← Retour

Histoire des salons de Paris (Tome 5/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Histoire des salons de Paris (Tome 5/6)

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Histoire des salons de Paris (Tome 5/6)

Author: duchesse d' Laure Junot Abrantès

Release date: January 14, 2014 [eBook #44664]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS (TOME 5/6) ***

HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TOME CINQUIÈME.

L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS

FORMERA 6 VOL. IN-8o,

Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.

La 2e a paru le 11 janvier;
La 3e paraîtra le 15 avril.

Les souscripteurs chez l'éditeur recevront franco l'ouvrage
le jour même de la mise en vente.

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,
Rue de la Vieille-Monnaie, no 12.

HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TABLEAUX ET PORTRAITS
DU GRAND MONDE,
SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
LA RESTAURATION,
ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier.

par
LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.

TOME CINQUIÈME.

Enseigne de l'éditeur.

À PARIS
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
PLACE DU PALAIS-ROYAL.
M DCCC XXXVIII.

SALON DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.
PREMIÈRE PARTIE.

MADAME BONAPARTE.

Toutes les personnes qui ont connu Joséphine peuvent sans doute invoquer leurs souvenirs sur ce qui la concerne; mais dans le nombre il en est cependant qui ressentent plus vivement la force de ces mêmes souvenirs et peuvent les retrouver avec d'autant plus de fidélité que ces mêmes personnes ont vécu près de la femme dont on est aujourd'hui si désireux de connaître les actions, alors qu'elle était la compagne aimée de l'homme du siècle. On veut surtout connaître l'époque où la France, fatiguée à la suite d'un long paroxysme de souffrances, s'était endormie et n'offrait plus à l'étranger les immenses ressources sociables qui l'attirent dans notre beau pays plus que tous ses autres avantages. Alors Paris était une vaste solitude dans laquelle d'anciens amis revenus de l'exil osaient à peine se reconnaître. Ce n'était plus qu'en tremblant qu'on se demandait à soi-même si l'on était toujours Français. Plus de gaieté, plus de cette insouciance qui rendait à nos pères la vie si facile, tout était devenu danger. On tremblait de parler; on tremblait de se taire; le caractère français, jadis si confiant, avait changé sa nature en une sombre inquiétude qui dévorait l'existence; on était méfiant; et comment ne pas l'être, on avait été si souvent trahi! Aussi, plus de réunions, plus de ces causeries, de ces maisons ouvertes, où vingt personnes allaient chaque jour rire et causer avant un souper joyeux; plus de société enfin! Plus de société en France! cette société habituelle qui faisait notre vie!... Aussi quel voile de deuil était jeté sur toutes les familles! il semblait que la mort eût passé par cette ville jadis résonnant du bruit des chansons, des bals et des fêtes. Était-ce bien la même cité où les femmes ne s'occupaient que du soin d'être aimables et aimées?... où les hommes, braves comme les Français l'ont toujours été, n'en étaient pas moins soigneux de plaire, prévenants et polis?... On ne voyait plus dans nos promenades, aux spectacles, que de ridicules poupées, ayant même oublié le beau langage pour parler un sot et ridicule idiome.—Les femmes elles-mêmes, oubliant ce qu'elles se devaient, acceptaient aussi le titre très-justement donné d'incroyables et de merveilleuses... Quelle époque et quelle complète déraison!

Ce fut alors que le 18 brumaire dissipa les premières ténèbres qui enveloppaient la France ou du moins les plus épaisses... Alors nous entrevîmes un horizon plus clair; il fut permis de se dire Français, et à peine une année s'était-elle écoulée qu'on était de nouveau fier de l'être. Alors on regarda autour de soi, on rappela ses souvenirs. Pourquoi ne pas vivre comme vivaient nos pères? dirent ceux qui, depuis leur retour de l'exil, languissaient isolés et n'osaient appeler aucun ami autour d'eux... et de nouveau l'hospitalité des châteaux ne fut plus un crime; on put se voir, se parler, se communiquer ses pensées. L'amour de la sociabilité reprit ses droits, et cette coutume si douce de se voir chaque jour, de se réunir, redevint encore une fois l'existence de tout ce qui avait connu une manière de vivre si excellente et si bien faite pour le bonheur.

Bonaparte, en arrivant au premier degré de ce pouvoir, qu'il sut ensuite conquérir tout entier, comprit à merveille qu'il fallait réorganiser le système sociable pour arriver au système social; il fit alors des efforts pour ramener les Français à un état semblable à celui dans lequel ils vivaient avant la Révolution en le bornant à la vie habituelle: ce n'était pas là qu'étaient les abus.

Quelques semaines après son avénement au consulat, Bonaparte quitta le Luxembourg pour venir habiter les Tuileries. Ce premier pas vers le pouvoir absolu lui donna aussi la pensée de faire revivre cette belle société de France dont les pays les plus lointains étaient jadis fiers d'imiter jusqu'aux travers, car ces mêmes travers étaient encore aimables. Bonaparte, tout en le souhaitant, comprit que ce qu'on appelait l'ancien régime alors, pouvait seul apprendre aux siens ces belles manières et cette courtoisie si nécessaires à la vie habituelle même la plus simple. Il le comprit et travailla dans le sens utile pour acquérir à son parti les hommes de celui que toute sa vie il avait combattu, car les temps étaient changés, et Bonaparte premier Consul, préludant à l'Empire, n'était plus le général Bonaparte combattant à Arcole pour la liberté de la France. Il demeura toujours l'homme de la gloire, seulement il la comprit autrement. Ce fut à cette époque du Consulat qu'il conçut et mit en œuvre son système de fusion, et les Tuileries devinrent un lieu de réunion, non seulement dans le salon de madame Bonaparte, mais dans les grands appartements du premier Consul. Il y eut d'abord un grand mélange: cela devait être; on ignorait encore ce qu'on demanderait. On voulait ensuite connaître de plus près cet homme qui préludait à la souveraineté par une vie complète de gloire à trente ans, et qui paraissait devoir dominer toutes les renommées passées, et faire pâlir à côté de lui tous les conquérants du pouvoir. Ne repoussant personne, accueillant tous les partis, quelque méfiance qu'il eût de celui de Clichy et de celui du Manége, Bonaparte entra avec assurance dans l'arène, où personne, au reste, n'osa descendre pour lui disputer un prix qu'on jugeait bien ne pouvoir être obtenu que par lui.

Bonaparte ne connaissait nullement la haute société de Paris, à l'époque où il venait chez ma mère, lorsqu'avant la Révolution elle le faisait sortir de l'école militaire au moment des vacances; il était trop jeune alors pour apprécier le genre de société qui venait chez elle; lorsque plus tard il fut assidu dans notre maison, après la mort de mon père, il n'y avait personne à Paris; le salon le plus fréquenté par la bonne compagnie était ou en deuil ou désert, et quand le Directoire vint nous donner la parodie d'une cour, on sait assez quel genre de courtisans les directeurs rassemblèrent autour d'eux. Même Barras qui, par sa naissance[1], était bien capable de connaître ceux qui devaient venir chez lui et traiter avec eux de puissance à puissance. Bonaparte ne pouvait donc connaître que par une tradition orale ce qu'on appelait la bonne compagnie et ce qu'il voulait avoir autour du trône, encore dans l'ombre, qu'il édifiait déjà, et que devait, mais seulement pour quelque temps, remplacer le fauteuil consulaire.

Madame Bonaparte pouvait lui être en cela d'un grand secours, mais beaucoup moins cependant que Bonaparte ne se le figurait. Madame Bonaparte n'avait jamais été présentée à la cour de Louis XVI. Les Beauharnais étaient bien nés, bons gentilshommes, mais là s'arrêtaient leurs droits pour la présentation. Quant à madame de Beauharnais, elle ne fut même présentée qu'en 1789; elle n'était pas noble, si ce n'est de cette noblesse des colonies que celle d'Europe ne reconnaissait que lorsque la filiation était tellement positive qu'on ne la pouvait nier. Sans doute madame de Beauharnais était une femme comme il faut, pour me servir de l'expression voulue; mais Bonaparte crut sa position beaucoup plus importante et capable de diriger une opinion. Il revint ensuite là-dessus et j'en ai acquis la preuve dans une conversation que j'eus avec lui-même avant le divorce[2]. Mais il est certain qu'au moment du mariage il crut avoir contracté une union avec une famille qui valait au moins celle des Montmorency.

L'erreur se prolongea quelque temps sous le Consulat, et le faubourg Saint-Germain lui-même y contribua tout le premier. Chacun voulait être rayé. On n'en était pas venu encore à écrire quatre lettres dans une semaine pour avoir une clef de chambellan au haut de la basque de son habit, mais on y préludait; on voulait rentrer dans sa maison enfin, et pour cela on se faisait cousin, oncle, grand-oncle, arrière-petit-cousin de la femme du premier Consul, car la parenté était commune... Mais quoi qu'il en fût de ce que pensait Bonaparte de cette foule qui se pressait déjà aux portes des Tuileries, il voulut la juger par lui-même: ce fut alors qu'il donna les dîners de trois cents couverts dans la galerie de Diane, où étaient admis tous les partis et tout ce qui avait une position quelle qu'elle fût dans l'état.

J'ai su par une voie qui pour moi ne peut être douteuse, que Bonaparte regretta alors souvent d'être mal avec ma mère; il savait que le fond de sa société était le faubourg Saint-Germain dans son plus grand purisme; et les noms qui se prononçaient à la porte du salon de ma mère en étaient la preuve; il chargea non-seulement madame Leclerc[3] de faire une tentative pour renouer ses relations avec ma mère, mais il en parla vivement à Junot et plusieurs fois il m'insinua le désir qu'il en avait; mais ce fut inutilement. Ma mère avait consenti à revoir le général Bonaparte le jour où elle donna un bal au moment de mon mariage; elle consentit encore, pour moi, à rendre une visite à madame Bonaparte; mais aucune instance ne put vaincre sa répugnance; elle était bien malade d'ailleurs à cette époque et déjà fort souffrante, et son refus fut positif.

L'étiquette observée à ces dîners des quintidis n'était celle d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que le chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule immense rassemblée dans une même enceinte comme pour passer une revue! Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas encore cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout en essayant la royauté.

Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?... Je me rappelle l'enthousiasme qui animait Paris tout entier le jour où il alla du Luxembourg aux Tuileries... Cette circonstance était d'une immense importance pour Bonaparte... Les Tuileries!... cette résidence royale! l'habitation de Louis XVI... de ce roi malheureux, mais si bon, si excellent!... dont lui-même avait pleuré la mort... Oui, cet événement était pour Napoléon d'une grande portée... Aussi lorsque le 30 pluviôse il se réveilla, sa première parole fut: Nous allons donc aujourd'hui coucher aux Tuileries!.... Et il répétait ce mot avec une sorte de joie en embrassant Joséphine.

—Ce jour du 50 pluviôse[4] est un jour remarquable dans l'histoire de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la royauté, qui peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître...

L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait aucune aux corps de l'état, aucun d'eux n'avait ce qui lui était nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la caisse... Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de livrées... La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes. On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le premier Consul affectionnait tant l'uniforme...

La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau souvenir!... Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au général Bonaparte après le traité de Campo-Formio... Lorsque cette circonstance fut connue du peuple, ce ne furent plus des acclamations... ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui retentissaient à l'autre extrémité de Paris... Cette pensée était belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle... lorsqu'on voyait ce jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit ans!... Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces cris de joie et d'amour!... Il remerciait la foule enivrée avec un sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne craignez point avec moi pour votre gloire, Français... Cette arme me fut donnée pour avoir fait la paix... mais je saurai la tirer du fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte...

Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte, elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat, qui était déjà mariée, mais seulement depuis quelques jours, et quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de Flore[5].

Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour, au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore. Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: Le 10 août 1792, la royauté en France est abolie, et ne se relèvera jamais!....

Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!... En voyant cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent encore la royauté vaincue au 10 août... En les entendant, le premier Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me l'a redit.

L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne pouvait être traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en avoir trouvé la raison dans la colère des soldats qui invectivaient la royauté, tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à cette même royauté et qui est même une de ses prérogatives comme pour Dieu!... c'est de former la haie!... Quoi qu'il en soit, les troupes se mirent en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans la cour; et dès que la voiture fut arrêtée, le premier Consul en descendit rapidement, et sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car alors, il était jeune et leste, et aussi prompt à exécuter qu'à concevoir. Après lui descendit Cambacérès, dont la grave personne ne se mettait en mouvement qu'avec une lenteur qui contrastait d'une manière comique avec tous les mouvements de celui qui marchait avant lui. Venait ensuite Lebrun, dont l'énorme rotondité lui donnait déjà l'aspect d'un vieillard. Les deux consuls laissèrent leur collègue passer les troupes en revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs habitudes, et ils montèrent dans les appartements de réception: les ministres, le corps diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient.

Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront la force, le souvenir de pareils temps!... Le Carrousel entier était couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés allaient frapper le ciel: Vive le premier Consul!... vive le général Bonaparte!..... Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers, de peuple méritant vraiment ce beau nom, et le méritant alors par tout ce qu'il demande de grand et de beau dans ses sentiments. Aux fenêtres des maisons du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une foule de femmes élégamment parées et portant le costume grec, qui alors était encore à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air des écharpes de soie, des mouchoirs... leur enthousiasme était un délire... Oh! quelle journée pour Bonaparte!...

Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours aussi vive dans le cœur de tout Français ayant assisté à cette journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque le porte-drapeau de la 43e inclina celui qu'il portait devant son général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques lambeaux criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée de la poudre... En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut frappé de respect... Son noble visage prit une expression toute sublime; il ôta son chapeau et s'inclina profondément avec une émotion visible devant ces enseignes de la république, mutilées dans les batailles. Celles de la 30e et de la 96e étaient dans le même état. En voyant la troisième s'incliner devant lui, le premier Consul parut encore plus ému que pour la 43e. On voyait que plus les preuves de notre gloire se multipliaient à ses yeux, plus il était heureux et fier de commander une armée dont les hauts faits parlaient un tel langage. Son émotion avait sa source dans de hautes et nobles pensées, sans doute; car, en ce moment, un rayon lumineux semblait entourer son visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors ce ne furent plus de ces cris simplement animés de: Vive le premier Consul!... Ce fut une explosion d'amour et de délire... Des masses entières s'ébranlaient pour aller à lui; on voulait le voir de plus près, le contempler, le toucher... Les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards, tous, tous voulaient aller à lui; tous articulaient des paroles d'affection, tous poussaient des cris frénétiques d'amour et de joie... Oh! qui donc pourrait dire qu'alors il n'était pas l'idole de la France!

Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et j'étais avec elle et madame Leclerc à une fenêtre de l'hôtel de Brionne[6] chez M. Benezeth... Quel souvenir que celui de cette mère, dont le noble et beau visage était couvert de larmes de joie!... de ces larmes qui effacent tout un passé de malheur, et font croire à tout un avenir heureux.

Ceci me rappelle une circonstance que j'ai omise en parlant du 18 brumaire; elle montrera combien peu Bonaparte se laissait deviner par les siens.

Le 19 brumaire de l'an VII, ma mère, qui était fort attachée, comme on le sait, à la famille Bonaparte, et chez laquelle cette famille tout entière passait sa vie, voyant l'inquiétude de son amie[7] Lætitia, lui proposa de venir dîner avec nous, ainsi que madame Leclerc, et puis ensuite d'aller ensemble à Feydeau, pour y voir un fort joli spectacle, dans lequel jouaient Martin et Elleviou. Ces dames acceptèrent: le dîner se passa tristement. Madame Lætitia était inquiète sans savoir pourquoi, ou plutôt parce quelle le devinait. Mais en véritable mère d'un grand homme, tout ce qu'elle éprouvait demeurait au fond de son âme; et même avec ma mère, elle fut silencieuse.

Mon beau-frère, ami intime de Lucien, et qui ne le quitta pas dans toute cette journée, était parti depuis le matin, et ses adieux ne nous avaient pas rassurées, ma mère et moi; car nous aimions tendrement Lucien, et ne pouvions nous dissimuler qu'il y avait beaucoup à craindre dans les heures qui allaient s'écouler, quoique nous ne sussions que très-imparfaitement ce qui se tenterait... J'aimais Lucien et Louis comme des frères; et bien que je ne comprisse pas la politique, j'en savais assez pour être au moins inquiète; et pour moi, c'était souffrir.

Aucune nouvelle ne parvint d'une manière positive jusqu'à sept heures. Alors ma mère demanda ses chevaux, et nous partîmes avec madame Leclerc, madame Lætitia et mon frère Albert pour Feydeau.

Je ne me rappelle plus maintenant quelle était la pièce qu'on jouait premièrement. Je n'ai gardé le souvenir que de celle qui terminait le spectacle: c'était l'Auteur dans son ménage. Nous étions assez calmes, et même presque gaies, car rien ne nous était parvenu. Albert était sorti plusieurs fois et avait parcouru le foyer et les corridors sans rien apprendre de nouveau; nous nous disposions à écouter la dernière pièce, lorsque le rideau se lève avant le moment, et l'acteur qui devait remplir le rôle principal se présente en robe de chambre de piqué blanc, costume de ce rôle[8], et s'avançant sur le devant de la scène, dit au public: Citoyens, une révolution vient d'avoir lieu à Saint-Cloud; le général Bonaparte a eu le bonheur d'échapper au poignard du représentant Arena et de ses complices. Les assassins sont arrêtés.

Au moment où le mot, vient d'échapper au poignard, fut prononcé, un cri perçant retentit dans la salle... Il partait de notre loge: c'était madame Leclerc qui l'avait jeté, et qui était dans un état vraiment alarmant. Elle sanglotait et ne pouvait pleurer; ses nerfs, horriblement contractés, lui causaient des convulsions tellement fortes, qu'Albert commençait à ne pouvoir la contenir. Madame Lætitia était pâle comme une statue de marbre; mais quels que fussent les déchirements de son cœur, on n'en voyait d'autre trace sur son visage encore si beau à cette époque, qu'une légère contraction autour des lèvres. Se penchant sur sa fille, elle prit ses mains, les serra fortement, et dit d'une voix sévère:

«Paulette[9], pourquoi cet éclat? Tais-toi. N'as-tu pas entendu qu'il n'est rien arrivé à ton frère?... Silence donc... et lève-toi; il faut aller chercher des nouvelles.»

La voix de sa mère frappa plus madame Leclerc que toutes nos consolations. Les miennes, d'ailleurs, étaient plutôt de nature à l'alarmer qu'à la rassurer. Je craignais pour mes deux frères de cœur, Lucien et Louis; et je pleurais tellement, que ma mère me gronda tout aussi sévèrement que Paulette. Enfin nous pûmes partir. Albert, que nous avions envoyé pour savoir si la voiture de ma mère était arrivée, nous annonça qu'elle nous attendait. Il prit madame Leclerc dans ses bras, et la porta, plutôt qu'il ne la conduisit, à la voiture dans laquelle nous nous hâtâmes de monter; car on sortait en foule du théâtre pour aller aux nouvelles; et plusieurs personnes ayant reconnu ma mère et les femmes qui étaient avec nous, disaient: «C'est la mère et la sœur du général Bonaparte!...» La beauté incomparable de Paulette, qui était encore doublée, je crois, par sa pâleur en ce moment, suffisait déjà bien assez pour attrouper les curieux. Qu'on juge de l'effet que produisirent ce peu de mots: C'est la sœur du général Bonaparte!

«Où voulez-vous aller? dit ma mère à madame Lætitia, lorsque son domestique lui demanda ses ordres. Est-ce rue du Rocher[10], ou bien rue Chantereine?

—Rue Chantereine, répondit madame Lætitia, après avoir réfléchi un moment. Joseph ne serait pas chez lui, et Julie ne saurait rien...

—Si nous allions rue Verte[11]?» dis-je à madame Lætitia.

—Ce serait inutile. Christine[12] ne sait rien; et peut-être même pourrions-nous l'alarmer... non, non, rue Chantereine.»

Nous arrivâmes rue Chantereine; mais il fut d'abord impossible d'approcher de la maison. C'était une confusion à rendre sourd par le fracas que faisaient les cochers en criant et en jurant; les hommes à cheval arrivant au galop, et culbutant tout ce qui se trouvait devant eux; des gens à pied, les uns demandant des nouvelles, les autres criant qu'ils en apportaient... Et tout ce fracas, ce tumulte au milieu d'une nuit de novembre, sombre et froide... Quelques hommes de la bonne compagnie étaient parmi eux pour apprendre quelque chose; car on racontait d'étranges événements qui, du reste, devaient bientôt se réaliser. Dans le nombre de ces curieux malveillants se trouvait Hippolyte de R..., l'un des habitués les plus intimes du salon de ma mère. Il reconnut notre voiture; et ne voyant pas quelles étaient les personnes qui étaient avec nous: «Eh bien! s'écria-t-il, voilà de la belle besogne!... Votre ami Lucien, mademoiselle Laure, poursuivit-il en s'adressant à moi, qu'il voyait contre la portière, avec tout son républicanisme et sa colère contre notre club de Clichy, vient de faire un roi de son frère le caporal.»

M. de Rastignac était fort près de la portière; je fus obligée non-seulement de lui dire très-vivement de se taire, mais de frapper sur sa main, car il n'entendait rien. Alors il reconnut madame Lætitia et madame Leclerc qu'il voyait journellement chez ma mère, où il passait sa vie ainsi que ses frères: cette vue le frappa tellement qu'il s'en alla en courant. Ce n'était pas qu'il craignît; tout au contraire son opinion était bien connue, et ses frères et lui ne voulurent jamais accepter aucune place sous l'Empire.

Cependant notre voiture avançait; enfin nous parvînmes dans cette allée qui précède la cour de la petite maison de la rue Chantereine et nous arrivâmes devant le perron. Madame Lætitia envoya Albert pour savoir si le général Bonaparte était revenu de Saint-Cloud. Au moment où mon frère descendait de voiture un officier entrait au grand galop dans la cour suivi de deux ordonnances. Les lumières du vestibule nous le montrèrent et nous reconnûmes M. de Geouffre mon beau-frère, qui dans cette journée avait été l'aide-de-camp de Lucien.

—Tout va bien! nous cria-t-il du plus loin qu'il nous vit!... et il nous raconta les événements miraculeux de la journée... Tout était fini. Il y avait une commission consulaire dont deux membres du Directoire faisaient partie et le général Bonaparte était le troisième.

—Voilà un brochet qui mangera les deux autres poissons, dit ma mère.

—Oh Panoria! dit madame Lætitia avec un accent de reproche, car à cette époque elle croyait au républicanisme pur de son fils.

—Ma mère ne répondit pas, mais elle était convaincue. Madame Bonaparte et madame Leclerc descendirent pour aller trouver Joséphine et attendre la venue de Napoléon. Nous les laissâmes et revînmes chez ma mère où nous trouvâmes vingt personnes qui l'attendaient comme cela était toujours quand elle allait au spectacle; mais ce soir-là on espérait des nouvelles et le cercle était doublé.

J'ai interverti l'ordre des choses pour rappeler ce fait. Il montre combien peu étaient connus les projets de Bonaparte dans sa famille même la plus intime, puisque sa mère et sa sœur bien-aimée étaient aussi ignorantes de ce qui devait se passer le 19 brumaire que la personne de Paris le moins avant dans son intimité.

Pour rejoindre l'époque où nous sommes maintenant, il faut nous retrouver à l'une des fenêtres de l'hôtel de Brionne chez M. de Benezeth, regardant la magnifique revue passée par le premier Consul le 30 pluviôse de l'an VIII. Toutes les croisées ayant jour sur la place et sur la cour étaient garnies de femmes élégamment parées et dans ce costume grec qui était si gracieux porté par des femmes qui se mettaient bien... et puis il allait à cet enthousiasme qui nous agitait alors. Nous étions vraiment des femmes de Sparte et d'Athènes en écoutant les récits de ces fêtes de gloire, de ces batailles où notre noblesse prit et reçut son blason. Et puis comment croire à cette tyrannie qui nous était prophétisée lorsqu'il parut une lettre écrite à un sergent de grenadiers, par le premier Consul lui-même, au moment de la distribution des sabres et des fusils d'honneur[13]. L'un des élus avait écrit à Bonaparte pour le remercier, et le premier Consul lui répondit:

«J'ai reçu votre lettre, mon brave camarade, vous n'avez pas besoin de me parler de vos actions. Je les connais, vous êtes un des plus braves grenadiers de l'armée depuis la mort de Benezeth. Vous êtes compris dans la distribution des cent sabres d'honneur que j'ai fait distribuer. Tous les soldats de votre corps étaient d'accord que c'était vous qui le méritiez davantage.

«Je désire beaucoup vous revoir; le ministre de la guerre vous envoie l'ordre de venir à Paris.»

Cette lettre est un chef-d'œuvre d'adresse. Comme il est habile de reconnaître presque le droit aux soldats de désigner le plus brave parmi eux! Et puis ce titre de brave camarade accordé à un sergent. Cette lettre, qui devait nécessairement courir dans tous les rangs de l'armée, devait en même temps faire des amis et même des fanatiques à la religion de Napoléon.

Le jeune homme à qui s'adressait cette lettre s'appelait Léon Aune; il était sergent de grenadiers, je ne me rappelle plus dans quel régiment.

Aussi nous étions sous le charme d'une pensée; c'est que le gouvernement consulaire ramènerait avec lui les formes polies d'autrefois, la sécurité, le bonheur, et en même temps qu'il fonderait le règne de cette liberté toujours appelée, toujours désirée et toujours inconnue: c'était un rêve sans doute, mais ne rêve-t-on jamais?...

Madame Bonaparte était rayonnante de beauté le jour de cette revue ainsi qu'Hortense, qui était vraiment charmante à cette époque de sa vie, avec sa taille élancée, ses beaux cheveux blonds, ses grands et doux yeux bleus et sa grâce toute créole et toute française à la fois!... Elles étaient toutes deux aux fenêtres du troisième Consul Lebrun, entourées d'une espèce de cour qu'il n'avait pas fallu longtemps pour former.

Napoléon était un homme trop universel, son génie, qui embrassait toutes choses, était trop vaste pour n'avoir pas jugé de quelle haute importance il était pour son plan de rétablir l'ordre non-seulement dans la vie politique et générale, mais dans la vie privée de chaque famille. Ces familles formaient les masses après tout, et Napoléon, tout en n'ayant pas de formes polies et gracieuses, savait parfaitement les apprécier. Sans vouloir que les femmes eussent de la puissance, il désirait cependant qu'elles prissent en quelque sorte la conduite d'une partie des choses de ce monde. Il redoutait des femmes comme madame de Staël; mais il comprenait tout le bien que pouvait faire madame de Genlis ou quelqu'un dans ce genre. Il redoutait le génie de la première comme un rival, tandis qu'il aimait et recherchait l'esprit de l'autre comme un allié ami... en tout ce qui concernait l'étiquette, la vie de société, ce qui tenait enfin à l'existence du monde et à l'influence qu'elle exerce: tout cela était pour le premier Consul et plus tard pour l'Empereur d'une importance que pourront difficilement croire ceux qui ne l'ont pas approché comme moi[14].

Le salon de madame Bonaparte aux Tuileries, lorsqu'elle y vint le 30 pluviôse, n'était pas encore formé, quelque désir qu'en eût le premier Consul. Madame de la Rochefoucault, petite bossue, bonne personne, quoique spirituelle, et parente, je ne sais comment, de madame Bonaparte; madame de la Valette, douce, bonne, toujours jolie en dépit de la petite vérole et du monde qui la trouvait encore trop bien malgré son malheur; madame de Lameth, sphérique et barbue, deux choses peu agréables pour des femmes, mais bonne et spirituelle, ce qui leur va toujours bien; madame Delaplace faisant tout géométriquement, jusqu'à ses révérences pour plaire à son mari; madame de Luçay, madame de Lauriston, bonne, toujours égale dans son accueil et généralement aimée; madame de Rémusat, femme supérieure et d'un grand attrait pour qui la savait comprendre; madame de Thalouet qui se rappelait trop qu'elle avait été jolie et pas assez qu'elle ne l'était plus; madame d'Harville, impolie par système et polie par hasard, voilà les femmes qui formèrent d'abord le cercle le plus habituel de Joséphine à l'époque du Consulat préparatoire, ainsi que j'appelle le Consulat de l'année 1800 et de 1801. Mais quelques mois après, les généraux qui entouraient le premier Consul se marièrent et leurs femmes arrivèrent aux Tuileries pour y préluder aux dames du palais. Alors ce qu'on pouvait appeler la cour consulaire changea d'aspect. Toutes étaient jeunes et plutôt jolies qu'autrement; car la jeunesse a du moins cet avantage de n'avoir jamais une laideur entière; mais d'ailleurs, bien loin de là, les jeunes femmes qui devenaient les grandes dames de la cour consulaire étaient même charmantes. Madame Lannes était alors dans la fleur de cette beauté vraiment digne d'admiration, qui du reste fut connue en Europe comme elle devait l'être. Madame Lannes était bonne, elle avait un esprit juste et sans aigreur qui me plaisait; nos maris étaient frères d'armes; nous nous convînmes aussi, et depuis l'instant de notre entrée à la cour des Tuileries jusqu'au moment où nous l'avons quittée, nos relations furent toujours bienveillantes et amicales; venait ensuite madame Savary (mademoiselle de Faudoas, parente de l'Impératrice); madame Savary était une fort belle personne, mais ayant la malheureuse manie de ne pas vouloir être brune, ce qui lui faisait faire des choses tout à fait contraires à sa beauté; elle était bien faite, fort élégante, quoique un peu poupée de la foire lorsqu'elle entrait dans un bal. L'un des frères d'armes de nos maris s'était aussi marié, mais il n'avait pas fait comme eux, en ce que les autres s'étaient presque tous mariés par amour et avaient conséquemment épousé de jolies femmes; mais lui avait pris pour sa compagne de route en ce monde une de ces héritières à figure désagréable et peu courtoise... à figure d'héritière enfin, car ce mot dit tout. Ce n'eût été que peu de chose encore; mais le caractère accompagnait la désagréable figure et ne la démentait en rien: impolie et violente, la jeune héritière ne fut jamais aimée dans le monde ni dans son intérieur, où elle rendait son mari malheureux, tandis qu'il méritait d'être le plus heureux des hommes.

Madame Mortier, aujourd'hui duchesse de Trévise, n'avait rien du portrait que je viens de tracer: elle avait au contraire une extrême douceur et son commerce était si facile et si doux qu'on l'aimait en la connaissant. Le général Mortier commandait alors la 1re division militaire, et ses fréquents rapports avec Junot, qui était commandant de Paris, me mettant à même de beaucoup voir madame Mortier, j'ai pu me convaincre par moi-même de la vérité du portrait que j'en donne.

Une agréable femme aussi qui vint au milieu de nous vers ce temps-là, ce fut madame Bessières (duchesse d'Istrie); elle était gaie, bonne, égale, jolie, d'une politesse prévenante, de bonne compagnie, ce qui faisait qu'on lui savait gré d'avance, parce qu'il était visible qu'elle le faisait par un mouvement attractif: j'ai toujours distingué et aimé madame Bessières, et depuis tant d'années écoulées, sa vie noble et pure justifie le bien qu'on a toujours dit et pensé d'elle.

Chaque jour notre cercle s'agrandissait; le premier Consul forçait au mariage.

«Mariez-vous, disait-il à tous les officiers généraux, même aux colonels; mariez-vous et recevez du monde. Ayez un salon

C'était son mot.

La société des Tuileries était donc alors la base sur laquelle s'établissaient toutes celles qui se formaient à Paris; il y avait bien de la confusion, et rarement un dîner, une grande réunion du soir avaient lieu, sans qu'un événement plus ou moins plaisant prêtât à rire aux bonnes âmes qui étaient appelées à ces premières fêtes qui ressemblent bien peu à celles qui suivirent, non-seulement sous l'Empire, mais dans les années 1802 et 1803.

La Malmaison était un lieu dans lequel on essayait tout ce qu'on voulait faire passer comme innovation à ces coutumes vulgaires, qui avaient pris d'autant plus d'empire sur nous pendant la Révolution, qu'elles étaient faciles et peu gênantes; mais combien nous en avons ri plus tard, lorsque toute l'étiquette fut imposée, non-seulement aux habitants des Tuileries, mais à ceux de cette même Malmaison et de Saint-Cloud! la Malmaison, surtout, qui ne retrouva jamais au reste ses premiers beaux jours.

Qui croirait que, la première année du Consulat, on craignît d'être attaqué sur la route de la Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées... On redoutait deux dangers: celui d'être compris dans une tentative sur le premier Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en grand nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.

Nous répétions les Folies amoureuses de Régnard; le premier Consul avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne, qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon, qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:

«Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui LA force à jouer la comédie?»

Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans mémoire, disant à contre-sens, ricanant lorsqu'elle se trompait, ce qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, ricanant pour sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce va mal et ne va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous répétions, nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions pas plus avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une manière fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. Cela se fit en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à deux chevaux, dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. Les chevaux qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une vitesse extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui faisait ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers retournant à leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions à Paris pour dîner: on était alors à la fin de l'hiver.

Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile), parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.

Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut savoir que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement semblable à celle du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui était verte. La seule différence entre elles, c'est que la livrée du premier Consul n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, et que celle de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on comprendra facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on puisse ne voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du piqueur. Derrière nous venait un petit groom également habillé de vert[15].

Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint se jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le plus de vitesse... Ils s'arrêtèrent... Je poussai un cri, et M. d'Abrantès articula quelques paroles violemment accentuées. Tout cela fut prompt et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige produit par la rapidité de la course et le choc que nous venions d'éprouver fut dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme couvert d'une redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond qui lui cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la droite, on distinguait deux ou trois autres individus...

—«Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:

—«Ce n'est pas le premier Consul!...

—Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.

L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin il se retourna et dit:

—«Lui remettre une pétition.»

Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.

M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:

—«Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de venir me rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»

En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.

Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il s'arrêta.

—«Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?» dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui était sur la route...

C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une extrême agitation.

—«Les misérables!...» s'écriait-il par moment.

Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval, deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en effet, était encore dans son cabinet.

Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps, j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.

—«Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler...

—Eh mon Dieu! que me veut-il?...

—Je ne sais, mais venez.»

Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses furent conçues pour la gloire de la France.

Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la maison... oh!... cette dégradation est la honte de la France!... Quel est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!... Tous le feraient... et nous!... Nous demeurons inactifs!...

Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le rappela.

—«Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»

Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien certaine que Junot l'aurait racontée comme moi. Le premier Consul dit à Cambacérès:

—«C'est bien cela!... Et cet homme prétendait avoir une pétition à me remettre?

—En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu lorsqu'il était auprès de nous.

—Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.

—L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.

—Et quelle est sa tournure?

—Celle d'un homme fort grand et maigre.

—Plus grand que Bourrienne?

—Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal placée pour juger de la proportion juste d'une taille.

Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur en pensant que mon dire allait peut-être faire arrêter un homme. Pour m'encourager, je devais me dire que cet homme était un misérable et en voulait à la vie de celui que nous adorions comme notre idole.

Le premier Consul me fit répéter l'histoire trois fois. Je ne me servis que des mêmes termes chaque fois: cette exactitude lui fit plaisir.

—«Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille à l'autre bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot de tout cela à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est une défense, entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle va?... Me comprenez-vous, vous dis-je?...»

Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui donna de l'humeur.

—«Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph... En résumé, je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.

—Eh bien!... je vous le promets, général.

—Votre parole d'honneur!

—Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une telle assurance de la part d'une femme.

—Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans rire.

—Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous réjouir le cœur de voir rire.»

Il me regarda.

—«Vous êtes une singulière personne, dit-il... Ainsi vous promettez...

—Je le promets...

—C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.

—Mais, général, nous avons du monde...

—Eh bien! ils dîneront sans vous.»

Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.

—«Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.

—Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?» m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet intérieur[16], et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:

«Allons donc au salon...»

Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.

Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde fut de mon retour.

«Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?... Qu'est-il survenu?...

—Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier Consul a fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me voilà...

—Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter le Collatéral?

—Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense[17].

—Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement Joséphine[18]; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une répétition...

—Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.

—Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès, et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame Dubarry, qui marquait sept heures et demie.

—Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?... Je suis levé depuis cinq heures du matin, moi, eh bien! j'attends patiemment... tandis que vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?

Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi...

Le premier Consul passa le premier et seul. Cambacérès donna la main à madame Bonaparte... tout le monde suivit sans aucun ordre. Le premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa belle-fille et moi...

Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté, et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.

J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme? Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait se lever de table:

—«Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi... ils n'ont pas même le pouvoir de me faire craindre...

—Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous doit à la France pour son bonheur!

—Vraiment! le pensez-vous?

—N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que j'aime au moins?

—Ah! votre frère, votre mari... mais ensuite... votre beau-frère est tout à Lucien... votre mère également n'aime que Lucien et Joseph... mais moi, c'est différent...»

Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée, je me tournai subitement vers le premier Consul... C'est qu'il venait de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le bras encore noir quinze jours après...

—«Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure sérieuse qui voulait être en colère...

—Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous répondrais lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous ne nous entendons pas...

—C'est vrai; vous m'avez donné votre ultimatum à ce sujet-là. À propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la famille Hulot?

—Non, général.

—Comment, non!

—Non, général.

—Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot?

—Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une chez l'autre.

—Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot?

—Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin. En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!»

L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit faire un mouvement:

—«Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il.

—Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme jeunes filles.

—N'est-elle pas fort habile en toutes choses?

—Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort jolie.

—Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et en tout une enveloppe déplaisante.»

Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait très-haut et tout le monde écoutait: madame Bonaparte sourit, et avec sa bonté ordinaire, car sa bonté, pour être banale, n'était pas moins de la bonté, elle dit doucement:

—«Tu ne l'aimes pas, et tu es injuste.

—Sans doute je ne l'aime pas, et cela, par une raison toute simple, c'est qu'elle me hait, ce qui est plus fort que de ne pas m'aimer; et cela pourquoi?.. Elle et sa mère sont les deux mauvais anges de Moreau: elles le poussent à mal faire... et c'est sous leur direction qu'il fait toutes ses fautes... Qui croiriez-vous, dit le premier Consul à Cambacérès, lorsqu'on fut de retour dans le salon, qui croiriez-vous que Joséphine me donna l'autre jour pour convive à dîner?... madame Hulot!... Madame Hulot!... à la Malmaison!

—Mais, dit madame Bonaparte, elle venait en conciliatrice, et...

—En conciliatrice!... Elle? madame Hulot?... Ma pauvre Joséphine, tu es bien crédule et bien bonne, ma chère enfant!...»

Et prenant sa femme dans ses bras, il l'embrassa trois ou quatre fois sur les joues et sur le front, et finit en lui pinçant l'oreille avec une telle force qu'elle jeta un cri... Bonaparte poursuivit:

—«Je te dis que ce sont deux méchantes femmelettes, et que cette dernière impertinence de madame Hulot mérite une correction. Bien loin de là, voilà que tu l'accueilles et lui fais politesse.

—Qu'a-t-elle donc fait? se hasarda à demander Cambacérès qui sommeillait dans un fauteuil, après avoir pris son café.

—Mon Dieu, dit madame Bonaparte, madame Moreau voulait voir Bonaparte: elle est venue trois ou quatre fois aux Tuileries sans y parvenir, et l'humeur s'en est mêlée...

—Et Joséphine, qui ne vous dit pas tout, ne vous dit pas aussi que la dernière fois madame Hulot dit en se retirant: Ce n'est pas la femme du vainqueur d'Hohenlinden qui doit faire antichambre... Les directeurs eussent été plus polis. Ainsi madame Hulot regrette le beau règne du Directoire, parce que le chef de l'État ne peut disposer du temps qu'il donne à des travaux sérieux pour bavarder avec des femmes!... Et toi, tu es assez simple pour chercher à calmer l'irritation que ces méchantes femmes ont éprouvée, et qui n'est autre chose que de la colère!...»

Joséphine, qui s'était éloignée du premier Consul lorsqu'il lui avait pincé l'oreille, revint auprès de lui et passant un bras autour de son cou, elle posa sa tête gracieusement sur son épaule. Napoléon sourit et l'embrassa. Il avait résolu d'être charmant ce jour-là, et il le fut en effet.

—«Allons! s'écria-t-il... laissons tout cela et prenons une vacance... il faut jouer. À quoi jouerons-nous? aux petits jeux?

—Non, non! s'écria-t-on de toutes parts.

—Eh bien! au vingt et un?... au reversi?

—Oui, oui! au vingt et un.»

On apporta une grande table ronde et nous nous mîmes tous autour.

—«Qui sera le banquier, demanda Joséphine, pour commencer?

LE PREMIER CONSUL.

Duroc, prends les cartes et tiens la banque; tu nous montreras comment il faut faire.

MADAME BONAPARTE.

Mais je n'ai pas d'argent...

MADEMOISELLE DE BEAUHARNAIS.

Ni moi.

MADAME DE LAVALETTE.

Ni moi.

LE PREMIER CONSUL.

Mesdames, arrangez-vous, mais je ne veux pas jouer contre des jetons; je ne veux pas jouer à crédit... Je fais mon jeu avec de l'or, et si vous me gagnez je veux aussi vous gagner; demandez de l'argent à vos maris... Lavalette, donne donc de l'argent à ta femme[19]... (Il cherche dans ses poches, où jamais il n'avait d'argent.) Donne-moi de l'argent, Duroc!... (Tout le monde se met à rire.) Riez... Tenez...

Le sérieux du premier Consul nous fit beaucoup rire, nous eûmes bientôt devant nous ce qu'il fallait pour faire nos mises, et le jeu commença; mais ce fut pour éveiller une nouvelle gaieté... Napoléon trichait horriblement; il fit d'abord une mise modeste de cinq francs... Duroc tira et donna les cartes: lorsque tout fut fait, Napoléon avança la main après avoir regardé ses cartes.

LE GÉNÉRAL DUROC.

Voulez-vous une carte, mon général?

LE PREMIER CONSUL.

Oui. (Après avoir eu sa carte:) À la bonne heure au moins... voilà qui est bien donné! Tu es un brave banquier, Duroc.

Le général Duroc tirant pour lui sur quinze (car il devait croire que Bonaparte avait eu vingt et un) amène un neuf.

Ah!... perdu! j'ai vingt-quatre... Mon général, n'avez-vous pas vingt et un?

LE PREMIER CONSUL.

Sans doute! sans doute!... paie-moi cinq francs!

MADAME BONAPARTE.

Voyons donc ton jeu, Bonaparte.

LE PREMIER CONSUL, retenant ses cartes.

Non, non!... Je ne veux pas que vous voyez à quel point je suis téméraire... j'ai tiré sur dix-huit!...

Madame Bonaparte insista et voulut prendre les cartes; Bonaparte résistait, tous deux riaient de leur lutte comme deux enfants.

LE PREMIER CONSUL.

Non, non! je n'ai pas triché cette fois-ci!... J'ai gagné loyalement. Duroc, paie-moi ma mise... C'est bien... Je fais paroli... (Il regarde son jeu.) Carte... c'est bien...

MADAME LAVALETTE.

Carte... un huit!... J'ai perdu. (Elle jette ses cartes.)

LE GÉNÉRAL DUROC.

À nous deux, mon général! (Il tire sur son jeu qui est douze et amène un quatre... Il retire encore et amène un six.) J'ai perdu... Quel point aviez-vous donc, mon général?...

LE PREMIER CONSUL, frappant ses mains l'une contre l'autre, et s'agitant sur sa chaise.

Gagné! encore gagné!... Je montre mon jeu...

Et fièrement il étala dix-neuf; il avait tiré témérairement, comme il le disait, sur quinze, et avait eu un quatre.

Je refais mon jeu, s'écria-t-il tout enchanté; et il mit de nouveau cinq francs devant lui...

LE GÉNÉRAL DUROC, tirant et donnant les cartes, arrive au premier Consul, qui, après avoir regardé son jeu, demande carte; il le regarde quelque temps et en demande une autre... puis il dit:

C'est bien.

Puis, tirant pour lui.

Vingt et un!... Et vous, mon général?...

LE PREMIER CONSUL.

Laisse-moi tranquille! voilà ton argent!...

Il lui jeta tout son argent, mit ses cartes avec toutes les autres; et, en même temps, il se leva en disant:

Allons, c'est très-bien: en voilà assez pour ce soir.

Madame Bonaparte et moi, qui étions près de lui, nous voulûmes voir quel jeu il avait d'abord. Il avait tiré sur seize, avait eu ensuite un deux, et puis un huit, ce qui lui faisait vingt-six. Nous rîmes beaucoup de son silence. Voilà ce qu'il faisait pour tricher. Après avoir fait sa mise, il demandait une carte; si elle le faisait perdre, il ne disait mot au banquier; mais il attendait que le banquier eût tiré la sienne; si elle était bonne, alors Napoléon jetait son jeu sans en parler, et abandonnait sa mise. Si au contraire le banquier perdait, Napoléon se faisait payer en jetant toujours ses cartes. Ces petites tricheries-là l'amusaient comme un enfant... Il était visible qu'il voulait forcer le hasard de suivre sa volonté au jeu comme il forçait pour ainsi dire la fortune de servir ses armes. Après tout, il faut dire qu'avant de se séparer, il rendait tout ce qu'il avait gagné, et on se le partageait. Je me rappelle une soirée passée à la Malmaison, où nous jouâmes au reversis. Le général Bonaparte avait toujours les douze cœurs. Je ne sais comment il s'arrangeait. Je crois qu'il les reprenait dans ses levées. Le fait est que lorsqu'il avait le quinola, il avait une procession de cœurs qui empêchaient de le forcer. Notre ressource alors était de le lui faire gorger. Quand cela arrivait, les rires et les éclats joyeux étaient aussi éclatants que ceux d'une troupe d'écoliers. Le premier Consul lui-même n'était certes pas en reste, et montrait peut-être même plus de contentement qu'aucune de nous, bien que la plus âgée n'eût pas plus de dix-huit ans à cette époque.

On voit comment était formé ce qu'on appelait alors le salon de la Malmaison, et la société du premier Consul et de madame Bonaparte. Un an plus tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria, et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte, quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite, mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était bonne et agréable... Pendant cette année de 1802, on fut encore à la Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On s'amusait encore à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir beaucoup de jeunes et riants visages autour de lui; et quelque ennui que cette volonté causât à madame Bonaparte, il lui en fallut passer par là, et, qui plus est, il fallut dîner souvent en plein air. Il était assez égal à nos figures de dix-huit ans de braver le grand jour et le soleil; mais Joséphine n'aimait pas cela. Quelquefois aussi, après le dîner, lorsque le temps était beau, le premier Consul jouait aux barres avec nous. Eh bien! dans ce jeu il trichait encore... et il nous faisait très-bien tomber, lorsque nous étions au moment de l'attraper, ce qui était surtout facile à sa belle-fille Hortense, qui courait comme une biche. Une des grandes joies de ces récréations pour Napoléon, c'était de nous voir courir sous les arbres, habillées de blanc. Rien ne le touchait comme une femme portant avec grâce une robe blanche... Joséphine, qui savait cela, portait presque toujours des robes de mousseline de l'Inde... En général, l'uniforme des femmes, à la Malmaison, était une robe blanche.

Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison...[20] Aussi l'a-t-il toujours affectionnée au point d'en faire le but positif de ses promenades de distraction jusqu'au moment du divorce... Vers la fin du printemps de 1802, il fut s'établir à Saint-Cloud.

«Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de trois mille personnes.»

Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la fermeture des portes.

Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées. Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient arrêté notre voiture.

Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une souveraineté plus positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne fut pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand des hommes!... Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.

Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries[21], d'abattre les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que des simulacres, et Bonaparte le savait bien.

Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.

Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de Raguse, alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en Italie avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle était charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse figure, mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.

Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel. Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet. Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé de son grand œil bleu foncé, à double paupière: son sourire était fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard; avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et par attrait. Elle me rappelait, à cette époque où elle parut à notre cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de Louis XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée.

Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient savoir où allait le premier Consul.

J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi que ma mère, la veille du jour où elle devait faire sa visite de noce à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-sœur... mais la bonne petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses sœurs. Aussi quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa toilette du lendemain...

«Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!... Voilà votre véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le vrai triomphe.»

Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle voulut écraser sa belle-sœur surtout, car c'était sur elle que sa haine portait plus spécialement: Hortense et sa sœur Caroline n'arrivaient qu'après. Quant à Élisa...

«Oh! pour celle-là, disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire, comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira bien.[22]»

Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte vint à moi:

—«Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est radieuse!

—Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal de beauté.

—Oh! mon Dieu! cela est tellement connu maintenant que la chose commence à paraître moins frappante.

—On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un chef-d'œuvre! jugez lorsqu'il est animé!»

Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant d'aigreur contre sa belle-sœur, ce n'était pas par envie; c'était comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi, et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le lendemain.

—«Car c'est demain qu'elle doit faire ici sa visite officielle, me dit madame Bonaparte... Je présume qu'elle se dispose à nous arriver aussi resplendissante que possible... Savez-vous comment elle sera mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.»

Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte, qui avait fait la question avec nonchalance comme n'y attachant aucune importance, ne voulut pas insister, quelque persuadée qu'elle fût que j'en étais instruite.

En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité était elle-même un grand art... On sait que Joséphine avait une taille et une tournure ravissantes; à cet égard elle pouvait lutter, et même avec succès, contre sa belle-sœur qui n'avait pas une grâce aussi parfaite qu'elle dans tous ses mouvements... Connaissant donc tous ses avantages, Joséphine en usa pour disputer au moins la victoire à celle qui ne redoutait personne en ce monde pour sa beauté, aussitôt qu'elle paraissait et montrait son adorable visage.

Madame Bonaparte portait ce jour-là, quoiqu'on fût en hiver, une robe de mousseline de l'Inde, que son bon goût lui faisait faire, dès cette époque, beaucoup plus ample de la jupe qu'on ne faisait alors les robes, pour qu'elle formât plus de gros plis. Au bas était une petite bordure large comme le doigt en lame d'or et figurant comme un petit ruisseau d'or. Le corsage, drapé à gros plis sur sa poitrine, était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion en or émaillées de noir autour... La ceinture, formée d'une bandelette brodée comme la bordure, était fermée sur le devant par une agrafe comme les têtes en or émaillées qui étaient aux épaules... Les manches étaient courtes, froncées et à poignets comme on en portait dans ce temps-là, et le poignet ouvert sur le bras était retenu par deux petits boutons semblables aux agrafes de la ceinture. Les bras étaient nus: Joséphine les avait très-beaux, surtout le haut du bras.

Sa coiffure était ravissante. Elle ressemblait à celle d'un camée antique. Ses cheveux, relevés sur le haut de la tête, étaient contenus dans un réseau de chaînes d'or dont chaque carreau était marqué comme on en voit aux bustes romains, et était fait par une petite rosace en or émaillée de noir. Ce réseau à la manière antique venait se rejoindre sur le devant de la tête et fermait avec une sorte de camée en or émaillé de noir comme le reste. À son cou était un serpent en or dont les écailles étaient imitées par de l'émail noir; les bracelets pareils, ainsi que les boucles d'oreilles.

Lorsque je vis madame Bonaparte, je ne pus m'empêcher de lui dire combien elle était charmante avec ce nuage vaporeux formé par cette mousseline[23], que bien certainement Juvénal eût appelée une robe de brouillard à plus juste titre que celles de ses dames romaines... Et puis, cette parure lui allait admirablement... Voilà comment Joséphine a mérité sa réputation de femme parfaitement élégante: c'est en adaptant la mode à la convenance de sa personne. Ici elle avait songé à tout!... même à l'ameublement du grand salon de Saint Cloud, qui alors était bleu et or, et allait ainsi très-bien avec cette mousseline neigeuse et cet or qui tous deux s'harmoniaient parfaitement ensemble.

Aussitôt que le premier Consul entra dans le salon, où il arrivait alors presque toujours, par le balcon circulaire, au moment où l'on s'y attendait le moins, il fut frappé comme moi de l'ensemble vraiment charmant de Joséphine. Aussi fut-il à elle aussitôt, et la prenant par les deux mains, il la conduisit devant la glace de la cheminée pour la voir en même temps de tous côtés, et l'embrassant sur l'épaule et sur le front, car il ne pouvait encore se défaire de cette habitude bourgeoise, il lui dit: «Ah! çà, Joséphine, je serai jaloux! Vous avez des projets! Pourquoi donc es-tu si belle aujourd'hui?

—Je sais que tu aimes que je sois en blanc... et j'ai mis une robe blanche: voilà tout.

—Eh bien! si c'est pour me plaire, tu as réussi.»

Et il l'embrassa encore une fois.

—«Avez-vous vu la nouvelle princesse?» me demanda le premier Consul à dîner.

Je répondis affirmativement, et j'ajoutai qu'elle devait venir le soir même pour faire sa visite de noce à madame Bonaparte et lui être présentée par son mari.

—«Mais c'est chose faite, dit le premier Consul... D'ailleurs Joséphine est sa belle-sœur.

—Oui, général, mais elle est aussi femme du premier magistrat de la France.

—Ah! ah! c'est donc comme étiquette que cette visite a lieu? et qui donc en a tant appris à Paulette? ce n'est pas le prince Borghèse.»

Il dit ce mot avec une expression qui traduisait l'opinion qu'il s'était déjà formée de cet homme, qui, tout prince qu'il était, montrait plus de vulgarité qu'aucun transtévérin de Rome[24].

—«Ce n'est pas Paulette qui d'elle-même aura eu cette pensée...» Il se tourna alors vers moi.

«Je suis sûr que c'est chez votre mère qu'on lui a dit cela?»

C'était vrai. C'était madame de Bouillé[25] qui le lui avait dit. J'en convins, et la nommai au premier Consul...

—«J'en étais sûr,» répéta-t-il avec un accent de satisfaction qui disait que certainement il aurait recours à cette noblesse, qu'il n'aimait pas comme homme d'État, mais dont il ne pouvait se refuser à reconnaître la nécessaire influence dans une société élégante, et surtout dans une cour.

Quoiqu'on demeurât beaucoup plus de temps à table depuis qu'on y était servi avec tout le luxe royal, il était à peine huit heures lorsqu'on en sortit. Le premier Consul se promena quelque temps en attendant sa sœur qu'il voulait voir arriver dans toute sa gloire de princesse et de jolie femme; mais à huit heures et demie il perdit patience et s'en fut travailler dans son cabinet.

Madame Borghèse avait préparé son entrée pour produire de l'effet. Redoutant l'inégalité de son frère, qui souvent se mettait à table à huit heures et demie, elle ne voulut prudemment arriver qu'à neuf heures passées, ce qui lui fit manquer le premier Consul.

Elle avait voulu frapper depuis le vestibule jusqu'au salon, tous deux inclusivement. Elle était venue dans une magnifique voiture chargée des armoiries des Borghèses: cette voiture, attelée de six chevaux, avait trois laquais portant des torches... un piqueur en avant et un garçon d'attelage en arrière, l'un et l'autre ayant aussi une torche, complétaient cette magnificence encore fort inconnue, en France, pour la génération alors au pouvoir.

Lorsque le prince et la princesse arrivèrent à la porte du salon consulaire, l'huissier, préludant à l'Empire, ouvrit les deux battants et dit à haute voix:

«Monseigneur le prince et madame la princesse Borghèse.»

Nous nous levâmes toutes à l'instant. Joséphine se leva aussi; mais elle demeura immobile devant son fauteuil et laissa la princesse avancer jusqu'à elle et traverser ainsi une grande partie du salon. Mais la chose lui fut plutôt agréable qu'autrement, par une raison que je dirai plus tard, et à laquelle on ne s'attend guère.

Elle était en effet resplendissante, comme elle l'avait annoncé: sa robe était d'un magnifique velours vert, mais d'un vert doux et point tranchant. Le devant de cette robe et le tour de la jupe étaient brodés en diamants, non pas en strass, mais en vrais diamants, et les plus beaux qu'on pût voir[26]. Le corsage et les manches en étaient également couverts, ainsi que ses bras et son cou. Sur sa tête était un magnifique diadème où les plus belles émeraudes que j'aie jamais vues étaient entourées de diamants; enfin, pour compléter cette magnifique parure, la princesse avait au côté un bouquet composé de poires d'émeraudes et de poires en perles d'un prix inestimable. Maintenant, qu'on se figure l'être fantastique de beauté qui était au milieu de toutes ces merveilles, et on aura une imparfaite idée encore de la princesse Borghèse entrant dans le salon de Saint-Cloud le soir de sa présentation, comme elle-même le disait!

Je connaissais et la toilette, et les trésors, et la beauté; cependant, je l'avoue, je fus moi-même surprise par l'effet que produisit la princesse à son entrée dans le salon. Quant à son mari, il fut là ce qu'il fut toujours depuis, le premier chambellan de sa femme...

Joséphine, après le premier moment d'étonnement causé par cette profusion de pierreries qui ruisselaient sur les vêtements de sa belle-sœur, se remit, et la conversation devint générale. On servit des glaces, et alors il y eut un mouvement.

—«Eh bien! me dit la Princesse, comment me trouvez-vous?

—Ravissante! et jamais on ne fut si jolie avec autant de magnificence.

LA PRINCESSE.

En vérité!

MADAME JUNOT.

C'est très-vrai.

LA PRINCESSE.

Vous m'aimez, et vous me gâtez...

MADAME JUNOT.

Vous êtes enfant!... Mais, dites-moi pourquoi vous êtes venue si tard?

LA PRINCESSE.

Vraiment, je l'ai fait exprès!... je ne voulais pas vous trouver à table. Il m'est bien égal de n'avoir pas vu mon frère!... C'était elle, que je voulais trouver et désespérer... Laurette, Laurette! Regardez donc comme elle est bouleversée!... oh! que je suis contente!

MADAME JUNOT.

Prenez garde, on peut vous entendre.

LA PRINCESSE.

Que m'importe! je ne l'aime pas!... Tout à l'heure elle a cru me faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh bien! elle m'a charmée.

MADAME JUNOT.

Et pourquoi donc?

LA PRINCESSE.

Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son entier.

Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était laide...

LA PRINCESSE, regardant sa belle-sœur.

Elle est bien mise, après tout!... Ce blanc et or fait admirablement sur ce velours bleu...

Tout à coup la Princesse s'arrête... une pensée semble la saisir; elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle de madame Bonaparte.

LA PRINCESSE, soupirant profondément.

Ah, mon Dieu! mon Dieu!

MADAME JUNOT.

Qu'est-ce donc?

LA PRINCESSE.

Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!... Et vous, vous, Laurette... vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma sœur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous pas?

MADAME JUNOT.

Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi.

LA PRINCESSE.

Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive... J'ai mis une robe verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu!

Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne perdrai jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant ces paroles... Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit... C'était admirable!

LA PRINCESSE.

Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu... Comment appelle-t-on ce ruban[27]? Préjugé vaincu!... Je dois être bien laide, n'est-ce pas?

MADAME JUNOT.

Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête!

LA PRINCESSE.

Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette?

MADAME JUNOT.

Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari...

LA PRINCESSE.

C'est-à-dire que je suis toute seule.

MADAME JUNOT.

Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer.

LA PRINCESSE, haussant les épaules.

Quelles sottises me dites-vous là, chère amie! Une lune de miel avec cet IMBÉCILE-LA!... Mais vous voulez rire probablement?

MADAME JUNOT.

Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais pas une sottise... Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à-tête, j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en effet tout espoir de lune de miel est perdu.

La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-sœurs s'embrassèrent en souriant!... Judas n'avait jamais été si bien représenté.

Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un type particulier à étudier... Elle ralentit sa marche lorsqu'elle fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa la longue haie formée par tous les domestiques et même les valets de pied du château avec une gravité royale toute comique; mais ce qu'on ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les mouvements de la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la personne. Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la grotesque tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure. Il avait un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il portait à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble fort en usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne, et finit par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut rempli par de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin d'avoir mis une robe verte dans un salon bleu.

Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir des détails sur la présentation, et avec qui Paulette n'osait pas encore faire la princesse.

—«Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!»

Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne qu'à une fille chérie.

—«Oh! maman Panoria[28], demandez à Laurette.»

Je certifiai de la vérité de la chose... Ma mère sourit avec autant de joie que pour mon triomphe.

—«Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis convenance, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite; cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.»

La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère.

—«Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, par votre alliance avec le prince Borghèse. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne soit une dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon son rang dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui sont auprès du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée pendant le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre code de politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.»

Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette:

—«Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes avant elle?»

La Princesse rougit.

—«Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait surtout arrivé?»

La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup ma mère, tout en l'aimant.

—«Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la politesse de m'offrir de monter avant elle.

—C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été, comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon cœur, comme vous l'êtes dans le cœur de l'excellente madame Lætitia. Vous êtes donc sœurs, pour ainsi dire, et sœurs par affection. Je ne puis donc supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera cette affection, parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de beaux diamants et tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela n'a pas été... tout est donc au mieux.

—Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et s'appuyant sur son épaule, je suis sœur du premier Consul!... je suis...

—Quoi! qu'est-ce que sœur du premier Consul?... Qu'est-ce que la sœur de Barras était pour nous?

—Mais ce n'est pas la même chose, maman Panoria!

—Absolument de même pour ce qui concerne l'étiquette. Ton frère a une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai donné pour le mariage de ma fille, et il ne s'est pas fait écrire chez moi

J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait et observait toujours cette extrême politesse, cette observance exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier de ces mêmes détails dont se forme l'existence du monde, et la volonté de les connaître et de les mettre en pratique. On voit que ma mère, malgré toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles la société avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte, même après les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute position politique, ne se fût pas fait écrire chez elle, après y avoir passé la soirée.

—«Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer là-dessus.

—Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi... et il faisait des visites[29]

La société de Paris, au moment de la transition de l'état révolutionnaire, c'est-à-dire de la République à l'Empire, était donc divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses parties prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait à maintenir cet état était le défaut de maisons où l'on reçût habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire; toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on allait à des concerts où chantait Garat, qui alors faisait fureur, et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire; et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être.

DEUXIÈME PARTIE.

L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.

C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande cité qui l'offre à son souverain.

Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite, mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang, et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des bruits de divorce... Le Prince me répondit d'abord avec ambiguïté, et puis finit par me dire qu'il le croyait sûr.

—«Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si l'Empereur épouse une princesse étrangère...

—C'est ce que je lui ai dit.

—Vous avez eu ce courage, monseigneur?...

—Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé dans cette grande question.

—Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?...

—Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui prendra soin qu'elle soit instruite...»

Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.

Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille impériale, qui ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles voulaient changer de belle-sœur; soit qu'il voulût malgré l'Empereur pénétrer dans son secret, se rendre nécessaire, et forcer sa confiance, il est certain que Fouché avait pénétré jusqu'à l'Impératrice, et lui avait apporté de ces consolations perfides, qui font plus de mal qu'elles ne laissent de douceur après elles. Mais le genre d'émotion convenait à Joséphine; elle était femme et créole! deux motifs pour aimer les pleurs et les évanouissements. Malheureusement pour elle et son bonheur, Napoléon était un homme, et un grand homme... deux natures qui font repousser les larmes et les plaintes: Joséphine souffrait, et Joséphine se plaignait; il est vrai que cette plainte était bien douce, mais elle était quotidienne et même continuelle, et l'Empereur commençait à ne pouvoir soutenir un aussi lourd fardeau.

À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.

Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame de L..., de madame de Th..., de madame de L..., de madame Sa..., et d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui n'arrivait là qu'en ennemi.

Il y venait envoyé par les belles-sœurs surtout, qui, poussées par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout, était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert une mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des personnages actifs de ce grand drame lui parut une des parties les plus importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, il comprit que Joséphine était celle qui lui serait le plus favorable: aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.

Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de Paris... Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais qu'elle n'était sûre de rien.

Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que l'Empereur voulait se séparer d'elle.

—«Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans déguisement et telle qu'elle me parvient.»

Joséphine pleura.—«Que dois-je faire? dit-elle.

—Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame, si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment elle est le point de mire.

—Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété...

—Mais il est difficile... Il faut beaucoup de courage.

—Ah! croyez que j'en ai eu beaucoup depuis deux ans!... Il m'en a fallu davantage pour supporter le changement de l'Empereur que je n'en aurai peut-être besoin pour sa perte.

—Eh bien! madame, il faut le prévenir, il faut écrire au Sénat... Il faut vous-même demander la dissolution de ces mêmes liens que l'Empereur va briser à regret sans doute; mais la politique le lui ordonne... Soyez grande en allant au-devant[30]; le beau côté de l'action vous demeure, parce que le monde voit toujours ainsi le dévouement.»

Étourdie par une aussi étrange proposition, Joséphine fut d'abord tellement étonnée qu'elle ne put répondre au duc d'Otrante; sa nature était trop faible; elle n'avait pas une élévation suffisante dans l'âme pour comprendre une obligation d'elle-même dans ce sacrifice. Aussi fondit-elle en larmes et ne répondit que par des gémissements étouffés à la proposition de Fouché.

Celui-ci, désespéré de cette tempête qu'aucune parole raisonnable ne pouvait apaiser, essaya enfin de la calmer en lui parlant de son empire sur l'Empereur, de son ancien amour pour elle, amour et empire à lui bien connus, mais autrefois; et en faisant cette observation à l'Impératrice le personnage était bien aise de savoir à quoi s'en tenir sur l'état présent des choses... Mais Joséphine pleurait et ne répondait rien. C'était un enfant gâté pleurant sur un jouet brisé, plutôt qu'une souveraine devant un sceptre et une couronne perdus. Cependant Fouché n'abandonnait pas facilement la partie commencée, et il revint de nouveau en parlant à Joséphine de l'amour de l'Empereur pour elle.

—«Il ne m'aime plus, dit la pauvre affligée... Il ne m'aime plus!... Maintenant quand il est à l'armée, il ne m'écrit plus des lettres brûlantes de passion comme les lettres d'Italie et d'Austerlitz. Ah! monsieur le duc, les temps sont bien changés!... Tenez: vous allez en juger.»

Elle se leva, fut à un meuble en bois des Indes précieusement monté et formant un secrétaire tout à la fois et un lieu sûr pour y placer des objets précieux. Elle y prit plusieurs lettres qui ne contenaient que quelques lignes à peine lisibles. Le duc d'Otrante s'en empara aussitôt et y jetant les yeux avant que l'Impératrice les lui eût traduites en lui expliquant les signes hiéroglyfiques plutôt que les lettres qui voulaient passer pour de l'écriture, il vit qu'en effet l'Empereur était bien changé pour l'Impératrice. Ces lettres ne contenaient qu'une même phrase insignifiante par elle-même; il y en avait de Bayonne, d'Espagne, d'Allemagne lors de la campagne de Wagram... Ces dernières lettres étaient toutes récentes... J'ai vu, depuis, ces preuves du changement de l'Empereur, et elles me frappèrent avec une vive peine comme tout ce qui détruit. Je ne crois pas que Fouché en ait été affecté comme moi; mais il l'était d'une autre manière: il regardait ces lettres et relisait la même phrase plusieurs fois. Cet examen lui présentait, je crois, l'Empereur sous un nouveau jour dont, je pense, il n'avait été jamais éclairé: c'était l'Empereur se contraignant à faire une chose qui visiblement lui déplaisait, et on n'en pouvait douter en lisant ces lettres...

«À L'IMPÉRATRICE, À BORDEAUX.

»Marac, le 21 avril 1808.

»Je reçois ta lettre du 19 avril. J'ai eu hier le prince des Asturies et sa Cour à dîner. Cela m'a donné bien des embarras[31]. J'attends Charles IV et la reine.

»Ma santé est bonne. Je suis bien établi actuellement à la campagne.

»Adieu, mon amie, je reçois toujours avec plaisir de tes nouvelles.

»Napoléon.»

«À L'IMPÉRATRICE, À PARIS[32].

»Burgos, le 14 novembre 1808.

»Les affaires marchent ici avec une grande activité. Le temps est fort beau. Nous avons des succès. Ma santé est fort bonne.

»Napoléon.»

«À L'IMPÉRATRICE, À STRASBOURG.

»Saint-Polten, le 9 mai 1809.

»Mon amie, je t'écris de Saint-Polten[33]. Demain je serai devant Vienne: ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens ont passé l'Inn et violé la paix.

»Ma santé est bonne, le temps est superbe et les soldats sont gais: il y a ici du vin.

»Porte-toi bien.

»Tout à toi:

»Napoléon.»

En parcourant ces lettres, dont la suite était semblable à ce que je viens de citer, le duc d'Otrante sourit en son âme; car sa besogne lui paraissait maintenant bien faite. Il lui était démontré que l'Empereur voulait le divorce, et que tous les obstacles que lui-même paraissait y apporter n'étaient qu'une feinte à laquelle il serait adroit de ne pas ajouter foi par sa conduite, si on paraissait le faire en apparence. Joséphine suivait son regard à mesure qu'il parcourait ces lettres sur lesquelles elle avait elle-même souvent pleuré. Fouché les lui rendit en silence.

—«Eh bien? lui dit-elle...

—Eh bien! madame, ce que je viens de voir me donne la conviction entière de ce dont j'étais déjà presque sûr.»

Joséphine sanglota avec un déchirement de cœur qui aurait attendri un autre homme que Fouché.

—«Vous ne voulez pas en croire mon attachement pour vous, madame; et pourtant Dieu sait qu'il est réel. Eh bien! voulez-vous prendre conseil d'une personne qui vous est non-seulement attachée, mais qui peut être pour vous un excellent guide dans cette très-importante situation? Je l'ai vue dans le salon de service: c'est madame de Rémusat.

—Oui! oui!... s'écria Joséphine.»

Et madame de Rémusat fut appelée.

C'était une femme d'un esprit et d'une âme supérieurs que madame de Rémusat. Lorsque Joséphine ne se conduisait que d'après ses conseils, tout allait bien; mais quand elle en demandait à la première personne venue de son service, les choses devenaient tout autres. Madame de Rémusat joignait ensuite à son esprit et à sa grande connaissance du monde un attachement réel pour l'Impératrice.

En écoutant le duc d'Otrante elle pâlit, car, tout habile qu'elle était, elle-même fut prise par la finesse de l'homme de tous les temps. Elle ne put croire qu'une telle démarche fût possible de la part d'un ministre de l'Empereur, si l'Empereur lui-même ne l'y avait autorisé. Cette réflexion s'offrit à elle d'abord, et lui donna de vives craintes pour l'Impératrice. Fouché la comprit; et cet effet, qu'il ne s'était pas proposé, lui parut devoir être exploité à l'avantage de ce qu'il tramait.

—«Ce que vous demandez à sa majesté est grave, monsieur le duc... Je ne puis ni lui conseiller une démarche aussi importante, ni l'en détourner, car je vois...»

Elle n'osa pas achever sa phrase, car ce qu'elle voyait était assez imposant pour arrêter sa parole.

—«J'ai fait mon devoir de fidèle serviteur de sa majesté, dit le duc d'Otrante. Je la supplie de réfléchir à ce que j'ai eu l'honneur de lui dire: c'est à l'avantage de sa vie à venir.»

Et il prit congé de l'Impératrice, en la laissant au désespoir. Madame de Rémusat resta longtemps auprès d'elle, tentant vainement de la consoler; car elle-même était convaincue que l'Empereur lui-même dirigeait toute cette affaire. Dès que Joséphine fut plus calme, elle lui demanda la permission de la quitter, pour aller, lui dit-elle, travailler dans son intérêt.

C'était chez le duc d'Otrante qu'elle voulait se rendre.

«Cet homme est bien fin, ou plutôt bien rusé, se dit-elle; mais une femme ayant de bonnes intentions le sera pour le moins autant que lui...»

Mais elle acquit la preuve qu'avec un homme comme Fouché il n'y avait aucune prévision possible.... Et elle sortit de chez lui aussi embarrassée qu'en y arrivant.

Cependant la position était critique; il devenait d'une grande importance de suivre les conseils de Fouché, si ces conseils étaient des ordres de l'Empereur. Madame de Rémusat le croyait fermement, et toutefois n'osait le dire à Joséphine. Celle-ci le sentait instinctivement, mais n'osait s'élever entre la dame du palais, alors son amie, et elle-même, dans ces moments de confiance expansive, qui étaient moins fréquents cependant depuis cette visite du duc d'Otrante. Car il semblait à ces deux femmes que de parler d'une aussi immense catastrophe, c'était admettre sa réalité immédiate.

—«Mon Dieu! disait Joséphine, que faire? donnez-moi du courage!»

Et elle pleurait.

—«Madame, lui disait madame de Rémusat, que votre majesté se rappelle que le duc d'Otrante lui a répété souvent que l'Empereur n'aimait pas les scènes ni les pleurs!»

Alors Joséphine n'osait plus provoquer une explication entre elle et l'Empereur. Un mur de glace, qui devait devenir d'airain, commençait déjà à s'élever entre eux. Fouché a été peut-être la cause la plus immédiate du divorce de Napoléon, en amenant entre les deux époux ce qui n'avait jamais existé: une froideur et un manque de confiance dont mutuellement chacun se trouva blessé. L'Empereur avait beaucoup aimé Joséphine. L'amour n'existait plus; mais après l'amour, quel est le cœur qui ne renferme pas un sentiment profond d'amitié pour la femme qui nous fut chère?... Et Napoléon était fortement dominé par le sentiment qui l'avait autrefois attaché à sa femme... Qui sait ce qui pouvait résulter d'une explication où elle lui aurait plutôt proposé l'adoption d'un de ses enfants naturels, tous deux des garçons, et son propre sang, enfin[34]!

Mais il ne fut rien de tout cela... L'Impératrice garda le silence. Madame de Rémusat ne laissa rien transpirer de tout ce qui se préparait, et la chose marchait vers sa fin sans aucune opposition.

Fouché revit souvent l'Impératrice et madame de Rémusat. Il fallait suivre une marche pour laquelle des conseils étaient nécessaires. Madame de Rémusat, convaincue que tout se faisait par ordre de l'Empereur, suivait les avis de Fouché; et la pauvre Joséphine, au désespoir, ne savait comment il se pouvait que Napoléon fût devenu tout à coup si peu confiant pour elle...

Le duc d'Otrante avait conseillé, comme le moyen le plus digne, d'écrire une lettre au Sénat, dans laquelle l'Impératrice reconnaissant que l'Empereur se devait avant tout à la nation qu'il gouvernait, et devant assurer sa tranquillité à venir par une succession qui devait lui donner l'assurance de n'être pas troublée dans les temps futurs, déclarerait qu'il fallait que pour cet effet l'Empereur eût des fils à présenter à la France, et que, n'étant pas assez heureuse pour pouvoir lui en donner, elle descendait d'un trône qu'elle ne pouvait occuper, pour laisser la place à une plus heureuse.

Tel était le texte de la lettre que l'Impératrice devait écrire au Sénat avant de partir pour la Malmaison. Elle ne devait pas dire un mot qui pût faire présumer son dessein, et laisser une lettre d'adieu à l'Empereur.

Le matin même du jour où le brouillon de cette lettre, ou plutôt du message au Sénat, eut été donné par Fouché à Joséphine, madame de Rémusat fut témoin d'une scène si cruelle; elle vit un tel désespoir dans cette femme résignée à se donner elle-même le coup de couteau qui l'égorgerait, que des réflexions très-sérieuses vinrent se mêler à son chagrin... Pour la première fois il lui parut étrange que l'Empereur, qui lui témoignait constamment de l'estime et de l'intérêt, ne lui eût jamais parlé de toute cette affaire, où il savait qu'elle prenait une grande part, s'il savait quelque chose.

Une fois que le doute apparaît dans une affaire quelle qu'elle soit, il devient presque aussitôt une certitude, si jamais il ne s'est offert à vous. Madame de Rémusat devint inquiète sans oser le témoigner à Joséphine, mais se promettant bien qu'elle ne ferait rien sans un plus ample informé. Elle s'attendait à une démarche de l'Empereur dans cette même journée, puisque c'était le lendemain matin, à neuf heures, que le message de l'Impératrice devait être porté au Sénat par M. d'Harville ou M. de Beaumont; mais la journée s'écoula, et pas un mot, pas une action même la plus indifférente, ne parut indiquer que l'Empereur sût la moindre chose du grand acte de dévouement de l'Impératrice... Ce silence éclaira madame de Rémusat, et lui fit voir que Joséphine était la victime de quelque machination infernale... La soirée se passa comme le jour entier; et lorsque Joséphine rentra dans son appartement intérieur, elle avait reçu de l'Empereur le même bonsoir que chaque jour.

—«Ah! dit-elle à madame de Rémusat, je ne pourrai jamais écrire cette lettre!...»

Et elle lui montrait le brouillon de sa lettre au Sénat!...

—«Madame veut-elle me permettre de lui demander une faveur? Veut-elle me promettre de ne point envoyer, de ne pas écrire même cette lettre, avant que je me sois rendue près d'elle?»

Joséphine le lui promit avec d'autant plus de plaisir que, pour elle, c'était un répit de quelques heures; et madame de Rémusat prit congé d'elle en l'engageant à se calmer.

«Non, se dit-elle en traversant les salons de l'appartement de Joséphine, non, cela est impossible!... L'Empereur ne peut être assez dur pour ne donner aucun réconfort à cette infortunée, au moment où il lui enlève une couronne et son amour. Non, cela ne se peut!... l'Empereur ne sait rien.»

Et sans aller joindre sa voiture, elle monta l'escalier du pavillon de Flore, et s'en fut au salon de service. C'était, je crois, Lemarrois qui était de service. Je laisse à penser quel fut son étonnement en voyant madame de Rémusat au milieu de leur bivouac.

—«Ce n'est pas pour vous que je viens, leur dit-elle... Il faut que je voie l'Empereur. Allez lui demander cinq minutes d'audience.

—Mais il est couché.

—C'est égal. Il faut que je le voie, il le faut absolument.»

Lemarrois fut frapper à la porte de l'Empereur, et lui dit le message de madame de Rémusat.

—«Madame de Rémusat! à cette heure! Que peut-elle vouloir?... Mais j'ai envie de dormir; dites-lui, Lemarrois, de revenir demain matin, à sept heures, ou à huit au plus tard.»

Lemarrois rapporta cette réponse à madame de Rémusat, qui dit à son tour: «Je ne puis m'en aller. C'est la gloire, le salut de l'Empereur... Allez lui dire, mon cher général, que ce n'est pas pour moi que je le veux voir... que c'est pour lui-même.»

Le général Lemarrois revint avec l'ordre d'introduire madame de Rémusat. Elle trouva Napoléon coiffé d'un madras tourné autour de la tête et couché dans un petit lit qu'il affectionnait particulièrement... Il fit signe à madame de Rémusat de s'asseoir sur une chaise qui était auprès de lui... Elle était émue, et ce fut avec un violent battement de cœur qu'elle raconta brièvement à l'Empereur ce qui devait se passer le lendemain... À mesure qu'elle parlait, l'Empereur prenait, quoique couché, une de ces attitudes qui n'étaient qu'à lui et en lui, comme il avait un sourire unique, un regard unique.

—«Mais quel peut être son but? s'écria-t-il enfin...

—Évidemment il en a un, Sire: celui de vous plaire peut-être en allant au-devant de votre volonté... Car il ne peut avoir que celui-là...

—Mais, interrompit Napoléon, si vous avez pu m'accuser un moment, vous ne le croyez plus maintenant, madame, j'espère, dit-il d'une voix plus sévère!... je n'aime pas les détours... et je suis l'homme de la vérité, parce que je suis fort avant tout.»

Madame Rémusat expliqua à l'Empereur comment elle était venue à lui.

—«C'est parce que j'ai vu que Votre Majesté l'ignorait, lui dit-elle...

—Cette pauvre Joséphine! dit Napoléon, comme elle a dû souffrir!...

—Ah, Sire!... vous ne pourrez jamais avoir la mesure des peines qui ont torturé son âme pendant ces jours qui viennent de s'écouler... et peut-être votre majesté appréciera-t-elle le silence que l'Impératrice a gardé.»

Pour qui connaissait Joséphine comme l'Empereur, c'était un compliment cherché par celle qui était son guide et son conseil. Aussi Napoléon, qui ne voulait pas mettre encore ses projets au jour, eut-il soin de reporter à madame de Rémusat l'obligation presque entière du silence de l'Impératrice...

—«Et comment l'avez-vous laissée? lui demanda-t-il.

—Au désespoir et prête à se mettre au lit; j'ai recommandé à ses femmes de ne la point quitter dans la crainte d'un accident, mais elle s'est obstinée à vouloir demeurer seule... Elle va passer une triste et cruelle nuit.

—Allez vous reposer, madame de Rémusat: vous devez en avoir besoin... Bonsoir, demain nous nous reverrons; croyez que je n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu ce soir.»

Et la congédiant d'une main, il tira de l'autre sa sonnette avec violence...

«Ma robe de chambre, dit-il d'une voix brève à Constant qui était accouru...»

Il se donna à peine le temps de l'attacher: il prit un bougeoir et commença à descendre les marches d'un très-petit escalier qui conduisait aux appartements inférieurs et qui donnait dans son cabinet. Ce cabinet avait été jadis l'oratoire de Marie de Médicis.

À mesure que Napoléon descendait cet escalier, il éprouvait une émotion dont il était en général peu susceptible; mais la conduite de Joséphine l'avait touché profondément. Cette résignation dans une femme couronnée par lui, et qui devait s'attendre à mourir sur le trône où lui-même l'avait placée, lui parut digne d'une haute récompense... Un moment, une pensée lui traversa l'esprit, mais elle eut la durée d'un éclair... et avant que sa main eût touché le bouton de la porte, il n'apportait plus que des consolations.

Comme il approchait de la chambre à coucher, il entendit des plaintes et des sanglots; c'était la voix de Joséphine. Cette voix avait un charme particulier, et l'Empereur en avait souvent éprouvé les effets. Cette voix lui causait une telle impression, qu'un jour, étant premier Consul, après la parade passée dans la cour des Tuileries, en entendant les acclamations non-seulement du peuple dont la foule immense remplissait la cour et la place, mais de toute la garde, il dit à Bourrienne:

«Ah! qu'on est heureux d'être aimé ainsi d'un grand peuple! ces cris me sont presque aussi doux que la voix de Joséphine.»

Comme il l'aimait alors!

Mais dans ce temps-là cette voix harmonieuse n'avait à moduler que des paroles heureuses, et maintenant elle s'éteignait dans la plainte et la douleur... Son charme eût été bien plus puissant si elle n'avait pas rappelé qu'elle prouvait un tort; quel est l'homme, quelque grand qu'il soit, qui veuille qu'on lui prouve QU'IL A TORT?...

Napoléon souffrit cependant d'une vive angoisse au cœur en entendant cette plainte douloureuse; il ouvrit doucement la porte et se trouva dans la chambre de Joséphine qui sanglotait dans son lit, ne se doutant pas de la venue de celui qui s'approchait d'elle.

—«Pourquoi pleures-tu, Joséphine?» lui dit-il en prenant sa main.

Elle poussa un cri.

—«Pourquoi cette surprise? ne m'attendais-tu pas? ne devais-je pas venir aussitôt que j'ai su que tu souffrais? Tu sais que je t'aime, mon amie, et qu'une douleur n'est jamais infligée volontairement par moi à ton âme.»

Joséphine, à la voix de Napoléon, s'était levée sur son séant, et croyait à peine ce qu'elle entendait et voyait à la lueur incertaine de la lampe d'albâtre qui était près de son lit... L'Empereur la tenait dans ses bras encore toute tremblante de sa surprise et de son émotion en écoutant ces paroles d'amour qui, depuis si longtemps, n'avaient frappé son oreille... Accablée sous le poids de tant de vives impressions, elle retomba sur l'épaule de Napoléon et pleura de nouveau avec sanglots, oubliant sans doute que l'Empereur n'aimait pas ces sortes de scènes prolongées.

—«Mais pourquoi pleures-tu toujours, ma Joséphine? lui dit-il cependant avec douceur. Je viens à toi pour t'apporter une consolation, et tu continues à te désespérer comme si je te donnais une nouvelle douleur. Pourquoi donc ne pas m'entendre?

—Ah! c'est que j'ai au cœur un sentiment qui m'avertit que le bonheur ne me revient que passagèrement... et que... tôt ou tard!...

—Écoute! dit Napoléon en la rapprochant de lui et la serrant contre son cœur, écoute-moi, Joséphine! tu m'es infiniment chère; mais la France est ma femme, ma maîtresse chérie aussi... Je dois donc écouter sa voix lorsqu'elle me demande une garantie; et qu'elle veut un fils de celui à qui elle s'est si loyalement donnée... Je ne puis donc répondre d'aucun événement, ajouta-t-il en soupirant profondément; mais, quoiqu'il arrive, Joséphine, tu me seras toujours chère, et tu peux y compter! Ainsi donc plus de larmes, mon amie, plus de ce désespoir concentré qui m'afflige et te tue. Sois la compagne d'un homme sur lequel l'Europe a les yeux en ce moment; sois la compagne de sa gloire, comme tu es celle de son cœur... et surtout fie-toi à moi!»

Cette explication, franchement donnée par l'Empereur, devait suffire à Joséphine; peut-être la paix se serait-elle rétablie entre eux: mais, pour elle, c'eût été trop de modération... Et huit jours n'étaient pas écoulés que les mêmes bouderies et les mêmes tracasseries avaient recommencé.

Un jour j'étais de service auprès de Madame-Mère; on était en automne[35]... J'attendais que Madame descendît de chez elle... Elle occupait en ce moment les salons du rez-de-chaussée, parce qu'on réparait quelque chose dans l'appartement du premier. J'étais assise à côté de la fenêtre, et je lisais; tout à coup j'entends frapper un coup très-fort au carreau de la porte vitrée donnant sur le jardin. Je regarde, et je vois l'Empereur, enveloppé dans une redingote verte fourrée, comme si l'on eût été au mois de décembre: il était entré par la porte donnant sur la rue de l'Université... Duroc était avec lui.

Je me levai aussitôt et fus ouvrir moi-même la porte.

—«Comment, c'est vous qui me rendez ce service? dit l'Empereur. Où sont donc vos chambellans,... vos écuyers?...»

Je répondis que Madame avait permis à M. le comte de Beaumont de s'absenter pour deux jours, et que M. de Brissac, étant malade, ne devait venir qu'à deux heures.

—«Alors M. de Laville doit prendre le service... Vous êtes exacte, vous, madame la Gouverneuse[36]... C'est bien... Je ne le croyais pas... On me disait que vous étiez toujours malade... Puis-je voir Madame?»

Je lui dis que j'allais l'avertir de l'arrivée de Sa Majesté.

—«Non, non, restez ici avec Duroc, je m'annoncerai moi-même.»

Et il monta chez sa mère, où il demeura plus d'une heure. Tandis qu'ils causaient ensemble, Duroc et moi nous parlions aussi de cette visite, on peut le dire, extraordinaire, car l'Empereur allait peu chez sa mère et ses sœurs, si ce n'est pourtant la princesse Pauline.

—«Il y a de l'orage dans l'air, me dit Duroc; la question du divorce s'agite plus vivement que jamais. L'Impératrice, qui jamais au reste n'a compris sa véritable position, n'a pas même cette seconde vue qui vient aux mourants à leur dernière heure... Aucune lueur ne lui montre le péril de la route où elle s'engage. Chaque jour elle redouble d'importunités auprès de l'Empereur, comme si un cœur se rattachait par conviction de paroles! C'est absurde!

—Vous avez une vieille rancune, mon ami! lui dis-je en riant.

—Ah! je vous jure que je ne suis pas coupable de ce crime-là bien positivement! Jamais l'Impératrice n'aura à me reprocher d'avoir aidé à sa chute... mais... je ne l'empêcherai pas.»

Ce mot m'étonna; Duroc était si bon, si parfait pour ceux qu'il aimait, que j'ignorais, moi, jusqu'à quel point le ressentiment pouvait acquérir de force dans son âme. Je le regardai, et, lui serrant la main, je lui demandai où en étaient les affaires positivement; car, me rappelant la cause de l'inimitié qui existait entre Duroc et Joséphine, j'en savais assez pour le comprendre.

—«Tout est à peu près terminé, me dit-il; la résolution de l'Empereur a cependant fléchi ces jours derniers; mais la maladresse de l'Impératrice a tout détruit... D'abord, des plaintes sans nombre d'une foule de marchands, qui sont parvenues à l'Empereur, l'ont fortement aigri... et puis, il y a eu hier une histoire qui est vraiment étonnante, et dans laquelle je crois que Madame-Mère se trouve mêlée... L'Empereur a voulu s'en éclaircir, et il est venu lui-même chez Madame, au lieu de lui écrire...» Et voici ce que Duroc me raconta:

Une femme, une revendeuse à la toilette, espèce de personne assez douteuse, avait été bannie du château, parce que, disait l'Empereur, il ne convient pas à l'Impératrice d'acheter un bijou qui ait été porté par une autre, ou même fait pour une autre. À cela on avait répondu que cette femme ne venait que pour les femmes de chambre!

«Que les femmes de chambre aillent hors du château faire leurs affaires, avait dit l'Empereur; je ne veux pas que des revendeuses à la toilette mettent le pied chez moi...»

Depuis cet ordre, exprimé et donné avec un accent qui ne permettait aucune réplique, les femmes de cette sorte ne revenaient plus aux Tuileries. L'Empereur s'en occupait beaucoup... Il demandait souvent si on avait pris quelqu'une de ces friponnes, et alors, si elles avaient été chassées comme elles le méritaient.

La veille de ce même jour, l'Empereur avait été chasser à Fontainebleau. Vers midi la chasse tourna mal, le temps devint mauvais, et l'Empereur, ne voulant pas continuer, donna l'ordre de préparer ses voitures, et revint à Paris. Mais, par un soin qu'une pensée intérieure éveilla sûrement, et qui probablement avait rapport à l'Impératrice, il descendit de voiture à l'entrée de la cour, défendit qu'on battît aux champs, et entra dans le château sans qu'on eût avis de son arrivée. Comme le jour commençait à tomber, on ne le vit pas entrer, et il pénétra chez l'Impératrice comme un Espagnol du temps d'Isabelle, au moment où certes elle s'y attendait le moins.

On connaît le goût ou plutôt la passion insensée de Joséphine pour les tireuses de cartes et toutes les affaires de nécromancie. Napoléon s'en était d'abord amusé, puis moqué; et enfin il avait compris que rien n'était plus en opposition avec la majesté souveraine que ces petitesses d'esprit et de jugement qui vous asservissent à des êtres si bas et si vils, que vous rougissez de les admettre dans votre salon, même pour n'y faire que leur métier. Mais Joséphine, tout en promettant de ne plus faire venir mademoiselle Lenormand, l'admettait toujours chez elle dans son intimité, la comblait de présents et faisait également venir tous les hommes et toutes les femmes qui savaient tenir une carte de Taro. Il y avait alors à Paris un homme dans le genre de mademoiselle Lenormand. Cet homme s'appelait Hermann; il était Allemand, et logeait dans une maison presque en ruines au faubourg Saint-Martin, dans une rue appelée la rue des Marais. Cet homme avait une étrange apparence. Il était jeune, il était beau, et montrait un désintéressement extraordinaire dans la profession qu'il paraissait exercer: Joséphine parla un jour de cet homme devant l'Empereur, et vanta son talent, qui lui avait été révélé par deux femmes qui en racontaient des merveilles. L'Empereur ne dit rien; mais, deux jours après, il dit à l'Impératrice: «Je vous défends de faire venir cet Hermann au château. J'ai fait prendre des informations sur cet homme, et il y a des soupçons contre lui.»

Joséphine promit; mais la défense stimula son désir de voir M. Hermann, et elle le fit venir précisément ce même jour où l'Empereur était à Fontainebleau. Il était donc établi chez Joséphine au moment où Napoléon y pénétra!... et quelle était la troisième personne?... la revendeuse à la toilette!...

La colère de l'Empereur fut terrible!... Il faillit tuer cet homme... Et, allant comme la foudre à l'Impératrice, il lui dit en criant et en levant la main sur elle:

—Comment pouvez-vous ainsi violer mes ordres!... et comment vous trouvez-vous avec de pareilles gens?...»

L'Impératrice avait une crainte de l'Empereur qu'on ne peut apprécier, à moins d'en avoir été témoin... Pétrifiée de sa venue, tremblante des suites de cette scène, elle ne put que balbutier: «C'est madame Lætitia qui me l'a adressée...»

Et, de sa main, elle indiquait la femme qui s'était blottie dans les rideaux de la fenêtre, et semblait moins grosse que le ballot de châles qui n'était pas encore ouvert, tant la peur la faisait se replier sur elle-même.

—«Comment cet homme se trouve-t-il en ce lieu? poursuivit Napoléon continuant son enquête, et sans s'arrêter à ce qu'avait dit Joséphine sur Madame-Mère.

—C'est madame qui l'a amené avec elle,» dit Joséphine en lançant un coup d'œil du côté de la femme qui, j'en suis sûre, faisait des vœux pour sortir vivante du palais. Quant à l'homme, il se redressa de toute la hauteur de sa taille, et dit avec un accent de fermeté, qui frappa l'Empereur:

—«En venant dans le palais impérial de France, je ne croyais pas y courir le risque de ma vie ou de ma liberté. J'ai obéi à l'appel qui m'a été adressé; j'ai voulu dévoiler l'avenir à celle qui croit à la science, et je ne me reprocherai pas de lui avoir refusé mon secours. Quant à vous, Sire, vous feriez mieux de consulter les astres que de les braver.»

En écoutant cet homme, dont la figure remarquablement belle ne témoignait aucune frayeur en se trouvant ainsi dans l'antre du lion et sous sa griffe terrible, Napoléon le regarda avec une sorte de curiosité difficilement éveillée en lui.

—«Qui donc es-tu? demanda-t-il à Hermann... et que fais-tu dans Paris?

—Ce que je fais, vous le savez déjà (et il montrait de la main ses cartes de Taro encore sur la table); ce que je suis est plus difficile à dire; moi-même, le sais-je? Qui se connaît?...»

L'Empereur fronça fortement le sourcil, et marcha aussitôt vers l'étranger. Celui-ci soutint l'examen que Napoléon dirigea sur toute sa personne avec un sang-froid et une fermeté remarquables. L'Empereur ne proféra pas une parole; mais il sortit de la chambre aussitôt, et fit demander le maréchal Duroc.

«Que cette femme soit mise à l'instant hors du palais,» lui dit-il en rentrant avec lui dans la chambre de l'Impératrice qu'il trouva immobile, à la même place où il l'avait laissée.

Et Napoléon désignait la femme aux châles...

—«Comment êtes-vous venu ici? demanda-t-il à Hermann.

—Je suis venu avec madame, répondit l'Allemand.»

L'Empereur fit un mouvement, puis il dit à Duroc d'exécuter ce qu'il lui avait ordonné.

—«Je fis sortir cette femme, poursuivit Duroc, qui me racontait ce que je viens de dire, et j'emmenai le jeune Allemand avec moi. C'est un homme fort remarquable.

—Qu'est-il donc devenu?

—Mais, me dit Duroc en souriant, que voulez-vous qu'on en ait fait?»

Et son œil avait une expression singulière en me regardant; il y avait presque du reproche.

—«Dès que vous vous en êtes chargé, mon cher maréchal, je le maintiens aussi en sûreté, et même bien plus que dans ma propre maison.»

Duroc prit ma main, et je serrai la sienne, comme en expiation de la pensée tacitement supposée qui avait fait élever entre nous comme un fantôme, mais aussi qui s'était évanouie de même.... Singulière époque!...

Duroc acheva l'histoire en me disant qu'au lieu d'écrire à Madame-Mère, qui aurait été forcée d'employer un secrétaire pour lui répondre, l'Empereur avait préféré venir chercher lui-même ses renseignements. Il était donc en ce moment occupé à questionner sa mère sur la femme aux châles et le jeune et beau sorcier.

Il y avait au moins une heure que l'Empereur était chez Madame, lorsque nous le vîmes rentrer dans le salon où nous étions: il paraissait agité et il était fort pâle... Il me dit bonjour en traversant rapidement le salon, ouvrit lui-même la porte donnant sur le jardin, et, faisant signe à Duroc de le suivre, il disparut presque aussitôt par la porte de la rue de l'Université.

Cette apparition à cette heure de la journée, et ce que j'en savais, tout cela me troublait malgré moi. Je restais là immobile, sans songer à refermer cette porte, quoiqu'un vent froid soufflât sur moi, lorsque je sentis une petite main se poser sur mon épaule: c'était Madame.

Sa belle physionomie, toujours si calme, paraissait altérée comme celle de son fils. Je l'aimais avec une grande tendresse, à laquelle se joignait un profond respect. Je lui connaissais tant de vertus, tant de hautes et sublimes qualités, en même temps que je savais toute la fausseté des accusations qu'un public bavard et méchant répétait sans savoir seulement ce qu'il disait, comme toujours. Je fus donc affectée du changement que je remarquai sur sa physionomie, et je pris la liberté de le lui dire. Elle était parfaitement bonne pour moi; aussi me raconta-t-elle l'histoire de la veille, que je ne savais que très-sommairement par Duroc. Madame me dit qu'on croyait être certain que cet homme, cet Hermann, était un espion très-actif et très-remarquable comme intelligence, envoyé en France par l'Angleterre. Je ne pus retenir une exclamation... Un espion de l'Angleterre dans le palais des Tuileries!... dans la chambre de l'Impératrice!... Voilà ce que la discrétion de Duroc m'avait caché... Cela ne me surprit pas.

—«Vous concevez,» me dit Madame, «ce que j'ai dû éprouver lorsque l'Empereur me questionna sur une vendeuse de châles, que j'avais, MOI, recommandée à l'Impératrice, ainsi qu'un homme qui devait lui parler des destinées de l'Empereur!...»

Madame hésita un moment... puis elle ajouta:

—«J'avais d'abord dit à l'Empereur que j'avais en effet adressé cette femme et cet homme à l'Impératrice... Elle m'en avait suppliée; et moi qui croyais qu'il ne s'agissait que de couvrir une nouvelle folie, voulant cacher ce qui pouvait amener une querelle, je lui avais promis de faire ce qu'elle souhaitait...»

Et Madame, voyant l'expression curieuse de mon visage, probablement, me dit que le matin, à sept heures, elle avait été réveillée par un message secret de l'Impératrice. C'était une lettre dans laquelle elle suppliait sa belle-mère de dire à l'Empereur que la femme aux châles avait été envoyée par elle à l'Impératrice.

—«Je l'ai dit d'abord pour maintenir la paix,» poursuivit Madame-Mère; «mais lorsque l'Empereur me dit que sa vie était peut-être intéressée dans cette affaire, je ne vis plus que lui, et je lui confessai que je n'étais pour rien dans ce qui s'était passé hier aux Tuileries...»

Madame était accablée par cette longue conversation avec l'Empereur. Il paraît qu'il avait ouvert son cœur à sa mère avec l'abandon d'un fils, et qu'il avait montré des plaies saignantes... Madame était indignée. Je voulus excuser l'Impératrice, mais Madame m'imposa silence...

—«J'espère,» me dit-elle, «que l'Empereur aura le courage cette fois de prendre un parti que non-seulement la France, mais l'Europe, attend avec anxiété: son divorce est un acte nécessaire[37]

Madame dit cette dernière parole avec une force et une conviction qui me firent juger que l'Impératrice Joséphine était perdue.

Ce que je viens de raconter se passait, comme je l'ai dit, le 5 ou le 6 de novembre 1809.

Madame me recommanda le secret. Je lui jurai que jamais une parole dite par elle ne serait révélée par moi, et j'ai tenu ma promesse. Je ne jugeai pas à propos, même, de lui dire que j'avais su la première partie de ce drame; car c'était plus qu'une histoire, c'était de l'histoire!...

Mais, quel que fût mon attachement pour l'Impératrice, sa conduite me parut de nature à être blâmée. Eh quoi! cette famille qu'elle accusait elle-même de son malheur, elle venait la solliciter pour cacher des fautes qui devaient nécessairement être la plus forte partie des accusations qu'on devait former contre elle pour déterminer l'Empereur à s'en séparer! Il n'y avait là ni dignité, ni rien même qui pût motiver l'intérêt qu'elle réclamait de nous. Je le sentais avec peine; car Joséphine, quoique faible et se laissant aisément dominer par tout ce qui l'approchait, avait néanmoins des qualités attachantes. Elle était gracieuse comme une enfant gâtée... C'était la câlinerie créole tout entière, lorsqu'elle voulait nous conquérir ou se placer dans une position qu'on lui refusait. Aussi je souffrais de la pensée de son éloignement. Je savais ce qu'elle était; j'ignorais ce qui nous serait donné. C'était une nouvelle étude à faire, me disais-je. Hélas!... c'était presque un pressentiment!

Le soir du même jour je trouvai, en rentrant chez moi, un petit mot de madame de Rémusat, dans lequel elle me priait instamment de lui dire le moment où je la pourrais voir... Il était alors onze heures et demie. Je regardai la date du billet: il portait 6 heures du soir. Je combinai tout ce que je savais avec ce qui s'était passé, et je conclus que madame de Rémusat, amie encore plus que dame du palais de Joséphine, avait calculé qu'en raison de l'attachement de Madame-Mère pour moi, j'étais la personne la plus influente à employer là-dedans. On avait appris la visite du matin à l'hôtel de Madame; et son importance avait tout à coup grandi en quelques heures... mais on ne savait pas que j'étais de service... Mon silence, alors, devait paraître étrange... Mes chevaux étaient à peine dételés: je donnai l'ordre de les remettre à la voiture, et je fus à l'instant chez madame de Rémusat... On sortait de chez elle, et elle-même venait de sonner sa femme de chambre, pour se mettre au lit, lorsqu'on m'annonça. Elle me fit aussitôt entrer dans sa chambre à coucher, et son premier mot fut un remerciement; car elle avait appris dans la soirée par le sénateur Clément de Ris que j'étais de service auprès de Madame.

—«Cela n'en est que mieux pour nous, me dit-elle...» Et tout aussitôt elle entra en matière.

Je ne m'étais pas trompée: c'était un message voilé de l'Impératrice. Madame de Rémusat, très-dévouée à Joséphine, crut peut-être que son amitié pourrait lui donner le pouvoir d'abuser sur la vérité; mais pour cela, il eût fallu ne pas connaître non-seulement la cour, mais l'intérieur de la famille impériale, comme intérieur privé.

—«Madame peut beaucoup sur l'Empereur,» me dit madame de Rémusat... «Vous pouvez beaucoup sur elle... vous pouvez tout. J'ai quelque crédit sur l'Impératrice, assez enfin pour être son garant pour toutes les promesses qu'elle pourra faire. Le prince Eugène sera là pour soutenir sa mère; la reine Hortense donnera à nos efforts un appui certain, celui de ses enfants... L'archi-chancelier est aussi contre le divorce: voyez à quelle belle association vous vous unissez.»

J'ai déjà dit combien j'aimais le visage de madame de Rémusat: ses yeux, en ce moment, étaient admirables. Ils étincelaient du feu du sentiment; car elle aimait l'impératrice Joséphine, madame de Rémusat... et sa conduite envers elle fut toujours noble et dictée par le cœur.

—Mais elle ne pouvait arriver à aucun résultat avec ses nouvelles combinaisons, qu'elle me montrait comme certaines. Je savais trop bien la véritable volonté des gens dont elle venait de me parler, pour m'engager d'un pas dans la route qu'elle me montrait comme si sûre. D'un autre côté, je ne pouvais parler; cependant je crus de mon devoir de l'éclairer sur la véritable position de l'Impératrice... Elle m'écouta en femme de cœur et d'esprit, recueillit avec soin ce que je lui laissai voir, ne chercha nullement à me pénétrer sur le reste, et en tout se montra à moi comme une femme qui était faite pour être aimée et estimée.

Elle me parla de la tentative de l'Impératrice auprès de sa belle-mère, ainsi que de l'histoire de la veille.

—«Si j'eusse été près d'elle, au lieu de cette sotte de madame de ***, me dit-elle, ni l'une ni l'autre n'aurait eu lieu, je vous le jure! Mais le salon de l'Impératrice, vous le savez, est composé non-seulement de ses dames du palais, mais de beaucoup d'autres femmes, qui lui donnent d'abord des conseils à leur profit, puis ensuite d'autres conseils qui sont perfides pour elle... Voilà ce que nous détruirions; et j'ai la parole de l'Impératrice qu'elle me seconderait dans ce travail.»

Nous demeurâmes ainsi jusqu'à deux heures du matin... Madame de Rémusat espérant m'amener à une conviction qui était que, l'Impératrice pouvait encore occuper le trône à côté de Napoléon; et moi, trop instruite de ce qui était, pour me laisser aller à une crédulité impossible. Enfin, nous nous séparâmes; mais avant de quitter madame de Rémusat, je m'engageai de bon cœur à parler à Madame, et d'essayer de changer sa manière de voir sur cette affaire du divorce...

Je le fis en effet; mais que pouvaient quelques vagues contre un rocher profondément attaché à la terre?... et telle était malheureusement la volonté de la famille de Napoléon relativement au divorce.

C'est au milieu de ces agitations que nous atteignîmes le 2 décembre 1809... Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre ces deux journées, je fus assidue à faire ma cour à l'Impératrice. Sa tristesse était visible; et, loin de la cacher, elle la montrait même, en l'augmentant; ce qui donnait une humeur très-marquée à l'Empereur. Joséphine m'engagea deux fois à déjeuner pendant cette époque, remarquable pour elle, qui précéda immédiatement son malheur. Après déjeuner, il y avait toujours un cercle fort nombreux, et une foule de femmes que Joséphine y admettait, en vérité on ne sait pas pourquoi. C'est en vain que madame d'Arberg, madame de Rémusat, lui répétaient, chaque matin, combien cela déplaisait à l'Empereur... Elle promettait, et recommençait le lendemain...

—Ah! me disait-elle dans l'une de ces conversations que nous eûmes dans une sorte de tête-à-tête, si je promets une fois, à présent, de faire tout ce que veut l'Empereur, je n'y manquerai pas...

Elle tenait en ce moment sous son bras un petit loup blanc, de ces chiens qu'on appelle chiens de Vienne. Je ne pus m'empêcher de lui dire, en le lui montrant: Ah, madame!... Elle me comprit, car elle ne me répondit pas.

Ce fait de la vie de Joséphine ne doit pas être omis en parlant de son salon, où ces malheureux chiens jouaient un très-ennuyeux rôle... Elle avait auprès d'elle, en se mariant avec Napoléon, deux horribles Carlins, les plus laids, les plus hargneux, les plus insociables que j'aie connus... Ces chiens n'aimaient pas même leur maîtresse; ils aboyaient bien incessamment après tout ce qui s'approchait d'elle, mais pas à autre fin que de déchirer un bras, une main, une jambe, ou tout au moins une robe. Les couleurs voyantes étaient en défaveur auprès de Carlin et de Carline; tels étaient les noms des deux petits monstres... Le corps diplomatique avait toujours une provision de gimblettes et de sucre d'orge dans ses poches... Le cardinal Caprara, nonce du Pape, avait un reste de jambes qu'il voulait sauver; en conséquence, il faisait des bassesses auprès de messieurs les tyrans, qui, connaissant bientôt leur empire, faisaient d'abord un chamaillis de désespérés dès qu'ils le voyaient... parce que pour les faire taire il leur jetait du sucre d'orge, des friandises, comme à des enfants, et n'en avait pas moins les jambes dévorées par les féroces bêtes; ce qu'on ne voyait pas, grâce à ses bas rouges. Mais il le sentait, lui...

Quelquefois ces malheureux chiens causaient une rumeur inusitée dans un palais de souverain. Un jour je fus témoin de ce fait.

Chacun de nous ayant survécu à l'Empire se rappelle encore sûrement madame la comtesse de La Place, femme du sénateur, du géomètre... et, dès que son nom est présent à la mémoire, on se rappelle aussi, sans doute, ses mille et une révérences, ses mines, ses grâces, et tout ce qui enfin en faisait une personne un peu différente des autres. C'était elle qui répondait, lorsqu'on lui demandait où était M. de La Place:

Il est avec sa compagne fidèle... la géométrie!

Enfin, telle qu'elle était, elle n'en était pas moins dame d'honneur de la grande-duchesse de Toscane, lorsque celle-ci était seulement princesse de Lucques. Madame de La Place partait donc un jour et quittait Paris pour aller faire six mois de service en Italie, et venait prendre les ordres de l'Impératrice pour celle de ses belles-sœurs qui lui voulait le moins de mal parce qu'elle avait plus d'esprit que les autres... Joséphine le savait; aussi voulut-elle ajouter verbalement quelques mots à sa lettre, et appela-t-elle madame de La Place auprès d'elle, en lui montrant une place sur son canapé pour lui parler avec plus de facilité. Madame de La Place y parvint de révérence en révérence, et s'assit sur le bord du sopha. Cela fut bien pendant le premier moment du discours de Joséphine; mais, voulant dire un mot plus bas et plus près, la comtesse s'avança sur le bord du canapé et se pencha vers l'impératrice. Il y avait ce jour-là plus de quarante personnes dans le salon jaune... et, pour dire la vérité, presque tous les yeux étaient fixés sur la personne favorisée... Tout à coup la comtesse pousse un cri perçant, s'élance du canapé, et vient bondir au milieu du salon, en tenant à deux mains une partie d'elle-même qu'heureusement elle avait très-charnue, mais que le vieux carlin avait mordue avec une telle rage que la robe et la jupe étaient en lambeaux. La maudite bête, non contente d'avoir mordu une comtesse aussi irrévérencieusement, s'était élancée après elle, et faisait des cris et des hurlements inhumains. La pauvre femme souffrait et tenait à deux mains la partie blessée, tout en répétant avec sa voix douce et polie à l'Impératrice, qui lui disait: mon Dieu! ils vous ont fait bien du mal?...

Non, madame!... Non, du tout!... au contraire, ce qu'on dit enfin quand on se laisse tomber... vous savez...

La chose n'était que risible ce jour-là, parce que entre la vilaine bête et la patiente il y avait je ne sais combien de jupons; mais quand le hargneux animal mordait quiconque passait à portée de ses dents, la chose devenait plus ennuyeuse. Napoléon l'avait éprouvé... Naturellement distrait par les hautes pensées qui l'occupaient, il arriva que pendant longtemps il fut la principale victime de ces horribles bêtes; mais tel était alors son affection pour Joséphine, qu'il ne voulut pas lui demander un sacrifice qu'elle devait naturellement lui offrir. Napoléon ne parla jamais de noyer Carlin et Carline, et même il poussa la bonté jusqu'à faire venir pour Joséphine un de ces petits loups, de ces chiens appelés vulgairement chiens de Vienne, pour remplacer le défunt, car le monstre Carlin s'endormit plein de jours comme une créature honnête et sortit de ce monde ainsi que Carline. Joséphine avait là une belle occasion pour faire preuve de générosité: elle ne connaissait pas le chien de Vienne; il le fallait renvoyer: elle n'en eut pas le courage; et il y eut de nouveau un autre pouvoir à flatter; car il est de fait qu'un moyen de faire parvenir une pétition favorablement à l'Impératrice, était d'en charger le chien lorsqu'on pouvait gagner un huissier de la chambre, ou une dame d'annonce. Alors on plaçait la pétition dans le collier du chien qui apportait le papier aux pieds de sa maîtresse. J'ai vu trois exemples de ce que je dis là; et la chose réussir!...

Eh bien! jamais l'Impératrice Joséphine n'a eu assez de force sur elle-même, pour éloigner d'elle un objet aussi peu dans sa vie qu'un chien inconnu!... et quand elle se refusa à éloigner le chien de Vienne, elle répondit à madame de Rémusat:

—«Je prouve par là mon pouvoir sur l'Empereur à ceux qui en doutent!... voyez s'il en a dit un mot!..

Que peut-on faire pour une personne qui connaît aussi peu sa position, et ne comprend pas que la patience n'est jamais plus grande que lorsque la chose devient indifférente? L'amour n'est importun que lorsqu'il aime

L'Allemagne tout entière arrivait à Paris pour cet hiver de 1809; nous avions l'ordre de recevoir, de donner des fêtes, de grands dîners, des chasses, et tout ce qu'on pouvait faire pour montrer aux étrangers ce qu'était la France... Plus on faisait de projets pour que l'hiver fût splendidement magnifique et que notre hospitalité laissât des souvenirs profonds dans la mémoire des rois et des princes allemands, et plus l'Impératrice était triste. On voyait qu'une parole avait jeté du trouble dans cette âme... Il y avait quelquefois, le matin, chez elle, jusqu'à quarante femmes; ordinairement elle causait... provoquait elle-même, alimentait la conversation: maintenant elle était quelquefois morose et continuellement mélancolique; elle me faisait une peine profonde, car je l'aimais tout en reconnaissant qu'elle avait souvent tort.

Le prince Eugène était à Paris; il n'avait pas amené la vice-reine, qui, à ce qu'on disait, était charmante; il causait volontiers avec moi lorsque nous nous trouvions ensemble: c'était surtout chez sa sœur que nous parlions de ce qui l'occupait. Il aimait sa mère avec une extrême tendresse et ne pouvait supporter cette idée du divorce, et ce fut agité des plus tristes pensées qu'il arriva à Paris, pour y remplir ses funestes fonctions en cette circonstance d'archi-chancelier d'État...

Voilà les événements qui avaient précédé ce jour du 2 décembre de l'année 1809, dont j'ai parlé au commencement de ce discours sur l'Impératrice Joséphine, comme aurait dit Brantôme...

La reine de Naples était attendue pour cette fête de l'Hôtel-de-Ville; je fus, la veille, faire ma cour à la reine Hortense; elle me parut frappée d'un pressentiment terrible; je n'osai pas la rassurer, car j'étais moi-même inquiète et ne savais comment lui montrer un avenir moins sombre que celui qu'elle redoutait...

Dans les trois jours qui avaient précédé cette fête, j'avais remis la liste des dames qui devaient venir recevoir l'Impératrice avec moi à la porte de l'Hôtel-de-Ville. Cette liste avait été lue dans le salon de Joséphine, et je me rappelle que plusieurs remarques assez critiques furent faites en entendant nommer quelques noms; deux dames attachées à l'impératrice, surtout, firent sur madame Thibon, femme du sous-gouverneur de la Banque, des réflexions que l'Impératrice aurait dû réprimer. Hélas! savait-elle ce qui lui arriverait quelques jours plus tard en face de cette même femme dont la tournure pouvait prêter à rire, ce que d'ailleurs je ne trouvais pas, mais qui était sûre au moins de son état et de sa position.

Le 2 décembre, je m'habillai de bonne heure pour me trouver à l'Hôtel-de-Ville, avant celle fixée pour la venue de l'Impératrice. Je trouvai une chambre dans laquelle il y avait un bon feu, ce dont je remerciai Frochot, car le froid était très-vif et le temps sombre. Il y avait du malheur dans l'air! À trois heures, je vis arriver le comte de Ségur, le grand-maître des cérémonies, il était conduit par Frochot, et ne savait pas où celui-ci le menait. Quelque impassible que fût sa physionomie, il était en ce moment visiblement ému, et ce qu'il avait à me dire paraissait lui être pénible. On sait que M. de Ségur avait de l'affection pour l'impératrice Joséphine, qui, elle-même, aimait beaucoup son esprit aimable et ses bonnes manières.

—«Savez-vous ce qui arrive?... me dit-il aussitôt que nous fûmes dans une embrasure de fenêtre, et loin de plusieurs femmes qui étaient dans la pièce où nous nous trouvions. Un malheur des plus grands.

—Qu'est-ce donc? demandai-je à mon tour tout effrayée.

—Je vous apporte l'ordre de l'Empereur de ne pas aller au-devant de l'Impératrice!»

Je demeurai d'abord stupéfaite; puis, revenant à moi, je dis à M. de Ségur, en avançant la main:

—«Voyons cet ordre.

—Mais je n'ai rien d'écrit!.. Comment voulez-vous qu'on écrive pareille chose?

—Et comment voulez-vous, lui dis-je à mon tour, lorsque j'ai une mission officielle de l'Empereur à remplir, comment irai-je m'en exempter sur une simple parole verbale, pour être ensuite chargée de tout ce que pourrait produire et amener une semblable démarche?»

M. de Ségur me regarda un moment sans me répondre, puis il me dit:

—«Je crois que vous avez raison... Je retourne au château; je vais parler au maréchal Duroc.»

Il partit, en effet, et revint au bout d'un quart d'heure, porteur d'un mot de Duroc[38], qui me disait que l'Empereur, pour empêcher le cérémonial d'être aussi long pour son arrivée à l'Hôtel-de-Ville, autorisait tout ce qui pouvait simplifier l'arrivée de l'Impératrice, qui précédait l'Empereur ordinairement de quelques minutes. En conséquence, l'Impératrice ne serait pas reçue ce jour-là par les Dames de la ville de Paris!.. Et devait aller SEULE, avec son service, de sa voiture à la salle du trône.

En lisant cet étrange billet, je ne pus m'empêcher de lever les yeux sur M. de Ségur. Il était sérieux et paraissait même péniblement affecté.

—«Qu'est-ce donc que cette mesure, lui dis-je enfin? Il ne me répondit qu'en levant les épaules et par un regard profondément touché...

—Que voulez-vous, me dit-il, les conseils ont eu leur effet et pour cela il n'a fallu que quelques heures.

Je le compris. Hélas! je savais par moi-même que le Vésuve faisait du mal à d'autres qu'à ceux qui demeuraient à Portici... Je le savais déjà et je devais bientôt en avoir une nouvelle preuve.

—«Mais, que faire? demandai-je à M. de Ségur.

—Que puis-je vous conseiller! me dit-il. Je crois cependant, poursuivit-il après un long silence, que vous devez monter dans la salle du trône, faire placer vos dames, dont les places sont réservées ainsi que la vôtre, pour ne pas faire de trop grands mouvements lorsque l'Impératrice sera une fois placée.»

J'étais désolée; il y avait une intention tellement marquée au coin de la méchanceté dans cet ordre, que j'y reconnus en effet une autre volonté que celle de l'Empereur. Cependant il fallut obéir. Je dis à ces dames, à madame Fulchiron entre autres, qui avait un ascendant assez marqué sur beaucoup de femmes dans la banque et dans le haut commerce de Paris, ce qui venait de m'être ordonné; et, sans faire aucune réflexion, car elles eussent été trop fortes pour peu qu'un mot eût été prononcé, nous nous dirigeâmes vers la salle du trône, où nos places étaient réservées auprès du trône et de l'Impératrice. Notre arrivée causa un mouvement général, et c'était, au reste, ce qu'on voulait. Parmi l'immense foule qui remplissait non-seulement la salle Saint-Jean, mais tous les appartements qu'il nous fallut traverser, il y avait les sœurs, les mères, les cousines, les amies des femmes nommées pour accompagner l'Impératrice. Toutes se disaient depuis qu'elles étaient arrivées:

—«Nous allons voir arriver l'Impératrice avec son cortége; ma fille est avec elle... ma fille est du cortége... Voyez-vous, madame, cette dame avec une robe rose et une guirlande nakarat... cette dame qui est si bien mise?... c'est ma fille...»

Et cette phrase était répétée par les personnes intéressées à chacun de ses voisins... On pense combien l'étonnement fut suivi d'un mécontentement général, lorsqu'on vit arriver le cortége ne suivant personne. Il me vint en tête ensuite un mensonge que je n'eus malheureusement pas la présence d'esprit de dire aussitôt que le billet me parvint. C'était d'annoncer que l'Impératrice était malade et ne venait pas; et, lorsqu'elle serait arrivée, de faire circuler, que s'étant trouvée mieux, elle était venue. Mais je n'en fis rien, malheureusement; et, lorsque j'entendis battre aux champs et que le mouvement général annonça son arrivée, je ne puis dire ce que j'éprouvai... Elle entra dans la salle du trône, conduite par Frochot et son seul service!... Elle était non-seulement abattue, mais ses yeux étaient remplis de larmes que ses paupières retenaient avec peine; à chaque pas qu'elle faisait, on voyait que ses pas étaient chancelants. La malheureuse femme, dans cette manière tacite de lui annoncer que l'heure de son infortune allait enfin sonner, voyait se réaliser et se former en malheur certain ce qu'elle redoutait depuis plusieurs années. Elle souriait en saluant à mesure qu'elle avançait vers le trône, mais ce sourire avait une expression déchirante. Je fus au moment d'éclater lorsqu'elle fut près de moi... Elle me regarda et me sourit avec une attention marquée. Elle comprit tout ce qu'il y avait pour elle dans mon cœur dans un tel moment, et ce regard y répondit avec l'expression la plus entière du malheur et d'une résignation qui redoublait la pitié qu'inspirait cette femme couronnée de fleurs, chargée de pierreries, et dont l'âme, en cette heure terrible, était plus saignante d'une blessure qui jamais ne se devait fermer, qu'aucune des femmes qui étaient dans cette vaste enceinte... Et pourtant elle était assise sur un trône!... mais quelle est la femme qui peut dire: Je ne souffre pas!... Sans doute, mais quelles souffrances pouvaient égaler celles de Joséphine, au moment où, en montant les marches du premier trône du monde alors, l'infortunée se dit:

—«C'est la dernière fois que je m'y asseoirai!...»

Lorsqu'elle y fut, a-t-elle dit ensuite, elle reprit un peu de force; mais il était temps, car ses jambes se dérobaient sous elle!... Elle promena lentement ses yeux sur cette foule, dont les regards étaient attachés sur elle... et de nouveau son cœur se serra. Elle comprit que même son sourire était interprété dans cette triste journée, et ne put s'empêcher de dire en son cœur, avec amertume, qu'on aurait pu du moins lui épargner cette scène cruelle... Mais on voulait, au contraire, qu'elle y remplît un rôle!...

Enfin, on battit aux champs... c'était l'Empereur!... Il monta rapidement, arriva dans la salle du trône et marcha d'abord, sans s'arrêter, vers le fauteuil qui était à côté de l'Impératrice... Ce fut alors qu'il eut visiblement un mouvement fort singulier, pour lui surtout qui n'était facilement atteint par aucune émotion; et certes, pour le drame qui se jouait en ce moment, il y avait longtemps qu'il y était préparé... Mais au moment où il venait de lancer, au milieu des habitants de Paris, la nouvelle presque certaine de l'événement important qu'on prévoyait depuis longtemps, sans croire qu'il serait jamais réalisé, il éprouva sans doute une impression qui le maîtrisa au moment de revoir Joséphine... Il redoutait peut-être une scène, un évanouissement, des larmes impossibles à retenir... On le vit tout à coup s'arrêter pour parler je ne sais à quelle femme, et il demeura ainsi quelques secondes... C'était, je n'en doute pas, pour calmer l'agitation de son âme et les battements de son cœur... Combien je souffrais aussi, pendant qu'il se dirigeait vers le trône! Il était suivi de la reine de Naples, de Murat, de M. d'Abrantès, de Frochot et de tout son service.... Il portait l'uniforme de la garde, non pas celui des guides; il y avait longtemps qu'il l'avait abandonné. Il portait celui de la garde; l'habit bleu à revers blancs. Cet habit ne lui allait pas aussi bien que l'autre, mais il le préférait alors; et, dans cette journée, je ne fus pas fâchée de le lui voir, car l'autre me l'aurait rappelé trop vivement aux jours du bonheur de l'infortunée dont les larmes retombaient en silence sur son cœur et devaient le brûler!...

La reine de Naples était arrivée le matin même!.. elle n'avait pas perdu de temps, comme on le voit, pour renouveler connaissance avec la bonne ville de Paris... Je l'examinai attentivement lorsqu'elle entra dans cette salle où quelques années avant (trois ans seulement), elle avait été la véritable reine de la fête qu'on donna dans l'Hôtel-de-Ville pour le mariage de son frère le roi de Westphalie; alors elle n'était encore que grande duchesse de Berg... mais elle fut la véritable personne à qui la fête était dédiée. On aurait voulu retrouver sur son front de femme l'expression d'un cœur de femme... une émotion enfin... un signe qui dît à un être qui l'aurait comprise dans cette foule immense: Je me souviens!... mais tout demeura de marbre; alors il était indifférent, en effet, que ce front devînt plus ému... La campagne d'Iéna était terminée et la paix de Wagram faisait espérer une longue paix.

La fête fut presque lugubre; ce fut en vain que l'Empereur fit plusieurs fois le tour de la salle Saint-Jean et de l'immense vaisseau formé par la cour transformée en salle de bal... Ce fut en vain que l'Impératrice le suivit en adressant un mot aimable à chaque femme... Ce qu'elle faisait, au contraire, amena ce qu'on voulait éloigner... une sorte d'impression pénible éclata. L'Impératrice était fort aimée dans Paris; on lui trouvait ce qu'elle avait, en effet, une grande douceur, une bonté qui était vraie et n'avait que le défaut d'une grande banalité; mais rien n'égalait sa grâce dans ces fêtes publiques de la ville, et chaque mot qu'elle adressait aux femmes les plus obscures par leur position sociale, portait avec lui une douceur et un tel attrait, qu'elle était vraiment aimée par ce qu'on appelait les masses en général de la ville de Paris. La reine de Naples, au contraire, n'était pas aimée... On lui trouvait de la raideur, de la sécheresse, et c'était vrai; à la cour, elle avait un ricanement perpétuel qui était odieux et impatientant au dernier point, si je peux mettre ces deux mots ensemble... et comme elle avait peu d'esprit, rien ne venait compenser chez elle la perte de sa beauté, qui déjà, en 1809 et 1810 la quittait. Elle n'avait au reste jamais eu que de la fraîcheur et une fort belle peau; une fois cette fraîcheur perdue, il ne restait qu'une femme fort ordinaire, si elle n'eut pas été reine. Murat, au contraire, avait une urbanité qui voulait jouer au chevalier du treizième siècle, ce qui, au fait, était toujours de la bonté. Il y avait dans cet homme du ridicule; mais, pourtant, il était bon, et lorsque Napoléon fut abandonné plus tard par lui, il n'aurait pas fait cette indigne action si sa femme ne l'y eût pas excité. Je le sais à n'en pouvoir douter.

Le jour de cette fête, Murat était fort beau: il portait l'habit de sa garde; habit blanc, avec les revers amarante et les brandebourgs en or, formant comme une cuirasse d'or sur sa poitrine, sur laquelle brillaient en même temps plusieurs ordres en diamant, au milieu desquels on voyait étinceler l'étoile de la Légion-d'Honneur. Murat était radieux; il allait à chaque femme renouveler les hommages qu'il leur rendait lorsqu'il n'était encore que le général Murat, et cela avec une bonté qui dégageait sa démarche de toute apparence de ridicule. Derrière lui marchait un homme que la mort a aussi frappé depuis, et qui, à cette époque, était parfaitement beau: c'était le duc de Lavauguyon..... De la taille du Roi à peu près, mais beaucoup plus élégant cependant de tournure et de manières, d'une beauté de traits plus positive, il se faisait remarquer par la noblesse de sa tenue et la manière dont il portait sa tête... Son habit était le même que celui du Roi, et, de loin, on pouvait s'y tromper, si l'on n'avait pas connu la différence qui existait dans la tournure des deux hommes. Le duc de Lavauguyon était grand seigneur dans l'acception véritable du mot; et Murat, malgré ses broderies, ses panaches et toutes ses parures, qui ressemblaient à des soins de femme, ne put jamais imiter autre chose qu'un roi de théâtre, un roi de Franconi, comme on le disait à cinquante pas de lui.

Deux hommes, qui le connaissaient depuis bien des années, me dirent un jour:

—«Vous seriez bien étonnée si je vous racontais que Murat, dont la valeur si brillante est aujourd'hui une renommée établie et mérite tant de l'être, a faibli pourtant un jour devant l'ennemi, et que cet homme si brave a eu peur.

—Peur! lui! Murat! m'écriai-je; allons donc!

—C'est la vérité: il n'était alors que chef de bataillon; c'était en Italie, à Mantoue... Il reçut un ordre de prendre deux compagnies et d'aller débusquer un corps plus nombreux que le sien; mais, comme depuis le commencement de la campagne l'armée d'Italie ne faisait pas autre chose que de se battre contre un corps plus fort que ceux qu'elle opposait, la chose ne fut pas l'objet d'une réflexion; mais Murat eut peur et n'avança pas; au contraire, il recula. Cette affaire, que le général en chef sut le même jour, lui donna longtemps de la prévention contre Murat; et ce furent madame Bonaparte et madame Tallien qui le firent nommer général de brigade, lorsqu'il apporta au Directoire les drapeaux de je ne sais plus quelle bataille. L'Empereur revint ensuite sur le compte de Murat, parce que celui-ci effaça le souvenir de Mantoue par tant d'actions glorieuses que celle-là ne servit plus que pour prouver ce qu'on dit depuis longtemps: c'est que l'homme le plus brave ne peut pas dire que jamais il n'a eu peur.»

J'ai raconté ce fait, pour dire que Murat avait de grandes obligations à Joséphine, obligations qu'il ne reconnut que par une sorte d'ingratitude, au moment du divorce. Mais cet homme, qui n'avait plus d'amour pour sa femme, et qui avait les intrigues les plus fortes pour éloigner même l'apparence de l'affection entre eux (et l'on sait par des gens qui, certes, étaient bien instruits qu'à Naples les scènes les plus violentes avaient lieu entre eux), eh bien! cette femme qu'il n'aimait plus le dominait au point que, dînant avec eux dans ce voyage, lorsqu'ils eurent quitté le pavillon de Flore pour l'Élysée, après le départ du Roi de Saxe, j'entendis plusieurs fois la Reine imposer silence à Murat pendant le dîner[39]. Nous n'étions à la vérité que nous quatre, Murat et la Reine, moi et mon mari. N'est-ce pas que c'était une singulière partie que celle-là?...

Le duc de Lavauguyon[40] est mort d'une manière plus douloureuse qu'une autre pour ses amis; il souffrait si cruellement depuis plusieurs années qu'on n'a pas pu regretter la vie pour lui; mais ceux qui l'aimaient, ceux qui avaient pour lui l'amitié que je lui portais, ont regretté de le voir quitter le monde et la vie sans leur laisser un adieu et un souvenir presque; et sa mort, pour ainsi dire subite, a doublé le deuil de sa perte dans le cœur de ses amis.

Je lui ai parlé de la conduite de Murat envers Joséphine, et il m'a confirmé dans la pensée que j'avais déjà, qui était que sa femme avait considérablement aidé à mettre Murat dans le parti ennemi; j'ajouterai même que, dînant chez moi un jour avec le duc de Valmy, il disculpa totalement Murat d'être l'unique auteur du traité avec l'Autriche.

Quoi qu'il en fût, ce même soir de la fête de l'Hôtel-de-Ville, je vis tout ce qui allait résulter de ce qui s'annonçait; et l'arrivée de la reine de Naples me parut du plus mauvais augure pour Joséphine.

La chaleur était étouffante dans toutes les salles de l'Hôtel-de-Ville, quelque grandes qu'elles fussent. L'Empereur qui souffrait de rester en place dans cette triste journée parlait beaucoup plus souvent aux femmes.

On aurait dit qu'il voulait commencer son rôle d'Impératrice; car, pendant le temps qui devait s'écouler entre le départ de l'ancienne et l'arrivée de la nouvelle Impératrice, il devait être chargé, à lui seul, du poids tout entier de la couronne... Il venait de faire une de ces tournées, et c'était toujours un mouvement extraordinaire que cela occasionnait, en raison de la foule qui l'entourait. Dans l'un de ces moments, je me trouvai debout et absolument derrière l'énorme corps de M. de Ponté, chambellan de l'Empereur. Je lui criai qu'il m'étouffait; mais il était si grand que pour faire arriver mes paroles à son oreille, il eût fallu un porte-voix; bien loin donc de s'éloigner, je le sentis tout à coup s'asseoir pour ainsi dire sur ma poitrine. Je poussai un cri et m'évanouis tout à fait.

On me porta dans l'appartement intérieur de Frochot, où sa femme de charge vint me soigner; mais je fus trop malade pour rentrer dans la salle de bal: je m'enveloppai dans ma pelisse, et retournai chez moi. J'ignore donc comment la fête fut terminée; mais j'ai su par ceux de mes amis qui s'y trouvaient que rien d'extraordinaire ne s'y passa jusqu'au départ de la cour.

L'Impératrice fut au désespoir; et, en rentrant aux Tuileries, les larmes qu'elle avait si longtemps contenues coulèrent en abondance. Elle avait passé sa vie à redouter un malheur comme celui du divorce; et pourtant la faiblesse de son caractère le lui montrait toujours impossible.... et maintenant elle frémissait devant ce même malheur, à présent qu'elle le voyait se dresser devant elle comme un fantôme, menaçant et au moment de frapper.

Malgré ce qui s'était passé à l'Hôtel-de-Ville, Joséphine et l'Empereur n'eurent aucune explication: depuis longtemps elle et lui en étaient à les redouter... Elles étaient funestes à tous deux. Napoléon détestait tout ce qui faisait scène; et Joséphine, soit dans la croyance qu'une femme est plus intéressante quand elle pleure, soit que ce fût naturellement, ne pouvait dire une parole sans fondre en larmes; et l'Empereur, alors, devenait furieux contre elle et contre lui-même... Quelque terreur que lui inspirât l'Empereur, cependant, Joséphine comprenait qu'il lui fallait parler; mais jamais elle n'osait ouvrir cette petite porte qui conduisait à son cabinet!... Elle avait une extrême peur de l'Empereur; et je vais en donner une preuve, qui est plutôt le fait d'une enfant que d'une souveraine, ou d'une femme prochainement destinée à l'être. Le fait que je vais citer s'est passé dans l'année qui précéda le couronnement.

Foncier[41], le bijoutier à la mode de l'époque de mon mariage, avait la clientèle non-seulement de l'Empereur, mais aussi de Joséphine. On ne portait pas une chaîne, un bijou, quel qu'il fût, qui ne sortît de la boutique de Foncier... Il avait en outre de très-belles choses que madame Bonaparte lui achetait fort souvent. Un jour il lui apporte des perles tellement belles, que voilà la pauvre Joséphine dans le plus cruel état. Ces perles lui tournaient la tête; mais le moyen d'aller parler perles à Bonaparte!... Il aurait répondu comme Louis XVI: J'aime mieux un vaisseau. Avec l'argent des perles, l'Empereur aurait eu un bataillon de 500 hommes; les perles coûtaient 500,000 fr.—Joséphine n'osa donc rien dire de ces perles si désirées; mais elle ne crut pas devoir être aussi discrète avec Bourrienne; Bourrienne, homme vénal, et qui reçut son congé pour des motifs graves, comme le savent ceux qui approchaient alors des Tuileries. Eh bien! il arrangea l'affaire. On fit je ne sais quel arrangement pour que Berthier fît payer à la guerre un fripon qui n'aurait été payé que dans dix ans, à cent pour cent de perte, et qui le fut intégralement tout de suite; aussi, en reconnaissance, il donna un million: ce million fut partagé je ne sais comment. Ce que je sais, c'est que le collier passa des magasins de Foncier dans l'écrin de Joséphine. Mais ce n'était rien de l'y avoir fait venir; il fallait le pouvoir porter; et cela était difficile avec Napoléon, dont la mémoire était terrible de lucidité pour ces sortes de choses.

—«Mon Dieu!» disait-elle à madame de Rémusat, qui était dans la confidence, c'est-à-dire de l'embarras de mettre les perles (Joséphine la connaissait trop bien pour lui parler de la façon dont elles avaient été payées)... «Mon Dieu!» lui disait Joséphine, «je ne sais comment faire pour porter ces perles... Bonaparte me ferait une scène!.. et pourtant c'est le présent d'un père, à qui j'ai fait avoir la grâce de son fils.»

C'était dans de pareilles occasions que l'Impératrice était étonnante. Elle croyait que nous prenions tout cela pour vérité... Madame de Rémusat ne répondit rien; mais elle observa que, pour une cause aussi juste, aussi belle, le premier Consul ne dirait que peu de choses.

—«Non, non!» s'écriait Joséphine toute tremblante; «non, non!... Oh! je frémis d'y penser!...»

Cependant il fallut prendre un parti. Voilà celui que conseilla Bourrienne, vrai Figaro, ayant toujours un expédient tout prêt. Madame Bonaparte mit les belles perles de Foncier, et se présenta hardiment, un jour d'opéra, devant le premier Consul. Napoléon aimait beaucoup les perles: c'était, avec une robe blanche, ce qu'il préférait pour une femme. Aussitôt qu'il vit Joséphine avec ces belles perles, il fut à elle, et, l'embrassant, comme toujours alors, aussitôt qu'il la voyait:—«Comme tu es magnifique! lui dit-il... Qu'est-ce donc que ces belles perles?... Ma foi, on les dirait fines, tant elles ont de l'Orient.

—Mais,» répondit madame Bonaparte, «elles sont fines aussi, et tu les connais... tu les a vues cent fois!...

—Moi?...» Et le premier Consul, stupéfait, regardait alternativement et sa femme et les perles.

—«Sans doute! ce sont les perles que la république cisalpine m'a données.

—Pas possible!

—C'est la vérité... Tiens, demande à Bourrienne et à madame de Rémusat...» Celle-ci s'inclina mais sans dire un mot. Bourrienne ne fut pas aussi avare de paroles: il dit effrontément et même avec un sourire ironique «qu'en effet c'était la république cisalpine qui avait donné les perles;» et il ajoutait, en racontant ensuite l'histoire à Hambourg et à Altona:

—«Je le crois bien que c'est la république cisalpine qui avait donné les perles... Elles ont été payées avec l'argent d'une fourniture mal régularisée par Berthier, et que, maintenant, la république cisalpine va payer.»

Napoléon, tout en disant: «C'est bien étonnant!» crut à la république cisalpine, et les perles demeurèrent... Bientôt elles se fondirent dans tous les bijoux de la couronne de France, et devinrent un des joyaux les moins précieux de l'écrin impérial.

Une autre fois il s'agissait, pour Joséphine, de déclarer toutes ses dettes. Jamais elle ne voulait convenir de la totalité de la somme.

—«Il me tuerait!» criait-elle toute désespérée; «il me tuerait!» Et jamais elle ne voulut que Duroc le déclarât à l'Empereur.

—«Je paierai sur mes économies,» dit-elle.

Cette colère, en effet, était terrible à affronter... Cependant, deux jours après le 2 décembre, elle se résolut à parler à l'Empereur. Elle prit conseil de madame de Rémusat, d'abord, et, à celle-là, son conseil fut bon. Son avis était pour le silence, mais, malheureusement, le salon de Joséphine renfermait une foule de gens, et surtout de femmes, qui lui étaient funestes. Madame de Rémusat le lui dit; mais voyant qu'elle ne voulait rien écouter, elle rentra chez elle fort attristée. Joséphine, après avoir rassemblé toutes ses forces, monta en tremblant le petit escalier qui conduisait à l'oratoire[42] d'Anne d'Autriche!.. En approchant elle entendit parler... Le cœur lui battit..; elle n'osait pas redescendre..; elle n'osait pas entrer... Cependant elle s'y hasarda et frappa un faible coup...

—«Entrez!» dit Napoléon... L'Impératrice recula devant la figure qui se présenta à elle à côté de l'Empereur:... c'était Fouché;... c'était son mauvais génie; la malheureuse femme le savait!

En voyant Joséphine, l'Empereur fronça le sourcil; mais il ne la renvoya pas... Il dit au contraire:

—«C'est bien! duc d'Otrante... Revenez ce soir; nous achèverons cette conférence.»

Fouché se retira en jetant sur Joséphine un regard de méchanceté satisfaite; car entre eux désormais c'en était venu à la mort, ou tout au moins à la perte de l'un d'eux. Ce qui est étrange, c'est que l'Impératrice, qui toujours a parlé de Fouché comme de son ennemi, n'a jamais donné une cause de cette haine. Elle disait seulement qu'elle lui était inculquée par ses belles-sœurs; voilà tout!

—«Que me voulez-vous?» demanda Napoléon à Joséphine.

Le ton glacial dont il lui fit cette demande la mit aussitôt en situation, et elle fondit en larmes... Elle demanda à l'Empereur pourquoi il voulait la quitter? «Ne sommes-nous pas heureux!» dit-elle.

—«Heureux! s'écria Napoléon!... Heureux!... Mais le dernier commis d'un de mes ministères est plus heureux que moi!... Heureux! est-ce donc une moquerie que vous faites!... Pour être heureux, il ne faudrait pas être tourmenté par votre jalousie insensée comme je le suis!... Chaque fois que je parle au cercle à une jeune femme agréable ou jolie, je suis certain d'avoir dans mon intérieur le plus terrible des orages... Heureux! répétait-il... Oui, je l'ai été... Je serais même peut-être demeuré éternellement dans cette position, me rappelant assez notre amour pour n'en pas chercher un autre; mais quand l'enfer est venu remplacer la paix; lorsque la jalousie, la méfiance et la colère sont venues s'asseoir à mon foyer pour en chasser le bonheur et le repos, alors j'ai cherché, en effet, une autre vie... J'ai prêté l'oreille à la voix de mes peuples, qui me demandent une garantie; j'ai vu que je sacrifiais de hauts et puissants intérêts à des chimères, et j'ai cédé...

—Ainsi donc, tout est fini?» dit Joséphine d'une voix brisée...

—«J'ai dû cimenter, je le répète, le bonheur de mes peuples; pourquoi m'avoir amené vous-même à voir un intérêt avant le vôtre; croyez que je souffre plus que vous peut-être..; car c'est moi qui vous afflige...»

Mais Joséphine n'écoutait aucune consolation; la parole de l'Empereur ne frappait son oreille qu'avec un son: il faut nous séparer!... Bientôt elle tomba sans connaissance aux pieds de Napoléon.

En voyant cette femme qu'il avait tant aimée, qu'il aimait encore, gisant à ses pieds sans aucun sentiment, l'Empereur eut un moment de remords... Il la souleva; elle était pâle et froide, son cœur ne battait plus. Je l'ai crue morte,» dit-il le même soir à Duroc!... Enfin, voyant qu'elle ne revenait pas à elle-même, il entr'ouvrit la porte de son cabinet et regarda dans le salon de service: par un hasard singulier, il ne s'y trouvait en ce moment que M. de Beausset[43]; l'Empereur l'appela.

—«Pouvez-vous porter l'Impératrice dans vos bras,» lui dit l'Empereur, «et la descendre chez elle?»

Pour comprendre le burlesque à côté du drame, il faut connaître M. le marquis de Beausset; (je ne parle ici ni de son amabilité ni de sa bonté, mais seulement de sa personne): il est absolument sphérique; et c'est un homme non-seulement très-gros, mais avec un si énorme abdomen et des bras si courts, que d'emporter Joséphine était pour lui un événement. Il y tâcha cependant, et, au bout de plusieurs efforts, il parvint à l'enlever dans ses bras; mais il fallait qu'elle et lui la portant dans ses bras pussent passer par ce petit escalier dans lequel l'Impératrice elle-même avait peine à se retourner. Cependant il s'engagea dans le chemin périlleux, et commença à descendre doucement; mais qu'on se figure le tourment de M. de Beausset lorsqu'il entendit tout à coup une voix doucement lui dire:

—«Prenez garde, vous me blessez avec votre habit et la garde de votre épée.»

C'était en effet la poignée de son épée, qui entrait dans l'épaule de l'Impératrice, et devait la blesser cruellement, ainsi que la broderie de l'habit. M. de Beausset le comprit et voulut retirer la malencontreuse épée; mais, dans ce mouvement, il faillit tomber avec son fardeau; alors l'Empereur accourut. Il fit remonter M. de Beausset, et, prenant les pieds de l'Impératrice, toujours évanouie, il descendit le premier, aidant ainsi M. de Beausset.

Le désespoir de l'Impératrice fut horrible. L'Empereur, résolu maintenant d'effectuer le projet de divorce, eut alors une fermeté toute romaine. Je me sers de ce mot parce que je suis certaine qu'elle n'a été mise à l'épreuve que par la plus grande majorité des opinions qui l'entouraient. Je suis certaine que jamais Napoléon n'aurait divorcé sans ses sœurs et sa famille.

Ce fut à cette époque que nous reçûmes une invitation pour aller à une chasse à Grosbois, chez le prince de Neufchâtel. Le temps était très-froid; nous y fûmes le matin déjeuner. Berthier était très-bon avec tous les défauts qu'on lui a connus, et, parmi eux, on ne voyait pas encore celui de trahir un jour son bienfaiteur!... aussi l'aimions-nous; et, lorsque je voulus refuser, à cause du froid excessif qu'il faisait, mon mari s'y opposa. Joséphine était à cette chasse, mais d'une tristesse profonde; et l'Empereur, affectait une gaieté qu'il n'éprouvait certes pas, la chose était facile à voir. Il y avait à peu près vingt femmes de priées pour la chasse, et autant pour le soir. La chasse fut gaie en apparence; on se plaça comme on voulut dans les calèches, et la chose n'en fut que mieux. J'étais avec madame Duchatel, cette femme si excellente et si parfaite, et d'un esprit si charmant. Je passai ainsi une des matinées plus agréables que j'eusse passées depuis longtemps. La conversation ne tarit jamais avec madame Duchatel: elle comprend tout, répond à tout, et provoque en même temps une causerie féconde en reparties: il est plus facile d'avoir de l'esprit que d'en faire avoir aux autres.

La seule chose qui nous parut bizarre dans cette journée où tout fut à merveille, du reste, ce fut la manière dont nous fûmes logées; on nous avait prévenu à l'avance que nous ne pouvions mener qu'un nombre de femmes de chambre pour nous toutes; cela était gênant parce qu'il fallait nécessairement se r'habiller pour le dîner. On avait pris un espace très-considérable pour le service actif de l'Impératrice; de manière que le service d'honneur se trouva logé de la plus ridicule façon: nous étions dix dans la même chambre...; enfin, nous nous en tirâmes tant bien que mal, et notre toilette s'en ressentit fort peu, en résumé, malgré les éclats de rire que nous faisions au milieu de la confusion générale.

Après le dîner, Berthier avait imaginé de faire venir les acteurs de quelques petits théâtres. Jusque-là c'était bien, et son intention était louable; mais Berthier était gauche avant tout, et il était un peu comme la duchesse de Mazarin; il le prouva ce jour-là, comme tous les autres... Il devait lire la pièce, qu'on jouait chez lui, devant l'Empereur; il n'en fit rien. Qu'arriva-t-il? que Brunet, à qui il ne fallait pas demander d'avoir des procédés, choisit une des pièces où il faisait le plus rire; Cadet-Roussel, maître de déclamation. Dans cette malheureuse pièce, Cadet-Roussel parle à chaque instant de la nécessité où il se voit de divorcer avec sa femme, parce qu'il veut avoir des descendants ou des ancêtres.

Au premier mot de cette pièce, l'Empereur, soit qu'il la connût, soit qu'il sût ce qu'elle contenait, fronça le sourcil, puis se mit à rire, comme s'il n'y eût aucune application à faire; mais Berthier était à lui seul une comédie entière... Aussitôt qu'il eut compris sa faute, il devint de mille couleurs, et cela en un seul instant!... Il y avait sur son visage un tel désappointement, qu'il fallait rire en le regardant. On sait qu'il mangeait beaucoup ses ongles...: ce fut à eux qu'il s'en prit ce soir-là. Il travaillait ses doigts et les mettait en sang!... pour faire surtout comprendre le comique de sa position, il faut dire qu'il était placé contre le théâtre, et de manière que tout le monde le voyait parfaitement. Quant à la Princesse, bonne et excellente personne, ne pouvant penser que bien et bonté, elle riait de tout son cœur en entendant les bons mots de Brunet, convertis en sottises ce jour-là... Enfin, la pièce finit au grand contentement de tous, je crois...; car nous étions aussi malheureux que Berthier. Nous écoutions; nous comprenions et nous n'osions pas lever les yeux du côté de l'Empereur ni de l'Impératrice. Enfin, la pièce une fois jouée, le rideau baissé, tout fut fini, et l'Empereur, je crois, bien soulagé de cette sotte position, dans laquelle Berthier l'avait placé. Il y eut bal ensuite, et du moins, pendant qu'on dansait, l'Impératrice ne craignit aucune remarque, aucun regard d'allusion... Pauvre femme!...

Le lendemain de cette chasse, je fus déjeuner aux Tuileries. L'Impératrice m'avait engagée la veille, et je m'y rendis avec d'autant plus d'empressement que sa position me faisait véritablement de la peine. Je savais ce que nous avions, et j'ignorais ce que nous aurions. Hélas! lorsque je faisais cette réflexion, je ne savais pas être aussi près de la vérité...

Lorsque j'arrivai, Freyre[44] me dit que l'Impératrice me faisait prier de passer chez elle par les couloirs extérieurs, sans entrer dans le salon jaune. Je la trouvai dans un boudoir qui était auprès de sa chambre à coucher. Elle était fort abattue et fort malheureuse: la chose devait être. Je la consolai, comme il faudrait toujours consoler les affligés, en pleurant avec elle... Elle me demanda ce que Junot pensait de son divorce, et si, dans Paris, on en parlait beaucoup. Le terrain était glissant. On blâmait l'Empereur dans la masse des opinions de Paris. Mais comment oser lui dire que Paris la plaignait? Je connaissais son imprudence: elle m'aurait infailliblement nommée; elle eût été cause que l'Empereur m'aurait témoigné un extrême mécontentement, et cela sans aucun but, sans résultat et sans qu'il en pût résulter rien de bon pour elle. Je lui répondis que je ne voyais jamais les rapports qu'on envoyait au gouverneur de Paris, ce qui était vrai d'ailleurs, et que le duc d'Abrantès en savait plus que moi.

—«Eh bien! me dit-elle, engagez-le, de ma part, à venir déjeuner demain avec moi.»

Quelquefois elle avait un ou deux hommes à déjeuner avec elle, mais très-rarement; en général, c'étaient des femmes.

Elle fut extrêmement affectueuse avec moi ce même jour; et, pendant le déjeuner, elle me combla de marques d'affection. Combien je souffris encore en quittant les Tuileries ce jour-là... car je prévoyais que je n'y reviendrais plus pour elle.

Je remarquai ce même jour où je déjeunai pour la dernière fois aux Tuileries, la grande affluence de monde qui vint, après déjeuner, pour faire sa cour à l'Impératrice. «C'est tous les jours ainsi, me dit madame Rémusat. Je ne puis vous dire combien je reçois pour elle de marques d'intérêt! Tous les jours je dois répondre à douze ou quinze lettres... On l'aime... Et puis, savons-nous qui nous aurons?»

Elle pensait comme moi! et je crois que son doute s'est terminé, comme le mien, par une certitude qui nous fit encore plus regretter Joséphine...

«Concevez-vous, me dit madame de Rémusat, que plusieurs de ces dames que vous voyez assises là, dans ce même salon, ont déjà minuté leur demande à l'Empereur pour la nouvelle maison de l'Impératrice?»

Je demeurai stupéfaite.

«Oui,» poursuivit-elle, et elle me désigna sept dames du palais qui n'avaient été nommées qu'à la demande de Joséphine; l'une d'elles, entre autres, n'ayant aucune fortune, portant un nom ordinaire, et n'étant enfin qu'une femme ordinaire elle-même, eh bien! cette femme était une des premières en tête...

J'ai toujours eu de la répulsion pour les caractères plats et vils. J'éprouvai alors plus que cela: je ressentis une profonde indignation;.. et lorsque je rencontre l'une de ces femmes-là aujourd'hui, je me fais violence pour la saluer...

Mais lorsque j'appris que madame de Larochefoucault, parente et amie de l'Impératrice... madame de Larochefoucault, que Joséphine n'avait obtenue de Napoléon qu'à force de demandes et d'importunités, lorsque j'appris que celle-là avait demandé à la quitter... à l'abandonner... je le répète, j'ai éprouvé une de ces sensations plus douloureuses pour ceux qui les éprouvent que pour ceux qui en sont l'objet. Que sentent-ils ceux-là? Puisqu'ils bravent la honte, ils ne la redoutent pas!

Enfin le divorce fut prononcé. Tous les liens qui attachaient Napoléon à Joséphine furent rompus!... Ils avaient été mariés d'abord à la mairie, puis ensuite devant l'église, quatre ou cinq jours avant le sacre; le Pape le voulut ainsi, et Napoléon, qui espérait toujours un enfant d'elle à cette époque, ne songeait pas encore au divorce...

Ce premier contrat de mariage, ou plutôt le relevé de l'état civil, est singulièrement fait; le nom de Joséphine y est étrangement écrit[45]. Par exemple, l'Impératrice n'y est pas nommée de la Pagerie. Elle est née le 20 juin 1763, et dans l'acte délivré le 29 février 1829, sur lequel j'ai copié ce que je viens d'écrire, lequel acte est aussi authentique que possible, puisqu'il est copié sur l'état civil, il y est dit qu'elle est née le 23 juin 1767. L'empereur, né le 5 août 1769, y est nommé comme étant né le 5 février 1768. Je ne comprends rien à cela, et ne puis l'expliquer que d'une façon, c'est que Napoléon n'a pas voulu dire qu'il avait épousé une femme plus âgée que lui de six ans... Il s'en est rapproché autant qu'il l'a pu. On ne peut expliquer le fait que de cette manière. Il est aussi à remarquer que l'officier civil l'appelle toujours Bonaparte; lui, en signant, a écrit Buonaparte. Ce n'est, en effet, qu'après Campo-Formio qu'il signa Bonaparte. Quant au mariage chrétien, il fut béni par le cardinal Fesch, dans la chapelle des Tuileries, ainsi que je l'ai dit, quelques jours avant le sacre. Le prince Eugène emporta l'acte de mariage avec lui en Italie. Sa famille doit toujours le posséder.

La conduite du prince Eugène fut admirable dans cette circonstance. Obligé par sa charge d'archi-chancelier d'État d'aller lui-même au Sénat pour y lire le message de l'Empereur, ce que tout le monde trouva d'une dureté accomplie, il fut admirable, et le peu de mots qu'il laissa échapper de son cœur brisé fut retenti dans le cœur de tous!...

«Les larmes de l'Empereur,» dit le prince avec une noble dignité, «suffisent à la gloire de ma mère!...»

Belles paroles, et touchantes dans leur simplicité!...

Je ne parlerai pas de tout ce qui eut lieu alors. Les journaux ont raconté ce qui se fit... Les choses officielles sont généralement connues de tous. Je parlerai seulement de ce qui était plus à portée de ma connaissance que de celle du public.

Le lendemain du jour où le divorce fut publiquement annoncé (c'était, je crois, le 16 ou le 17 décembre), je me disposai à aller à la Malmaison, où l'Impératrice s'était retirée. Je fis demander à une femme de la Cour, que je ne nommerai pas, si elle voulait que je la conduisisse à la Malmaison: elle me répondit qu'elle ne voulait pas y aller. Du moins celle-là n'était pas fausse, si elle était ingrate. Je le fis proposer à une autre, qui refusa à l'appui d'un si pauvre prétexte, qu'il aurait mieux valu pour elle qu'elle fît comme la première. Je réfléchissais sur le peu de générosité et même de respect humain qu'on rencontre dans ce pays de Cour, lorsque je reçus un billet de la comtesse Duchatel.

«Mon mari se sert de mes chevaux,» m'écrivait-elle; «voulez-vous de moi? Je vous demande cela sans m'informer si vous allez à la Malmaison; car je vous connais, et je suis sûre que vous avez le besoin de consoler un cœur souffrant.»

Et moi aussi, j'étais sûre qu'elle irait à la Malmaison.

Je lui répondis avec joie que j'étais reconnaissante qu'elle m'eût choisie pour faire cette course, ou plutôt ce triste pèlerinage avec elle; et que j'irais la prendre à une heure.

Lorsque nous arrivâmes à la Malmaison, nous trouvâmes les avenues remplies de voitures; je fus bien aise de voir cette affluence, et je souffris moins en songeant à l'ingratitude de quelques personnes plus remarquées par leur éloignement, alors que si elles y eussent été... Lorsque nous fûmes entrées dans le château, nous eûmes de la peine, une fois arrivées au billard, à parvenir au salon où se tenait l'Impératrice.

Nous la trouvâmes fort entourée. Jamais la Cour ne fut si grosse chez elle, même aux plus beaux jours de sa faveur. Mais les souvenirs de la Malmaison étaient terribles dans une pareille journée pour la pauvre femme!... car ils étaient heureux!.. Elle paraissait bien comprendre au reste toute la force de cette comparaison d'un bonheur passé avec un malheur présent. Elle était assise près de la cheminée, à droite en entrant, au-dessous du tableau d'Ossian, par Girodet[46]... Sa figure était bouleversée. Elle avait eu la précaution de mettre une immense capote de gros de Naples blanc, qui avançait sur ses yeux, et cachait ses larmes lorsqu'elle pleurait plus abondamment à la vue de quelques personnes qui lui rappelaient ses beaux jours passés. Lorsqu'elle me vit, elle me tendit la main et m'attira à elle.

Chargement de la publicité...