Histoire des salons de Paris (Tome 5/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier
—«J'ai presque envie de vous embrasser,» me dit-elle... «Vous êtes venue le jour du deuil!...»
Je pris sa main et la portai à mes lèvres... Elle me paraissait, en ce moment, digne des respects de l'univers.
Mais lorsque je la quittai pour aller m'asseoir, et que je pus l'examiner à mon aise, il se joignit à ce sentiment une profonde pitié, en voyant à quel point elle devait être malheureuse!... C'était la douleur la plus vive, la plus avant dans l'âme. Elle souriait à chaque arrivant, en inclinant doucement la tête avec cette même grâce qu'elle avait toujours... Mais en même temps, on voyait malgré ses efforts, les larmes jaillir de ses yeux... elles roulaient sur ses joues, venaient tomber sur la soie de sa robe, et cela sans effort. C'était le cœur qui repoussait au dehors les larmes dont il était rempli. On voyait qu'il lui fallait pleurer, ou bien qu'elle aurait étouffé... Je repartis vers cinq heures avec madame Duchatel... Nous nous communiquâmes nos réflexions: elles étaient les mêmes. Et, en effet, tout ce qui avait une âme ne pouvait penser que d'une manière.
La reine Hortense était auprès de sa mère, pour l'aider à supporter le poids de ces pénibles journées, qui avaient toute l'amertume de la nouveauté d'un malheur... Nous parlâmes longtemps des temps passés... Pauvre fleur brisée elle aussi!... Que d'heureux jours elle avait vu s'écouler dans cette retraite enchantée... où, maintenant, le deuil et le malheur étaient venus remplacer des joies que rien n'avait pu égaler, comme rien aussi n'avait pu les faire oublier...
—«Vous viendrez souvent nous voir, n'est-ce pas?» me dit-elle. Elle vit que j'étais émue... et me prit la main en me disant: «J'ai tort de vous demander une chose que je suis certaine que vous ferez.»
Elle avait raison.
L'Empereur fut presque reconnaissant pour les femmes qui avaient été à la Malmaison. Celles qui, au contraire, n'y furent que plusieurs jours après, furent mal notées dans son esprit... J'y remarquai, dans les premiers moments, la duchesse de Bassano, la duchesse de Rovigo, madame Octave de Ségur, madame de Luçay, sa fille, madame de Ségur (Philippe), la duchesse de Raguse, toutes les dames de la reine Hortense, la Maréchale Ney et plusieurs dames du palais, mais pas toutes... Comme l'Empereur n'avait rien ordonné, il y eut plusieurs personnes qui crurent le deviner et faire merveille en agissant contre sa parole en croyant suivre sa pensée, elles se trompèrent en entier et le virent plus tard.
La nouvelle cour de l'Impératrice à la Malmaison fut formée selon son goût, pour la plus grande partie des femmes qui la composaient: madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante de la maison de l'Impératrice, madame Octave de Ségur, madame de Rémusat, madame de Vieil-Castel, madame Gazani, et puis, plus tard, mesdemoiselles de Mackau et de Castellane. Tout cet entourage formait une maison agréable, surtout en y ajoutant celle de la reine Hortense et surtout elle-même... Quant aux hommes, excepté M. de Beaumont et M. Pourtalès, je n'aimais pas les autres. M. de Monaco surtout et M. de Montliveau étaient pour moi deux répulsifs; j'ai toujours eu en aversion les hommes impolis; je ne sais pourquoi j'en ai peur comme de quelque chose de nuisible. Cela annonce, dans une femme comme dans un homme, au reste, de la sottise et de la méchanceté mêlée d'orgueil. M. de M*****, au reste, inspirait le même sentiment; car le jour où M. de Pourtalès le remplaça comme écuyer, les chevaux se réjouirent dans leur écurie. M. de Beaumont, chevalier d'honneur de l'impératrice, était bon et fort amusant; je l'aimais beaucoup, ainsi que son frère que nous avions chez Madame. L'autre chambellan était M. de Vieil-Castel, homme considérablement nul. Plus tard il y eut un autre homme que j'aimais et estimais bien ainsi que sa femme; cet homme, attaché à la maison de l'Impératrice, comme capitaine de ses chasses, M. Van Berchem, était le plus cher ami de mon mari et il est demeuré le mien; il est celui, au reste, de tous ceux qui ont du cœur et savent apprécier son noble et bon caractère; sa femme, charmante personne, augmentait encore le nombre des jolies femmes de la cour de la Malmaison.
À mon retour d'Espagne j'y fus souvent: je n'aimais pas Marie-Louise et j'aimais Joséphine. Elle m'engagea à venir pour quelques semaines à la Malmaison; mais je ne pus accepter: j'étais alors bien malade et l'état de ma santé ne fit qu'empirer. Mais j'y allais souvent et toujours avec le même plaisir.
La vie y était uniforme: l'Impératrice descendait à dix heures; à dix heures et demie on servait le déjeuner, auquel se trouvaient toujours quelques personnes de Paris; l'Impératrice plaçait auprès d'elle les deux personnes les plus éminentes. Lorsque le vice-roi était à la Malmaison, il se plaçait en face d'elle et mettait à ses côtés les deux personnes après celles que sa mère avait choisies; la reine Hortense également. Madame d'Arberg nommait aussi deux personnes pour être placées à côté d'elle. Cet usage était pour dîner comme pour déjeuner; après déjeuner, on allait se promener dans le parc; c'était en 1809 la même allée qu'en 1800. On allait jusqu'à la serre, ou bien, l'Impératrice allait voir les pintades, les faisans dorés qui étaient dans les volières avec d'autres oiseaux rares, et leur porter du pain. Quelquefois après dîner, et en été nous allions sur l'eau avec le vice-roi qui nous faisait des peurs à mourir, puis on rentrait; l'Impératrice se plaçait à son métier de tapisserie, et lorsqu'il y avait peu de monde, on faisait la lecture, tandis que l'aiguille passait et repassait dans le canevas. Mais à la Malmaison cependant, il était difficile que cela fût. Après dîner, le plus souvent on allait se promener, et en rentrant on faisait de la musique dans la galerie, tandis que l'Impératrice faisait un wisk ou ses éternelles patiences... On prenait le thé et puis la soirée était terminée. Une fois que l'impératrice fut revenue à la Malmaison comme dans un exil, il fut impossible d'y ramener cette gaieté qui y avait régné pendant les premières années du Consulat. Ainsi, il n'y eut plus de spectacle et la salle ne servit plus à rien. Navarre fut plus bruyant. Je raconterai la vie de Navarre dans la troisième partie de cet article.
TROISIÈME PARTIE.
NAVARRE.
C'était un beau lieu que Navarre, mais humide et malsain; il y avait des arbres tels que la Normandie les produit, de ces arbres séculaires qui ont vu passer sous leur ombrage ce qui fut, ce qui est et qui bientôt ne doit plus être. Le parc était planté à la manière de Le Nôtre et en partie à l'anglaise: le dernier duc de Bouillon, qui mourut tranquillement à Navarre et que tout le monde aimait et qui aimait à son tour beaucoup de gens et beaucoup de choses, entre autres la joie et le plaisir; le dernier Duc avait jadis orné la terre de Navarre, où il passait une partie de sa vie, avec une grande recherche. Cette recherche avait même quelque peu d'extrême qui touchait à l'inconvenance; il y avait un peu de mœurs payennes dans la vie du Duc; et l'on disait que la distribution du parc en avait un grand reflet. On racontait traditionnellement beaucoup de choses sur un certain temple que je n'ai plus trouvé à Navarre lorsque j'y suis allée, mais dont le souvenir était toujours dans le pays. Le Duc aimait aussi les fleurs avec passion et cultivait, à Navarre, les plus belles qui fussent alors connues en France; le Duc avait de grandes et belles manières; il voulait que tout ce qui était chez lui eût, comme lui, ce qui pouvait lui plaire. Or il pensait aussi que les fleurs et les jolis visages étaient les objets les plus agréables à la vue. En conséquence, il était ordonné à une des jeunes filles attachées aux serres et au jardin de fleurs du Prince de porter le matin un bouquet dans la chambre de la dernière personne arrivée, quelle qu'elle fût, femme ou garçon... et d'être parfaitement à ses ordres!... Cet usage assez bizarre était encore en exercice au moment de la Révolution.
Rien de charmant comme la vie de Navarre, du vivant de M. le duc de Bouillon: quand la Révolution éclata, il était fort souffrant et presque hors d'état de faire lui-même les honneurs de sa magnifique demeure à ceux qui allaient lui faire leur cour; mais on voit par ce que je viens de dire qu'il prenait soin de ses hôtes... Il portait la sollicitude à cet égard aussi loin qu'un particulier de nos jours le ferait. On allait prendre les ordres de la personne nouvellement arrivée, le matin dans son appartement; elle déjeunait chez elle, seule, ou bien avec les personnes désignées par elle. Si on voulait aller se promener, on le pouvait en demandant une calèche et des chevaux; on dînait même chez soi, si la chose convenait. C'était, au reste, la coutume de presque tous les châteaux de princes[47].
Lorsque Joséphine fut à Navarre, elle trouva le parc dans un triste état, à cause de l'humidité causée par la rupture de plusieurs canaux. Elle demanda à l'Empereur une somme très-forte pour réparer Navarre, et cela fut trouvé étrange, à cause du moment quelle choisit pour faire cette demande, d'autant mieux que quelques semaines avant l'Empereur lui avait accordé ce qu'on va voir dans la lettre que je transcris en ce moment sur la lettre originale écrite à l'impératrice Joséphine. On verra que Napoléon savait comment pouvoir la consoler de toutes choses.
À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
Dimanche à 8 heures du soir 1810[48].
«J'ai été bien content de t'avoir vue hier; je sens combien ta société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec Estève. J'ai accordé 100,000 francs pour l'extraordinaire de 1810, pour Malmaison; tu peux donc faire planter tant que tu le voudras; tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé aussi Estève de remettre 200,000 francs aussitôt que le contrat de la maison Julien[49] serait passé... J'ai ordonné que l'on paierait ta parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi voilà déjà 400,000 francs que cela me coûte.
»J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile doit te donner pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer tes dettes.
»Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 ou 600,000 francs; tu peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge.
»J'ai ordonné qu'on te fît un beau service de porcelaine à Sèvres; l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très-beau.
Voici une lettre écrite à l'Impératrice par l'Empereur, quelques jours après la précédente:
À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
Samedi, à une heure après midi.
«Mon amie, j'ai vu Eugène, qui m'a dit que tu recevrais les Rois[50]. J'ai été au conseil jusqu'à huit heures. Je n'ai dîné seul qu'à cette heure-là.
»Je désire bien te voir. Si je ne viens pas aujourd'hui, je viendrai après la messe.
»Adieu, mon amie[51]! J'espère te trouver sage et bien portante. Ce temps-là doit bien te peser.
En voici une autre que je transcris ici, pour répondre aux sottes jalousies de Marie-Louise, et montrer la loyauté et la délicatesse de l'Empereur en se séparant de Joséphine.
À L'IMPÉRATRICE, À L'ÉLYSÉE NAPOLÉON[52].
19 février 1810.
«Mon amie, j'ai reçu ta lettre; mais les réflexions que tu fais peuvent être vraies. Il y a peut-être du danger à nous trouver sous le même toit pendant la première année. Cependant la campagne[53] de Bessières est trop loin pour revenir; d'un autre côté, je suis bien enrhumé, et je ne suis pas sûr d'y aller.
»Adieu, mon amie!
À L'IMPÉRATRICE, À MALMAISON.
Le 12 mars 1810.
«Mon amie, j'espère que tu auras été contente de ce que j'ai fait pour Navarre... Tu y auras vu un nouveau témoignage du désir que j'ai de t'être agréable.
»Fais prendre possession de Navarre; tu pourras y aller le 25 mars, et y passer le mois d'avril.
»Adieu, mon amie!
DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE À L'EMPEREUR NAPOLÉON, À COMPIÈGNE.
Navarre, le 19 avril 1810.
«Sire,
»J'ai reçu par mon fils l'assurance que Votre Majesté consent à mon retour à Malmaison, et qu'elle veut bien m'accorder les avances que je lui ai demandées pour rendre le château de Navarre habitable.
»Cette double faveur, sire, dissipe en grande partie les grandes inquiétudes et même les craintes que le long silence de Votre Majesté m'avait inspirées. J'avais peur d'être entièrement bannie de son souvenir. Je vois aujourd'hui que je ne le suis pas. Je suis donc moins malheureuse et même aussi heureuse qu'il m'est possible de l'être désormais.
»J'irai à la fin du mois à la Malmaison, puisque votre majesté n'y voit aucun obstacle; mais, je dois vous le dire, sire, je n'aurais pas sitôt profité de la liberté que Votre Majesté me laisse à cet égard, si la maison de Navarre n'exigeait pas, pour ma santé et pour celle des personnes attachées à ma maison, des réparations urgentes. Mon projet est de demeurer à Malmaison fort peu de temps. Je m'en éloignerai bientôt pour aller aux eaux; mais pendant que je serai à Malmaison, Votre Majesté peut être sûre que j'y vivrai comme si j'étais à mille lieues de Paris. J'ai fait un grand sacrifice, sire, et chaque jour je sens davantage toute son étendue... Cependant ce sacrifice sera ce qu'il doit être: il sera entier de ma part. Votre Majesté ne sera troublée dans son bonheur par aucune expression de mes regrets.
»Je ferai sans cesse des vœux pour que Votre Majesté soit heureuse; peut-être même en ferai-je pour la revoir. Mais, que Votre Majesté en soit convaincue, je respecterai toujours sa nouvelle situation. Je la respecterai en silence; confiante dans les sentiments qu'elle me portait autrefois, je n'en provoquerai aucune preuve nouvelle. J'attendrai tout de sa justice et de son cœur.
»Je ne lui demanderai qu'une grâce, c'est qu'elle cherche même un moyen de convaincre quelquefois, et moi-même et ceux qui m'entourent, que j'ai toujours une petite place dans son souvenir et une grande place dans son estime et dans son amitié. Ce moyen, quel qu'il soit, adoucira mes peines, sans pouvoir, ce me semble, compromettre ce qui m'importe avant tout, le bonheur de Votre Majesté[54].
À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À NAVARRE.
Compiègne, 21 avril 1810.
«Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril; elle est d'un mauvais style. Je suis toujours le même; mes pareils ne changent jamais. Je ne sais ce qu'Eugène a pu te dire. Je ne t'ai pas écrit, parce que tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui pouvait t'être agréable.
»Je vois avec plaisir que tu ailles à Malmaison, et que tu sois contente; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te donner des miennes. Je n'en dis pas davantage, jusqu'à ce que tu aies comparé ta lettre à la mienne; et, après cela, je te laisse juger qui est meilleur ou de toi ou de moi.
»Adieu, mon amie; porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi.
Je vais maintenant aborder un sujet délicat et peu traité jusqu'à cette heure. Il est relatif à Joséphine et à tout ce qui l'entourait. J'ai fait voir, par les différentes lettres que j'ai transcrites de l'Empereur et de l'Impératrice, et données par la reine Hortense elle-même, que Napoléon avait eu, dans toute l'affaire du mariage et dans celle du divorce, une délicatesse vraiment admirable. Sa réponse à l'Impératrice est remplie de cœur, tandis qu'il faut convenir que la lettre de Joséphine contenait des pensées vraiment pénibles à faire connaître pour une autre femme. Cette demande d'argent, au moment où l'Empereur venait de lui accorder deux millions[55] et un magnifique service de porcelaine de Sèvres, était peu délicate... Tout cela, ajouté à la volonté de Napoléon de rendre Marie-Louise heureuse, me prouverait qu'il n'était pas étranger à une lettre qui fut écrite à l'Impératrice, par madame de Rémusat, lorsqu'elle fut à Genève en 1810.
Cette lettre est un document précieux pour l'histoire, c'est encore la reine Hortense qui nous l'a fait connaître et en a fourni l'original.
L'Impératrice avait demandé la permission à l'Empereur de faire ce voyage d'Aix en Savoie, et l'avait entrepris avec une volonté de faire parler d'elle. Napoléon en eut de l'humeur; il lui parut que, dans cette première année, une retraite complète valait mieux qu'un voyage. L'Impératrice voyagea sous le nom de madame d'Arberg, et visita une partie de la Suisse. Ce fut dans ce voyage qu'elle faillit périr, dit-on, sur le lac de Genève, dans une promenade où elle se trouvait dans la même barque que plusieurs personnes de Paris comme M. de Flahaut, etc. L'Empereur, en l'apprenant, lui écrivit cette lettre:
À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, AUX EAUX D'AIX EN SAVOIE.
Saint-Cloud, 10 juin 1810.
«J'ai reçu ta lettre; j'ai vu avec peine le danger que tu as couru. Pour une habitante d'une île de l'océan, mourir dans un lac, c'eût été fatalité.
»La Reine[56] se porte mieux, et j'espère que sa santé deviendra bonne. Son mari est en Bohême, à ce qu'il paraît, ne sachant que faire.
»Je me porte assez bien, et te prie de croire à tous mes sentiments.
C'est alors que Joséphine acheta cette maison ou plutôt ce petit château de Prégny, près de Genève. Tout cela ne plut pas à l'Empereur. Il vit là-dedans cette continuation d'un manque continuel de dignité... Enfin, il en eut de l'humeur, et beaucoup. Quoi qu'il en soit, l'Impératrice reçut tout à coup une lettre de madame de Rémusat, qui, après l'avoir d'abord accompagnée, était ensuite revenue à Paris. Je rapporte ici cette lettre presque en son entier, parce que, dans la vie de l'Impératrice, elle est fort importante. Joséphine logeait alors dans l'auberge de Secheron, chez Dejean.
LETTRE DE MADAME DE RÉMUSAT À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.
«Madame,
»J'ai un peu tardé d'écrire à Votre Majesté, parce qu'elle m'avait ordonné à mon retour de lui conter quelque chose de la grande ville. Si j'avais suivi mon impatience, dès le lendemain de mon arrivée je lui aurais adressé les expressions de ma reconnaissance. Ses bontés pour moi sont notre entretien ordinaire depuis que je suis rentrée dans mon intérieur; en retrouvant mon mari, mes enfants, j'ai rapporté au milieu d'eux le souvenir des heures si douces que je vous dois[57].
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»... Je n'ai pas encore paru à la cour; mais j'ai déjà vu quelques personnages importants, et j'ai été questionnée sur Votre Majesté avec trop de soin, pour qu'il ne m'ait pas été facile de conclure que ces questions qui m'étaient adressées venaient d'un intérêt plus élevé. On me demandait souvent des nouvelles de votre santé; on voulait savoir comment vous passiez votre temps; si vous étiez tranquille, heureuse, dans la retraite où vous aviez vécu; si vous aviez reçu sur votre route les témoignages d'affection que vous méritez d'inspirer. Combien il m'était doux de n'avoir à répondre que des choses satisfaisantes, etc...
»... Mais, madame, j'ai questionné à mon tour; j'ai observé de mon côté, et j'ose soumettre à votre raison le résultat de mes observations, avec la confiance de mon attachement.
»La grossesse de l'Impératrice est une joie publique, une espérance nouvelle, que chacun saisit avec empressement. Votre Majesté le comprendra facilement, elle, à qui j'ai vu envisager ce grand événement, comme la récompense d'un grand sacrifice. Eh bien! madame, d'après ce que j'ai cru remarquer, il me semble qu'il vous reste encore un pas à faire, pour mettre le complément à votre ouvrage, et je me sens la force de m'expliquer, parce qu'il paraît que la dernière privation que votre raison vous impose ne peut être pour cette fois que momentanée... Vous vous rappelez sans doute d'avoir regretté quelquefois avec moi que l'Empereur n'eût pas, au moment de son mariage, pressé l'entrevue de deux personnes qu'il se flattait de rapprocher facilement, parce qu'il les réunissait alors dans ses affections. Vous m'avez dit que, depuis, il avait espéré qu'une grossesse, en tranquillisant l'Impératrice sur ses droits, lui donnerait les moyens d'accomplir le vœu de son cœur. Mais, madame, si je ne me suis pas trompée dans mes observations, le temps n'est pas venu pour un pareil rapprochement.
»L'Impératrice paraît avoir apporté avec elle une imagination vive et prompte à s'alarmer... Elle aime avec la tendresse, avec l'abandon d'un premier amour; mais ce sentiment même semble porter avec lui un peu d'inquiétude, dont il est, en effet, si rarement séparé... La preuve en est dans une petite anecdote que le Grand-Maréchal m'a racontée, et qui appuiera ce que j'ai l'honneur de dire à Votre Majesté.
»Un jour, l'Empereur, se promenant avec elle dans les environs de la Malmaison, lui offrit, en votre absence, de voir ce joli séjour. À l'instant même, le visage de l'Impératrice fut inondé de larmes... Elle n'osait pas refuser, mais les marques de sa douleur étaient trop visibles pour que l'Empereur essayât d'insister. Cette disposition à la jalousie, que le temps affaiblira sans doute, ne pourra être qu'augmentée dans ce moment par la présence de Votre Majesté... Elle se souviendra peut-être que cet été, en la voyant si fraîche, si reposée, j'oserai dire si embellie par le calme de la vie que nous menions, j'osai lui dire, en riant, qu'il n'y avait pas d'adresse à rapporter à Paris tant de moyens de succès, et que je sentais parfaitement qu'à la place d'une autre je serais tout au moins inquiète. En vérité, madame, cette plaisanterie me semble aujourd'hui le cri de la raison... Le Grand-Maréchal[58], avec lequel j'ai causé, m'a témoigné aussi des inquiétudes que je partage... Il m'a paru qu'il n'osait pas faire expliquer l'Empereur sur un sujet qu'il ne traite qu'avec douleur. Il m'a parlé avec un accent vrai de cet attachement que vous inspirez encore, qui doit lui-même inviter à une grande circonspection. Les nouvelles situations inspirent de nouveaux devoirs; et, si j'osais, je dirais qu'il n'appartient pas à une âme comme la vôtre de rien faire qui puisse engager l'Empereur à manquer aux siens[59].
»Ici, au milieu de la joie que cause cette grossesse, à l'époque de la naissance d'un enfant attendu avec tant d'impatience, au milieu des fêtes qui suivront cet événement, que feriez-vous, madame?... Que ferait l'Empereur, qui se devrait aux ménagements qu'exigerait l'état de cette jeune mère, et qui serait encore troublé par le souvenir des sentiments qu'il vous conserve?... Il souffrirait, quoique votre délicatesse ne se permît de rien exiger. Mais vous souffririez aussi; vous n'entendriez pas impunément le cri de tant de réjouissances, livrée, comme vous le seriez peut-être, à l'oubli de toute une nation, ou devenue l'objet de la pitié de quelques-uns qui vous plaindraient peut-être, mais seulement par esprit de parti. Peu à peu votre situation deviendrait si pénible, qu'un éloignement complet parviendrait seul à tout remettre en ordre. Puisque j'ai commencé, souffrez que j'achève... Il vous faudrait quitter Paris. La Malmaison, Navarre même, seraient trop près des clameurs d'une ville oisive et quelquefois malintentionnée. Obligée de vous retirer, vous auriez l'air de fuir par ordre, et vous perdriez tout l'honneur que donne l'initiative dans une conduite généreuse.
»Voilà les observations que j'ai voulu vous soumettre; voilà le résultat des longues conversations que j'ai eues avec mon mari, et encore d'un entretien que le hasard m'a procuré avec le Grand-Maréchal. Moins animé que nous sur vos intérêts, et accoutumé, comme vous le savez, à ne pas arrêter ses opinions quand il n'a pas reçu d'ordre de les transmettre, c'est avec beaucoup de temps et un peu d'adresse que j'ai tiré de lui quelques-unes de ses pensées. Mais aussitôt que je les ai entrevues, j'ai pu conclure qu'il vous restait encore un sacrifice à faire, et qu'il était digne de vous de ne point attendre les événements, et de les prévenir en écrivant à l'Empereur pour lui annoncer une courageuse détermination. En lui évitant un embarras dont vous l'empêchez seule de sortir, vous acquerrez de nouveaux droits à sa reconnaissance. Et, d'ailleurs, outre la récompense toujours attachée à une action droite et raisonnable, avec cet aimable caractère qui vous distingue, cette disposition à plaire et à vous faire aimer, peut-être trouverez-vous dans un voyage un peu plus prolongé des plaisirs que vous ne prévoyez pas d'abord. À Milan, le spectacle si doux des succès mérités d'un fils vous attend. Florence, Rome même, offriraient à vos goûts des jouissances qui embelliraient cet éloignement momentané. Vous trouveriez à chaque pas, en Italie, des souvenirs que l'Empereur ne s'irriterait pas de voir renouveler, parce qu'ils s'attachent pour lui aux époques de sa première gloire.
»Tout ce que m'a dit le Grand-Maréchal me prouve assez que Sa Majesté veut que vous conserviez à jamais les dignités du rang où vous avez été élevée par ses succès et sa tendresse. Et cependant l'hiver se passerait; la saison où l'on peut habiter Navarre vous ramènerait aux occupations d'embellissements qui vous y attendent. Le temps, ce grand réparateur de toutes choses, aurait tout consolidé, et vous auriez mis le complément à cette conduite noble qui vous assure la reconnaissance de toute une nation. Je ne sais si je m'abuse, madame, mais je crois qu'il y a encore du bonheur dans l'exercice de semblables devoirs. Le cœur d'une femme sait trouver du plaisir dans le sacrifice qu'il fait à celui qu'elle aime. Prévenir l'embarras dont l'Empereur pourrait sortir lui-même, s'il vous aimait moins; rassurer les inquiétudes d'une jeune femme, que le temps et cette expérience de vous-même rendront plus calme: tout cela est digne de vous. Si vous étiez moins sûre de l'effet que peuvent encore produire les grâces de votre personne, votre rôle serait moins difficile; mais il me semble que c'est parce que Votre Majesté sait très-bien qu'elle possède des avantages qui peuvent établir une concurrence, qu'elle doit avoir la délicatesse de tous les procédés.
»J'espère que Votre Majesté me pardonnera une aussi longue lettre, et les réflexions qu'elle contient. Quand j'appuie si fortement sur cette impérieuse nécessité de s'éloigner de nous pour quelque temps, je me flatte qu'elle daignera penser que, peut-être, jamais je ne lui ai donné de plus véritables marques des sentiments qui m'attachent à elle.
»Je suis, avec un profond respect, madame, de Votre Majesté,
»La très-humble et très-obéissante servante,
Maintenant, voici la lettre écrite par l'Empereur, et que Joséphine reçut presque en même temps que celle de madame de Rémusat.
À L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE, À GENÈVE.
Fontainebleau, 1er octobre 1810.
«J'ai reçu ta lettre. Hortense, que j'ai vue, te dira ce que je pense. Va voir ton fils cet hiver; reviens aux eaux d'Aix l'année prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je te conseillerais bien d'aller à Navarre tout de suite, si je ne craignais que tu ne t'y ennuiasses. Mon opinion est que tu ne peux être, l'hiver, convenablement qu'à Milan ou à Navarre. Après cela, j'approuve tout ce que tu feras; car je ne veux te gêner en rien.
»Adieu, mon amie. L'Impératrice est grosse de quatre mois. Je nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France. Sois contente et ne te monte pas la tête; ne doute jamais de mes sentiments.
De toutes les choses adroitement combinées que l'Empereur ait jamais pu entreprendre ou tenter, je n'en connais pas une au-dessus de celle-ci; mais pour rendre justice à chacun, rien ne peut aussi égaler l'adresse avec laquelle madame de Rémusat a exécuté ou plutôt tenté la mission... Quelle admirable lettre! surtout lorsqu'on connaît la personne à laquelle elle a été écrite! Comme Joséphine est enveloppée dans un filet de flatterie, qui devait l'empêcher de regarder en arrière, et devait, en effet, la faire courir au-devant de nouvelles fêtes, de nouveaux succès; mais l'excès même de la chose, sa perfection, fut ce qui en empêcha la réussite: convaincue de cette pensée, que madame de Rémusat cherchait à lui inculquer, pour lui inspirer une noble résolution, Joséphine se crut toujours passionnément aimée de l'Empereur; mais ce n'était plus vrai: sans doute il l'avait aimée d'amour, mais les temps non-seulement étaient changés, mais les circonstances, TOUT l'était autour d'elle et dans elle-même. Cette flatterie de madame de Rémusat, sur son état de santé, était précisément ce qui l'empêchait de plaire comme par le passé. Le grand charme de Joséphine était dans la grâce de sa tournure, bien plus que dans la beauté de son visage; elle n'avait aucun trait, et son visage avait en lui-même un défaut, qui était tellement terrible et redoutable que jamais on n'a songé à placer l'amour à côté de cette infirmité dans son royaume; je veux parler bien moins encore de ses dents entièrement perdues, que de l'épouvantable résultat qui en provenait. À l'époque où madame de Rémusat lui écrivait cette lettre, Joséphine commençait à prendre aussi cet embonpoint qui lui enleva sa charmante tournure. Sans doute, la grâce qui était inhérente à sa nature ne l'abandonna jamais; on la retrouvait partout, et toujours dans le moindre mot, dans un geste; mais qu'est-ce qu'un geste et un mot gracieux pour combattre une jeune personne de dix-huit ans, grande, forte peut-être, mais d'une fraîcheur de rose, quoique laide, ayant de beaux cheveux, de belles dents, une haleine fraîche et pure, et cette foule d'avantages qui entourent toujours la jeunesse dans ses premiers jours et son premier bonheur. Ensuite, ce qu'on savait très-bien, c'est que l'Empereur en était fort occupé. Il cherchait tous les moyens de la rendre heureuse, et je suis convaincue que connaissant la légèreté de Joséphine, et cependant l'effet profond que devait produire l'annonce de la grossesse de Marie-Louise, il redouta pour le repos de tous des scènes qui seraient publiques, se passant à la Malmaison et à Navarre, devant plus de vingt femmes. Madame de Rémusat fut donc chargée de la délicate mission de faire comprendre à l'impératrice Joséphine que l'impératrice Marie-Louise devenait la véritable souveraine, du moment qu'elle donnait tout à la fois à l'Empereur un héritier comme père et chef de famille, et un successeur comme souverain d'un grand empire; mais ces pensées étaient trop élevées pour elle; elle n'ouvrit l'oreille qu'aux sons qui lui apportaient cette conviction après laquelle elle courait, depuis le jour où pour la première fois on fit retentir autour d'elle le mot de divorce... Quoi qu'il en fût, l'Empereur lui fit donc écrire par madame de Rémusat. Joséphine ne comprit ni la lettre de l'Empereur, ni celle de madame de Rémusat, elle ne tint compte d'aucun avis. Elle revint à la Malmaison d'abord; puis ensuite elle partit pour Navarre, où elle passa l'hiver, s'amusant et ayant autour d'elle une petite cour. Napoléon fut vivement contrarié; quelque soin qu'il apportât à ne laisser approcher de Marie-Louise que des personnes sûres, telles que la duchesse de Montebello, dont l'esprit juste et posé, quoiqu'elle fût jeune, et les soins assidus empêchaient tous les propos absurdes d'arriver à l'Impératrice, cependant la dame d'honneur n'était pas toujours là... Il y avait d'autres femmes, que je ne veux pas nommer et que leur service amenait auprès de Marie-Louise. Celles-là n'étaient pas comme la duchesse de Montebello. On racontait à Marie-Louise que Joséphine avait telle ou telle qualité, une beauté, un agrément, une perfection, tellement accomplis, qu'il fallait désespérer de jamais l'égaler, et tout cela dit de manière à redouter la ressemblance, parce qu'à chaque chose arrivait le correctif. Un jour l'Empereur entra chez Marie-Louise à l'improviste, et la trouva pleurant. C'était deux mois à peu près après la naissance du roi de Rome... En voyant son visage rosé, ordinairement l'image de la santé et même de la gaieté d'une enfant, tout couvert de larmes, l'Empereur fut alarmé.
—«Qu'avez-vous, Louise? lui demanda-t-il en la prenant dans ses bras... Eh bien continua-t-il en riant, que caches-tu donc là?..»
Et cherchant à voir ce que l'Impératrice cherchait à lui dérober sous son châle, il prit dans sa main un petit médaillon renfermant un portrait. Quelle fut sa surprise en reconnaissant celui de Joséphine! mais charmant et rajeuni de plus de vingt ans; c'était Joséphine à vingt-cinq tout au plus, et mise néanmoins comme au moment où le portrait était entre les mains de la jalouse jeune femme.
—«Qui t'a donné ce portrait, Louise?» dit l'Empereur avec un sentiment de colère qui faisait craindre pour celui ou celle qui aurait excité cette colère?...
L'Impératrice ne répondit rien, mais ses sanglots redoublèrent et elle se jeta dans les bras de l'Empereur en le serrant convulsivement contre elle.
—«Enfant! dit Napoléon ému par l'effusion d'un sentiment qu'il devait alors croire vrai... Enfant! qu'as-tu donc? pourquoi ces larmes? Encore une fois, Louise, qui t'a remis ce portrait?.. je veux le savoir, poursuivit-il en frappant du pied avec colère...»
Marie-Louise fut effrayée; mais elle ne répondit rien.
—«Eh bien!.. tu ne veux pas me le dire?..
—Je n'en sais rien, murmura-t-elle d'une voix tremblante, je l'ai trouvé sur ce canapé comme j'entrais tout-à-l'heure dans cette chambre.
—Et pourquoi pleurais-tu en regardant ce portrait?» Marie-Louise sanglotait encore plus fort et continuait à cacher son visage en pleurs dans la poitrine de Napoléon. Il la serra dans ses bras et lui dit avec amour de ces paroles qui vont au cœur quand elles sont vraies, et Napoléon a été aimant et sincère avec la femme qui a eu la lâcheté de l'abandonner dans son malheur. Enfin, il parvint à la calmer, mais ce fut au bout d'un long temps. L'impératrice Marie-Louise l'aimait alors, je dois le croire au moins.
Quelle sourde manœuvre employait aussi le parti de Navarre! N'est-il pas possible que l'Empereur, en apprenant qu'on mettait en œuvre de semblables moyens, se résolût à éloigner Joséphine pendant la grossesse et les couches de Marie-Louise? Un événement de bien peu d'importance amène souvent des effets terribles dans l'une ou l'autre de ces deux positions. Je crois que la lettre de madame de Rémusat fut le résultat de quelque tentative du genre de celle du portrait. Napoléon ne voulait cependant pas être tyran, même à la façon de croque-mitaine, et il l'engagea seulement à aller à Milan; Joséphine ne comprenait pas les hautes résolutions d'un grand cœur. Lorsqu'elle avait enfin cédé pour écrire cette fameuse lettre au président du Sénat, sans que l'Empereur le sut, elle avait été surtout frappée de l'idée de porter le deuil immédiatement après la lettre partie, et de le porter pendant un an!...
L'Empereur savait tout cela. Une âme tendre et en même temps élevée, une femme digne de son affection, la seule femme qu'il ait aimée enfin, et qui existe toujours à Paris, me présente le type de la femme que j'aurais voulue à l'Empereur. Je ne parle pas ici de la femme qui fut sa maîtresse en Égypte, une nommée Pauline[61], sur laquelle il existe quelques biographies, toutes inconnues, parce que la femme n'est pas un texte à biographie; et une fois qu'on a dit qu'elle avait été la maîtresse de Napoléon on a dit la plus belle page de sa vie; mais on les trouve cependant en les cherchant; je parle d'une femme digne d'être aimée d'un homme comme l'Empereur; et certes il en est peu... Voilà le caractère que j'aurais voulu à la femme qui partageait le premier trône du monde avec lui!
Lorsque le divorce fut public, je parlai sur ce fait comme les autres. On racontait alors que l'Impératrice-Mère avait, en Russie, refusé la main de la Grande-Duchesse. Il paraissait incertain que nous obtinssions la princesse autrichienne... Dans cette sorte d'incertitude peu convenable pour la France, je dis que je ne comprenais pas comment l'Empereur ne prenait pas le parti de choisir dans les familles qui l'entouraient. Le cardinal Maury, qui dînait chez moi, me dit:
—«Mais où donc voulez-vous qu'il prenne une femme?...
—Où je veux qu'il choisisse une femme, monseigneur?... Dans la noblesse ancienne et illustrée, ou bien dans la sienne.»
Le cardinal me regarda attentivement.
—«Oui, je prétends que si demain l'ancienne noblesse voyait une de ses filles sur le trône impérial de France, cette noblesse, affiliée par cette alliance à tout ce que l'armée a fait depuis dix-sept ans... en devient non-seulement complice, mais l'alliée et le soutien. Mademoiselle de Montmorency, ou mademoiselle de Mortemart, ou mademoiselle de Noailles serait toujours heureuse, si elle n'était pas fière, de monter sur le trône de France, lorsque son dais est formé de mille drapeaux conquis dans cent batailles!... Quant à la nouvelle noblesse, elle serait peut-être plus reconnaissante[62] que l'ancienne, et son appui, qui commence à faiblir, serait renouvelé par cette alliance sainte entre le chef et ses phalanges...
—Et quelle est donc la personne que vous faites impératrice parmi les jeunes filles que nous voyons à la cour et dans les fêtes?
—Mademoiselle Masséna[63]?...»
Tout le monde s'écria que j'avais raison!... et qu'en effet elle était une belle et ravissante personne, ayant une dot de gloire bien digne d'approcher de celle de l'Empereur: et certes leurs deux couronnes pouvaient se tresser des mêmes lauriers... Cette pensée m'obséda tellement que j'en parlai à Duroc. Le lendemain le cardinal Maury fut à Saint-Cloud, où était Napoléon.
—«Dites à votre amie, monsieur le cardinal, dit Napoléon en souriant, que je la prie de ne se pas mêler de mes affaires de ménage. Est-il vrai qu'hier elle voulait me marier à la fille de Masséna?
—Oui, sire!
—Et qu'en disiez-vous?»
Le cardinal demeura interdit.
—«Eh bien!... vous ne voulez pas me donner aussi votre avis?
—Je crois, sire, répondit le cardinal, qui, ordinairement, ne demeurait pas longtemps interdit, que l'avis de madame la duchesse d'Abrantès peut avoir du bon, parce qu'elle ne parlait pas seulement de mademoiselle Masséna.
—Ah! ah!... vous vous rappelez l'Assemblée constituante? L'abbé Maury, le soutien du côté droit, est en ce moment à la place du cardinal français de l'Empire!...»
Le cardinal se mit à rire de ce gros rire qui faisait trembler les vitres d'un appartement... Il était toujours charmé quand on le reportait aux jours de l'Assemblée constituante, à ce temps de sa belle éloquence... L'Empereur n'aimait pas extraordinairement le cardinal, et je le conçois. Ses formes étaient trop acerbes et sa voix si retentissante qu'elle semblait toujours imposer silence, même à Dieu, quand il officiait...
Cette dissertation nous a entraînés loin de Navarre.
L'Empereur fut contrarié en apprenant que l'Impératrice, au lieu de gagner Milan par le Simplon, et d'aller demander à son fils et à sa belle-fille des jours heureux et paisibles, s'en revint, comme je l'ai dit, à la Malmaison d'abord, où elle reçut tout Paris, et puis partit pour Navarre, malgré le froid assez rigoureux qu'il faisait. Son retour fit du bruit, beaucoup de bruit même, non-seulement par ce même retour, mais par celui des personnes de sa maison qui, ne pouvant faire du bruit en leur nom, en faisaient au nom de l'Impératrice... Cette qualité, ce nom, amenaient encore des scènes pénibles à l'Empereur. L'Impératrice Joséphine avait la même livrée que l'Empereur, et, conséquemment, que Marie-Louise. À l'époque de ce retour de Genève, il y eut une querelle entre des domestiques subalternes; malgré l'obscurité où leur nom les mettait, cela vint à la connaissance de l'Empereur, et il eut de l'humeur... Il pressa le départ pour Navarre, en écrivant à cet égard spécialement à madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur et comme surintendante de la maison de l'Impératrice, pour lui recommander l'ordre et la régularité dans cette maison de l'Impératrice.
«Songez, écrivait Napoléon, que cette maison est nouvellement instituée. L'Impératrice Joséphine n'avait aucune dette il y a sept mois, donnez à ses affaires, madame, le coup d'œil d'une amie en laquelle elle et moi nous avons toute confiance.»
Mais il s'était élevé entre Joséphine et l'Empereur un mur de glace, et c'était elle-même qui avait élevé cette séparation... Son refus d'aller à Milan auprès de son fils, pour lui rendre la paix que son séjour à Malmaison troublait, ce refus prouva à l'Empereur que Joséphine l'aimait pour elle seule.
Il lui écrivait, au mois de novembre (24) 1810:
«J'ai reçu ta lettre; Hortense m'a parlé de toi. Je vois avec plaisir que tu es contente; j'espère que tu ne t'ennuies pas trop à Navarre.
«Ma santé est fort bonne. L'Impératrice avance fort heureusement dans sa grossesse; je ferai les différentes choses que tu me demande pour ta maison. Soigne ta santé, sois contente et ne doute jamais de mes sentiments pour toi.
On voit combien le style est changé; autrefois il était naturel; maintenant il est guindé et mal avec lui-même; cette contrainte augmentera encore.
Tandis que Marie-Louise, entourée de soins et de la tendresse de l'Empereur, avançait dans sa grossesse et passait ses soirées à jouer au billard ou au reversis et à faire tourner son oreille[64], Joséphine était à Navarre où elle tâchait de s'établir le plus convenablement possible pour y passer l'hiver, mais la chose était de difficile exécution; j'ai déjà dit que depuis M. le duc de Bouillon cela n'avait point été ou, du moins, très-peu habité; et lorsque l'Impératrice vint avec sa cour, toute jeune et toute gracieuse, prendre possession de ce vieux manoir, on aurait pu comparer cette arrivée à celle d'une noble châtelaine visitant un de ses vieux châteaux.
La société de Navarre était composée des personnes dont voici les noms:
Madame la comtesse d'Arberg, dame d'honneur; madame la comtesse Octave de Ségur, madame la comtesse de Colbert, madame la comtesse de Rémusat, madame du Vieil-Castel, madame d'Audenarde, mademoiselle de Mackau, mademoiselle Louise de Castellane, madame la comtesse de Serant, dames du palais; madame Gazani, lectrice.
Les hommes étaient à peu près ceux que nous connaissions à Malmaison. M. de Beaumont, homme d'une société douce et de bonne compagnie: il était chevalier d'honneur; monseigneur de Barral, archevêque de Tours, premier aumônier; M. Turpin de Crissé, chambellan. C'est lui dont le charmant talent de peinture se fait admirer tous les ans à l'Exposition: il est doux et modeste, deux qualités précieuses à rencontrer dans un homme de naissance comme lui, et ayant vécu à la cour. M. de Montholon venait ensuite; ce M. Louis de Montholon était le frère, s'il ne l'est même encore, de M. de Montholon-Sainte-Hélène... Et puis encore dans les chambellans, on voyait M. de Vieil-Castel, dont on apprenait l'existence parce que sa femme est bonne et excellente, et, à cette époque, elle était ravissante de beauté!... Pour compléter la maison d'honneur de l'Impératrice, il faut nommer M. Fritz Pourtalès, aimable et bon garçon, ayant quelquefois un peu de raideur genevoise ou neufchâteloise; mais elle se perdit peu de temps après... Il avait le désir de plaire, et cela rend si doux!... Et puis enfin M. de Guitry; tous deux étaient écuyers sous M. Honoré de Monaco, neveu du prince Joseph de Monaco, père de mesdames de Louvois et de la Tour-du-Pin.
On sait que madame la comtesse d'Arberg avait remplacé madame de la Rochefoucault. Celle-ci demanda à rester auprès de la nouvelle souveraine... L'Empereur ne la mit pas à la nouvelle cour, et la retira de l'ancienne. Cette punition est admirable.
Madame d'Arberg avait tout pouvoir sur la maison de l'Impératrice. Napoléon, qui savait que l'argent fondait dans ses mains, autorisa, en son nom, madame d'Arberg à résister aux dépenses folles de l'Impératrice. Jamais on ne s'acquitta plus noblement, et en même temps plus dignement, d'un devoir pour justifier la confiance de l'Empereur. La maison de l'Impératrice fut montée comme celle de Joséphine régnant aux Tuileries; le luxe ne fut pas diminué, et cependant la dépense fut toujours raisonnablement dirigée. On ne l'appelait jamais que la grande maîtresse, quoique ce titre ne fût pas le sien; mais Joséphine l'appelait elle-même ma grande maîtresse.
Elle avait été belle comme un ange dans sa jeunesse, et sa belle tournure, ses traits si purs, le galbe de son visage, l'expression doucement recueillie de sa physionomie, lui donnaient une beauté de tout âge, que toutes les femmes enviaient.
Sa sœur était cette belle comtesse d'Albany, née comtesse de Stolberg, qui fut tant aimée d'Alfiéri; celle qu'il appela toujours: Nobil donna!
Le secrétaire des commandements de l'Impératrice était un homme fort spirituel, nommé M. Deschamps. Il est connu par plusieurs productions vraiment charmantes; il contribuait, pour sa part, d'une manière agréable aux soirées de Navarre, bien longues et bien tristes surtout en hiver, lorsque le vent sifflait et venait en longues rafales se briser contre les vieux murs du château.
Mais un homme bien aimable, qui vint aussitôt faire sa cour à l'Impératrice, et qui fut toujours soigneux de lui rendre les devoirs quelle devait attendre de lui, c'était l'évêque d'Évreux, l'abbé Bourlier; il était ami de M. de Talleyrand, qui n'accorde son amitié, on le sait, qu'à ceux qui sont dignes de la comprendre et de l'apprécier: l'abbé Bourlier venait très-souvent dîner à Navarre, et puis il faisait la partie de trictrac de l'Impératrice. M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux à cette époque, était aussi un homme qui tenait sa place dans le salon de l'Impératrice. J'ai longtemps cherché ce qu'on pouvait dire de M. de Chambaudoin, et je n'ai trouvé que ceci:
«M. de Chambaudoin, préfet du département de l'Eure.»
Ou bien encore:
«M. de Chambaudoin, préfet d'Évreux.»
C'est une variante.
Il y avait aussi fort souvent des visites de Paris. La maréchale Ney, madame de Nansouty, plusieurs personnes qui, sans être attachées à la maison de l'Impératrice, venaient lui faire leur cour. De ce nombre était madame Campan, et puis presque toute la maison de la reine Hortense, qui regardait comme un devoir de rendre des soins à la mère de leur reine. Et lorsque le prince Eugène venait à Paris, la maison de l'Impératrice s'augmentait de tout ce qui était auprès du vice-roi, et Navarre devenait un lieu enchanté, surtout si la reine Hortense y était aussi.
Le train de vie qu'on menait à Navarre ressemblait un peu à celui de la Malmaison. On déjeunait à dix heures tous les jours. Le dimanche seulement on changeait l'heure de ce repas, qui avait lieu plus tard. L'Impératrice, à moins d'être malade, entendait la messe tous les dimanches, ainsi que les jours de fêtes. M. de Barral n'officiait que les jours de fêtes.
Le déjeuner de Navarre avait une plus grande apparence que celui de la Malmaison: à la Malmaison l'Impératrice déjeunait toujours dans un petit salon très-bas, dans lequel tenaient à peine dix à douze personnes. Plus tard, après le divorce, on prit le parti de déjeuner dans la grande salle à manger qui est auprès du cabinet de l'Empereur.
À Navarre, tout était ordonné comme on se figure que ce devait l'être dans un vieux château du moyen âge: la richesse de la vaisselle, l'abondance des mets, le grand nombre des domestiques, tout cela avait un air féodal. Quatre maîtres d'hôtel, deux officiers, un sommeiller, un premier[65] maître d'hôtel (premier officier de la bouche) inspectant le service, un valet de pied derrière chaque convive, voilà quel était le service de Navarre. Derrière le fauteuil de l'Impératrice se tenaient, pour son service spécial, deux valets de chambre, un basque, un chasseur et le premier maître d'hôtel.
Après le déjeuner, qui durait une heure environ, on rentrait dans la galerie, et l'Impératrice se mettait à un métier de tapisserie. La matinée se passait à causer, travailler et lire tout haut. On dînait à six heures, et, en été, on allait se promener dans la forêt. L'Impératrice rentrait ensuite, et elle faisait sa partie de whist avec M. Deschamps et M. Pierlot, l'un, intendant de sa maison, et l'autre son secrétaire des commandements; ou bien sa partie de trictrac avec monseigneur l'évêque d'Évreux. Pendant la partie de l'Impératrice, toutes les jeunes femmes, avec la reine Hortense, allaient dans la pièce voisine, et là on dansait, on faisait de la musique, on s'amusait enfin.
On a vu par toutes les lettres que j'ai transcrites sur les pièces fournies par la reine Hortense elle-même, et dont son fils le prince Louis possède toujours les originaux, que l'Empereur était aussi bon qu'il est possible de l'être dans la position nouvelle qu'il avait choisie pour l'Impératrice Joséphine: elle ne reconnut pas cette extrême bonté, je le dis avec peine; et loin d'écouter les conseils de l'amitié qui lui étaient évidemment transmis, elle accrut elle-même la douleur de sa position.
L'Empereur eut de l'humeur de son retour à la Malmaison, en 1810; on le voit dans une lettre par laquelle il est visible qu'il ne lui avait pas encore annoncé la grossesse de Marie-Louise. Cette lettre, en date du 14 septembre 1810, n'a que quelques lignes; mais elle dut porter coup à une personne aussi impressionnable que Joséphine pour tout ce qui lui venait de l'Empereur.
«Saint-Cloud, 14 septembre 1810.
»Je reçois ta lettre, et je vois avec plaisir que tu te portes bien; l'Impératrice est effectivement grosse de quatre mois. Elle m'est fort attachée, etc.»
On voit par le mot effectivement que l'Empereur confirmait une demande presque douteuse.
Oui, il eut à cette époque beaucoup d'humeur du séjour de Joséphine en France. Napoléon était l'homme le plus désireux de ne faire aucunement parler sur lui et sa famille relativement à leur vie privée... Il connaissait assez la France et surtout les salons de Paris pour être certain que les beaux parleurs et les belles parleuses ne se feraient faute de saisir un si beau sujet de discours que celui de l'oraison funèbre de toutes les espérances de Joséphine à la naissance d'un héritier de l'Empire; et il avait raison. Pour compléter son mécontentement, Joséphine ne lui écrivait que pour lui demander de l'argent; il semblait que depuis que cette grossesse de Marie-Louise était annoncée, elle spéculât sur les consolations qu'il fallait qu'elle en reçût. Je vois dans une autre lettre de l'Empereur en date du 14 novembre 1810:
«... Je ferai les différentes choses que tu me demandes pour ta maison... etc.»
Et puis le 8 juin 1811:
«... J'arrangerai toutes les affaires dont tu me parles... etc.»
Et enfin au mois d'août 1813 (25 août):
«... Mets de l'ordre dans tes affaires; ne dépense que quinze cent mille francs par an, et mets de côté quinze cent mille francs; cela fera une réserve de quinze millions en dix ans, pour tes petits enfants: il est doux de pouvoir faire cette chose pour eux. Au lieu de cela, l'on me dit que tu as des dettes. Cela serait bien vilain. Occupe-toi de tes affaires, et ne donne pas à qui veut prendre. Si tu veux me plaire, fais que je sache que tu as un gros trésor: juge combien j'aurais mauvaise opinion de toi si je te savais endettée avec trois millions de revenu.
»Adieu, mon amie; porte-toi bien.
Cette lettre fit un effet d'autant plus douloureux sur l'Impératrice Joséphine, qu'elle fut écrite le jour de la fête de Marie-Louise et porte la date du 25 août... Lorsque sa rivale était entourée de fleurs, d'hommages, d'encens et de caresses, on lui donnait à elle les remontrances, les larmes et les chagrins!... Napoléon n'y avait certes pas songé, mais Joséphine le crut, et dans de pareils moments, sa dignité de femme était toute en oubli; elle fut malade, et la reine Hortense le dit à l'Empereur. Napoléon était bon quoiqu'il ne fût pas très-sensible: il envoya aussitôt un page à la Malmaison avec une lettre de quelques lignes que voici:
«Trianon, vendredi, huit heures du matin.
»J'envoie savoir comment tu te portes, car Hortense m'a dit que tu étais au lit hier. J'ai été fâché contre toi pour tes dettes... Je ne veux pas que tu en aies; au contraire, j'espère que tu mettras un million de côté tous les ans pour donner à tes petites-filles lorsqu'elles se marieront.
»Toutefois, ne doute jamais de mon amitié pour toi, et ne te fais aucun chagrin là-dessus, etc.»
Ces malheureuses dettes faisaient le tourment de l'Empereur, et ce tourment était incurable parce que Joséphine était incorrigible; partout où elle trouvait une tentation elle y cédait: une fois c'était un châle de douze mille francs qu'elle ne pouvait se dispenser de prendre parce que la couleur en était unique; une autre fois c'était une pièce d'orfévrerie en vermeil, ou bien une parure, un tableau; tout cela était acheté aussitôt que présenté. Un jour, à Genève, elle va se promener à Prégny[67]: le site lui plaît; elle achète la maison. Qu'est-ce en effet? un chalet un peu plus orné qu'un autre; mais ce chalet est trop petit, les femmes de chambre sont mal logées, les valets de chambre murmurent: l'Impératrice était bonne, elle ne voulait faire crier personne, et pour cela elle fait bâtir à Prégny. C'est peu de chose, sans doute, mais ensuite il fallut meubler cette maison... on y recevait... Enfin ce chalet devint une occasion de dépense; et comme tout est relatif, ce qui augmenterait le passif d'un budget d'une fortune de 100,000 francs de rentes, de cinq ou six mille au moins, produit relativement le même effet dans une maison de prince.
Tout ce que je dis là est bien prosaïque; mais la vie matérielle ne l'est-elle pas en effet? Il faut vivre, et les jours n'ont qu'un nombre d'heures fixe. Tout doit être régulier comme le cours du temps, et l'Empereur voulait cette régularité autour de lui. Duroc avait cimenté sa faveur et l'attachement de l'Empereur pour lui par le grand ordre qu'il avait établi dans le palais impérial. Il avait voulu, d'après l'ordre de Napoléon mettre le même ordre dans les affaires de Joséphine; mais l'entreprise n'avait pu avoir lieu, avec elle la chose était impossible.
Toutefois Joséphine, malgré sa légèreté, était foncièrement bonne, et son attachement pour Napoléon était profond. Elle avait été blessée de cet ordre voilé pour le voyage d'Italie, mais ensuite elle se détermina à aller voir sa belle-fille, dont elle était adorée. Elle y alla en 1812 et fut reçue à Milan avec enthousiasme; elle-même éprouva un très-vif sentiment de bonheur en revoyant ces mêmes lieux où la passion la plus brûlante était ressentie pour elle, et par quel cœur!.. par celui du plus grand homme que l'histoire du monde nous présente!... et lorsque cette passion lui donnait le bonheur non-seulement du cœur, mais de l'orgueil!... dans ces mêmes lieux où plus tard cette même affection moins vive, mais toujours aussi tendre, lui mettait une nouvelle couronne sur la tête... Mais si Joséphine ne retrouva pas ensuite, dans cette cour de la vice-reine, ce bonheur qu'elle pleurait, elle y retrouva tout le respect, tous les soins que jadis la cour impériale lui avait offerts. Sa belle-fille mit sa gloire à remplacer son Eugène, comme toujours elle l'appelait, auprès de sa mère.
J'ai peu parlé de la princesse Auguste; j'ai seulement dit combien elle était belle. Mais lorsqu'on la connaissait on savait qu'elle était encore meilleure; et, comme souveraine, comme princesse, elle avait le pouvoir de doubler le charme de la femme dans l'exercice de sa bonté, et jamais elle ne perdit un de ses droits. Elle était bien aimée à Milan... Le prince Eugène l'adorait.
Je vais transcrire ici une lettre du prince Eugène à sa mère. Cette lettre fut écrite par lui du fond de la Russie, où il était, tandis que Joséphine avait été consoler sa belle-fille et la soigner dans ses couches. Elle fut reçue admirablement... On la logea à la Villa Bonaparte, où était la vice-reine, et elle occupa l'appartement du vice-roi. Pendant ce voyage la princesse Auguste fut pour elle la plus tendre et la plus attentive des filles. Elle était grosse, et déjà fort avancée dans sa grossesse. Elle était déjà entourée de trois beaux enfants: un garçon et deux filles[68]. On était alors au milieu de l'été de 1812... Les inquiétudes commençaient déjà à remplacer les joies et les victoires. En quittant l'Impératrice à la Malmaison, j'en reçus la promesse de venir aux eaux d'Aix, avant de rentrer en France.
—«Hélas!» me dit-elle ensuite, «qui sait où nous serons tous cet automne!...»
Elle était profondément triste.
La vue de la famille de son fils la ranima. L'impératrice Joséphine avait un cœur excellent et se plaisait dans ses affections de famille. Ses petits-enfants l'adoraient... Le prince Napoléon, fils aîné de la reine Hortense, disait un jour, à la Malmaison, en voyant partir madame la comtesse de Tascher[69], sa cousine, qui allait joindre son mari:
—«Il faut que ma cousine aime bien son mari, pour quitter grand'-maman!...»
En voyant la famille de son fils bien-aimé, Joséphine éprouva un sentiment de joie bien vif (écrivait-elle elle-même à la reine Hortense). Cependant tous ces enfants si beaux... si bien portants... ce fils qui aurait dû porter le nom de César, et que Napoléon eût peut-être mieux fait de choisir pour son héritier et son successeur... toutes ces pensées aussi l'assaillirent et lui donnèrent une vive peine au milieu de sa joie. Elle en parlait avec un naturel de cœur fort touchant. La vice-reine accoucha le 31 juillet d'une fille[70], et l'Impératrice la garda et la soigna comme l'aurait pu faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis. C'était dans de pareils moments que Joséphine était incomparable de bonté et de charme de sentiment.
«Ma bonne mère,» lui écrivait Eugène, «je t'écris du champ de bataille. Je me porte bien. L'Empereur a remporté une grande victoire sur les Russes. On s'est battu treize heures. Je commandais la gauche. Nous avons tous fait notre devoir. J'espère que l'Empereur sera content.
»Je ne puis assez te remercier de tes soins, de tes bontés pour ma petite famille. Tu es adorée à Milan, comme partout. On m'écrit des choses charmantes, et tu as fait tourner les têtes de toutes les personnes qui t'ont approchée.
»Adieu. Veux-tu donner de mes nouvelles à ma sœur? je lui écrirai demain.
»Ton affectionné fils,
Lorsque l'impératrice Joséphine arriva à Aix en Savoie, Aix était rempli de la famille impériale. La princesse Pauline, Madame-Mère, la reine d'Espagne, la princesse de Suède: c'était à n'y pas tenir pour l'Impératrice, qui savait combien toute cette famille avait poussé au divorce. Je l'assurai de ce dont j'étais sûre, c'est que la reine Julie n'avait en rien porté l'Empereur à cette action, et qu'elle avait au contraire employé son crédit sur lui pour l'en empêcher. Quant à la reine de Naples, c'était autre chose, ainsi que la princesse Borghèse.
Je trouvai l'Impératrice très-abattue. Les revers de Russie n'étaient pourtant pas encore connus, ni même prévus par notre insouciance, ce qui est bien étonnant!... Joséphine seule paraissait craindre, elle si confiante et si légère!... Il semblait que cette malheureuse femme eût une seconde vue du malheur de l'homme dont elle avait été si longtemps comme l'étoile préservatrice.
—«Voyez, me disait-elle, voilà encore un ami de moins pour moi!... Tout ce qui m'aime est frappé de mort ou de malheur!»
C'était en apprenant la mort de ce pauvre Auguste de Caulaincourt... Sa mère, dame d'honneur de la reine Hortense, et l'une des plus anciennes amies de l'Impératrice, était atteinte au cœur par cette mort de l'un de ses fils, lorsque la blessure faite par l'infortune de l'aîné saignait encore!... Le comte de Caulaincourt (Auguste) était aussi de mes amis, et de mes amis d'enfance.
L'Impératrice, déjà accablée par tout ce qui l'avait frappée depuis quelques années, reçut le dernier coup par les malheurs de la campagne de Russie. Hors d'état d'opposer par sa nature une résistance assez forte à l'orage qui fondait sur elle et sur ceux qu'elle aimait, elle reçut dès lors la première atteinte du coup dont elle mourut plus tard. Je la revis à mon retour d'Aix, et la trouvai bien changée. Elle était à la Malmaison, et revenait de Navarre, où l'humidité du lieu lui avait également fait beaucoup de mal. Il est impossible d'être plus aimable qu'elle ne l'était alors. C'était avec un charme tout entier d'attraction qu'on se sentait attirer vers la Malmaison. À la vérité Joséphine avait été bien heureuse de l'ordre qu'avait donné l'Empereur qu'on lui fît voir le roi de Rome; l'entrevue avait eu lieu sans que Marie-Louise le sût.
Elle voulait que je fusse à Navarre; mais ma santé s'y opposa longtemps. La vie qu'on y menait était au reste à peu près la même qu'à la Malmaison. L'Impératrice était seulement plus entourée de son service... et madame d'Arberg, investie d'une grande confiance par l'Empereur, veillait à ce que l'Impératrice ne fît pas des dépenses exagérées, et par là n'éveillât pas le mécontentement de l'Empereur. Il y avait aussi une autre chose sur laquelle Napoléon appelait toute la surveillance de madame d'Arberg; c'était le décorum du rang de l'Impératrice. Ayant appris que Joséphine, pour mettre plus de laisser-aller dans les relations qui existaient entre les personnes de son service d'honneur et elle, avait permis à l'officier commandant sa garde et à ses chambellans de l'accompagner à la promenade en habit bourgeois, l'Empereur écrivit à madame d'Arberg que l'impératrice Joséphine avait été sacrée, que ce caractère était indélébile; qu'elle devait, en conséquence, songer à se faire respecter, et qu'il ordonnait que jamais elle ne sortît sans être accompagnée par ses officiers en tenue.—«J'ai oublié les pages dans la formation de sa maison, ajoutait Napoléon; mais je les nommerai incessamment, et les enverrai.»
Ce qu'il fit peu de temps après.
Le château de Navarre paraît fort grand, et pourtant il contient peu de logement. Lorsque la reine Hortense venait voir sa mère, qu'elle adorait, et pour qui elle était la plus soigneuse des filles, elle logeait, avec son service, dans le petit château, qui n'est séparé du grand que par un petit espace; mais il y a une cour à traverser. Aussi gagna-t-on des rhumes dont on ne pouvait guérir que longtemps après, pour avoir passé quelques jours à Navarre dans une grande chambre où le vent sifflait de tous côtés, et d'une telle force, que les rideaux des fenêtres voltigeaient sous le souffle d'un vent de bise vraiment glacial, surtout à l'époque de l'année où l'on fut voir l'Impératrice. Cette chambre, plus tard, fut comparée par moi à l'appartement de lady Rowena, dans Ivanhoé... L'appartement de l'Impératrice était chaud et confortable; mais c'était le seul de la maison, avec les grandes salles de réception du rez-de-chaussée.
Du temps du duc de Bouillon, Navarre était autrement distribué que de celui de Joséphine, mais sa position était la même. La plus agréable manière de s'y rendre est de prendre la route de Rouen. De Rouen à Évreux le pays est ravissant, les sites ont un aspect tout autre que dans le reste de la France; ils sont à la fois fertiles et pittoresques. Dans la vallée d'Andelle, au milieu de laquelle s'élève le charmant village de Fleury, partout des eaux vives, partout de la fraîcheur et de la vie dans la nature qui vous entoure... D'un côté, la montagne des Deux-Amants rappelle une vieille légende... d'un autre, on voit Charleval, et tout cela entouré, surmonté de collines couvertes de bois, dans lesquels des sources jaillissantes entretiennent une continuelle verdure tant que dure l'été... Enfin, on traverse Louviers... cette ville, qui fut un temps si fameuse par ses fabriques de draps, et qui maintenant n'a plus que des souvenirs... Et puis, au milieu d'une jolie vallée, on trouve enfin Évreux... l'antique Eburovicum Mediolanum des Romains... Évreux était presque entièrement bâtie en bois avant la Révolution; depuis, on a beaucoup reconstruit, mais le temps ne peut rien aux localités... Navarre est à une fort petite distance d'Évreux. Le château a été construit par un des Mansard. L'architecture, quoique très-modifiée par les propriétaires successeurs de M. de Bouillon, se ressent de la première intention de l'architecte. L'édifice d'honneur est surmonté d'une coupole assez mauvaise, destinée à couvrir un immense salon central, vaste comme une halle, où venaient, du temps du duc, aboutir les divers appartements au rez-de-chaussée. Ce salon était octogone. Je ne sais si maintenant il subsiste toujours. Le duc de Bouillon avait été d'abord exilé à Navarre, alors la plus belle terre de France; et puis ensuite il adopta, par haine et ressentiment contre la cour, les opinions démagogiques, et mourut tranquille dans son château de Navarre, d'une hydropisie, pour laquelle il a subi vingt-trois opérations...
Son intérieur, comme je l'ai dit, était bizarrement ordonné pour un homme de son âge... Navarre était renommé pour ses plaisirs de chaque jour, soit comme spectacle, chasse, dîners, soupers joyeux, et surtout liberté tellement grande, qu'on pouvait l'appeler licence... et le pauvre Prince n'allait même pas à table!... Il demeurait dans sa chambre à coucher, où tout le monde allait ensuite prendre le café. La duchesse de Bouillon, jeune femme de vingt ans, sèche et longue personne, vaine, altière, déplaisante comme une grande dame, impolie enfin, ce qui est tout dire, faisait tant bien que mal les honneurs du château, où personne n'aurait certainement été pour elle... Mais, dans ce château, à côté du duc de Bouillon, était une femme de quarante-cinq ans, mais belle comme Niobé, bonne comme un ange: et cette femme, savez-vous qui elle était? la mère de madame la duchesse de Bouillon... La morale murmurait de cette réunion, mais je crois avoir dit que ce n'était pas à Navarre qu'il fallait aller faire un cours de sévérité de mœurs. Madame la marquise de Banastre avait été longtemps aimée du duc de Bouillon. Le marquis vivait... le mariage de mademoiselle de Banastre pouvait seul amener un rapprochement entre deux amis qui n'étaient plus que cela. Il eut lieu... Deux mois après, le marquis de Banastre meurt à Coblentz!... Voilà du malheur!...
Madame de Banastre était admirablement belle et charmante... Quant à sa fille, j'ai tout dit:
Grande dame impertinente.....
Ce mot veut dire sotte, ridicule, méchante, et souvent sans être redoutable; ce qui est le plus fâcheux.
Jadis Navarre avait trois jardins: le premier en arrivant par l'avenue d'Évreux a été tracé originairement par Le Nôtre... Il avait des bassins de marbre blanc, comme à Versailles, avec des mascarous en bronze... Le second, dans le genre qu'on appelait alors Anglais, avait les plus beaux arbres que la Normandie puisse produire. Quelques années avant que Joséphine n'achetât cette terre de Navarre j'ai vu là une avenue de plus de cent pieds de largeur, dont les arbres séculaires avaient acquis, par le temps, une élévation dont rien ne peut donner l'idée... Dans ce même jardin, à la droite du château, j'ai vu aussi à cette époque un temple en briques sur un modèle antique, avec cette inscription grecque:
ΕΡΩΤΙ ΟΥΡΑΝΙΩ
Ce qui signifie: À l'amour céleste.
M. de Bouillon avait à Navarre des serres admirables. M. Roy les a relevées; et, en tout, il a fait grand bien à la propriété de Navarre.
Lorsque l'Impératrice l'eût en sa possession, il y avait pourtant de grands dégâts occasionnés par les eaux. Deux rivières entourent les jardins; l'Iton et l'Eure. Leurs eaux fournissent aux bassins, aux cascades, dont la moitié sans doute a été supprimée, mais dont il reste encore assez pour que les conduits, n'étant pas bien soignés et se brisant, répandent les eaux qu'ils amènent et causent de grands inconvénients. Quoi qu'il en soit, Navarre fut et sera toujours un très-beau lieu.
Pour donner une idée de ce qu'il était au temps du duc de Bouillon, j'ai abandonné celui de Joséphine, précisément au moment où j'allais raconter comment se passait la Saint-Joseph à Navarre. C'était alors et dans les deux mois qui suivaient, le plus délicieux séjour de France. La nature reprenait alors sa robe fleurie, et, plus tard, les belles eaux de l'Eure et de l'Iton donnaient une vie presque intellectuelle à cette nature si admirable, qui entourait le château et présentait, à chaque pas, un site à observer, un éloge à donner.
Ce 19 mars dont je parle, à dix heures du matin; une troupe de jeunes filles toutes fraîches et jolies, et des familles les plus distinguées de la province, vint d'Évreux à Navarre pour présenter les vœux de la ville à l'Impératrice. Elle faisait beaucoup de bien dans le pays, et elle donnait immensément; elle avait fondé une école pour de pauvres orphelines où elles apprenaient à faire de la dentelle. L'Impératrice avait encore donné à la ville d'Évreux des marques d'intérêt qui lui avaient gagné le cœur des habitants. Non-seulement elle s'était occupée de leurs besoins, en venant à l'aide des pauvres jeunes filles orphelines, mais encore elle songeait aux plaisirs des gens d'Évreux. Elle avait acheté un grand et beau terrain pour y faire construire une salle de spectacle, et, de plus, une autre portion de terrain, qui devait agrandir la promenade, que l'Impératrice devait faire entièrement replanter, et orner de plus de dix mille pieds d'églantiers, greffés des plus belles espèces de roses. Aussi la ville, dans sa reconnaissance, lui adressa-t-elle des vers qui lui furent récités par une très-agréable personne, dont j'ai oublié le nom, mais qui était fille du maire d'Évreux à cette époque. Elle ne fut embarrassée que ce qu'il fallait pour la pudeur gracieuse d'une jeune fille. L'entrée de toutes ces jeunes personnes fut charmante: elles avaient fait un dôme de toutes les fleurs printanières, sous lequel était placée la jeune fille du maire, portant le buste de l'Impératrice. Lorsqu'elle eut récité son compliment en vers, on servit un très-beau déjeuner, auquel Joséphine assista, et après lequel elle leur fit à toutes de charmants présents.
Elle était fort tourmentée de la pensée que ce qu'on voulait faire pour elle pouvait déplaire à Marie-Louise, et par suite à l'Empereur. Elle m'en parla.
—«Ils veulent faire des réjouissances à Évreux, me dit-elle; vous, qui habitez Paris, et qui connaissez mieux que tout ce qui m'entoure l'esprit de la cour des Tuileries, qu'en pensez-vous?
—Je pense, madame, que tout ce qui rappelle voire nom à une certaine personne trouble son sommeil, sans néanmoins l'empêcher de dormir; car, pour cela, je crois la chose impossible.»
Joséphine se mit à rire.
—«Vous ne l'aimez pas? me dit-elle.
—Non, madame
—Pourquoi cela?
—Parce qu'elle me déplaît... et je ne suis pas la seule... Je crois donc que votre majesté doit fort peu s'inquiéter si Marie-Louise est ou non tourmentée par les cris d'amour et de reconnaissance de Navarre et d'Évreux... Je ne puis, d'ailleurs, donner un avis d'après moi... Rien ne m'inspire moins de pitié et d'intérêt que le bas et vil sentiment de l'envie.»
Malgré ce qu'on lui dit, l'Impératrice défendit toute démonstration publique à Évreux; mais ce fut en vain, on illumina dans toute la ville... On fit des feux de joie, non-seulement dans la ville d'Évreux, mais dans les villages autour de Navarre, où l'Impératrice répandait une foule de bienfaits. Comme l'Impératrice ne voulait aucune fête ostensible, on ne joua pas la comédie au château, mais M. Deschamps[71] y suppléa en faisant de jolis couplets de circonstance, si pourtant il en est de jolis dans ce cas-là; mais il aimait l'Impératrice, et le cœur a toujours de l'esprit!...
Ce fut le soir, après dîner, qu'on vit entrer dans le grand salon une troupe de paysans, parmi lesquels se trouvaient des hommes et des femmes habillés en costume de ville; c'était une députation des villages entourant Navarre, qui venait complimenter Joséphine sur le 19 mars. Toute cette troupe, qui n'était autre chose que les habitants ordinaires de Navarre, entonna d'abord le bel air de Roland, de Méhul, et fit son entrée par un chœur général:
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Sur l'air: Le roi des preux, le fier Roland. Comme nos cœurs, joignons nos voix, MADAME D'AUDENARDE LA MÈRE[72]. Air: Partant pour la Syrie. Longtemps d'un fils que j'aime Sur l'air: À deux époques de la vie. Gênes me vit dès mon jeune âge
Dans les murs de Charlemagne, |
Les plus jolis vers furent ceux de mademoiselle de Mackau.
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MADEMOISELLE DE MACKAU.[75] Air: L'hymen est un lien charmant. Loin d'elle j'ai dû regretter |
Mademoiselle de Castellane chanta aussi un couplet que je ne puis retrouver, pas plus, au reste, que mademoiselle de Castellane n'a retrouvé la reconnaissance et la mémoire pour les bienfaits sans nombre dont Joséphine l'a comblée, bienfaits portés au point, par exemple, de payer sa pension chez madame Campan, où elle fut élevée avec sa sœur. Elle l'a mariée, dotée; elle lui a donné un très-beau trousseau; enfin, elle a fait pour elle et mademoiselle de Mackau ce qu'elle n'a fait pour aucune de ses filleules. Mademoiselle de Mackau en est demeurée reconnaissante; mais mademoiselle de Castellane le fut si peu, qu'après la mort de Joséphine, la reine Hortense ne la vit qu'une fois pendant l'année 1814!...
Ah! cela fait mal... Reprenons la suite du récit de la Saint-Joseph, à Navarre.
Mademoiselle Georgette Ducrest était alors à Navarre. Jolie comme un ange, fraîche comme une rose, aimant l'Impératrice d'une véritable affection, elle s'avança vers elle avec une émotion touchante qui n'enleva rien au charme ravissant de sa voix, qui alors était dans toute sa beauté. Elle chanta aussi un couplet fort joli sur l'air de Joseph.
Lorsque tout ce qui portait l'habit de ville fut entendu, alors arriva la députation villageoise. C'était madame Octave de Ségur et M. de Vieil-Castel, habillés en paysans, Colette et Mathurin. Ils rappelaient, dans leurs couplets alternativement chantés, les bienfaits de l'Impératrice.
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MATHURIN. Sur nos monts, v'là qu'on amène COLETTE. Dans Évreux, ses mains soutiennent MATHURIN. All' veut qu' les promenades y prennent[78] COLETTE. Si tous ceux qui, dans leur peine, |
M. de Turpin de Crissé, chambellan de Joséphine, connu par son joli talent de peinture, fit ce jour-là, pour l'Impératrice, une chose charmante. C'était un jeu de cartes, dont les figures représentaient toute la société habituelle de Navarre. J'ai rarement vu quelque chose de plus gracieux que ce jeu de cartes.
Quant à l'Impératrice, elle se souhaita à elle-même sa fête, en donnant des aumônes très-abondantes à tous les pauvres des environs; les bénédictions durent être grandes dans cette journée.
Puisque j'ai parlé d'une Saint-Joseph à Navarre, je vais en rapporter une qui avait eu lieu à la Malmaison, quelques années avant; l'Empereur était en Allemagne à cette époque.
Nous organisâmes la fête de l'Impératrice, en l'absence de la reine Hortense. La reine de Naples et la princesse Pauline, qui pourtant n'aimaient guère l'Impératrice, mais qui avaient rêvé qu'elles jouaient bien la comédie, voulurent se mettre en évidence, et deux pièces furent commandées. L'une à M. de Longchamps, secrétaire des commandements de la grande-duchesse de Berg; l'autre, à un auteur de vaudevilles, un poëte connu. Les rôles furent distribués à tous ceux que les princesses nommèrent, mais elles ne pouvaient prendre que dans l'intimité de l'Impératrice qui alors était encore régnante.
La première de ces pièces était jouée par la princesse Caroline (grande-duchesse de Berg), la maréchale Ney, qui remplissait à ravir[80] un rôle de vieille, madame de Rémusat, madame de Nansouty[81] et madame de Lavalette[82]; les hommes étaient M. d'Abrantès, M. de Mont-Breton[83], M. le marquis d'Angosse[84], M. le comte de Brigode[85], et je ne me rappelle plus qui. Dans l'autre pièce, celle de M. de Longchamps, les acteurs étaient en plus petit nombre, et l'intrigue était fort peu de chose. C'était le maire de Ruel qui tenait la scène, pour répondre à tous ceux qui venaient lui demander un compliment pour la bonne Princesse qui devait passer dans une heure. Je remplissais le rôle d'une petite filleule de l'Impératrice, une jeune paysanne, venant demander un compliment au maire de Ruel. Le rôle du maire était admirablement bien joué par M. de Mont-Breton. Il faisait un compliment stupide, mais amusant, et voulait me le faire répéter. Je le comprenais aussi mal qu'il me l'expliquait; là était le comique de notre scène, qui, en effet, fut très-applaudie.
M. le comte de Brigode était, comme on sait, excellent musicien et avait beaucoup d'esprit. Il fit une partie de ses couplets et la musique, ce qui donna à notre vaudeville un caractère original que l'autre n'avait pas. Je ne puis me rappeler tous les couplets de M. de Brigode, mais je crois pouvoir en citer un, c'est le dernier. Il faisait le rôle d'un incroyable de village, et pour ce rôle il avait un délicieux costume. Il s'appelait Lolo-Dubourg; et son chapeau à trois cornes d'une énorme dimension, qui était comme celui de Potier dans les Petites Danaïdes, son gilet rayé, à franges, son habit café au lait, dont les pans en queue de morue lui descendaient jusqu'aux pieds, sa culotte courte, ses bas chinés avec des bottes à retroussis, deux énormes breloques en argent qui se jouaient gracieusement au-dessous de son gilet: tout le costume, comme on le voit, ne démentait pas Lolo-Dubourg, et, lui-même, il joua le rôle en perfection.
Lorsque le vaudeville fut fini, et que nous eûmes chanté nos couplets qui, en vérité, étaient si mauvais que j'ai oublié le mien, Lolo-Dubourg s'avança sur le bord de la scène et chanta avec beaucoup de goût, comme il chantait tout, bien qu'il n'eût que très-peu de voix, le couplet que voici et qui est de lui ainsi que la musique:
Je souhaite à Sa Majesté,
D'abord, tout ce qu'elle désire,
Ensuite une bonne santé,
Et puis toujours de quoi pour rire.
Elle, étant Reine, et ne pouvant
Lui souhaiter une couronne,
Je lui souhaite seulement
Autant de bonheur qu'elle en donne.
La musique était charmante. J'en ai gardé le souvenir comme si je l'avais entendue hier.
Madame de Nansouty chanta comme elle chantait toujours, c'est-à-dire admirablement. En vérité, elle devait bien rire en entendant la reine de Naples et la princesse Pauline qui divaguaient à l'envi en s'agitant sur ce malheureux théâtre, où toutes deux auraient mieux fait de ne pas monter; elles étaient vraiment aussi mauvaises qu'on peut l'être, et de plus, à cette époque, la princesse Caroline surtout avait encore beaucoup d'accent. Rien ne ressemble à cela; mais c'était surtout le chant!... On ne peut malheureusement pas rendre l'effet de deux voix qui donnent continuellement le son d'une note pour une autre, et cela sans aucune mesure. La grande-duchesse de Berg était bien jolie au reste ce jour-là, quoique bien mauvaise: elle avait un costume de paysanne, tout blanc, une croix d'or attachée avec un velours noir. Ce velours faisait ressortir la blancheur de ses épaules et de sa poitrine; elle était d'autant mieux, que déjà fort commune de tournure et de taille, cet inconvénient dans une souveraine est inaperçu dans une paysanne; il place même en situation. Mais, qui ne l'était d'aucune manière, c'est qu'on imagina de la faire chanter avec le duc d'Abrantès. Ils étaient amoureux l'un de l'autre dans cette pièce; et depuis le commencement jusqu'à la fin, au grand amusement de tout le monde, excepté de moi et de Murat s'il y eût été, ils se faisaient toutes les câlineries possibles. Ils étaient nés le même jour; ils s'appelaient Charles et Caroline; enfin c'étaient des délicatesses de sentiment à n'en pas finir... On trouvait donc que cela était déjà assez bien comme cela, lorsqu'on entendit le refrain d'un air nouveau, et voilà Charles et Caroline qui s'avancent en se tenant par la main et qui chantent à deux voix sur l'air: Ô ma tendre musette! un couplet, dont j'ai par malheur oublié le commencement, mais dont voici la fin; le commencement était de même force et faisait allusion à ce même jour d'une commune naissance:
Si le ciel que j'implore
Est propice à mes vœux,
Un même jour encore
Verra fermer nos yeux.
C'était bien comique à voir et à entendre. M. d'Abrantès avait la voix très-juste, mais il ne l'avait jamais travaillée; elle était forte, puissante et assez basse pour chanter le rôle de Basile dans le Barbier. Qu'on juge de l'effet de cette voix de lutrin qui voulait être tendre avec la voix de soprano de la princesse Caroline, criarde, aigre et fausse au dernier point! C'était à s'enfuir si on n'avait pas autant ri.
Quant à la princesse Pauline, elle était si charmante qu'elle ne pouvait jamais prêter à rire; quoi qu'elle dît, elle était écoutée; le moyen de ne pas entendre ce qui sortait d'une si jolie bouche! mais elle nous a bien souvent donné la comédie pendant les quinze jours de répétition: elle ne répétait que dans son fauteuil, et lorsque M. de Chazet ou M. de Longchamps lui représentaient, dans leur intérêt d'auteur, qu'elle devait se lever. Elle répondait toujours:
—«Ne vous inquiétez pas, le jour de la représentation, je marcherai.»
Ces deux pièces furent cependant représentées devant un public fort imposant, l'Impératrice et une grande partie de la cour, cabale sans indulgence et très-disposée à nous critiquer, le corps diplomatique, l'archi-chancelier et tous les grands dignitaires qui étaient alors à Paris. Nous étions arrivés le matin avant le déjeuner, pour présenter nos vœux à l'Impératrice.
Je lui avais conduit mes enfants auxquels elle fit des cadeaux charmants, particulièrement à Joséphine, sa filleule. Après le déjeuner, on fut se promener; on revint, il y eut un grand dîner, puis nous nous habillâmes et la représentation eut lieu ainsi que je l'ai dit; après qu'on fut sorti du théâtre, nous revînmes dans la galerie dans nos costumes: l'Impératrice nous l'ayant demandé; et puis on dansa; mais comme il était tard et qu'on était fatigué, le bal fut court.
Toutes les Saint-Joseph étaient à peu près comme cette dernière; et même lorsque la reine Hortense était à Paris, il n'y avait rien de plus.
Mais laissons les fêtes pour rentrer dans le cours des événements.
QUATRIÈME PARTIE.
LA MALMAISON. 1813-1814.
L'Impératrice n'était plus à Navarre[86] lorsqu'on apprit que les premiers revers commençaient pour nous; elle en fut attérée! jamais elle n'avait pu séparer sa cause, non plus que sa vie, de celle de l'homme unique auquel son existence était liée. La femme de Napoléon est un être prédestiné; ce n'est pas une femme ordinaire, tout ce qui tient à cet homme est providentiel comme lui-même... Il n'appartient pas à l'humanité de séparer de lui ce que lui-même a choisi... Oh! comment Marie-Louise n'a-t-elle pas compris la sainte et haute mission qu'elle avait reçue d'en haut en devenant la compagne de cet homme? Joséphine, malgré sa légèreté habituelle, l'avait bien comprise, elle!... et elle n'aurait pas failli lorsque le jour du malheur arriva.
Les événements devenaient de plus en plus sinistres; l'Impératrice était à Malmaison, redoutant l'arrivée d'un courrier, lorsqu'elle reçut d'Aix en Savoie la nouvelle de l'horrible malheur arrivé à la cascade du moulin.
La reine Hortense est une des femmes les plus malheureuses que j'aie connues: depuis l'âge de seize ans je l'ai toujours suivie, et j'ai vu en elle un des êtres les plus excellents, et cependant toujours frappé au cœur. Lorsqu'elle se maria, ce fut contre sa volonté et celle de son affection toute portée vers un autre lien. Quelques années plus tard, elle perdit son fils.., son premier-né! et l'on sait que ses enfants furent toujours pour elle la première de ses affections. Ensuite vint la perte d'une couronne, sa séparation[87] avec son mari; ce ne fut que pendant les trois années qui suivirent cette séparation qu'elle eut un moment de tranquillité que des souvenirs récents troublaient encore!..
Le 1er janvier 1813, elle se leva avec une terreur que rien ne put dissiper.
—«Mon Dieu, me dit-elle, lorsque je la vis ce même jour à la Malmaison, où j'avais été présenter mes vœux de nouvel an à l'Impératrice, que nous arrivera-t-il cette année après les malheurs de celle qui vient de finir?»
Je cherchai à la rassurer, mais elle était inquiète pour son frère, et ses affections la rendaient superstitieuse. Non-seulement l'Impératrice ne la guérissait pas de ses terreurs, mais elle y ajoutait. Elle venait de lui donner une ravissante parure en pierres de couleur estimée plus de vingt-cinq mille francs: c'était bien cher pour une parure de fantaisie.
Joséphine était très-superstitieuse, comme on le sait. Aussitôt qu'elle me vit, elle vint à moi et me dit très-sérieusement:
—«Avez-vous remarqué que cette année commence un vendredi et porte le chiffre 13?..»
C'était vrai, mais je répondis en tournant la chose en plaisanterie:
—«Non, non, dit-elle, cela annonce de grands désastres!.. et des malheurs particuliers.»
Hélas! plus tard, je me suis rappelé ces sinistres paroles; elle n'avait que trop raison!
La reine Hortense fut aux eaux d'Aix en Savoie; sa mère demeura à la Malmaison. J'étais alors fort souffrante d'une grossesse pénible et de la douleur que j'éprouvais de la perte récente de deux amis!.. l'un surtout!..[88] Oh! quel souvenir de ces temps désastreux!.. Aussi, lorsque j'arrivai à la Malmaison et que l'Impératrice me parla de ces signes presque funestes, je ne pus lui répondre; cependant je cherchai à la rassurer... Mais la mort de Duroc[89] et de Bessières, celle de Bessières surtout lui avait causé un grand trouble et avait amené dans cet esprit déjà vivement frappé des terreurs nouvelles; mes paroles furent à peine entendues par elle... Hélas! je cherchais à la rassurer, et moi-même je ne savais pas que la mort touchait déjà une tête qui m'était bien chère et que le crêpe du deuil, qui allait envelopper ma famille, se déployait déjà au-dessus d'elle.
L'Impératrice était bonne, mais elle ne pouvait oublier tout ce que Duroc avait à lui reprocher... Sa conscience lui en disait trop à cet égard pour qu'elle pût le regretter autant que Bessières.
À propos de cette affaire, qui causa le malheur de bien des destinées, je dirai que Bourienne a menti autant qu'on peut mentir, en parlant de la reine Hortense comme il l'a fait, ainsi que de Duroc. Quelle que fut la relation qui existait entre eux, jamais M. de Bourienne n'a été autorisé à confesser lâchement qu'il trahissait un secret, ce qu'il a dit lui-même dans ses Mémoires. Telle était, au reste, la turpitude de cet homme qu'il aime mieux s'avouer comme faisant un métier peu honorable que de se mettre tout-à-fait à l'écart ou dans l'ombre... Cet homme est le type de la haine impuissante, se nourrissant de son venin, et produisant une nature monstrueuse d'ingratitude inconnue jusqu'à lui!.. Ces paroles âcres et mensongères, sont empreintes d'une rage vindicative qui se répand comme la bave du boa sur tout ce qu'il approche... Tout ce qui amena la cause pour laquelle l'Empereur l'a éloigné de lui était marqué, on le sait, d'un signe réprobateur. Quelle est la langue qui peut articuler les injures que la sienne a proférées sur l'infortune de l'homme qui fut pour lui plus qu'un bienfaiteur!... l'homme qui fut son ami... Le jour où je fus à la Malmaison, l'Impératrice me parla de Bourienne et me dit qu'il perdait un ami dans Duroc. Je la désabusai à cet égard. Duroc ne pouvait pas être l'ami d'un ennemi de l'Empereur, et de plus à cet égard-là je connaissais les sentiments de Duroc relativement à Bourienne.
Un jour, un bruit sinistre se répand dans Paris: on racontait que madame de Broc avait péri misérablement dans la cascade du moulin à Aix en Savoie... Mon frère fut déjeuner à la Malmaison, et me rapporta la certitude de cette catastrophe... L'infortunée était morte à vingt-quatre ans[90], sous les yeux de son amie et sans avoir pu être secourue à temps!
Mon frère me remit un petit billet de l'Impératrice qui ne contenait que ce peu de mots:
—«Que vous avais-je dit?»
Ces paroles avaient une sorte de signification sinistre qui me glaça le cœur... Qu'allait-il arriver, grand Dieu!!..
Je fus à la Malmaison, quoique mon état me défendît d'aller en voiture. Je trouvai le salon morne et abattu; chacun craignait pour soi. M. de Beaumont seul était comme toujours; M. de Turpin avait été envoyé auprès de la reine Hortense pour lui porter tous les regrets de sa mère. Cependant rien ne justifiait encore à cette époque un pressentiment de malheurs publics; Lutzen et Bautzen avaient remonté l'esprit de la France, et toutes les fois néanmoins que je suis allée à la Malmaison, j'ai trouvé la salon dans cette humeur morne dont j'ai parlé. Cependant les femmes qui formaient le cercle intime de l'Impératrice à la Malmaison étaient presque toutes jeunes et jolies, du moins en ce qui était de son service d'honneur. Madame Octave de Ségur, madame Gazani, madame de Vieil-Castel, madame Wathier de Saint-Alphonse, mademoiselle de Castellane, madame Billy Van Berchem, mesdemoiselles Cases, madame d'Audenarde la jeune, qui pouvait être regardée comme de la maison, et qui était une des plus belles personnes de l'époque, et si l'on ajoute à cette liste déjà nombreuse, le nom de mademoiselle Georgette Ducrest, et plus tard celui des deux demoiselles Delieu, on voit que ce cercle intérieur pouvait donner un mouvement bien agréable comme société au château de Malmaison.
Cette dernière habitation était même bien plus propre à cela que Navarre. Cette demeure, plus royale peut-être, imposait davantage, et puis, la distance était trop grande pour hasarder une visite, si l'impératrice Joséphine ne les provoquait pas, dans la crainte d'en être mal reçu.
Mais à la Malmaison, on y venait facilement; aussi l'Impératrice avait-elle quelquefois, le soir, jusqu'à cinquante ou soixante personnes dans son salon: la duchesse de Raguse, la duchesse de Bassano, la comtesse Duchatel, la maréchale Ney, madame Lambert, une foule de femmes agréables, lorsque même elles n'étaient pas très-jolies, ce qui arrivait souvent. Quant aux hommes, ils étaient moins nombreux; car à cette époque, tous étaient employés. Ceux qui n'étaient pas au service étaient auditeurs au Conseil d'État. Parmi les chambellans même, il s'en trouvait qui voulaient aussi connaître nos gloires et nos malheurs, et qui partaient pour l'armée; témoin M. de Thiars, chambellan de l'Empereur, qui fut intendant d'une province en Saxe, je crois, et qui fut victime d'une ancienne rancune impériale, ce qui, je dois le dire, n'est pas généreux[91].
Les hommes étaient donc en moins grand nombre que les femmes. On voyait quelquefois un aide-de-camp, un officier qui venait de l'armée pour apporter une dépêche; et cette arrivée donnait de la tristesse dans les maisons où il allait se montrer un moment, dans les quarante-huit heures qu'il passait à Paris. Les désastres ne pouvaient déjà plus se céler...
La société de l'Impératrice fut même diminuée par l'absence de M. de Turpin, qu'elle envoya auprès de la reine Hortense, à Aix, en Savoie. C'était un homme doux, agréable, de bonne compagnie, et possédant un ravissant talent, comme chacun sait[92].
Il a fait de ravissantes vignettes à l'album des romances de la Reine, ainsi qu'à un album que possédait l'Impératrice... Je crois que l'album, avec les dessins originaux des romances de la Reine, a été donné par Joséphine à l'empereur Alexandre...
Une agréable diversion qui se rencontrait ce même été dans le salon de la Malmaison, c'étaient les enfants de la Reine. Jamais un moment d'ennui ne se montrait lorsqu'ils étaient là. L'aîné, celui qui a péri si tragiquement devant Rome, était réfléchi et rempli de moyens. Le second, celui qui existe, était joli comme la plus jolie petite fille, et son esprit ne le cédait pas à celui de son frère. On l'appelait alternativement la princesse Louis, ou bien Oui-Oui. Je ne sais à propos de quoi cette dernière façon de transformer un nom... Quoi qu'il en soit, Oui-Oui avait une vivacité de pensée que n'avait pas son frère; et puis une volonté de tout connaître, qui était quelquefois très-amusante. L'Impératrice était idolâtre de ses petits-enfants. Elle veillait elle-même à ce que tout ce que leur mère avait prescrit pour leurs études et pour leur régime fût exactement suivi. Tous les dimanches, ils dînaient et déjeunaient avec leur grand'-mère. Un jour, l'Impératrice reçut de Paris deux petites poules d'or qui, au moyen d'un ressort, pondaient des œufs d'argent. Elle fit venir les jeunes princes et leur dit:
—«Voilà ce que votre maman vous envoie d'Aix, en Savoie, où elle est à présent.»
Cette preuve de bonté désintéressée de Joséphine me toucha beaucoup... Elle dément ce qu'on dit, avec, au reste, bien peu de fondement, sur les rapports d'affection qui existent entre une grand'-mère et ses petits-enfants[93].
Vers la fin de 1813, la société de la Malmaison prit un aspect vraiment lugubre. Toutes ces morts répétées des amis de l'Empereur, la perte de la bataille de Leipsick, tous nos revers... Il y avait en effet de quoi glacer tous les cœurs...
L'hiver fut donc extrêmement triste[94], malgré le caractère français, qui cherche toujours à trouver une consolation, même au milieu d'une infortune... Mais tous les deuils, les craintes de l'avenir dominaient enfin notre nature légère, cette fois.
Cette même année fut cependant, pour l'impératrice Joséphine, l'époque d'une joie très-vive, quoique mêlée de peine; mais elle lui donnait la preuve d'une profonde estime de l'Empereur. Elle vit le roi de Rome: depuis longtemps elle sollicitait avec ardeur cette entrevue auprès de l'Empereur. Elle voulait voir cet enfant qui lui avait coûté si cher!...
L'Empereur s'y refusait: il craignait une scène, dont l'enfant pouvait être frappé, et rendre involontairement compte à sa mère. Ce ne fut donc qu'après avoir reçu de Joséphine une promesse solennelle d'être paisible et calme devant le roi de Rome, que l'Empereur consentit à cette entrevue: elle se fit à Bagatelle.
L'Empereur parla à madame de Montesquiou; et lui-même, montant à cheval, il escorta la calèche dans laquelle était son fils, et donna l'ordre d'aller à Bagatelle.
L'impératrice Joséphine y était déjà rendue... Son cœur battait vivement en attendant ceux qui devaient arriver; et lorsqu'elle entendit arrêter la voiture qui conduisait vers elle l'Empereur et son enfant, elle fut au moment de s'évanouir.
L'Empereur entra dans le salon où était Joséphine, en tenant le roi de Rome par la main. Le jeune prince était alors admirablement beau. Il ressemblait à un de ces enfants qui ont dû servir de modèle au Corrége et à l'Albane... Je n'en parle pas au reste comme on peut parler du fils de l'empereur Napoléon, avec cette prévention qui fait trouver droit un enfant bossu: le roi de Rome était vraiment beau comme un ange!... Qu'on regarde la gravure faite d'après le charmant dessin d'Isabey, où le roi de Rome est représenté à genoux en disant:
Je prie Dieu pour la France et pour mon père!...
Cher enfant! et maintenant c'est nous qui prions et pour toi et pour lui!...
—«Allez embrasser cette dame, mon fils,» dit l'Empereur à l'enfant, en lui montrant Joséphine qui était retombée tremblante sur le fauteuil, d'où elle s'était soulevée à leur entrée dans l'appartement.
Le jeune prince leva ses grands et beaux yeux sur la personne que lui montrait son père; et, quittant la main de Napoléon, il se dirigea, sans montrer de crainte, vers Joséphine qui, l'attirant aussitôt à elle, le serra presque convulsivement contre son sein. Elle était si émue, que l'Empereur reçut la commotion qui se communique toujours à celui qui est spectateur d'une impression vive vraiment éprouvée. Le roi de Rome, à qui son père avait probablement recommandé d'être caressant pour la dame qu'il allait voir, fut charmant pour Joséphine qui, en vérité, parlait ensuite de ce moment avec une émotion qui n'était pas feinte. L'Empereur s'était éloigné de tous deux, et, les bras croisés, appuyé contre la fenêtre, il les regardait avec une expression qui annonçait tout ce qu'il devait sentir dans un pareil instant...
Le roi de Rome (comme tous les enfants, au reste), avait l'habitude de jouer avec les chaînes, les montres, tout ce qui était à sa portée. C'était alors la mode de mettre à une chaîne d'or une multitude de breloques de toute espèce[95]. Joséphine en avait une grande quantité; voyant que le jeune Prince s'amusait avec ces breloques, elle détacha sa chaîne pour qu'il pût jouer avec plus aisément... L'enfant fut charmé de cette complaisance... Il se mit à compter les différentes pièces du charivari; mais il s'embrouillait toujours lorsqu'il arrivait au nombre dix[96]. Tout à coup, il s'arrêta; et, regardant alternativement l'impératrice Joséphine et le charivari, il parut vouloir dire quelque chose.
Que voulez-vous, sire? lui dit Joséphine.
LE ROI DE ROME, hésitant.
Oh! rien.
JOSÉPHINE, se penchant vers lui, et tout bas, après avoir fait signe à l'Empereur de ne pas les troubler.
Mais encore!... dites, que voulez-vous?
LE ROI DE ROME, en montrant le charivari.
C'est bien beau, n'est-ce pas, cela, madame?
JOSÉPHINE, souriant.
Mais, oui... Pourquoi dites-vous cela?
LE ROI DE ROME.
Ah! c'est que... c'est que j'ai rencontré dans le bois un pauvre qui a l'air bien malheureux... Si nous le faisions venir!... nous lui donnerions tout cela; et, avec l'argent qu'il en aurait, il serait bien riche!... Je n'ai pas d'argent, mais vous avez l'air d'être bien bonne, madame... Dites, le voulez-vous?
JOSÉPHINE.
Mais, si Votre Majesté le demande à l'Empereur, il lui donnera tout ce qu'elle lui demandera pour faire le bien.
LE ROI DE ROME.
Papa a déjà donné tout ce qu'il avait... et moi aussi.
JOSÉPHINE, se penchant vers l'enfant.
Eh bien! Sire, je vous promets d'avoir soin de votre pauvre.
LE ROI DE ROME.
Bien vrai?...
JOSÉPHINE.
Oui; je vous le promets.
LE ROI DE ROME, l'embrassant.
Eh bien! je vous aime beaucoup! vous êtes bien bonne; je veux que vous veniez avec nous à Paris; vous demeurerez aux Tuileries...
L'Impératrice fut émue, et regarda l'Empereur avec une expression déchirante, à ce qu'il dit ensuite... Mais il ne voulait pas de scène, et surtout rien qui pût frapper l'enfant... Il revint auprès de Joséphine, et prenant le roi de Rome par la main:
—«Allons, sire, lui dit-il, il faut partir... Il se fait tard... Embrassez madame.»
Le jeune prince jeta ses deux bras autour du cou de Joséphine, et l'embrassa avec une effusion qui la toucha au point de la faire pleurer.
—«Venez avec moi, répétait l'enfant.
—Cela ne se peut, disait Joséphine.
—Et pourquoi? dit l'enfant en redressant sa jolie tête, si l'Empereur et moi le voulons.
—Allons, allons, venez, dit l'Empereur en prenant la main de son fils qui, cette fois, n'osa pas résister.»
Et faisant de l'œil et de la main un dernier adieu, Napoléon sortit avec le roi de Rome, laissant Joséphine bien heureuse pour un moment, mais avec une source de souvenirs déchirants dans le cœur.
J'ai parlé dans mes mémoires des événements de 1813; il est donc inutile de recommencer ce récit. Je ne dirai donc que ce qui se trouve lié à Joséphine.
Lorsqu'elle apprit les revers de 1813, les derniers malheurs de cette année commencée avec des pressentiments sinistres qui n'avaient eu que trop de réalisation, son désespoir fut profond. Pendant ce temps, Marie-Louise déjeunait et dînait admirablement, montait à cheval, prenait sa leçon de musique, celle de dessin, de broderie, jouait au billard, se couchait à neuf heures, dormait toute la nuit, et recommençait le lendemain, à tout aussi bien manger et tout aussi bien étudier. On voit qu'elle aurait eu le premier prix dans une pension... Mais dans le grand collége des épouses et des mères, je doute qu'elle y eût même été reçue.
Joséphine avait bien quelques consolations dans la conduite du vice-roi, et l'attachement qu'avait pour lui sa femme, la princesse Auguste de Bavière... Elle en reçut un jour une lettre qu'elle faisait lire à tout le monde avec un orgueil maternel bien aisé à comprendre[97]. Eugène avait reçu des propositions par lesquelles on lui offrait la couronne d'Italie, s'il voulait consentir à devenir un traître, un perfide et un ingrat, disait la vice-reine à sa belle-mère!... Cette lettre était en effet bien touchante; et quelque naturelle que fût la conduite d'Eugène, l'Impératrice avait tout lieu d'en être fière, car tout le monde en Italie n'a pas agi de cette manière[98]....
Enfin arrivèrent nos désastres... l'invasion de la France, l'abdication de l'Empereur!... En apprenant les premiers revers de 1814, j'ai vu Joséphine vouloir plus d'une fois aller auprès de l'Empereur pour le soutenir dans ses moments d'épreuves!...
—«Je sais comment on peut arriver à son âme, disait-elle à ceux qui la retenaient... Mon Dieu!... comme il doit souffrir!»
Mais le moyen d'exécuter une pareille résolution! c'était le rêve du cœur; et la force de la volonté demeurait insuffisante devant celle des événements.
Ils se succédaient avec une telle rapidité, que Joséphine eut à peine le temps de quitter Malmaison pour se réfugier à Navarre, qui était pour elle un lieu plus sûr que l'autre habitation. Elle partit avec son service, et dans une telle terreur, que sur la route, un valet de pied ayant donné une fausse alarme, dans un moment où les voitures étaient arrêtées, l'Impératrice ouvrit elle-même la portière de la sienne, et se jetant hors de la voiture, elle courut à travers champs jusqu'à ce qu'on la rattrapât, et elle ne voulut revenir que sur les assurances réitérées que ce n'étaient pas les cosaques.
La reine Hortense rejoignit sa mère à Navarre. Le séjour en était triste, plusieurs personnes du service d'honneur disaient aux arrivants sans beaucoup se gêner:
—«Comment! vous êtes inquiets? En vérité vous avez tort... Ah! dans le fait, je n'y songeais pas!... vous devez craindre, en effet... Mais nous... que peut-il nous arriver[99]?...
Ce fut à Navarre que Joséphine apprit que l'Empereur irait à l'île d'Elbe; cette nouvelle lui parvint au milieu de la nuit. M. Adolphe de Maussion, alors auditeur au Conseil d'État, et attaché en cette qualité au duc de Bassano, secrétaire d'État, était envoyé auprès de la duchesse par son mari, pour lui annoncer les grands événements qui venaient d'avoir lieu. La capitulation de Paris était signée, et Napoléon était à Fontainebleau... M. de Maussion s'était détourné pour apporter ces nouvelles à Navarre.
Lorsque l'Impératrice sut l'arrivée de M. de Maussion, elle se leva aussitôt, passa un peignoir de percale, prit un bougeoir et guidant elle-même le nouvel arrivé, elle traversa la cour qui séparait son logement de celui de sa fille et introduisit M. de Maussion auprès de la reine Hortense, qui, déjà éveillée par le bruit des chevaux, attendait les nouvelles avec impatience... L'Impératrice, dont le trouble l'avait empêchée de bien comprendre tout ce que lui avait dit M. de Maussion, lui dit de tout répéter... Il recommença le malheureux récit, et ce ne fut qu'alors que Joséphine comprit que Napoléon déchu de sa puissance, accablé par le sort, n'avait plus pour asile que l'île d'Elbe et ses rochers de fer!... Elle était alors assise sur le lit de sa fille... Elle poussa un cri, et se jetant dans ses bras... «Ah! dit-elle en pleurant, il est malheureux!... C'est à présent surtout que je porte envie à sa femme! Elle du moins, elle pourra s'y enfermer avec lui!...»
Son désespoir fut violent... elle pleura pendant plusieurs heures, et fut dans un état nerveux qui alarma ceux qui l'entouraient. Quant à la reine Hortense... elle prit dès ce moment la résolution d'aller s'enfermer avec l'Empereur, dans quelque prison qu'on lui donnât... elle ignorait encore que les bourreaux d'un héros sont doublement cruels lorsqu'ils ont à torturer un patient dont la gloire a humilié leur orgueil!... il fallait que le supplice fût entier... Il fallait qu'aucune douleur n'y faillît... et ils savaient bien que l'isolement de ce qu'il aime est la plus affreuse des douleurs d'un grand cœur!...
On sait tout ce qui se passa dans ces tristes journées... le souvenir en est trop pénible à rappeler... Je dirai seulement que l'Impératrice reçut à cette triste époque des preuves d'un intérêt général... Le duc de Berry lui fit proposer une garde et une escorte... Elle refusa, et la reine Hortense également... Mais les princes étrangers firent entendre à Joséphine que sa présence à la Malmaison était convenable, et que son éloignement était comme une marque de défiance qui pouvait lui nuire. Elle partit alors pour venir chercher la mort à la Malmaison. Mais jamais elle ne put décider sa fille, qui prétendait qu'elle devait aller auprès de sa belle-sœur dans un pareil moment, et que, bien que Marie-Louise ne dût pas lui être plus chère que sa mère, elle se devait à elle dans ces jours de deuil, où elle perdait autant à la fois. Elle y alla en effet... mais cette noble action fut reconnue par un accueil froid et contraint, que tout autre que la reine Hortense pouvait prendre pour impoli... Marie-Louise fut gênée avec elle dès qu'elle la vit... elle trouva à peine une parole pour la remercier de cet acte de dévouement, et finit par lui dire qu'elle attendait son père... La reine comprit quelle était de trop, et, prenant aussitôt congé d'elle, elle quitta Rambouillet presque aussi promptement qu'elle y était venue.
En revenant à la Malmaison, la Reine trouva sur la route des officiers russes, qui venaient de Paris, pour apporter des dépêches de l'empereur Alexandre, qui montrait un bien vif intérêt à Joséphine et à ses enfants. C'est ici qu'il faut rendre à la Reine une justice que tout le monde n'a pas jugé à propos de proclamer. On a eu des renseignements, assez faux probablement, je pense donc que la vérité doit être connue:
Il est positif que, les premiers jours, la Reine fut si froide pour l'Empereur Alexandre, qu'il s'en plaignit. Il était vrai, en 1814, dans tout ce qu'il voulait faire pour la famille de l'impératrice Joséphine et pour elle. On a accablé la reine Hortense, parce que l'empereur de Russie, trouvant le salon de la Malmaison charmant, y allait habituellement plusieurs fois par semaine, pendant le peu de temps que vécut l'Impératrice. Ce fut assez pour réveiller l'envie et la haine; et l'on sait ce que peuvent ces deux passions.
L'empereur Alexandre demanda beaucoup de grâces à Louis XVIII pour Joséphine, mais il n'obtint pas tout. On a raconté, dans des mémoires sur la reine Hortense, beaucoup de choses qui, je suis fâchée de le dire, ne sont pas exactes; et de ce nombre sont quelques-unes de celles qui concernent l'empereur Alexandre... Il a été chevalier, il a été le plus noble des hommes et pour la France et pour nous particulièrement. Je proclamerai la reconnaissance que nous lui devons, à haute voix et du fond du cœur..... Mais je sais que tout ce qu'on dit dans plusieurs chapitres de ces mémoires est vivement exagéré... Un homme dont la conduite fut toujours honorable, si après tout les événements ne l'ont pas aidé, c'est le duc de Vicence; et il savait comme moi que certes l'empereur Alexandre voulait du bien à la famille impériale... Mais de ce bien à ce que disent les mémoires il y a encore loin[100].
La Malmaison eut encore de brillantes journées pendant ce mois d'avril qui devait être le dernier renouvellement de printemps que devait voir Joséphine... Cependant elle n'avait jamais été si fraîche et si belle. L'apparence de la santé était sur son visage... Et pourtant elle était non-seulement triste, mais de sinistres pressentiments la venaient assaillir au milieu de la nuit; elle faisait des rêves tellement terribles qu'elle en vint à croire qu'il allait arriver quelque nouveau malheur. Hélas! sa tête seule était menacée!
L'empereur de Russie voulut connaître Saint-Leu. La Reine, qui était mère avant tout et qui avait enfin compris qu'il fallait beaucoup sacrifier à ses enfants, avait pris le parti de la résignation et l'avait pris de bonne grâce; elle chantait, causait, mais non comme par le passé, car sa voix était triste et ses paroles privées de ce charme qui nous animait toutes lorsqu'elle était au milieu de nous à Saint-Leu, dans nos beaux jours... Mais elle voulut toutefois donner une fête à l'empereur Alexandre, qui seul avait la puissance de protéger ses fils et de les lui faire conserver surtout; elle l'engagea donc à venir à Saint-Leu.
—«Il ne faut pas que votre majesté s'attende à trouver une maison royale, lui dit Joséphine, qui devait aussi être de cette partie; ma fille et moi ne sommes plus que des femmes du monde, et, en venant chez Hortense, il faut que votre majesté y vienne avec toute son indulgence.»
L'Impératrice ne savait pas encore combien l'empereur Alexandre était simple dans ses manières... Elle ignorait, je ne sais trop comment, que l'empereur faisait à Pétersbourg des visites, comme chez nous un homme du monde les ferait... aussi fut-il servi à souhait en ne trouvant à Saint-Leu que l'Impératrice et les dames de son service avec quelques femmes qui n'étaient attachées à aucune des Princesses; une jeune personne charmante dont la Reine prenait soin était aussi ce même jour à Saint-Leu, elle était élève d'Écouen et la Reine la protégeait particulièrement: c'était mademoiselle Élisa Courtin, qui depuis a épousé Casimir Delavigne.
L'Impératrice voulut faire gaiement les honneurs de la demeure de sa fille à l'empereur... Elle souriait; mais ce sourire était contraint et montrait de la souffrance; pendant la promenade, son fils, qui était auprès d'elle dans le char-à-bancs, crut un moment qu'elle allait s'évanouir. De retour au château elle se trouva si fatiguée qu'elle fut obligée de se coucher sur une chaise longue, et là elle fut pendant une heure assez souffrante pour inquiéter... Elle défendit d'en parler à sa fille et à l'empereur de Russie; et elle parut au dîner avec le sourire sur les lèvres et des yeux riants.
Mais elle était blessée au cœur; je la vis à la Malmaison deux jours après, et là, elle put me parler en liberté, elle me fit voir une âme déchirée... Cette pensée que Napoléon était seul sur le rocher de fer de l'île d'Elbe avec ses tourments et ses souvenirs, cette pensée la torturait!...
Je lui parlai de l'empereur de Russie:
—«Sans doute, me dit-elle, j'ai confiance en lui... mais il n'est pas seul!... et mes enfants seront engloutis par la tempête comme leur mère et leur bienfaiteur.»
Joséphine avait cependant une raison bien forte pour avoir de l'espérance; que de bien n'avait-elle pas fait aux émigrés, même à ceux qui n'avaient pas voulu rentrer!... Ce même jour où j'avais été à la Malmaison pour prendre ses ordres relativement à lord Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie; elle voulait le voir; et, comme il logeait chez moi, elle m'avait fait demander afin de s'entendre avec moi pour le lui amener à déjeuner un jour de la semaine suivante... Ce même jour je vis dans le salon une jeune Anglaise charmante appelée alors lady Olsseston (depuis lady Tancarville), c'était la fille du duc de Grammont... la sœur de madame Davidoff[101]. L'Impératrice avait été bonne pour la duchesse de Guiche leur mère, ravissante personne que j'avais vue à cette même place quatorze ans auparavant et peu de mois avant sa mort; la jeune femme me parut doublement jolie et charmante de n'avoir pas oublié celle qui avait été bien pour sa mère.
L'Impératrice, que je revis seule après le dîner, me parut mieux, et je le lui dis; elle me regarda en souriant, et me serra la main... Elle n'avait pas de gants... cette main était brûlante...
Ce n'est rien, me dit-elle, un peu de fatigue; j'ai changé mes habitudes depuis quelque temps. Lorsque mes affaires et celles de mes enfants seront terminées, alors je me reposerai... Mais d'ici là... je ne le pourrai pas.
Le lendemain le roi de Prusse alla dîner à la Malmaison, et cette journée fut plus pénible que celle de la veille; car avec le roi de Prusse Joséphine était contrainte, et elle-même m'avait dit qu'elle souffrait toutes les fois que la conversation se prolongeait... Ses fils se permirent ce même jour une facétie d'écolier assez peu spirituelle et je m'étonne qu'elle ait pu être commise par les deux fils du roi. Un pauvre Anglais bien embarrassé avait été engagé à dîner par l'Impératrice. Absorbé dans la contemplation d'un tableau de Raphaël, il oubliait devant lui le dîner et les heures. Lorsqu'on annonça qu'on avait servi, l'Anglais n'entendit pas. Les jeunes princes l'enfermèrent dans la galerie dont les issues ne lui étaient pas connues. Le pauvre homme attendit d'abord, mais la faim le pressant et n'entendant aucun bruit, il frappa d'abord doucement, ensuite plus fort, enfin il fit du bruit, et l'on s'aperçut alors qu'au lieu de s'être perdu dans le parc, ce qu'on croyait, l'Anglais avait été mis en prison par LL. AA. RR. Ce fut du moins ce qu'on me raconta le lendemain lorsque j'arrivai au château.
Joséphine était déjà fort souffrante, lorsque des articles de gazettes achevèrent de l'accabler. Un journal eut la lâcheté d'attaquer la reine Hortense avec une telle haine, et si peu de mesure dans cette haine, que je ne sais comment on peut se livrer à un aussi grand scandale par pudeur pour soi-même. L'Impératrice me fit dire d'aller à la Malmaison, et me montrant le journal, elle me dit de parler de ce fait à un de mes amis fort influent... Elle pleurait avec un tel déchirement qu'elle me fit mal... Je tâchai de la consoler; mais moi-même j'étais irritée contre ces hommes lâches et méchants que le malheur ne pouvait désarmer. Et savez-vous sur quel sujet cet article était fait? C'était sur le corps de son pauvre enfant!... sur le petit Napoléon, mort en Hollande, le seul de cette race qui promettait une si grande lignée qui eût été déposé sous les vieilles voûtes de Notre-Dame; on l'en avait arraché ignominieusement, on l'avait porté par grâce dans un autre cimetière... Ainsi se renouvelaient les horreurs de 93!... et nous étions en 1814!... aux premiers jours d'une Restauration.
Avant de quitter l'Impératrice, je voulus détourner ses idées de cette lugubre image, et je lui parlai de lord Cathcart, dont le noble caractère en cette circonstance est digne de louange. Je lui demandai quel jour elle le voulait voir.
—«Eh bien, me dit-elle, venez déjeuner et passer la journée après-demain 28, le temps est admirable, et nous irons au butard.»
Nous causâmes encore quelque temps, et, en la quittant, je la laissai plus calme. En nous promenant dans la galerie, je vis un Richard dont le sujet me plaisait, je proposai à l'Impératrice de faire un échange avec elle, et de lui donner un petit Luini[102] pour le Richard. Elle y consentit, et je la quittai très-peu alarmée pour sa santé.
Je vins le surlendemain à dix heures avec lord Cathcart, et je me disposais à descendre, lorsque M. de Beaumont vint sur le perron, et me dit que l'Impératrice était dans son lit avec la fièvre, et que le vice-roi était également malade. On attendait l'empereur de Russie, car la maladie était venue si promptement, qu'on n'avait pas eu le temps nécessaire pour le faire avertir... Je laissai mon petit tableau à M. de Beaumont, et lord Cathcart et moi nous revînmes à Paris, lui bien contrarié de n'avoir pas vu l'Impératrice, et moi frappée d'un vague pressentiment qui me serrait le cœur!
Hélas! il n'était que trop vrai! Le lendemain, l'impératrice Joséphine n'existait plus!...
Cette mort frappa tout le monde d'une sorte de terreur... Il y avait dans la vie de cette femme un rapport constant avec l'existence de l'homme providentiel qui avait régné sur le monde... Le jour où cette puissance s'éteint... l'âme de cette femme s'éteint aussi!... Il y a dans ces deux destinées un mystère profond que la main de l'homme ne pourra dévoiler, mais que l'intelligence comprend.
Il est de fait que Napoléon le sentait dans son cœur... Aussi l'a-t-il dit à Fontainebleau; et lorsque le malheur l'accablait, lorsque la perfidie l'entourait, lorsque l'ingratitude se montrait à lui hideuse et sans pudeur, alors il s'écria dans l'angoisse de son âme:
—«Ah! Joséphine avait raison! en la quittant, j'ai quitté mon bonheur!...»
SALON DE CAMBACÉRÈS
SOUS LE CONSULAT ET L'EMPIRE.
On a beaucoup parlé du Salon de Cambacérès, et c'est abusivement. On croit toujours que les gens qui donnent à dîner ont un salon, et qu'ils reçoivent, et, dans le fait, il en est ainsi habituellement; mais chez Cambacérès, ce n'était pas cela; et sa maison avait, à cet égard, un aspect que nulle autre n'avait à Paris.
Cambacérès était un homme d'esprit, d'un esprit agréable même, et racontant avec une finesse toujours amusante: c'était un homme du bon temps enfin. Il avait toujours vu la bonne compagnie; s'il en avait fréquenté de mauvaise, elle ne l'avait pas gâté, et je l'ai toujours vu le même, soit qu'il fût avocat consultant, et pas trop riche, car il était honnête homme, allant dîner chez M. de Montferrier, son cousin; soit qu'il fût second Consul, tout occupé des soins de donner une législation à un peuple qui en avait besoin; soit qu'il fût enfin archi-chancelier de l'Empire, et l'un des grands dignitaires entourant ce trône plus grand que celui de Charlemagne[103]. Il était toujours sérieux, faisant une grimace au lieu de sourire, et n'aimant pas le monde, quoiqu'il y fût très-bien et qu'on l'y désirât; mais sa figure, naturellement l'antipode d'une joie franche et rieuse, comme celle de notre gai pays de Languedoc, lui donnait aussi la crainte, je crois, d'être un repoussoir pour une franche gaieté. Cependant il racontait souvent des histoires fort crues, et alors c'était avec un sourire qui déplaçait à peine ses lèvres; mais on voyait qu'il y avait une pensée intérieure au-delà de celle exprimée par la parole, et en tout, pour qui voulait connaître Cambacérès, sa physionomie était un miroir assez fidèle pour guider dans cette étude.
La taille de l'archi-chancelier était au-dessus de la moyenne; il n'était pas voûté lorsqu'il est mort; et en 1820, il était ce que je l'avais vu vingt ans plus tôt. Sa tournure avait toujours une gravité magistrale toute vénérable; la main droite dans son gilet, tenant à la gauche une canne faite d'un très-beau jonc, à pomme d'or; vêtu d'un habit de drap brun, des bas gris ou noirs, avec des souliers à boucles; des culottes noires; frisé et poudré, comme nous l'avons toujours vu, et pouvant dire avec M. le duc de Gaëte: J'ai traversé la Révolution avec ma coiffure! Cette coiffure, surmontée d'un chapeau rond, d'une forme passée de mode depuis dix ans, voilà comment M. de Cambacérès allait à pied dîner, presque tous les jours, chez M. le marquis de Montferrier, en 1798 et 1799; il passait sous les fenêtres de la maison de ma mère, et toujours dans ce même équipage. Quelquefois, et cela quand il pleuvait, il remplaçait la canne par le parapluie; mais la dignité de sa démarche n'en recevait aucune atteinte, et il était tout aussi lent et compassé, même sous son parapluie, que sous l'habit de velours et le chapeau aux vingt-cinq plumes qu'il portait au couronnement.
J'ai parlé de Cambacérès à cette première époque, pour prouver que ce n'étaient pas ses grandeurs qui l'avaient changé; il avait toujours été le même. Le velours et l'hermine ont trouvé tout de suite un homme fait pour eux. Cela se rencontrait rarement dans ce temps-là, et j'en ai vu bon nombre, le jour même du couronnement, qui allaient au galop, dans les grandes salles de l'Archevêché, ayant leur queue de moire ou d'hermine sur le bras.
Ainsi donc, lorsqu'en 1801, Cambacérès se promenait, à pas réglés, au Palais-Royal, au milieu des personnes de joie qui alors s'y trouvaient, il ne faisait que suivre ses vieilles habitudes. Quant à l'habit brodé, la manchette de point d'Alençon, ou de Malines, ou de Valenciennes, ou de point d'Angleterre, tout cela selon les quatre saisons; quant à la brette, les bas de soie et les boucles à diamants, remplaçant l'habit brun et le chapeau rond, il les portait toujours, parce que, disait-il à l'Empereur, il fallait faire prendre cette habitude, même aux jeunes gens. Aussi le malheureux Lavollée, son propre neveu, le suivait-il en habit habillé en soie violette, manchettes de dentelles, l'épée, le chapeau à trois cornes, enfin tout le harnachement, excepté les cheveux courts et sans poudre qui révélaient le jeune homme. Quant à d'Aigrefeuille, Monvel, le marquis de Villevieille, qui disait si admirablement les vers, M. de Montferrier, toute la cour archi-chancelière, enfin, elle semblait faite pour l'habit habillé.
Cambacérès, aussitôt qu'il fut second Consul, voulut que sa maison fût la meilleure de Paris; et ce fut, en effet, la seule, pendant quelque temps, qui fît le sujet de l'étonnement des étrangers qui, en arrivant à Paris, s'attendaient encore à trouver les dîners civiques au milieu de la rue, les hommes en carmagnole, et les femmes en bonnet rond; mais ce cuisinier, si fameux d'abord, parce qu'il y avait moins de points de comparaison, devint tout simplement un artiste culinaire, comme il y en avait alors deux cents dans Paris. La maison elle-même du second Consul, et de l'archi-chancelier ensuite, fut l'égale de celle des ministres, et fut bien inférieure même à plusieurs de nos maisons tenues sur un pied bien autrement grand et avec bien plus de luxe. Cambacérès donnait à dîner; mais, excepté ces jours-là, sa maison avait porte close: cela donnait de l'humeur à l'Empereur.
Le mardi et le samedi étaient les jours de l'archi-chancelier. On recevait ordinairement son invitation le mercredi matin, si l'on y avait été le mardi soir; et le dimanche matin, si l'on y avait été le samedi: c'était ponctuel. On devait arriver le jour invité à heure fixe; car jamais on n'attendait, et lorsque l'heure était pour cinq heures et demie, comme cela fut pendant les premières années du Consulat, il fallait être chez Cambacérès à cinq heures vingt minutes, pour ne pas arriver trop tard. Sous l'Empire, il engageait pour six heures précises; il fallait alors arriver ponctuellement à six heures moins un quart, sous peine de le trouver de mauvaise humeur; car il attendait quand la personne était une femme marquante. Il fallait aussi faire grande attention à sa toilette; l'hiver mettre des diamants, du velours, du satin, une robe riche enfin; alors il était content, et ne faisait pas revenir éternellement une parole détournée sur l'oubli des femmes relativement au cérémonial.
Un samedi, le grand jour de l'archi-chancelier, madame de la Rochefoucault, alors dame d'honneur de l'impératrice Joséphine, vint faire une visite à Cambacérès. Probablement que sa toilette ne lui plut pas, car il s'approcha d'elle, et dit avec un accent particulier d'ironie:
—«Vous avez là, madame, un négligé charmant!»
Madame de la Rochefoucault avait de l'esprit; elle comprit tout de suite l'amertume cachée sous le compliment.
—«Ah! monseigneur, s'écria-t-elle, je vous demande bien pardon; mais je sors de chez l'Impératrice, et n'ai pas eu le temps de changer de toilette!»
L'archi-chancelier comprit, à son tour, la réponse, et ne voulut pas poursuivre la conversation.
C'était une lanterne magique fort amusante, une ou deux fois par mois, que la maison de Cambacérès. Tout ce qu'il y avait dans Paris y passait, comme on passe derrière un verre pour les ombres chinoises. Pendant quelque temps, on annonçait à haute voix, ce qui causait une rumeur continuelle, qui troublait. Aussitôt que sept heures sonnaient, et tandis qu'on était encore à table, commençaient à arriver les juges de province et leurs femmes; puis les cours de Paris. On attendait que monseigneur fût hors de table, et le salon était déjà garni de cinquante personnes lorsque les deux battants de la salle à manger s'ouvraient pour laisser passer l'archi-chancelier, donnant la main gravement à la femme qu'il avait à sa droite, et la conduisant, à pas comptés, à la bergère placée au coin de la cheminée. Peu à peu le salon se remplissait de nouveaux arrivants; et à peine l'aiguille était-elle sur sept heures et demie, que les personnes qui avaient dîné chez l'archi-chancelier se faisaient annoncer chez l'archi-trésorier ou chez un ministre qui recevait aussi ce jour-là. Quant à ceux qui venaient faire une visite chez Cambacérès, ils y demeuraient un quart d'heure, et puis[104] ils demandaient leur voiture: c'était au point que souvent, à huit heures et demie, l'archi-chancelier était libre, et allait au spectacle. Jamais il n'y avait plus de causerie que cela chez lui; jamais de jeu; jamais de fête, que de loin en loin, et lorsque l'Empereur les lui commandait. Un jour je fus étonnée de le voir arriver chez moi, le matin, en chenille, comme disait d'Aigrefeuille. C'était en 1808, à la fin de l'année; il venait me consulter, me dit-il.
—«Moi, monseigneur! Eh! grand Dieu! sur quel objet, car il me semble que j'aurais, moi, une entière confiance en vous pour tout ce que je ferais en ce monde?»
Il s'inclina en souriant à demi, car jamais ce sourire n'était entier.
—«L'Impératrice me demande un bal... à moi!..
—Eh bien! monseigneur?
—Comment, vous n'êtes pas choquée de l'inconvenance de me demander un bal à moi, l'archi-chancelier de l'Empire, le chef... (après l'Empereur, ajouta-t-il en se reprenant et en s'inclinant) de la justice de l'Empire, lui faire donner un bal! Il n'y a pas de convenance à cela, je le répète... C'est comme si l'on voulait m'y faire danser!
—Oh! monseigneur!
—Eh mais, écoutez donc, je ne porte pas la simarre, c'est vrai; mais, je le dis encore, je suis le chef de la justice de France, et danser chez moi ne convient pas!
—Eh bien, monseigneur, ne le donnez pas ce bal, s'il vous déplaît de le donner.
—Ah! voilà où gît la difficulté! c'est là ce qui me tourmente. Je le regardai attentivement. Alors il se pencha à mon oreille et me dit presque bas:
On parle de tant de choses qu'il est difficile de s'arrêter à une seule... et si je ne donne pas ce bal qu'elle me demande positivement, l'Impératrice croira que je suis instruit certainement de ce qu'elle redoute, et je ne sais rien!.. Quant à présent, ajouta-t-il comme faisant ses réserves, et alors il y aura des larmes, du désespoir... C'est fort embarrassant...»
Je ne savais que lui dire, je connaissais par expérience la susceptibilité de l'Impératrice Joséphine, et je compris que la position n'était pas facile... Cependant il en fallait sortir ou l'accepter comme elle se présentait...
—«Monseigneur, lui dis-je après avoir réfléchi un moment, il faut donner le bal.»
Il tressaillit.
—«Un bal! chez moi!... mais encore une fois, madame, c'est un outrage à la magistrature.
—Ne la faites pas danser, et votre bal n'en ira que mieux, ne soyez pas l'archi-chancelier pour douze heures, et vous voilà sauvé. Au surplus, monseigneur, si vous avez besoin de mon secours en quoi que ce soit, je suis à vos ordres.
—Comment si j'ai besoin de vous!.. vous êtes mon espoir!... Voilà une liste de femmes, regardez-la bien; croyez-vous que ces noms conviennent à l'Impératrice?»
Je rayai cinq ou six femmes qui auraient déplu à l'Impératrice et les remplaçai par d'autres plus agréables pour elle comme pour nous: l'archi-chancelier la lui présenta telle que je la lui avais corrigée; le lendemain il revint chez moi en sortant de chez l'Impératrice. Le jour était fixé; il était singulier: c'était le premier de l'an.
Ce bal fut un des plus ennuyeux que j'aie vu de ma vie, et cependant tout y était bien en apparence. Les femmes, jeunes, jolies et très-parées; les rafraîchissements abondants et recherchés, la politesse du maître de la maison extrême et même avec une nuance de galanterie à laquelle on était d'autant plus sensible qu'on y était peu habitué, car avec toute sa politesse il y avait de la sécheresse dans sa nature. Enfin, malgré tout ce qui devait contribuer à faire de cette fête une fête agréable, elle était languissante; c'est que le maître de la maison était un vieux garçon, sérieux, ne riant jamais, s'informant avec exactitude si l'on avait froid, si on avait pris des biscuits glacés ou bien une autre friandise que nul autre dans Paris ne faisait comme son officier, mais ne s'inquiétant pas du tout si les jeunes personnes dansaient, si on s'amusait enfin; et le plus bel ornement d'un bal c'est la joie.
—«Ce bal est lugubre, me dit l'Impératrice dans un moment où l'archi-chancelier était loin d'elle... Nous commençons mal l'année... C'est surtout pour moi qu'elle sera plus triste que les autres, ajouta-t-elle plus bas.»
Je la regardai... elle avait les yeux pleins de larmes.
—«Au nom de vous-même!» lui dis-je.
Elle sourit tristement...
—«J'ai encore du mérite à être comme je suis, croyez-le bien, et ne me jugez pas une femme sans courage. Je suis forte au contraire?...
Je ne répondis rien; je savais que les bruits de divorce prenaient une consistance qui devait l'alarmer. Mais aussi je savais qu'elle n'avait rien à redouter pour le moment présent, je le savais seulement depuis quelques heures et j'aurais voulu le lui dire, mais je n'aurais jamais osé aborder un pareil sujet, même seule avec elle, si elle n'avait pas commencé. Je l'aurais affligée, et puis je savais qu'il y avait à redouter le mécontentement de l'Empereur... mais j'avais aperçu madame de Rémusat dans le bal et je résolus de lui en parler; elle et madame d'Arberg avaient toute la confiance de l'Impératrice et la méritaient.
Comme l'Impératrice finissait d'exprimer toute la tristesse qui était dans son âme au milieu d'une fête, avec cette résignation et cette douceur qui lui étaient habituelles, un homme jeune, dont la tournure distinguée se faisait remarquer au milieu de tous les hommes qui l'entouraient, se détacha du groupe diplomatique, sur un mot que lui dit M. de Villeneuve, chambellan de la reine Hortense, et ôtant son épée, vint auprès de la princesse pour la prendre pour danser l'anglaise[105] ainsi qu'elle venait de le lui faire demander. C'était le comte de Metternich, ambassadeur d'Autriche; il n'y avait pas alors à Paris un homme qui eût une tournure plus élégante et plus distinguée et des manières plus nobles, quoique très-convenables pour son âge.
Comme il passait près de moi, il me dit en riant et en me montrant un immense lustre qui était au milieu du salon:
—«Est-ce là que fut pendu M. de Souza?»
Je répondis que non et en riant à mon tour, car le souvenir de cette histoire provoquera ma gaieté jusqu'à mon dernier jour.
—«Que dites vous donc de M. de Souza? me demanda l'Impératrice quand M. de Metternich et la reine Hortense furent dans la colonne de l'anglaise.
—Oh! ce n'est pas de celui que vous connaissez, madame... mais V. M. se rappellera qu'en 1802 ou 1803, je crois, il passa par Paris un petit homme Portugais, qu'on appelait don Rodrigue ou bien don Alexandre de Souza. Il n'était pas envoyé en France, il venait ou il allait à quelque ambassade de la part de S. M. Très-Fidèle, et, tout en voyageant, il voulut voir Paris, parce que, malgré leur apparente insouciance, les Portugais sont plus curieux de toutes choses que pas un peuple de l'Europe. Ce petit monsieur de Souza était très-anglomane de sa nature: tout ce qu'il portait était de confection et de fabrique anglaise; mais, avant de quitter Paris, il dût se convaincre qu'il y avait une partie de sa toilette qui aurait pu être mieux faite et plus solide.
—Que lui arriva-t-il donc? contez moi cela pendant l'anglaise.
—Eh bien! madame, l'archi-chancelier avait un de ces beaux et solennels dîners qu'il donnait, comme le sait V. M., dans le courant du Consulat, avec une fort grande magnificence, parce qu'alors elle était presque seule dans Paris. Tout ce qui passait avec un titre ou un rang, et qui allait faire une visite à Cambacérès, était sûr de recevoir une invitation pour le mardi ou le samedi suivant. M. de Souza y passa comme les autres, et précisément je fus invitée avec M. d'Abrantès pour ce même jour, ainsi que le maréchal Mortier et le maréchal Duroc. Votre majesté sait comme le maréchal Mortier est rieur!
—Lui!.. non vraiment!.. Mortier est rieur!
—Comme un écolier... au point d'être obligé de se sauver de l'objet qui provoque sa gaieté, sans quoi il demeurerait une heure à rire devant lui... Il était donc à table à côté de moi ce même jour chez Cambacérès. Depuis le commencement du dîner il ne cessait de me dire:
—«Qu'est-ce que c'est donc que ce petit bon homme qu'on a placé à côté de moi?»
En effet, M. de Souza était infiniment petit et l'on sait que le maréchal avait six pieds deux lignes; M. de Souza avait à peine cinq pieds.
Il était, de plus, d'une gravité incroyable. Le maréchal lui avait adressé plusieurs fois la parole; et, toujours repoussé avec perte, il s'était replié de mon côté... Mais la scène allait s'ouvrir pour lui comme pour nous tous.
L'archi-chancelier, même à l'époque du Consulat, donnait toujours deux services. Ce jour-là, comme toujours, les maîtres d'hôtel et les valets de chambre portaient un habit habillé avec des boutons guillochés; le premier maître d'hôtel avait un habit en ratine ou en velours ras mordoré, avec ces mêmes boutons guillochés. Ce furent eux qui amenèrent le trouble dans la maison paisible du second Consul.
Au moment où le maître d'hôtel enlevait les plats du premier service, nous entendons un cri perçant; et, comme en ce moment je fixais M. de Souza, je jugeai que c'était lui que regardait la chose, car tout à coup je le vis en enfant de chœur!
D'où lui venait cette tonsure immédiate, voilà ce qu'on ne pouvait comprendre, et encore moins la perte de la perruque qu'on ne pouvait retrouver.
—«Monseigneur, je voudrais bien ma perruque, répétait M. de Souza, avec le même sérieux qu'il aurait mis à redemander le Brésil.
—Mais, monsieur le comte, disait le second Consul en lorgnant plus attentivement cette étrange figure... que voulez-vous qu'on ait fait de votre perruque?»
Cependant, en découvrant au bout de son lorgnon cette tête toute ronde et entièrement nue, l'archi-chancelier se mit à rire. Ce rire, le seul peut-être qui eût frappé les murs de cette salle, depuis que Cambacérès habitait cette maison; ce rire fut comme un signal pour tous; mais le général Mortier fut celui qui en reçut l'effet le plus direct. Il éclata tellement, qu'il fut obligé de se lever et de quitter la salle à manger, en prétextant un saignement de nez.
—«Mais ma perruque, disait M. de Souza, en se tournant toujours aussi gravement de tous les côtés.»
Le pauvre maître d'hôtel, dont les fonctions avaient été interrompues par cet événement, cherchait comme les autres, lorsque tout à coup M. de Souza s'écrie:
—«Eh! monsieur, la voilà!»
Et il s'adressait au maître d'hôtel, avec un visage furieux; l'autre le regardait avec des yeux étonnés...
—«Là, monsieur, s'écria le Portugais en colère cette fois, et lui prenant le bras droit, auquel la perruque pendait par un de ces malheureux boutons guillochés qui l'avait accrochée en passant au-dessus de la petite taille de don Rodrigue de Souza, pour prendre les plats sur la table. Comme c'était le bouton de derrière qui avait fait ce mal, on ne l'avait pas aperçu. Cependant, les valets de pied devaient l'avoir vu; mais la malice est toujours de ce côté-là, pour ne pas dire la méchanceté, et la joie que leur donnait M. de Souza en enfant de chœur balançait le devoir. Quoi qu'il en soit, M. de Souza remit sa perruque. Le dîner continua; le général Mortier rentra guéri de son hémorrhagie, mais non pas de son envie de rire, qui était plus vive que jamais, en voyant le sérieux solennellement colère de M. de Souza, qui, après tout, devait prendre la chose en riant. Pourquoi aussi sa perruque ne tenait-elle pas mieux?
L'Impératrice avait ri pendant mon histoire avec un tel abandon, que plusieurs fois on avait regardé de notre côté, malgré le mouvement de l'anglaise et le rideau que formait la colonne. Lorsqu'on put passer, l'archi-chancelier vint savoir, s'il était possible, toutefois, dit-il en s'inclinant, quelle était la cause de cette bonne gaieté. L'Impératrice, riant encore aux larmes, le lui dit, ce qui provoqua un sourire de souvenir sur les lèvres de Cambacérès, qui jamais ne riait que dans des circonstances qu'on notait.
—«Oui, dit-il, en effet, ce fut une scène singulière; et mon maître d'hôtel nous donna là une représentation que mes convives n'attendaient guère... C'est beaucoup plus comique que l'histoire de la perruque de M. de Brancas, accrochée au lustre du salon de la Reine-Mère, dont il était, je crois, chevalier d'honneur...»
Et sa mémoire le servant admirablement, il ajouta au portrait de M. de Souza plusieurs teintes qui achevèrent la ressemblance et redonnèrent un nouvel accès de gaieté à l'Impératrice. On sait que Cambacérès contait à ravir.
C'est à ce bal que M. de Metternich répondit un mot si parfaitement spirituel à une autre parole de M. le duc de Cadore, qui ne l'était guère. M. de Metternich était, depuis un an, dans toutes les agitations pénibles qui peuvent tourmenter un homme investi de grands pouvoirs, honoré de la confiance de son souverain, et qui voit qu'il ne peut détourner la tempête qui va fondre sur sa patrie et la ravager. Car il était presque certain que Napoléon voulait faire la guerre à l'Autriche... On disait que non à Paris; mais Napoléon y songeait à Bayonne.
M. de Metternich, tourmenté par ses craintes, demanda et obtint un congé pour aller à Vienne, pour des affaires personnelles. L'empereur Napoléon vit ce départ avec une sorte de peine; il lui donna des soupçons et de l'ombrage... Pourquoi l'ambassadeur quittait-il son poste? Mais, après tout, quand M. de Metternich l'aurait quitté pour avertir plus sûrement son maître des dangers qu'il courait déjà, il n'aurait fait que son devoir d'honnête homme et de loyal[106] sujet. Il était Autrichien avant tout; au service de l'Autriche, et dévoué de cœur à son maître, surtout depuis qu'il était malheureux; car c'est un homme loyal et bon que M. de Metternich.
En partant de Paris, dans les derniers jours d'octobre, il annonça qu'il serait de retour vers la fin de novembre. Il ne revint que le 31 décembre 1808. Le duc de Cadore crut lui dire un mot fort spirituel en le plaisantant sur ce retard.
—«Ah! ah! monsieur le comte, vous avez été bien longtemps absent, lui dit-il en souriant.»
Et, quoique le plus digne des hommes, M. le duc de Cadore en était le plus laid, quand il souriait surtout.
—«C'est vrai, monsieur le duc, répondit M. de Metternich, qui comprit l'allusion qu'on voulait faire en parlant de ce retard; mais j'ai été obligé de m'arrêter, pour laisser défiler le corps entier du général Oudinot, qui venait de passer l'Inn.»
Cambacérès faisait un grand cas de M. de Metternich; et son éloge n'était pas indifférent dans sa bouche, car il était peu louangeur.
Cette fête, ou seulement ce bal donné par l'archi-chancelier à l'Impératrice, avait au reste la teinte de gêne et de tristesse que toutes les fêtes qu'on lui offrait alors recevaient nécessairement par la connaissance qu'on avait du divorce très-prochain qui la menaçait. Elle-même le savait; et le malheur avait déjà doublé d'épines cette couronne qui lui avait été prédite dans son enfance.
Cambacérès possédait au plus haut degré la tenue solennelle de la haute magistrature. Il me rappelait l'idée que je me faisais, étant jeune fille et étudiant, de ces anciens chanceliers, des L'Hôpital, des Lavardin... de ces hommes mourant sur leur chaise curule, comme les vieux pères conscripts... excepté pourtant cette dernière chose; car on prétend que Cambacérès était poltron comme un lièvre... Mais qu'en savait-on?
Le jour où le Conseil d'État fut averti du projet d'hérédité impériale, ce fut lui qui présida le Conseil à la place de l'Empereur, qui manquait rarement à ce qu'il regardait, disait-il, comme un devoir. Ce jour-là qui, je crois, était un 12 ou un 14 d'avril, Cambacérès entra dans le Conseil d'État plus solennellement encore qu'à l'ordinaire; et ce furent lui et Regnault de Saint-Jean-d'Angely qui discutèrent et posèrent d'abord la question de l'hérédité, sans laquelle, disaient-ils avec raison, il ne pouvait y avoir en France de paix ni de repos. Quelques jours après, oubliant qu'il devenait le sujet de celui dont il était l'égal, puisque le gouvernement consulaire l'avait établi par le fait, il prononça lui-même à l'Empereur, à Saint-Cloud, ce fameux discours qui lui donnait la puissance souveraine au nom du peuple et du Sénat. Ce discours est un modèle de concision et de clarté oratoire. Il est peut-être peu élégant; mais Cambacérès ne pouvait pas parler autrement ce jour-là... et dans cette pièce mémorable dans notre histoire, il ne faut voir que les mots et ce qu'ils annoncent.
«Sire,
»Le décret que le Sénat vient de rendre, et qu'il s'empresse de présenter à votre majesté impériale, n'est que l'expression authentique d'une volonté déjà manifestée par la nation.»
....................
«La dénomination plus imposante qui vous est décernée n'est donc qu'un tribut que la nation paie à sa propre dignité et au besoin qu'elle sent de vous donner chaque jour les témoignages d'un attachement et d'un respect que chaque jour aussi voit augmenter.
»Eh! comment le peuple français pourrait-il[107] trouver des bornes à sa reconnaissance, lorsque vous n'en mettez aucune à vos soins et à votre sollicitude pour lui?...
»Comment pourrait-il, oubliant les maux qu'il a soufferts quand il fut livré à lui-même, penser sans enthousiasme au bonheur qu'il éprouve depuis que la Providence lui a inspiré de se jeter dans vos bras?...
»Les armées étaient vaincues[108]; les finances en désordre; le crédit public anéanti; les factions se disputant les restes de notre antique splendeur; les idées de religion et de morale obscurcies; l'habitude de donner et de reprendre le pouvoir laissaient les magistrats sans considération, et même avaient rendu odieuse toute espèce d'autorité...
»Votre majesté a paru; elle a rappelé la victoire; elle a rétabli la règle et l'économie dans les dépenses publiques; la nation, rassurée par l'usage que vous en savez faire, a repris confiance dans ses propres ressources; votre sagesse a calmé la fureur des partis; la religion a vu relever ses autels; les notions du juste et de l'injuste se sont réveillées dans l'âme des citoyens, quand on a vu la peine suivre le crime, et d'honorables distinctions récompenser et signaler la vertu, etc.»
Ce fut le 19 mai 1804, que ce discours fut prononcé par Cambacérès, comme président du Sénat.
François de Neufchâteau, l'ancien directeur, fit aussi un discours à Napoléon, le 1er décembre 1804. On verra, par quelques phrases que j'en vais rapporter, que dans ces six mois d'intervalle la flatterie avait fait de grands progrès.
Je les place également pour donner une idée du genre d'esprit de François de Neufchâteau, dont on a tant parlé, et qui, après tout, n'était qu'un rhéteur sans grâce; quoiqu'à l'époque où il était un de nos cinq rois, il eût aussi sa cour de flatteurs, qui le plaçaient beaucoup plus haut que tous les poëtes et les écrivains de son époque, et même de son siècle...
La voix du peuple est bien ici la voix de Dieu,
disait-il à l'Empereur.
«Aucun gouvernement ne peut être fondé sur un titre plus authentique. Dépositaire de ce titre, le Sénat a délibéré qu'il se rendrait en corps auprès de votre majesté impériale. Il vient faire éclater la joie dont il s'est pénétré, vous offrir le tribut sincère de ses félicitations, de son respect, de son amour; et s'applaudir lui-même de l'objet de cette démarche, puisqu'elle met le dernier sceau à ce qu'elle attendait de votre prévoyance pour calmer les inquiétudes[109] de tous les bons Français, et faire entrer au port le vaisseau de la république.
»Oui, sire, de la république! Ce mot peut blesser les oreilles d'un monarque ordinaire; mais ici, le mot est à sa place devant celui dont le génie nous a fait jouir de la chose, dans le sens où la chose peut exister chez un grand peuple: vous avez fait plus que d'étendre les bornes de la république, car vous l'avez constituée sur des bases solides. Grâces à l'EMPEREUR DES FRANÇAIS, on a pu introduire dans ce gouvernement d'un seul les principes conservateurs des intérêts de tous, et fondre dans la république la force de la monarchie, etc., etc[110]...»
Voilà un échantillon du talent de François de Neufchâteau. Il avait de l'esprit, pourtant, et même beaucoup, ainsi que je l'ai déjà dit. Il était aimable, disait les vers à ravir, mais s'étonnait, après cela, tellement de lui-même, qu'il en évitait la peine aux autres. Toutefois, je le répète, il avait de l'esprit. Seulement il aurait dû sentir que des flatteries du genre de celles dont il accablait l'Empereur, étaient déplacées dans la bouche d'un homme qui avait eu lui-même pendant un temps la puissance exécutive. L'Empereur le comprit et le dit à Cambacérès.
—«On m'a fait un bien beau discours, qui m'a fait regretter le vôtre, monsieur l'archi-chancelier,» lui dit-il la veille du sacre, au moment où il arriva près de Napoléon, selon le désir que celui-ci lui avait témoigné de s'entretenir avec lui en particulier et même en secret la veille du couronnement. Cette conversation dut être du plus haut intérêt. Mais jamais personne n'a su un mot de ce qui fut dit dans cet entretien, quoiqu'on ait pu le présumer. Cambacérès était non seulement aimé de l'Empereur, mais estimé. Napoléon tenait à honneur d'être ami de Cambacérès. «C'est un honnête homme,» répétait toujours Napoléon, «un honnête homme supérieur.»
Que de fois je lui ai entendu répéter cette phrase... Il aimait aussi l'ordre et la régularité de Cambacérès; sa manière de recevoir surtout. Cette étiquette strictement observée ne lui paraissait nullement ridicule; et il trouvait peut-être avec raison que l'archi-chancelier était le seul grand dignitaire qui comprît bien sa position.
Mais, en revanche, l'archi-chancelier n'était aimé d'aucune des Impératrices. Joséphine n'avait aucune affection pour lui. Il attribuait cet éloignement à des remontrances qu'il avait pris la liberté de lui faire, au nom de l'Empereur, sur ses dépenses excessives, qui donnaient toujours à Napoléon des colères, quelquefois funestes pour lui-même, car elles le rendaient fort malade; et puis l'archi-chancelier était pour la séparation; Fouché également cependant, et il était en faveur auprès d'elle: mais il était faux, et Cambacérès était véridique et loyal.
Quant à Marie-Louise, c'est autre chose. Voici pourquoi elle prit l'archi-chancelier en grippe. Je donne cette histoire comme elle courut alors dans tous les salons de Paris. Elle nous fit beaucoup rire, et je la crois positivement vraie.
À l'époque de la guerre de Russie, lorsque l'Autriche insistait si vivement pour avoir les provinces illyriennes[111], la correspondance, soit confidentielle, soit ministérielle, du beau-père et du gendre était souvent orageuse... Un jour, Napoléon jura et frappa du pied contre terre, en nommant son père et frère d'Autriche de je ne sais plus quel nom.
—«Qu'est-ce, mon ami? qu'avez-vous contre mon père?
—Votre père, Louise!... votre père EST UNE GANACHE!... Et après ce mot il se lève, et sort en fermant la porte assez violemment pour la briser.
L'Impératrice, soit qu'elle ne connût que notre beau langage, soit qu'elle ne connût pas en entier notre dictionnaire, ou plutôt qu'elle s'en tint à la véritable acception des mots, demeura surprise devant celui que Napoléon lui avait jeté comme une injure, si elle en jugeait au ton courroucé de sa voix. Mais une injure de Napoléon! lui, si doux avec elle! si tendre surtout!... Le moyen de le croire!... Dans ce moment, la duchesse de Montebello entrait chez l'Impératrice. On sait combien elle l'aimait[112]! Elle lui demanda aussitôt ce que signifiait le mot ganache, en lui disant pourquoi elle lui faisait cette question...
Madame la duchesse de Montebello, fort embarrassée, lui répondit cependant fort bien pour tous:
—«Une ganache! madame... c'est... c'est un brave homme... un honnête homme un peu âgé...
—Ah!...»
La chose en resta là. L'Impératrice n'en parla plus, parce que l'occasion ne se présenta pas de placer le mot; mais au moment du départ de l'Empereur pour la Russie, il laissa, comme on sait, l'Impératrice régente avec l'archi-chancelier pour conseil, et même presque comme tuteur. L'Empereur parti, le prince archi-chancelier alla présenter ses devoirs à son impériale pupille, qui, voulant lui dire une parole gracieuse, le regarda en souriant, et, prenant une physionomie toute gracieuse:
—«En vérité, lui dit-elle, je suis bien touchée que l'Empereur m'ait laissé un guide aussi respectable!... et je serai toujours empressée de recevoir les avis d'une aussi brave GANACHE!»
Qu'on juge de l'effet du compliment!
On a prétendu qu'elle avait eu l'intention de lui dire ce qu'en effet signifie ce mot. Je ne le crois pas: quel en serait le motif?... Cambacérès était un homme inoffensif, que l'Empereur estimait beaucoup, et Marie-Louise le savait. Non, je crois que ceux qui lui veulent faire une réputation de malice, pour lui sauver celle de la sottise, se trompent ici beaucoup... Marie-Louise était un de ces êtres mal organisés, à qui tout réussit mal, et qui ne savent jamais corriger leur destinée...
Elle aimait à s'amuser, et n'y entendait rien; cependant les bals lui plaisaient: elle aimait la danse et elle y valsait et dansait l'anglaise comme une personne que cela ennuie et fatigue. Cambacérès, qui, certes, n'était pas danseur, en fit la remarque un jour chez lui à un petit bal donné à Marie-Louise dans sa nouvelle maison; cependant, cette fois-ci, l'ordonnance était mieux faite; il y avait plus de jeunes gens. Presque tous les auditeurs au Conseil d'État, dont Cambacérès était le chef, pour ainsi dire, s'y trouvaient, et leur présence ajoutait et donnait même, on peut le dire, un autre aspect à la fête... Marie-Louise avait ce soir-là presqu'une apparence de beauté... Elle était bien mise, ce qui lui arrivait rarement; elle avait un petit corset de velours bleu, de ce bleu qui porte son nom encore aujourd'hui, couleur tout à fait bien pour son teint, qui était sa seule beauté réelle. Ce petit corset était brodé en diamants, la jupe était en tulle, doublée de satin blanc, et bordée par plusieurs touffes de belles de jour, d'un bleu plus foncé que nature, pour rapprocher davantage la nuance du velours. Elle était coiffée avec les mêmes fleurs et des épis de diamants, ce qui faisait admirablement dans ses beaux cheveux blonds... Elle était presque jolie comme cela! et elle l'eût été certainement, si elle eût été gracieuse!
Lorsque l'Empereur était absent, c'était bien vraiment l'archi-chancelier qui régnait à Paris; c'était son salon qui était la cour active et marquante. Sa représentation continuelle est véritablement le mot qui convient à la chose. Jamais il ne faisait un voyage pour aller, soit aux eaux, soit à la campagne ou dans le Languedoc. Lorsque l'Empereur lui dit d'avoir une campagne, il en prit une... mais à Monceaux.
Aussi l'Empereur comptait-il sur lui comme sur un ami, et il avait raison; il savait combien il pouvait s'assurer sur son calme, son bon sens et sa haute expérience dans les affaires. Ensuite il y avait un autre motif pour l'Empereur; c'était la sécurité que lui donnaient trois convictions: celle de son honnêteté d'abord, ensuite de sa circonspection, et puis enfin celle de sa poltronnerie.
—«Bah! disait Berthier, l'Empereur sait bien qu'il n'a rien à craindre de Lebrun et de Cambacérès! Ils sont honnêtes gens d'abord, et puis trop poltrons pour tenter ou soutenir une révolution, surtout l'archi-chancelier...»
Je crois que l'honnêteté de Cambacérès suffisait pour le faire tenir en repos; mais, ce que je crois encore mieux, c'est qu'il n'avait aucune chance pour réussir. Il possédait sans doute toutes ces qualités, que les souverains trouvent rarement dans leurs alentours... Mais à posséder celles qu'il faut pour être souverain soi-même, il y a encore bien loin.
Cambacérès accueillait dans son salon, avec une bienveillance plus intime que pour les autres personnes présentées, celles qui lui venaient du Languedoc. Il avait un respect religieux pour sa province. Son amitié pour moi doublait, je crois, de cette circonstance, que nous étions de la même ville... Si quelque Montpellerais lui demandait un service, il répondait presque toujours: Je le ferai!
En effet, il faisait examiner la chose; le rapport était fait dans les quarante-huit heures; car M. Lavollée secondait son oncle aussi vivement qu'il le pouvait, et, le mardi ou le samedi suivant, Cambacérès disait au compatriote solliciteur:
—«Mon cher, je me charge de votre affaire.»
Alors c'était à peu près fait. Je dis à peu près, parce qu'avec Napoléon, on ne pouvait répondre de rien.
Mais quelquefois Cambacérès avait promis, ou bien les prétentions du solliciteur ne lui semblaient pas justes. Alors il lui disait avec la même franchise: Je ne puis rien. C'est de l'honneur, cela.
Un jour je reçois une lettre d'Arras; elle m'était écrite par une personne que je ne nommerai pas, parce qu'à l'époque où j'habitais cette ville, cette personne était royaliste avec tout le fanatisme qu'on connaît à certaines gens. Ensuite elle était devenue impérialiste au même degré. En 1814 cela changea encore, et, en 1830, il y eut une nouvelle mutation. Cette dame avait un petit-fils. Jamais aïeule ne fut plus enthousiaste de sa progéniture. Le jeune homme n'avait pourtant rien d'extraordinaire; il n'était que bien, et voilà tout; mais, sur toute chose, il était enfant gâté, et voulait ce qu'il voulait avec acharnement. Il entreprit de vouloir être ce que détestait sa grand'-mère alors... il voulut servir l'Empire. La seule concession qu'il lui fit, ainsi qu'à sa mère, fut de ne pas aller à l'armée, quoiqu'il en mourût d'envie. Alors l'aïeule m'écrivit pour me prier de solliciter pour son petit-fils l'entrée du Conseil d'État. Elle avait jadis connu Cambacérès chez le marquis de Montferrier, et comptait sur ce souvenir. Mais il y avait bien des chances pour le contraire!...
Elle y comptait pourtant si bien, que dans la lettre qu'elle m'avait priée de remettre à l'archi-chancelier, elle en parlait d'une curieuse manière. Le jeune homme, je le répète, était fort bien; et, heureusement pour lui, le prince le comprit comme moi.
À mesure qu'il lisait la lettre de l'aïeule, il me regardait avec une sorte de malice tellement inusitée chez lui, que je dus m'attendre à quelque chose de bizarre.
—«Tenez, me dit-il en me donnant la lettre de madame de ****, voyez de quel style on me fait la demande d'un service.»
Je suis fâchée de ne pas avoir gardé de copie de cette lettre: elle était curieuse dans le fait. Madame de **** rappelait à Cambacérès archi-chancelier, qu'elle l'avait connu comme Cambacérès avocat; et cela si crûment, si peu délicatement, que je vis l'affaire du jeune homme tout à fait manquée. Mais je devais apprendre à connaître l'archi-chancelier.
—«Monsieur, dit-il à M. de ****, je ne pourrai répondre aux volontés de madame votre grand'-mère, qui m'ordonne, ajouta-t-il en souriant, de vous faire nommer dans les vingt-quatre heures. Mais veuillez me faire l'honneur de venir dîner chez moi mardi prochain, et en raison de notre très-ancienne connaissance, de venir à quatre heures et demie; nous causerons. Aujourd'hui je ne veux pas ennuyer madame d'Abrantès d'une aussi lourde conversation; et puis je dois me rendre au Conseil. Mais mardi, vous voudrez surtout bien permettre que je sois moi-même votre examinateur.»
Le jeune homme sortit de chez Cambacérès enchanté de lui. Sa place au Conseil d'État était d'autant plus importante à obtenir pour lui, qu'il était très-amoureux, et que le père de la jeune fille ne voulait la marier qu'à un homme ayant une carrière. Le jeune homme, quoiqu'il fût amoureux, préférait celle des armes; à cette époque il y avait une telle confiance, que personne ne croyait mourir, et on allait à l'armée comme au bal; mais pour plaire à sa famille, il s'était décidé pour le Conseil d'État.
—«Dites tout cela à l'archi-chancelier, lui dis-je; il vous servira mieux si vous avez confiance en lui; car la lettre de votre grand'-mère a failli tout gâter. Parlez à Cambacérès comme à un père.»
Il suivit mon conseil et fit bien. J'avais été invitée à dîner par Cambacérès pour ce même mardi, afin que mon protégé et moi nous fussions ensemble; et, bien que Cambacérès me l'eût répété trois fois, je n'en reçus pas moins, le même soir, une invitation imprimée. Aussitôt que j'arrivai, le prince vint à moi; et me prenant par la main, comme si nous allions danser un menuet, il me conduisit à un fauteuil et me dit tout bas:
—«Je suis parfaitement content du jeune homme; et comme j'ai pour principe de ne pas me laisser influencer par des circonstances étrangères, je le servirai parce qu'il a du mérite, et qu'il serait cruel autant qu'injuste de le rendre responsable du peu de considération que sa folle de grand'-mère m'inspire. Il peut donc compter sur moi: vous pouvez en être certaine.»
En effet, quelques semaines après, le jeune homme fut nommé auditeur au Conseil d'État. Il se maria et il est toujours demeuré reconnaissant des bontés de l'archi-chancelier.
—«Une belle bonté, vraiment! disait la grand'-mère, lorsqu'il en parlait devant elle; il devait vous faire nommer: il ne pouvait faire autrement, j'avais dîné vingt fois avec lui chez M. de Montferrier!..»
Un officier de la maison de l'Empereur, homme d'esprit et de bonnes manières, dont le père était un des amis les plus intimes de ma mère, M. le marquis de Beausset, était un habitué du salon de Cambacérès. Il était préfet du palais; et, en vérité, il entendait cette fonction admirablement bien. Il avait cependant un rival, non seulement dans la maison de l'Empereur, mais auprès de l'archi-chancelier: c'était M. de Cussy. M. de Cussy était un homme excellent, mais ne comprenant guère la vie que comme elle s'écoulait pour lui. Il ne lui fallait des fêtes que parce qu'il y a toujours un souper, ou bien des rafraîchissements d'une nature plus substantielle que des sirops. Il avait un profond mépris pour les maisons qui reçoivent à gosier sec, comme il le disait.
«Il n'y a plus de France! s'écriait-il un jour; il n'y a plus de France!... on ne soupe plus!...»
Cambacérès l'avait nommé d'Aigrefeuille second. Il allait beaucoup chez lui, ainsi que M. le marquis de Beausset; ils étaient rivaux, mais cela n'était pas alarmant et ne passait jamais le seuil de l'office impérial.
On voit que l'addition de ces deux messieurs ne devait ni enlever ni ajouter quelque chose à l'élégance de la cour de l'archi-chancelier; car ceux qui la formaient habituellement étaient loin de pouvoir être donnés pour des modèles en ce genre.
C'était d'abord M. le marquis de Montferrier, homme de bonne naissance, âgé de cinquante ans au moins, gros, poudré, et l'antipode d'une contredanse, quoiqu'il sourît toujours.
C'était Monvel, frère de mademoiselle Mars, et fils du fameux acteur Monvel. Il était secrétaire du prince.... Maigre, pâle, sa figure longue et étroite pouvait sourire quelquefois, mais je crois qu'il n'en savait rien.
C'était encore M. de Villevieille, contemporain de Voltaire et disant les vers admirablement. Mais il aurait fallu rétrograder de quelque trente ans par-delà: c'était donc encore une figure peu admissible dans une fête.
C'était d'Aigrefeuille enfin, avec sa grotesque figure et sa burlesque toilette! Toutes deux méritent d'être connues.
D'Aigrefeuille[113] était un fort bon homme, ayant de l'esprit et des connaissances, choses qui disparaissaient pour le monde devant sa gloutonnerie, mais qui pourtant existaient réellement. Sa figure était incroyable; il avait une grosse tête placée sur un cou très-court; son visage était fait comme peu de visages le sont; ses yeux, très-gros et très-saillants, étaient parfaitement ronds et d'un bleu pâle et terne; son nez, formé d'une boule de chair, était au-dessous de ces yeux que je vous ai dits, et surmontait une bouche formée de deux grosses lèvres qu'il léchait incessamment, comme s'il venait de manger une bisque, et tout cela avec deux grosses joues fleuries, mais tremblantes, formaient deux fossettes quand il faisait son gros rire, ce qui arrivait souvent; ses jambes étaient petites, c'est-à-dire courtes, car elles étaient grosses et ramassées; son ventre très-gros et sa taille petite: voilà le portrait de l'homme, ni flatté ni chargé.
Qu'on se figure à présent ce personnage que je viens d'essayer de peindre, vêtu d'un habit de velours ras, bleu de ciel, doublé de satin blanc et garni d'une hermine, qui jouait le lapin blanc, attendu qu'il n'y avait pas de queues noires.
Voilà l'origine de cette belle toilette.
D'Aigrefeuille était fort ami d'une bonne, excellente et spirituelle personne, la comtesse de la Marlière. Un jour, il était chez elle, et lui contait ses chagrins d'être obligé d'acheter un habit habillé.
—«Mais, lui dit la comtesse, j'ai une robe de velours bleu de ciel, la couleur est un peu tendre, mais, qu'importe? prenez-la.»
D'Aigrefeuille, ravi, emporte sa robe, et son bonheur l'adresse chez le valet de chambre de l'archi-chancelier, au moment où il mettait en ordre des fourrures qu'il tenait encore à la main.
—«Tenez, monsieur d'Aigrefeuille, voilà de quoi garnir richement votre habit. Ce sont les rognures de l'hermine avec laquelle on a garni le manteau du sacre, pour monseigneur.»
D'Aigrefeuille, ravi du magnifique présent que le valet de chambre aurait probablement jeté, s'il ne le lui avait pas donné, fit faire l'habit bleu de ciel, se mit en dépense pour la doublure de satin blanc, et fit apposer sur les manches et au collet, ainsi que sur tous les bords, les petites bandelettes de fourrures blanches de l'hermine, dans laquelle il n'y avait plus une queue noire.
C'est avec cet habit que d'Aigrefeuille se faisait beau les samedis et mardis, chez l'archi-chancelier. Pour tout le monde, il n'était que ridicule; pour moi, il était comique. Pour moi, qui connaissais l'histoire du velours et de la fourrure, cet habit valait plus que pour une autre.
Cette histoire d'un habit bleu m'en rappelle une que j'ai omise dans le salon des princesses: c'était pour celui de la princesse Pauline.
M. de Th.... était, ce qu'il est encore, un officier plein de mérite et tout à fait estimable; mais il avait beaucoup de couleur, et le sang lui montait facilement aux joues. Ceci est indépendant des qualités de quelqu'un.
M. de Th.... était absent de Paris; il y revient, et trouve qu'en son absence on a donné l'ordre très-sévère de n'aller à la cour qu'avec un habit habillé. C'est un ordre un peu dur pour un jeune officier de cavalerie ayant une jolie tournure, et qui n'a que son uniforme... Dans cette perplexité, il rencontre M. Eugène de Faudoas, et lui conte son aventure.
—«Bah! n'est-ce que cela? lui dit M. de Faudoas; ma sœur va réparer ton malheur à l'instant. Il me faut un habit aussi, et je vais la prier de faire les deux emplettes.»
Madame la duchesse de Rovigo, avec son indolence habituelle, commande d'aller prendre chez Lenormand deux habits habillés, pour MM. de Th.... et de Faudoas, et de les porter chez leur tailleur, pour que ces habits fussent prêts pour le même soir, à neuf heures.
M. de Tha.... lorsqu'il essaya son habit, ne fit aucune attention à sa couleur. Il la trouva bien un peu claire, mais la chose était de trop peu de conséquence pour l'arrêter un moment de plus, lorsqu'il avait tant à faire. L'habit arrive fort tard. M. de Tha... le passe immédiatement et arrive enfin chez la princesse Pauline. Il était près de dix heures; le bal était commencé depuis longtemps, et la foule encombrait les salons. Tout à coup j'avise, au milieu des hommes qui se tenaient près de la porte qui communiquait de la galerie au grand salon, une figure étrange. Je fais un signe à la duchesse de Bassano, qui était près de moi; nous regardons plus attentivement, et nous reconnaissons M. de Tha..., dans son superbe habit de velours bleu céleste, brodé en argent; mais avec l'addition d'une coiffure poudrée à blanc, dans laquelle était encadrée sa figure bonne et excellente, et même agréable, mais si fortement colorée d'un pourpre foncé dans ce moment surtout, où il se trouvait dans une position gênée et presque au supplice, qu'il paraissait comme une fraise au milieu d'un fromage à la crème. Madame de Bassano et moi ne pûmes retenir un sourire qui, au fait, comprimait un éclat de rire que nous cachâmes comme nous le pûmes sous notre éventail. La princesse, qui nous vit rire, dirigea ses regards vers le lieu où allaient les nôtres. Aussitôt qu'elle aperçut M. de Tha...., elle mit aussi son éventail devant elle; ce que voyant le pauvre M. de T....., il devint exactement pourpre et fit craindre quelque accident. Jamais je n'ai vu une figure de cette teinte placée entre des cheveux blancs à frimas et un habit bleu de ciel, comme le prince Mirliflore! ce qui prouve que la chose accidentellement peut tout décider chez nous. Car M. de T.... était fort bien, avait très-bon air, et certes, ne pouvait jamais prêter à rire; mais, cette fois, il n'y avait pas moyen.
Ces malheureux costumes, que l'Empereur forçait de porter à la cour, faisaient le désespoir de la plupart des hommes. Mais l'archi-chancelier était vraiment heureux de cet usage rétabli. Ce n'était qu'aux grandes cérémonies qu'il avait particulièrement une tournure burlesque, avec le grand habit du sacre, ou même le manteau et l'habit des grandes réceptions. Ce chapeau, retroussé par-devant, à la Henri IV, avec toutes ces plumes; ce manteau, cet habit au lieu du pourpoint, qui va seul avec le manteau, toute cette toilette est ridicule, lorsqu'elle n'est pas noblement portée. Lorsque le chapeau est posé tout droit sur la tête, le manteau placé tant bien que mal sur l'épaule gauche, l'écharpe blanche tournée autour du corps, et dont quelquefois le gros nœud arrivait au milieu de la poitrine, tout cet attirail mal mis et mal porté devenait une mascarade, et non plus un habillement de cour. L'archi-chancelier, pour dire le mot, avait l'air de jouer une parade, tandis qu'il portait au contraire fort bien l'habit habillé.
J'ai déjà dit qu'il n'aimait pas les fêtes. Il n'y allait que par obligation; qu'on juge de l'ennui que ces bouleversements lui donnaient chez lui-même. Il venait me voir quelquefois; et, comme je l'aimais et l'estimais fort, j'étais très-sensible à une preuve de bonté qu'il ne donnait presque à personne. Quelquefois il se rencontrait chez moi avec le cardinal Maury. Alors ils me charmaient tous deux par leur conversation variée, et surtout dans ce qui avait rapport aux premiers jours de la Révolution. Cambacérès ne provoquait ni ne fuyait ce sujet de conversation que je cherchais toujours, moi, à éluder, quelque plaisir qu'il me fît, car je craignais les discussions, et puis... le 21 janvier... Mais le cardinal me dit un jour, après qu'il fut parti:
—«Cela ne peut rien lui faire qu'on lui parle du procès du roi, parce que son vote est positivement de ceux qui ont été faits pour le sauver.
—C'est votre opinion, monseigneur? lui demandai-je fort étonnée.
—Oui, sur mon honneur, je l'ai dit à l'Empereur, qui, ainsi que vous le savez, n'aime pas ceux qui ont voté la mort de Louis XVI, qu'il n'appelle jamais que le malheureux Louis XVI!... Vous pouvez être sûre que Cambacérès voulait sauver le roi[114].»
Voilà ce que m'a affirmé, plus de dix fois, le cardinal Maury.
Cette parole me fut dite entre autres fois par le cardinal, chose étrange! deux jours seulement avant une autre fête donnée par l'archi-chancelier, dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Dominique. J'en fais la remarque, parce qu'il arriva une aventure si singulière à ce bal, qu'il est permis de croire ceux qui l'ont réfutée dans l'intérêt de l'archi-chancelier; mais elle me fut certifiée alors par le comte Dubois, qui était en ce même temps préfet de police, et, depuis, il me l'a confirmée, il n'y a pas quatre ans, dans son château de Vitry.
La fête de l'archi-chancelier devait être plus belle, en effet, qu'aucune de celles de l'hiver. Il y avait ensuite une raison pour le croire, ce qui à Paris est déjà beaucoup. Cette raison était la fraîcheur des ameublements; tout y était neuf et fort beau; l'hôtel lui-même était une belle résidence, et certes, cette fois, le maître de cette magnifique habitation n'avait rien négligé pour que sa fête fût superbe. Des fleurs, des lumières en abondance; une foule de femmes charmantes, couvertes de diamants, portant de riches et d'élégants costumes... c'était un bal masqué et costumé... L'Empereur avait le goût de ces sortes de fêtes à un degré vraiment étonnant pour un homme aussi sérieux et absorbé par de si grands intérêts, surtout à cette époque, où la guerre d'Espagne était dans toute sa fureur, et où lui-même rêvait une autre campagne d'Autriche?... Peut-être avait-il le besoin de se distraire des grands soins qui dévoraient sa vie, et ce moyen lui plaisait-il plus qu'un autre.
Quoi qu'il en soit, il aimait ces bals masqués, où, presque toujours, il s'amusait à former une intrigue. Je ne crois pas cependant qu'il ait été pour rien dans celle qui eut une si funeste issue[115], par l'impression qu'elle produisit sur celui qu'elle concernait.
La fête était brillante, animée; les déguisements étaient charmants. Plusieurs quadrilles avaient été remarqués. On les avait formés avec des costumes rappelant les personnages d'une pièce en vogue au même moment. Ainsi, par exemple, des femmes de ma société intime, choisirent ceux de la charmante pièce d'Alexandre Duval, la Jeunesse de Henri V. Madame la baronne Lallemand était bien jolie en Betty, avec son aimable et doux visage et ses beaux cheveux châtains sous le grand chapeau de velours noir. Madame de Montgardé avait le costume de Clara, et le capitaine Copetait était très-bien représenté par un Polonais de nos amis, le comte Joseph Motchinsky.
Je ne me souviens plus qui avait fait le quadrille des Deux Magots, mais il était charmant. On n'avait rien retranché, et il était fort nombreux. M. de Forbin lui avait un costume oriental purement observé, qui lui allait admirablement. On regardait beaucoup une magnifique aigrette en diamants, dans laquelle était contenue un héron noir du plus grand prix. Son poignard était aussi de la plus grande richesse.
—«Bah! disait-il en riant quand on lui parlait de la beauté de cette aigrette, tout cela est faux!»
C'était une aigrette très-véritable et du prix peut-être de 30 ou 40,000 francs; au reste, elle ne lui était que prêtée.
La fête avait eu un grand succès... L'archi-chancelier, fatigué d'avoir fait les honneurs de sa maison avec autant de politesse que de grâce, sentit enfin le besoin de se reposer. Il s'arrêta dans une pièce où il y avait peu de monde, et demanda une glace ou un sorbet; il était à peine assis dans une vaste et moelleuse bergère, savourant son sorbet, qu'un masque noir, enveloppé dans un très-ample domino, vint s'asseoir auprès de lui, et se tourna de son côté comme pour le regarder très-fixement. Pendant quelques instants, Cambacérès ne prit nullement garde à ce masque; mais, ennuyé probablement de voir cette masse sombre et silencieuse ne faire aucun mouvement, n'articuler aucun son, il se tourna à son tour vers le masque, et lui dit:
—«Es-tu donc muet, beau masque?»
Le masque noir ne répondit pas.
—«Il paraît que non-seulement tu es muet, mais que tu es impoli!» dit Cambacérès.
Le masque noir remua lentement la tête pour dire NON.
—«Ah! voilà une réponse, au moins... Eh bien! trouves-tu ma fête belle?
—Trop belle! répondit enfin le masque noir d'une voix creuse et sourde, dont l'intonation fit tressaillir Cambacérès.
—Tu trouves!... dit-il; mais quand on reçoit son souverain, il faut faire ce qu'on ne ferait par aucune autre considération...
—Tu ne savais pas que tu devais le recevoir, ton souverain! reprit le masque noir avec un accent étrangement impérieux et qui s'élevait à mesure qu'il parlait.
—Comment, je ne savais pas que l'Empereur...
—Silence! impie, dit avec une sorte de violence le masque noir, et en posant sur la main dégantée de l'archi-chancelier sa main couverte d'un gant blanc, mais qui pourtant le glaça jusqu'aux os...
—Qui êtes-vous donc, monsieur? dit l'archi-chancelier en se levant.»
Et en même temps il porta la main à la sonnette, car le peu de personnes qui se trouvaient dans cette pièce reculée s'étaient retirées en le voyant en conférence, à ce qu'ils croyaient du moins, avec le masque noir... Et dans ce moment il était seul avec cet être singulier, dont la voix et les manières avaient une apparence hostile.
—Épargne-toi le soin d'appeler, lui dit-il; je me nommerai et me montrerai même à toi, si tu le veux. Tes valets ou tes complaisants n'ont rien à voir dans ce qui se passera entre nous.
—Monsieur!... qui donc êtes-vous?»
Et, tout en faisant cette question, il racontait lui-même au comte Dubois que sa langue était comme paralysée, et qu'il ne pouvait parler.
—«Tu veux donc savoir qui je suis?... Tu le sauras... peut-être; écoute... Te rappelles-tu un jour de ta vie que tu voudrais racheter?
—Non, répondit Cambacérès avec assurance, après avoir réfléchi un moment.
—Non! répéta le masque noir d'une voix foudroyante... et ses yeux semblaient lancer des éclairs!
—Non, dit de nouveau et avec force l'archi-chancelier; car jamais je n'ai agi que d'après ma conviction et ma conscience. En ma qualité d'avocat, j'ai pu arriver à des conclusions qu'il m'était pénible de donner; mais je[116] me croyais probablement en droit de le faire; dès lors, je ne suis plus que l'instrument de Dieu.
—Ne prononce pas son nom; tu n'en es pas digne.
—Monsieur! dit Cambacérès en se dirigeant vers une porte qui donnait dans une pièce où il y avait des joueurs, votre conduite est trop étrange pour que je la supporte plus longtemps. Remerciez-moi de ne pas vous faire arrêter... et surtout ne tenez pas de pareils discours à un petit masque que je vois traverser un des salons en face de nous. Il pourrait avoir moins de patience que moi; mais enfin la mienne est à bout, je vous en préviens.
—Je n'ai rien à dire à ce petit masque, répondit l'homme noir; il n'a fait que suivre la route que toi et tes pareils lui avez ouverte.»
Cambacérès tressaillit, mais ne continua pas moins de s'avancer vers la porte. Tout à coup le masque le rejoint, sans que le bruit de ses pas ait été entendu par lui[117]; et le ramenant, sans qu'il eût la force de résister, à côté de la cheminée.
—«Te rappelles-tu le 21 janvier?» lui dit-il tout bas.
Cambacérès demeura sans voix.
—«Te rappelles-tu le 21 janvier? répéta la voix, avec un accent plus solennel...
—Oui... oui... ce fut un malheureux jour; mais je ne fus pas coupable!...
—Tu fus RÉGICIDE!
—Monsieur! s'écria Cambacérès, surmontant enfin la torpeur qui l'accablait depuis une heure, et le frisson qui venait de le saisir. Monsieur, je veux savoir qui vous êtes.
—Je t'ai dit que je me montrerais à toi, je tiendrai ma parole; viens, et tu me connaîtras.»
Le masque noir se dirigea vers une pièce voisine qui, abandonnée par les joueurs, à cette heure de la nuit, était alors solitaire et sombre. Puis il s'arrêta à la porte en regardant Cambacérès, comme pour l'inviter à le suivre... Celui-ci hésita; un moment, sa main se leva de nouveau pour sonner; mais une force, qu'il a dit depuis être invincible, la faisait aussitôt retomber à son côté... Il voulut appeler, sa langue demeura muette... Il voulut fuir... il ne put marcher!... Il leva les yeux... l'homme noir, toujours sur le seuil de la porte, semblait l'attendre... Il craignait vaguement de le suivre, et pourtant toujours subjugué par cette même force, sous la puissance de laquelle il fléchissait depuis une heure, il s'avança en chancelant vers l'appartement voisin... Le masque y entra avec lui... Quelques bougies y brûlaient encore, et, par intervalles, jetaient des éclats d'une lumière très-vive...
L'homme noir s'arrêta près de la cheminée. Il regarda quelques instants l'archi-chancelier qui était là, tremblant, et comme sous le prestige d'un rêve terrible...
—«Tu veux me connaître, dit enfin le masque d'une voix lente, mais plus forte qu'une voix ordinaire... Tu présumes donc beaucoup de ton courage?
—Qui donc es-tu?»
L'homme leva lentement la main, et dénoua son masque... Puis il rejeta son camail en arrière, et son visage demeura tout entier découvert...
Dans ce moment, les bougies du candélabre qui était au-dessus de sa tête l'illuminèrent d'une lueur vacillante et blafarde... Cambacérès le vit alors tout entier; et, poussant un grand cri, il tomba sans connaissance sur le parquet...
C'était Louis XVI!!!...[118]
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