mettre de force.

MADAME DE TRAVANET.

Ah! mon Dieu! mon Dieu!...

MADAME DE ***, bas à son oreille.

Allons, allons, ma chère, montez dans cette voiture! que voulez-vous faire?... toute résistance est inutile...

MADAME DE TRAVANET.

Hélas! je ne le vois que trop... (Au Turc.) Monsieur, je suis résignée...

Elle dit ce mot si drôlement, que le Turc, qui n'était autre que mademoiselle de Fontenille, pensa éclater sous son masque. On mit les deux dames dans la voiture de la duchesse de Brancas, et les chevaux l'emportèrent rapidement au travers de la forêt.

Le second acte de cette comédie devait se jouer dans un vieux château situé dans la forêt de Sénart, et appelé le château des Bergeries. Ce château, encore entier sous quelques rapports, n'était pourtant plus habité, ou ne l'était plus en effet que par un vieux concierge et sa femme. Le propriétaire l'avait bien destiné à être abattu, mais sa condamnation n'avait été prononcée que pour l'année suivante, et M. de Folleville, qui le connaissait, en avait reçu la permission d'y faire ce qu'il voudrait pour la mystification qu'on préparait à madame de Travanet. Ce château des Bergeries était une des fabriques les plus heureuses qu'on pût trouver sous sa main pour servir de théâtre à des scènes comme celle qu'on jouait. Mais pour faire juger à quel point on avait compté sur la peur de madame de Travanet, il faut dire qu'elle connaissait ce château, où elle avait été cent fois; car il était le but de presque toutes les promenades des personnes qui étaient dans les environs de la forêt de Sénart, et surtout de celles de Rouvres. Ce fut donc vers le château des Bergeries que la troupe turque dirigea sa course.

Lorsque la portière fut refermée et que les deux amies furent seules, madame de Travanet donna cours alors à toute son inquiétude.—Que veulent-ils faire de moi? répétait-elle.

—Vous épouser... vous emmener à Constantinople... il a nommé le Sultan...

—Bah! ils nomment toujours ainsi leur maître!... N'allez-vous pas croire à présent que le Grand-Turc est amoureux de moi!... la belle sultane que je ferais!... Mais, grand Dieu! quel peut être cet homme?

—Écoutez donc, ma chère, il y a ici un nouvel ambassadeur d'Asker-khan, le grand chah de Perse... c'est peut-être lui!...

—Asker... hein! comment dites-vous?

—Asker-khan... c'est l'empereur de Perse.

—Mais, ma chère amie, la peur vous trouble la cervelle. Je ne suis jamais allée en Perse.

—Aussi ne vous parlé-je pas de lui, mais de son ambassadeur. C'est un bel homme qui devient très-facilement amoureux... mais il n'est pas d'une humeur facile... l'autre jour il allait faire couper la tête d'un de ses esclaves, parce qu'il avait cassé une assiette[173].

—Ma chère amie, vous m'effrayez beaucoup... vous feriez mieux de garder vos histoires pour un autre jour... voulez-vous?...

Mais tandis qu'on l'effrayait dans la voiture, il arrivait une étrange chose au-dehors. C'est que la nuit était si noire, que les gens s'étaient égarés, et ne retrouvaient plus la route du vieux château où ils devaient passer le reste de la nuit.

—Que faire? dit mademoiselle de Fontenille; quel malheur! nous ne pouvons plus continuer notre pièce qui va si bien... et d'autant mieux que notre amie n'a pas froid, et qu'elle est tranquillement dans une bonne voiture.

—Ah! tranquillement, dit le duc d'Esclignac, c'est autre chose: car elle n'est pas brave; mais si elle ne l'est pas maintenant où elle n'a rien à craindre, que devait-elle éprouver lorsqu'elle était jeune et jolie?

—Il a raison, dit Amédée de Fontenille; mais savez-vous ce que je crains, moi, c'est que nous ne soyons rencontrés par de la gendarmerie ou par des gardes-chasses... savez-vous bien que nous serions tous arrêtés, et, en vérité, dans nos costumes, nous ferions une triste figure en entrant à Essonne!...

—Ah! mon Dieu, les gendarmes! dit sa sœur... et que leur dirions-nous?... prendraient-ils de l'argent?

—Non, certes, je ne le pense pas! et s'ils en prenaient, je les ferais punir. Mais les gardes de la forêt sont à craindre plus encore que les gendarmes.

Mademoiselle de Fontenille, très-effrayée par ce que son frère lui disait, se remit en quête de plus belle pour retrouver un carrefour qui devait les mettre dans la bonne route... Rien n'était plus comique que de voir en ce moment vingt personnes rassemblées pour en effrayer une seule, l'être plus qu'elle... Mademoiselle de Fontenille fit rallumer une des torches qu'on avait éteintes pour ne pas attirer l'attention, et bientôt, en effet, on retrouva le carrefour qui indiquait la route à suivre; la voiture y roula aussitôt rapidement, et, au bout d'un quart d'heure, ils furent arrivés au terme de leur course, ayant joué le premier acte de leur drame burlesque.

Rien de ce que nous lisons dans les romans de madame Radcliffe, si parfaitement traduits par madame Victorine de Chastenay, n'avait été omis au château des Bergeries. Il est vrai qu'il y prêtait lui-même étonnamment, et que le concierge à lui seul, avec sa lanterne, son énorme trousseau de clefs avec lequel il vint ouvrir une grille rouillée et criant sur ses gonds, suffisait pour effrayer... Au moment où la voiture entra dans une cour remplie de hautes herbes qui empêchaient presque les roues de tourner, deux chiens hurlèrent plaintivement... Madame de Travanet tressaillit.

—Ah ça, dit-elle, ceci passe la plaisanterie... je ne veux pas être une héroïne de roman, moi! je ne suis ni Amanda, ni Rosalba, ni Fernanda: c'est odieux, tout cela... et fort ennuyeux!

À ce moment où la voiture s'arrêtait au bas d'un vieux bâtiment ruiné dont les murs tenaient à peine... le vieux concierge, son bonnet de laine à la main, conduisait respectueusement madame de Travanet et madame de ***, par un escalier étroit et tournant, dans un appartement où il y avait un bon feu et assez de lumières pour qu'elles pussent juger du délabrement du lieu où elles se trouvaient... le concierge les laissa seules. Alors madame de Travanet recommença ses doléances sur son ennui et son inquiétude, et surtout le motif pour lequel elle avait été enlevée.

—Mais par amour!... ma chère, ne soyez pas si incrédule.

—On a la foi quand on a l'espérance, ma très-chère amie, dit madame de Travanet en riant... À mon âge, on ne me ferait plus que la charité en fait d'amour... et en quoi que ce soit je n'aime pas ce qui se fait par un sentiment de pitié: il n'a rien de noble, et encore moins rien de tendre.

—Mais votre esprit... vos talents...

—Mes talents, mon esprit, me feront des amis, parce que je les emploierai à leur amusement ou à leur bonheur...

—Enfin, ma chère, voyez ce que nous a compté l'autre jour madame de Genlis... À Berlin, un jeune homme de vingt-sept ans était amoureux d'elle, et voulait l'épouser.

—Eh bien! si elle y avait consenti, c'est elle qui eût été folle.

Dans le même moment, la porte du fond s'ouvrit avec fracas, et le Turc magnifique qui avait parlé à madame de Travanet dans la forêt entra dans la chambre. La pauvre femme, qui ne l'avait vu que masqué, faillit mourir de peur en voyant devant elle un homme d'une taille immense ayant des moustaches comme jamais elle n'en avait vu...

—Quelle effroyable tête! se disait-elle en elle-même; quel géant!...

Ce géant était mademoiselle de Fontenille!

Elle salua profondément à l'orientale, en mettant une main sur sa tête et l'autre sur son cœur, et remit une lettre à madame de Travanet, sentant l'essence de rose à en parfumer le vieux château pour dix ans... puis elle se retira toujours à reculons... pour mieux observer le respect et le décorum envers la sultane favorite, observa madame de ***.

Aussitôt que le Turc fut sorti de l'appartement, madame de Travanet ne sachant pas ce que tout cela devenait, car les choses commençaient à se brouiller dans sa tête, ouvrit la lettre avec précipitation, espérant au moins y trouver une explication.

Mais c'était une déclaration en forme adressée à madame de Travanet. On lui disait qu'on était à ses pieds; son esclave le plus soumis et... sollicitant sa main. La lettre était signée Habed-il-Roumann Schahabaham Badvildinn Dal-Ilcha-Bekir...

Les expressions les plus brûlantes n'y étaient pas épargnées... Habed-il-Roumann Schahabaham Badvildinn Dal-Ilcha-Bekir n'osait pas se présenter à madame de Travanet sans son consentement, qu'il espérait, au reste... Mais pour qu'elle pût se prononcer avec plus de certitude, il la prévenait qu'il avait fait placer dans la chambre qu'elle occupait son portrait fait à deux âges différents, afin qu'elle pût juger de ce qu'il avait été et de ce qu'il était aujourd'hui.

En achevant la lecture de cette lettre, madame de Travanet ne put s'empêcher de regarder autour de la chambre, dont les murs lézardés ne laissaient voir aucune trace de ce qu'elle y cherchait. Enfin, près de la haute et antique cheminée, elle aperçut deux dessins au crayon noir, dont l'un représentait une très-belle tête de jeune Turc... Madame de Travanet s'arrêta devant ce dessin.

—Savez-vous qu'il a été très-beau, ce Turc, ma chère? dit-elle à madame de ***.

MADAME DE ***

Oui, sans doute!... c'est dommage que son nom soit si long!...

MADAME DE TRAVANET, regardant toujours le portrait.

Qu'est-ce que cela fait?... et puis ce n'est pas un nom seul, c'est une suite de noms... c'est l'usage chez eux...

MADAME DE ***.

Ah! mon Dieu, regardez donc cette horrible figure.

Madame de Travanet se retourne vivement, et voit en effet, de l'autre côté de la cheminée, le pendant de la jeunesse du Turc... il était hideux!... On avait exprès chargé la laideur, et, dans le fait, la figure était horrible. Au bas était écrit: Tel que je suis maintenant...

—Vraiment, dit madame de Travanet, il nous la donne bonne! et moi aussi j'ai été jeune et belle: je pourrais m'en aller en quête d'un mari, en montrant mon visage de vingt-cinq ans; mais lorsque celui de cinquante-cinq se montrerait à son tour, on serait en droit de me dire que je suis une impertinente. Après tout, je suis fâchée pour lui qu'il soit changé de cette façon-là, car il était bien beau. Et elle retournait toujours au portrait du jeune Turc, qui était tout simplement la figure du jeune Turc mourant de Girodet, auquel on avait seulement ôté l'expression souffrante. Oui, répétait-elle, c'est vraiment dommage.

En ce moment, on entendit un prélude dans la pièce voisine. Ah! ah! dit madame de ***, on veut vous donner une sérénade... mais je crois qu'un bon souper et un bon lit nous feraient plus de bien que toutes les musiques du monde... Madame de Travanet, dont jamais l'aimable caractère ne se démentait, fut au contraire tout à coup ranimée par cette musique... elle quitta le portrait, et vint écouter de plus près... Qu'on juge de ce qu'elle dut éprouver lorsqu'elle entendit des voix bien connues et aimées chanter en chœur et en partie la romance si célèbre de Pauvre Jacques!

—Ah! s'écria-t-elle, ce sont nos amis!... Les portes de l'appartement s'ouvrirent alors avec grand bruit, et tous les acteurs, les actrices, entrèrent en foule, et pressèrent madame de Travanet dans leurs bras, en lui demandant pardon du tour qu'on lui avait joué. Non-seulement elle le pardonna, mais elle fut la première à en rire... Elle regarda alors sans frayeur mademoiselle de Fontenille, dont les terribles moustaches l'avaient si fort effrayée.

—Et maintenant, lui dit Amédée de Fontenille en lui présentant une grande pelisse pour la préserver de l'air froid de la nuit, retournons à Rouvres, pour y faire réveillon, et puis ensuite nous irons nous coucher...

... On riait encore dans le monde de cette histoire, lorsque le récit d'une autre aventure détruisit la gaieté qu'avait inspirée celle de la forêt de Sénart. Elle est d'un haut intérêt: la voici dans tous ses détails... Comme les personnages dont il est question dans cette histoire sont pour la plupart existants et à Paris, je ne puis donc les désigner que par une lettre initiale.

La comtesse de M*** était une femme bien née, riche, ayant une bonne maison et la volonté de la faire trouver agréable; avec tous ces moyens on a ce qu'on veut à Paris. Aussi, quoiqu'elle ne fût plus jeune, madame de M*** avait un salon fort sociable, et sa maison était une de celles où un étranger se faisait toujours présenter...

Madame de M*** avait un frère plus riche qu'elle, et vivant dans ses terres. Son opinion était fort exagérée. Il avait fait partie de l'armée de Condé, et rentré en France, il fut assez heureux pour retrouver toute sa fortune qui lui fut rendue; M. de P*** ne cachait aucunement son opinion, prétendant que l'Empereur ne l'en estimait que mieux de savoir confesser sa vraie croyance. M. de P*** n'avait qu'une fille, qui devait hériter non-seulement de sa belle fortune, mais aussi de celle de sa tante.

M. de P*** mourut des suites d'une chute de cheval à la chasse; il n'eut que le temps de recommander sa fille à sa sœur, et de dire à mademoiselle de R*** que son dernier vœu était qu'elle demeurât fidèle à leur opinion sainte.

Mademoiselle Amélie de P*** avait dix-sept ans au moment où elle perdit son père. Elle était jolie sans être pourtant une personne très-remarquable. Elle était habituellement sérieuse, et son rare sourire frappait harmonieusement lorsqu'on le voyait éclairer son visage; sa taille était grande, svelte, sa tournure distinguée, et tout son ensemble enfin formait et présentait une personne agréable et dont tous les hommes auraient certes désiré l'amour, s'ils n'eussent été repoussés par une froideur qui annonçait que son cœur se donnerait difficilement.

Aussitôt que madame de M*** fut instruite de la mort de son frère, elle partit de Paris et alla chercher sa nièce dans le château qu'elle habitait. Elle la trouva accablée de son malheur et peu disposée à partager les plaisirs de la maison bruyante de sa tante. Son deuil était une excuse pour les premiers mois, mais enfin il fallut changer une façon de vivre qui blessait une parente que son père lui avait ordonné de considérer comme une mère... et dès qu'elle eut pris le demi-deuil, Amélie descendit chez sa tante.

Ce fut un événement dans le salon de madame de M***, le jour où sa nièce y fit son entrée... Les jeunes personnes la regardèrent avec envie, les mères avec humeur, et les hommes avec l'espérance de lui plaire... On pense bien que les rangs devaient être pressés, car Amélie était une héritière comme on n'en voit pas beaucoup... elle était riche, noble, jeune et belle...

La comtesse de M*** s'attacha bientôt à sa nièce et l'aima d'une affection de mère. La jeune fille y répondit avec son âme qui était aimante et même passionnée, malgré l'apparence de froideur qui semblait l'envelopper.

—Amélie, lui dit un jour sa tante, il faut te marier.

—Pourquoi, ma tante? est-ce donc une condition expresse attachée au nom de femme que de prendre un mari? Je suis heureuse comme je suis, laissez-moi rêver la vie... Mon Dieu, le réveil ne viendra que trop tôt!... d'ailleurs je ne veux pas vous quitter!...

Et puis elle se penchait sur les mains de la comtesse, les baisait, et la comtesse, l'embrassant à son tour, disait:

—En vérité, tu as raison, mon enfant... Je ne sais pas comment je pourrais me séparer de toi!...

Mais les prétendants ne se découragèrent pas, et lorsqu'ils surent que la tante et la nièce ne voulaient pas se séparer, ils déclarèrent qu'ils demeureraient chez madame de M***, si elle le voulait.

Amélie recevait froidement tous ces hommages, et sans qu'il parût qu'un seul même l'eût touchée... Elle était toujours aussi sérieuse... Sa figure mélancolique ne s'animait d'aucune pensée intérieure à l'approche de ses prétendants... On était alors en 1809, et Amélie avait dix-huit ans.

Un jour madame de M*** parut occupée d'un grand intérêt... Elle, qui ne sortait jamais, demeurait des journées entières hors de chez elle; et sa nièce, sa fille pour mieux dire, ne sut ce qui l'avait autant intéressée que lorsque la réussite eut couronné l'œuvre... La comtesse de M***, parente éloignée de Barras, avait eu le crédit de sauver après la terreur un homme qui devait tout redouter d'une réaction, car cet homme était Fouché. Contre l'ordinaire des méchants, il en avait été reconnaissant... et lorsque madame de M*** lui demandait un service, il le lui rendait avec autant de bonne grâce que cet homme pouvait en mettre à quelque chose. Cette fois madame de M*** dit à Fouché que ce qu'elle lui demandait était sans doute difficile, mais qu'elle serait ensuite des mois et même des années sans avoir recours à son obligeance, s'il lui accordait ce qu'elle sollicitait de lui.

Le service en effet était éminent: il s'agissait de faire rentrer un homme qui, sur la liste des émigrés en 1793, n'avait en 1800 fait aucune des diligences pour se mettre en règle, ne voulant pas rentrer en France à cette époque. Mais depuis, les choses avaient pris un autre aspect. Il voyait que la puissance de Napoléon s'affermissait de jour en jour, et chaque jour aussi le besoin de revoir sa patrie se faisait sentir plus vif et plus pressant.

«Je sens qu'on peut vivre quelque temps loin de sa patrie, ma vieille amie, écrivait-il à la comtesse de M***; mais il faut s'en rapprocher pour mourir. On sent le besoin de fermer ses yeux là où ils se sont ouverts... Que je vous doive ce bonheur, et il sera double pour moi.»

C'était pour cet ami de sa jeunesse, ce frère de ses vieux jours, que la comtesse insistait aussi vivement auprès de Fouché. Enfin ses vives instances eurent un entier succès, et son ami revit la France.

Le marquis de R***, aussitôt qu'il fut arrivé à Paris, accourut chez son amie devenue sa bienfaitrice... Ils furent bien heureux de se revoir, et cette joie fut pure des deux côtés: car celle qui obligeait vit qu'on était vraiment reconnaissant, et on est alors si heureux d'avoir pu réussir!...

—Mais je ne serai complètement satisfait que lorsque vous aurez obtenu pour mon fils adoptif la même faveur que pour moi, dit le marquis à son amie.

Et il lui raconta qu'après le désastre de Quiberon, il avait recueilli le fils d'un cousin avec lequel il était intimement lié, et là, sur le champ de bataille même, à son cousin mourant, il avait juré de servir de père à son fils... L'enfant avait entendu le serment, et Dieu l'avait reçu..., car le père avait été martyr pour une cause sainte.

—Quel âge a donc votre fils adoptif? demanda la comtesse.

—Vingt-huit ans.

—Eh quoi! son père l'emmenait aussi jeune pour l'exposer aux chances d'une bataille?

Le marquis sourit avec une expression presque triste:—Vous ne connaissez pas Henri, répondit-il.... vous ne savez pas quelle âme ardente il y a dans cet être que moi-même je ne connais pas encore, bien que je sois cependant ce qu'il aime le plus au monde après son pays..., car la France est pour lui la mère qu'il a perdue... C'est donc lui qui a voulu suivre son père lorsque le duc de C*** vint chercher la mort à Quiberon... Si vous voulez que ma joie soit entière, obtenez que Henri soit rappelé comme moi.

La comtesse revit Fouché; elle pressa de nouveau, et la grâce du jeune homme fut ajoutée à celle de son père adoptif...

La nouvelle lui en fut aussitôt transmise, et peu de jours après il était à Paris.

Henri de C*** ne se fit pas d'abord présenter chez la comtesse...; elle en fut surprise, et ne put s'empêcher d'en faire un reproche au marquis de R***.

—Que voulez-vous? lui dit son ami; j'ai assez vu votre nièce pour être convaincu que lui plaire est une entreprise dans laquelle il est fort difficile de réussir... Elle est jolie, riche; mon fils adoptif n'a qu'une fortune médiocre; elle pourrait croire qu'il vient ici pour se faire aimer d'elle. Henri n'a aucune prétention; mais il est si beau... si remarquable, qu'il pourrait certes bien en avoir, et...

—Et pourquoi, dit vivement la comtesse, ne ferions-nous pas un mariage qui rapprocherait nos deux familles encore plus qu'elles ne le sont?... Amélie n'a jamais aimé, elle ne veut même pas se marier...; mais votre fils peut lui plaire, mon ami, et combien je serais heureuse s'il lui était réservé de fondre la glace de ce cœur que rien encore n'a pu toucher!...

Le marquis parla à son fils adoptif de cette présentation; le jeune homme s'y refusa.

—Madame de M*** ne peut voir une offense dans mon refus, dit Henri; j'ai pour elle une profonde reconnaissance, mais je hais le monde et ne vais nulle part.

Le marquis insista: ce fut d'abord en vain... Henri semblait redouter d'entrer dans cette maison... Était-ce un pressentiment!... Enfin, vaincu par les sollicitations réitérées de son père, il consentit à l'y accompagner, et un soir où le marquis savait trouver ces dames seules, il conduisit Henri à l'hôtel de M***.

Henri de C*** devait produire une vive impression sur les personnes qui le voyaient pour la première fois, depuis qu'il avait atteint ce degré d'une beauté mélancolique et mâle qui lui donnait un aspect tout à fait remarquable. Sa taille était élevée et élégante; sa tournure, d'une distinction de bonne compagnie, si rare à rencontrer, car il ne faut pas confondre l'extraordinaire avec la distinction... Sa figure était belle aussi; mais c'était surtout par son expression qu'elle plaisait. En voyant cette physionomie pâle, au regard prolongé et pensif, au sourire triste et presque toujours railleur, comme s'il eût voulu se punir lui-même de cette apparence de gaieté, on se disait que cet homme avait beaucoup souffert, et un sentiment attractif portait aussitôt vers lui...; mais lorsque ensuite on fixait ses yeux sur les siens, lorsqu'on voyait flamboyer son regard au récit d'une action généreuse et résolue; lorsque, repoussant les boucles blondes et naturelles de sa chevelure, il découvrait un front où siégeaient de profondes pensées, on se disait aussi que cet homme avait une destinée mystérieuse dont les intérêts étaient forts et puissants.

Henri parlait peu; mais son silence n'était jamais l'expression du dédain. On voyait que sa vie était grandement remplie, et que son silence n'était qu'un refuge dans ses propres pensées.

Son père le présenta à la comtesse, puis à Amélie. Il témoigna convenablement sa reconnaissance à la comtesse, causa peu, mais dans ce qu'il dit laissa voir un esprit et des connaissances auxquels Amélie n'était pas habituée... Elle fut touchée de cette nouvelle impression qu'elle recevait et en eut de la reconnaissance. Elle fut aussi plus affectueuse pour Henri. En lui parlant, sa voix devenait plus douce; on voyait qu'elle craignait de s'avancer et de heurter avec maladresse un homme souvent frappé et jusqu'à la douleur...

Henri, accueilli avec amitié et confiance dans la maison de la comtesse, y fut bientôt attiré par un charme qu'il ne chercha plus à éviter... Amélie s'habitua tellement à le voir, que lorsque par hasard une journée s'écoulait sans que Henri eût paru à l'hôtel de M***, elle était triste et ne pouvait dormir; Henri avait également pris l'habitude de passer ses soirées auprès d'Amélie et de sa tante... Il leur faisait la lecture des ouvrages nouveaux qui paraissaient; puis il racontait, tandis que les femmes travaillaient, les horreurs des guerres vendéennes et ce massacre de Quiberon!... mais alors il changeait de nature: il devenait un lion... Sa longue et blonde chevelure frémissait sous l'impression qu'il recevait de ses propres paroles... Il peignait d'abord, il décrivait, et puis ensuite sa voix se montait à un degré d'énergie qui faisait trembler ceux qui écoutaient le malheureux enfant recevant le dernier soupir et la bénédiction d'un père au milieu de ses frères égorgés, et lui-même au moment d'être un glorieux martyr de plus dans cette sanglante journée.

Lorsque Henri parlait de cette funeste affaire, il oubliait la vie... il oubliait tout... Alors Amélie le regardait avec une expression qu'il fut quelque temps à ne pas comprendre d'abord; mais lorsqu'enfin, les yeux remplis de larmes, et suivant le regard de feu du noble jeune homme, elle ne chercha plus à cacher ce qu'elle éprouvait, alors Henri vit qu'il était aimé... Son premier mouvement fut de lever les mains et les yeux au ciel, et de remercier Dieu d'avoir envoyé à lui un noble cœur pour comprendre et consoler le sien... Il sortit de sa poitrine un objet qu'il y tenait soigneusement caché; et s'agenouillant ensuite, il pria longtemps; tout à coup une pensée vint troubler sa religieuse méditation.—Eh quoi, dit-il, je me réjouis d'être aimé! mais ai-je le droit de chercher l'amour et ses joies? non, je me dois à d'autres soins!.. Cependant!..

Et il retombait accablé sous une foule de pensées qui l'oppressaient et lui donnaient une douleur poignante qui troublait ses idées et lui ravissait toute force et toute ardeur.

Amélie était allée auprès de sa tante.—J'aime Henri de C***, lui avait-elle dit, et je ne puis être heureuse qu'avec lui...

Sa tante l'embrassa avec effusion, et lui apprit alors que, depuis longtemps, cette union était son vœu le plus cher, ainsi que celui du marquis.

Le même jour, la comtesse envoya chercher son vieil ami.—Tout va bien, lui dit-elle; Amélie aime Henri, et je crois que leur affection est mutuelle: ainsi donc nous ne ferons qu'une même famille.

Le marquis la regarda tristement et ne répondit rien. Il lui donna seulement une lettre à lire. Elle était de Henri...

—Je pars pour la Normandie, mon père, écrivait-il. Je me suis aperçu que mes affaires souffraient de cette oisiveté dans laquelle je vis depuis quelque temps... Je pars pour visiter plusieurs des propriétés qui m'ont été rendues. Écrivez-moi à C***, poste restante.

En apprenant le départ subit de Henri, Amélie ressentit une douleur inconnue... elle résista d'abord, mais enfin elle succomba et fut plusieurs semaines dans un état alarmant... Jamais elle n'avait mis en doute l'amour de Henri, et perdre en même temps l'illusion de cet amour et la réalité de sa présence, c'était trop pour une femme qui n'avait de force que pour aimer. Cette force avait longtemps sommeillé; mais aussi, à son réveil, elle était puissante et gigantesque, et ne trouvait plus maintenant d'aliment que dans sa douleur.

Ne recevant aucune nouvelle de Henri, son père se décida enfin à lui annoncer le danger de mademoiselle de P...

—Reviens aussitôt, lui disait son père; tu as peut-être tué une femme comme jamais tu n'en trouveras une pour l'approcher de ton cœur!

Trois jours après Henri était à Paris...

En le voyant, le marquis n'eut pas la force de lui adresser un reproche. Sa pâleur avait redoublé et son abattement était profond. On voyait que les jours et les nuits s'étaient aussi succédé pour lui dans les souffrances et peut-être même les pleurs... Il ne répondit rien à ce que lui dit son père, et se contenta de demander à avoir un entretien avec Amélie lorsqu'elle serait en état de le supporter...

En apprenant le retour de Henri, mademoiselle de P... comprit que l'affection qu'elle avait pour lui était un saint et solennel amour... Une joie si pure inonda son âme, qu'elle ne put douter alors que Dieu lui avait envoyé Henri pour qu'il fût son époux...

—Je sens que je ne puis vivre sans lui, dit-elle à sa tante, et ma vie est désormais attachée à la sienne.

Lorsqu'ils se revirent, ils sourirent tristement à la vue du changement qui s'était opéré en eux dans les jours qui les avaient séparés... Amélie fut celle qui ressentit le plus de joie de ce moment, cependant mutuellement souhaité... Henri était grave et même sévère en abordant Amélie. Il comprit que cette femme mourrait s'il la repoussait, et pourtant, bien qu'il l'aimât, une force mystérieuse les séparait l'un de l'autre.

—Amélie, lui dit Henri en s'asseyant près d'elle et prenant dans les siennes sa main froide et humide, Amélie, on veut nous unir. Je vous aime et vous m'aimez, et pourtant je crains que nous ne puissions être l'un à l'autre.

Amélie s'écria: Pourquoi être aussi cruel avec moi?... ne me parlez pas ainsi.

—Écoutez-moi, Amélie, poursuivit Henri; il faut alors que nous nous entendions, et que nous tirions de notre affection une consolation pour tous deux. Vous m'aimez, et je vous aime aussi; mais cet amour, quelle joie peut-il vous donner? Je suis malheureux, voyez-vous; et m'aimer c'est vouloir s'associer à mon malheur... En aurez-vous le courage?

Amélie leva les mains et les yeux au ciel... Henri poursuivit:

—Écoutez, Amélie, cet instant est solennel; dites-moi si vous vous sentez la force d'être la compagne d'un homme qui a souffert et doit souffrir encore?

Amélie se leva et dit d'un accent assuré:—Je jure que je serai votre épouse avec joie et bonheur...

Henri la serra contre son cœur, et c'est ainsi qu'ils furent fiancés. Alors Amélie le prit par la main, et ils allèrent trouver la comtesse.

—Bénissez vos enfants, lui dit sa nièce, en tombant à genoux devant elle.

Le mariage eut lieu peu de jours après: il fut célébré dans une terre appartenant à Amélie, située à quelques lieues de Paris; mais il n'y eut aucune fête: Henri le demanda comme une grâce à sa fiancée; elle le lui accorda sans peine: et en effet, que lui importait le monde et son bruit? pour elle, la véritable fête était dans l'acte qui l'unissait à celui qu'elle aimait.

Ils demeurèrent donc dans une entière solitude pendant les quinze premiers jours de leur mariage; au bout de ce temps, qui fut pour Amélie un rêve qui lui montrait le ciel, Henri reprit l'air sombre, la physionomie morne qu'il avait constamment, et qu'on avait pu attribuer jadis à un amour qui craignait un refus. Silencieux, absorbé dans de sombres pensées, il finit par donner à sa femme une sorte de terreur vague, mais instinctive, qui, remplaçant un bonheur et des joies jusqu'alors inconnus, fut pour elle une douleur également grande; elle comprit le malheur sans savoir comment le parer, et cet état finit par lui devenir insupportable.

—Qu'avez-vous, Henri? lui dit-elle un soir que, rentrés après une longue promenade dans laquelle il n'avait répondu que par des monosyllabes à tout ce qu'elle lui disait, il marchait toujours en silence dans le salon, les bras croisés sur sa poitrine, et comme perdu dans un monde de pensées étrangères à ce qui l'entourait...

—Moi! répondit-il en tressaillant... mais je n'ai rien... que du bonheur, Amélie... et vous le savez bien!...

Amélie ne répondit pas, mais deux larmes roulèrent lentement sur ses joues: c'était son cœur qui avait parlé. Henri alla à elle, et la prenant dans ses bras il lui dit avec un accent de profonde tristesse:

—Je te l'ai dit, Amélie... il y a du malheur à m'aimer. Tu l'as voulu cependant, et cette persistance m'a attaché à toi... et voilà maintenant, que le temps de prouver que tu ne crains pas d'aimer celui qui souffre est venu, tu parais le redouter?

—Ah! je jure d'être heureuse, même de souffrir pour toi!... Mais que je sache du moins ce qui t'occupe... Pourquoi nos pensées ne sont-elles pas communes? Pourquoi ne pas m'ouvrir ce cœur, qui est maintenant mon bien?... Pourquoi?...

—Amélie, tu ne peux rien savoir, du moins pour ce moment, de ce qui m'occupe au point, je l'avoue, de me faire oublier quelquefois que je suis près de toi. Mais je t'aime... je n'aime que toi... C'est une vérité du cœur... crois-la...

Amélie secoua lentement la tête, et résistant à la pression des bras de son mari, qui la retenait contre lui, elle s'éloigna blessée dans l'âme du refus de Henri... Son caractère, doux et bon dans l'habitude de la vie, était soupçonneux et jaloux dès que l'affection se trouvait engagée... L'amitié même ne pouvait jamais la rassurer; elle craignait toujours de n'être pas assez aimée... Ce sentiment avait une source qui devait le faire excuser, mais il rendait malheureux ceux qu'elle aimait: la méfiance est si pénible!... Une justification, qu'elle soit ou non facile, est toujours le sujet d'un reproche, même tacitement exprimé lorsqu'on craint de le faire à haute voix...

La comtesse et le marquis étaient retournés à Paris, et avaient laissé le jeune couple aux joies des premiers jours d'un premier et légitime amour... Ils étaient donc seuls, et personne ne pouvait se mettre entre eux et ce nuage qui venait de s'élever... Amélie retourna dans son appartement après la conversation qu'on vient de rapporter, et là, pleurant avec angoisse, elle laissa venir à elle les plus pénibles pensées; pour la première fois elle eut la terrible crainte d'avoir été épousée pour sa fortune!... Henri en aimait peut-être une autre avant de la connaître!... Lorsque son imagination lui présentait cette image, elle devenait froide et pâle et se sentait mourir... D'autres fois elle pensait que Henri avait peut-être perdu cette femme qu'il avait aimée... Mais qu'elle fût morte ou vivante, Amélie en était jalouse...: avec une âme comme la sienne, la tombe n'était pas un refuge... Cette idée lui parut la plus vraisemblable... et elle la caressa comme la moins douloureuse; elle essuya ses yeux, et descendit pour rejoindre Henri.

Elle le trouva sous la colonnade qui formait la façade de la maison du côté du parc; il était debout, appuyé contre une des colonnes et regardant, peut-être sans le voir, le magnifique paysage, éclairé par la lune, qui se déployait au loin devant lui... C'était cependant une vue magique, car le pays qu'il avait sous les yeux était cette vallée de Montmorency que nous laissons, simples que nous sommes, pour aller au loin chercher ce qui ne la vaut pas... Henri avait en ce moment les yeux attachés sur le lac d'Enghien, qu'il voyait à sa gauche, et sur lequel voguaient plusieurs barques qui portaient sans doute des heureux du monde; car il parvenait jusqu'à lui, dans le calme du soir, des sons d'une harmonieuse musique et des paroles joyeuses... Ce contraste lui était probablement pénible, car Amélie le trouva plus sombre qu'une heure avant. Son front était fortement plissé, et ses lèvres serrées et contractées semblaient retenir une imprécation...

Dans une âme jalouse tout éveille un soupçon; Amélie ne vit dans ce qu'elle remarquait qu'un souvenir rappelé... Henri était allé à Venise... ces barques, ces chants, cette belle nuit, cette lune aussi radieuse que dans le beau ciel de l'Italie... Amélie traduisit ainsi ce qu'elle voyait... En ce moment Henri l'aperçut, et l'attirant à lui il la baisa au front:

—Pourquoi m'as-tu quitté? lui demanda-t-il avec cet accent qui s'adresse toujours au cœur... Reste auprès de moi... J'aime à te voir et à t'entendre au milieu de ces joies mystérieuses d'une belle nuit d'été dans un pays enchanté... Reste... ainsi... toujours!... Et il la rapprochait de lui... et il baisait doucement ses yeux, ses cheveux et son front... et elle, alors oubliant tout, elle laissait tomber sa tête sur la poitrine de son mari, et n'avait plus ni doutes, ni soupçons, ni rien de ce qui lui déchirait le cœur... Elle regardait avec orgueil et amour son Henri, qui, dans cet instant surtout, lui paraissait plus beau que jamais elle ne l'avait vu... Entièrement vêtu de noir, sa belle taille se déployait admirablement sur la colonne blanche sur laquelle il s'appuyait dans une attitude toute gracieuse... Amélie en était fière... Tout à coup une réflexion qu'elle ne put repousser se présenta à elle:

—Henri, lui dit-elle, pourquoi portez-vous toujours le deuil?... Depuis que je vous connais, jamais je ne vous ai vu autrement vêtu qu'en noir!... vous ne l'avez même pas quitté le jour de notre mariage.

À cette question, Henri parut entièrement bouleversé!... Sa pâleur habituelle redoubla... ses mains se contractèrent et repoussèrent Amélie, qu'auparavant elles serraient avec amour sur son cœur...

—Oui, s'écria-t-il avec violence, je porte le deuil et le porterai LONGTEMPS!... TOUJOURS... PEUT-ÊTRE!... C'est un vœu!... un vœu terrible écrit avec du sang et enregistré par Satan, car c'est de la vengeance qu'il me faut... et une vengeance plus grande, s'il est possible, que l'injure...

Et repoussant Amélie qui, les mains jointes, était devant lui terrifiée de sa colère, il descendit rapidement le perron et s'enfonça dans le bois, d'où il ne revint que fort avant dans la nuit.

À dater de ce jour, les deux époux éprouvèrent un changement réel et fâcheux dans leur vie intérieure. Henri avait évidemment un secret, tenant à sa vie passée et présente, qu'il défendait contre la jalousie curieuse d'Amélie: la chose était visible.—Un jour, tandis qu'ils étaient à dîner, on remit une lettre à Henri... Amélie vit d'abord qu'elle était apportée par un messager; car l'heure de la poste était passée, ainsi que celle de l'arrivée d'une voiture de paysan qui chaque jour apportait de Paris les commissions et les lettres... Henri lut cette lettre avec une émotion visible... il la relut plusieurs fois... et réfléchit ensuite profondément.

—Monsieur le comte répond-il? demanda le valet de chambre...

—Dites seulement que c'est BIEN..., dit Henri.

Il plia la lettre, la mit dans l'une des poches de son gilet, et continua la conversation pendant le reste du dîner avec une aisance qui voulait être naturelle, mais qui était évidemment contrainte. Amélie était plus qu'inquiétée par sa jalousie cette fois, et, en effet, il y avait motif.

À peine le dîner fut-il terminé que Henri prit son chapeau, embrassa Amélie et s'élança dans le parc, en se dirigeant vers une partie qui donnait sur une route assez déserte.

L'instinct de la jalousie chez une femme est rarement trompeur, pour son malheur et celui de l'homme qu'elle aime... Amélie savait que de ce côté Henri ne pouvait sortir du parc que pour aller à Enghien, et il n'avait pas de clef... C'était donc du côté de la route qui bordait le parc qu'il fallait aller... mais à quel endroit?... le parc était grand... Amélie jeta un chapeau sur sa tête et courut dans la direction qu'elle avait vu prendre à son mari...

—Peut-être parleront-ils, se dit-elle avec un sourire qui rendait tout ce qu'elle souffrait... et je les entendrai...

Arrivée dans la partie du parc qui touchait à la route, elle écouta... rien... rien que le bruit qu'elle-même produisait en écrasant les feuilles sèches sous ses pieds... rien que le bruit des battements de son cœur... Tout à coup elle s'arrête... elle a entendu des voix près d'elle... elle écarte des branches... et elle aperçoit à quelques pas d'elle son mari appuyé sur le chaperon ou le parapet d'un mur à hauteur d'appui, donnant sur la route dont il a été parlé, et disant adieu de la main et de la voix, mais parlant bas, à un homme d'une belle tournure et dont la figure était vivement agitée... Cet homme répondit affectueusement à l'adieu de Henri; puis, ramenant son manteau autour de lui, il s'éloigna rapidement... Henri, après l'avoir conduit de l'œil, quitta le mur et rentra dans le parc... Tout redevint silencieux et solitaire, et Amélie demeura seule, livrée à ses réflexions.

Elles étaient étranges. Quel était cet homme?... un messager sans doute... cependant ce n'était pas un domestique... C'était donc un ami? mais alors pourquoi Henri a-t-il été si peu de temps avec lui?... Amélie ne savait que résoudre... Dans ce moment, ce qu'elle craint, c'est que son mari ne la surprenne l'épiant... elle court rapidement en suivant le mur dans une autre direction, et se trouve enfin dans la partie du parc tout opposée à celle qu'avait suivie Henri. Plus tranquille alors sur les suites de sa démarche, Amélie revint lentement au château sans rencontrer son mari, qu'elle trouva assis dans le salon et profondément occupé devant une carte d'Europe. Lorsqu'elle entra, il l'appela de la main et l'embrassa avec une tendresse qui lui donna une vive émotion...

—Tu m'aimes donc? lui dit elle, en passant sa main dans la belle et blonde chevelure de Henri... et le regardant avec cet amour que les femmes seules ressentent et expriment...

—Enfant! est-ce que tu en doutes jamais?...

Et comme il voyait qu'elle gardait le silence:

—Amélie, si je savais que tu doutasses de moi un seul instant, je partirais à l'heure même, et tu ne me reverrais jamais.

Elle se jeta dans ses bras et le serra convulsivement contre elle.

—Notre union est une union consacrée devant Dieu, Amélie... La femme qui soupçonne son amant le fait avec raison, elle craint ce qui peut lui arriver...: l'abandon!... mais, à moins d'avoir une preuve positive, la femme qui soupçonne son mari lui fait tort dans son honneur et dans sa foi... Retiens bien cette parole, Amélie!...

Plusieurs jours s'écoulèrent... Henri paraissait moins accablé depuis l'entrevue du parc... Lorsque le mois de juillet fut à sa fin, le jeune ménage retourna à Paris. La comtesse, accoutumée à voir journellement Amélie, ne pouvait se faire à cette solitude. Amélie le comprit, et puis ensuite elle retournait avec Henri, et partout où elle était avec lui elle était bien.

L'intérieur de cette famille était heureux, du moins en apparence; il y avait bien quelques peines, mais elles étaient pour Amélie, et quelquefois pour sa tante lorsque la conversation venait à se porter sur l'Empereur; alors la colère de Henri ne reconnaissait de bornes que celles imposées par le respect qu'il devait à la comtesse, dont l'attachement pour Napoléon était proportionné à sa reconnaissance: aussi jamais ne souffrit-elle une parole contre lui dans son salon, alors un des plus brillants de Paris.

—Il m'a rendu ma fortune, disait-elle, et a été le bienfaiteur des miens; je l'aime enfin; et d'ailleurs toute la France l'aime comme moi... Nous l'aimons tous, et nous l'avons prouvé en le proclamant le 2 décembre 1804.

Le respect arrêtait la réponse de Henri sur ses lèvres: non-seulement il adorait ses princes, mais c'était avec un saint amour!... et ce qui n'était pas EUX était son ennemi!... Henri alors quittait le salon et se retirait chez lui... Amélie allait le joindre... Elle admirait Napoléon, mais elle ne l'aimait pas, et ce demi-rapport d'opinion avait été un attrait de plus pour Henri... il était de ces hommes qui n'ont qu'un jour pour éclairer leur opinion politique, et qui ont dormi pendant les quarante années de révolution qui viennent de s'écouler; et pourtant Henri de C*** était un homme de talent et d'esprit.

Un jour Henri entra dans la chambre d'Amélie, une lettre à la main, et lui annonça qu'il venait lui dire adieu parce qu'il partait dans une heure pour la Normandie.

—Vous partez! s'écrie Amélie; mais je pars aussi, moi!

—Impossible, mon amie... Je vais dans un vieux château qui m'a été rendu lors de ma radiation et que je n'ai pas encore vu. Un vieux précepteur qui m'a élevé y demeure comme concierge; il est malade, et je dois y aller sans perdre un instant...

—Mais, encore une fois, je veux y aller avec toi. Il faut une femme auprès d'un malade...

—Pauvre enfant, tu ne sais pas ce que tu demandes! toi, accoutumée au luxe et à tout ce qu'il donne de superfluité, tu n'aurais pas même le triste nécessaire dans mon vieux manoir... Non, non, tu ne peux pas venir...

—Mais je le veux, moi! répondit Amélie en pleurant; je ne veux pas te quitter... Que m'importe un dîner plus ou moins bon, un appartement plus ou moins commode?... Je veux te suivre!...

Dans ce moment, la comtesse entra chez sa nièce; on la fit juge de l'objet de la contestation, et elle fut de l'avis d'Amélie. Cette absence, ne devant durer que huit jours, ne pouvait l'incommoder... Henri ne savait comment résister davantage.

—Je ne puis vivre sans toi, même huit jours, répétait Amélie en pleurant.

Henri réfléchissait...: quelquefois en contemplant cette jeune femme, si aimante et si dévouée, il était au moment de céder...; et puis, une voix intérieure lui criait de s'arrêter...

—Écoutez, dit-il aux deux femmes, je n'ai jamais rougi de mon peu de fortune: en épousant Amélie, je l'aimais, et je savais qu'un amour vrai comme le mien paierait plus qu'une couronne. Mais ce qui est compris du noble cœur d'Amélie ne l'est pas de tout le monde... Pourquoi voulez-vous me contraindre à rougir devant vos domestiques, qui ne comprendront pas la grandeur qui réside dans les murs lézardés de mon vieux château?... Ses tours eussent été relevées, si, comme beaucoup d'autres de ma caste, j'avais voulu adorer l'idole!...

—Eh bien! je partirai seule avec toi... Je n'emmènerai qu'Annette, comme toi tu n'emmèneras, je présume, que Louis.

Annette était la sœur de lait d'Amélie; et Louis, le valet de chambre de Henri, l'avait vu naître.

En écoutant Amélie, en la regardant, une pensée rapide traversa l'esprit de son mari... il ne résista pas davantage.

—Eh bien! lui dit-il, viens avec moi, je ne m'y oppose plus... Ce sera peut-être heureux pour tous deux.

Deux jours après ils étaient sur la route de Normandie; Amélie et Henri étaient dans une calèche bien fermée, Annette sur le siége; Louis courait en avant et faisait préparer les chevaux... Ils allaient fort vite... Henri payait les guides comme s'il allait chercher une couronne... Souvent il regardait à sa montre.

—Nous ne marchons pas, s'écriait-il; et ils allaient comme le vent.

Enfin, vers le milieu du second jour, ils atteignirent la dernière poste de la grande route: c'était un pauvre village comme la plupart de ceux qui sont près de la mer, en Normandie, de ce côté surtout. À peine Henri fut-il arrivé qu'il fit demander un fermier qui devait fournir des chevaux pour aller au château de C***, terme du voyage. En peu d'instants les chevaux furent prêts: on aurait dit qu'ils attendaient... Les voyageurs repartirent aussitôt, au grand contentement de Henri, dont l'empressement semblait avoir redoublé depuis qu'il avait entretenu le fermier.

À mesure qu'ils avançaient, la route devenait plus difficile. Les grandes pluies d'automne avaient tellement dégradé le chemin, que la calèche pouvait à peine avancer. Vers le soir le temps se couvrit, et de longues rafales annoncèrent un orage. Amélie, qui jamais n'avait voyagé que dans le midi de la France et en Italie, était désagréablement surprise de ce froid sombre, de ce ciel gris et de cet air âpre qui racontait toutes les souffrances que devait éprouver le pauvre dans cette contrée inhospitalière; tout à coup elle entend un bruit d'une nature étrange. Le postillon s'était arrêté pour laisser souffler les chevaux; Amélie entendit alors comme les acclamations de plusieurs milliers de voix, mais sans rien voir. C'était comme la rumeur d'une ville éloignée; et ce bruit avait son accroissement et son affaiblissement. Cette régularité était solennelle... et au milieu de ce pays presque sauvage, le soir, au moment où la nuit commence à envelopper tout ce qui est autour de nous d'un voile sombre, ce bruit avait un mystère qui devait frapper l'âme d'Amélie d'une sorte de terreur...; et à mesure que la voiture avançait, il devenait plus retentissant.

—Mon Dieu, dit-elle enfin, rompant le long silence qui s'était établi entre elle et Henri depuis le village où ils avaient quitté la grande route, mon Dieu, quel bruit étonnant!—C'est la mer, lui répondit en souriant son mari, c'est le bruit de l'Océan dans sa majesté et sa beauté lorsque la tempête commence à soulever ses vagues.

Dans ce même moment, un beau spectacle s'offrit aux yeux d'Amélie: la voiture était parvenue au sommet d'une petite colline de sable; et tout à coup, comme si un rideau s'était levé, l'Océan, avec ses vagues, ses falaises et ses grèves solitaires, déroula l'immense tableau de ses beautés devant Amélie. Alors elle oublia sa terreur passagère et fut saisie d'admiration... Toutefois elle frissonnait encore. La belle mer d'Italie, avec ses rivages fleuris et embaumés, ses bords enchantés; Venise et ses bouquets de roses; l'Adriatique, ses barques et ses gondoliers toujours poétiques, ne voguant sur ses eaux claires que pour une fête ou pour l'amour, avaient, pour une femme comme Amélie, une poésie plus sensible que la voix solennelle de l'Océan et la sombre grandeur de ses scènes. Mais Henri, à la vue de la mer, fit une exclamation qui révélait la joie de son cœur...: on voyait qu'il retrouvait un lieu chéri et préféré... Cette joie se peignait dans ses yeux, dans sa physionomie radieuse, que la lune éclairait en ce moment.

—Tiens, dit-il à sa femme en levant la main vers un rocher qui s'élevait d'une hauteur de plus de quatre-vingts pieds au-dessus des falaises qui, en cet endroit, bordaient le rivage, tiens, voilà ton château; vois pour quel lieu tu as quitté le palais enchanté que tu habitais il y a deux jours.

Amélie suivit la direction de la main de Henri, et aperçut, en effet, tout en haut du rocher, quelques tourelles qui se dessinaient en noir sur l'azur ardoisé du ciel... Placé au sommet de ce roc escarpé incessamment battu des flots et exposé au courant d'une marée presque furieuse en cet endroit, dont les lames se brisaient avec fracas contre les écueils au bas du rocher, ce château semblait une de ces décorations fantastiques que l'imagination évoque à la suite d'une vieille légende. Aussi, l'impression que produisit la première vue du château de C*** sur Amélie fut un effroi qu'elle ne put cacher à Henri et qu'elle ne chercha même pas à lui dissimuler; car, se jetant dans ses bras, elle cacha sa tête dans son sein en s'écriant:—Ah! mon ami, quel horrible lieu!

Henri l'embrassa avec tendresse en cherchant à la rassurer. Il lui dit que, parvenus au château, la grandeur du spectacle qu'elle verrait lui en ferait oublier la première et pénible impression, et que, d'ailleurs, de l'autre côté du rocher qu'ils allaient tourner, elle aurait une route facile et moins solitaire. En effet, ils entraient alors dans un misérable village formé de quelques cabanes de pêcheurs... Mais cette petite peuplade était déjà couchée et endormie, et les voyageurs ne furent accueillis, en la traversant, que par les longs aboiements des chiens qui, se mêlant au bruit de la mer et de la tempête, formèrent l'harmonie qui salua Amélie et son mari à leur arrivée dans leur antique manoir...

Comme Henri l'avait annoncé en effet, la voiture parvint sans peine au grand portail gothique du château; la plate-forme sur laquelle elle s'arrêta était recouverte d'un gazon court et épais qui avait fleuri en cet endroit sous la protection de l'édifice qui le garantissait du vent salin de la mer. Quant à l'édifice lui-même, son aspect, lorsqu'elle en fut près, ne diminua pas la terreur que de loin il avait inspirée à Amélie. On voyait que cette habitation avait été abandonnée pendant bien des années. Sa construction était antique, mais grossière, et sans rappeler ces admirables édifices du moyen âge avec leurs dentelles de pierre, leurs tourelles romantiques, et tout ce qui éveillait l'imagination du voyageur et lui faisait retrouver, au milieu d'un château en ruines, la châtelaine et ses pages, ses troubadours et son chapelain. Le château de C*** était plus vieux que le moyen âge. Sa construction était grossière, en pierres brutes et grisâtres, prises évidemment dans les rochers du rivage; ses fenêtres, peu nombreuses, étroites et fort élevées, étaient distribuées avec un grand mépris de la régularité. Malgré sa solidité réelle et fort apparente, une partie du bâtiment avait cédé à l'action du temps et des éléments, et n'offrait plus que des ruines. On voyait que les hommes avaient aidé à tous deux, ce qu'ils font toujours lorsqu'il s'agit de détruire: les poutres avaient été arrachées, pour faire du feu, par les pauvres vassaux, et les murs s'étaient enfin écroulés: la partie gauche du château était demeurée seule habitable et intacte.

Lorsque cette habitation désolée s'offrit ainsi aux yeux de la jeune femme accoutumée à tout le luxe et à toutes les douceurs d'une vie toujours heureuse, elle ferma un moment les yeux pour ne rien voir... Mais ensuite elle fut rappelée à elle-même par la voix de Henri.—Je l'ai voulu, se dit-elle à elle-même, pourquoi me plaindre et lui faire de la peine?

Et tout aussitôt elle courut légèrement à son mari, qui, déjà dans la cour du château, commençait à se repentir d'avoir eu la pensée d'amener Amélie au château de C***. Mais elle l'aborda en riant, plaisanta la première sur la ressemblance de son manoir avec le vieux château d'Udolphe dans les Apennins, et fut si bonne et si aimable, que Henri, tout joyeux, se dit:

—J'ai bien fait... Elle fera tout ce que je voudrai.

Toutefois la terreur d'Amélie fut plus forte que sa résolution en traversant la cour solitaire et en montant l'escalier tournant qui conduisait à son appartement... Elle se serrait contre Henri, et, s'appuyant sur sa poitrine, elle fermait les yeux, se laissant conduire comme un enfant.

La chambre où elle fut conduite était convenable... Les meubles en étaient vieux mais propres, et un feu brillant, qu'avait allumé le vieux concierge, lui donnait une gaieté d'aspect qui fit oublier à Amélie ses fatigues et ses terreurs.

Sa nuit fut paisible. Elle dormit comme on dort à dix-huit ans lorsqu'on est fatigué. Le lendemain, la vue magnifique qui s'offrit à elle à son réveil lui fit non-seulement tout oublier, mais lui donna le désir de prolonger son séjour à C***. Le soleil brillait dans un ciel bien bleu, et les vagues, la veille si furieuses, au matin, étaient calmes et limpides, et portaient les barques des pêcheurs du hameau qui étaient au bas du château. Henri lui apprit qu'elle pourrait se promener facilement quand elle le voudrait sur la mer, en prévenant quelques heures d'avance, parce que les écueils qu'elle avait aperçus en arrivant, et qui l'avaient tant effrayée, n'étaient que du côté de la route.—Mais dans cette partie, poursuivit-il en indiquant celle qui bordait les ruines, il y a une espèce de port naturel où la mer est paisible.

—Est-ce que les vaisseaux peuvent y aborder? demanda Amélie.

—Des vaisseaux! dit vivement Henri...! des vaisseaux!... Vous ai-je dit cela?... Non sans doute!... Comment voulez-vous que des vaisseaux puissent arriver ici?... N'allez pas dire une chose comme cela à Paris, car on rirait de vous, ma chère.

Il dit ce peu de mots avec une telle vivacité, qu'Amélie fut étonnée...; mais cette impression fut passagère, et bientôt elle l'oublia d'autant plus facilement, que Henri mit une telle activité à faire préparer une embarcation, que le matin même elle put se promener sur la mer... Henri la conduisit sur la côte à deux ou trois lieues, dans un pays ravissant. De hautes falaises abritaient des bois de chênes et de bouleaux, qui, ayant conservé leurs feuilles, étaient d'un prix inestimable à cette époque de l'année où tous les bois sont dépouillés... Le lieu où Henri avait conduit Amélie était presque désert: quelques maisons construites depuis peu, mais n'ayant qu'un étage et pour une ou deux personnes seulement, formaient le hameau où se trouvait Amélie.....; elle n'y vit que trois ou quatre femmes dont le langage la surprit... il n'avait rien de celui de cette province... Henri connaissait les hommes, à ce qu'elle présuma; car il parla longtemps avec deux d'entre eux, et leur conférence fut même assez longue, tandis qu'Amélie, accompagnée d'Annette, s'amusait à parcourir le bois et à ramasser des coquillages sur le rivage...

Tout à coup le temps, qui avait été beau depuis le matin, se couvrit, et le vent recommença à souffler avec violence. Amélie descendit rapidement et courut à Henri, qui paraissait toujours sérieusement occupé avec les deux hommes qui l'avaient reçu à sa descente de la barque... Le temps paraissait surtout les occuper:

—Mon ami, je t'assure que je n'aurai pas peur, dit Amélie, se penchant sur son mari.

Il se retourna vivement, et lui saisissant la main:

—Quoi donc! s'écria-t-il, avez-vous entendu ce que je disais?

Amélie sourit de la véhémence de son mari...

—Moi! dit-elle; je n'ai rien entendu... Eh! que voulais-tu donc que j'entendisse d'ailleurs?...

—Je craignais que tu ne t'effrayasses de ce que ces hommes disaient du temps, dit-il en se reprenant ensuite, comme honteux de sa vivacité.

—Oh! je suis aguerrie maintenant, et je braverais une tempête, je crois!... et puis avec toi, mon Henri, que ne braverais-je pas!

—Viens, lui dit-il, partons, car la tempête va nous surprendre.

Le retour fut heureux, malgré le gros temps; mais vers le soir la tempête se déclara... Henri était dans une violente agitation... rien ne pouvait expliquer son inquiétude. Amélie fut livrée de nouveau à une foule de pensées qui troublaient sa raison... Elle en vint à croire que son mari attendait quelqu'un!... une femme!... et qu'il était inquiet pour sa vie... En effet, rien ne pouvait expliquer pourquoi, malgré la pluie et le vent, Henri allait sur le haut du rocher pour faire allumer des feux et établir une sorte de fanal; cette occupation dura une partie de la soirée... Vers onze heures la tempête s'apaisa; alors seulement Henri rentra dans la chambre de sa femme, qui, pendant son absence, était demeurée en prières et pleurant. En lui voyant cette tristesse, son mari fut presque irrité et le lui témoigna durement.

—Je t'ai emmenée avec moi, Amélie, pour être une consolation et un accroissement à ma douleur et à ma tristesse. Je suis un malheureux!... un paria!... je te l'ai dit; pourquoi n'as-tu pas voulu me croire?... Je me proposais de t'ouvrir mon cœur ici... mais si tu n'es qu'une enfant insensée, comment le puis-je faire?...

Amélie se repentit... demanda pardon, l'obtint, et tous deux se couchèrent accablés des fatigues de la journée.

Amélie dormait profondément, lorsqu'elle fut à demi réveillée par un bruit sourd semblable à un coup de canon... Elle ouvrit les yeux, tout était encore sombre... elle écouta avec attention... le même bruit se répéta.

—Éveillerai-je Henri? se dit-elle... Non... Mais dans le même moment elle comprit que Henri était éveillé comme elle, car il se pencha pour écouter si elle dormait... Elle ne dit rien... alors Henri se leva doucement avec une grande circonspection... Il passa seulement une redingote, s'enveloppa de son manteau, et se penchant sur sa femme, qu'il croyait endormie, il effleura son front et ses cheveux de ses lèvres...; puis s'élançant hors de la chambre, elle l'entendit qui courait rapidement dans les vastes corridors du château.

Où allait-il ainsi à cette heure de la nuit?... Amélie, demeurée seule, fut d'abord stupide d'étonnement; il lui était démontré que son mari attendait quelqu'un... Cette sollicitude du soir pour le fanal... cette course nocturne... l'homme du parc à Paris!...

—Mon Dieu, qu'est-ce donc que cela peut être? s'écriait Amélie dans l'angoisse de son cœur...

Elle pleura... Sa position lui parut ce qu'elle n'était pas... elle se crut trahie... elle s'affligea sans mesure...—Oh! s'écriait-elle, pourquoi ai-je quitté ma mère?...

Vers le matin elle entendit des pas à la porte de sa chambre, puis cette porte s'ouvrit lentement... c'était Henri... il s'avança doucement vers le lit, se pencha de nouveau, et ses lèvres se posèrent encore sur les cheveux et le front d'Amélie... Ces deux baisers du départ et du retour tombèrent sur son cœur comme une douce rosée... Mais pourquoi s'éloigner d'elle au milieu de la nuit?... pourquoi ce silence surtout? En quelques secondes Henri fut auprès d'elle, et profondément endormi.

Lorsque le lendemain tous deux s'éveillèrent, la matinée était avancée. Le soleil n'éclairait pas comme la veille la vaste chambre gothique, et la mer grondait toujours furieuse au bas du roc escarpé. La nature était triste comme l'âme de la pauvre Amélie... Henri au contraire était plus gai que jamais sa femme ne l'avait vu. Il était seulement agité, et de grandes pensées semblaient l'occuper. Après le déjeuner il dit à Amélie qu'il devait descendre au village pour différents travaux... Il partit en effet et demeura tout le jour absent, ne revint que le soir, et parut encore absorbé dans une méditation qui ne parut à Amélie qu'une preuve de plus de ce qu'elle redoutait. Comme toutes les jalousies, la sienne était insensée: si Henri la trahissait, l'eût-il emmenée avec lui?... Mais la passion ne raisonne pas, et Amélie s'y abandonnait entièrement.

—Amélie, lui dit Henri, je serai peut-être obligé de partir demain matin pour demeurer absent un jour entier... Je compte sur toi-même pour que ces heures ne te paraissent pas trop longues...

—Partir!... s'écria Amélie avec un accent d'aigreur hautaine qu'elle ne put déguiser; et où donc allez-vous encore?...

—Je n'aime pas les questions faites sur ce ton, répondit Henri; je te dirai où je vais lorsque tu le mériteras par ta raison et ta douceur.

Amélie pleura... demanda de nouveau et obtint son pardon, et la paix revint encore au milieu d'eux... mais seulement en apparence...

Le lendemain matin, Amélie, à son réveil, se trouva seule: Henri était parti avant le jour, lui dit Annette en l'habillant...

La journée fut mélancolique pour Amélie. Le temps était sombre et pluvieux... Le vent soufflait dans les longues galeries du vieux château inhabité et renvoyait des sons effrayants dans la partie où se tenait Amélie... Ces vastes chambres toutes dégarnies de meubles, ces dalles grises sur lesquelles résonnaient les pas avec de longs échos dans les salles désertes, cette physionomie mélancolique prit un redoublement de tristesse aux yeux d'Amélie dans cette journée, où, seule avec elle-même et son inquiétude, elle entrevoyait un autre avenir s'ouvrir devant elle, mais vaguement et sans savoir ce qu'elle avait à en redouter... Vers le soir, cette inquiétude incertaine se changea en une terreur réelle... Les objets prirent une forme, une voix pour lui parler et lui dire des paroles effrayantes... La journée s'écoula enfin, mais au milieu d'une telle agitation qu'Amélie ne comprit rien à ce qu'elle éprouvait... Annette ne disait rien... mais ses regards parlaient pour elle, et lorsque Amélie, cédant enfin à sa terreur et à ses impressions intérieures, fondit en larmes en s'écriant qu'elle était bien malheureuse, Annette se mit à genoux auprès d'elle, pleura sur ses mains froides et tremblantes, et répéta de sa douce voix:

—Ah! oui, ma pauvre maîtresse!... bien malheureuse!...

Rien ne redouble l'affliction d'une femme qui pleure comme de voir pleurer avec elle. Amélie le prouva, et ses sanglots, longtemps retenus, sortirent alors avec angoisse de son sein. Toutefois avec les larmes arrivèrent les consolations, car c'est être consolée déjà que de pouvoir parler de ses peines à l'amie qui pleure avec vous... Annette était une sœur plutôt qu'une femme de chambre, et Amélie en lui parlant croyait parler à la comtesse de M***.

Comment Amélie n'avait-elle pas fait la remarque que ce précepteur dont le comte Henri avait parlé à Paris n'était pas au château? Annette l'avait très-bien remarqué, elle, et le fit observer à sa maîtresse. Amélie tressaillit. C'était vrai... et jamais depuis trois jours Henri n'en avait parlé. Il avait oublié le mensonge qu'il avait fait à Paris... Ce fait accrut encore les inquiétudes d'Amélie... Le vieillard qui était concierge était un vieux domestique du père d'Henri... Lui-même l'avait dit à Annette.

Les deux femmes passèrent la nuit à causer, mais bien bas, car tout leur faisait peur dans cette vaste solitude, et l'écho de leurs voix suffisait pour les effrayer. Elles fermèrent exactement la porte de l'appartement et ne l'ouvrirent que le lendemain à la femme du vieux concierge, lorsqu'elle vint apporter le déjeuner.

La journée fut triste et plus sombre que celle de la veille... Le temps devenait de plus en plus menaçant... La tempête était furieuse... Le roc sur lequel était bâti le château était quelquefois ébranlé par les vagues qui se venaient briser sur lui... À chaque coup Amélie tressaillait... À chaque rafale de vent qui entr'ouvrait la porte mal close, elle songeait à son ravissant appartement de la rue d'Anjou à Paris, et une larme roulait sur sa joue pâle en voyant cet abandon, cet isolement qui l'entouraient de leur glaciale douleur...

—Mon Dieu, disait-elle à Annette, que suis-je venue chercher dans ce malheureux séjour!...

Annette ne répondait rien... Mais voulant au moins distraire sa maîtresse, dès que le jour fut venu, elle courut partout avec la légèreté d'une jeune fille de vingt ans, vive et gaie, et tant que le jour dura et éclaira les vieilles murailles du manoir, elle eut le courage d'aller jusque dans les ruines, malgré tout ce que lui avait dit la vieille concierge... Elle lui avait raconté de longues histoires de revenants, d'apparitions... et Annette, qui n'avait peur que des vivants, en avait fait une longue énumération à sa maîtresse; et pour lui prouver qu'elle était brave, elle allait à tout instant parcourir le château dans toutes ses parties, puis revenait la chercher, croyant la distraire en la conduisant pour voir une vieille armure oubliée dans une galerie, ou bien un meuble antique tombant en poussière. Amélie se laissait conduire par complaisance... Mais après le dîner, se sentant fatiguée, elle se refusa à parcourir de nouveau le château... Annette partit donc seule cette fois, et laissa sa maîtresse au coin de son feu et ensevelie dans ses réflexions...

Le jour était tout à fait baissé. Amélie, inquiète de ne pas voir revenir Henri, songeait avec douleur à la différence de cette triste réalité avec le beau rêve que son imagination de jeune fille lui avait offert... Seule maintenant dans un vieux château, loin de tous les siens, de ses amis, abandonnée... elle pleurait... lorsque sa porte s'ouvrit doucement, et quelqu'un qu'elle ne reconnut pas d'abord s'approcha lentement d'elle: c'était Annette... À la lueur du feu qui, de la cheminée, éclairait à peine cette vaste chambre, Amélie vit en frémissant la pâleur de la jeune fille... Elle tremblait et pouvait à peine se soutenir.

—Madame, dit-elle en se laissant tomber sur une chaise, nous sommes perdues si nous ne partons de suite pour Paris.

—Qu'y a-t-il? s'écria Amélie...

—Silence!.. Et Annette mit un doigt sur ses lèvres... en se retournant pour voir si personne n'était derrière elle; puis elle s'approcha de sa maîtresse et lui dit très-bas:

—Madame veut-elle savoir où est M. le comte et ce qu'il fait?

—Oh! s'écria Amélie, conduis-moi à l'instant... viens...

Et elle entraînait la jeune fille...

—Un moment, dit Annette...

Et allumant une bougie, elle la cacha derrière sa main, puis elle dit à sa maîtresse de la suivre... Elle lui fit parcourir de vastes chambres, des galeries délabrées, des chambres abandonnées; enfin elles arrivèrent dans une pièce assez petite dans laquelle Annette laissa sa lumière. Puis, montant deux marches qui conduisaient à un cabinet obscur dans lequel il n'y avait aucun meuble, comme, au reste, dans toutes les pièces qu'elles venaient de parcourir, Annette se leva sur la pointe de ses pieds devant une ouverture en œil-de-bœuf qui était pratiquée dans l'un des murs de ce petit réduit, et engagea sa maîtresse à faire comme elle.

Amélie ne distingua rien d'abord de ce qui était au-dessous d'elle. C'était comme un vaste hangar, une cour couverte, pleine de ballots, de caisses... des faisceaux d'armes étaient dans un coin de cette halle... des voiles de vaisseaux, un vaste drapeau étaient suspendus au-dessus de la voûte et flottaient agités par le vent, qui pénétrait dans cette salle immense, malgré les portes en planches qui la fermaient. Des centaines de bougies jetaient une vive lumière, et dans le premier moment Amélie éblouïe ne put rien distinguer; mais insensiblement son œil s'accoutuma à distinguer les objets qui étaient au-dessous d'elle... et, d'abord, elle vit ces ballots et ces caisses, ces armes, ces drapeaux... Mais un grand bruit qui se faisait entendre sans qu'elle pût voir ce qui le produisait lui inspira plus de curiosité que le reste... Tout à coup un éclat brillant frappe ses yeux, il est suivi de vives acclamations... Amélie voit enfin au-dessous d'elle une table immense qui occupe le milieu de cette halle... autour de cette table sont assis au moins cent hommes vêtus de bleu, portant l'habit et le chapeau de marin[174]. Il y avait aussi d'autres hommes vêtus comme les paysans le sont en France. Parmi eux, Amélie reconnut les deux hommes de la côte voisine qu'Henri paraissait connaître le jour où il l'y conduisit... Enfin, ses yeux familiarisés parcourent la table une autre fois... elle y trouve des figures étranges, des costumes bizarres, mais rien qui puisse justifier l'intérêt qui l'a conduite en ce lieu... Elle allait descendre de son observatoire et demander à Annette ce qu'elle voulait lui montrer, lorsque tout à coup un cri étouffé lui échappe... ses yeux ont rencontré un objet... Mais non, ce n'est pas lui... Dieu puissant, ce ne peut être Henri, son Henri, là... au milieu de ces misérables... hurlant dans la fureur de l'ivresse et blasphémant les noms les plus saints... Mais elle ne peut plus douter... c'est Henri, c'est bien lui... Dieu tout-puissant!... il est assis sur un siége plus élevé... il est habillé comme eux... et même il les préside... il partage leurs excès... il dirige l'orgie!... il est enfin un de ceux qu'Amélie a sous les yeux... Pendant une demi-heure, peut-être, elle demeura clouée à cette fatale fenêtre, où sa destinée l'avait amenée... Ce qu'elle vit, ce qu'elle entendit la convainquit, hélas! qu'elle ne rêvait pas, et que la réalité était là devant elle!... La sensation qu'elle éprouva fut d'une telle nature, qu'elle crut un moment mourir en voyant Henri, cet homme qu'elle aimait, cet homme dont elle portait le nom, présider une orgie de brigands!... et réserver pour ces hommes le sourire de ses lèvres et la joie de son cœur... oui... Amélie crut mourir... Au moment où elle allait quitter cette fenêtre qui lui avait montré son malheur, quelques voix seulement se faisaient entendre.

—Il faudra beaucoup d'argent pour cette expédition, commandant, disait l'un des hommes de la côte à Henri.

—J'en aurai, disait Henri.

—Et comment?

—Que vous importe? vous en aurez.

—Oui, oui, dit l'un des hommes, cela s'entend...

Et il fit le signe de mettre quelqu'un en joue.

Amélie frémit... elle quitta enfin ce lieu maudit et retourna dans sa chambre à demi morte de frayeur. Vers minuit Henri revint de son voyage. Il paraissait accablé de fatigue, et fut moins tendre pour sa femme; mais une heure avait suffi pour rendre cette froideur moins sensible. Le lendemain il sortit encore. Ce fut pendant son absence qu'Amélie fit avec Annette le plan que celle-ci exécuta. Amélie écrivit à la comtesse qu'il fallait qu'aussitôt sa lettre reçue, un courrier envoyé de Paris vînt la chercher à C***, dont elle donnait l'adresse de manière à ne se pas tromper. Cet homme devait avoir l'ordre de ramener Amélie, parce que la comtesse était fort mal.

—Je vous dirai pour quel motif j'en agis ainsi, ne dites pas un mot de ma lettre au marquis.

Annette se leva avant le jour, et eut le courage d'aller au village de la poste porter ce paquet. Elle arriva au moment du passage du courrier et vit partir la lettre. Tout allait bien.

Revenue au château sans qu'on se fût aperçu de son absence, Annette rendit le courage et l'espérance à sa maîtresse. Les deux jours s'écoulèrent comme les autres, Henri fut presque toujours absent, et toujours les mêmes assemblées et les mêmes orgies dans la grande salle furent vues par Annette et par Amélie!... Le troisième jour, au matin, une calèche attelée de quatre chevaux de poste entra dans la cour du château, et le valet de chambre de confiance de la comtesse remit une lettre à Amélie; elle contenait ce qui était convenu.

—Ah! s'écria Amélie, je vais partir à l'instant. Lisez, dit-elle à son mari en lui donnant la lettre.

—Je ne puis t'accompagner, mais il faut partir, dit aussitôt le malheureux jeune homme.

Et, serrant sa femme dans ses bras, il la fit monter en voiture, la recommanda aux soins du valet de chambre de la comtesse, et, veillant lui-même à ce que tout fût bien dans la voiture, il l'embrassa, lui promit de la rejoindre bientôt, et donna lui-même l'ordre aux postillons de partir, et surtout d'aller vite... Le malheureux!...

Amélie, en se séparant de lui, fut saisie d'un sentiment qui lui fit éprouver une vive angoisse.—Je souffre bien, disait-elle quelquefois à Annette...

Mais la terreur revenait l'assaillir de nouveau, et les remords s'effaçaient devant elle...

Arrivée à Paris, elle ne put résister aux instances de sa mère adoptive, et lui raconta tout ce qu'elle avait vu et entendu. Il leur fut démontré que le marquis ne savait rien. Quant à Henri, les deux femmes, dans leur sagesse, ne le virent pas très-coupable. En conséquence, il fut arrêté entre elles qu'il fallait le taire au marquis...

—Comme au monde entier! s'écria Amélie...

La comtesse ne répondit rien... Mais le lendemain matin elle s'en fut chez Fouché.

—Mon cher duc, lui dit-elle, je viens vous rendre gratis un bon office... mais cependant à une condition.

—Quelle est-elle?

—Vous allez le savoir. Vous faites si bien votre affaire qu'il y a dans une province de France une troupe d'hommes qui conspirent contre le gouvernement, et vous n'en savez rien... Quelqu'un parmi eux m'intéresse vivement, et avant de rien vous dire j'exige votre parole d'honneur de Français et de chrétien qu'il aura la vie sauve et la liberté; enfin arrêtez les autres et ne lui faites rien, cela est clair, je pense.

—Fort clair, en effet... Et où se trouve cette troupe?

—Vous n'en saurez pas un mot jusqu'à votre serment...

—Eh bien! je m'y engage... Je vous donne ma parole d'honneur de Français et de chrétien que le chef de votre troupe aura la vie et la liberté sauves.

La comtesse crut à L'HONNEUR, à LA FOI et au PATRIOTISME de Fouché!!.. et elle parla... À mesure que ses paroles frappèrent l'oreille de Fouché, les petits yeux de l'homme du comité de salut public scintillèrent d'un feu joyeux et sanglant.

—Oh! quel service vous me rendez!... s'écria-t-il; enfin, voilà plus de dix mois que je suis à la recherche de cette troupe qui depuis un an m'a été signalée par mes agents de l'Angleterre, et depuis près de six mois par ceux du Calvados auxquels elle a toujours échappé... Le chef est, dit-on, le fils d'un homme tué à Quiberon... il a juré de venger la mort de son père sur tout ce qui reste de l'époque de la révolution, et il a surtout juré mort à l'Empereur!... et à moi, m'a-t-on assuré!...

—Eh! non!... C'est faux!... c'est absurde!... C'est mon neveu, s'écria la comtesse, et vous l'avez fait rentrer il y a un an!...

Fouché se frappa le front.

—Mais vous avez juré!... dit la comtesse.

—Oui, oui... répondit Fouché; aussi soyez tranquille.

La comtesse s'éloigna, mais non sans répéter: Songez à votre serment...

Quinze jours après cette conversation on lisait dans les journaux: «Une bande de chouans, chassée du Calvados, dont elle troublait la sûreté sur les routes et dans les campagnes, presque traquée par la gendarmerie et au moment d'être saisie, s'était subitement échappée et dérobée à l'autorité. Elle vient d'être retrouvée et entièrement détruite, ainsi que tout ce qui tenait à elle.»

Le même jour, la comtesse reçut un paquet cacheté qui contenait l'extrait mortuaire d'Henri de C***, fusillé à Caen, le... 1809[175].

FIN DU TOME QUATRIÈME.

TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE QUATRIÈME VOLUME.

  • Salon de madame de Montesson, à Paris et à Romainville. 1
  • Salon de madame de Genlis, à l'Arsenal. 97
  • Salon de la Gouvernante de Paris (1806 à 1814). 187
Décoration.

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, No 12.

Notes

1: Mais elle avait été présentée comme marquise de Montesson.—Sa conduite fut admirable par la suite. Lorsque Louis XVI fut comme prisonnier aux Tuileries en 91 et 92, madame de Montesson demanda et obtint alors facilement la permission d'aller faire sa cour.—Louis XVI l'accueillit comme sa cousine, et fit souvent sa partie de trictrac avec elle.—Je trouve la conduite de madame de Montesson fort belle, car elle pouvait se rappeler qu'au temps du bonheur elle avait été repoussée avec une sorte de mépris! mais loin de là, elle oublia le passé et ne vit que le malheur présent de ceux qu'elle fut consoler.

2: On lui proposa la charge de surintendante, qu'elle refusa.

3: En allant à Marengo, le premier Consul alla visiter les îles Borromées. Dans le jardin d'Isola Bella il y avait deux lauriers fort beaux au milieu de beaucoup d'autres. Le général en chef prit un canif, et dans l'écorce de l'un de ces jeunes arbres il grava le mot Battaglia... Il fut à Marengo et fut vainqueur; le souvenir de ce laurier le poursuivit longtemps, et depuis à la Malmaison je l'ai entendu le rappeler souvent; j'ai vu moi-même ce laurier à l'Isola Bella. Je ne sais qui a gravé sur l'un des autres lauriers le mot Vittoria. Tous deux ont grandi... et maintenant les deux mots battaglia et vittoria touchent presque aux cieux!...

4: On disait beaucoup plus, mais je ne le crois pas. M. de Saint-Far, pour augmenter les torts de madame de Montesson, prétendait qu'elle avait de grands revenus, et portait sa fortune à 300,000 fr. de rentes. Je suis sûre du contraire.

5: Elle fut toujours parfaite pour moi, et j'en ai eu la preuve dans deux visites qu'elle me fit, l'une à l'époque de ma première couche, où je faillis périr, et l'autre à la mort de ma mère.—Elle ne faisait de visites À PERSONNE, si ce n'est à ceux qu'elle aimait et qui lui plaisaient.

6: Madame Georgette Ducrest. Elle chante à ravir et écrit également bien. Je l'ai vue depuis à la Malmaison, d'où une jalousie basse et même une haine envieuse l'ont ensuite exilée, à notre grand regret.

7: Madame de Genlis est souvent méchante, même pour quelques-uns des siens.

8: Ma mère avait une trop petite maison pour que cela fût remarqué, et madame de Caseaux ne recevait qu'un parti.

9: C'est-à-dire en bleu tout uni avec des boutons ayant le chiffre.

10: La bourse attachée au collet de l'habit; ce qui faisait que la bourse demeurait au même lieu quand la tête tournait.

11: Excepté l'Escurial, Saint-Ildephonse et Aranjuez, où encore ce qui est luxe tient au pays ou bien aux tableaux que renferment les sitios, il n'y a aucun luxe dans les ameublements ni dans le reste du palais.

12: Il était propre neveu de la Reine de France et de celle de Naples; la duchesse de Parme était archiduchesse d'Autriche (Amélie). Il y a d'elle un beau portrait à Versailles.

13: Ce cabinet fut légué par M. Lesage au Gouvernement, et je pense qu'il a été donné au Jardin des Plantes, c'est-à-dire au Cabinet d'Histoire naturelle. M. Lesage avait assemblé un cabinet de minéralogie très-curieux et très-complet.

14: L'hôtel de Montesson est le même hôtel où eut lieu l'horrible incendie du prince de Schwartzenberg.

15: On voit que le duc de Rovigo ne dit pas vrai lorsqu'il dit que le premier Consul fut de mauvaise humeur contre ceux qui furent à cette fête. Au contraire, il y fit aller les officiers du château.

16: Moustache, le fameux courrier de l'Empereur, y joua un rôle.

17: Qui fut ensuite à la reine de Naples et puis à la princesse Pauline, et que la reine de Naples réclame aujourd'hui, dit-on! mais c'est une erreur... à quel titre?... l'avait-elle payé?... dans ce cas, l'Empereur le lui a rendu, et ne l'eût-il pas fait, la couronne de Naples soldait bien des comptes. Il paraît qu'avec elle, elle n'a soldé que celui des rapports de famille.

18: Elle était fort gourmande. Un jour elle m'appela au moment où l'on servait le café. Donnez-moi votre tasse, me dit-elle, et elle y versa une forte pincée d'une poudre d'une couleur de cannelle, puis ensuite elle me dit de boire. Mon café était délicieux. Je lui demandai le nom de ce qu'elle y avait mis pour le transformer ainsi. C'était une poudre de cachou préparée et venant de la Chine. Elle lui avait été donnée par des missionnaires. Toutes les fois que M. de Lavaupalière dînait avec la princesse de Guémené chez madame de Montesson, il rôdait autour d'elle, au moment du café, d'une manière tout à fait comique.

19: Elle avait, à cette époque, 1802 ou 1801, trente-huit ans. Elle mourut en 1817, âgée de cinquante-quatre ans.

20: Madame de Genlis était belle-mère de M. de Valence; elle eut deux filles, l'une d'une grande beauté, mariée à M. de La Woëstine; et l'autre, jolie, gracieuse, charmante, mariée à M. de Valence, qui ne la rendit pas aussi heureuse qu'elle le méritait.

21: Pulchérie était madame de Valence, spirituelle et charmante femme. Elle était encore fort jolie à cette époque.

22: Cette coutume était assez ordinaire dans les grandes maisons; mais surtout dans les maisons royales et les maisons princières.

23: Madame de Custine, belle-fille du général de Custine; qui mourut sur l'échafaud en 1793, était mademoiselle de Sabran.

24: Mesdemoiselles Lolive et de Beuvry étaient à cette époque les lingères les plus renommées; elles furent ensuite lingères de la cour; mais elles étaient déjà un peu vieilles, et avaient été lingères de nos mères.—Plus tard ce fut Minette qui prit leur place dans la mode pour être lingère des jeunes femmes. Elle faisait des choses charmantes, unissant le goût le plus recherché au plus grand luxe. C'est chez elle que j'ai vu une robe de percale, et par conséquent du matin, du prix de 2,500 francs.

25: Une toilette comme je viens de la décrire pouvait revenir à 6 ou 8,000 francs. Un beau cachemire coûtait au moins 1,500 ou 2,000 fr.—Ces canezous très-brodés, 4 ou 500 fr., en raison de la dentelle qui était autour du col, et presque toujours en malines, valenciennes, et souvent en point d'Angleterre ou point à l'aiguille.—Le voile, 1,000 fr., et souvent bien au-delà lorsqu'il était dans une corbeille de mariage.—La montre, 2,000 fr.—La toque, 200 fr., etc. On voit que la chose allait vite.

26: Le premier Consul ne voulait jamais avoir l'air d'aller en aucun lieu par invitation... les demandes eussent été trop fréquentes, et beaucoup n'auraient même pas pu être refusées par lui.

27: Mère du marquis de Custine, dont on va publier un voyage en Espagne, qui continuera à justifier tout ce que le beau talent de l'auteur promettait dans ses Souvenirs de voyage en Italie et en Angleterre. Je connais plusieurs parties de ce voyage en Espagne, admirables de vérité, de description, de chaleur de style, et également belles par la richesse et la profondeur des pensées. M. de Custine est un homme dont l'époque littéraire sera fière. Un talent comme le sien est rare aujourd'hui; au milieu de cette foule de choses, de productions de mauvais goût, on jouit en lisant un ouvrage qui, par la pureté du style et la haute portée des pensées, vous reporte aux beaux temps de notre littérature. J'ai porté ce jugement lorsque M. de Custine publia le Monde comme il est, admirable ouvrage qui grandira comme il le mérite, car il restera. Mon sentiment est le même aujourd'hui qu'alors, seulement il est plus positif, parce que le temps l'a confirmé.

28: C'est pour rappeler cette matinée et la démarche de madame de Custine que madame de Staël a placé dans Delphine la scène qui se passe chez la Reine, lorsque tout le monde abandonne Delphine et que madame de R*** va auprès d'elle.

29: C'était à cette époque une opinion assez répandue que le général Bonaparte avait instruit et envoyé Augereau pour faire le 18 fructidor.

30: Monseigneur le duc d'Orléans, grand-père du roi.

31: M. le duc d'Orléans était très-gros, et n'aurait pas pu, en effet, jouer un rôle où il aurait fallu de l'élégance dans la tournure.

32: 1760 ou 1761.—C'était l'époque qui commença les turpitudes de la fin du règne de Louis XV.

33: Alors on ne disait pas la Comédie Française, on disait les Français.

34: Madame de Montesson savait sans doute, par les Mémoires de Saint-Simon et ceux de Dangeau, que les princesses se couchaient sur leur lit pour ne pas reconduire lorsque l'étiquette était douteuse. Pour trancher la difficulté, madame de Montesson était sur un canapé, les pieds posés sur un tabouret et les jambes recouvertes d'un couvrepied. Cette attitude admettait un état qui l'empêchait de se lever et conséquemment de reconduire. Elle ne reconduisait que madame Bonaparte et madame Louis, quelquefois aussi la princesse Pauline: celle-ci exigea qu'elle ne le fît pas, mais elle le voulait faire. J'ai déjà parlé de cette coutume de la maison de madame de Montesson.

35: La serre de la Folie de Saint-James, à Neuilly, avait été faite sur ce plan bien avant toutes deux.

36: Madame Robadet, dame de compagnie de madame de Montesson, fut toujours attentive à lui plaire, mais n'en fut pas récompensée comme elle aurait dû l'être à la mort de madame de Montesson. Elle fut à peu près oubliée dans le testament, si elle ne le fut pas tout-à-fait. J'ai contribué pour ma part, et sans qu'elle l'ait su, peut-être, à lui faire avoir une place de dame de compagnie en Italie. Madame Robadet était une aimable femme.

37: J'ai vu des exemples de ce que je viens de citer, pas plus tard que l'hiver dernier. C'était dans un salon où il y avait beaucoup de monde; la maîtresse de la maison se levait pour aller parler à quelqu'un à l'extrémité du salon; elle trouvait sa place auprès de la cheminée prise, cette place qui est toujours un lieu réservé, ainsi que tout le monde sait. Cette ridicule usurpation se fit plusieurs fois de suite; il fallut que la maîtresse de la maison le dît enfin, pour qu'on ne retombât plus dans cette faute.

38: Qui depuis épousèrent, l'une M. de Celles, préfet de Nantes, l'autre le maréchal Gérard. Toutes deux sont faites pour servir de modèle comme filles, comme épouses et comme mères. Madame de Celles est morte à Rome en 1825.

39: Madame de La Tour était mademoiselle de Polastron et sœur de la duchesse Jules de Polignac.

40: Madame la marquise de Fontanges, fille de l'ancien intendant de Metz, était une charmante personne et jolie comme un ange; sa fille Delphine a depuis épousé M. Onslow (Georges), qui possède un si beau talent pour la composition de musique dramatique.

Madame de Fontanges et son père, M. de Pont, étaient aussi des amis intimes de ma mère. M. de Pont était avec M. de Valence et César Ducrest, lorsque ce malheureux jeune homme fut tué par une bombe, au feu d'artifice tiré pour la paix avec l'Angleterre: M. de Pont eut le bras cassé à plus de soixante-six ans. Il était l'ami le plus intime, après M. de Valence, de madame de Montesson.

41: Femme du ministre de Prusse.—C'était une énorme Prussienne, très-bonne femme du reste.

42: Ambassadrice de Naples.

43: Sœur du prince Czartorinsky.

44: Madame de Genlis a été pour madame de Montesson comme beaucoup de gens sont envers les grands parents, c'est-à-dire ingrats, du jour où celui qui a longtemps fait s'arrête. Alors ce parent a tous les défauts; il a d'abord les siens, et puis toutes ses qualités qui se sont changées en défauts. Bienheureux qu'elles ne deviennent pas des vices!

45: Madame de La Tour se serait crue coupable d'appeler l'Empereur par son nom.

46: On a dit vulgairement que MM. de Polignac avaient été tous deux condamnés à mort; c'est une erreur. M. Armand le fut, mais non pas M. Jules. Il fut condamné à deux ans de prison; il n'eut pas de lettres de grâce comme les autres.

47: Junot et moi nous étions alors à Arras, et Murat était gouverneur de Paris. J'ai vu Junot se féliciter, avec un bonheur dont des paroles ne peuvent donner l'idée, de s'être trouvé loin de Paris dans un pareil moment.—Si je m'y fusse trouvée, toutefois, j'aurais été aussi une des premières auprès de l'Empereur.—Madame de La Tour était l'amie de ma mère, comme je l'ai déjà dit, ainsi que la famille Polastron, à Toulouse.

48: Il ne faut pas confondre M. d'Hozier avec M. Bouvet de Lozier, aussi accusé dans cette affaire de Georges. M. Bouvet de Lozier ne courait aucun risque, sa prompte franchise avait assuré sa vie.

49: Il était empereur depuis le 4 mai 1804; on était alors en juin.

50: Malgré sa vive préoccupation, madame de Montesson fut frappée d'une façon risible en entendant ce mot si comique dans une circonstance de vie et de mort.—On sait que madame Bonaparte n'aimait aucune de ses belles-sœurs, et madame Murat était, dans le temps où nous sommes maintenant, l'une de celles qu'elle aimait le moins.—Le jour de la machine infernale, madame Murat était en effet dans la voiture de madame Bonaparte avec mademoiselle de Beauharnais[50-A]. Elles ne furent sauvées toutes trois que parce que Rapp, qui pourtant ne s'entendait guère à la toilette des femmes, s'avisa, en descendant l'escalier, de trouver que le châle de madame Bonaparte n'allait pas avec la robe, ou je ne sais quelle autre partie de l'habillement. Madame Bonaparte, qui allait immédiatement après le Consul, se serait trouvée dans l'explosion, tandis qu'elle ne se trouva qu'à une grande distance. M. d'Abrantès échappa à la mort également ce jour-là par un hasard miraculeux.

50-A: Ou sa voiture suivait celle de sa belle-sœur, je n'ai pas la chose bien présente; je crois cependant qu'elle était avec madame Bonaparte. Comme, depuis que madame Murat est à Paris, je ne la vois pas et n'ai aucun rapport avec elle, je n'ai pu le savoir d'elle. Si cette conduite de ma part paraît étonnante, qu'on se rappelle celle de madame Murat!... Elle n'est quelque chose aujourd'hui en France que pour des amis personnels: tout ce qui porte le souvenir de l'Empereur au cœur doit se rappeler le traité de la cour de Naples en 1814!... Qui le provoqua?... lorsqu'on songe à ce que pouvait la force de l'armée napolitaine dans les affaires de cette époque, pour ou contre l'Autriche, on s'étonne et l'on s'irrite à la fois en voyant une personne qui avait la prétention de savoir régner presque avant celle de plaire, ne savoir être ni reine, ni sœur. Comment put-elle croire UN MOMENT que les couronnes posées sur des fronts fraternels par la main de Napoléon y demeureraient un jour après la chute de la sienne?... Les insensés!... ils ne furent rois que par le vertige qui entoure les trônes au moment du danger!...

Quant à l'amitié particulière qui existait entre nous dans notre jeunesse assez intimement pour nous tutoyer, il y a longtemps que les liens en ont été brisés par madame Murat elle-même. Ma fidélité et mon dévouement au nom de l'Empereur, à sa mémoire... rendent témoignage pour moi de ce que j'aurais été pour sa sœur si elle-même eût toujours été ce qu'elle devait être. Cet attachement et ce dévouement ont survécu à l'éclat du soleil impérial... La duchesse de Saint-Leu, le prince de Canino, le comte de Survilliers, tout ce qui reste de cette illustre et malheureuse famille est dans mon cœur et pour toujours!...

51: La faveur dont jouissait madame de Montesson ne venait pas, comme on le croyait, de madame Bonaparte, mais de Napoléon lui-même. Un jour, le duc d'Orléans était à Brienne avec madame de Montesson, alors sa femme; le prince fut invité à donner les prix aux élèves de l'école militaire, et ce fut madame de Montesson que le prince chargea de ce soin, et qui les couronna. En donnant le laurier à Napoleone Buonaparte, elle lui dit: Je souhaite qu'il vous porte bonheur. Cette phrase, dite sans aucune pensée directe, fit impression sur le jeune homme couronné; et plus tard, lorsqu'il fut au pouvoir, il se rappela madame de Montesson et fut doublement heureux en la retrouvant liée avec Joséphine. Et son amitié pour elle se ressentit beaucoup de la pensée de Brienne, à laquelle d'ailleurs elle faisait très-souvent allusion.

52: Elle ne lui donnait jamais le nom de Napoléon, ni en lui parlant, ni loin de lui. Elle disait toujours Bonaparte, et plus tard, en parlant de lui, l'Empereur. Mais elle fut très-longtemps à prendre l'habitude de ce dernier nom... et en lui parlant alors, elle lui disait: Mon ami.

53: Cette scène, que je tiens en entier de M. de Valence et de madame de Montesson, me fut confirmée depuis par l'impératrice Joséphine; elle avait intérêt à laisser croire qu'elle avait obtenu la grâce à elle seule, mais, comme je savais la vérité, elle n'osa pas l'altérer devant moi.

54: C'est ici le lieu de parler de la manière dont on comprend le mot jalousie: il paraît qu'il y a de certaines gens qui voient ce sentiment en autrui lorsqu'ils le sentent en eux-mêmes, comme ceux qui ont la jaunisse et voient tout jaune. J'ai entendu souvent des hommes qui, après avoir rimé vingt vers, prétendaient que Victor Hugo et Dumas étaient jaloux d'eux!... J'ai vu pareille stupidité dans beaucoup de femmes relativement à madame de Genlis et à madame de Staël!... madame de Staël, le plus beau génie de son époque après M. de Châteaubriand! J'ai entendu la même parole sur madame Sand, le plus beau talent de notre temps! De qui serait-elle jalouse, elle, bon Dieu?... aussi ne l'est-elle pas.—De qui Napoléon eût-il été jaloux?... lui dont la tête penchait sous le poids des couronnes, et qui, sans quitter celle de laurier, allait les surmonter toutes par celle de Charlemagne, comme lui-même avait surpassé sa gloire.

55: Elle était naturellement très-froide et peu expansive; elle avait même habituellement une dignité qui donnait de la crainte aux jeunes femmes qu'on lui présentait.

56: Je crois qu'en effet elle ne le connaissait pas du tout.

57: M. Coster de Saint-Victor était fanatique pour ses rois comme un Romain de l'ancienne Rome l'était pour sa république. Pendant tout le procès il fit constamment des réponses inconcevables, et toujours bravant les juges et l'autorité... Souvent il dédaignait de répondre, et en tout Napoléon avait raison: il fit beaucoup de mal à sa cause par l'obstination qu'il apportait quelquefois dans ses réponses... Du reste loyal, brave, et brave chevaleresquement... L'infortuné périt avec le plus noble courage, et sur l'échafaud, au moment où sa tête tombait, il criait encore: Vive le Roi!

58: On croit généralement que M. Jules de Polignac avait été condamné à mort; c'est une erreur, il ne le fut jamais qu'à deux ans de détention.

59: Ce fut à M. de Narbonne (le comte Louis de Narbonne) que ce fait arriva.

60: Qui depuis est devenue duchesse de Rivière. C'est un beau caractère de femme. C'est le dévouement, la tendresse, tout ce qu'une âme de femme renferme, mais ce que souvent elle n'a pas le courage de donner. Mademoiselle de La Ferté eut ce courage; honneur à elle!

61: Lorsqu'on voit une personne naturellement bonne se conduire sévèrement envers des parents très-proches, que le public ne se presse pas de lui donner tort; il est probable qu'elle n'en a aucun.

62: Il y eut longtemps en France jusque sur les arbres des grandes routes... sur des rochers, de pareilles inscriptions.

63: Les fleurs funéraires.

64: Millin était fort royaliste. L'empereur, qui le savait, ne l'aimait pas; et deux fois, sans l'inquiète amitié et les démarches de ses amis, il aurait été privé de sa place, qui était sa seule fortune!...

65: Madame de Montesson.

66: Madame de Genlis ne dit ici que ce qui est. Autrefois les femmes, lorsque le maître d'hôtel avait annoncé le dîner, sortaient toutes les premières du salon: celles qui étaient le plus près de la porte passaient les premières en se faisant quelques compliments, mais qui n'entravaient pas la marche. Les hommes passaient ensuite, et à table on se plaçait selon ses goûts et sa convenance. Quelquefois le maître de la maison mettait auprès de lui les deux femmes les plus importantes.

67: M. de Valence parle ainsi parce que de son temps c'était la manière de s'exprimer: on était ou charmé, ou ravi, ou désespéré, et souvent c'était de ne pas rencontrer ou de rencontrer quelqu'un. Cette façon de parler était surtout singulière lorsqu'on faisait une narration dans laquelle on faisait, comme ici M. de Valence, intervenir Napoléon qui était surtout le plus concis des hommes.

68: Il ne fut exilé que quelque temps après.

69: Sabatier de Cabre, ancien conseiller-clerc au parlement de Paris, homme de beaucoup d'esprit, le plus grand puriste que j'aie connu. Il avait un esprit qui pouvait ne pas plaire en tout, en ayant beaucoup.

70: À cette époque, on aurait trouvé peu convenable qu'on fût trop hostile contre les ouvrages d'une femme; mais le champ était libre, et M. de Feletz l'a prouvé avec madame de Staël: elle fut souvent péniblement affectée par les feuilletons du Journal des Débats. Que de lignes fines et spirituelles ont été insérées dans le Journal de l'Empire (le même journal que les Débats) sur le petit nuage de Corinne! Ce petit nuage a suffi pour déranger quelquefois la paix littéraire de l'auteur. Mais pour faire de l'esprit sur un défaut sans arriver à l'injure, il faut de l'esprit et de l'esprit de critique.—On ne l'a pas parce qu'on rêve qu'on l'a. La critique haineuse est non-seulement une entrave à l'esprit, mais à la raison, sans laquelle on ne peut écrire, même un feuilleton.—Les personnalités sont odieuses, presque toujours injustes, et, ce qui est plaisant à observer, toujours inutiles à la critique. Qu'est-ce que tout cela prouve? répondait Beaumarchais dans ce fameux mémoire que les Goëzman l'avaient contraint d'écrire. Qu'est-ce que cela prouve?... et il ajoutait des pages qu'il n'eût pas écrites sans la polémique ouverte par ses ennemis.—Ce qui lui fit dire un jour: Mes ennemis m'ont forcé de me sauver sur un piédestal.

71: Les quatre premiers volumes de la Correspondance littéraire avec le grand-duc de Russie. Ces quatre premiers volumes parurent à cette époque, et l'impression, bien plus soignée que celle des autres, fut surveillée par La Harpe lui-même avant son exil.

72: On dirait que celui qui attaquait M. de La Harpe est un frère de celui qui m'a fait l'honneur d'un feuilleton si véridique, comme critique, dans le numéro du 9 septembre dernier de la Gazette de France. J'ai répondu avec des faits à ce que ce monsieur disait sur les miens; mais j'ai été plus concise dans ce qui me concerne, quoique cependant j'eusse beau jeu pour répondre victorieusement. Voici une des omissions que j'ai faites dans ma réponse au feuilleton. Je répare ici cet oubli pour donner encore un exemple de la mauvaise foi d'une critique de ce genre.

L'auteur du feuilleton, pour prouver que je ne suis VRAIE EN RIEN, disait, comme on le sait, que j'avais quatre-vingt-trois ans, et que j'étais de la communion de l'abbé Châtel! et pour fortifier ces belles assertions, il disait encore:

«Enfin, madame d'Abrantès sait si peu ce dont elle parle, qu'elle prend Christophe de Beaumont pour Élie de Beaumont, et elle confond l'archevêque et l'avocat.»

Je connais peut-être mieux l'histoire et les noms des archevêques de Paris que le monsieur du feuilleton; mais je ne le lui prouverai pas autrement que par un mot; ce qui suffit pour ce qu'il avance. Le voici: il le trouvera dans mon Histoire des Salons, tome Ier, page 298, Salon de monseigneur de Beaumont:

«La masse du clergé tonnait contre les réfractaires, et M. Turgot surtout était désigné comme indigne du nom de chrétien. À la tête de ces prêtres exaltés, était Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, etc.»

Et voilà ce qu'on appelle de la critique!...

La phrase que je cite est la première du Salon de monseigneur de Beaumont, où je parle de lui; et dans le courant de ce même Salon, je ne dis pas un mot qui puisse donner lieu à l'erreur.

73: M. de La Harpe rappelait lui-même fort souvent qu'on lui avait donné ce nom de Contempteur, et cela avec orgueil.

74: Depuis son arrivée en France, elle avait donné un autre volume des Annales de la vertu, une nouvelle méthode d'enseignement, un livre d'Heures pour les enfants, une nouvelle édition du Petit La Bruyère.

75: César Ducrest, fils du chancelier du duc d'Orléans, qui était frère de madame de Genlis. Il était avec M. de Pont, ami de madame de Montesson et ancien intendant de Metz. M. de Pont voulut voir la fête, c'est-à-dire le feu d'artifice[75-A], du plus près possible; en conséquence il monte sur un petit bateau dans lequel le suivent M. Ducrest et une autre personne dont j'ai oublié le nom. Une bombe d'artifice, lancée en l'air et qui ne prit pas, retomba et éclata dans leur bateau; le malheureux César Ducrest fut tué, et M. de Pont eut le bras cassé et fut très-mal pendant longtemps. J'avoue que je concevrais que madame de Genlis eût quitté Versailles pour venir à Paris, si son neveu était mort à Versailles; mais revenir au contraire dans la ville où il avait péri, c'est ce que je ne comprends guère. Madame de Genlis me donne ici une nouvelle preuve de ce que j'ai vu en elle; elle ne faisait rien comme personne, et pourtant elle n'était ni originale, ni amusante, ce qui est pourtant une condition des gens qui ne sont pas comme les autres.

75-A: Pour un 1er vendémiaire.

76: Madame de Montesson avait un immense crédit sur madame Bonaparte (Joséphine), et le premier Consul avait pour elle une grande considération. Je suis même convaincue que la faveur de madame de Genlis depuis vint de sa tante.

77: Ce furent les propres paroles de Napoléon. Madame, dit M. de Rémusat, j'ai l'honneur de vous faire observer que ce sont les propres expressions du premier Consul.

78: Je regardais un jour le tableau de Gérard représentant Louis XIV tenant par la main le duc d'Anjou, en disant: Messieurs, voilà le roi d'Espagne,—et j'étais étonnée que le tableau sorti de l'atelier d'un homme de génie fût aussi froid. Madame Aubert, ma fille, après l'avoir regardé, trouva le motif du peu de charme de ce tableau. C'est, me dit-elle, que toutes les figures sont copiées sur des émaux et des profils, du moins en grande partie. Cette remarque est très-fine et très-juste.

79: Madame de Bon était fort agréable de figure et de tournure; elle avait un petit garçon ravissant de beauté. M. d'Abrantès me l'amena un jour, et je crus voir un Amour de l'Albane animé: c'était un être idéal. Je lui demandai comment il se nommait? «Bon et Beau, me répondit-il, en levant sur moi les plus beaux yeux que j'eusse encore vus.» Et cette réponse fut faite avec une naïveté charmante. Il avait, je crois, trois ou quatre ans.

80: C'est encore comme celui que madame de Genlis reproche à madame Cottin; elle dit que c'est son roman des Vœux téméraires qui lui a donné l'idée de Malvina. Il faut qu'elle se soit trompée en citant ce roman. Il n'y a pas le moindre rapport entre les deux ouvrages. Malvina est une femme qui n'est pas une inconnue dans le château de la tante d'Edmond: Edmond lui est infidèle, elle devient folle, et meurt de douleur. Rien n'est semblable.

81: Ce ne fut que dans une conversation entre Lavalette et madame de Genlis qu'eut lieu l'accord définitif pour la correspondance. Madame de Genlis ne répondit pas clairement à la lettre de Lavalette. Il fut un matin chez elle et traita la chose comme je la rapporte.

82: Cet artiste, doué d'un grand talent qu'on admire encore plus particulièrement dans la Bataille d'Austerlitz, qu'il a gravée d'après le tableau de Gérard, ainsi que la Psyché et l'Ossian du même auteur, demande en vain la croix sans pouvoir l'obtenir depuis dix ans! C'est un artiste renommé, qui est encore plein de verve, et qui grave en ce moment la Bataille de Marengo pour que la Bataille d'Austerlitz ait un pendant... Croirait-on qu'on a répondu sous le ministère de M. Gasparin à un artiste aussi honorable: Vous ne produisez plus!—Mais vous ne donnez donc de récompenses qu'aux talents à venir? et vous ne récompensez jamais le certain, celui qui a déjà fait ses preuves. Le tableau d'après lequel M. Godefroy fait la Bataille de Marengo est de lui-même... Voilà l'homme qui ne produit plus!...

83: Ermesinde de Narbonne (Narbonne Fritzlar ou Narbonne Pelet) était une jeune personne charmante d'élégance et de distinction dans ses manières. Elle avait un grand éclat dans la physionomie, et le premier coup d'œil jeté sur elle lui faisait trouver de la beauté. Elle était rousse, mais elle s'était fait raser la tête et portait une perruque artistement faite. Madame de Chevreuse était la seule jeune femme de son époque qui, par son insouciance de bon goût, rappelât les manières d'un autre temps. Elle avait des partisans fanatiques comme je n'en ai vu à aucune femme à la mode depuis elle.

84: Millevoye, mort trop tôt pour son beau talent, fut enlevé aux lettres et à ses amis inconsolables de sa perte en 1822.

85: C'est M. le comte Elzéar de Sabran, dont j'ai parlé dans le Salon de madame de Polignac, et qui joua devant le roi et la reine le rôle d'Oreste dans Iphigénie en Tauride, tandis que sa sœur remplissait celui d'Iphigénie. Cette sœur fut depuis madame de Custine.

86: M. Sabatier de Cabre, ancien conseiller-clerc au Parlement. Il était abbé, mais pas prêtre ordonné; il portait seulement le petit collet. Il est oncle de madame la comtesse Alexandre de Laborde.

87: Madame Tallien.

88: Depuis comtesse de Montholon.

89: Cette jeune Prussienne que madame de Genlis amena avec elle eut ensuite des torts, à ce qu'il paraît et d'après ce que disait madame de Genlis elle-même; elle la donna à un ange dont la bonté jamais ne se lasse, à madame Récamier.

90: Les filles de madame de Valence ont été des personnes remarquables de tous points. Madame de Celles mourut encore jeune et emporta les regrets de tout ce qui l'a connue. Son esprit et son cœur lui attachaient tous ceux qui la voyaient seulement une fois; instruite sans pédanterie, vertueuse sans rigorisme pour les autres, elle était aimée non-seulement de ceux qui devaient l'aimer, mais de tout ce qui la connaissait. Elle mourut à Rome, où son mari était ministre du roi des Pays-Bas. Madame Gérard, sa sœur, est également bonne et charmante comme elle. Les enfants de ces deux dames étaient au nombre de quatre au moins à cette époque.

91: Ou plutôt provoquée. Voici une des strophes de Lebrun dans cette ode abominable. Le cardinal Maury la récitait de sa voix si retentissante avec une énergie vraiment profonde et communicative.

Purgeons le sol des patriotes
Par des rois encore infecté.
La terre de la liberté
Rejette les os des despotes.
De ces monstres divinisés
Que tous les cercueils soient brisés,
Que leur mémoire soit flétrie,
Et qu'avec leurs mânes errants
Sortent du sein de la patrie
Les cadavres de ces tyrans.

Pour commentaire à cette strophe, il faut ajouter que ce même Lebrun fut le plus vil flatteur du régime impérial!...

92: On sait comment M. de Choiseul a connu beaucoup de détails intimes du sérail: c'était par le moyen de marchandes arméniennes qui pouvaient pénétrer jusque dans les cours intérieures.

93: C'était la même société. M. de Nassau, M. de Montrond, M. de Talleyrand, M. de Narbonne et M. de Choiseul formaient la société la plus intime de l'hôtel de Talleyrand, et cela, il faut le dire à la louange de M. de Talleyrand, sans secousse et sans caprice.

94: Je ne puis m'en plaindre, car il fut admirable dans son affection pour moi jusqu'au moment de sa mort.

95: Il me faut ici dire mon sentiment, non pas sur les lettres anonymes injurieuses, je me réserve cette satisfaction pour plus tard. Je parlerai seulement ici de ces correspondances voilées, mystérieuses, dans lesquelles des femmes ne craignent pas de parler comme elles rougiraient de le faire à découvert. Je ne blâme pas une correspondance mystérieuse entre femmes comme atteinte à la morale: elle n'est que sotte et niaise; cependant j'y trouve aussi peu de ce qui est estimable. Comme base de toute amitié, c'est la loyauté et la franchise. Qu'est-ce qu'un mystère en amitié? Qu'est-ce qu'une coquetterie? Tout cela est la preuve du peu de vérité d'un sentiment, quel qu'il soit. S'il est amitié, on ne jouit de celle que l'on inspire que lorsqu'elle vous est accordée à vous, et non à un être imaginaire; s'il est amour, alors je ne le connais pas: il est absurde, au reste, dans les deux sentiments. Au reste, voilà mon opinion, et je ferai toujours peu de cas de ceux qui emploieront ce moyen.

96: M. d'Abrantès fut nommé gouverneur au mois de juin 1806 (28 juin), et ses lettres de nomination furent entérinées dans la quinzaine qui suivit. Sans qu'il l'eût demandé, son cortége, formé par les officiers-généraux à Paris, fut extrêmement nombreux, et tous s'y rendirent par amitié pour lui. Il était le premier gouverneur de Paris sous l'Empereur dont les lettres fussent entérinées; le frère et le beau-frère de Napoléon ne l'ont pas fait. L'Empereur le voulut ainsi, parce que l'autorité de M. d'Abrantès était supérieure à toutes les autres. En l'absence de l'Empereur, il ne correspondait qu'avec lui et ne recevait d'ordre que de l'archi-chancelier. Le gouvernement de Paris était un ministère.

97: Il partait pour Iéna. Il quitta Paris au mois de septembre ou d'octobre 1806.

98: Frochot était marié; mais sa femme était en Bourgogne, et ne pouvait d'ailleurs faire les honneurs de l'Hôtel-de-Ville, où l'Empereur ne voulait qu'élégance et luxe. Ce fut lui-même qui donna l'ordre que la gouvernante de Paris ferait les honneurs de l'Hôtel-de-Ville. La chose ne fut pas demandée.

99: J'ai mis cette particularité pour montrer qu'il n'y eut jamais de ma faute lorsque cette marque d'apparent oubli arriva.

100: J'allai passer la soirée, il y a quelques mois, chez une femme de ma connaissance. J'étais à peine assise qu'elle vint à moi tenant par la main une grande et belle femme, ayant encore de la fraîcheur et une figure qui avait dû être encore plus belle et charmante.—Permettez-moi, dit madame C....., de vous présenter mon amie d'enfance. Elle voudrait bien vous témoigner elle-même combien elle est heureuse de vous voir; malheureusement elle est sourde et muette. À mesure que je regardais cette grande et belle personne, des souvenirs me frappaient en foule.—En vérité, dis-je enfin, si la grande et belle taille de Madame ne me rejetait loin de l'image que sa belle figure me rappelle, je croirais presque qu'elle est une jolie enfant que je présentai à l'Empereur à un bal de la Ville... mademoiselle Robert!—Précisément... C'était elle!...

Je ne puis dire avec quel intérêt je la revis. Ce n'était plus cette tête d'ange entourée de boucles blondes et d'un nuage rose; mais elle est devenue une belle femme, ayant toujours son candide et spirituel regard. Elle est peintre de portraits, et possède un beau talent. Rien n'est plus remarquable que l'intelligence de son regard. Je crois que pour un peintre de portraits, c'est une grande chose que de n'être pas distrait par le bruit ou les remarques. On a voulu faire parler mademoiselle Robert, ce qu'elle a fait, mais d'une manière si singulière qu'elle me fit tressaillir. Je ne conçois pas que les sourds-muets aient tous la manie de faire entendre des sons sauvages, qui après tout ne leur servent à rien, et ne sont qu'un regret de plus pour ceux qui les aiment lorsque le malheureux retombe dans son silence.

101: Je me place la première parce qu'à l'Hôtel-de-Ville, cela était ainsi dans cette circonstance. Un jour ayant mis trop peu de noms de la ville sur la grande liste, l'Empereur s'écria de fort mauvaise humeur: «Mettez-moi des noms de la ville et pas de noms de la Cour; je ne vais pas à l'Hôtel-de-Ville pour voir des gens que je vois tous les jours.»

102: On sait que, dans les grandes fêtes, la cour devenait une immense salle soutenue par de forts piliers. Cette salle est la grande salle Saint-Jean, qui pouvait contenir au moins quatre mille personnes.

La fête donnée par M. de Rambuteau au moment du mariage du duc d'Orléans fut admirable. J'en parlerai au temps actuel dans le dernier volume.

103: Nous venions de l'acquérir de M. Ouvrard quelques mois avant.

104: Scène rapportée dans le cinquième volume de mes Mémoires, 1re édition.

105: Madame la comtesse de Lagrange, mère de madame la duchesse d'Istrie.

106: Elle me le rendait aussi. Que de fois nous avons raisonné de confiance sur cette société qu'on voulait refaire sans qu'une volonté uniforme secondât la volonté première!

107: Elles étaient toutes deux mesdemoiselles de Vergennes, nièces du ministre.

108: Je revenais un jour de faire une visite dans une maison où était madame de Matignon, peu de temps après son retour d'émigration. Je le dis à dîner chez moi le même soir. «A-t-elle toujours son éclatante fraîcheur?» me demanda mon oncle. Je demeurai stupéfaite; mais bien plus encore lorsque mon oncle ajouta: «Ah! dans le fait, elle n'est pas tout-à-fait si fraîche que madame de Simiane!...»

Je venais de voir ces deux dames chez madame de Bouillé la mère et chez madame de Contades, et toutes deux m'avaient semblé des statues de cire jaune!

Madame de Matignon était la plus naturelle personne du monde et fort amusante, mais emportant le morceau lorsqu'elle mordait sur quelqu'un.

109: Sœur du baron de Montmorency.

110: Madame de Braamcamp est fille de M. le comte Louis de Narbonne; elle a été élevée par Mesdames, tantes de Louis XVI: on le voit à ses excellentes manières, son ton parfait. La nature lui a donné de plus un cœur d'or, et tout cela dans une charmante enveloppe; je l'aime tendrement.

111: Madame la comtesse de Rambuteau, Adélaïde de Narbonne, est également fille de M. le comte Louis de Narbonne.

112: On sait que le cardinal Maury était fort libre dans son maintien et ses propos.

113: Où était Frascati; ce qui est abattu maintenant.

114: Le général Auguste Colbert a été en Égypte, ainsi que ses deux frères Alphonse et Édouard. C'est une brave et digne famille. On connaît la bravoure d'Édouard et d'Alphonse; qu'on voie ensuite leur vie privée et d'homme social: elle est admirable comme pères de famille et comme hommes du monde.

115: Il ressemblait à l'Antinoüs.

116: Sa voix faisait tressaillir la première fois qu'on l'entendait; elle effrayait dans la colère. Il était très-violent et très-courageux.

117: Une très-belle gravure représentant l'abbé Maury répondant à Mirabeau, qui l'attaquait à faux sur les libertés de l'Église gallicane.

118: On sait qu'un jour, allant à l'Assemblée, il fut entouré par une foule de peuple qui voulait le mettre à la lanterne: «Imbéciles, leur cria-t-il, en verrez-vous plus clair?» On se mit à rire, et il fut sauvé. Une autre fois, il fut cerné par deux ou trois cents de ces Marseillais, qui étaient ici en 1791 déjà, et qui voulurent aussi le pendre. «Attends, chien d'abbé, lui dit un des plus déterminés, je vais t'envoyer dire la messe aux enfers.—Prends garde que je ne t'y envoie avant moi pour la servir; et voilà mes burettes, s'écria l'abbé en marchant sur lui avec deux pistolets qu'il venait de sortit de sa poche, car il marchait toujours armé.

119: En parlant de son temps, je le prends à l'Assemblée constituante.

120: Il a quatre-vingt-trois ans, et son esprit est toujours ravissant.

121: Mademoiselle de Dillon, madame de Latour-du-Pin (Gouverney), rentra en France sous le consulat; son mari fut préfet; ils ont bien malheureusement perdu leur fils. Madame de Latour-du-Pin était une femme fort spirituelle et d'une société charmante.

122: Elle était excellente musicienne, et jouait admirablement du piano.

123: Auteur en vogue.

124: Maître de piano de la reine.

125: L'aristocratie américaine, celle de l'argent, est plus marquée que la nôtre.

126: Heureux époux!

127: Lire là-dessus un roman bien touchant, intitulé Mémoires de madame de M.....

128: Il est bien vrai!...

129: Elle était grande, blonde, et son teint éblouissant de blancheur.

130: Il ne fut pas arrêté, mais il vécut longtemps caché.

131: Le Journal de Paris était rédigé en grande partie par lui.

132: Il avait fait ce vers contre l'Empereur.

133: Gabriel-Jean-Baptiste-Marie Legouvé, né à Paris le 23 juin 1764. Son père était un avocat distingué.

134: La critique de la Mort d'Abel est injuste, comme toutes les critiques de La Harpe sur ses contemporains. La Mort d'Abel est admirablement versifiée; c'est déjà quelque chose, et on y retrouve des scènes de Gessner, avec sa riante pastorale, et des scènes de Klopstock, avec leurs sombres beautés. M. de La Harpe a été pédant comme presque toujours, comme l'observe très-judicieusement M. Denne-Baron, dans son excellente biographie de Legouvé, dont ses amis doivent le remercier.

135: On sait que sa femme s'en fut avec M. de ****. Legouvé ne put résister à ce coup, et ne fit que languir après la connaissance qu'il eut de son malheur.

136: Legouvé mourut paisiblement trois ans après la perte de sa femme; c'était un ami pour beaucoup de ceux qui le connaissaient, comme il était un des premiers poëtes du moment où il vivait. Son fils, qui fut camarade de collége du mien, annonce le plus grand talent, et succèdera à son père.

137: Je crois même que ce ne fut que dans le Devin du Village; mais je n'en suis pas sûre.

138: Voici un fait que je puis certifier. M. d'Abrantès me rapporta de Parme, en 1806, plus de cent partitions manuscrites de Cimarosa, Guglielmi, Fioravanti, et il avait trouvé tout cela à Parme. J'annonçai cette bonne nouvelle à Garat; il vint le lendemain matin. Nous déjeunâmes ensemble, et après, nous nous mîmes à parcourir les partitions. Il ne fut arrêté par aucun passage, lut tout à livre ouvert, et fut parfaitement aimable et gai. Il déchiffrait tout cela en marchant et causant.

139: Il composa pour lui, Libon et moi, un trio intitulé la Pensée, dont le thème est une romance de moi: Ma peine a devancé l'aurore! Il eut un grand succès.

140: Je déclare ici n'établir aucun parallèle. Le talent de M. de Thalberg est admirable, et je ne le mets ni au-dessus ni non plus au-dessous de Listz; mais par la même raison que les yeux ne reçoivent pas tous la même impression de la beauté d'une femme, les oreilles ne sont-elles pas soumises à la même délicatesse des organes? J'adore le talent de Listz; j'avoue qu'il a le don de me faire pleurer, parce que je crois qu'il pleure. Son émotion n'est pas feinte; elle se communique à mon âme plus que la perfection du toucher.

141: La maison Russe est une des charmantes fabriques qui servent à loger des étrangers au Raincy, comme la Pompe à feu, la maison de l'Horloge, la porte de Chelles, la maison du Rendez-vous.

142: Le général Lallemand, mari de Caroline de Lartigues, fille du plus riche planteur de Saint-Domingue, a été aide-de-camp de M. d'Abrantès. Il est aujourd'hui pair de France.

143: Il y en a dont les noms se retrouveront par la suite, et dont je n'ai pas fait mention; c'est qu'alors je les aurais oubliés, ou qu'ils ne seraient venus que rarement chez moi. De ce nombre était, par exemple, l'abbé Delille: il ne nous aimait pas, nous autres gens de l'Empire, et il ne fut peut-être pas accueilli par M. d'Abrantès comme il aurait dû peut-être, mais surtout voulu l'être.

144: Mademoiselle de Coigny, fille du marquis de Coigny.

145: Ces lettres me furent écrites au moment où je reçus la nouvelle de la mort de mon mari.

Voici quelques lignes de l'une d'elles.

«Et, dans un tel malheur, je suis à trois cents lieues de vous[145-A], ou plutôt je ne suis pas où vous êtes!... mais n'importe; vous savez que partout et toujours vous pouvez compter sur moi comme sur votre frère... sur votre père!... Dites-vous bien surtout que si j'étais malheureux, il n'est rien que je ne vous demandasse. Adieu, serrez vos enfants contre votre pauvre cœur, et faites tout pour vous conserver à eux et à ceux qui vous aiment...

145-A: Il était à Torgau, où l'Empereur l'avait envoyé en sortant de son ambassade d'Autriche... ce fut là qu'il mourut aussi deux mois après avoir écrit cette lettre... Je ne le revis pas!...

146: Comme, par exemple, le voyage de Melling à Constantinople.

147: Célèbre peintre en miniature, et rival d'Isabey; mais Isabey lui était supérieur.

148: La peinture que je fais là de M. de Grefulhe lui donne de la ressemblance avec un héros de roman, et pourtant jamais homme ne le fut moins que lui. Il est en tout d'une nature absolue et positive.

149: Vrai nom de madame Murat. Elle a pris depuis le nom de Caroline, qui est probablement le second de ses noms. Mais dans son enfance, et avant son arrivée à Paris, on l'appelait Annonciata.

150: Elle était tellement exacte, qu'à la Malmaison je ne me rappelle pas l'avoir vue arriver dans le salon à dix heures moins seize ou dix-sept minutes; toujours à dix heures moins un quart juste.

151: Les appartements à gauche en entrant dans la cour, au-dessous de l'Impératrice.

152: Ils avaient dû se marier. Le mariage n'eut pas lieu, parce que ni l'un ni l'autre n'étaient assez riches.

153: Mademoiselle de Launay, charmante personne, fut obligée de quitter Madame, ce qui me fit personnellement de la peine. Elle était la seule personne jeune dans le vaste château de Pont, et nous nous entendions à merveille ensemble. Elle était sœur de la lectrice de la reine Hortense.

154: Autrefois madame la duchesse d'Aiguillon. Elle était en prison avec Joséphine, lorsqu'un geôlier vint chercher un meuble qui appartenait à madame de Beauharnais...—Mais, s'écrièrent les compagnes de chambre de la pauvre Joséphine, elle n'est pas condamnée!.... Le geôlier se mit à rire.—C'est chose toute prête... ne vous en inquiétez pas!...

Les femmes alors se mirent à pleurer; mais madame de Beauharnais les consola.

—Que craignez-vous? leur dit-elle... il n'est pas possible que je meure! ne faut-il pas que je sois reine de France?

Elles la crurent folle!...

En effet, une vieille esclave de la Martinique lui avait prédit qu'elle serait reine de France, et mourrait DANS UN HOSPICE.

—Eh! pourquoi ne pas nommer votre maison? lui dit presque en colère la duchesse d'Aiguillon, qui souffrait de voir son amie dans cette sorte de tranquillité; pourquoi ne pas nommer votre maison tout de suite?...

—Eh bien! oui, et je vous nommerai madame d'honneur, lorsque je serai reine de France!...

Mais lorsque l'Impératrice fut couronnée, elle se rappela l'amie dont l'affection avait adouci ses malheurs, et la demanda à Napoléon pour dame d'honneur.

—Non, dit l'Empereur, elle est divorcée!...

Mais, plus tard, il fut moins sévère pour une femme qui possédait toutes les qualités et toutes les vertus. Madame Louis de Girardin fut nommée dame d'honneur de la reine Julie.

155: Madame de Canisy était la plus belle personne et l'une des plus aimables de la Cour impériale, sans comparaison... quand je songe à cette époque où vingt-cinq femmes belles à être suivies, comme le prouvent au reste leurs bustes et leurs portraits, embellissaient une fête, et que je vois comme il est facile de passer aujourd'hui pour belle, je souris et m'étonne... On a donné, par exemple, le sceptre de la beauté il y a trois ans à une femme, grisette de naissance et de figure!... on n'était pas difficile.

156: Laure de Caseaux était une jeune fille gaie, vive, spirituelle, bonne et charmante. Son père était premier président au parlement de Bordeaux, et sa mère était mademoiselle de Taillefer. Laure de Caseaux était de mon âge, fille unique et héritière de plus de 300,000 livres de rentes!... élevée à ravir par une mère la plus digne des femmes, et une gouvernante, mademoiselle Roulier, également bonne pour cette tâche, elle leur donna la douce jouissance de voir réussir leur entreprise. Jamais éducation n'eut un plus brillant succès. Le cœur, l'esprit, les talents à un degré supérieur, tout vint justifier de ce que pouvait produire une éducation bien dirigée avec une personne comme Laure de Caseaux!... Elle donna plus tard des preuves d'une autre admirable partie d'elle-même, lorsque ses malheurs l'appelèrent à rendre témoignage de sa force et de son courage... son âme se montra alors ce qu'elle était, la plus belle partie d'elle-même... Elle est aujourd'hui mariée à M. de Cassarède, et établie près de Pau, et là, après avoir été la meilleure des filles, elle est la meilleure des mères... Mademoiselle Mélanie de Périgord, fille d'Archambaud de Périgord, frère de M. de Talleyrand, était l'autre amie dont j'ai parlé, d'une belle et grande naissance, et fort riche héritière aussi; elle avait, comme Laure de Caseaux, tous les avantages de cœur et d'esprit qui font aimer ceux qui les possèdent: aussi l'aimai-je tendrement, et mon amitié, toujours la même, ne finira qu'avec moi.

157: M. le duc d'Orléans, père de celui qui périt dans la révolution.

158: Depuis que j'ai parlé très-succinctement de cette petite aventure dans mes Mémoires, j'ai revu l'une des trois femmes qui étaient en quête du ministre de la Marine, et l'histoire me fut racontée telle que je la mets ici.

159: Olivier était un homme qui faisait des tours de cartes et d'adresse avec un talent merveilleux. Il avait surtout un certain tour d'un anneau dans une boîte, et cette boîte fermée... Enfin, les enfants en étaient dans le ravissement...

160: Cette miss Podewin, aujourd'hui madame Amet, après avoir fait l'éducation de mes filles, a fait celle de lady Suzanne Douglas, aujourd'hui comtesse de Lincoln, fille du duc d'Hamilton. Madame Amet est une des plus dignes et des plus honorables femmes que je connaisse.

161: L'aînée de tous mes enfants, et filleule de Napoléon et de Joséphine.

162: La plus jeune de mes filles; elle était aussi timide que douce et bonne, et depuis elle a prouvé qu'on pouvait être en même temps une femme éminemment spirituelle.

163: M. le prince de Metternich, alors comte de Metternich et ambassadeur d'Autriche en France, avait une ravissante famille, qui était de toutes nos fêtes. Marie, l'aînée de ses enfants, charmante jeune fille de huit à neuf ans, était ma favorite!... elle fut depuis madame d'Esterhazy... L'autre petite fille, Clémentine, était un ange de beauté et de grâce: c'était un Amour de l'Albane... Le troisième était Victor; il était un bon et excellent jeune homme... mais son père lui était si supérieur qu'à côté de lui son infériorité était visible. Étant enfant, il était bon et toujours en harmonie avec ses jeunes camarades.

164: Celle à qui appartenait Vilaines. Mademoiselle Digneron, sœur de M. de Saint-Furcy, avait épousé M. Gilbert de Voisins, frère de madame d'Osmond. M. de Saint-Furcy était cousin-germain de ma plus intime amie, madame Lallemant, et oncle de M. Alfred de Voisins, mari de mademoiselle Taglioni.

165: M. Michelot, qui est si parfait pour nous au théâtre Castellane, et dont j'apprécie à un bien haut degré la patience et la bonne volonté... Nous lui en devons une grande reconnaissance.

166: Elle fut parodiée ainsi:

Pauvre peuple, quand j'étais près de toi,
Tu ne sentais pas ta misère;
Mais à présent que tu n'as plus de roi,
Tu manques de tout sur la terre.

167: Femme, je crois, où belle-sœur de celui qui jouait si bien au trictrac. Il disait: C'est l'année... où j'ai fait une école.

168: Du château de Montgeron.

169: Mari de la jolie madame de Barral, maintenant madame de Septeuil.

170: Fille du duc d'Esclignac et de Fimarcon. Elle est sœur du duc d'Esclignac, mari de la jolie duchesse d'Esclignac, nièce de M. de Talleyrand et fille de son frère Bozon.

171: Le duc de Brancas était chambellan de l'Empereur: c'était lui qu'on appelait toujours le grand Brancas.

172: Cette forêt... cette forêt que vous appelez Sénart!... comme dit Arnal dans cette pièce où il apporte un gros-bec mâle et un ibis de la Haute-Égypte.

173: C'est vrai: M. Jaubert arriva au moment et empêcha l'exécution; l'ambassadeur logeait rue Plumet, à l'hôtel de mademoiselle de Condé, sur les boulevards neufs, du côté des Invalides.

174: La veste bleue, le chapeau ciré.

175: L'histoire qu'on vient de lire n'aurait aucun mérite si elle était composée. Elle est vraie dans tous les points: cette sinistre aventure a eu lieu effectivement dans l'année 1809, et la catastrophe fut ce que je dis ici. Madame de C*** est remariée maintenant.

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