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Histoire des salons de Paris (Tome 4/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier.

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Pourquoi me demander ce que c'est qu'une femme,
À moi, dont le destin est d'ignorer l'amour!
De l'aveugle affligé vous déchirerez l'âme,
Si vous lui demandez ce que c'est qu'un beau jour!

Parmi les femmes littéraires qui fréquentaient habituellement le salon de madame de Genlis, on peut bien placer madame Victorine de Chastenay, qui a enrichi notre littérature de plusieurs romans remarquables de la littérature anglaise, et dont l'esprit charmant est si bien venu dans une agréable causerie. Il y avait aussi madame la comtesse de Beaufort-d'Hautpoul, auteur de jolies poésies et de Zilia, agréable petit conte; madame Kennem, connue par plusieurs ouvrages distingués; madame de Vannoz, poëte charmant, et presque rivale de Delille dans le petit poëme de la Conversation; madame de Choiseul (princesse de Bauffremont). Celle-ci est une personne que j'ai pu juger par moi-même, et dont l'esprit avait, en effet, dû être apprécié par une femme comme madame de Genlis, qui se connaissait, certes, bien en esprit aimable, et surtout en esprit de société; et madame de Choiseul est plus que cela, c'est une personne supérieure. Je juge ainsi une femme lorsque je trouve de la bonté dans son esprit.

Chez madame de Genlis, on voyait encore madame Élisabeth de Bon, connue par la traduction de la Dame du Lac de Walter Scott, mais beaucoup plus anciennement par des romans assez oubliés aujourd'hui. C'était, comme je l'ai dit plus haut, une personne fort agréable d'esprit, très-passionnée dans son amitié; trop peut-être. Mais ses amis trouvaient que c'était sans exigence.

D'autres femmes qui n'étaient pas littéraires, mais qui avaient leur célébrité, allaient aussi chez madame de Genlis. C'étaient mesdames de Bellegarde, toutes deux connues par leur amitié fraternelle et la douceur et la bienveillance de leur commerce; madame Cabarus[87], madame Roger[88]; madame Dubrosseron, jeune femme agréable et beaucoup du monde bruyant de ce temps-là; madame Hainguerlot, femme d'argent, qui, je ne sais pourquoi, voulut être femme d'esprit, et que le chevalier de Boufflers, qui, certes, savait pourtant ce que c'était que les muses, n'a pas craint d'appeler la dixième muse.

À toutes les femmes que je viens de nommer, il faut ajouter beaucoup d'autres noms, tels que celui de la maréchale Bernadotte, qui, plus tard, fut princesse de Ponte-Corvo, puis ensuite reine de Suède. Elle et la reine Julie aimaient beaucoup madame de Genlis. Madame de Genlis avait encore avec elle deux jeunes filles dont elle prenait soin, mademoiselle Stéphanie Alyon et une jeune Prussienne, Helmina, qu'elle avait amenée de Berlin à Paris[89]. Ces deux jeunes filles augmentaient la famille adoptive de madame de Genlis, car elle avait encore Casimir et Alfred Lemaire, enfant que Casimir avait adopté pour ne pas déroger aux habitudes de la maison; et pourtant à cette époque existait-il quelqu'un de plus heureux que madame de Genlis dans ses mêmes relations de famille, mais directes!... Où pouvait-elle trouver des femmes et des jeunes filles plus charmantes que celles de sa fille, madame de Valence? rien n'est plus admirable que l'éducation donnée à ses enfants par madame de Valence. Une mère qui forme les filles qu'elle a formées est une femme ayant bien mérité de toutes les mères. Une conduite irréprochable, des vertus naturelles parfaitement développées, voilà ce que madame de Valence a produit dans ses deux filles, madame la comtesse Gérard et madame la comtesse de Celles[90].

Aux autres noms littéraires que j'ai cités plus haut en nommant tant d'hommes remarquables, il faut ajouter M. de Coriolis, que j'ai été charmé de rencontrer dans quelques maisons, où il nous charmait en disant de bien jolies productions de lui, dont une, la Messe de minuit, est l'une des pièces fugitives en vers que l'on peut placer dans le bon temps. Il était en outre un des hommes de la bonne compagnie qu'on aime toujours à rencontrer.

Un soir, ce fut M. de Treneuil qui fit les frais de la réunion de madame de Genlis. M. de Treneuil était un littérateur et un poëte distingué; il avait justifié la France d'avoir souffert que Lebrun, dans son Ode patriotique, articulât des paroles infâmes devant des objets sacrés que les tribus sauvages respectent et vénèrent... devant les tombeaux!...

M. de Treneuil, dans son poëme des Tombeaux de Saint-Denis, répond à ces vers de cannibales d'une manière triomphante!... Ah! ce n'est pas par des actes comme l'odieuse action signalée par Lebrun[91] que la Révolution s'est acquis une renommée!... elle s'est, au contraire, couverte de honte et d'ignominie!...

M. de Treneuil parla de cet acte avec horreur. Il fit observer que l'empereur, qui réédifiait tout, avait ordonné de réparer les souterrains de Saint-Denis, et cette pensée lui inspira deux bien beaux vers:

Et sans verser le sang d'une seule victime,
L'hommage expiatoire a surpassé le crime.

On ne peut comprendre pourquoi l'Institut refusa longtemps la couronne à cet ouvrage. Pour quelle raison? il serait bien pénible que des hommes de science pussent arriver à ce point d'oubli de leur haute mission, pour écouter des voix qui leur parlent en faveur ou contre l'esprit de parti? Cette pièce de vers, c'est-à-dire ce poëme, fut enfin couronnée cependant, et avec la plus grande justice: certes, il n'y eut pas de faveur. M. de Treneuil était attaché à la bibliothèque de l'Arsenal.

D'autres hommes fort spirituels aussi, qui contribuaient à embellir les soirées de madame de Genlis, étaient M. Després; M. Alexandre de Laborde, si bon, si parfait et si amusant avec ses distractions, même dans son Itinéraire; et Millin, meilleur ami que parfait antiquaire, malgré ses ouvrages sans nombre sur la numismatique. Elle voyait encore des hommes du monde, mais aussi lettrés que des littérateurs de profession: c'étaient M. le comte de Ségur, M. Carrion-de-Nisas, M. d'Estourmel, M. de Choiseul-Gouffier, spirituel dans sa causerie, si intéressant dans ses révélations des mystères du sérail, soit qu'il parlât des kiosques des sultanes entourés d'esclaves noirs[92], du chant plaintif et simple qui s'entendait au travers des rideaux flottants d'or et de soie, ou bien qu'il vous fît entrer avec lui dans les sombres détours de la politique ottomane à cette époque, où, jouissant encore d'un reste de pouvoir, elle dénouait avec le mensonge ce qu'elle ne pouvait trancher avec le poignard ou endormir avec le poison. Que j'ai passé de doux moments à écouter M. de Choiseul!... aucune conversation, excepté la sienne et celle, avant tout, de M. de Narbonne et de M. de Talleyrand[93], ne rappelait autant la bonne compagnie française, comme nous en avions la tradition, nous autres jeunes femmes à l'époque dont je parle ici, nous qui avions pu voir et entendre une foule d'hommes de bon goût et de bonnes manières, dernier reste de la cour de Louis XV. M. de Choiseul contait surtout avec une grâce admirable.

M. le prince de Nassau allait aussi chez madame de Genlis, mais pas souvent. Il était aussi bien aimable; mais comme il mentait celui-là, quand une fois il se mettait à raconter!

Le cardinal Maury était, comme homme important dans notre monde et notre histoire politique, le plus remarquable de la société de madame de Genlis; il y allait fort souvent, quoiqu'il ne l'aimât pas. C'était un homme singulier dans ses affections; il les montait ou les descendait d'après un baromètre qui n'était pas toujours celui du temps[94].

M. de Talleyrand allait aussi assez souvent à l'Arsenal; mais soit qu'il le voulût ainsi, soit que madame de Genlis ait dit la vérité lorsqu'elle affirmait que c'était pour mieux jouir du charme de sa conversation, elle le recevait toujours étant seule. Le fait est qu'il est vrai que M. de Talleyrand a dans la physionomie un air d'insouciance et même d'ennui qui glace tout ce qui l'entoure. On voudrait dissiper cette apparence d'ennui par le pouvoir qu'on se suppose toujours à tort ou à raison. C'est pour cela que dans la société on ne pardonne pas aux personnes d'esprit d'avoir de la sécheresse...: il ne faut pas qu'elles se communiquent trop rapidement; mais aussi il ne faut pas qu'elles soient trop importantes ni trop repliées sur elles-mêmes.

Avant que M. de Talleyrand ne nous fît tout le mal dont la France souffrira encore longtemps, il y avait dans ma pensée un penchant à le croire bon. C'est une drôle d'idée que j'avais là, me dira-t-on? Il y a des révolutions dans la vie humaine comme dans la vie des empires. Enfin, je crois que M. de Talleyrand est né bon; il est devenu méchant comme nous l'avons vu par des causes connues de Dieu seul. Mais ce qui est connu de tous, car nous sentons nos blessures, c'est qu'il a fait bien du mal à la France.

Une femme charmante qui contribuait autant et peut-être plus que madame de Genlis à l'agrément de sa maison, c'était madame de Valence... elle avait un charme, une grâce... ses grands yeux noirs donnaient des regards si doux et si animés!... et puis elle est bonne. C'est une femme dont on sent qu'on voudrait être l'amie, que madame de Valence. J'ai rencontré peu de femmes qui aient pour moi plus d'attrait.

Mais il y avait au salon de madame de Genlis un singulier inconvénient d'attaché. Elle a toujours eu beaucoup de mobilité dans l'esprit, et conséquemment dans l'exécution de ses volontés, car l'esprit a toujours été son guide avant toute chose. Cette manière d'être lui a quelquefois valu de drôles d'aventures; en voici une qui eut lieu vers l'année où elle quitta l'Arsenal.

On a vu que les conversations étaient ce qu'elle aimait le mieux, mais, je crois, après les correspondances anonymes[95]. Comme on le savait, tout le monde lui écrivait; il s'ensuivit, et cela de son propre aveu, qu'elle perdit à répondre à ces lettres un temps qui lui aurait donné deux volumes de plus par an. C'étaient des lettres dont le port coûtait cher.

Avec ce goût pour le romanesque et le mystérieux, on pense que toutes les lettres de ce genre étaient accueillies. Un jour, madame de Genlis en reçoit une de je ne sais plus quelle ville, je crois pourtant que c'est de Mâcon, écrite avec un tel charme, le style en était si admirable, que madame de Genlis se passionna pour l'auteur, et lui répondit.

C'était une femme heureusement!... Mais quelle femme! rien n'était admirable comme elle... Pendant quinze jours madame de Genlis racontait bien encore une histoire intéressante; mais à peine achevée, la dame inconnue la remplaçait; et c'était un ravissement en montrant et en regardant son écriture, son orthographe si bien soignée!... et ne pas connaître une personne si charmante! car elle était charmante! cela ne pouvait être autrement... quel malheur!...

Enfin, un jour madame de Genlis reçoit une lettre qui la ravit!... la dame anonyme consentait enfin à se nommer... elle était malheureuse, et sa lettre, cette fois, était plus éloquente encore que les précédentes. Madame de Genlis, émue par la peinture d'une position déplorable, sentit un intérêt profond pour celle qui en souffrait. Elle relit ses autres lettres; elle y voit l'âme la plus élevée, le cœur le plus sensible. D'après ce qu'elle disait de sa personne, elle devait être belle; et l'imagination de madame de Genlis lui prêta encore plus de charmes. C'était le moment où Helmina, la jeune Prussienne qu'elle avait amenée de Berlin, venait de la quitter. Elle pensa qu'elle ne pouvait mieux faire que de prendre avec elle la dame inconnue comme compagne plutôt que comme dame de compagnie, et dans l'effusion du premier mouvement, madame de Genlis écrivit à la dame de venir au plus vite. Elle répondit par des bénédictions en manière de remerciements. Mais, hélas! les chemins de fer et les ballons n'étaient pas inventés alors, et il en coûtait cher à de pauvres gens, même pour faire soixante lieues. Il faut ici rendre justice à madame de Genlis: elle envoya courrier par courrier l'argent nécessaire au voyage de madame De***. Pendant le temps qui dut nécessairement s'écouler entre le moment du départ de l'argent et l'arrivée de la dame, Madame de Genlis fut dans une agitation extraordinaire. Enfin, le jour heureux arriva, et la dame avec lui. Dès qu'elle aperçut madame de Genlis, elle accourut à elle, et ouvrant deux immenses bras plats et maigres appartenants à une grande femme sèche et blafarde:

—Ma bienfaitrice, s'écria-t-elle!... mon amie! vous avez donc eu pitié de mon infortune!... soyez désormais mon soutien, mon guide!

Elle avait cinquante ans!

Madame de Genlis, abasourdie par cette scène sentimentale qui devint en quelques minutes d'un comique achevé, crut d'abord qu'elle était trompée, et qu'on jouait une seconde représentation d'Une Folie. Elle hésitait presque à reconnaître l'héroïne du roman qu'elle seule avait composé dans son imagination... car rien n'est à comparer à ce qu'elle-même racontait à ses amis intimes relativement à l'arrivée de madame D***.

Cependant, au bout de quelques jours, le premier étonnement passé, madame de Genlis reconnut l'esprit de son anonyme dans la grande femme sèche et blafarde; mais cet esprit était insupportable. Pour le malheur de ceux avec qui elle causait, elle avait étudié à fond toutes les grammaires connues; elle était d'un purisme qui tuait toute conversation; il fallait faire une attention scrupuleuse à ses moindres paroles. Madame de Genlis elle-même, si châtiée dans son langage, si pure dans sa diction, passait vingt fois par jour sous son scalpel... toute la société de madame de Genlis l'avait en aversion. Souvent le cardinal Maury m'en racontait, ainsi que Millin, des scènes incroyables.

Un seul homme dans ce cercle avait une tendre préférence pour madame D***; il lui parlait avec une déférence incroyable dans un homme assez peu soigneux d'ailleurs dans ces sortes de choses. C'était M. Alyon, père de Stéphanie Alyon, aimable jeune fille que madame de Genlis éleva, que tout le monde aimait chez elle, et qui depuis épousa M. Savary.

M. Alyon était excessivement laid, et son âge passait cinquante ans. Il avait été attaché à l'éducation des princes à Belle-Chasse, et son esprit avait ce tour savant, cette manière toute didactique qui lui fit d'abord aimer une femme qui ne parlait qu'un pur et beau langage. Elle répondit à son admiration par de nouvelles découvertes dans les recherches du participe et du conditionnel. Cela acheva M. Alyon, et au bout de quelque temps tout le monde s'aperçut de la tendresse de ces deux amants, qui, à eux deux, faisaient près d'un siècle.

Madame D*** se souciait peu de cela; il est vrai qu'elle avait une perruque, une peau qui n'avait pas été mal, et un teint tellement blanc qu'il allait jusqu'à la tache de rousseur, et recouvrant des os malheureusement très-saillants. Mais tout cela n'empêcha pas l'amour.

Un jour, elle entra dans la chambre de madame de Genlis, qui depuis quelques semaines la tenait dans la plus belle des antipathies. Madame D*** était extrêmement parée. Depuis que M. Alyon s'était mêlé d'achever de lui tourner la tête, l'affaire était en bon train, et pour l'accomplir, elle minaudait tant qu'elle avait de forces... Ce jour-là, elle avait un bonnet avec des roses... elle se regarda dans la glace, puis elle dit avec un sourire qu'on ne peut rendre:

—Savez-vous bien, madame, que j'ai encore de la peau?

—Mon Dieu! madame, lui répondit madame de Genlis, ce n'est pas étonnant: le temps enlaidit, mais il n'écorche pas.

Madame D*** sourit avec une douce expression de pitié et un haussement d'épaules tout à fait gracieux. Puis venant à madame de Genlis, elle lui dit comme on dirait à un enfant:

—Mais ne savez-vous pas que la grammaire autorise à dire cette phrase, pour faire entendre qu'on a de l'éclat, elle a de la peau, elle a du teint... En vérité, pour une personne qui écrit et qui a de la célébrité, ne pas savoir ce que veut dire: J'ai de la peau... c'est inconcevable!...

Le fait réel, c'est que cette peau, qui avait été fraîche et belle lorsque la dame avait vingt ans, était considérablement changée; que ses dents, qui avaient été belles, étaient gâtées; que sa taille, jadis élégante peut-être, l'était encore selon elle, parce qu'étant sèche elle était maigre et mince, mais sans aucune forme ni grâce. Du reste, revêche à la réplique, la supportant peu et même pas du tout; d'un commerce quotidien impossible à supporter, s'étonnant à chaque instant d'elle-même, et n'admirant que son propre mérite...

Cette aimable personne demeura près de deux ans avec madame de Genlis. Au bout de ce temps, la passion de M. Alyon devint si vive, qu'il fallait surveiller ces jeunes amants... Enfin, il l'enleva, au grand amusement de tous et à la joie personnelle de madame de Genlis.

Une aventure d'un genre bien autrement sérieux lui arriva à cette même époque à peu près, mais quelques mois avant le départ d'Helmina.

Madame de Genlis reçut un jour une lettre de Beauvais; cette lettre était bien écrite, et touchante par l'expression de plusieurs phrases qu'elle contenait. Mais celle-ci n'était pas anonyme; elle était d'une jeune fille âgée seulement de dix-huit ans, s'exprimant sur les ouvrages de madame de Genlis avec une passion vraiment sentie, et révélant dans ses paroles même les plus simples qu'elle ne tenait plus à la terre que par quelque affection toute profonde et en même temps passionnée. Madame de Genlis fut frappée par la vérité des expressions, et répondit. Un commerce de lettres s'engagea; madame de Genlis apprit qu'en effet elle ne s'était pas trompée, et que cette jeune personne était mourante de la poitrine, et que sa maladie était déclarée mortelle.

Cette jeune fille s'appelait mademoiselle de Beaulieu; elle était fille de M. Hyacinthe de Beaulieu, ancien capitaine de cavalerie; elle habitait Beauvais... Madame de Genlis lui répondait exactement. Bientôt ses lettres furent attendues par la malade avec une impatience non-seulement de mourante, mais de quelqu'un qui souffre profondément d'un mal et qui est soulagé par une main habile. Madame de Genlis rassura cette âme pure, qui s'alarmait de quitter ce monde pour se rendre dans le sein de Dieu; car où pouvait aller une âme aussi candide, aussi dégagée de toute pensée impure?... C'était un ange que cette jeune fille. J'ai vu d'elle plusieurs lettres vraiment admirables... c'était la plainte suave d'une colombe blessée à mort. Un jour, elle écrivit à madame de Genlis:

«Je me sens bien mal... ils ne veulent pas me dire que je mourrai bientôt; mais je le sais, moi!... Oh! combien je voudrais vous voir avant de quitter ce monde!... c'est un désir ardent... c'est celui du cœur, et je ne vis plus que par le mien.»

Mademoiselle de Beaulieu voulait en effet venir à Paris; et sa famille entière, dont elle était adorée, craignant qu'elle ne pût soutenir même la fatigue de cette course, s'y opposait toujours... Mais ayant appris que sa sœur venait passer un jour à Paris, et qu'elle était seule dans une calèche, alors il parut impossible de continuer une opposition qui eût été plus funeste que la fatigue qu'on craignait... Elle partit... l'air, la vue de la campagne, celle de nouveaux objets, la ranimèrent un peu, et lorsqu'elle arriva à Paris, son charmant visage était aussi beau que lorsqu'elle faisait l'orgueil d'une heureuse famille.

Il était midi. Madame de Genlis était dans son cabinet; on vient lui dire qu'une jeune dame malade, qui arrive, veut la voir à l'instant... Madame de Genlis s'élance au-devant d'elle, et se trouve devant une figure fantastique de grâces, de beauté et de ce charme qui séduit parce qu'il vient de l'âme et passe par le regard et la physionomie qu'il illumine... C'était la jeune mourante!

—Oh! comme je craignais de mourir avant de vous voir! dit-elle en se laissant tomber haletante et frissonnant d'un froid nerveux dans les bras de madame de Genlis... Combien je redoutais de ne pas vous entendre me répéter les consolantes paroles qui me font sortir de ce monde sans regret et sans crainte pour celui où je vais entrer!...

Madame de Genlis, dans un saisissement inexprimable, la conduisit dans sa chambre, et la contraignit de se coucher sur une chaise longue, où elle passa toute la journée sans prononcer deux phrases de suite. Seulement elle écoutait avec avidité celle qu'elle était venue chercher presqu'au dernier moment de sa vie!...... on voyait que sa pensée plongeait dans son avenir terrestre, qui n'avait plus que quelques heures, et l'infortunée n'avait que dix-huit ans!... et elle était aimée!... ... elle écoutait, mais silencieuse, calme, recueillie, pleurant doucement et tenant dans les siennes une main de madame de Genlis, qu'elle pressait contre son cœur et qu'elle baisait à tous moments... Dans toute la journée, elle ne prit qu'un bouillon... vers le soir, elle parut prier avec un profond recueillement, et fit signe à madame de Genlis de prier aussi... Pendant ce moment de silence, fatiguée de larmes et de souffrances, elle s'endormit... ce fut surtout alors que sa charmante figure apparut à madame de Genlis dans tout son éclat, malgré la pâleur de ses joues... c'était un ange sommeillant... mais ce sommeil fut court... elle en était à ce point, la malheureuse enfant, où la souffrance laisse peu de trêve à ceux qu'elle détruit... elle tressaillit en s'éveillant... la chambre était sombre...—Faites venir de la lumière, dit-elle... je veux vous voir ENCORE!...

Huit heures sonnèrent à la pendule... elle fit un mouvement...—Ah! dit-elle... je vais partir!

En effet, peu de minutes après, on entendit le bruit d'une voiture: c'était celle qui venait chercher mademoiselle de Beaulieu... sa sœur retournait le lendemain même à Beauvais... sa femme de chambre venait prendre la jeune malade... l'infortunée était mourante.

Elle se leva avec peine... on voyait qu'elle s'arrachait malgré elle d'une maison où il restait une partie d'elle-même... Il est évident que cette amitié extrême avait une cause; et cette jeune fille, frappée par une douleur profonde et secrète, une de ces douleurs enfin qui donnent la mort!.. avait trouvé seulement du réconfort dans sa confiance en madame de Genlis, qui en effet devait, je crois, avoir des paroles puissantes pour adoucir les maux de l'âme. Elle avait une manière de présenter la religion, en lui donnant un pouvoir consolateur, qui devait nécessairement lui acquérir le cœur dont elle calmait la souffrance... En voyant arriver le moment de la quitter, mademoiselle de Beaulieu comprit en même temps qu'il fallait lui dire un éternel adieu... Déjà presque suffoquée par le mal lui-même, qui était à son dernier période, elle se laissa tomber sur ses genoux, et prenant les mains de madame de Genlis, elle les baisa en les mouillant de larmes et sanglotant avec déchirement.—Bénissez-moi, lui dit-elle d'une voix brisée... bénissez-moi!... Madame de Genlis la releva, la prit dans ses bras et l'embrassa avec tendresse... alors elle eut une crise effrayante dans laquelle on crut qu'elle allait expirer... Enfin elle partit!... Revenue dans son appartement, madame de Genlis crut y retrouver encore cette jeune fille si belle et aimante, si douce même dans la mort... C'était comme une apparition qui ne la quittait plus.—Pendant plusieurs heures elle voyait mademoiselle de Beaulieu pleurant en silence, et ne lui disant combien elle souffrait que par le regard prolongé de ses yeux admirablement beaux et que la maladie avait encore agrandis... Le jour ne dissipa pas cette vision, qui obstinément demeurait à la même place...

... Mademoiselle de Beaulieu était morte le lendemain de son retour à Beauvais!... son père lui-même l'annonça à madame de Genlis.

En mourant, sa fille l'avait chargé de transmettre un dernier adieu à celle qu'elle regardait comme une seconde mère;—il lui annonçait aussi qu'elle avait disposé de ce qu'elle avait de plus précieux en faveur de la plus jeune de ses sœurs, qu'elle la priait d'aimer en sa place: son legs lui servirait, disait la mourante, de titre auprès d'elle!... C'était une tresse des cheveux de madame de Genlis qu'elle-même lui avait donnée.

C'était une âme belle et pure que celle d'une jeune fille qui se passionne ainsi sur des écrits qui parlent le langage d'une haute morale... Cette jeune fille, je le crois, eût été une femme d'une grande supériorité.

SALON DE LA GOUVERNANTE DE PARIS.
1806 À 1814.

Ce ne fut qu'en 1806, après la victoire d'Austerlitz, que la Cour impériale prit une couleur décidée et eut une position tout à fait arrêtée. Jusque-là il y avait beaucoup de luxe, beaucoup de fêtes, une grande profusion de beaux habits, de diamants, de voitures, de chevaux; mais, au fond, rien n'était bien réglé et totalement arrêté. Il ne suffisait pas d'avoir M. de Montesquiou pour grand-chambellan, M. de Ségur pour grand-maître des cérémonies, et MM. de Montmorency, de Mortemart, de Bouillé, d'Angosse, de Beaumont, de Brigode, de Mérode, etc., pour chambellans ordinaires; MM. d'Audenarde, de Caulaincourt, etc., pour écuyers; et mesdames de Montmorency, de Noailles, de Serrant, de Mortemart, de Bouillé, etc., pour dames du palais: tout cela ne suffisait pas. Il fallait une volonté émanée, annoncée comme loi et de très-haut. Sans cela rien ne pouvait aller.

À mon retour de Lisbonne, l'Empereur me fit l'honneur de me parler de cette volonté intime qu'il avait de faire arriver sa Cour à être une des plus brillantes du monde entier.

—Et pourquoi pas la plus brillante, Sire? lui dis-je.—Il sourit:—Je veux qu'on fasse un traité sur cette matière, poursuivit-il...

—Je dirai encore pourquoi, Sire? il suffit que l'Empereur émette une volonté pour qu'elle soit suivie; qu'il dise: Je veux qu'on reçoive,—et on recevra;—qu'il ajoute: Je veux que ce soit bien, et ce sera bien.

Il rit tout à fait cette fois, et heureusement il ne se fâcha pas, car il était visible que je raillais: en effet, comment organiser une société en quelques jours comme on fait un régiment de conscrits!...

—Eh bien! il faut que les femmes de la Cour me secondent.—Vous tenez bien votre salon. Il faut donner l'exemple. Junot va être nommé gouverneur de Paris et de la première division militaire. Cette position, qui est plus belle que celle d'aucun ministre, vous donne l'obligation aussi d'une grande représentation; il faut la remplir.—Songez que jamais vous ne ferez trop bien.

M. d'Abrantès était alors gouverneur-général des États de Parme et de Plaisance. Il fut en effet rappelé, aussitôt qu'il eut apaisé la révolte des Apennins, et l'Empereur le nomma gouverneur de Paris, avec des attributions aussi étendues que l'Empereur put les lui donner. Il était alors aussi premier aide-de-camp de l'Empereur, faisant conséquemment partie de sa maison.

Paris était en ce moment aussi brillant qu'il le fut plus tard: la France, en paix avec toute l'Europe, voyait affluer une quantité d'étrangers qui venaient admirer de plus près l'homme des siècles... mais, moins à l'aise entre elles, les différentes maisons qui devaient au contraire s'entendre pour que le corps de la société fût organisé, se voyaient peu et ne provoquaient pas ces rapports mutuels sans lesquels ce qu'on appelle la société n'est plus qu'une réunion momentanée de gens qui ne se connaissent plus aussitôt qu'ils sont rentrés chez eux.

Il était impossible de faire comprendre aux ministres ce qu'on entendait par recevoir. Ils donnaient un grand dîner par semaine, que bien, que mal encore, et puis tout était dit.—Recevoir, c'est avoir une maison ouverte; une maison, où chaque soir on peut aller avec sûreté de trouver la maison habitée, éclairée, et les maîtres du logis disposés à vous accueillir avec bonne mine d'hôte. Il n'est pas d'absolue nécessité pour cela d'avoir un esprit supérieur, de descendre de Charlemagne ou d'avoir deux cent mille livres de rentes; mais il faut absolument de l'usage du monde, et surtout de l'éducation, et tout le monde n'était pas pourvu de ces deux qualités-là.

J'avais une place à la Cour: cette place avait été demandée spécialement par la princesse à laquelle j'étais attachée; j'aimais cette princesse: c'était la mère de l'Empereur, l'amie de ma mère, avec qui elle avait été élevée: toutes ces considérations m'empêchèrent de refuser une faveur que bien certainement je n'aurais pas demandée, et que plus sûrement encore je n'eusse pas acceptée près d'une autre princesse de la famille impériale. J'aimais trop mon indépendance pour la sacrifier à une chose qui, dans la position où j'étais, n'ajoutait rien à mes avantages de situation dans le monde. Mais, malgré tout mon désir de demeurer auprès de Madame mère, pour y faire mon service activement, je vis bientôt que cela me serait impossible avec mon titre, et je puis dire mon emploi, de gouvernante de Paris.

Toutes les parties dont se compose un grand empire ne dominent pas toujours également. Sous Louis XI, les hommes comme Philippe de Commines, les conseillers, les ambassadeurs, tout ce qui parlait en langue cauteleuse, en beau langage doré, tout cela avait le pas sur les autres;—tandis que sous un gouvernement militaire, l'armée et ses chefs sont les premiers de l'État. C'était précisément notre position. Mais nous n'avions pas les mêmes avantages que nos pères.—Sous Louis XI, puisque je viens de le citer, sous Louis XIII, époque plus rapprochée de nous, sous Louis XIV, les hommes de l'armée étaient en même temps des hommes du monde et de la Cour, et lorsque Mademoiselle s'en allait faire véritablement la guerre aux troupes du Roi, elle marchait au milieu des mêmes hommes avec qui elle dansait un passe-pied un mois après dans la galerie de Saint-Germain ou dans celle de Fontainebleau.

Mais chez nous il n'en était pas ainsi. L'armée était composée, comme on le sait, d'hommes qui n'avaient presque pas quitté leur tente pendant toute la révolution. Dans le nombre il s'en trouvait même dont le nom devait garantir la bonne éducation et qui ne se rappelaient plus qu'une chose, c'était de commander un régiment. Lorsque l'Empereur, plus calme et plus ramené à des idées d'intérieur, voulut une Cour comme il voulait tout, immédiatement, il sentit que la chose était impossible: le premier essai le convainquit de la justesse de ma remarque;—je la lui avais faite un jour où il me fit l'honneur de me consulter après mon retour de la cour de Portugal. Il rit même beaucoup de la comparaison que je fis.

—Vous autres femmes, vous pouvez tout faire dans ce que je veux, me disait-il; vous êtes toutes jeunes, et presque toutes jolies (c'était vrai): eh bien! une jeune et jolie femme fait tout ce qu'elle veut.

—Sire, ce que Votre Majesté dit là peut être vrai, mais jusqu'à un certain point; et si elle me le permet, je vais le lui prouver...—Si l'Empereur, au lieu de sa garde et de bons soldats, n'avait que des conscrits qui reculassent au feu... il ne gagnerait pas de belles batailles comme celle d'Austerlitz... et pourtant il est le premier guerrier du monde.

Il se mit à rire...—Vous avez raison, dit-il enfin; mais faites pour le mieux.

Mais, avant tout, il fallait monter la maison militairement parlant, c'est-à-dire pour le gouverneur de Paris et de la première division militaire; tous les quinze jours il y avait un dîner de quatre-vingts couverts dans la grande galerie que nous avions fait bâtir sur le jardin. Ce dîner n'était donné qu'aux officiers-généraux, aux colonels, aux maréchaux et à leurs femmes. Le soir, les grands appartements tenant à la galerie étaient ouverts, et tout ce qu'il y avait de militaire à Paris y venait comme chez le vice-connétable et chez le ministre de la Guerre. Ces journées-là étaient bien fatigantes pour moi. Aussi, dans les premiers temps, il me fut bien difficile de faire coïncider mon service et mes devoirs de maîtresse de maison. J'en parlai à madame Mère dans un voyage que je fis à Pont cette même année. Elle parut d'abord fâchée;—mais l'Empereur lui parla ensuite, et elle comprit la chose parfaitement.—Mon hôtel était vaste et bien distribué pour recevoir comme j'avais le projet de le faire. Au rez-de-chaussée, il y avait plusieurs salons et une immense galerie de soixante-cinq pieds de long sur trente-cinq de large, donnant sur un joli jardin. Au premier, étaient les appartements de M. d'Abrantès et les miens, ainsi qu'une belle et grande salle de billard et une vaste bibliothèque, construite exprès pour recevoir les deux collections complètes de tout ce que Bodoni et Didot ont jamais imprimé, et que nous possédions. Je donne ce détail particulier, parce qu'il sera souvent question de la part que ces deux pièces avaient dans nos occupations du soir, et souvent du matin.

Avant d'en être gouverneur, M. d'Abrantès avait été commandant de la ville de Paris. Il s'y était fait aimer, et lorsqu'on apprit qu'il était gouverneur avec une aussi grande autorité, la ville entière fut contente[96] et tranquillisée sur son sort pendant l'absence de l'Empereur, qui allait partir pour l'Allemagne. Les moyens qu'il avait dans les mains lui donnaient à lui-même une grande sécurité pour la responsabilité qu'il avait acceptée.

La ville de Paris voulut donner un bal à l'Empereur avant son départ[97].—Frochot[98] n'avait point de femme: je fus chargée de faire les honneurs de l'Hôtel-de-Ville.

Jamais la chose n'avait eu lieu; on ne pouvait donc suivre aucun exemple pour régler l'étiquette. Ce furent M. de Ségur et Duroc qui réglèrent le protocole de celle de la Cour impériale alors; et ce qui devait être fait pour les fêtes de l'Hôtel-de-Ville fut arrêté de cette manière:

Le Préfet faisait une liste des noms des femmes les plus distinguées dans le commerce et dans la banque, et parmi les femmes de maires et de conseillers de préfecture. On choisissait ensuite dans cette liste vingt noms des plus remarquables. Je soumettais cette liste à l'Empereur en y joignant l'autre, et il arrêtait en définitive ce qui devait être fait. Il y a eu plusieurs noms qui furent rayés de sa main et à plusieurs reprises[99]. Les femmes ne furent pas toujours les mêmes non plus, excepté quelques-unes, comme madame Thibou, par exemple, femme du sous-gouverneur de la Banque.

Ces dames étaient en habit de ville, mais en toilette de bal, et elles se tenaient ainsi que moi dans un petit salon qui avait une entrée sur l'escalier de l'Hôtel-de-Ville. Aussitôt qu'on nous avertissait de l'arrivée de l'Impératrice, nous descendions avec le préfet pour la recevoir à la descente de sa voiture, et nous l'accompagnions jusque dans la grande salle Saint-Jean, où nos places nous étaient réservées autour du trône et immédiatement auprès. J'étais seule en grand habit.

L'Empereur arrivait ensuite. Alors le préfet descendait avec M. d'Abrantès pour le recevoir comme nous avions reçu l'Impératrice. Il la rejoignait, et puis tous deux commençaient le tour des salles, accompagnés de leur service, du préfet, de M. d'Abrantès et de moi.

Ce fut dans ce bal que l'Empereur fut frappé à la vue d'une jeune enfant d'une beauté d'ange: sa fraîcheur surtout était éblouissante; elle pouvait avoir douze ans. Elle portait une robe de crêpe rose, et ses beaux cheveux blonds bouclés autour de son cou et de son visage n'avaient aucun bijou, aucune fleur.—Son regard, en harmonie avec son angélique figure, avait seulement une rapidité qui d'abord étonnait, mais dans lequel on retrouvait ensuite toute la candeur et la pureté de sa physionomie... elle était sur la banquette des danseuses. L'Empereur s'arrêta devant elle et lui parla; à côté d'elle était sa mère, encore jeune et fort belle aussi. Elle répondit pour sa fille... l'infortunée était sourde et muette!... Madame Robert, sa mère, était femme d'un architecte, et l'une des plus estimables personnes qui fussent assurément dans toute la fête; elle était dame d'inspection d'arrondissement[100]. Je dis quelques mots à l'Impératrice sur madame Robert, à laquelle elle parla avec une extrême bonté. Madame Robert avait dans sa vie plusieurs circonstances assez singulières et qui mériteraient d'être citées, entre autres celle de mettre alternativement au monde un enfant sourd-muet et un enfant pouvant entendre et parler. Elle avait alors un petit garçon de cinq ou six ans, sourd-muet comme sa sœur, et plus jeune qu'elle. L'Empereur fut très-frappé de cette rencontre, mais il savait très-bien que mademoiselle Robert était sourde et muette. Il n'est pas vrai, comme je l'ai vu je ne sais plus où, qu'il lui parla et s'éloigna d'elle sans savoir qu'elle fût sourde-muette.

Je crois que ce fut à ce même bal, sans cependant en être sûre, que madame Cardon, femme d'un banquier extrêmement riche, fit à l'Empereur une réponse parfaite de tous points, car elle renferme à la fois un esprit remarquable et une finesse de tact tout à fait rare dans une pareille circonstance.—L'Empereur n'aimait pas qu'on eût un nom indépendant de son patronage et de sa volonté; il me demanda le nom de madame Cardon (qu'il avait rayé lui-même de la liste des femmes qui recevaient avec moi l'Impératrice), et s'approchant d'elle il lui demanda ou plutôt lui dit assez brusquement:

—Vous êtes madame Cardon?

—Oui, Sire.

—N'êtes-vous pas très-riche?

—Oui, Sire... j'ai huit enfants.

L'Empereur s'arrêta. Il avait une autre parole amère qui allait suivre la question de la fortune. La réponse de madame Cardon la retint sur ses lèvres par sa noble dignité...; en général il n'insistait pas lorsque la personne qu'il attaquait savait garder sa dignité d'homme ou de femme.

Le bal s'ouvrait ensuite. La première contredanse était dansée par moi[101], les princesses et une femme de la ville, soit femme d'un maire ou d'un conseiller de préfecture;—cette contredanse à huit était la seule qu'on dansât d'abord au milieu de l'immense salle de bal[102]. Les hommes étaient M. d'Abrantès, et cette fois le grand-duc de Berg, le prince Jérôme et une personne de la ville dont j'ai oublié le nom. J'étais menée par le grand-duc de Berg; M. d'Abrantès était avec la grande-duchesse, et les deux autres femmes étaient, l'une la princesse Stéphanie et l'autre madame Lallemand, femme du major Lallemand alors, qui depuis est devenu le général Lallemand, dont le nom est si honorablement placé dans notre histoire.

Le cérémonial pour le départ de l'Empereur et de l'Impératrice était le même que pour leur arrivée.

J'ai raconté ce fait d'un bal à l'Hôtel-de-Ville pour montrer combien mes obligations étaient étendues comme maîtresse de maison. M. d'Abrantès était obligé de recevoir, comme gouverneur de la première division militaire, tout ce qui passait d'un peu considérable de l'armée par Paris; comme gouverneur de Paris, il devait nécessairement recevoir tout ce qui tenait à la ville de Paris; comme premier aide-de-camp de l'Empereur, il devait également recevoir tout ce qui faisait partie de sa maison. J'étais dans la même obligation ayant une place à la Cour et par ma position personnelle. De plus, comme gouverneur de Paris, il nous fut ordonné par l'Empereur de recevoir convenablement tout le corps diplomatique et de faire les honneurs de la ville de Paris aux étrangers de distinction.

Qu'on ajoute maintenant à ces obligations ma volonté d'avoir une société agréable, mon goût personnellement décidé pour celle des artistes distingués, et on aura l'idée de ce que pouvait être ma maison dès que je fus maîtresse de l'organiser comme je l'entendais.

Tout se disposait pour le départ de l'Empereur... M. d'Abrantès lui demanda de nous faire l'honneur de venir chasser un cerf au Raincy[103]. Il nous l'accorda cinq jours avant son départ; il y vint avec Duroc et Caulaincourt. Ils vinrent déjeûner; on chassa pendant deux heures, et l'Empereur revint à Paris. Il nous fit cette grâce avec une bonté parfaite. Il vint au Raincy comme chez un ami... En effet, il n'en avait pas un plus dévoué que le premier de tous ceux qui s'étaient donnés à lui. M. d'Abrantès l'aimait comme il n'aima rien en ce monde... lui dont l'âme était si passionnée.

Deux jours après cette course au Raincy, il y eut une grande présentation à la Cour. C'était un ambassadeur persan. Il donna de fort beaux présents à l'Empereur au nom de son maître: de très-belles masses de perles fines; des cachemires magnifiques: l'Empereur en fit une distribution dans laquelle je fus comprise pour un grand châle rayé de quatre couleurs, jaune, rouge, bleu et blanc; j'en fis faire une robe. On nous donna ces châles le jour où nous allâmes prendre congé de l'Empereur à Saint-Cloud. J'étais de service auprès de madame Mère, qui mena avec elle le cardinal Fesch. L'Empereur fut parfaitement aimable dans les adieux qu'il fit à M. d'Abrantès, qui était fort affecté de ne pas le suivre à l'armée.

—Mon vieil ami, lui dit-il, tu me seras bien plus utile à Paris que dans tout autre lieu. Il faut pour maintenir cette ville populeuse et agitée un homme qui sache parler à la fois à la raison et au cœur de ces gens-là. Le peuple de Paris est bon. Il ne s'agit que de le savoir prendre. Je te le confie.

Ces mots firent une telle impression sur M. d'Abrantès qu'il fut un moment sans pouvoir répondre... Il fit depuis graver cette parole avec la date sur un cachet de cornaline qu'il portait toujours à sa montre; il l'avait encore à son départ pour l'Illyrie...

—N'oubliez pas tout ce que vous m'avez promis, madame Junot, me dit l'Empereur en me disant adieu.

L'Impératrice ouvrit de grands yeux. L'Empereur s'en aperçut et fronça d'abord le sourcil. Moi, j'avais envie de rire, car je songeais à la mystification de la Malmaison[104]. Napoléon reprit son sourire de bonne humeur et répéta:

—N'oubliez pas vos promesses, madame Junot... Ne sois pas jalouse, Joséphine; il n'est question que d'affaires de salon... et il alla lui tirer l'oreille.

Il partit le lendemain au point du jour pour la campagne d'Iéna. Avant son départ, il avait ordonné à tous les ministres de recevoir et de donner des fêtes. Il voulait que la nouvelle d'une victoire arrivât le lendemain d'un bal, pour qu'on pût dire que la bataille avait été livrée entre deux fêtes...

L'Impératrice avait aussi ses instructions; il y avait cercle, il y avait réception du corps diplomatique, et tous les matins on allait lui faire sa cour. C'est ici le lieu de parler des femmes de la Cour dans ce qu'elles offraient de ressources pour ce qu'on appelle le monde. Comme elles formaient d'ailleurs le fonds sociable de Paris, en parlant d'elles, je parlerai des femmes qui venaient chez moi, et formaient ma société plus ou moins intime.

Les deux premières en dignité, madame de Lavalette et madame de La Rochefoucauld étaient en partie nulles pour l'effet que voulait produire l'Empereur et le résultat qu'il voulait amener. Madame de Lavalette était belle, très-bonne, ayant un esprit doux comme son visage et sa voix, mais sans aucune fortune, et puis par elle-même aussi nulle qu'il était possible d'en trouver; pensionnaire enfin; et à trente ans, c'est trop tard.

Madame de La Rochefoucauld était fort spirituelle. Elle aurait tenu une excellente maison, j'en suis sûre; mais elle n'avait aucune fortune, excepté sa charge de dame d'honneur. Aussi n'était-elle maîtresse de maison que lorsqu'elle faisait les honneurs de la table des différentes personnes de service, soit au château, soit à Saint-Cloud, ou Compiègne, ou Fontainebleau.

La duchesse de Montebello, belle personne, ayant dans le monde une attitude aussi convenable que nulle autre à la Cour, femme d'un des hommes les plus renommés, non-seulement en France mais en Europe, pouvait par sa fortune et sa position avoir une maison agréable; mais le monde ne lui plaisait pas, et pourtant le monde l'aimait. Elle vivait dans sa maison, retirée, solitaire, ne voyant que quelques amis, et fort indifférente aux plaisirs bruyants, qu'elle fuyait, à moins que son service ne la forçât à les partager.

Madame de Thalouet avait une belle fortune; et de plus elle était une des dames du palais rétribuées. Elle aimait le monde. Elle était même plus jeune que son âge dans sa toilette. Ses yeux noirs et actifs disaient beaucoup de choses... Mais en tout j'aimais bien mieux sa fille qu'elle[105]. Madame de Thalouet était une de ces hauteurs d'argent que j'ai toujours eues en aversion.

Madame Marescot était bonne, essentielle même, et fort estimée dans le monde et par ses amis; mais ayant, comme alors les trois quarts et demi de Paris, une maison tout intérieure où l'on voyait une fois par an une présentation.

Madame la duchesse de Rovigo était belle; elle était parente de l'Impératrice, et dans une position qu'elle aurait pu rendre, si elle l'avait bien comprise, une des plus belles de l'Empire après celle de la souveraine; mais il n'en fut pas ainsi, et des raisonnements aussi faux qu'insensés lui firent prendre à gauche tandis qu'elle eût réussi avec triomphe d'une autre manière.—Elle était dame du palais, parente de Joséphine, femme de ministre, belle personne, bien née, riche; et tout cela ne fit pas d'elle une femme au-dessus de toutes les autres.—Elle aimait peu la causerie, mais en revanche beaucoup le bal et les joies de ce monde, pour lesquelles, au reste, elle était bien faite, car elle était bien belle.

Madame de Chevreuse eût été, dans les dames du palais, celle qui pouvait le mieux opérer cette fusion des deux partis que désirait l'Empereur et qu'il me recommandait toujours avec tant d'instances... Sa fortune immense, sa position, la maison déjà ouverte de sa belle-mère, l'autorité absolue qu'elle exerçait sur cette belle-mère qui l'adorait et sur la nombreuse société de l'hôtel de Luynes, tout lui donnait le pouvoir de faire ce miracle de fusion; et si l'on y ajoute son esprit si fin, si vif, son noble caractère, on peut avoir la certitude qu'elle aurait réussi. Mais pour cela il aurait avant tout fallu ce qui lui manquait, de la volonté de faire,—tandis qu'elle n'en avait qu'une, celle de tout détruire. Je parlerai plus tard de sa conduite à la Cour impériale, qu'il m'est impossible de blâmer, parce qu'on eut tort de vouloir la contraindre. Seulement je dirai que la forme fut trop acerbe; mais elle avait raison pour le fond.

Une femme charmante dans les dames du palais était madame de Rémusat; son caractère, son esprit, tout en elle attachait. Elle était distinguée en tout. Longtemps à la Cour impériale, auprès de l'impératrice Joséphine surtout et dans sa grande confiance, elle aurait pu écrire des Mémoires qui eussent été des chefs-d'œuvre précieux, rédigés par une plume comme la sienne. Très-avant dans la confiance de Joséphine, elle sut par son bon esprit lui faire prendre souvent une bonne détermination au lieu d'une fausse décision dans des choses de la plus haute importance. Sa figure, sans être belle, était agréable. On sentait qu'elle pouvait plaire, et beaucoup.

Elle a fait un ouvrage d'une haute portée, qu'a publié son fils. Cet ouvrage, qu'on croirait d'abord être la répétition de ce qu'avait écrit en cinquante volumes madame de Genlis, n'est la redite d'aucune autre pensée; c'est celle de madame de Rémusat, c'est sa création que cet ouvrage, et une création tout admirable. On trouve dans ce livre, au reste, tout ce qui était en elle.

J'aimais beaucoup madame de Rémusat[106].

Elle recevait quelques personnes chez elle: ce n'était pas une maison ouverte et bruyante; mais il y avait toujours quelques amis, des hommes de lettres, des hommes du monde aimant la causerie ou ayant de la bonté, et alors différant de la sottise qui bavarde toujours, laissant parler les gens d'esprit.

Madame de Nansouty, sœur de madame de Rémusat[107], et que je place ici parce que comme femme du premier écuyer de l'Impératrice elle faisait partie de sa maison, était encore une personne parfaitement aimable et généralement aimée. Bonne et pourtant spirituelle comme la femme la plus spirituelle de cette époque de madame du Deffant et de madame Geoffrin, où il y en avait un bon nombre, jamais elle n'a dit un mot qui coûtât une larme; et pourtant elle est bien amusante quand elle se moque de quelqu'un, mais jamais méchante!... C'est que son esprit a du cœur.

Elle chantait avec un grand talent, et une simplicité digne de ce même talent.

Madame de Montmorency était dame du palais de l'Impératrice, et dans la position de madame de Chevreuse pour arriver à cette fusion des partis. Elle était alors ce qu'elle est encore: une femme du monde très-aimable, connaissant ce même monde comme la patrie où elle a passé sa vie, et se riant de ses orages comme de ses joies. Ne croyant à rien de bon, et faisant continuellement du bien, elle a bien travaillé, je crois, à cette fusion, parce qu'elle a toujours témoigné de la reconnaissance à l'Empereur pour les biens non vendus qu'il lui a rendus. Madame de Montmorency avait bien une maison où elle recevait; mais ce n'était pas recevoir comme l'entendait l'Empereur. Cependant sa famille n'y mettait aucun obstacle, car M. de Breteuil venait fort souvent chez moi, et madame de Matignon[108] avait trop l'usage des Cours pour mettre une entrave à ce qui pouvait rendre un ancien éclat à la famille des Montmorency. Elle était bien spirituelle, madame de Matignon; elle était, comme sa fille, bien amusante et bien aimable.

Madame de Bouillé, également dame du palais, l'était aussi, à ce qu'on prétend. Je ne le puis affirmer. Elle était blanche, blonde et belle: voilà ce qu'on voyait parfaitement, et tout ce que j'en sais.

Madame de Mortemart[109], dame du palais comme sa belle-sœur, était une charmante personne, douce, polie et généralement aimée, non-seulement au palais, mais parmi les autres maisons des princesses, qui ordinairement étaient en hostilité avec la maison de l'Impératrice, je ne sais pourquoi, ni elles non plus, je pense.

Madame Duchâtel était, de toutes les dames du palais, celle qui avait le plus le goût du beau monde, excepté deux ou trois parmi celles que je viens de nommer, et à laquelle ce goût seyait admirablement: belle, élégante de tournure et de langage, spirituelle, parfaitement distinguée, madame Duchâtel était une de ces personnes rares à l'époque où elle entra dans le monde et que j'aurais voulu plus nombreuses; elle joignait à tous ces avantages que je viens de raconter des talents remarquables, chantant bien, jouant d'une force distinguée de la harpe. Elle était enfin une véritable femme de Cour et du monde comme de l'intimité. Je la voyais souvent, et toujours avec un nouveau plaisir.

Il y eut quelque temps parmi les dames du palais une femme que j'entrevis à peine parce qu'elle y demeura seulement pendant le temps de mon séjour à Lisbonne, lors de l'ambassade de M. d'Abrantès: c'est madame de Vaudé. Elle a pris depuis une haine absurde contre l'Empereur. Cela fut jusqu'à en faire une Clorinde; excepté qu'elle voulait non pas le combattre, mais l'assassiner!... Conçoit-on une telle aberration!... Ce qui prouve l'état de folie, c'est qu'elle alla trouver M. de Polignac pour lui proposer ce moyen honnête d'en finir; M. de Polignac la prit pour ce qu'elle est, et la renvoya en riant. C'est pitoyable. Je n'en parlerai pas davantage, n'ayant rien à en dire, car je ne l'ai pas connue personnellement. Ce que je sais, c'est que Napoléon l'avait nommée dame du palais, croyant qu'elle savait les bonnes manières aussi bien que madame de Montmorency.

Madame de Vaux, qui fut nommée dame du palais par une raison personnelle que j'ai entendu raconter, mais que j'ai oubliée, n'avait aucune fortune, ni une position marquée dans le monde d'alors, ni dans le précédent; c'était, du reste, une personne d'esprit et de politesse.

Il y avait ensuite madame de Luçay. Madame de Luçay était d'une grande recherche dans sa politesse du monde; et tellement qu'un jour elle me chercha querelle bien injustement sur une quintessence de manière qui eût été une chose incivile, si je m'y fusse conformée. Mais, à part cela, madame de Luçay, qui à cette époque avait une bien plus grande fortune que maintenant, possédait la belle terre de Saint-Gratien, à présent morcelée par la bande noire, et sur laquelle est construit en partie ce qu'on appelle les eaux d'Enghien. Elle recevait dans sa maison de Paris, et M. de Luçay et elle faisaient les honneurs de ces deux habitations avec beaucoup de bienveillance. Sans avoir un esprit transcendant, madame de Luçay avait de l'amabilité, qui aurait pu être de la grâce, si la manière exagérée dont elle accompagnait la moindre de ses paroles et même un simple bonjour n'avait détruit le commencement du charme. Je la voyais assez souvent, ainsi que M. de Luçay.

Sa fille, Lucie de Luçay, qui fut depuis madame Philippe de Ségur, fut, par une faveur spéciale, nommée dame du palais, sans être tenue d'en remplir les fonctions, parce qu'à son mariage c'était une jolie jeune fille aux yeux de velours noirs, à la taille svelte quoique petite. Sa voix était désagréable, mais son ensemble était celui d'une jolie femme; elle était spirituelle, mais dans le goût de sa mère, précieuse et maniérée.

Madame Octave de Ségur, dame du palais comme sa belle-sœur, était jolie femme, ainsi que je l'ai dit dans le Salon de madame de Bassano, où j'ai parlé d'elle assez longuement pour la faire connaître. Je la voyais, mais moins souvent que plusieurs autres. Elle-même n'aimait pas alors la société des femmes. Je ne sais si elle a changé.

Madame Auguste de Colbert, également dame du palais, était une des personnes les plus excellentes du château; douce, égale dans son humeur, polie comme il fallait l'être, ni plus, ni moins; elle avait une réputation parfaite et avec un grand mérite pour cela, car elle avait un mari qui, tout en étant le meilleur garçon du monde, était le plus mauvais des maris; non pas qu'il rendît sa femme matériellement malheureuse, mais il continuait sa vie de jeune homme: et Dieu sait ce qu'elle était, sa vie de jeune homme! Il était de nos amis fort intimes, et pour ma part je l'aimais comme un frère. J'ai voulu souvent le rappeler à une vie plus réglée, mais la chose était impossible: «C'est une seconde nature en moi,» me disait-il, lorsque je lui faisais une remontrance sur la nécessité de mieux régler son temps. Il estimait profondément sa femme, et son bon cœur lui a souvent fait regretter de n'être pas mieux pour elle. Aussi lorsque, dans les derniers temps de sa brillante vie militaire, il était à Paris, déjeûnant un peu plus qu'il ne fallait chez Tortoni, ou bien chez Véry, au lieu d'aller chez sa femme, il allait chez madame R..., chez madame H..., chez la duchesse de R..., enfin chez une de ses amies qu'il savait indulgente, et puis qui n'avait aucun droit sur lui... Il craignait le regard sévère de son beau-père, le comte de Canclaux, brave homme, intègre, plein d'honneur, et devant qui celui d'Auguste Colbert n'avait certes pas à rougir, mais qui imposait à son étourderie peut-être un peu trop prolongée.

Un jour Auguste Colbert dînait chez moi. Nous étions peu de monde. Il n'y avait que M. Alexandre de Girardin, monseigneur le cardinal Maury, M. de Narbonne, M. et madame de Braamcamp[110] et M. et madame de Rambuteau[111]. Madame de Rambuteau venait de se marier à un homme aimé et estimé de nous tous, et ce mariage faisait la joie de son excellent père. Comme j'étais de la famille, ce dîner était un peu pour témoigner aussi ma joie de cet événement. Auguste Colbert arrivait de la Silésie et était à Paris de la veille au soir. Comme il avait une grande amitié pour moi, il était venu me demander à dîner et une place dans ma loge à l'Opéra pour voir la Vestale, qui faisait fureur, et qui ferait toujours bien plaisir si les administrateurs de l'Opéra voulaient nous donner autre chose que des nouveautés qu'il nous faut écouter et applaudir sous peine d'être anathématisés, et cela parce que ce sont des nouveautés.

Mais comme je menais mes amis avec moi le soir à l'Opéra, je ne pus prendre Auguste. Et comme je ne me gênais pas avec lui, je le lui dis:

—Eh bien! tant mieux, me répondit-il, je vais faire chercher mon uniforme et j'irai, au lieu de m'amuser, dire bonjour à ce ministre de *****, quoique je ne l'aime guère, et, en attendant, nous disputerons l'abbé Maury et moi, aidé de M. de C...

Ce point une fois réglé, nous dînons; et nous dînons fort raisonnablement, comme on peut le faire d'ailleurs chez une femme qui ne boit que de l'eau en l'absence du maître... Nous sortons de table, et je ne m'aperçois de rien... Pendant le dîner, Auguste avait été placé auprès du cardinal, avec lequel il avait engagé une conversation sur les Prussiens, que le cardinal avait en horreur, et qu'Auguste défendait, non pas qu'il les aimât, tout au contraire, mais il voulait contredire le cardinal, qu'il appelait son camarade[112]. Au moment où nous partîmes, le cardinal me dit:

—Savez-vous, madame la duchesse, qu'il fait rudement froid!... Permettez-vous que j'ordonne en votre nom qu'on nous fasse un bol de punch?

—Martin, vous prendrez le meilleur rhum de la Jamaïque que vous aurez; ou plutôt écoutez: demandez au sommelier de vous donner de celui de la réserve du duc, et puis vous ferez votre punch avec les dernières oranges venues de Lisbonne... Monseigneur, faites redoubler le feu et augmenter les lumières et tenez portes closes. Ce, Dieu aidant, vous pouvez vous trouver assez bien entre ces deux messieurs pour que je vous y retrouve en sortant de l'Opéra.

Le cardinal voulut me prendre la main pour la baiser; mais j'avisai la sienne toute noire de tabac d'Espagne, et craignant pour mes gants blancs, je me sauvai en criant: Adieu, monseigneur! adieu!.. à revoir!... que Votre Éminence se croie chez elle, et en use comme il lui plaira.

Je laissai donc chez moi le cardinal, le général Auguste C. et M. de C......l, ami fort habitué de la maison. Lorsque je rentrai le soir, il était près de minuit, parce que le ballet de la Vestale avait été plus long qu'à l'ordinaire. Je trouvai mon salon désert.

Le lendemain matin, il n'était pas dix heures que le maréchal Duroc arrive tout ébouriffé chez moi, et me gronde très-vertement au nom de l'Empereur, et même au sien.

Comme il ne me disait pas pourquoi, je commençais à m'impatienter. Si le Barbier de Séville avait été dans toutes les bouches comme dans toutes les mémoires dans ce temps-là, je lui aurais chanté:

Io sono docile, sono obediente,
Ma se mi toccano... una vipera saro, etc.

mais comme on ne le savait pas, je me contentai de me fâcher à mon tour, et de demander à qui ils en avaient, l'Empereur tout le premier?

—Vous avez donné à dîner à Auguste Colbert?

—Oui certes!... J'étais si contente de le recevoir, ce bon et excellent ami...

—Et c'est pour cela que vous l'avez fait boire à la joie du retour.

—Hein! qu'est-ce que vous dites?—Je crus que Duroc était fou.

—Et l'inviter à dîner en uniforme encore, pour le laisser après faire toutes les extravagances qu'il a faites...

—Ah ça, mon cher maréchal, jouons-nous ici un proverbe? Donnez-moi alors le mot, pour que je puisse remplir mon rôle.

En me voyant si étonnée et même fâchée, Duroc me raconta que la veille le pauvre Auguste était entré dans les salons du Cercle[113], et là, qu'il avait appelé Mourad-bey[114] et tous les Mamelouks, en les défiant. Il était beau à exciter l'admiration, me dit Duroc, dans cette attitude toute martiale, et sa belle figure[115] animée par la bravoure et la colère, car il se croyait en Égypte devant les Arabes; et cette belle campagne s'est terminée par le décollement de Mourad-bey, ce qui eut lieu en effet sous la forme d'un énorme lustre suspendu au milieu du salon et qu'Auguste fit tomber d'un revers de son sabre qu'il avait tiré... On l'a emporté malgré lui, et il criait:

—Qu'on me rapporte chez la duchesse d'Abrantès! Je veux prouver à ce coquin de cardinal que nous avons des sabres qui sont aussi bons que ces méchants damas turcs!... Qu'est-ce qu'il en sait, d'ailleurs?...

—Pour Dieu! ajouta Duroc, que lui avez-vous donc fait boire pour qu'il ait été ainsi? Il était comme fou.

Je sonnai et fis venir mon officier, qui raconta que le cardinal avait voulu faire le punch lui-même, et qu'il l'avait fait presque sans thé et sans eau, et qu'il n'y avait mis que du rhum et des oranges avec beaucoup de sucre... «Il était demeuré ainsi jusqu'à dix heures avec le général disputant, me dit Martin; mais, comme je le connaissais, je compris que ce n'était qu'une discussion.» Il faisait un froid des plus rigoureux: ils étaient devant un grand feu, avaient beaucoup parlé et conséquemment avaient laissé leur raison dans le bol de punch. M. de C......, qui, seul, pouvait les avertir, s'était ennuyé de cette sorte de petite orgie cardinalesse et s'en était allé. Mais ce que nous apprîmes, Duroc et moi, dans l'explication, nous donna bien de la gaieté. Lorsqu'il fut question de s'en aller, le général n'avait pas de voiture; comptant aller à l'Opéra avec moi, il avait donné l'ordre à son cabriolet d'aller l'y attendre. Il avait bien recommandé à celui de mes gens qu'il avait envoyé chez lui, dans le Marais, de dire à son cabriolet de venir chez moi; mais l'ordre, étant verbal, ne fut pas bien exécuté ou bien compris, et il n'avait pas de voiture.

Le cardinal avait la sienne.

—Je vous conduirai, mon ami; où allez-vous? demanda-t-il à son antagoniste.

—Mais, dit Auguste, dont les idées n'étaient pas bien claires..., je vais... et pardieu chez le major-général... prince vice-connétable, prince de Neuchâtel!...

Et les voilà en route pour l'hôtel du prince Berthier. Ce n'était pas jour de réception; Berthier n'y était pas.

—Eh bien! chez le ministre de la Guerre! Qu'on juge de l'heure pour faire des visites en grande tenue...: il était onze heures! Enfin, en passant dans la rue Richelieu pour venir dans le faubourg Saint-Germain, il aperçut Frascati et voulut monter; il pria donc le cardinal de s'arrêter un moment, et ce fut le cardinal, dans sa belle soutane rouge, qui conduisit Auguste au salon, qui alors était le cercle par excellence. Il l'aurait mené autre part s'il le lui eût demandé.

Le résultat de cela fut que le pauvre Auguste reçut l'ordre de repartir le lendemain pour la Silésie, où était sa division de cavalerie, et que je reçus une mercuriale de l'Empereur, malgré ce que Duroc lui dit; mais je me défendis, et d'autant mieux que je n'avais nul autre tort que celui d'avoir laissé une seule fois en ma vie quelqu'un commander dans ma maison en mon absence. Et comment se méfier d'un cardinal? Alors ce fut à son tour. L'Empereur le chapitra comme un sous-lieutenant; mais le cardinal n'en fit que rire et répondit à l'Empereur que la manière dont Auguste Colbert le servait le dispensait de savoir être doucereux comme un homme qui ne quitte jamais le coin de son feu en hiver, jamais le bosquet le plus frais de son parc en été, et il nomma M. P....

—Eh bien! dit l'Empereur, voilà ce qui s'oppose à ce que j'aie jamais une cour polie et courtoise!... Comment le cardinal Maury!... lui! un abbé du côté droit de l'Assemblée!... moi qui le croyais un de ces abbés de cour comme ceux qu'on nous met sur la scène.

Si l'Empereur m'en avait parlé, je lui aurais dit ce que j'en savais et ce qui m'a empêchée de le trouver aussi étonnant qu'il a paru l'être en arrivant à Paris. Il avait du talent, de grandes qualités, mais comme homme du monde il était fort nul, et même embarrassant, car sa dignité dans l'Église imposait des devoirs envers lui auxquels les femmes elles-mêmes sont soumises.

L'Empereur fut soucieux de cette petite aventure pendant plusieurs semaines; il ne me voyait jamais sans me menacer du doigt... mais, comme je n'avais aucun tort, je ne craignais pas, car il était d'une extrême justice.

Lorsque le cardinal Maury fut bien convaincu que l'ancien ordre de choses ne pouvait revenir en France, et que l'Empereur était appelé au pouvoir par la France presque entière, il lui écrivit pour se mettre à sa disposition. Sa lettre était habilement faite, excepté quelques mots... L'Empereur le rappela, et lui donna aussitôt la charge de premier aumônier du prince Jérôme, depuis roi de Westphalie...

L'Empereur avait pris du cardinal Maury une opinion très-élevée, et, après tout, il avait raison. L'écorce en était rude; mais on trouvait sous cette écorce une plus douce et meilleure nature qu'on ne le pouvait présumer. Quant à son talent oratoire, il est assez connu pour que je ne sois pas obligée d'en parler ici.—Sa vie eut un étrange commencement.

Il était d'une naissance assez obscure; mais, je ne sais comment, il fit de bonnes études. Ces études devinrent même assez fortes pour lui donner l'espoir d'arriver à TOUT. Alors, comme à présent, Paris était le lieu par excellence, le Potose, l'Eldorado... Le jeune Maury se mit en marche un matin avec quelques écus dans le gousset, un paquet assez léger sur le dos, et beaucoup d'espoir dans le cœur.

Il cheminait gaiement vers Paris, et chantait des cantiques avec une voix[116] dont la vigueur attestait des poumons pleins de cette vie qui est alimentée par un sang jeune et actif, lorsqu'à une halte qu'il fit pour ouvrir son bissac et donner une atteinte à ce qu'il contenait, il fut rejoint par un jeune homme de son âge à peu près, mais pâle et débile, faible et languissant, autant qu'il était, lui, robuste et fleuri... Ils firent connaissance et reprirent ensemble le même chemin... Ils se demandèrent où ils allaient? Tous deux à Paris. Ce qu'ils y allaient chercher? fortune!—et tous deux dirent ce mot avec une expression qui affirmait leur volonté.

—Elle court bien, dit Maury; mais j'ai de bonnes jambes, et je l'attraperai.

—Je cours mal, dit l'autre; mais avec de la persévérance on arrive au but, quelque loin qu'il soit.

Et les joues pâles du jeune homme se colorèrent d'un rouge vif.

—Bien cela! dit Maury... vous êtes un brave jeune homme. Vous irez loin... L'homme qui veut est si puissant!

Ces deux jeunes gens, se lièrent d'une profonde amitié pendant ce voyage entrepris, sur la foi d'une illusion de vingt ans, pour aller chercher la fortune loin de la terre de famille, loin de l'appui paternel.

Arrivés à Paris, ils louèrent en commun une petite chambre au quatrième étage, dans la rue Serpente, et puis dans celle de la Huchette; là, ils travaillèrent tous deux pour le but qu'ils se proposaient d'atteindre: l'un faisait des sermons, c'était Maury,—il était abbé; l'autre apprenait à tuer et à sauver des malades,—il était médecin.

—Si je pouvais obtenir, par un protecteur, de faire l'oraison funèbre de la première princesse ou du premier prince qui mourra! disait Maury.

—Si je pouvais disséquer et embaumer son corps, disait l'autre.

Et voilà que pour leur rendre service, le ciel appelle à lui madame Sophie, l'une des filles de Louis XV! Les protecteurs de ce temps-là étaient un peu plus consciencieux qu'aujourd'hui. Ils avaient promis, ils tinrent parole. L'abbé Maury fit tant bien que mal l'oraison funèbre de madame Sophie, et l'élève médecin s'en tira très-adroitement... Et savez-vous quel était ce médecin? C'était Portal!

Portal a longtemps passé pour un médecin à l'eau rose, parce qu'il n'était appelé qu'auprès des grandes dames seulement malades de vapeurs. Mais il avait du talent, et, de plus, beaucoup de cet esprit gracieux qu'on a perdu, mais qu'on cherche encore avec une obstination d'instinct qui prouverait à elle seule combien il est nécessaire au bien-être de la vie.

Portal et le cardinal conservèrent leur amitié toujours intacte, au milieu des troubles qui en brisèrent tant d'autres; ils dînaient ensemble chez moi, assez souvent, lorsque la déplorable santé de Portal le lui permettait. En l'absence de Corvisart et de Desgenettes, mes deux médecins, c'était Portal qui me donnait des soins.

Portal avait imaginé un plaisant moyen de se faire connaître lorsque son nom n'était pas encore ce qu'il est devenu: dans les premières années de sa profession de médecin, un domestique arrivait en courant à la porte d'un grand hôtel de la rue Saint-Dominique ou de la rue de l'Université; il frappait trois ou quatre coups violemment:

—M. Portal, le médecin, est ici, n'est-ce pas?... voulez-vous lui faire dire qu'on le demande?—On répondait qu'on ne le connaissait pas.

—Comment, vous ne connaissez pas M. Portal, le premier médecin de Paris?... ah! mon Dieu, que va dire monsieur le Duc, qui n'a confiance qu'en lui?...

Et le domestique s'en allait en courant comme il était venu, pour aller frapper à une autre porte, avant que le suisse, qu'il avait réveillé à deux heures du matin, eût le temps de lui demander le nom de ce duc, qui ne pouvait être soigné que par un médecin qu'on ne connaissait pas.

Le lendemain, on demandait quelle était la cause du tumulte de la nuit; le suisse racontait l'aventure, et, à la première maladie, les gens qui ne tenaient pas à leur médecin disaient:

—Mais si nous envoyions chercher ce M. Portal, qui est si en vogue?

Quand on demandait à Portal si cela était vrai, il riait et ne répondait rien.

Dès que le cardinal Maury fut rentré en France, il alla voir ses anciennes connaissances. Hélas! le cercle en était cruellement resserré! La mort, le malheur, tout avait contribué à détruire cet édifice de la société de France, son plus grand charme, à cette France, qu'on venait voir pour cette seule société quelquefois... Il fut voir madame de Simiane, madame de Lostanges, madame de Poix, si spirituelle et si charmante à la fois; madame de Beauvau, sa belle-mère, le type le plus parfait de l'amabilité française...; la marquise de Coigny, qui était encore agréable et rappelait combien elle l'avait été; madame de Vauborel, qui l'était un peu moins; plusieurs femmes, comme madame de Fausse-Landry et quelques autres, dont la conversation donnait un grand charme à une simple visite; madame Lebrun, qui avait vu tant de personnages différents et d'un si haut intérêt... Le cardinal retrouva bien une foule de ces personnes, mais avec un grand changement.—Au reste, madame de Beauvau, lorsqu'il fut la voir, lui dit un mot qui lui fit voir que le changement n'était pas d'un seul côté.

—Ah! madame, s'écria le cardinal... Comment! vous avez été assez bonne pour conserver mon portrait[117]!

—Oui, certainement, répondit la princesse avec cette politesse qui jamais ne la quittait, mais cependant avec une froideur que le cardinal dut comprendre... Mais je n'ai pas le bon exemplaire, le meilleur aujourd'hui est celui avant la lettre.

Le cardinal affectionnait particulièrement ma maison, et j'avoue qu'à part quelques défauts, qu'il eût été à désirer sans doute qu'il n'eût pas, c'était un homme d'une haute supériorité, mais seulement comme homme littéraire et orateur.—Il avait ensuite des formes extérieures vraiment repoussantes; son physique même avait une apparence de vulgarité au premier coup d'œil, qui donnait une sorte d'éloignement pour lui, surtout aux femmes, qui aiment tout ce qui est élégant et gracieux. Sa voix retentissante causait comme une secousse qui faisait vibrer les carreaux. Rarement cette voix proférait un compliment: aussi disait-on que j'avais ensorcelé le cardinal, car il ne cessait de m'en faire.

Pendant sept ans je l'ai vu tous les jours, excepté à ceux du cercle et des réceptions chez les princesses, et même, ces jours-là, il venait chez moi avant de retourner à l'archevêché, si j'avais été malade et qu'il ne m'eût pas vue au cercle. Aussitôt qu'il arrivait, un valet de chambre apportait un plateau qu'il déposait dans la pièce voisine, sur lequel était un verre, une carafe et un sucrier: le cardinal le voulait ainsi; cela l'ennuyait d'aller sonner à chaque instant; c'est qu'à chaque instant il buvait un verre d'eau sucrée. Je l'ai vu quelquefois vider trois grandes carafes de cristal dans la soirée, c'est-à-dire de sept à onze heures.

L'Empereur ne l'aimait pas, mais il s'en servait, parce qu'il le croyait dévoué, et en effet il l'était.

Le cardinal Maury était un homme supérieur, mais son beau talent ne fut pas le fruit de la Révolution; il n'est pas un homme de cette époque, quoiqu'il y ait marqué: la Révolution développa seulement de grandes qualités, qu'on avait jusqu'alors ignorées en lui. C'est ainsi qu'il fit voir le courage le plus remarquable devant la mort[118], lui dont l'état était la paix et la vie tranquille; quels que fussent les périls de sa position, comme le cardinal de Retz, il fut toujours à leur hauteur. Son esprit, lumineux et lucide, était à la fois ferme, vif et sage. La rapidité de son coup d'œil intellectuel, jeté sur une affaire, quelque compliquée qu'elle fût, y répandait bientôt la clarté... Peut-être son écorce était-elle épaisse et rude, mais non pas assez cependant pour que dans la conversation la plus ordinaire il ne jaillît de cet esprit, en apparence si acerbe, des mots, des anecdotes piquantes... Il contait bien, mais à sa manière, et son coloris ne serait peut-être pas bon à donner aux tableaux qu'on peindrait d'après lui; cependant sa conversation était d'un haut intérêt lorsqu'on savait la diriger, quoiqu'il n'eût rien de léger dans l'esprit. C'est l'homme de son époque[119] qui écrivait avec le plus de pureté et qui se connût le mieux en style. Quant à son caractère politique et privé, c'est autre chose... Le premier était incorruptible à l'appât des richesses, quoiqu'il fût fort avare; mais il avait de l'intégrité, et s'il faiblissait devant une séduction, c'était celle que lui offrait l'ambition satisfaite. Ayant peu de besoins pour lui-même, car il était négligé jusqu'au cynisme, l'argent n'ébranla jamais sa probité, qui ensuite était naturelle chez lui.

Quant à sa moralité comme homme privé et comme prélat, elle était, dit-on, peu sévère. Son langage, lorsqu'il racontait une histoire un peu leste, devenait quelquefois intolérable; il se permettait, même avec l'impératrice, des mots qui la faisaient rire aux larmes, mais qui déplaisaient fort à l'Empereur, dont ce n'était pas le genre.

Mais toutes ces ombres disparaissaient souvent lorsque les éclairs de son esprit éclairaient une conversation soutenue par lui. Il pouvait n'être pas un bon modèle à suivre, mais peut-être aussi cela venait-il de la difficulté de l'imiter.

Les autres personnes de mon intimité étaient également toutes remarquables. Parmi elles je citerai M. de Cherval, dont j'ai si souvent parlé dans mes Mémoires, pour essayer, mais bien imparfaitement, de donner une idée de son charmant esprit[120], de sa grâce en racontant, du charme répandu dans la plus petite anecdote racontée par lui... Comme je l'ai fatigué souvent de mes questions! comme je lui ai fait souvent répéter les histoires du règne de Louis XV, qu'il avait entendues dans son enfance, et puis ce qu'il a vu dans sa jeunesse, Voltaire, Rousseau, d'Alembert, Diderot, toute cette armée philosophique et tous ses antagonistes! comme il racontait avec charme dans nos soirées d'automne au Raincy les histoires de la Cour sous les premières années du règne de Louis XVI. C'est lui et ma tante la princesse de Comnène qui tous deux m'ont fait aimer Marie-Antoinette, que jusque-là je n'avais que vénérée... M. de Cherval est demeuré quinze mois sur le sol natal, qui, pour lui, n'était plus qu'une terre maudite et couverte de sang et de cadavres, mais la Reine vivait encore, il la voulait sauver! Hélas! il ne peut pas même prier sur sa tombe!...

M. de Cherval, ami de M. de Talleyrand, dont il est même parent, était comme lui grand-vicaire de Reims. Ils ont le même esprit, surtout lorsque M. de Talleyrand veut être aimable, c'est-à-dire qu'il consent à parler. Ils ont été ensemble au séminaire, puis ensuite grands-vicaires de Reims, et puis lancés tous deux dans les grands intérêts politiques de l'époque; tous deux suivirent une route différente. M. de Cherval demeura toujours attaché à la famille royale. M. de Talleyrand devint évêque constitutionnel!... Ils ne s'aimaient guère lorsqu'ils se revirent au retour de l'émigration. M. de Cherval ne revint en France qu'en 1800. M. de Talleyrand l'avait gagné de vitesse à cet égard, mais en cela seulement; il avait déjà servi deux gouvernements. Celui de 93 l'avait effrayé; ses yeux sentaient un peu trop le tigre: il s'en fut en Amérique. Ce fut là, à Boston, qu'un jour, traversant un marché, il fut obligé de s'arrêter pour faire place à une longue file de charrettes, toutes remplies de légumes; il s'amusa quelque temps à voir défiler ces charrettes, presque toutes conduites par de jeunes paysannes fort jolies... Dans un moment où les charrettes se trouvèrent de nouveau arrêtées, M. de Talleyrand jeta les yeux sur l'une des jeunes paysannes, qui lui parut plus belle et plus gracieuse que ses compagnes... Tout à coup une exclamation lui échappe!... elle attire l'attention de la jeune femme qui, vêtue comme les autres, et comme elles la tête couverte d'un grand chapeau de paille, paraissait être là comme une personne qui y vient tous les jours; en apercevant M. de Talleyrand, qu'elle reconnut, elle se mit à rire...

—Eh quoi! c'est vous? s'écria-t-elle.

—Vraiment oui, c'est moi! Mais vous, que faites-vous donc là?

—J'attends mon tour pour passer; je vais au marché vendre mes légumes. Dans le moment, les charrettes s'ébranlent, la paysanne fouette son cheval, et, donnant à M. de Talleyrand le nom du village où elle demeurait, elle lui demande instamment de venir la voir, et disparaît en le laissant surpris de cette étrange apparition.

Cette jeune femme était la plus élégante de la Cour de France... C'était madame de Latour-du-Pin[121], que depuis nous avons vue en France faisant le charme de la société de ses amis. Le moment de l'émigration l'avait trouvée jeune, brillante, remplie de talents ravissants, et, comme toutes les femmes ayant une place à la Cour, ne s'occupant que des devoirs de cette vie en dehors de la vie habituelle, où s'engouffrait le bonheur et tout ce qui le prépare. N'ayant jamais connu que les délices d'une grande existence, qu'on se figure ce que dut souffrir cette jeune femme en sortant des salons parfumés et dorés de Versailles, et se trouvant entourée non-seulement de sang et de massacres, mais de périls menaçant la tête de son mari, jeune comme elle, et d'un enfant au berceau!... Enfin, ils quittèrent la France; et alors, en fuyant ses bords sanglants, on était heureux!... et les enfants ne regrettaient plus même la demeure paternelle. Hélas! dans ces temps de désastres, rien n'était un asile contre la recherche des bourreaux qui avaient soif du sang innocent.

Les fugitifs abordèrent en Amérique, et furent d'abord à Boston. Là, se trouva une retraite pour eux. Mais quel changement pour la femme à la mode, jeune, jolie, gâtée par une louange continuelle sur sa beauté et ses talents[122]! M. de Latour-du-Pin adorait sa femme. Il ne lui reprochait pas ses succès; il en avait joui, car jamais ils n'avaient altéré ses devoirs. Mais à présent, sur la terre de l'exil, à quoi lui serviraient-ils? Une étude approfondie de la Bonne Fermière de M. Parmentier lui semblait préférable à un rondeau de Clementi[123] ou à la Coquette d'Hermann[124]. Tout en étant heureux de la voir échappée à tous ces périls qu'il avait tant redoutés pour elle, M. de Latour-du-Pin gémissait sur l'avenir de sa femme; mais, en bon père et en bon mari, il s'occupait à le rendre moins sombre que celui de beaucoup d'émigrés qui mouraient de faim, quand le peu d'argent qu'ils avaient emporté avec eux était épuisé. Il ne savait pas l'anglais; mais madame de Latour-du-Pin le parlait à merveille. Ils logeaient chez une dame Muller qui était une bonne bourgeoise américaine[125] pleine d'attention et même d'admiration pour madame de Latour-du-Pin. Son mari craignait pour elle l'ennui des conversations éternelles de cette femme. Quelle différence de celles de M. de Narbonne, de M. de Talleyrand, de cette fleur de la noblesse et de la bonne compagnie de France! Quand M. de Latour-du-Pin pensait à cette transition si triste et qu'il y pensait loin de sa femme, tout en labourant le jardin de la chaumière qu'ils allaient habiter, il lui venait au cœur une telle douleur qu'il n'osait lever les yeux sur sa femme en rentrant chez madame Muller, de peur de trouver les siens rouges et gros de larmes.

Cependant madame Muller lui secouait les mains et lui répétait toujours: Happy husband! happy husband[126]!

Enfin vint le jour de la translation de la famille fugitive de la maison de madame Muller dans la chaumière qui devait voir des jours au moins à l'abri du besoin!... Tout le domestique se composait d'un nègre qui devait être maître Jacques: jardinier, domestique et cuisinier! C'était cette dernière fonction que M. de Latour-du-Pin redoutait le plus de lui voir exercer!

Eh! qui n'a pas compris, dans tout le cours de notre Révolution, le malheur de souffrir de cette manière pour un être chéri! combien les privations qu'il supporte vous blessent le cœur! Comme vos yeux suivaient tous ses mouvements pour juger de ses impressions!... Ah! j'étais bien enfant à cette époque de nos malheurs, et ce souvenir[127] est cependant toujours aussi déchirant!...

Le moment du dîner approchait. M. de Latour-du-Pin fut dans son petit jardin pour cueillir quelques fruits. Il y demeura le plus longtemps qu'il put; en rentrant il demande sa femme et la cherche,... entre dans la cuisine,... ne voit qu'une jeune paysanne qui, le dos tourné à la porte, pétrissait un pain. Ses bras, nus jusqu'au-dessus du coude, étaient éblouissants de blancheur. M. de Latour-du-Pin fait un mouvement, elle se retourne... C'était sa femme!... ayant dépouillé ses robes de mousseline et de soie... pour revêtir, non pas un habit de paysanne pour jouer la comédie, mais bien pour servir à une vraie fermière. En apercevant son mari, elle rougit, et joignant les mains:—Oh! mon ami, lui dit-elle, ne vous moquez pas de moi!... Je suis aussi habile que madame Muller!

M. de Latour-du-Pin, trop ému pour pouvoir parler, la prend dans ses bras... l'interroge... Il apprend que, pendant qu'il la croyait livrée au désespoir, elle avait employé ce temps beaucoup plus utilement pour le bonheur de leur avenir. Elle avait pris des leçons de madame Muller et de ses domestiques, et en six mois elle était devenue une très-bonne cuisinière, une ménagère parfaite... et avait dévoilé toute une nature angélique et une âme d'une grande force...

—Si vous saviez comme c'est facile, mon ami[128]! dit-elle à son mari. Ce qu'une paysanne met quelquefois un ou deux ans à comprendre, l'est d'abord par nous!... Maintenant nous serons heureux. Vous ne craindrez plus l'ennui pour moi... et moi je n'aurai plus vos doutes à supporter sur mon habileté, dont je vous donnerai des preuves, ajouta-t-elle en souriant... Allons, vous devez nous donner une salade, je vais achever mon pain pour demain. Mon four est chaud. Nous avons aujourd'hui le pain de la ville; mais désormais ce soin-là me regarde.

À partir de ce moment, madame de Latour-du-Pin fut ce qu'elle avait promis. Elle voulut de plus aller elle-même au marché de Boston vendre ses légumes et ses fromages à la crème! Ce fut dans une de ces courses que M. de Talleyrand la rencontra... Le lendemain, il fut la voir et il la trouva au milieu de ses poules, de ses pigeons, de sa basse-cour... Enfin, elle était, je le répète, ce qu'elle avait promis d'être. De plus, ce genre de vie avait été salutaire pour elle. Son travail était moins rude, au fait, que trente nuits passées au bal dans un hiver. Sa beauté[129], qui était remarquable dans la galerie de Versailles, était devenue éclatante dans sa chaumière du Nouveau-Monde. M. de Talleyrand le lui dit.

—Vraiment! répondit-elle naturellement et sans rougir, vraiment! le trouvez-vous? J'en suis ravie, une femme tient toujours un peu à ses avantages personnels.

Dans ce moment le nègre entra dans le petit parloir avec sa casaque toute déchirée au milieu du dos. Il se met devant madame de Latour-du-Pin et lui dit:

Maîtresse, raccommode casaque à moi, qui vient de déchirer.

Et sans interrompre la conversation, madame de Latour-du-Pin prend une aiguille et raccommode la casaque du nègre tout en causant avec un charme de simplicité vraiment touchant.

Le souvenir de cette petite aventure avait un moment frappé M. de Talleyrand: aussi la racontait-il avec un accent tout particulier qui avait vraiment de l'éloquence du cœur. Qu'on juge avec son esprit ce que cela devait produire! Voilà où M. de Talleyrand est unique.

C'est aussi dans sa parole, dans sa manière de construire ses phrases. J'ai longtemps cherché quel était le mécanisme de cette conversation, toute composée de riens ou de choses souvent ordinaires, car nous n'avions pas toujours de bonnes fortunes comme l'histoire de madame de Latour-du-Pin; mais ce mécanisme, je ne l'ai pas trouvé. Il n'existe pas; c'est l'art naturel de parler, inculqué dès l'enfance à ceux qui en font usage, leur bon goût personnel leur enseignant plus tard l'usage qu'il en fallait faire. Ils ne savaient aucunement se donner ce que nous cherchions à découvrir en eux; et lorsque l'Empereur voulut former des maisons et des sociétés, il créa bien des maisons où l'on recevait... mais des causeries, il n'en créa pas là où elles n'existaient pas avant lui. Aussi qu'arriva-t-il? C'est qu'à sa chute tout tomba avec lui.

Parmi les hommes d'esprit que je voyais souvent, il en était un qui ne venait guère chez moi que le matin... ou, s'il venait dîner, c'était pour partir immédiatement après. Le cardinal ne l'aimait pas, et il le savait. Cet homme était Dussaulx.

Dussaulx avait été non pas révolutionnaire, mais peut-être plus que cela, parce que, comblé par les financiers et les receveurs-généraux, il avait écrit, à l'époque où les malheurs de la France étaient à leur comble, des choses qui font frémir sur la haute finance, à laquelle il était redevable du peu qu'il avait. Mon père l'avait obligé en lui prêtant de l'argent à son entrée dans le monde, et sa reconnaissance fut aussi longue que sa vie. Ma mère, accoutumée à accueillir tous ceux que mon père avait accueillis, reçut Dussaulx lorsqu'après avoir été[130] fructidorisé, à ce que je crois, il revint à Paris après avoir vécu longtemps caché; mais un jour, le prince de Chalais, ami de ma mère, se trouvant chez elle avec Dussaulx, répéta à ma mère le propos écrit et imprimé par lui!... Ce propos, trop infâme pour que je le répète ici, nous fit horreur!... Il ne l'avait que trop écrit!... mais il en avait du remords, et depuis il écrivit beaucoup sur Robespierre, et attaqua le comité de Salut public avec une verve qui versa encore plus de haine sur les chefs de la sanglante tyrannie populaire... Après le 9 thermidor, il se mit avec Fréron, autre homme de l'époque, chantant la palinodie après la chute des siens... Leur journal était une feuille périodique appelée l'Orateur du peuple... Le Véridique ensuite fut rédigé par lui...

Dussaulx était un des hommes les plus habiles, pour critiquer un livre, que j'aie connus, Hoffmann et M. de Feletz exceptés... Il y avait une moquerie sérieuse et consciencieuse dans la critique de Dussaulx, qui portait un coup mortel à celui qu'il frappait. Sa critique était terrible, parce qu'elle était toujours juste. Comme son esprit était fort remarquable, il ne manquait pas de saisir le côté ridicule de la pièce ou du livre, et il partait d'un point vrai. Il lisait avant de faire son article, et ne chargeait pas, comme je sais que font beaucoup de critiques, un secrétaire de lire pour eux, ou bien une maîtresse, une femme, une sœur dont les unes s'endorment quelquefois sur le livre qu'elles ne comprennent pas, et l'autre ne lit pas toujours ce qu'il doit lire pour faire son extrait. Dussaulx était critique comme Colnet, par exemple... Voilà encore un critique qui connaissait les devoirs d'un critique; il savait, comme Dussaulx et comme Salgues[131], aussi dire du mal du livre sans dire du mal de l'auteur: il est vrai que c'est la chose difficile en critique. Rien n'est plus aisé à mettre au bout de sa plume que des sottises grossières et très-souvent mensongères; mais une critique saine, éclairée, voilà ce qui prend un temps qu'on ne veut pas lui donner. On va en chemin de fer sur la route de la critique... Il suit de là qu'on ne voit et qu'on n'entend pas ce qu'on lit et ce qu'on écrit, et que souvent on parle à faux d'une chose qui n'est même pas dans votre livre. Cela m'est arrivé à moi, ainsi vous pouvez m'en croire.

Dussaulx était sévère dans ses critiques; il était judicieux, et son style était remarquable; mais pas toujours, il était inégal... Il travaillait, à l'époque où je le voyais, au Journal des Débats, qui s'appela ensuite Journal de l'Empire... Plusieurs écrits détachés sur la Révolution ont ajouté à sa réputation littéraire, entre autres un fort court, mais étincelant de beauté, intitulé Robespierre dévoilé... Chénier avait Dussaulx en horreur. Il l'appelait un frère perfide.

Chénier ne venait pas chez moi, et à mon grand regret. Je ne voyais en lui que l'homme de lettres, le poëte, et non pas le Caïn que le parti contraire s'obstinait à trouver dans cet homme. Je le voyais dans une maison tierce, et assez souvent. Une fois j'eus le malheur de prononcer son nom devant M. d'Abrantès; il me regarda avec colère, et me dit:—Rappelez-vous que jamais l'homme qui a fait ce vers:

Le tyran dans sa cour remarqua mon absence, etc.[132]

n'entrera de mon consentement dans ma maison.

Je me le tins pour dit.

Un autre homme de talent, que je voyais beaucoup avant son malheur, c'était Legouvé[133]... J'aimais à la fois son talent et son esprit, tous deux avaient une sorte d'abandon qui me plaisait; il ne préparait jamais sa conversation, comme beaucoup d'hommes de lettres de son temps. Il avait pour ses ouvrages des prédilections incroyables. Croirait-on qu'une pièce qu'il préférait à tout ce qu'il avait fait était une certaine œuvre faite en commun d'abord avec Laya, qu'il aimait tendrement, intitulée:

«La mère des Brutus à Brutus son mari, en revenant du supplice de ses fils.»

Le sujet et le titre étaient réclamés par Legouvé comme son bien, et il entrait dans des fureurs comiques lorsque je lui disais que personne ne les lui disputerait...

Legouvé était le plus excellent des hommes, d'un caractère doux et rêveur. En lisant ses ouvrages, on reconnaît ce type particulier de son talent; nullement affecté dans sa conversation, d'une société aimable et sûre, d'une rare bonté, son commerce avait des charmes qu'on trouvait rarement alors dans celui des autres gens de lettres; ils étaient gourmés dans leur manière d'être. Qu'il était amusant lorsqu'on voulait lui faire dire du mal de ceux qui l'avaient critiqué! Il ne comprenait pas la haine ni la vengeance. La Harpe avait été indigne pour lui dans sa critique de la Mort d'Abel, qui après tout avait un grand charme, je l'avoue, et non-seulement à la lecture, mais à la représentation. Eh bien! Legouvé n'aimait pas qu'on dît du mal de La Harpe devant lui!

On trouvait du calme, du repos dans les scènes primitives et patriarcales de la mort d'Abel, qui nous reportaient aux premiers jours du monde dans un moment où les chemins étaient encore couverts de proscrits, les places publiques de sang innocent, et les prisons remplies de victimes. On trouvait une sorte de fraîcheur dans la peinture de ces mœurs de nos premiers pères, à côté des premiers sentiments de la haine surtout, apparaissant tout à coup avec ses douleurs, ses jalousies, ses vengeances et toutes les passions honteuses qui dérivent d'elle... Mais elle ne tient qu'une place dans la pièce de Legouvé; on voit qu'il trouvait bien plus de plaisir à faire les scènes champêtres et les scènes d'amour et de paix que les querelles violentes. La catastrophe[134] est horrible.

Legouvé étant un jour à Bièvre, chez moi, en admirait la belle vallée, depuis Jouy jusqu'à Virginie... Il me dit qu'il voulait faire une idylle sur la vallée de Bièvre; il était alors midi: il part... demeure trois ou quatre heures absent, et revient avec une pièce de quarante à cinquante vers, l'une des plus charmantes choses qu'il ait faites, même en y comprenant le Mérite des femmes, cet ouvrage qui eut un si prodigieux succès, que Legouvé, toujours simple et naturel et d'une grande modestie, quoiqu'on ait dit le contraire, contestait fort plaisamment. Je ne sais ce que devint cette idylle écrite au crayon, et qui ne fut pas autrement revue; ce fut M. d'Abrantès qui la prit.

Sa tragédie d'Epicharis a de grandes beautés; il y a mis de son âme, qui était belle, noble et généreuse. Tacite lui a fourni le texte et une partie des incidents; mais encore dans Epicharis on retrouve cette pureté de diction que Legouvé a toujours eue pour première qualité de son talent.

Le Mérite des Femmes, et je dois le dire, toute femme que je suis, était sans doute un ouvrage parfaitement fait; mais il avait un défaut sur lequel il était fort curieux de nous entendre discuter ensemble; c'était la perfection des noms qu'il chantait. C'est partout des stations à faire. Il n'y a pas un nom qui ne demande une prière; la perfection partout, enfin!

—Mais que vouliez-vous que je fisse, dès que je chantais les femmes? me disait-il tout ébouriffé de me voir prendre parti contre lui parce qu'il nous présentait trop parfaites, nous autres femmes... Je ne pouvais chanter que des vertus!

Il avait raison; mais j'aimais à le pousser non pas pour le mettre en colère, mais pour qu'il sortît un peu de son caractère. Et cet effet avait toujours lieu lorsque je lui disais:

—Legouvé, il faut faire un ouvrage pour pendant à votre Mérite des Femmes. Il faut faire les Crimes des Femmes... Vous y mettrez Catherine II, Élisabeth, Christine, Tullie, Messaline, Agrippine, Marie et Catherine de Médicis...

—Assez, assez! s'écriait-il alors en se levant et frappant dans ses mains. Pour Dieu, laissez-moi respirer après cette nomenclature de monstres...

—Attendez, je n'ai pas fini... Et je reprenais: Jeanne de Naples... la Cenci... Marie Stuart!..

Oh! alors, ici il entrait dans une vraie colère... c'était entre nous un sujet interminable de dispute. Lui voulait canoniser Marie Stuart; mais moi, je la vois ce qu'elle est, une ravissante créature, sans doute, mais coupable, non-seulement de tenir une conduite irrégulière, mais d'avoir connu l'assassinat de son mari Darnley. Plaisanterie cessante, je soutenais une thèse facile à discuter, parce qu'elle était juste.

Legouvé fut perdu pour ses amis même avant sa mort. Cet esprit si doux, si aimable, s'altéra et devint presque nul!... Des chagrins, des malheurs dont la blessure[135] cachée par lui versait goutte à goutte le sang de la plaie dans l'âme, lui causèrent un dérangement total dans ses facultés intellectuelles. Il se retira du monde. Cet adieu fut pénible à tous ceux dont il était aimé... Cependant il redevint encore lui; quelquefois on le retrouvait encore. Mais un jour, étant à la campagne chez mademoiselle Contat (alors madame de Parny), il tomba assez malheureusement pour que cette chute amenât le dérangement total de ses facultés.—Il perdit la raison, mais toujours par une cause spéciale et qui a sa source dans la chaleur de son âme, la bonté de son cœur. S'il eût été moins aimant, il vivrait encore peut-être.—Un homme de lettres, de cette même époque que Legouvé, et qui vit encore tandis que sa victime est dans la tombe, pourrait, s'il le voulait, donner de curieux détails sur la cause de la folie du malheureux Legouvé... J'avoue que cet homme, quelque esprit qu'il ait, m'a toujours déplu, en raison de l'affection que j'avais pour Legouvé[136]...

Avec Legouvé, je voyais aussi Lemercier chez moi... C'était le même esprit, doux et charmant dans la conversation, mais avec plus de trait, si l'on peut dire ce mot tout français et qu'on ne pourrait traduire. Lemercier était aussi plus profond, et en même temps il est parfaitement aimable; il avait de cette amabilité sociale d'autrefois et les plus douces manières. Sa causerie reposait et attachait en même temps. Il contait surtout admirablement, avec un sotto voce parfaitement harmonieux. Sa figure était agréable, sans être belle; sa taille petite et son ensemble maladif, comme il l'était en effet presque toujours. Il disait les vers avec une bonne diction, mais une lettre qu'il ne pouvait pas bien prononcer (L) donnait quelque chose d'étrange à sa diction. Il avait eu une querelle avec l'Empereur, et l'on prétendait que cela devait m'empêcher de le voir.

—Pourquoi donc cela? répondis-je; si M. Lemercier parlait mal de l'Empereur devant moi, je comprends que sa présence serait inconvenante dans ma maison. Mais il a trop bon goût et moi aussi pour que la conversation ne tourne pas vers un autre sujet que celui-là.—

En effet, jamais Lemercier ne m'a parlé de l'Empereur. Un jour il me dit:

—Il faut que je vous lise une pièce de moi qu'ils ne veulent pas jouer aux Français.

—C'est donc à faire un aussi beau vacarme que Pinto?—Il sourit... il ne pouvait se fâcher, il connaissait mon opinion sur Pinto, que je regardais dès lors comme un chef-d'œuvre dramatique.

—Si je donnais ma pièce, on sifflerait encore plus qu'à Pinto.

—Ce n'est pas possible.

—C'est vrai; mais ici, il y a des capucins, des cardinaux... on a ramené le clergé et toutes ses bannières... Jugez quels cris on pousserait, joints aux sifflets, en admettant que la censure laissât passer l'ouvrage.

—Eh bien! venez nous la lire; ici vous êtes sûr d'être jugé ce que vous êtes, un homme de talent et de mérite. Nous n'avons pas de partialité de parti.

Il ne voulut qu'un auditoire peu nombreux. Il vint la lire lui-même, et sa pièce eut un grand et beau succès.

C'était la Journée des Dupes, belle composition, non-seulement dramatique, mais politique et morale. Je n'ai pas entendu de pièce qui, à la lecture, m'ait autant amusé que celle-là.—

Les artistes que je voyais dans mon intimité étaient tous aimables et sociables, à part leur talent et leur spécialité. C'étaient Garat, Crescentini, mademoiselle Duchamp, Nadermann, Frédéric Duvernoy, Boïeldieu, Nicolo-Isouard, Dusseck, Steibelt, Drouet, Libon, Hulmandel, et une foule d'autres noms également connus.

Garat, Nadermann, Steibelt, Crescentini et Libon étaient les plus assidus chez moi. Steibelt était mon maître de piano et Libon m'accompagnait; il accompagnait aussi mes enfants.

Garat a été fort connu comme chanteur de romances, mais non pas comme il aurait fallu qu'il le fût comme homme du monde. Garat était fort spirituel; il avait une tournure de phrase que je n'ai vue qu'à lui, et cette originalité avait d'abord du piquant et presque toujours du charme. Jamais je n'ai eu Garat pendant toute une soirée chez moi sans qu'il laissât échapper un mot spirituel, fin et très souvent mordant. Quelle ravissante manière de chanter! comme cet homme accentuait!... comme il comprenait Gluck!... Il avait toujours quelque histoire sur Gluck, ou sur Mozart, ou sur Beethoven. Une particularité du caractère de Garat, c'est la bonne foi avec laquelle il reconnaissait le talent dans autrui; ainsi Crescentini, lorsqu'il chantait, trouvait toujours Garat au bout du piano l'écoutant avec l'admiration la plus profonde.

—Voilà du chant! disait-il un jour, après avoir entendu chez moi chanter à Crescentini le bel air: Ombra adorata aspetta; voilà comme on chante...

Nourrit le père, qui était bien loin de chanter et surtout de jouer comme son fils, débuta vers ce même temps dans je ne sais plus quelle pièce, et dans le Devin du Village[137]. Garat me demanda la permission de me l'amener pour me le faire entendre. Il chanta, sa voix était ravissante, mais il ne me fit aucune impression... Garat était sur des charbons ardents:

—Comment chantes-tu ce morceau? disait-il en faisant grimacer encore plus sa figure de singe. Il se mettait alors en attitude et chantait:

Je vais revoir ma charmante maîtresse,
Adieu plaisirs, grandeurs, richesse, etc.

N'as-tu donc pas une maîtresse que tu aies quittée pendant un mois et que tu vas revoir? s'écriait Garat en colère.—

Garat avait une main estropiée et ne pouvait s'accompagner; jamais il n'avait pu trouver, disait-il, un homme capable de l'accompagner que Carbonnel... Carbonnel était l'homme, en effet, qui connût le mieux toutes les nuances de l'accompagnement...

Garat ne s'accompagnait avec deux doigts que des boléros ou des airs basques, qu'il chantait dans la perfection... et puis de petits airs italiens de Crescentini, comme: Clori la pastorella,—Numi se giusti siete!... Addio! Il chantait tout cela comme un homme possédant à fond la science du chant; et c'est cet homme que j'ai entendu accuser de ne pas savoir la musique[138]!... Cela me rappelle ce que lui disait Sacchini:

Vous êtes la musique même...

Garat était royaliste au fond du cœur, et quand on le pressait un peu, il chantait admirablement l'air de Pauvre Jacques!...

Crescentini, après avoir fait les délices de Lisbonne, de Madrid et de l'Italie, vint à Paris pour y avoir les mêmes triomphes. À Madrid sa voix se perdit presque entièrement; mais il lui restait son admirable méthode, qui n'a pas de supérieure... cette divine mélodie donnée aux notes et aux cordes vocales par la volonté d'un homme qui, n'ayant plus de voix, s'en fait une et se fait admirer, fait pleurer et soulève toutes les émotions avec sa voix factice, mais dans laquelle est passée son âme!...

Crescentini est bien vieux, et pourtant dans la Parthénope, la ville aux chansons, aux fêtes d'harmonie, Crescentini a été choisi pour diriger le conservatoire... Honneur à lui! il fera de bons élèves.

Jamais je ne perdrai le souvenir de madame Grassini et de Crescentini dans Roméo et Juliette, au troisième acte surtout, lorsque, trouvant Juliette dans la tombe, Roméo la reconnaît et s'empoisonne... Alors commençait le duo, chef d'œuvre de Zingarelli:

Odiosa mi si rende questa mia vita!...

Non! jamais l'acteur le plus tragique, le plus dramatique dans son jeu, ne le fut au delà de Crescentini dans cette admirable scène où Juliette s'éveille au moment où le poison agit déjà sur son amant!... Ce fut en lui voyant jouer Roméo et Juliette, et surtout après la belle scène du duel, que l'Empereur donna la croix de la Couronne-de-Fer à Crescentini.

Nadermann avait, avec son beau talent, le meilleur et le plus excellent caractère. Lorsque mon frère était ici, il ne faisait alors que peu de musique chez moi; c'était Albert qui était et prétendait être mon barde. Mais autrement nous jouions très-souvent des duos de harpe et de piano, Nadermann et moi, et il composait ces morceaux exprès pour nous. Qui ne connaît pas en Europe le duo de Nadermann, pour piano et harpe, dédié à madame Junot? il fit ce morceau exprès pour un concert qui eut lieu au Raincy[139]. Il avait un beau talent de composition, Nadermann. Frédéric Duvernoy venait aussi se joindre à nous quand nous étions au Raincy et que nous faisions de la musique dans le grand salon, formant à la fois salon de musique et billard.—Libon avait un charmant talent: doux comme son esprit et ses manières, qui sont excellentes.

Steibelt était un type à part des autres artistes qui venaient chez moi; estimé comme talent, mais méprisé comme homme, il avait une détestable réputation qu'il soutenait avec une rare impudence. Jamais il n'abaissa son regard devant celui d'un honnête homme, si l'honnête homme était un ignorant en musique. Il avait une profonde indifférence pour la valeur des jugements du monde, et toute sa crainte, son unique volonté était non pas d'être mal jugé, mais de ne pas faire effet.

Lorsque je le pris pour maître, on s'empressa d'avertir mes femmes de ne laisser traîner aucun bijou, aucune chose précieuse... C'était merveilleux comme sa réputation était faite et établie.—Quel malheur! quelle affliction pour la femme de cet homme de voir un aussi beau talent plongé dans une impénitence finale qui devait naturellement abrutir son talent! Je ne suis pas de l'avis de ceux qui disent:

—Qu'importe! voyez Mozart!...

Eh bien! Mozart eût peut-être fait un chef-d'œuvre au-dessus de Don Juan s'il eût été un autre homme.—Et puis Mozart ne faisait rien contre l'honneur... Au reste, je dois dire que Steibelt n'a rien pris chez moi que mon argent, pendant les deux ans qu'il a été mon maître; mais il l'a bien gagné. Jamais je n'ai vu mieux donner leçon. J'ai vu Steibelt passer une heure à me faire jouer la première page de la fantaisie de Bélisaire, pour que je la lui fisse entendre comme il le voulait. Sans doute, il était fort négligent; mais il ne l'était que lorsqu'il voyait que l'élève ne faisait rien: alors il pensait à autre chose.

Quel talent! quelle puissance d'exécution! Listz et lui, voilà les deux hommes qui m'ont émue sur le piano. Steibelt a le premier révélé la musique romantique; la première fantaisie avec le même mode de variations, par triolets, en mineur, par octaves, fut faite par lui.—C'est toujours sa belle fantaisie des Mystères d'Isis, puis celle de Bélisaire, qu'on imite aujourd'hui... Lorsqu'il jouait devant des gens capables de l'apprécier, il s'élevait jusqu'au sublime dans les sons harmoniques; ces tremendos qu'il employait si à propos et que ceux qui ne l'ont pas entendu ne savent pas encore faire, quelque progrès, quelque immense progrès qu'ait pu faire le piano depuis lui!—Cette manière de bouleverser un instrument, je ne l'ai vue, je le répète, qu'à Listz. M. de Thalberg[140] me rappelle Dussek davantage, mais Steibelt m'est représenté avec le progrès dans Listz; car on peut dire que Steibelt est le fondateur de la musique romantique pour le piano.

Steibelt était le plus étrange des hommes: il fallait l'écouter; autrement il agissait singulièrement, comme on le va voir.

Un jour il était au Raincy. Il y avait eu une grande chasse, et M. d'Abrantès avait engagé beaucoup de monde à dîner, entre autres le cardinal Maury... Après le dîner, le cardinal, qui, à son ordinaire, avait parfaitement officié, se mit dans un grand fauteuil contre une des colonnes qui séparent les deux salons, et se crut bien à l'abri de l'œil investigateur de Steibelt, qui regardait partout, avant de commencer, pour savoir s'il n'y avait pas dans le salon quelqu'un qui lui déplût; le cardinal abhorrait la musique; en général, il n'aimait pas les arts et n'y entendait rien... Steibelt commença. C'était un morceau d'inspiration et d'improvisation sur un charmant air de son bel opéra de la Princesse de Babylone, qu'il a composé presque en entier chez moi... Il avait bu ce jour-là du vin de Champagne frappé et du vin de Madère excellent, et sa verve musicale était aussi fervente que jamais... Tout à coup il s'arrête, et un ronflement pareil au grondement d'un taureau se fait entendre... C'était le cardinal, qui s'était endormi presqu'au commencement du morceau et que le voisinage du piano, son ennemi, n'avait pu tenir éveillé... Nos éclats de rire le réveillèrent, mais à demi... Il entr'ouvrit les yeux... voulut parler; mais sa langue lourde et empâtée refusa le service, et il retomba. Steibelt s'inclina, comme pour demander pardon; puis il se remit au piano... Mais qui le connaissait pouvait voir combien il avait d'humeur. Cependant, à mesure qu'il avançait dans son improvisation, son succès parmi nous releva son moral... Sa tête ne demeura plus penchée... Il regarda autour de lui avec orgueil... La chose allait donc bien, lorsqu'à un passage qui demandait de la douceur et l'absence des pédales, que Steibelt employait beaucoup, comme on le sait, le ronflement domina le piano à un tel point que tout le monde se mit à rire. Steibelt, furieux, imagina une singulière vengeance: il calcule en un moment la composition de l'accord le plus discordant du clavier, et alors, employant toute la force de ses deux poignets et de la pédale, il frappa cet accord aux oreilles du cardinal, et puis quitta le piano et s'en alla en disant: J'aimerais mieux jouer devant un buffle de la campagne de Rome.

Le cardinal, réveillé en sursaut par cette harmonie diabolique, après s'être endormi au son d'une musique céleste, fit un bond en l'air, et retombant sur sa bergère, à peine éveillé, il se crut en enfer. Malgré l'inconvenance de la conduite de Steibelt, que nous aurions dû réparer au lieu de l'augmenter, nous nous mîmes tous à rire avec un abandon qu'excitait d'ailleurs la figure du cardinal... Mais ce ne fut pas long, et le calme se rétablit bientôt. Le cardinal convint que le musicien, comme il appelait Steibelt, devait être fâché, et que le sommeil n'est de mise que lorsqu'on est dans son lit: tout en racontant cela il prenait congé, et s'en allait en bâillant.

On courut après Steibelt, qui était dans le parc à se promener avec Nicolo, avec qui il logeait dans la maison Russe[141], en face du château. M. d'Abrantès avait beaucoup d'humeur de ce qu'il avait fait, et me gronda beaucoup aussi d'avoir ri... Je défendis Steibelt ainsi que moi, en disant que l'inconvenance était bien plutôt dans l'homme qui dort dans le salon d'une femme où se trouvent d'autres femmes... M. d'Abrantès et ces messieurs me donnèrent enfin raison... mais Steibelt était furieux. Dormir aux chants des Gangarides! s'écriait-il,... le plus beau chœur de l'opéra!...

Il emporta cet opéra en Russie. Je ne sais s'il l'a donné.

Je viens de nommer Nicolo Isouard. C'était un de mes plus intimes habitués. J'ai rarement rencontré dans le monde un artiste aussi complaisant, aussi bon; il avait la tête folle, mais bien du talent. Le Médecin turc,... Joconde, le charmant opéra de Joconde, le premier acte de la Lampe merveilleuse, si différent des autres, une foule de productions détachées, font preuve du talent musical de Nicolo... Mais ce que ses amis seuls connaissent, c'est son esprit gai, actif..., son caractère serviable..., son inépuisable bonté. Toujours prêt à partir pour Rome, s'il l'avait fallu, pour rendre service n'importe à qui... Nicolo chantait, sans voix, tout ce qu'on lui présentait. Il contrefaisait toutes les voix de l'Opéra, des Bouffes, de l'Opéra-Comique... Martin était copié par lui, derrière un paravent, de manière, non pas à s'y tromper, mais à faire rire par la ressemblance de l'accent... Jamais Nicolo ne fut arrêté un instant, quand il entrait une fois dans une affaire comme dans une plaisanterie. Souvent, au Raincy, à Bièvre ou à Neuilly, après avoir fait de la musique, nous voulions danser... Alors Nicolo prenait un violon, grimpait sur une table, et nous jouait des contredanses, ayant une paupière retroussée, des manches d'habit venant au coude, et mêlant un couplet de complainte à chaque figure... Alors c'étaient des rires fous qui duraient toute la soirée.

Deux amies logeaient avec moi à Paris et à la campagne, et deux femmes des aides-de-camp de M. d'Abrantès venaient dîner avec moi tous les jours. L'une était madame de Grandsaigne, femme du colonel Grandsaigne, premier aide-de-camp, et l'autre, madame Thomassin, femme d'un chef d'escadron, aussi aide-de-camp de mon mari...

Celle de mes amies qui logeaient avec moi, que je regardais et regarde encore aujourd'hui comme ma sœur, est madame la baronne Lallemand. Jamais on ne vit une plus charmante créature: grande, élancée, une taille de jonc, fine, ronde et déliée, un regard ravissant donné par de grands yeux bleus... une abondance de cheveux châtains tombant sur des épaules admirables, des dents de perles, une main, un pied d'enfant. Tout, dans sa personne, était enchanteur: aussi quel effet elle produisait lorsqu'elle allait dans le monde!... J'en étais fière. Mes enfants étaient encore trop jeunes pour m'occuper en ce genre; toute ma coquetterie de femme, dont je n'ai jamais voulu faire usage pour moi, se réveilla pour Caroline... J'étais fâchée lorsqu'elle n'était pas mise selon mon goût. Son mari était à l'armée, il me l'avait laissée, et je jouissais délicieusement de la société intime de cette compagne, dont l'esprit naïf et fin, le cœur dévoué à l'amitié, n'eut, pendant neuf ans que nous passâmes sous le même toit ensemble, d'autre sollicitude que de m'entourer de soins et d'affection; aussi, quels que soient le temps, les événements, nous nous retrouvons toujours avec notre amitié et nos souvenirs, qui sont purs même d'une pensée de mécontentement[142].

L'autre jeune femme de mes amis qui demeurait avec moi était veuve du général Laplanche-Mortière. Elle était jeune et agréable, petite, mais bien faite. Sa vue était très-basse, ce qui nuisait à ses yeux, qui étaient fort beaux et d'un bleu foncé, avec des paupières noires, ce qui rend ces yeux-là très-rares... Madame Mortière était douce et d'un commerce agréable. Elle avait un fort beau talent de dessin, et chantait agréablement... Elle était de mes amies, mais non pas aussi intimement que madame Lallemand. Elle est remariée, et elle est aujourd'hui madame la baronne de Montgardé.

Madame de Grandsaigne n'était pas jolie. Elle était vive, alerte, avait de belles dents qui la rendaient gaie, et souvent la faisaient plus rire qu'elle ne voulait... Mais elle n'avait que ses dents, il les fallait bien montrer... Elle avait l'esprit prompt, la repartie vive, surtout pour une parole sèche... Elle avait de la facilité à toutes choses qui rendaient son commerce agréable. Je montais presque tous les jours à cheval avec elle. Elle y montait comme un jeune garçon, et pouvait au besoin dompter un cheval.

Madame Thomassin était agréable, douce, mélancolique; une prévision de son sort, malgré sa jeunesse, lui disait qu'elle n'avait que peu de jours à vivre... elle était déjà frappée de la cruelle maladie dont elle mourut quelques années après, ayant à peine accompli sa vingt-septième année!...

J'avais aussi près de moi une nièce de M. d'Abrantès, mademoiselle Clotilde Chaudon... Elle avait dix-sept ans. Elle était charmante, faite à peindre, de jolis cheveux blonds, une peau admirable, de belles dents, et tout ce qui pouvait plaire si elle avait eu de jolies mains et de jolis pieds. Clotilde dansait, était assez bonne musicienne, vive comme un lutin, et jolie à l'avenant. On voit que le noyau de la société qu'on trouvait chez moi avant qu'il n'y vînt même un étranger était formé de manière à ne pas faire craindre l'ennui à la personne qui venait passer deux heures avec nous.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE ET DES PORTRAITS DES ARTISTES.

SECONDE PARTIE.

SOCIÉTÉ SOUS L'EMPIRE.

J'ai parlé des hommes de lettres[143] qui venaient chez moi, et dont l'esprit donnait tant de charme à une conversation soutenue, mais non pédante. Maintenant, il faut y ajouter les hommes d'esprit, qui contribuaient autant et peut-être plus que les autres à l'agrément de nos soupers et de nos soirées.

J'ai parlé de M. de Cherval. Son portrait, déjà tracé par moi, ne peut l'être assez souvent; car je l'aime et le respecte comme un père. Son esprit est profond, mais on ne s'en aperçoit pas dans un salon; il conte alors, il cause, et toujours les autres se taisent pour l'écouter. Cela est encore aujourd'hui, et pourtant il a tout à l'heure quatre-vingt-trois ans!

M. de Sainte-Foix était un homme spirituel, un homme du monde, ayant d'excellentes manières et contant des choses du temps passé avec un charme sans pareil, et cela sans prendre l'état de conteur; il avait l'air de céder à une instance. J'avais toujours un nouveau plaisir à l'écouter.

M. de Montrond était aussi un habitué du soir chez moi. Son esprit est connu de tout le monde; ce qui l'est moins, c'est la grande instruction et même la science qui accompagnent cet esprit. Son caractère est un type qui a formé de mauvais modèles, tandis que l'original était inimitable... Il connaissait le monde entier... voyait la bonne et la mauvaise compagnie indifféremment, n'ayant jamais dans l'une le ton de l'autre, et préférant d'ailleurs la bonne, où il passait sa vie. Spirituel autant qu'on peut l'être, il possède le talent assez rare de se moquer des gens tout en les faisant rire. D'une bravoure reconnue, insoucieux de fâcher ou d'être agréable, à moins que ses affections ne soient engagées dans la question, il a une façon de dire qui n'est qu'à lui, et rappelle le genre que devait avoir M. de Grammont... il a cette assurance à la fois insolente et polie qui faisait répondre par M. de Grammont à Louis XIV, qui se plaignait de n'avoir plus de dents:

Eh! sire, qui est-ce qui a des dents?...

Et il lui en montrait trente-deux magnifiques.

À son esprit, M. de Montrond joignait l'usage du grand monde, et avait dans la bonne société les plus excellentes manières. Jamais, par exemple, il n'était grossier, ce que l'on voit si souvent aujourd'hui être pris pour de l'aisance. M. de Montrond disait un mot mordant, jamais malhonnête. Il avait eu de grands succès parmi les femmes, qu'il aimait après ou tout autant que le jeu. Cette vie un peu à la Valmont l'avait jeté dans la route d'une charmante femme, qui était devenue la sienne, et qu'alors il n'avait plus aimée du tout: c'était la duchesse de Fleury[144]. Jamais, au reste, il ne parlait de sa femme; et il venait chez moi depuis bien des années, que je ne me doutais même pas qu'il fût ou qu'il eût été marié.

L'existence de M. de Montrond, sur laquelle beaucoup de gens ont dit des bêtises, comme cela arrive toujours quand on raisonne sur ce qu'on ne sait pas, est beaucoup moins mystérieuse qu'on ne le croit. Il a de l'ambition sans but, ce qui est funeste toujours, mais surtout à l'époque où M. de Montrond marquait dans le monde; il possède d'excellentes qualités... et le prouve en ayant de longues et fidèles amitiés; il est dévoué aux gens qu'il aime: après cela, le nombre en est petit, je le sais, mais la chose alors en est plus certaine. Je l'ai vu fort souvent, non-seulement à Paris, mais à la campagne, aux eaux, dans cette intimité enfin où l'homme ne se masque qu'un jour et se dévoile le lendemain; il donne aux pauvres... Il est bon maître, et tient à honneur seulement de se montrer méchant et frivole, sans être ni l'un ni l'autre, chose à laquelle il a réussi.

M. de Montrond ne contait jamais: il était en cela le contraire de M. de Sainte-Foix; lorsqu'il avait cependant quelque bonne chose à dire, alors il s'y prenait de telle manière, qu'il faisait autrement qu'un autre et si différemment, il mettait, par exemple, tant de sérieux à dire l'aventure la plus bouffonne, qu'il fallait renoncer à la raconter après lui. Beau joueur en perdant, mais seulement sous le rapport de l'argent, car il était insupportable au whist, qu'il y gagnât ou qu'il y perdît, il était continuellement au moment de se faire une querelle, qu'il aurait au reste parfaitement soutenue.

Enfin, j'ai beaucoup vu M. de Montrond, et crois le connaître assez pour dire que ce qui est pour presque tout le monde est surtout vrai pour lui: c'est qu'il est mal jugé...

Un fait positif, c'est qu'il a des amis qui lui sont attachés depuis quarante ans... Dire et vouloir persuader qu'il est bon, je ne l'entreprendrai pas, non plus que d'indiquer sa conversation comme un cours de morale; mais un homme qui est fidèle à ses affections, quel que soit le vent qui souffle sur elles, n'est pas non plus un méchant homme. Le mal des jugements portés sur des personnages très-connus vient particulièrement de la légèreté avec laquelle on recueille des traditions, sans même s'inquiéter si elles sont plus ou moins fidèles.

M. de Saint-Aulaire, aujourd'hui notre ambassadeur à Vienne, venait aussi chez moi... il était de la maison de l'Empereur, et je l'avais connu avant mon mariage, chez ma mère, où il allait habituellement. Son esprit charmant et doux, ses bonnes manières, sa façon piquante de raconter, sa distraction ensuite parfaitement réelle, lui donnaient un charme tout particulier. Il discutait avec une extrême mesure, et jamais en disputant. Il n'était pas comme beaucoup de littérateurs que je connais, qui, à peine dans la carrière, jugent et tranchent sur les plus belles renommées, et se croient Lamartine ou bien Victor Hugo pour avoir fait des vers... Quant à M. de Saint-Aulaire, il était sociable au-delà de tout ce que je vois maintenant.

Mais un homme qui était pour moi plus qu'un homme aimable, car son cœur et son esprit étaient tous deux dans ce que son affection me témoignait, c'était M. de Narbonne!

Son portrait a souvent été tracé: on a beaucoup parlé de lui; on a beaucoup vanté sa politesse, ses manières distinguées, son esprit même... Eh bien! jamais on n'a pu donner une idée juste, ni tracer même une silhouette ressemblante du comte Louis de Narbonne. J'en parlerai souvent dans le cours de cet ouvrage, et avant d'aller plus loin, je voudrais pouvoir placer ici plusieurs lettres[145] qu'il m'écrivit dans un moment bien pénible. Elles montreraient à quel point M. de Narbonne était aimant et bon. On lui a refusé d'être attaché à ses amis, c'est une calomnie: les amis qui eurent à se plaindre de lui, c'est qu'ils furent, eux, ingrats et perfides. Je sais que depuis la mort de celui qu'ils devaient bénir, loin de l'accuser; je sais qu'ils ont osé élever la voix et parler de la légèreté de cœur de M. de Narbonne... Si son cœur était léger, ensuite, c'est qu'il en avait un; chose fort douteuse chez quelques-uns de ceux qui parlaient ainsi.

Si jamais un portrait écrit fut difficile à faire, c'est celui de M. de Narbonne; il y avait dans sa nature, dans son langage, un charme qui échappait à l'analyse. Il était spirituel naturellement, instruit sans pédanterie, parlant et connaissant à fond plusieurs langues, s'occupant d'études sérieuses sur la guerre et l'administration; d'une bonté de cœur, d'une jeunesse d'âme bien méritoires chez un homme qui avait passé sa vie à la cour, et avait été élevé par une mère tout entière dans ces menées d'intrigues de coteries qui faisaient la vie des gens de Versailles. M. de Narbonne devait être un autre homme; mais sa nature était d'élite, et ces natures-là, loin de se corrompre, se retrempent au milieu du mal... Sans doute il était léger dans beaucoup d'habitudes de la vie, mais jamais, rien de sérieux n'était froissé par lui... Madame de Staël, qui lui avait sauvé la vie en 1792, était pour lui l'objet d'un culte sacré. Il est des affections, disait-il, dont le souvenir est une chose sainte... Il adorait ses enfants, et sa mère était pour lui ce que devait être une mère de l'époque de la sienne, c'est-à-dire qu'il était toujours dans une attitude respectueuse, qui pourtant n'avait rien de ridicule à son âge, et sa mère elle-même était bien ce qu'il fallait pour porter ce nom de duchesse de Narbonne!... Cette vieille femme de la cour de Louis XV, dame d'honneur de Mesdames, qui avait survécu à son temps et à ses maîtres..., ce débris de l'époque de madame Dubarry, je l'ai vue encore bien fraîche de pensées et de souvenirs.

J'ai dit que M. de Narbonne contait peu; son esprit n'allait pas à ce genre de conversation; il ne l'aimait pas: aussi appelait-il M. de Sainte-Foix la sultane Scheherazade. Quant à lui, lorsqu'il contait, on ne s'en doutait pas... C'était un peu M. de Talleyrand, mais lorsque celui-ci était de bonne humeur. Pour M. de Narbonne, il était toujours égal, toujours bon pour ses amis, les écoutant, répondant à leurs chagrins, lorsque lui-même quelquefois était accablé d'ennuis... La perte d'un tel ami devait être et fut en effet douloureusement sentie par moi. L'amie en souffrit par le cœur, la maîtresse de maison ne le remplaça jamais!...

J'ai parlé du cardinal Maury; il était d'une immense ressource dans un salon comme le mien, malgré les inconvénients de sa brusquerie; le cardinal trouvait aussi en moi beaucoup de reconnaissance pour la préférence qu'il m'accordait; il n'allait aussi régulièrement que chez moi...

Millin, conservateur ou directeur du cabinet des Médailles, était aussi de ma grande intimité; il venait chaque jour, et par son heureux caractère, ses connaissances (qu'on lui disputait, mais qui n'en étaient pas moins fort étendues et réelles), son esprit anecdotique et conteur, sa manière d'être toujours vouée à la gaîté, et sa volonté de s'amuser en amusant les autres, avec toutes ses qualités, Millin formait un des appuis les plus solides de notre société. Voulait-on jouer la comédie, Millin prenait le rôle qu'on lui donnait... Il aurait joué le marquis de Moncade, Othello, Crispin ou bien le Misanthrope, avec la même complaisance. Il est vrai qu'il jouait la comédie aussi mal que possible; mais c'est égal... Voulait-on jouer des charades en action, ce que nous faisions très-souvent, oh! alors, Millin était dans son centre!... il distribuait les rôles... mettait les turbans, faisait des casques de papier avec une dextérité admirable, et tout cela avec un sérieux d'autant plus grand, qu'il s'amusait en conscience... Et puis, lorsqu'il voyait qu'on avait assez des charades, des répétitions, il faisait apporter de sa propre bibliothèque, qui était fort belle, une vingtaine de collections de voyages, de costumes, de belles gravures[146], qu'il étalait sur le billard, et là, prenant une queue, il démontrait en nasillant et faisant l'explication des planches. C'était surtout aux portraits de femmes qu'il était comique! Il fallait l'entendre lorsqu'il faisait l'histoire de la sultane Ipomai!... et puis celle du prince Isouf!... Il était alors bien amusant!...

Un autre homme bien spirituel, qui venait aussi souvent chez moi, et n'était pas aussi connu alors qu'il l'a été depuis, c'est M. de Planard... il avait déjà fait à cette époque la Nièce supposée... Il était fort timide, mais fort aimable... il jouait la comédie chez moi à Neuilly, et il excellait avec Millin dans les charades en action.

On rencontrait aussi chez moi Geoffroy de Saint-Hilaire, dont le beau talent rivalisait avec Cuvier, le docteur Hallé, Corvisart, lorsqu'il était à Paris, Desgenettes, qui était mon ami plus que mon médecin, enfin une foule d'autres notabilités parmi les artistes, comme, par exemple, Gérard, Girodet et Augustin[147], ainsi que d'autres gens de lettres dont les noms trouveront leur place à mesure que nous avancerons dans la narration des événements de l'époque. Parmi les hommes du monde remarquables par leur esprit, il faut aussi placer M. le duc Decazes. Il n'était pas alors ce qu'il est devenu depuis, et comme nous l'avons vu peu de temps après l'époque dont je parle; il n'était pas encore un des grands de la terre; mais il était comme toujours un homme parfaitement spirituel, aimable et gracieux, et d'un commerce doux et facile, qui avait un grand charme... Je le voyais souvent; il était un de nos habitués.

M. de Grefulhe, que je voyais aussi beaucoup, était un homme fort remarquable. Son esprit sérieux, qui tout à coup prenait une couleur railleuse, sans amertume pourtant, mais frappant toujours à coup sûr, avait un grand charme d'étrangeté, et cependant il y avait un accord complet en lui. Sa figure et sa tournure, toutes deux d'une grande distinction, ajoutaient à ce que sa conversation avait de puissance; son visage pâle, ses cheveux d'un noir de jais, ainsi que ses yeux; sa bouche, dont le sourire était aussi rare[148] que fin et spirituel, et s'accordait avec son regard et sa parole; sa personne, enfin, était celle d'un homme distingué sous tous les rapports et par tout ce qu'on exige dans la haute et bonne société.

M. Alexandre de Girardin était plus qu'un habitué chez moi; c'était un ami. C'était un homme redouté plus qu'il n'était méchant; on craignait son esprit très-fin et surtout très-clairvoyant pour discerner aussitôt les ridicules; mais excepté cette triste partie de nous-mêmes, je ne l'ai jamais entendu attaquer personne sérieusement; il est au contraire fort dévoué aux amitiés saintes, et depuis plus de trente ans que je le connais, je l'ai toujours trouvé digne d'être mon ami, et je ne dis pas la même chose de beaucoup de gens qui ont la prétention de l'être. M. le comte de Girardin fut longtemps fort à la mode à Paris, où cette mode ne donne guère son sceptre facilement... Il était fort jeune, mais déjà son esprit se montrait tel qu'il est, et malgré son apparente légèreté, il joignait à cet esprit, non-seulement du monde, mais plus sérieux qu'on ne le croit, un cœur parfait pour ses amis. Sa mère avait en lui le fils le plus respectueux et le plus tendre. Au milieu de ses succès les plus bruyants et certes les mieux faits pour tourner une jeune tête, il ne manquait jamais un seul jour d'aller voir sa mère à l'issue de son dîner, qui avait lieu pour elle à cinq heures précises. M. Alexandre de Girardin demeurait auprès d'elle pendant une heure et souvent plus: quelquefois madame T.....n venait le chercher avant l'heure fixée... Il la laissait attendre:

—Va donc, mon fils, lui disait sa mère en souriant.

—Non, non, répondait-il avec une grâce charmante, je ne veux pas perdre un de mes bons moments.

L'homme qui agit ainsi à vingt-cinq ans et dans l'âge des plus fougueuses passions n'est jamais, en aucun temps, autre chose qu'un homme digne d'être estimé, autant qu'aimé de ses amis.

Il contribuait aussi grandement à l'agrément de nos bonnes soirées, lorsque les éternels voyages de l'Empereur permettaient à tout ce qui portait une épée de demeurer à Paris quelques mois.

En remontant aux premiers temps de l'Empire, on trouve une époque assez remarquable, c'est l'établissement de la société et de l'étiquette. Les princesses l'apprenaient, et l'apprenaient vite; quelques-unes furent même tout près de l'impertinence. L'Empereur le sut, et fut très-sévère avec ses sœurs... mais bientôt il eut, lui aussi, une lutte à soutenir avec elles. La princesse Borghèse n'avait que le duché de Guastalla!...—Qu'est-ce que Guastalla, mon bon petit frère? demandait-elle gentiment à l'Empereur. Est-ce une belle grande ville, avec un beau palais et des sujets?...

—Guastalla est un village... un bourg, répondait assez durement l'Empereur, dans les États de Parme et de Plaisance...

—Un village! un bourg! s'écria la princesse en se redressant de sa hauteur sur sa chaise longue... un village!... la date buona, fratello!... et que voulez-vous que j'en fasse?...

—Ce que tu voudras...

—Comment! ce que je voudrai!... Et elle se mit à pleurer.

—Annonciata[149] est grande duchesse!... et elle est ma cadette!... pourquoi donc ne suis-je pas autant qu'elle, au moins?... elle a des états... elle a des ministres!...—Napoléon, lui dit enfin la princesse, je vous préviens que je vous arrache les yeux si je ne suis pas mieux traitée. Et mon pauvre Camille! pourquoi ne rien faire pour lui?

—C'est un imbécile.

—C'est vrai... mais qu'est-ce que ça fait?...

L'Empereur leva les épaules... la princesse pleurait à sanglots... L'Empereur l'aimait, et au fond elle n'était pas méchante... et puis elle était si câline!... si habile à émouvoir!... si belle en pleurant!...

Le résultat de cette attaque fut qu'on donna le pauvre peuple piémontais à gouverner au prince Camille.

Lorsque les autres sœurs virent que les larmes et les scènes avaient du succès, l'Empereur n'en manqua pas, et n'eut plus un moment de repos. La grande-duchesse de Berg voulut la couronne royale, et même un beau royaume, et la princesse Élisa un empire. Tout allait par hiérarchie selon elles, et pas un droit n'était oublié... L'Empereur écouta longtemps en silence, se contentant de ne pas répondre; mais la princesse Élisa n'était pas belle en pleurant, et la grande-duchesse de Berg n'était rien moins que douce: aussi l'Empereur finit-il par se fâcher, et ce fut alors qu'un jour il dit, en frappant du pied:

—Pardieu! ces femmes-là sont étranges! on dirait, en vérité, que nous partageons l'héritage du feu roi notre père!...

Lavalette était aussi, et dans tous les temps, un habitué de ma maison; il était fort aimable et racontait à ravir. Ce fut lui qui, en sortant de chez l'Empereur, nous rapporta ce mot qu'il avait entendu...

Une femme que je voyais très-souvent et avec un charme toujours nouveau, c'était la duchesse de Raguse. Nous étions liées aussi intimement que deux femmes peuvent l'être, et je l'aimais autant qu'on peut aimer une amie... Charmante, gaie, vive, spirituelle, très-instruite, naturelle et possédant tous les avantages d'une haute position dans le monde social, jusqu'à une grande fortune, ce qui la double encore... la duchesse de Raguse était, à cette époque, la plus chère de mes amies, et toutes les fois que j'entendais annoncer son nom, il me faisait le même effet que celui de M. de Narbonne: l'amie était heureuse, la maîtresse de maison contente.

L'esprit de la duchesse de Raguse est d'une nature remarquablement attachante lorsqu'on en a la clef; non pas qu'elle soit difficile à trouver, la duchesse est trop naturelle pour cela; mais elle est peu facile à contenter, et dès que les gens ne lui plaisent pas, elle devient silencieuse et se met à bâiller. Mais qu'elle soit au milieu de gens qui lui conviennent ou qu'elle aime, alors son esprit a des éclats, des jets d'une lumière non-seulement brillante, mais chaleureuse; elle est à toutes les questions; elle comprend tout ce qui se dit... Que de journées délicieuses j'ai passées avec elle!... seules toutes deux, à Viry, dans une maison dont elle a fait un paradis!... C'est là qu'il la fallait entendre et voir!...

Elle était de ma grande intimité. Son mari était le frère d'armes que M. d'Abrantès aimait le mieux et le plus; ils avaient été élevés ensemble au collége de Châtillon-sur-Seine, et depuis, cette liaison d'enfance avait pris des forces dans la fraternité d'armes qu'ils contractèrent à l'armée d'Italie, où tous deux étaient aides-de-camp du général en chef.

Un homme que je n'ai pas encore nommé, et qui était, à cette époque, l'homme le plus remarquable, peut-être, de la Cour impériale, et qui était de ma société intime, c'est M. le comte de Forbin!... Jolie tournure, figure agréable, esprit charmant, talents distingués, naissance honorable et belle, caractère facile, manières exquises de politesse et de bon goût... M. de Forbin possédait tous ces avantages à un degré fort éminent; il était aussi un de mes habitués. Il y a bien de la tristesse dans ce souvenir!...

J'étais établie au Raincy après le départ de l'Empereur pour l'Allemagne, lorsque M. d'Abrantès me dit qu'il fallait me disposer à recevoir les princesses et l'Impératrice, mais chacune séparément, pour que les honneurs fussent faciles à rendre; et il avait raison, car, malgré la hiérarchie toute naturelle, il fallait toujours que les princesses, surtout la princesse Pauline, fussent en première ligne.

L'Impératrice et la Reine Hortense vinrent les premières. L'Impératrice avait avec elle madame de Rémusat, madame de Lavalette, madame d'Arberg et M. de Beaumont. La Reine avait madame de Brock, et je ne me rappelle plus le nom du chambellan.

La journée était superbe; nous montâmes tous dans des calèches en forme de gondoles, et faites pour parcourir facilement les routes ferrées du parc du Raincy, et même les belles routes de la forêt de Bondy, dont nous avions la jouissance pour chasser, et dans laquelle nous nous promenions tous les jours. Une chasse au daim avait été ordonnée dès la veille, mais dans l'intérieur du parc. Plusieurs hommes, désignés par l'Impératrice, étaient venus dès le matin pour se trouver au Raincy au moment de l'arrivée de Joséphine, qui, selon sa coutume, fut d'une ponctualité admirable[150]. Tous les hommes désignés avaient été invités pour le déjeuner; dans le nombre était M. de Montbreton, premier écuyer de la princesse Pauline; il était depuis longtemps l'ami de ma famille et le mien: son aimable esprit, sa bonté, sa vivacité et sa joyeuse gaîté surtout, qui doublait toujours celle de la moindre réunion où il se trouvait, le faisaient aimer de tous ceux dont il fréquentait la maison. Leste, gai, vif, chasseur déterminé, sonnant comme un maître, on le voyait toujours le premier en avant dans ces belles routes du Raincy, ayant autour de lui sa trompe lorsqu'il ne sonnait pas, ou bien on l'entendait au loin appelant les chasseurs et sonnant un rappel; mais ce qui est bien curieux, c'est que M. de Montbreton est toujours le même qu'à cette époque.

L'Impératrice fut charmante. La Reine Hortense chanta, on fit de la musique, on causa; on eut enfin une journée aussi agréable que si l'étiquette ne s'en fût pas mêlée, et pourtant on ne s'en écarta pas d'une ligne. Madame d'Arberg était là.

En parlant des dames du palais, il en est plusieurs dont je n'ai pas ajouté les noms, parce qu'elles ont pour moi une spécialité d'affection ou de toute autre chose qui me fait retrouver une place plus convenable pour les peindre et en donner une idée.

Madame d'Arberg est d'une famille noble parmi les nobles dans cette Allemagne, pays du blason et des généalogies. Mais quelle que fût son origine, elle avait cette marque de la vraie noblesse, qui consiste à ne la pas vanter en même temps qu'elle porte à la révolte lorsqu'on la veut attaquer. Madame d'Arberg avait été admirablement belle, grande, bien faite, d'une noble tournure; elle avait de la distinction jusque dans les plis de son manteau de cour; et quoique sa fortune la privât de mettre d'aussi beaux diamants que beaucoup de femmes qui l'écrasaient ou qui croyaient l'écraser de leur titre de nouvelle duchesse, elle avait l'air aussi imposant que pas une de celles qui l'entouraient.

J'aimais madame d'Arberg: elle-même avait pour moi de l'amitié, et j'ai toujours compris comment elle avait eu des répulsions dans ce pays de cour, où elle primait trop naturellement pour ne pas trouver des antipathies dans celles qui voulaient avoir le premier jour ce que donnent et amènent les siècles.

En apprenant le déjeuner de l'Impératrice, la princesse Pauline, qui cette année-là occupait les appartements du rez-de-chaussée de Saint-Cloud[151], voulut venir, quoique le froid fût déjà vif, et que d'ailleurs elle, qui ne pouvait aller en voiture qu'avec des précautions infinies, ne pourrait pas suivre la chasse. M. d'Abrantès, qui lui parlait fort amicalement[152], lui objecta tout cela.

—Eh bien! nous ne chasserons pas.—Mais que ferons-nous?—Nous causerons.

Ce n'était pas le côté de sa personne qu'il fallait admirer que la conversation, surtout quand elle entreprenait de nous réciter Pétrarque, le tout en mon honneur, disait-elle, parce que je me nomme Laure.

—J'ai bien peur, madame, que ce froid-là ne vous soit nuisible, lui dit M. d'Abrantès.

Le fait réel, c'est que nous avions peur qu'elle ne s'ennuyât et ne prît en effet quelque nouvelle douleur dans une longue promenade en calèche dans les bois déjà dépouillés du Raincy.

Enfin il n'y eut pas moyen de l'en empêcher; nous lui donnâmes à déjeuner avec une douzaine de personnes qu'elle désigna. Dans le nombre était M. de Forbin, qui venait d'être nommé son chambellan.

C'est ici le lieu de rappeler les noms des personnes qui composaient quelques-unes des maisons impériales, en femmes seulement; je nommerai les hommes plus tard dans la maison de l'Empereur.

Maison de l'Impératrice.
 
Madame de La Rochefoucault, dame d'honneur.
Madame de Lavalette, dame d'atours.
Madame de Rémusat, Dames du Palais.
Madame la duchesse de Bassano,
Madame Duchâtel,
Madame d'Arberg,
Madame de Mortemart,
Madame de Montmorency,
Madame de Marescot,
Madame de Bouillé,
Madame Octave de Ségur,
Madame de Chevreuse,
Madame Philippe de Ségur,
Madame de Luçay,
Madame la maréchale Ney,
Madame la maréchale Lannes,
Madame la duchesse de Rovigo,
Madame de Lauriston,
Madame de Vaux,
Madame de Montalivet,
Mademoiselle d'Arberg (depuis madame la comtesse Klein);
Madame de Colbert (Auguste);
Madame de Serrant (mademoiselle de Vaudreuil);
Madame Gazani, lectrice.
 
Maison de madame Mère.
 
Dame d'honneur.
 
Madame la baronne de Fontanges (la créole, mais point l'amie de madame de Montesson).
 
Dames pour accompagner.
 
Madame la maréchale Soult, duchesse de Dalmatie;
Madame la duchesse d'Abrantès;
Madame la princesse d'Eckmühl;
Madame la baronne de Saint-Sauveur (fille du prince Masserano).
Madame la comtesse de Laborde-Méréville;
Madame la comtesse de Fleurien;
Madame la comtesse Dupuis;
Madame de Saint-Pern;
Madame de Rochefort;
Madame de Bressieux.
 
Madame de Chantereine, lectrice, succédant à mademoiselle de Launay[153].
 
Chambellans: MM. de Brissac et de Laville.
Écuyers: MM. de Beaumont, sénateur, général Destrées et vicomte d'Arlincourt.
 
Premier aumônier: M. l'évêque de Verceil.
Aumôniers ordinaires: MM.

La maison de la princesse Pauline était montée plus magnifiquement qu'aucune autre. L'Empereur lui avait donné un jouet pour l'empêcher de pleurer: elle avait des pages, ce qu'aucune de ses sœurs n'avait à Paris, à moins qu'elles ne fussent reines. Cette quantité de dames et d'officiers dans la maison venait de ce que le prince Camille était gouverneur-général par-delà les Alpes.

Cette maison de la princesse Borghèse n'était connue de nous qu'en ce qui concernait la France. Deux seules femmes furent connues à Paris, l'une, madame de Cavour, parce qu'elle vint y faire son service, et l'autre, madame de Mathis, par l'amour que l'Empereur eut pour elle. Le reste nous était presque étranger.

Mais, en revanche, quelques-unes des dames françaises attachées à la princesse étaient fort aimées et fort répandues dans la société de l'Empire. De ce nombre, je dois citer la marquise de Bréhan; elle était liée avec moi, et venait habituellement dans ma maison. C'est une femme non-seulement spirituelle, mais instruite plus qu'une femme ne l'est ordinairement. Sûre en amitié, solide dans ses affections, madame de Bréhan est une de ces amies qu'on pleure à jamais quand on les perd, mais qu'on est aussi bien heureuse d'avoir comme moi depuis tant d'années.

Maison de la reine Hortense.
 
Madame la comtesse de Viry, dame d'honneur;
Madame la baronne de Broc, dame pour accompagner;
Madame la comtesse d'Arguzon, dame pour accompagner;
Madame la comtesse Mollien, dame pour accompagner;
Madame la duchesse de Villeneuve, dame pour accompagner;
Mademoiselle Cochelet, lectrice;
M. de Boucheporn, chambellan;
M. de Villeneuve, chambellan;
Madame de Boubers, gouvernante des jeunes princes;
Madame de Boucheporn, sous-gouvernante;
Madame de Mornay, sous-gouvernante;
Monsieur l'abbé Bertrand, aumônier;
M. , second aumônier.

Maison de la princesse Joseph.

La maison de la reine Julie était si peu nombreuse que nous connaissions à peine ses dames, excepté, toutefois, madame la comtesse de Girardin, la dame d'honneur que chacun aimait parce qu'elle était une charmante et gracieuse personne[154].

Maison de la grande-duchesse de Berg.
 
Madame de Beauharnais, dame d'honneur;
Madame Adélaïde de La Grange, dame pour accompagner (plus tard madame de Curnieux);
Madame la comtesse de Saint-Martin, dame pour accompagner;
Madame de Colbert (Alphonse), dame pour accompagner;
Madame la baronne Lambert, dame pour accompagner;
Madame , dame pour accompagner;
Madame Michel, lectrice;
M. d'Aligre, chambellan;
M. de Cambis, écuyer.

On voit que les maisons des princesses étaient formées de manière à donner de l'âme et de la gaieté à une cour qui ne demandait que des fêtes. Et, pour des fêtes, que faut-il?... Il faut de la jeunesse, de la fortune et de la beauté; avec cela, une cour sera la plus brillante de l'univers.

Madame de Barral, favorite de la princesse Pauline, était, à cette époque, une des plus jolies femmes de Paris, et il y en avait beaucoup. Non-seulement la Cour impériale en renfermait un grand nombre, mais Paris alors était brillant d'un luxe de beauté autant que de celui de ses fêtes. Combien il était augmenté, par exemple, lorsque dans une de ces fêtes on y voyait rassemblées toutes les femmes dont la beauté vraiment remarquable portait leur nom au-delà des mers. La princesse Borghèse, madame de Canisy[155], madame de Barral, madame Gazani, la duchesse de Montebello, madame Savary, madame de Bassano, madame Pellaprat, madame de Laborde, mademoiselle Masséna, la grande-duchesse de Berg, madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, madame Duchâtel, madame de Lavalette, madame Augereau, et une foule de noms qui rappelleraient les charmants visages auxquels ils appartenaient; et plus tard, madame la duchesse de Guiche, la duchesse d'Esclignac, madame de Castellane, mesdemoiselles de Laborde, mademoiselle de Lavauguyon, depuis madame de Carignan, mademoiselle de Cetto, mademoiselle de Bourgoin; et si l'on ajoute les beautés contemporaines, madame Récamier, madame Tallien, madame Michel, et tant d'autres femmes moins belles, mais toujours charmantes, on croira aisément qu'une fête où tout cela se trouvait devait être brillante et joyeuse. Dans le nombre des jolies femmes, il faut mettre madame de Broc, madame Mollien, la duchesse de Raguse, madame de Massa, madame Perregaux, et tant d'autres qui étaient fraîches, jeunes et jolies à faire envie, et quelques femmes qui étaient en dehors de la Cour de la Restauration. Mais, après ce dernier effort, la nature, fatiguée, à ce qu'il paraît, d'avoir tant produit, veut se reposer de ses fatigues.

J'ai raconté plus haut les déjeûners donnés à Madame Mère et à l'impératrice Joséphine. La grande-duchesse de Berg, qui alors était en grande coquetterie avec M. d'Abrantès, voulut à son tour venir au Raincy. C'était comme un pélerinage que chacun voulait faire; la grande-duchesse de Berg y vint donc aussi, accompagnée de madame Lambert et de madame Adélaïde de La Grange, ainsi que de M. de Cambis, son premier écuyer. Le grand-duc, pendant ce temps-là, se battait tant qu'il pouvait à Iéna et autres lieux.

J'avais été en grande intimité avec la grande-duchesse de Berg à son arrivée à Paris; mais cette intimité avait été plutôt ordonnée par ma mère qu'amenée par la sympathie: nous étions déjà assez grandes l'une et l'autre pour causer, et elle ne connaissait ni mes habitudes d'études, ni mes goûts. J'avais d'ailleurs une amie, Laure de Caseaux[156], ma sœur de cœur, avec qui j'étais liée depuis mon enfance, avec qui je passais ma vie; j'étais aussi très-liée avec mademoiselle de Périgord, toutes deux charmantes et bonnes jeunes filles, élégantes, et tout autre chose pour moi qu'une jolie jeune personne, à la vérité, mais seulement cela, et d'une ignorance qui allait jusqu'à la plus grande de tout... Cependant, comme la jeunesse est confiante, je me liai avec elle selon le désir de sa mère et de la mienne, ainsi que de son excellent oncle Joseph, chez lequel elle logeait, dans sa maison de la rue du Rocher, lorsqu'elle venait à Paris de Saint-Germain, où elle était en pension chez madame Campan, qui alors était l'institutrice la plus en vogue... Mais nos causeries étaient nulles, et le temps se passait, de sa part et de la mienne, à regarder et montrer son écrin, qui, déjà à cette époque, se trouvait très-remarquable pour une jeune personne (c'était pendant la campagne d'Égypte); cela, pour le dire en passant, me causait une petite douleur, car enfin quelle est la jeune fille de quatorze ans qui voit philosophiquement ce qui pare une autre jeune fille... Je ne sais si sa vanité en a beaucoup joui, mais moi je sais que mon amitié ne s'en est pas accrue; et toutes les fois que je rentrais chez moi en revenant de la rue du Rocher, je pensais à mes deux amies, si bonnes et si simples avec tout ce qui devait leur inspirer de l'orgueil, et qui jamais ne m'avaient fait sentir que ma fortune était au-dessous de la leur. Nous en vînmes, malgré tout cela, à nous tutoyer, Caroline Bonaparte et moi. Nous étions assez inconnues l'une à l'autre, cependant, et la suite m'a bien prouvé que pour elle, du moins, elle ne me connaissait pas du tout!... surtout à l'époque dont je parle... lors de ces chasses du Raincy.

L'hiver fut terrible; malgré la rigueur du froid les chasses eurent lieu: je ne pouvais les suivre à cheval, étant dans un commencement de grossesse; mais je suivais en voiture découverte. C'était la même chose pour voir la chasse et même pour le daim, pauvre bête, qui s'en vint se faire prendre un jour jusque dans ma calèche, mais non pour autre chose qu'il m'importait beaucoup de connaître... La chasse eut un plein succès; la princesse dîna au Raincy et y passa la soirée. Nicolo Isouard y était; on fit de la musique; Nicolo et moi, nous chantâmes le beau duo de la Camilla de Fioraventi, et puis Nicolo chanta quelques-unes de ses jolies romances, entre autres une appelée le pauvre Hylas!... Cette particularité de la romance d'Hylas, qu'une autre personne se rappellera sans doute comme je me la rappelle, lui prouvera que j'ai une excellente mémoire.

L'hiver fut brillant. Tous les ministres donnaient des bals et des fêtes superbes: le ministre de la Marine, surtout, se distingua des autres, en ce que son local était le plus magnifique de toute la troupe ministérielle. Quelles que fussent les inquiétudes de l'Impératrice, elle venait toujours à ces fêtes avec le front serein: il lui fallait parler à M. de Metternich, dont certes le cabinet, pour être forcément fidèle, n'en était pas plus ami; à M. le ministre de Wurtemberg, qui était, ainsi que celui de Bavière, dans la même position; à tout le corps diplomatique enfin, qui était notre ennemi, ou bien tellement lié à nos intérêts, que ceux qui nous étaient fidèles devaient craindre une défaite pour la France. Cela n'empêchait pas M. de Metternich de valser avec la grande-duchesse de Berg, M. de Cetto de donner sa charmante fille pour faire une nymphe dans un quadrille, et le ministre de Wurtemberg de faire la partie de l'Impératrice. Pour le gros Decrès, il circulait dans sa longue galerie, où il y avait de bien jolies femmes, mais aussi bien mauvaise compagnie: ce qui arriva, au reste, le même soir le prouvera.

Il y avait eu un souper, mais servi de telle sorte, que beaucoup de gens avaient faim... Vers trois heures du matin, deux ou trois femmes, qui connaissaient très-intimement le ministre de la Marine, dirent entre elles: Si nous allions chercher le ministre et nous faire donner à souper! On interroge les valets de chambre, qui répondent qu'il est dans le bal... Mais où est-il? C'était cependant bien lui, plus que le duc d'Orléans le père[157], qui devait s'appeler la cathédrale de Reims! On regarde... l'un des jeunes gens qui donnaient le bras à ces dames se levait sur la pointe de ses pieds et le hélait tant qu'il pouvait... Enfin il dit un mot à l'une des trois dames, et tout à coup la troupe chercheuse disparut par une petite porte qui donnait dans l'intérieur des appartements.

—Où nous menez-vous donc? dit l'une des jeunes femmes; on n'y voit goutte.

Ils étaient en effet dans un corridor fort sombre, d'où l'on n'entendait déjà plus qu'imparfaitement le bruit de la fête... Le silence et l'obscurité régnaient dans cette partie de la maison... Le conducteur des jeunes femmes paraissait connaître admirablement tous les détours de cette vaste maison... Enfin, un bruit singulier se fit entendre...: c'était comme de la musique, mais barbare, dissonante, et tellement bizarre, que les femmes s'arrêtèrent pour écouter.

Le bruit venait d'une chambre contre laquelle elles venaient d'arriver; de vifs rayons de lumière se glissaient par l'intervalle de la porte mal jointe et venaient briller sur le satin blanc des souliers des jeunes danseuses... Tout à coup le jeune homme qui les avait guidées quitte le bras de celle qu'il conduisait, et, se coulant vers la porte, il l'ouvrit tout à coup en leur disant tout bas d'entrer; mais ce qu'elles virent leur donna d'abord un tel accès de joie rieuse, qu'elles ne purent qu'éclater, ce qu'elles firent si bruyamment, que celui qui était l'objet de cette fougue plaisante se prit à rire comme elles[158].

Ce n'était ni plus ni moins que le maître du lieu..., mais débarrassé des insignes de sa grandeur et tout simplement en habit de ville...; mais il n'était pas seul, et avait pour lui tenir compagnie trois fort jolies femmes dont la toilette de bal prouvait qu'elles venaient de la fête.

—Qu'est-ce que c'est donc que cette romance que vous chantiez à tue-tête? dit madame de M... au ministre.... Je croyais que vous ne faisiez de la musique qu'avec votre porte-voix, vous autres gens de mer?...

—Ah! c'est... c'est ma chanson de haut-bord!... Je la chantais à Madame.

Ah! c'est joliment joli, dit la madame..., et... Madame de T... se retourna à demi et lança un de ces coups d'œil impertinemment aristocratiques sur la madame, dont la langue se tint coi tout aussitôt... Madame de M... se leva et fit signe à ses compagnes.

—Dites-moi où nous pouvons trouver à manger, mon cher amiral, dit-elle au ministre, qui paraissait assez honteux de la descente faite par l'ennemi. Cependant, il comprit qu'il ne devait pas augmenter le ridicule de l'histoire, qui serait sûrement contée, et sonnant avec violence, il fit accourir deux ou trois valets de chambre auxquels il intima l'ordre de servir ces trois dames (les jeunes gens les attendaient dans le corridor). Decrès comprenait très-bien que ces dames n'étaient pas seules, mais il était loin de se douter que des officiers de son état-major fussent de la partie. Quand les dames quittèrent la chambre, la hardiesse lui revint.

—Voulez-vous entendre ma chanson? dit-il à madame de M...

—Non, non, s'écria-t-elle en se bouchant les oreilles.

—Vraiment! dit-il fort ironiquement; ah! vous venez à quatre heures du matin chercher un vieux libertin comme moi dans son antre, et vous vous en iriez comme vous y êtes venue? cela ne se peut pas.

Et il entonna d'une voix de Stentor le premier couplet... Les dames se sauvèrent aussi rapidement qu'elles le purent, y voyant à peine; mais leurs conducteurs les attendaient, et dans la crainte eux-mêmes d'être aperçus, ils les entraînèrent, mais pas assez promptement pour que leurs oreilles ne fussent frappées désagréablement par le poëme du dithyrambe ministériel.

C'était, au reste, l'homme le plus cynique et le plus dépourvu de toute retenue... Il avait de l'esprit cependant. Ses collègues ne le plaçaient pas très-haut; ses inférieurs le détestaient, et ses supérieurs n'en faisaient rien qu'un ministre premier commis.

Je voyais aussi beaucoup la maréchale Ney. Elle me plaisait par tout le charme de douceur qu'il y avait dans elle; son esprit était ce que je veux trouver dans une femme: il était fin et doux; elle y joignait des talents charmants. Enfin elle était une femme des plus agréables à avoir non-seulement dans son salon, mais dans son intimité. Je la préférais à sa sœur; elle était bien plus naturelle que madame de Broc.

Cherchant tous les moyens de reformer cette société qui était si désunie, j'en imaginai un nouveau: ce fut de faire trouver ensemble tous les enfants de ces jeunes mères qui se trouvaient être du même âge. Ma fille aînée avait alors six ans. Je fis faire en son nom des invitations à tous les enfants de son âge, et même à ceux de deux ans au-dessus et de deux ans au-dessous. Cette liste fut immense, et, dès la première année, nous eûmes près de soixante ou quatre-vingts enfants. On leur donnait les marionnettes, le singe savant, le général Jacquot, et puis à neuf heures et demie ou dix heures, on servait un ambigu où dominaient surtout les meringues, les plombières et les charlottes russes, et puis tout le bon petit peuple allait se coucher. Lorsque les enfants étaient partis avec leurs gouvernantes et leurs bonnes, les jeunes mères dansaient une ou deux valses, quelques contredanses, et puis à minuit on soupait et à deux ou trois heures on allait se coucher, heureux non-seulement de s'être trouvés et rapprochés par ce lien tout amical et presque saint de ces enfants, riant et jouant ensemble, formant ainsi entre eux pour l'avenir une chaîne d'amitié, une liaison que rien ne devait rompre. Tous les six janvier, jour de naissance de ma fille, la même fête avait lieu chez moi. À mesure que les années arrivaient les enfants grandissaient; les amusements changèrent aussi: les marionnettes, la lanterne magique, firent place à Olivier[159], aux serins savants, à Fitz-James, et enfin, en 1813, dernière année de nos fêtes régulières du 6 janvier, ma fille aînée dansa le menuet de la cour avec Abraham, son maître. Les jeunes filles commençaient déjà à remplacer les enfants: il y avait même une sorte d'émulation parmi les jeunes personnes; quant aux mères, elles avaient toujours continué à remplacer les enfants dans ma grande galerie, où se donnaient toutes les fêtes du 6 janvier. Nous dansions, nous riions comme nos enfants... Hélas! nous riions sans doute, car nous ne pouvions pas prévoir la violence de l'orage qui s'avançait sur nous sombre et menaçant...

Le jour de Saint-Joseph, je donnais également une fête d'enfants à ma fille, mais bien moins nombreuse, à laquelle elle invitait seulement ses jeunes amies; nous dansions ensuite comme le 6 janvier, et nous nous amusions beaucoup plus que lorsque nous allions au bal chez le ministre de la Guerre ou de la Marine. C'était aussi la fête de l'Impératrice; et ma fille allait ordinairement la lui souhaiter.

La maréchale Ney donnait aussi des bals d'enfants et des bals déguisés. Un jour de carnaval de l'une des années précédentes, elle en donna un charmant auquel furent invités mes enfants. Je devais m'y rendre aussi, et après le départ de nos enfants nous devions jouer des charades en action.

Je fis faire à mes deux filles deux ravissants petits costumes de majas, l'un blanc, pour l'aînée, et l'autre blanc et rouge pour la cadette; je donnai ordre à leur gouvernante, qui était une Anglaise (mademoiselle Podewin[160]), de conduire ses élèves chez la maréchale Ney. Comme la maréchale Ney n'a pas de fille, les miennes n'allaient jamais chez elle comme chez madame de Rovigo et les autres femmes de cette époque. Ce n'était pas non plus mon cocher qui les conduisait: c'était le leur, qui ne connaissait guère que le chemin de l'hôtel à l'église Saint-Roch ou celle de l'Assomption, et puis celui du bois de Boulogne... Enfin mademoiselle Podewin, bien endoctrinée, part pour la rue de Lille, mais sans savoir justement l'adresse de la maréchale. Le domestique, qui était aussi celui de mes enfants, s'informe; on lui montre un fort bel hôtel, devant la porte duquel il voit plusieurs lampions. Mademoiselle Podewin dit au cocher d'entrer; la voiture roule dans une cour immense et s'arrête au bas d'un perron sur lequel s'avancèrent plusieurs domestiques, mais tous vieux, et couverts d'une livrée dont la couleur sombre ne rappelait en rien l'élégance de la maison de la maréchale, dont mademoiselle Podewin m'entendait souvent parler. Ces hommes entourent mes chères petites, qui, jolies comme deux anges avec leur costume de majas, avaient peur de ces vieilles figures et se serraient contre leur gouvernante tout en marchant et traversant de vastes salons meublés avec une élégance magnifique, mais sombres, peu éclairés, comme il aurait fallu qu'ils le fussent, pour une fête d'enfants surtout; et partout le plus profond silence.

Arrivés dans un salon plus gai que les pièces précédentes, mes enfants y trouvèrent deux valets de chambre qui demandèrent à mademoiselle Podewin quel nom il fallait annoncer.

—Mesdemoiselles Junot, répondit-elle, stupéfaite de cette solennité pour des enfants, et presque effrayée du silence singulier de cette maison.

—Mesdemoiselles Junot!... dit le valet de chambre, d'une voix retentissante, en ouvrant les deux battants d'une vaste pièce très-éclairée cette fois. Mais ce ne fut qu'une raison pour ajouter à la stupéfaction de mademoiselle Podewin, et à la frayeur de mes petites filles.

Dans ce salon, meublé d'un velours cramoisi à crépines d'or et magnifiquement orné, étaient plusieurs hommes vêtus de noir, au visage sévère et presque tous vieux et laids, pour dire le mot, excepté l'un d'eux, mais dont la figure avait tellement la volonté d'être caduque, malgré l'âge de son possesseur, qu'il ne tenait qu'à lui de passer pour vieux s'il en avait eu envie dès cette époque... Une grande table ronde était au milieu de l'appartement; elle était couverte de papiers, et plusieurs hommes tout noirs écrivaient... D'un côté de la cheminée, était une femme qui avait dû être fort belle et dans laquelle on retrouvait encore des restes frappants de beauté; près d'elle, et comme une apparition fantastique au milieu de cette cohorte d'hommes sombres et sérieux, était une jeune fille vêtue de blanc, blonde, blanche comme un lis et jolie comme un ange... Elle voulait être sérieuse pour se conformer, on le voyait, au décorum d'une circonstance inaccoutumée. Toutefois, sa bouche de rose fut la première qui sourit à la vue du groupe qui vint tout à coup se jeter au milieu de la grave cérémonie... Devant la cheminée était un vieillard de taille moyenne, mais dont le dos était voûté, portant l'habit ecclésiastique et décoré de plusieurs ordres. Sur un petit manteau de taffetas noir était sur son dos une grande plaque qui disait qu'il était chanoine de Munster. Enfin mes filles étaient tout simplement chez le prince primat!... Il logeait alors dans l'hôtel du prince Eugène, qui était, comme on sait, contigu à celui de la maréchale Ney, et ce même jour il mariait, c'est-à-dire fiançait son neveu, M. le duc Dalberg, à la jolie mademoiselle de Brignolé.

On sait comme le prince primat était excellent, et surtout poli et affectueux. Je le connaissais beaucoup, et il venait assez souvent chez moi; mais il n'était nullement connu de mes enfants, qui, à cette époque de leur vie, ne descendaient chez moi que lorsqu'il n'y avait personne: c'était dans la journée et le soir après dîner pour remonter à huit heures chez elles; mais aussitôt que le prince entendit prononcer mon nom, il s'avança vers mes enfants, accueillit parfaitement la pauvre miss Podewin, toute troublée de son aventure: car tout cela s'était succédé bien plus promptement que je ne mets de temps à l'écrire, et dans son phlegme anglais, qui ne se démentait jamais, elle ne comprenait rien à tout cela.

Ma fille aînée Joséphine[161] fut celle qui se tira le mieux de l'affaire; elle était la filleule favorite de l'Impératrice, et fort souvent elle allait déjeûner avec elle aux Tuileries. Toutes les dames du palais adoraient sa gentille personne et son adorable visage d'ange. Madame de Brignolé la gâtait plus qu'une autre, ainsi que madame Dalberg. Aussi dès que Joséphine aperçut madame de Brignolé, elle courut à elle, lui montra son bel habit espagnol en satin blanc, avec de belles franges d'argent, et lui demanda où donc était la fête? Heureusement que la chose s'éclaircissait, car pendant ce temps Constance[162] s'enhardissant, malgré sa timidité, demandait de sa douce voix au prince primat:

—Monsieur, où donc est le général Jacquot?...

Or il faut savoir que ce général Jacquot était un énorme singe, avec lequel, pour le dire en passant, le primat avait un air de famille très-prononcé.

—Qu'est-ce donc que le général Jacquot? dit le prince en se retournant vers plusieurs ecclésiastiques de sa cour, dont plusieurs, grands chanoines des premiers chapitres d'Allemagne, ne badaudaient pas souvent sur les boulevards...

—C'est un singe fort savant, répondit gravement un petit homme ayant les cheveux coupés en brosse tout autour de sa tête, et une petite figure dans laquelle on trouvait, ce qu'il avait en effet, prodigieusement d'esprit. C'était le futur M. le duc Dalberg, neveu du prince primat grand-duc de Francfort...

Ceux qui ont connu le prince primat doivent se rappeler sa bonté et son aimable accueil, chaque fois qu'on se trouvait avec lui... Il fut parfait pour mes petits masques, mais avec une telle recherche, que je lui en témoignai ma reconnaissance dès le lendemain matin. On s'expliqua: mademoiselle Podewin acheva d'éclaircir ce que disaient mes filles, dont l'une demandait des masques, entre autres, le grand sauvage, parce que les enfants qui se voyaient le plus souvent dans les intervalles de leurs petites fêtes se confiaient leurs déguisements, et celui du grand sauvage était celui du prince Achille Murat, que mes filles voyaient très-souvent, ainsi que ses deux sœurs: les confidences avaient eu lieu, et Joséphine demandait le grand sauvage; Constance s'en tenait au général Jacquot... Mais la voiture avait été renvoyée... et celles des personnes présentes ne devaient aussi, comme celle de mes filles, revenir les prendre que plus tard. Le prince voulait faire mettre ses chevaux, lorsque le duc Dalberg leva toutes les difficultés. Il donna l'ordre à deux valets de pied de prendre mes deux petites dans leurs bras et de les transporter dans la maison voisine, qui était celle de la maréchale Ney... et les deux enfants partirent toutes joyeuses et chargées de bonbons qu'elles n'osaient pas manger de peur de gâter leur belle toilette...

Elles firent beaucoup d'effet en entrant dans la fête. J'en étais fort inquiète... Je venais d'arriver à l'instant et ne pouvais m'expliquer la cause de leur absence, lorsque je les vis entrer, et miss Podewin me dit le motif de leur retard. L'aventure courut bientôt dans tous les salons et amusa autant que le singe savant et le général Jacquot...

Cette soirée chez la maréchale Ney fut charmante: les enfants furent heureux d'abord, et nous le fûmes de leur joie, de leur délire même, car il y avait des moments où ils trépignaient avec une sorte de frénésie lorsqu'Olivier faisait le tour du sac fermé ou des trois bobines... ou bien encore de l'anneau, dans une boîte à double fond et à bascule... Mais enfin, après avoir soupé, ils étaient allés se coucher. Après leur départ:—Que ferons-nous? dirent les jeunes mères; il n'est que onze heures...

—Des charades en actions, dit M. de Metternich[163], qui, en sa qualité de jeune père, était du conseil.—Oui, oui, des charades en actions!—Et la maréchale nous fit ouvrir sa garde-robe, que nous explorâmes au grand chagrin de ses femmes, à en juger par le désespoir des miennes, lorsque la chose arrivait chez moi; mais aussi nous nous amusâmes beaucoup... Deux charades eurent surtout un succès complet: or-ange et pou-pon. La première fut représentée magnifiquement par la prise du Mexique ou du Pérou, je ne sais lequel; une scène du temple du soleil: tout cela était admirable; et puis le sacrifice d'Abraham; mais la seconde fut un triomphe. La première partie n'était pas facile à faire... Nous représentâmes Antiochus et Stratonice!... le moment où le médecin juge, par la fréquence du pouls, de la passion du prince; nous y fûmes très-applaudis. M. de Brigode joua le rôle du père, comme s'il eût été à l'Opéra. Le pont fut représenté par l'action de Coclès, et enfin le poupon le fut burlesquement par M. de Palfy, faisant le nourrisson, et par Grandcourt, dont je n'ai pas encore parlé, mais qui aura tout à l'heure sa place, car il ne bougeait de chez moi, et certes on s'en amusait assez pour lui témoigner au moins de la reconnaissance par un souvenir: il faisait la nourrice.

Grandcourt était un petit homme qui, disait-on, n'avait pas d'inconvénient, et à qui j'en trouvais souvent. Il était raconteur, sot et pas mal glorieux.—De quoi? Je n'en sais rien. Il avait une grosse tête, un gros ventre et des jambes courtes; il allait partout; se disait amoureux de toutes les femmes jolies et jeunes, avec cette figure que je viens de vous dire, et soixante ans par-dessus.

Ce fut lui que nous chargeâmes du rôle de nourrice: on lui fit des appas avec deux oreillers, et il remplit très-convenablement son emploi.

Le poupon, ce fut le comte de Palfy, noble hongrois de haute naissance certes, et tenant à Paris un grand état; il y était fort à la mode, nous donnait des fêtes où nous nous amusions beaucoup, et se mit dans le monde élégant malgré quelques ridicules assez fortement prononcés qu'il avait: l'un des plus grands était l'état qu'il avait pris d'être un mangeur de cœurs des plus affamés, et de parler de ses bonnes fortunes un peu comme le chasseur de l'ours. Au résumé, il avait de l'esprit cependant, et M. de Metternich, qui se connaissait en hommes, m'en avait parlé avec une autre opinion que celle qui dirigeait le monde. Il avait cinq pieds sept à huit pouces, et avait une sorte de beauté: tout cela fit merveille dans le pouls-pont.

M. de Palfy me rappelle une circonstance assez plaisante qui lui est relative. On faisait encore quelquefois des mystifications; la mode en avait été fort active, et de temps à autre elle revenait encore. Un jour, à Neuilly, je demandai à M. de Metternich s'il ne trouverait pas mauvais qu'on plaisantât un peu avec M. le comte de Palfy; j'étais bien sûre de sa réponse, mais je n'aurais à cet égard rien voulu faire sans sa permission. Il me la donna grandement, parce qu'il était bien sûr que je ne ferais rien que de convenable. Je fis donc venir le gros Musson, qui était encore bien spirituel et bien amusant; nous le plaçâmes à côté du comte de Palfy. Au bout d'un quart d'heure je le vis me regarder et me faire signe d'une manière très-significative,... je ne savais ce qui se passait à l'autre bout de la table; enfin je compris que Musson ne trouvait rien à dire au comte de Palfy... Cette idée s'empara alors de moi sous un aspect si bouffon, que je ne pus m'empêcher de la communiquer à M. de Metternich. Elle le frappa comme moi, et aussitôt nous voilà à rire, et bien autrement que si Musson avait parlé. En effet, quoi de plus comique que vingt-cinq personnes réunies autour d'une table pour entendre un homme qui se trouve muet!... et qui est le mystifié au lieu d'être le mystificateur. Jamais je n'ai ri d'aussi bon cœur.

Nous nous amusions beaucoup à Neuilly; la proximité de Paris permettait de venir me voir à tous mes amis, même ceux qui n'avaient pas de chevaux. J'avais tous les jours vingt personnes à dîner, et quarante le soir, les jours d'opéra exceptés. On savait que j'allais au spectacle; je n'y allais pas toujours cependant; mais lorsque j'y allais, je revenais exactement le soir à Neuilly.

Nous jouâmes aussi des charades en actions, et M. Vautour eut entre autres un succès prodigieux. M. Vautour était le nom d'un vaudeville dans lequel Brunet jouait alors et faisait courir tout Paris. Un homme de ma société, fort aimable et fort spirituel, parent ou allié de madame d'Osmond[164], M. Digneron de Saint-Furcy, me proposa un soir de faire une charade en action sur le mot vautour; ce fut lui qui la monta et l'organisa. La première partie fut représentée par le veau d'or, avec tout le luxe des costumes juifs et même leur exactitude. La seconde dura longtemps. M. Digneron faisait des tours d'adresse aussi bien qu'Olivier et Fitz-James; il se mit comme les Indiens qui étaient alors à Paris, devant une grande table à lui, et faite exprès pour ses tours: il nous en fit pendant une heure de ravissants, et puis pour le tout, Grandcourt s'était laissé arranger si bel et bien, qu'il ressemblait à Brunet parfaitement dans le rôle de M. Vautour. Il y fut très-applaudi.

Notre été fut très-brillant à Neuilly; nous jouâmes la comédie; il y venait encore plus de monde, ainsi que je l'ai dit, qu'au Raincy, en raison de la proximité de Paris. Un jour le maire de Surênes vint me prier de couronner la rosière: c'était une institution faite par madame des Bassyns, dans une affreuse circonstance de sa vie. Elle était en calèche et traversait Surênes en descendant d'une maison qu'elle habitait sur le haut de la montagne. Sa fille, âgée, je crois, de cinq ou six ans, était appuyée contre la portière de la calèche; elle s'ouvre: l'enfant tombe sous la roue, qui l'écrase sous les yeux de sa mère. La malheureuse femme, insensée de désespoir, serait morte sur la place sans les secours, les consolations de toutes les femmes de Surênes; une aussi immense douleur fut comprise par elles; toutes étaient mères, toutes avaient un cœur... Elles étaient bonnes, et leurs soins parvinrent à émousser la pointe trop aiguë du malheur qui frappait une mère... Revenue à elle-même après bien des mois, où sa raison fut presque égarée, madame des Bassyns sentit alors la reconnaissance qu'elle devait à ces femmes qui n'avaient pas eu peur de ce qui souvent effraie, la douleur d'une étrangère.

—Que puis-je faire pour cette commune? dit-elle un jour au maire.

—Leur rendre leur rosière, répondit-il.

Et madame des Bassyns fonda alors une rosière, puisque l'ancienne fondation n'existait plus. Voilà quelle était l'origine de cette rosière. J'acceptai en annonçant que je doublerais la dot, et que ce serait ma fille aînée qui couronnerait la rosière...

Ce fut une grande fête, non-seulement au château de Neuilly, chez moi, mais dans la commune de Surênes. Tout le pays était en émoi, et au château il y avait plus de deux cents personnes, car j'avais engagé tout ce que je connaissais, pour que la quête, que devaient faire madame Lallemant et madame la baronne de Montgardé, fût abondante. L'effet ne manqua pas... Elles eurent presque toute la quête en or, et firent deux mille francs... La cérémonie eût été superbe dans cette petite église, mais les rosières étaient aussi par trop laides; presque toutes étaient vigneronnes, et leurs bras étaient noirs comme ceux d'une négresse, le visage à l'avenant... Celle qui eut la couronne était plus jolie que les autres. Le lendemain de la cérémonie, elle vint dîner au château avec M. le maire; j'avais aussi invité le fiancé, mais il ne put venir:—Parce que, voyez-vous, me dit la rosière, il avait un mal de reins qui lui est tombé dans le talon.

Ceux qui connaissent le jargon, car c'est une langue à part, des paysannes des environs de Paris, sauront, peut-être, ce qu'elle voulait dire...

Sa parure était incroyable: elle portait son grand cordon bleu par-dessus un déshabillé de basin blanc, ayant des demi-manches qui tranchaient victorieusement sur des bras d'un pain d'épice parfait... Son bonnet, très-empesé, avec une fort belle valencienne, était surmonté par sa couronne, chef-d'œuvre de Nattier, et que ma fille avait offerte; la bonne rosière avait, je crois, dormi avec et ne l'avait pas quittée depuis le moment où l'archevêque in partibus de je ne sais plus quelle ville de Palestine l'avait bénite. On pourrait faire un portrait de cette jeune fille; mais faire comprendre le comique de sa tournure, c'est impossible.

En 1821, j'allai m'établir à Versailles. Je fis faire quelques réparations à la maison que j'occupai au Petit-Montreuil; un jour on me dit que la femme du serrurier qui avait travaillé pour moi demandait à me parler. Je la fis entrer; c'était une femme de bonne mine, encore jolie, et toutes les fois qu'on voyait sa main, on pouvait juger que la femme du serrurier ne mettait pas les mains à la forge.

—Madame la duchesse ne me reconnaît pas? me dit cette femme fort émue. Je la regardai... rien.—Non, lui dis-je, je ne vous ai même, je crois, jamais vue.

—Oh! madame!...

Et cette femme se met à pleurer.

—Je suis de Surênes!...

C'était ma rosière!...

Les maux de reins et de talon étaient tous deux partis; mais la dot et la fiancée, toutes deux restées, et le fiancé exempté de la conscription, à l'aide du mal de talon et du mal de reins... Ils s'étaient mariés, et M. Lebœuf était, en 1821, maître serrurier, très-achalandé, grande rue de Montreuil, vis-à-vis de l'église, à Versailles; leur établissement était bon, et je crois que ma seconde dot n'y avait pas nui.

Notre comédie allait très-bien à Neuilly; j'étais fort bien secondée par le général Lallemant, un de nos anciens acteurs de La Malmaison; il jouait admirablement... Michaud venait nous faire répéter nos rôles avec une bonté et une patience qu'on ne trouve que dans les grands talents, ainsi que l'un d'eux nous le prouve tous les jours[165]... Nous jouâmes surtout deux pièces qui firent le plus grand plaisir, Défiance et malice et les Rivaux d'eux-mêmes. Je faisais Céphise dans la première et Lise dans la seconde. Madame la baronne de Montgardé, qui depuis a obtenu de si brillants succès à Lormois, chez madame la duchesse de Maillé, dont l'admirable talent est un bon juge, faisait madame Derval; le général Lallemant, Derval; M. de Planard, l'auteur spirituel de tant de jolis ouvrages, et lui-même un si excellent homme et si sociable, M. de Planard remplissait le rôle de l'ami; quant à celui du maître d'auberge, il nous prouva qu'avec beaucoup d'esprit, jamais on ne peut ce que la nature se refuse à vous laisser faire. Millin, à qui j'avais donné ce rôle pour apaiser sa colère de ce que je ne lui avais pas donné celui de d'Héricourt, ne put jamais dire, sans au moins dix variantes, ce petit couplet de rien du tout, par lequel commence la pièce:

Allons, enfants! de l'activité, du zèle, etc.

Un jour Michaud lui demanda si c'était une gageure?—Si vous avez parié de mal jouer, vous avez gagné.

—Ce n'est pas de vous cela, dit Millin tout gonflé de colère, et quand je veux prendre une leçon dans Saint-Simon, je le lis à moi seul.

—Saint-Simon? dit Michaud étonné. Qu'est-ce que celui-là?... Ce que j'ai dit, je l'ai pris en moi.

—Hum!... hum!... marmottait Millin... parce qu'il fait rire quand il joue, il croit qu'il peut me faire enrager ici comme un damné...

À partir du jour de la citation involontaire de Michaud, Millin se révolta, non pas en ne voulant plus jouer, comme j'ai vu faire à des gens de mauvaise humeur et mal appris; mais, à la première répétition, il s'avança jusque sur la tête du souffleur, et dit avec un sérieux d'autant plus comique qu'il était vrai:

—Je ne veux pas qu'on me corrige mon rôle, je le veux jouer comme je l'AI CRÉÉ!... Ceux qui ne le trouvent pas bien... tant pis pour eux, ajouta-t-il en lançant un regard furieux sur Michaud.

Or, il faut savoir qu'ils étaient tous deux très-liés, et même amis intimes: aussi la paix revenait-elle entre eux à peine étaient-ils sortis du théâtre... Mais sur la scène le rôle de Millin était de nouveau le sujet d'une querelle... et ce rôle avait quatre-vingt-trois mots: nous les avions comptés.

M. de Planard était un homme fort jeune à cette époque et n'ayant encore fait qu'une pièce, mais qui déjà avait donné l'idée de son charmant talent: c'était la Nièce supposée... Il allait faire une pièce pour notre théâtre, avec un rôle pour moi... C'était le sujet d'une nouvelle de madame de Genlis: Nourmahal ou le Règne de vingt-quatre heures. Ce rôle, dans lequel on peut développer beaucoup de moyens, serait charmant à jouer pour une jeune femme ayant des talents. Les événements de Portugal, où le duc d'Abrantès faisait alors le beau traité de Cintra, empêchèrent la continuation de nos représentations.

Mais les alarmes furent courtes, car la gloire n'avait jamais abandonné nos aigles; nous étions toujours les maîtres de l'Europe, et l'orage ne grondait pas encore, s'il se faisait pressentir.

La vie habituelle, quelque changée qu'elle fût dans la haute société par les événements de la révolution de 1793, commençait donc à reprendre sa gaieté et ses coutumes même, quoique différemment mises en action, parce que les localités n'étaient plus les mêmes, et qu'on ne pouvait plus agir dans une maison à l'anglaise comme dans un vieux château de l'Auvergne ou du Dauphiné. Mais l'esprit français, ainsi que l'esprit de bonne société, trouve toujours à faire sa volonté quand il en a une déterminée, et l'on sait que chez nous celle de s'amuser est, à tous les âges, la plus enracinée de toutes. En voici la preuve dans une aventure très-plaisante qui arriva en 1810 ou 1811, et qui fit un grand bruit alors.

On sait combien les maisons de campagne sont nombreuses dans toute la partie du pays qui entoure la forêt de Sénart et même au-delà; c'est comme une chartreuse: les maisons, sans avoir la prétention d'être des châteaux, sont cependant assez grandes pour prendre le nom de maisons de campagne. Ce sont de ces maisons que je veux parler... Plusieurs familles amies se trouvaient habiter ces maisons, assez rapprochées pour faciliter des réunions fréquentes. L'une d'elles était à Rouvres, près de Montgeron, et appartenait à madame de Fontenille: elle l'habitait l'été avec son fils et sa fille, jeune personne vive, spirituelle et parfaitement aimable, un vrai trésor pour une société française, où la gaieté et la franchise sont habituellement la base de ce qui s'y fait et se dit.

La famille de madame de Fontenille était augmentée, pendant l'été, d'une vieille amie, dont le nom passera à la postérité, parce qu'il s'attache à une romance que la France entière et une partie de l'Europe ont chantée avec les larmes dans les yeux et la douleur au cœur! c'est la romance de Pauvre Jacques[166]! L'auteur était madame de Travanet[167], femme d'esprit et de cœur, douée d'une imagination vive et facile à émouvoir, mais d'une bonté de caractère et d'une sûreté de commerce presque toujours, au reste, le partage des gens d'esprit avec la tête vive. Je n'ai peur que des têtes froides, moi; le cœur l'est souvent avec elles, et alors il est détestable.

La conversation de madame de Travanet était surtout amusante; elle avait une sorte de naïveté qui, à son âge, donnait beaucoup de piquant sans être ridicule à tout ce qu'elle disait. Comme on savait qu'elle était vraie et que ce qu'elle disait et faisait n'était pas de la manière, on en riait avec elle, et elle ne s'en fâchait jamais.

On était un soir réuni chez madame de Fontenille, et la conversation avait pour sujet l'enlèvement d'une jeune personne très-connue.

—Mon Dieu, dit madame de Travanet, combien je regrette de n'avoir jamais été enlevée!...

Chacun se récria.

—Pourquoi non? dit-elle tout tranquillement; chacune de vous le voudrait peut-être autant que moi pour la raison qui me le fait désirer. Je voudrais connaître les émotions qui vous agitent dans un pareil moment; ce doit être très-curieux!

Et la voilà qui, poursuivant son idée, et la retournant de cent manières, conclut à ce qu'elle regrette véritablement de n'avoir pas été enlevée.

—En vérité, lui dit M. de Folleville[168], vous me feriez regretter de n'avoir pas été dans votre route, madame, il y a vingt-cinq ans!... Je dis cela pour moi, ajouta-t-il en s'inclinant devant madame de Travanet.

—Bath! dit M. de Barral[169], si Madame veut être vraie, elle nous avouera qu'elle a été enlevée au moins une fois en sa vie.

MADAME DE TRAVANET, naïvement.

Non, je vous jure!

MADEMOISELLE D'ESCLIGNAC[170].

Comment! pas même une fois!...

MADAME DE TRAVANET.

Pas une seule!... On doit faire une si drôle de figure!... Que peut-on dire?

M. AMÉDÉE DE FONTENILLE.

Ce n'est pas vous, madame, qui seriez embarrassée dans un pareil moment...

MADAME DE TRAVANET.

Oh, maintenant!... maintenant ne parlons plus de tout cela...

On ne continua pas plus longtemps la conversation sur ce sujet; mais rien n'en fut perdu pour toutes ces personnes désireuses de tout amusement et voulant ne laisser échapper aucune occasion convenable de se divertir...

Mademoiselle de Fontenille, la plus vive de toute la société, imagina sur l'heure même un projet dont l'exécution devait être admirable.

Le lendemain, toute la société de Rouvres alla à Crosne chez le duc de Brancas[171] (Céreste); mademoiselle de Fontenille mit la duchesse de Brancas dans le secret. Le plan fut parfaitement organisé, rien n'y manqua. Quelquefois la gaieté ne se pouvait contenir en songeant au jour où la chose allait arriver; alors les rires redoublaient; et cette bonne madame de Travanet, qui était toujours heureuse du bonheur des autres, riait avec eux sans savoir que c'était elle qui faisait les frais de cette gaieté.

—Comme ils sont heureux! disait-elle à madame de Fontenille... Toute la conspiration fut ourdie dans le plus profond mystère, et cependant bien des conférences eurent lieu. Des demi-répétitions furent faites, et pour tout cela il fallait des courses à Montgeron, chez M. de Folleville, à Crosne, chez la duchesse de Brancas... Mademoiselle de Fontenille n'était plus un moment en place: elle était en course dès le matin; son frère, Amédée de Fontenille, était comme elle aimable et actif, et toujours prêt à rire.

Enfin tout fut terminé à la joie des conspirateurs, qui voyaient arriver avec bonheur le jour de l'exécution de leur plan; il avait été bien discuté, bien mûri; les rôles distribués, les lieux reconnus... Enfin tout était prêt et subordonné seulement au temps qu'il ferait; on fixa le jour, sauf cette seule exception.

On était alors en automne, dans ces journées où un rayon de soleil est tant apprécié! où une promenade a tant de charmes, car celle du lendemain est incertaine! Mademoiselle de Fontenille proposa d'aller faire un tour dans la forêt; tout le monde accepta par acclamation, on se lève, on prend les ombrelles, on met les chapeaux et les guêtres, et toute la société de Rouvres, réunie ce jour-là par hasard à celle de Crosne et de Montgeron, se mit en marche pour la forêt de Sénart[172].

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