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Histoire des salons de Paris (Tome 6/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

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The Project Gutenberg eBook of Histoire des salons de Paris (Tome 6/6)

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Title: Histoire des salons de Paris (Tome 6/6)

Author: duchesse d' Laure Junot Abrantès

Release date: January 15, 2014 [eBook #44676]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES SALONS DE PARIS (TOME 6/6) ***

HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TOME SIXIÈME.

L'HISTOIRE DES SALONS DE PARIS

FORMERA 8 VOL. IN-8o,

Qui paraîtront par livraisons de deux volumes.

La 2e a paru le 11 janvier;
La 3e paraîtra le 25 mars.
La 4e livraison, composée des Salons de la Restauration
et du règne de Louis-Philippe Ier, paraîtra le 15 mai.

Les souscripteurs chez l'éditeur recevront franco l'ouvrage
le jour même de la mise en vente.

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR,
Rue de la Vieille-Monnaie, no 12.

HISTOIRE
DES
SALONS DE PARIS

TABLEAUX ET PORTRAITS
DU GRAND MONDE,
SOUS LOUIS XVI, LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE,
LA RESTAURATION,
ET LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE Ier.

par
LA DUCHESSE D'ABRANTÈS.

TOME SIXIÈME.

Enseigne de l'éditeur.

À PARIS
CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE
DE S. A. R. M. LE DUC D'ORLÉANS,
PLACE DU PALAIS-ROYAL.
M DCCC XXXVIII.

SALON DE M. DE TALLEYRAND,
SOUS LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT ET L'EMPIRE.

PREMIÈRE PARTIE.
LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT.

C'est un homme difficile à suivre dans les méandres de sa vie politique que M. de Talleyrand... Cette destinée, se présentant toujours différemment qu'elle ne doit se terminer, a quelque chose d'étrange qui surprend, et empêche quelquefois d'être aussi impartial qu'on le voudrait pour juger un homme dont l'esprit est si supérieur et si remarquable d'agréments, comme homme du monde: c'est qu'il est en même temps homme de parti; on ne peut pas les séparer: et si l'un attire, l'autre repousse.

Avant la Révolution, l'abbé de Périgord était un abbé mauvais sujet; il faisait partie, à peine sorti du séminaire de Saint-Sulpice, de l'état-major religieux de l'archevêque de Reims. On sait que cette troupe d'abbés était la plus élégante et la plus recherchée parmi tous les jeunes gens qui prenaient le parti de la carrière ecclésiastique[1]. L'abbé de Périgord ne fit faute à sa renommée, et sa conduite répondit parfaitement à ce que les autres avaient annoncé. Mais M. de Talleyrand, dès cette époque, annonçait, lui, un homme supérieur à tout ce qui l'entourait... Et cette universalité dans les goûts, cette facilité dans tout ce qu'il faisait, prouvaient par avance qu'il serait un des hommes les plus distingués de son temps.

Il avait une charmante figure; ses traits étaient fins, et cela même remarquablement: chose étonnante, car sa physionomie n'est nullement active dans son expression, et pourtant rien n'est plus incisif que le regard de ses yeux presque atones, lorsqu'ils s'attachent sur vous avec une expression railleuse... Aimant vivement le plaisir, il trouvait le temps de tout accorder; et les matières sérieuses dont il s'occupa très-jeune encore prouvent qu'il ne passait pas ses journées à dormir, s'il passait ses nuits au jeu ou à souper avec des personnes joyeuses...

Sa force était, dit-on, une chose miraculeuse; il passait quelquefois deux et trois nuits de suite sans dormir; il lui fallait paraître le quatrième jour au matin avec toutes ses facultés sérieuses, eh bien! il dormait une heure après avoir pris un bain, et paraissait aussi dispos de corps et d'esprit que s'il sortait d'une retraite de six semaines à la Trappe. Une particularité qui tient à lui, c'est qu'avec cette force vraiment rare, il n'en avait pas la moindre apparence: il avait même plutôt celle d'une jeune fille..., et son visage rose et blanc ne révélait en aucune sorte qu'il n'en fût pas une. Jamais M. de Talleyrand n'a fait sa barbe, et cela par une bonne raison: c'est qu'il n'en a pas, et n'en a jamais eu; il aurait pu, à vingt ans, jouer parfaitement le rôle de Faublas. Et, en y pensant bien, je croirais peut-être que Louvet a connu M. l'abbé de Périgord, et beaucoup de circonstances de sa vie de jeune homme. Voici un fait qu'il est, je crois, bon de conserver. Je pense que M. de Talleyrand ne l'a pas oublié.

Lorsque les jeunes abbés de qualité étaient au séminaire de Saint-Sulpice, ils avaient en Sorbonne un ecclésiastique comme répétiteur, ou pour une fonction à peu près semblable. Son nom, je ne l'ai pas oublié, je ne l'ai jamais su. Je ne connais que son surnom, il s'appelait la grande Catau. Pourquoi? Voilà ce que je ne sais pas. Ce qui est certain, c'est que tous les jeunes abbés l'appelaient ainsi. Un jour, cet homme, plus animé par ce qu'il savait probablement, et par ses propres sentiments, se laissa emporter à une vive allocution en présence de huit ou dix de ces jeunes têtes destinées à porter la mitre et peut-être la tiare. C'était d'abord M. de Talleyrand; puis l'abbé de Damas, l'abbé de Montesquiou, l'abbé de Saint-Phar, l'abbé de Saint-Albin, l'abbé de Lageard, etc., etc.

—Oh! s'écriait-il dans un moment d'exaltation, oh! mon Dieu!... qu'est-ce donc que je vois dans ceux de tes serviteurs destinés à faire aimer ta loi!... que vois-je parmi eux... là-bas dans cet angle obscur[2], parmi ceux destinés un jour à porter peut-être la couronne de saint Pierre, mais sûrement la mitre épiscopale... que vois-je?... des hommes portant et propageant les vices du siècle parmi le clergé, parmi les serviteurs de Dieu!... Oh! mon Dieu! mon Dieu! que deviendra donc votre sainte religion?...

La grande Catau était une personne de grand jugement et d'un esprit très-supérieur.

Quelques années plus tard, un autre homme apostrophait M. de Talleyrand d'une manière encore plus directe. Cet homme était M. de Lautrec, lieutenant-général, ayant une jambe de bois et le droit de parler au nom du pays. Il avait été de plus ami du père de M. de Talleyrand.

—Monsieur, lui dit-il le premier jour, à l'Assemblée Constituante, lorsque M. de Talleyrand passait devant le vieillard mutilé pour aller au côté gauche, où il siégeait; Monsieur, si M. votre père vivait, il vous mettrait les bras comme nous avons les jambes.

M. de Lautrec était un homme ayant le droit de parler ainsi.

Aimant la vie du monde d'autrefois, et telle que pouvait l'avoir un homme de sa condition et de sa qualité; aimant avec passion les femmes, le jeu, et tout ce qui constituait alors un homme à la mode, ce fut ainsi que 1789 trouva M. de Talleyrand. Il était trop habile pour ne pas comprendre que le vieil édifice croulerait peut-être bientôt: car il était violemment ébranlé. Aussi, une fois aux États-Généraux, prit-il le parti qui devait triompher. Les bénéfices dont il jouissait lui devaient être enlevés par la force des événements; et, selon lui-même, il convenait mieux de les abandonner le premier (je dis toujours peut-être). Sa conduite aux États-Généraux fut conséquente; elle le fut encore lorsqu'il se sépara pour faire partie de l'Assemblée lors de l'affaire du Jeu de Paume...; mais elle fut grande et belle lorsqu'étant évêque d'Autun il entra à l'Assemblée Constituante[3]. Il fut constamment très-brillant dans cette nouvelle carrière, et se signala avec un courage qu'en vérité on ne demande aux prêtres que pour le martyre: il proposa lui-même l'abolition des dîmes du clergé, démontra la nullité des mandats impératifs, et, une fois au Comité de constitution, il se montra plus véhément cent fois qu'aucun de ceux qui en faisaient partie avec lui. Un fait assez remarquable dans la vie de M. de Talleyrand, c'est que l'époque qui en est la plus importante dans l'intérêt du pays est sa carrière administrative: et c'est la moins connue précisément. Ce temps, déjà bien loin pour nous, qui ne regardons jamais au-delà des jours tout près de nous, est rempli de travaux importants. Avec la même vérité, on peut louer la conduite de M. de Talleyrand, lorsqu'il demanda que les biens du clergé fussent employés au soulagement du Trésor, alors tellement en souffrance, qu'on fut obligé de créer un papier-monnaie. M. de Talleyrand, en demandant que les biens du clergé fussent ainsi aliénés, faisait, certes, une belle et grande action, puisque ses bénéfices étaient son unique fortune. C'est une résolution noble et grande; et l'abbé Maury[4] ne fut pas juste envers lui en l'attaquant comme il le fit. M. de Talleyrand provoquait une grande mesure qui pouvait sauver ou tout au moins aider à sauver le pays, si elle eût été appliquée dix ans plus tôt à ses besoins.—C'est donc une vérité incontestable que M. de Talleyrand fut utile à la France, et surtout voulut l'être; mais le torrent l'emporta.

On dit avec raison que l'Assemblée Constituante renfermait plus de talents et d'hommes d'esprit que la France n'en avait jamais vu rassemblés en un même lieu. M. de Talleyrand, quel que fût celui qui s'opposait à lui, paraissait toujours dans une attitude convenable et forte, et il est à remarquer que le côté gauche dont il faisait partie était formé des hommes les plus habiles de l'Assemblée... à quelques exceptions près qui se trouvaient au côté droit. L'abbé Maury, orateur à la Bossuet, se laissait emporter par la colère quelquefois, comme le grand homme de Meaux; cette colère l'aveuglait souvent, et alors il était inférieur à celui qui était en face de lui. C'est dans une circonstance semblable que M. de Talleyrand fut injustement attaqué par lui, lorsque, voulant prévenir des abus, il provoqua le décret qui ordonnait de mettre les scellés et de faire l'inventaire des effets mobiliers et immobiliers du clergé[5]... Ces deux hommes ont été peut-être plus opposés l'un à l'autre que Mirabeau et Maury, et pourtant on ne parle que d'eux. Il faut avoir étudié à fond cette époque pour savoir la vérité des choses. Mirabeau parlait beaucoup et bien; M. de Talleyrand parlait peu et mal... c'est-à-dire qu'il n'avait pas cette voix de tribune, cet accent du forum qu'avaient Mirabeau et l'abbé Maury; l'abbé Maury surtout, qu'on entendait bien autrement que l'évêque d'Autun, lorsqu'en pleine tribune il le signalait comme le chef de l'agiotage qui perdait, disait-il, les finances de la France plus que tout le reste... Dans cette lutte qui devint presqu'une dispute personnelle, l'abbé Maury fut souvent injurieux pour l'évêque d'Autun. Ce fut particulièrement en défendant tous les anciens droits du clergé et de la noblesse que l'abbé Maury fit autant de bruit. Il combattait pour un parti qui expirait, mais qui était encore nombreux, et regardait comme une tradition inviolable toutes les erreurs de l'ignorance, toutes les prétentions de l'avarice. M. de Talleyrand, quoiqu'il appartînt à cette caste qu'on attaquait, avait reçu la lumière hâtée par la civilisation; et plus éclairé que ses pairs, il s'était rangé du côté des opprimés qui réclamaient leurs droits..... Il devait avoir raison.

Un jour que je raisonnais sur cette question avec le cardinal, il me dit:

—Est-ce que vous croyez aussi que la noblesse qui se sépara de ses frères au Jeu de Paume était de bonne foi tout entière?

—Pourquoi non?... Sans doute, je le crois.

—Eh bien! vous vous trompez! cette bonne foi ne fut pas générale, et dans la plupart des grands seigneurs qui firent le premier noyau de l'Assemblée Constituante, le plus grand nombre voulait abaisser la puissance royale pour reconquérir cette autre puissance que Richelieu avait su détruire. Croyez-moi, un Montmorency se rappellera toujours qu'un Montmorency épousa la veuve de Louis-le-Gros[6], et cette pensée ne lui fera pas venir celle de se faire Sans-Culotte. Le despotisme aristocratique était là, tout prêt à saisir les rênes aussitôt que la main du Roi les aurait laissées échapper... Les insensés ne voyaient pas qu'à côté d'eux était un tigre qui, dans sa gueule béante, devait engloutir et noblesse et royauté...

Ce n'est pas ainsi que pensaient plusieurs hommes qui, tout en ayant la possibilité de voir, ne voulaient rien apprendre du vocabulaire qui contenait le nom de leurs nouveaux devoirs envers le souverain; c'est ainsi qu'était M. le maréchal de Mailly. La figure de cet homme m'apparaît, en ce moment, lorsque je parle d'honneur et de gloire, et elle est demeurée silencieuse lorsque je parlais des victimes de Robespierre... Pourquoi cela?... C'est qu'un être aussi honorable n'est jamais victime... Il ne meurt pas... et son nom lui survit pour proclamer le héros, l'homme de la gloire et non l'homme du supplice[7].

Aussitôt après que M. de Talleyrand eut prêté le serment civique et religieux, le maréchal de Mailly ne le voulut plus voir.

M. de Talleyrand, au reste, ne put qu'en être flatté; car le blâme d'un parti est l'éloge du parti qu'il a suivi, et comme il ne s'est jamais repenti de ce qu'il a fait, il a dû être heureux du blâme de M. de Mailly[8].

M. de Talleyrand demeura constamment dans le parti de la Révolution, et le jour de la fameuse fédération il dit la messe au Champ-de-Mars... Le clergé non-constitutionnel fut doublement contre lui... L'abbé Maury l'attaqua avec d'autant plus de colère que, Mirabeau étant mort, il n'avait plus de quoi occuper assez directement sa bilieuse colère... Un jour il attaqua M. de Talleyrand, comme chef de l'agiotage qui avait un monopole impudemment établi dans Paris... M. de Talleyrand, qui voulait bien s'occuper de la chose publique, mais en repos pour lui-même, comprit cependant qu'un peu de tolérance dans le sens inverse serait une bonne chose... Il s'éleva contre l'émission des deux milliards d'assignats qu'on voulait créer et mettre en émission pour éteindre la dette publique; mais le cardinal ne lui donna pas la joie de pouvoir se vanter d'une mesure sage et modérée... Il fit de grandes railleries sur ces deux milliards:

—À quoi bon! disait-il... puisque la dette est de sept milliards?...

M. de Talleyrand, incapable de lutter contre un tel homme avec sa voix douce et sa figure toute féminine, se contentait de lui répondre de ces mots piquants dont au reste, quinze ans plus tard, le cardinal n'avait pas encore perdu le souvenir...

Ce fut alors que M. de Talleyrand fut nommé exécuteur testamentaire de Mirabeau... Déjà membre du département de Paris, ce qui le rapprochait beaucoup de Manuel et d'une foule d'autres noms qui appartenaient à la Révolution la plus intime de cette époque, M. de Talleyrand fut dès lors classé par ses anciens pairs dans la partie mauvaise de la Révolution... Il n'en était rien... M. de Talleyrand, comme bien d'autres, avait été entraîné le premier jour dans une route où le pied glissait aisément et où le retour, comme le temps d'arrêt, est également impossible; mais il avait un moyen, il l'employa: ce fut de quitter la France; il sollicita de faire partie de l'ambassade de Londres; il eut, dit-on, une mission particulière relative, ainsi qu'on le crut, à l'établissement des deux Chambres. M. de Chauvelin était notre ambassadeur à Londres[9]. Pitt était alors au ministère.

M. de Talleyrand avait fui la France, parce qu'on s'y méfiait de son civisme.—En Angleterre, il fut en butte aux soupçons de la plus intime malveillance, parce qu'on le crut jacobin. Ribbes, de la Chambre des Communes, le présenta comme attaché au parti d'Orléans... Ainsi M. de Talleyrand n'était ni royaliste pour les royalistes, ni républicain pour les hommes nouveaux, ni enfin quelque chose... En France, il fut compromis par l'affaire d'Achille Viard; et cité par Chabot, qui ne l'aimait pas, il somma Roland, alors au ministère de l'Intérieur, de le justifier sur ce rapport avec lui... Roland répondit, mais de manière à ne montrer aucune sympathie pour M. de Talleyrand. Aucun parti ne l'adoptait franchement. C'est alors qu'il alla en Amérique. Contraint de quitter l'Angleterre, effrayé des désordres qui se commettaient en France, il chercha un lieu où le retentissement de la tourmente révolutionnaire n'eût pas pénétré. On était alors en 1794: il se rendit aux États-Unis; c'est de là qu'il sollicita sa rentrée en France. Les jours de sang étaient passés, et remplacés par des jours, sinon plus glorieux, au moins plus paisibles. M. de Talleyrand fit demander sa radiation par quelques femmes dont il était fort aimé, et surtout madame de Staël, et il fut rappelé. Cela devait être sous un gouvernement comme celui du Directoire. Il y a plus: il fut ministre, et eut le portefeuille des Affaires étrangères.

Je viens de donner presqu'une biographie de M. de Talleyrand; c'est que pour arriver à lui à cette époque, si différente de celle où il avait passé sa vie, il fallait le montrer, non pas ce qu'il était (car qui peut dire ce qu'il fut, ce qu'il est, et ce qu'il sera!), mais son attitude dans le monde, sous le Directoire...

Cette attitude fut ce qu'elle eût été sous le cardinal de Fleury, si M. de Talleyrand fût né quarante ans plus tôt: celle de l'homme le plus spirituel de la société. Il connaissait le Directoire, le méprisait, et ne croyant plus (s'il est vrai qu'il y ait jamais cru) à cette belle liberté régénératrice qui avait assuré ses premiers pas dans la carrière politique révolutionnaire, il se conduisit en conséquence de cette nouvelle croyance. Dans la façon tout énigmatique dont il se pose, M. de Talleyrand donne peu de prise à ceux qui sont chargés, par goût ou par toute autre cause, d'écrire sur lui; il est lui-même un être à part..., il étonne, intéresse parce qu'il amuse, mais n'attache jamais. Peu susceptible d'une sérieuse occupation, riant de tout avec cette amère ironie qui grimace en voulant sourire, M. de Talleyrand revint en France parce que l'Amérique l'ennuyait, et que dans le reste de l'Europe on ne voulait pas de lui: en Angleterre, M. Pitt le disait jacobin; en Allemagne, on ne l'aimait pas mieux: l'Italie n'était plus son fait. Quant à l'Espagne, un évêque excommunié aurait été rôti comme un marron en 1795, et ce cas était celui de M. de Talleyrand à l'époque dont je parle... Le Pape l'avait excommunié en 1791[10], à peu près à la mort de Mirabeau.

On le rappela donc; et, en arrivant en France, il trouva partout de l'intérêt pour lui, bien qu'il ne fût pas aimé. C'est qu'il y avait des femmes qui se mêlaient de ses affaires...; il les avait si bien servies dans sa jeunesse, qu'elles lui devaient leur secours...

Le général Lamothe, alors colonel et fort bien vu au Directoire (ce qui ne fut pas plus tard), lui servit d'introducteur le jour où il se présenta au Luxembourg. Je ne me rappelle plus qui en était alors le président... Lamothe était avec M. de Talleyrand, à qui il donnait le bras, parce qu'on sait que M. de Talleyrand n'a pas la démarche très-sûre; il s'appuyait donc, d'un côté, sur le bras de Lamothe, et, de l'autre, sur sa canne en forme de béquille, ou sa béquille en forme de canne, et ils cheminaient ainsi dans les vastes salles du palais directorial, lorsque, arrivés dans le salon qui précédait celui du citoyen président, l'huissier de la Chambre vint prendre la canne de M. de Talleyrand... Cette canne ou cette béquille était trop nécessaire à son maître pour qu'il s'en dessaisît; l'évêque la retint comme il l'aurait fait de sa crosse: mais l'huissier avait des ordres.

Je ne puis laisser cette canne au citoyen, dit-il.

Monsieur de Talleyrand l'abandonna...

—Mon cher, dit-il à M. Lamothe, il me paraît que votre nouveau gouvernement a terriblement peur des coups de bâton...

Et cela fut dit avec cet air impertinemment insoucieux qu'il a toujours, et qui à lui seul est toute une injure quand il n'aime pas quelqu'un.

Madame de Staël l'aimait fort déjà ou encore à cette époque, je ne sais pas bien lequel des deux; son esprit actif et brillant devait pourtant trouver un grand mécompte dans cette positivité toute sèche et toute personnelle; mais, avec elle, l'esprit avait raison sur TOUT. Son âme se reflétait alors sur celle de l'autre, et lui communiquait sa chaleur momentanément... Madame de Staël allait donc fréquemment chez M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand était un des habitués du salon de madame de Staël.

M. de Talleyrand, noble, évêque, révolutionnaire, après avoir couru les aventures, après avoir été ce que le duc de Lerme appelait un Picaro, et rentrant chez lui comme un homme simple et sans prétention, en avait pourtant une grande: il voulait entrer au Directoire. C'était bien permis; et, en vérité, l'ambition n'était pas grande, car ceux qui composaient ce gouvernement monstrueux, n'avaient pas entre eux cette homogénéité parfaite qui est si nécessaire pour produire l'unité de vues et d'intention[11].

À l'époque où M. de Talleyrand fut appelé aux Affaires étrangères, il y avait un troisième parti qui n'était ni de ce qu'on appelait l'hôtel de Noailles[12], ni de Clichy; c'était, si l'on peut se servir de ce mot, un dédoublement des constitutionnels... Ce parti était puritain dans ses principes, et affectait une régularité extrême; les plus influents étaient pour les Cinq-Cents, où surtout il dominait, Henri Larivière, Pastoret, Boissy-d'Anglas, Lemérer, Camille Jordan, Pichegru, Delarue, Demersan, etc.

Ce parti voulait le bien, mais moins peut-être que le parti constitutionnel, dont étaient Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray, Mathieu Dumas, Bérenger, etc., etc.... Sans doute il y avait des intrigants dans ce parti comme dans tout autre... mais il y en avait moins... Thibaudeau était du parti constitutionnel, et en parlant d'honnêtes gens dans ce parti-là, j'aurais dû le nommer le premier.

Les mesures révolutionnaires étaient rejetées par les deux partis que je viens de nommer... Celui qui les soutenait était le parti du Directoire: c'étaient Boulay (de la Meurthe), Jean Debry, qui fut ou ne fut pas assassiné à Rastadt, Poulain-Grandpré, Boulay-Paty, Chazal, Chénier surtout, etc... Ce parti n'était pas le plus fort en grands talents, quoiqu'il en eût plusieurs, mais il avait pour lui les armées et le Directoire.

Maintenant il y avait le parti royaliste, qui était bien fort aussi au milieu de cette anarchie... il se réunissait à Clichy; le Directoire l'exécrait. C'était un vrai club, une nouvelle représentation des Jacobins ou des Cordeliers; cette réunion fixait également l'attention publique, et surtout celle des contre-révolutionnaires.

Voilà comment allait la France politique au moment de l'arrivée de M. de Talleyrand au ministère. Il se trouva, de plus, qu'on dut renommer un directeur... Ses prétentions se réveillèrent... mais il ne fallait pas songer à prendre cette place... Trop de prétentions l'entouraient, et les Conseils, qui étaient pour beaucoup dans la nomination des candidats, ne voulaient pas d'un homme du Directoire. M. de l'Apparent fut écarté pour cette raison par Henri Larivière. On connaît son accent habituellement furieux... il s'élança à la tribune et s'écria:

Tout homme qui a reçu des fonctions du Directoire est exclu de droit.

Et, un moment après, en entendant prononcer le nom du général Beurnonville pour la candidature, il s'écria de nouveau avec un redoublement colère:

—Non, il ne faut pas aller chercher des candidats dans la fange de 1793!...

Cette sortie presque indécente fut blâmée même par les amis de Henri Larivière...

Barthélemy fut le candidat adopté presque à l'unanimité; presque continuellement absent, étranger à la Révolution, il n'offusquait personne; il fut nommé, mais aussi fructidorisé peu de temps après.

M. de Talleyrand n'avait aucune de ces conditions, et n'eût été que plus tôt fructidorisé. Mais bientôt il comprit qu'à côté de lui était un remède à cette faiblesse d'abandon où il se trouvait; et les Clichiens devaient lui donner de l'espoir. Mais au milieu de ces luttes, comme il y en avait en ce moment, il était empêché et ne pouvait rien résoudre... Ce qu'il voulait quelquefois, c'était sa retraite. Un incident nouveau vint occuper sa vie.

Un jour, dans sa jeunesse, M. de Talleyrand, étant aux Tuileries avec un de ses amis du séminaire, il lui fit remarquer une femme qui marchait devant eux; elle était grande, parfaitement faite, et ses cheveux, du plus beau blond cendré, tombaient en chignon flottant sur ses épaules...

—Mon Dieu! quelle belle tournure! s'écria l'abbé de Périgord.

—Oui, dit l'abbé de Lageard; mais le visage n'est peut-être pas aussi beau que la tournure le promet.

Ils doublèrent le pas et dépassèrent la belle promeneuse; en la voyant, ils demeurèrent charmés: une peau de cygne, des yeux bleus admirables de douceur, un nez retroussé et un ensemble parfaitement élégant.

J'ai déjà dit que les grands-vicaires de Reims étaient des hommes à la mode mauvais sujets. On doit penser qu'ils voulurent savoir le nom de la belle blonde... Cela fut aisé.

Elle s'appelait madame Grandt.

—Son mari est bienheureux, dit M. de Talleyrand... Et comme il était occupé ailleurs en ce moment, après avoir payé le tribut d'admiration qu'on doit à une belle personne, il passa outre; seulement, quand il s'ennuyait, il pensait à la belle blonde...

Les années s'écoulèrent, M. de Talleyrand retrouva la belle blonde, et comme elle et lui n'avaient aucune occupation particulière, celle qui leur parut la plus convenable fut de se rapprocher... Soit que la belle blonde eût la seconde vue, soit qu'il lui convînt de donner son cœur à M. de Talleyrand, ce fut un arrangement convenu et conclu[13]...

Une autre femme, qui se croyait lésée, peut-être avec raison, par cet arrangement, jeta les hauts cris, et menaça même M. de Talleyrand de sa vengeance; mais elle était bonne et ne sut jamais se venger... elle ne savait même pas punir une offense...

Des affaires plus graves se mettaient à la traverse de tout ce qui était repos et plaisir, malgré la soif que chacun avait de se satisfaire après un jeûne aussi long... Les Conseils devinrent des arènes où chaque parti se mettait en bataille devant l'autre. Le 30 prairial an V, il y eut une lutte dans l'Assemblée qui faillit dégénérer en combat; on ôta au Directoire la surveillance et l'autorisation des négociations que faisait la trésorerie nationale. Le lendemain, un député de Maine-et-Loire (Leclerc) demanda le rapport; il parla de la lutte continuelle qui existait entre les commissions et le Directoire... Aux premières paroles qu'il prononça, il y eut un seul cri poussé par cent voix, et tous les Clichiens se portèrent sur lui à la tribune... Les partisans du Directoire y coururent pour le défendre. Les combattants en vinrent à des voies de fait, et les coups les plus violents furent portés. Malès, un député, fut terrassé par un autre (Delahaye), qui le saisit à la gorge et lui déchira ses vêtements. Pichegru, qui était président, ne pouvait pas venir à bout de cinq cents hommes!

Il y avait sans doute de grands malheurs à cette époque; mais le plus grand était cette désunion entre les différentes opinions. M. de Talleyrand, ennuyé de ce qu'il voyait, regrettait presque l'Amérique et les séances de l'Assemblée Constituante, même celle du Jeu de Paume... Ce fut au milieu de ces agitations que le 18 fructidor eut lieu.

Un fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement M. de Talleyrand a eu sur le Directoire... il cherchait à sonder le terrain... Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait à la France de succéder à l'autre.

Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire, qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire? Je l'ignore... Il y avait alors une telle méfiance entre tous les partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.

Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. Le feu n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher d'éclater.

Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les Conseils, n'agissait jamais... et jouait à la chapelle pendant ce temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.

Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était le seul qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins pour leur corps... car c'était ici comme avec les parlements... Du reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion de je ne sais plus quelle fête, et contre l'armée autant que contre les Conseils, étaient une maladresse inouïe.

L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger les émigrés.

Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:

«Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire, il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion mal dirigée ne devienne funeste à la liberté, ET QU'ON NE SOIT OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE. Je ris de leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées et ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de facilité...

«Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence sont loin d'imaginer que nous asservirions l'Europe SI VOUS VOULIEZ en former le projet

Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.

«Adieu, mon général, jouissez délicieusement, n'empoisonnez pas votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur cœur; les royalistes la regardent et frémissent.

«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille. Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants.»

Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié[14], et, d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale. C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde nationale.

Les attaques personnelles qui se firent les jours suivants dans les deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui se préparait. Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit vigoureusement. Les royalistes crièrent que Garat-Septembre allait être dans le ministère (ministre de la Police). «Que faire si de telles gens sont aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.

—Je ne suis pas de l'Œil-de-Bœuf du Luxembourg! s'écriait de son côté Tallien... Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses plus sérieuses.

On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:

—Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui. Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.

—C'est de l'armée grise qui est dans Paris et qui nous menace, s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!

Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en prenait encore le nom.

Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire agissait enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait dirigé le mouvement du 18 fructidor d'après les instructions de l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir, Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui connaît:

—L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à discrétion au Directoire.

Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!

L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant le sabre dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.

Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien, l'autre un homme de la Révolution tout entier, un pur. La lettre du Clichien était ainsi conçue:

«Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras. Prends garde à toi!»

Celui du révolutionnaire:

«Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»

Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le nommer.

Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces placards disaient:

«Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera terrible, mais court. Éloignez-vous!»

Madame Th...... avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre sens que ceux de Clichy et du Manége.

M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée pour un homme comme lui, qui devait recevoir chaque parti. C'était bien encore pour une personne comme ma mère, qui, par sa position, pouvait, en s'isolant, ne recevoir que ses amis; ou madame de Staël, qui, par son talent, dominait tout et imposait ce qu'elle voulait. Cependant madame de Staël allait habituellement chez M. de Talleyrand, quand de vieilles querelles ne venaient pas soulever des tempêtes. Madame de Staël les provoquait souvent, et M. de Talleyrand dit un jour:—Mon Dieu! ne peut-elle donc ENFIN me détester!...

Le 16 fructidor, nous étions plusieurs personnes chez ma mère, très-disposées à nous amuser, lorsque l'un de nos habitués, Hippolyte de Rastignac, arriva fort troublé, et dans un désordre de toilette qui prouvait qu'il avait été attaqué et s'était défendu; sa cravate était arrachée, son habit gris à collet noir déchiré également au collet, et toute sa personne enfin était fort mal en ordre.

Il nous raconta que, sur le boulevard des Capucines, comme il descendait de cabriolet pour parler à un de ses amis, plus de trente hommes étaient tombés sur lui, et avaient exigé qu'il criât vive la République et haine à la royauté!...

—C'est un Clichien! s'écriait-on de tous côtés, c'est un Clichien!

—Je ne suis pas un Clichien! leur cria-t-il; mais je ne veux pas qu'on m'impose mes paroles.

—Criez! criez! Vive la République! et haine à la royauté!

—J'étais dans une fort mauvaise position, comme vous pouvez le penser, nous dit-il, lorsque des jeunes gens de mes amis, à la tête desquels était un de mes frères, accoururent vers moi et me tirèrent de leurs mains, mais ce fut aux dépens de mon habit et de ma cravate... Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que si je suis revenu sur la plage, c'est avec avarie de mes gréements.

Et il se mit à rire.

Ma mère, qui l'aimait beaucoup, et dont il était même le favori parmi ses frères, le gronda d'aller ainsi à pied avec ce malheureux habit gris et ce collet noir.

—Comment! dit-il fort étonné; eh! j'avais dîné chez un ministre.

—Vous avez dîné chez un ministre du Directoire! s'écrièrent plusieurs femmes, dont ma mère était le chef, et parmi lesquelles on distinguait madame de Lostanges, madame de Charnassé et madame de Caseaux...; vous avez dîné chez un ministre!...—Pourquoi pas chez Barras? ajouta madame de Lostanges.

—Mais ce ministre-là est des nôtres, répondit Hippolyte de Rastignac en arrangeant sa cravate, chose des plus importantes pour lui.... C'est chez Talleyrand que j'ai dîné.

—Ah! cela est différent, dit ma mère, très-différent!

—Je ne le trouve pas, dit madame de Lostanges.

—Ah! je vous demande pardon! il y a toute une distance entre M. Talleyrand de Périgord, neveu de l'archevêque de Reims et du comte de Périgord, à ces hommes de la Révolution, tels que Schérer, des espèces comme cela... M. de Talleyrand est un homme comme il faut.

—Mais Barras est aussi un homme comme il faut; pourquoi ne voulez-vous pas que votre fille aille au bal chez lui?

—Ah! pourquoi? pourquoi? dit ma mère assez embarrassée; car, en effet, elle était portée vers M. de Talleyrand par prévention d'affection pour toute sa famille qu'elle aimait, et avec laquelle elle était liée intimement.

—Étiez-vous nombreux à votre dîner? demanda ma mère à Hippolyte de Rastignac, pour changer la conversation.

—Trente à peu près; et, dans ce grand hôtel de Gallifet, il semble qu'on ne soit que huit ou dix personnes. Au reste, il y avait GRANDE compagnie; et, en vérité, je crois que si je n'y avais pas été, M. de Talleyrand n'aurait eu que lui-même pour avoir à nommer quelqu'un.

—Vraiment! qui donc était-ce...?

—Eh! le sais-je? mon Dieu!... Je voudrais retenir ces noms-là, et ne le puis; excepté cependant ceux de deux hommes qui feront parler d'eux dans l'avenir, quoique leurs pères soient inconnus. Ce sont les généraux Kléber et Bernadotte: l'un est républicain en carmagnole; l'autre est un républicain à l'eau rose, et se lave les mains avec de la pâte d'amandes parfumée... Je vous jure qu'il n'est pas déplacé dans le salon ambré de M. de Talleyrand.

—Qu'a-t-il donc, le salon de M. de Talleyrand? demanda madame de Lostanges, qui se retourna précipitamment au mot de pâte d'amandes parfumée[15].

—Ne savez-vous pas, madame, que M. de Talleyrand aime à la passion les essences et les odeurs? et pourvu qu'il y ait de l'ambre, c'est une chose agréable pour lui. Je vous assure que Robespierre se serait fort bien arrangé de son régime, lui qui ne marchait qu'au milieu d'un nuage embaumé.

—Laissez donc votre Robespierre, s'écria madame de Lostanges, et parlez-nous de votre dîner. Qui aviez-vous en femmes?—Madame de Staël... peut-être bien?

M. DE RASTIGNAC.

Oui, madame.

MADAME DE LOSTANGES.

Et puis après?

M. DE RASTIGNAC.

Madame Tallien et madame Grandt.

MADAME DE CASEAUX.

Est-elle donc aussi belle qu'on le dit?

M. DE RASTIGNAC.

Mais je la trouve bien belle... moins pourtant que madame Tallien.

MA MÈRE, souriant.

Et son esprit?

M. DE RASTIGNAC, s'inclinant.

Je n'ai jamais la hardiesse de juger celui des femmes.

MA MÈRE.

Oh! la pauvre personne! la voilà jugée... Cependant, quelque capable que vous soyez de la juger, mon cher Hippolyte, je vous demande la permission de prendre mes renseignements chez votre oncle. Je crains de votre part un peu de prévention.

M. DE RASTIGNAC.

Quoi! parce qu'elle est l'amie de l'évêque? Qu'est-ce que cela me fait à moi?... Ce serait une preuve d'esprit, une preuve que les préjugés sont secoués; or, un esprit dans ses langes ne sait jamais les briser.

MADAME DE CASEAUX.

Enfin, dites-nous donc vos convives.

M. DE RASTIGNAC.

Je vais recommencer: d'abord le maître du logis, sa grandeur monseigneur Charles-Maurice Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun, ayant prêté le serment civique et religieux... ayant...

MA MÈRE.

Hippolyte... Hippolyte!...

M. DE RASTIGNAC.

Comment! je l'appelle monseigneur, et vous me grondez! mais c'est de l'injustice cela. C'est ce que ferait Pierre ou Armand.—Allons, pardonnez-moi, d'autant que je suis raisonnable, et que je prononce les R, moi; je ne donne ma parole d'honneur qu'intelligiblement. Et si je suis incroyable, ce n'est pas comme les autres confrères dans la mode.

MADAME DE CASEAUX.

Mon Dieu, Hippolyte, que vous êtes bavard! au fait.

M. DE RASTIGNAC.

M'y voici. Je suis sérieux.—Ainsi donc, M. de Talleyrand, le général Bernadotte, le général Kléber, le général Lemoine, M. Poulain-Grandpré, un M. Debry, Benjamin Constant... presque tout ce qui compose le corps diplomatique, que j'étais loin de croire aussi nombreux, deux ou trois inconnus, et votre très-humble, très-obéissant et très-dévoué serviteur. Ah! j'oubliais, et mon oncle[16]. Je crois que j'oublie encore M. de Castellane et son adorable femme. La perruque du mari et les yeux de celle-ci étaient encore plus de travers qu'à l'ordinaire.

MADAME DE FONTANGES.

Eh bien! que dites-vous de tout ce beau monde-là?

M. DE RASTIGNAC.

Je dis que c'était la plus étrange bigarrure du monde. Il y avait à cette table de M. de Talleyrand de toutes les opinions: il y avait des royalistes (saluant), à tous seigneurs tout honneur; il y avait des modérés; il y avait des sabreurs! il y avait des révolutionnaires; il y avait des directoriaux: c'est ainsi, vous le saurez, qu'on appelle les partisans de monseigneur Barras aujourd'hui. Au reste, on m'avait dit: Observez, et vous verrez de grandes choses. J'ai observé et n'ai rien vu. On a professé le plus grand dévouement au Directoire... et voilà tout. Mais le plus curieux, c'est le récit de ce qui s'est passé à l'armée d'Italie pour l'anniversaire du 14 juillet[17]; ce fut Bernadotte qui nous en fit le récit. Il parle bien, et M. de Talleyrand l'écoutait, sinon avec plaisir, du moins avec confiance dans l'impression qu'il devait produire. Il commença par nous débiter avec une grande emphase ce que le général Bonaparte avait dit à ses soldats: c'est un peu blasphémant; mais enfin, puisque l'évêque l'a entendu, et même avec plaisir... À propos, n'a-t-il pas été excommunié?

MADAME DE LOSTANGES.

Qui cela?

M. DE RASTIGNAC.

Mais M. de Talleyrand, l'évêque d'Autun...

MADAME DE CASEAUX.

Hippolyte, je déclare que vous êtes insupportable... Madame de Permon, faites-le donc taire.

MA MÈRE.

Mais pour raconter il faut bien qu'il parle. Je lui dirai seulement qu'il me fait de la peine en parlant ainsi.

M. DE RASTIGNAC, baisant la main qu'elle lui donne.

Oh! je serai et ferai tout ce que vous voudrez. Je continue donc, et vous serez contente.

MADAME DE LOSTANGES.

Eh bien! ce petit Bonaparte, qu'est-ce donc qu'il disait? Je déteste cet homme-là depuis que je sais qu'il a fait emprisonner ce pauvre Marchésy!

M. DE RASTIGNAC.

Il a fait, à ce qu'il paraît, une proclamation ou plutôt un discours à ses troupes: «Soldats, leur a-t-il dit avec cette voix puissante qui va, dit-on, au fond des âmes, soldats, je sais que vous êtes affectés des malheurs de la patrie; mais la patrie ne peut courir des dangers réels: ces mêmes hommes qui la font victorieuse de toute l'Europe coalisée contre elle SONT LÀ. Des montagnes nous séparent de la France: vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, protéger le Gouvernement et les républicains... Dès que les royalistes se montreront à nous, ils seront vaincus.»

Le soir il y eut un dîner où toutes les autorités du pays assistèrent, mais où cependant, comme partout et toujours, dominaient les hommes de l'armée. Bonaparte, à ce qu'il paraît, connaît bien le cœur humain. Il y a eu des toasts de portés. Augereau a rappelé à Bernadotte qu'il les oubliait. C'est important, lui dit-il.

—Vous avez raison, reprit le général Bernadotte en souriant avec une grande grâce. En tout cet homme-là plairait beaucoup, s'il parlait un peu moins république.

—Imbécile! et de quoi veux-tu donc qu'il parle? dit une voix moqueuse derrière M. de Rastignac: c'était celle du marquis d'Hautefort, qui, avec M. de Lauraguais, était entré sans être annoncé, les portes étant toutes ouvertes en raison de la chaleur.

M. DE RASTIGNAC.

Ah! ah! mon oncle, c'est vous! Eh bien! est-ce que M. de Talleyrand n'a pas en moi un bon faiseur de bulletins?...

LE MARQUIS D'HAUTEFORT.

Si ce n'est que tu es trop indulgent. Avez-vous une idée arrêtée sur un homme, madame, qui met ensemble Kléber, Augereau, Thibaudeau, et plusieurs autres hommes fort remarquables sans doute. Mais quelle nécessité de nous faire dîner ensemble? Nous ne déteindrons pas les uns sur les autres, je le lui jure. Quoi qu'il en soit, il a fait une impertinence à son parti ou au nôtre.

MADAME DE LOSTANGES.

Avec tout cela nous n'avons pas eu les toasts; j'y tiens.

LE MARQUIS D'HAUTEFORT.

Qu'il continue: car, pour moi, j'ai bu le vin de Champagne, mais je n'ai pas écouté les paroles de l'air.

M. DE RASTIGNAC.

Je les ai, moi, fort bien retenues. Le général Lannes a dit:

«À la destruction du club de Clichy[18]Les infâmes! ils veulent encore des révolutions! Que le sang des patriotes qu'ils font assassiner retombe sur leurs têtes.

Le colonel Junot, colonel de Berchini: «À la République! puisse-t-elle être toujours florissante et ses armées toujours victorieuses!... Gloire à la République!» Le général Alexandre Berthier, chef d'état-major: «À la Constitution de l'an III! au Directoire exécutif de la République! Qu'il anéantisse les contre-révolutionnaires qui ne se cachent plus!»

—Mais une chose remarquable, a dit le général Bernadotte, c'est cette universalité du même cri. Au même instant qu'au quartier-général on portait ce toast, le même vœu était exprimé par les soldats, et ce cri fut poussé comme par une seule voix... «Guerre à mort aux royalistes! fidélité inviolable au gouvernement républicain et à la Constitution de l'an III!»

—Ah! messieurs, guerre à mort. Eh bien! nous verrons!... (en serrant ses poings et se promenant).

MADAME DE CASEAUX, avec douceur.

Allons, la paix! la paix!... C'est si doux, si bon, la paix. Allons, Hippolyte, n'avez-vous plus rien à dire sur votre beau dîner de M. de Talleyrand?

M. DE RASTIGNAC.

Je vous demande bien pardon, j'ai mille choses encore à raconter; mais vous me permettrez une émotion passagère, n'est-ce pas?...

MADAME DE CASEAUX.

Oui, oui.

M. DE RASTIGNAC.

Eh bien donc, je vous dirai que M. de Talleyrand, qui avait évidemment mission de faire une sorte de charge en éclaireur dans nos rangs pour nous sonder d'abord, et puis ensuite pour nous montrer la grande force du Directoire... Et, en effet, il en a une immense... Tant mieux, continua-t-il comme se parlant à lui-même, il y aura plus de mérite...

MADAME DE LOSTANGES, lui prenant la main.

Imprudent!...

M. DE RASTIGNAC relevant la tête, et comme sortant d'une rêverie.

Pardon!... pardon!...

MADAME DE LOSTANGES.

Eh bien! que devint ce dîner. J'attends toujours, moi.

M. DE RASTIGNAC.

Ce dîner ne dura que comme tous les dîners du monde; mais après, lorsque nous fûmes dans la galerie, M. de Talleyrand nous fit voir une pièce curieuse venant à la suite de tout ce que ces messieurs nous avaient dit: c'était un dessin renfermé dans une lettre écrite par Alexandre Berthier, et adressée à lui, M. de Talleyrand. J'en ai pris une copie informe, mais assez visible pourtant pour me guider et me faire faire une curieuse chose; car je suis Français avant tout, dit le bon jeune homme, et tout Français doit être ému en voyant cette vignette...

LE MARQUIS D'HAUTEFORT.

Te voilà bien, toi! toujours le même! romanesque!... et ridiculement infatué d'une gravure à présent.

M. DE RASTIGNAC.

Eh! si je vous disais que M. de Talleyrand était lui-même si touché en montrant cette vignette, que ses yeux étaient humides de larmes... Il ne parlait pas, mais il pleurait, je le répète.

M. D'HAUTEFORT, riant aux éclats.

M. de Talleyrand ému!... Ah çà! tu es beaucoup plus fou que je ne le croyais, mon pauvre Hippolyte. M. de Talleyrand pleurant d'attendrissement sur les victoires des Français!... Je croirais plutôt que c'est de colère... Enfin... voyons!... as-tu là ce beau dessin?

M. DE RASTIGNAC.

Sans doute, le voici, ou plutôt il me le faut refaire: c'est un croquis pris à la hâte.

Il se mit devant la table ronde sur laquelle il y avait toujours des crayons, et bientôt il eut fait son dessin: c'était une très-grande vignette. À droite était un obélisque, sur lequel étaient inscrites TRENTE-NEUF affaires ou batailles victorieuses pour nous, et qui ont eu lieu dans l'espace d'une année. Au pied de cet obélisque était écrit: Constitution de l'an III; et au bas: Aux mânes des braves morts pour la patrie! À côté, un génie avait un pied posé sur la ville de Vienne; il tenait des tablettes sur lesquelles il inscrivait les préliminaires de la paix. À gauche, on voyait une belle femme coiffée du bonnet phrygien, une main posée sur un faisceau, dans l'autre tenant une pique sur laquelle était un bonnet de la liberté; derrière elle un vieillard à moitié couché, appuyé sur une urne, représentait l'Italie et le Piémont; au milieu et au-dessus, la Renommée, avec une trompette dans une main, et dans l'autre un médaillon sur lequel était écrit: «Armée d'Italie... Bonaparte, général en chef...» La femme et le génie (l'Italie et la France) avaient surtout une expression ravissante d'intérêt en regardant le médaillon et le nom de Bonaparte. Il y avait de l'espérance!... Le plan figurait une carte géographique, où l'on voyait Rome, Venise, Gênes, Milan, Turin, Vienne, Mantoue...

MADAME DE LOSTANGES.

Hippolyte a raison, cette gravure est belle. S'il n'y avait que des choses pareilles dans toutes leurs sottes gravures révolutionnaires, il y aurait moyen de les voir; mais autrement!... comment les regarder seulement?...

M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions; mais l'armée était TOUT en France, comme toujours, au reste. Jamais les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur tête des hommes tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont la ferveur avait quelque chose de témérairement brave, qui faisait frémir l'ennemi au nom de l'armée française.

À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes maintenant, en l'an V[19]), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet, Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.

À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne, Lecourbe, Saint-Cyr.

À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe, Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur bravoure personnelle avant et depuis ce moment.

Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de M. de Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa supériorité était sentie par lui... Il n'aimait pas le verbiage; ses idées étaient concises, claires et positives...; il écrivait un jour au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):

«J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige...

«Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est digne de lui... Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»

Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature vulgaire.

M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui l'entouraient...—Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui devait l'effrayer...

Le cercle constitutionnel de Paris avait produit d'autres sociétés populaires, qui n'étaient pas des clubs révolutionnaires; on y professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait dans la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou trois hommes influents par une même façon de voir et de penser. Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël, qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M. de Talleyrand et Benjamin Constant... Celui-ci était l'orateur du cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils directoriaux. Madame de Staël lui dit un jour:—Voici le moment de vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du sabre, mais je crois que les cabinets étrangers aiment mieux avoir à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou un pédant.

Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est, certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au ministère... Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti constitutionnel pur; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste à beaucoup de gens... Madame de Staël est une femme trop supérieure pour être intrigante; ce mot serait une injure qu'elle est loin de mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement...

Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut Rewbell qui le proposa... Il y eut, à propos de ce ministère, un mot assez singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement, vrai et franc républicain, homme d'honneur et de cœur, fut assez mal édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui n'était déjà plus qu'un être de raison...; il dit donc qu'il fallait VOIR, et attendre pour délibérer enfin...

—Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être prêt à délibérer...

Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi[20]:

  • Talleyrand, aux Relations extérieures.
  • Le général Hoche, à la Guerre.
  • Lenoir-Laroche, à la Police.
  • Préville-Pelet, à la Marine.
  • François de Neufchâteau, à l'Intérieur.

Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les circonstances où l'on se trouvait, il était évident que le Directoire le donnait avec des intentions hostiles.

M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris... Madame sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle, l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau; Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort influent, et madame de Staël le savait.

Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël, qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la nomination de M. de Talleyrand.

M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame sa femme; il était chargé d'observer, de parler, etc. Il parla, mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.

—Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.

M. DE STAËL.

Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.

THIBAUDEAU.

Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?

M. DE STAËL.

Oh! comment en douter?

THIBAUDEAU.

Pourquoi?

M. DE STAËL.

Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!

THIBAUDEAU.

Lesquels, s'il vous plaît?

M. DE STAËL.

Mais... je crois... que... c'est...

THIBAUDEAU.

Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver... et ce que vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte de plus.

M. DE STAËL.

Madame de Staël m'a chargé de vous dire, mon cher représentant, qu'il faut absolument que vous veniez dîner avec elle dans quelques jours. Prenez celui qui vous convient, et dites-le-moi. Désignez vos convives. Allons, dites-le-moi tout de suite, voulez-vous?

THIBAUDEAU.

Non, je ne puis vous dire une chose que je ne ferai pas. C'est bien peu poli, ce que je vous dis là, n'est-il pas vrai? Mais que voulez-vous? notre écorce républicaine est âpre et rude; mais dessous, mon cher baron, il y a un cœur pur et droit dont l'honneur est le seul maître. Ce même honneur me porte à vous dire que d'accuser Carnot de royalisme est une chose qui ne peut se faire. C'est d'abord assez ridicule, et puis c'est fort mal. Comment voulez-vous qu'une pareille nouvelle ne soit pas accueillie par des rires et des moqueries?...

M. DE STAËL.

Mais cependant... et l'Apparent?

THIBAUDEAU.

Pas davantage. C'est Talleyrand qui a fait courir ce bruit, et pas une autre personne. Il n'y a en France que Talleyrand qui puisse inventer le royalisme de Carnot! Je crois qu'en fait d'accusation on en aurait de plus fortes à faire contre un homme qui est aussi au pouvoir. Ne le croyez-vous pas comme moi[21], mon cher baron?

M. DE STAËL.

Mais, que voulez-vous que je vous dise?—Je n'y suis pour rien, après tout, dans ceci, et vous comprenez que...

THIBAUDEAU, se levant.

C'est bien, mon cher baron, je suis en effet certain que vous n'êtes pour rien dans tout ceci, et j'en serais caution... Mais laissons cela, et au revoir.

Ils se séparèrent; mais ce ne fut pas terminé. M. de Talleyrand connaissait trop bien la valeur d'un homme comme Thibaudeau pour le laisser ainsi sans être à son parti. Il fallait, avec un tel personnage, être pour ou bien ouvertement contre lui.

Le feu était dans les affaires du Directoire. Cette époque, vantée par madame de Staël, par la raison, je crois, qu'elle avait alors ses amis au pouvoir, est peut-être celle de la Révolution où il y a eu le plus de turpitudes dans l'exercice des différentes autorités. Thibaudeau, homme intègre, ne voyait qu'avec douleur cette dégénération de la République. Carnot et Barthélemy, tous deux républicains, vertueux également, étaient attaqués par le Directoire et ses ministres, à la tête desquels était M. de Talleyrand, et accusés de royalisme. Barras était le plus véhément dans son attaque, et soutenu surtout par Benjamin Constant, qui avait alors pour auxiliaire et pour patronne madame de Staël.

Le 18 fructidor est une journée importante dans les fastes de la Révolution. De quelle tête la première pensée en est-elle sortie? voilà ce qui est important à savoir et ce qu'on ne saura jamais. M. de Talleyrand est aujourd'hui le seul qui pourrait éclairer à cet égard. Mais c'est comme si nous n'avions personne. Le fait est qu'on était d'accord ici à Paris avec le général Bonaparte en Italie, et qu'on lui demanda un général de son armée pour conduire l'affaire. Maintenant, est-ce l'influence de Bonaparte qui a agi sur M. de Talleyrand et le Directoire, en leur persuadant par des hommes à lui, ici, de s'adresser à lui? ou bien M. de Talleyrand fut-il le moyen qui fut employé pour amener Bonaparte à se mettre de moitié dans un complot militairement exécuté contre la liberté nationale, et par là lui ôter cette popularité qui commençait à devenir redoutable? Tout cela est obscur et ne sera jamais éclairci, parce que, je le répète, on ne peut à cet égard que faire des conjectures, qui deviennent de plus en plus incertaines, surtout lorsqu'on voit un homme comme Augereau, républicain enfoncé dans la matière, pénétré du sujet, étant de ceux-là qui avaient pour devise la République, la liberté ou la mort, lorsqu'on voit, dis-je, cet homme conduire et pointer le canon contre cette même liberté nationale qu'il avait choisie et qu'il proclamait en même temps pour patronne.

Mais Augereau était un esprit des plus médiocres; et M. de Talleyrand[22] avait probablement demandé au général Bonaparte un sujet de cette trempe pour avoir un corps qui eût des bras et des jambes pour marcher et frapper, mais point d'yeux ni d'oreilles pour voir et entendre. Il fallait en même temps que ce mannequin criât bien haut: Vive la République! à bas les rois!—Et voilà, quand on cherchait un homme qui réunît toutes ces qualités, voilà qu'on trouve Augereau. Il me semble voir le cardinal de Retz cherchant aussi ce qu'il lui fallait, et trouvant M. de Beaufort...

Dans ce même moment, M. de Talleyrand, qui, en effet, ressemble fort, en beaucoup de parties de sa vie politique, au cardinal de Retz, si ce n'est que l'autre était un brouillon et que celui-ci ne va en avant que très-sûr de son affaire; M. de Talleyrand avait toute influence sur madame de Staël, et madame de Staël toute influence sur Benjamin Constant; il tenait le haut bout de la discussion dans son salon, comme je l'ai fait voir, et ne recevait d'avis que d'elle. Le 15 fructidor, M. de Talleyrand étant chez madame de Staël, Benjamin Constant dit tout haut dans son salon:

—Tout rapprochement entre le Directoire et les Conseils est maintenant impossible... Et le Directoire s'est trop avancé pour reculer... Qu'attendre d'ailleurs? Les élections?... Celles de l'an VI seront encore plus détestables que celles de l'an V... Il faut donc en finir...

Thibaudeau était alors membre de la Commission spéciale[23] qui devait prononcer sur le message du Directoire[24]. C'était un homme d'un trop noble caractère pour espérer de le séduire; mais on pouvait le persuader, le détacher de sa cause, et personne plus que madame de Staël et M. de Talleyrand n'était capable de cette œuvre si difficile. Elle fut tentée: Thibaudeau fut invité par madame de Staël à passer chez elle; il s'en était éloigné depuis ces troubles; cependant il ne put enfin s'y refuser, et il y alla. Le sujet apparent était de favoriser la pétition d'un émigré, mais ce n'était qu'un prétexte. Elle aborda la question et dit à Thibaudeau qu'il devait se lier d'opinion et d'intérêt avec Benjamin Constant. Thibaudeau raconte lui-même qu'il est des antipathies qu'on ne peut vaincre, et qu'il en était là pour Benjamin Constant; mais il ajoute aussi qu'il vit aussitôt M. de Talleyrand derrière le rideau tiré pour cacher l'action qui se préparait. Les acteurs n'étaient pas encore prêts.

Thibaudeau avait trop suivi M. de Talleyrand dans la Révolution pour croire à son républicanisme; il y avait dans cet homme une double et triple enveloppe qui repoussait tout regard investigateur: cette figure pâle, ce sourire moqueur et froid, cette raillerie muette, étaient insupportables à un homme franc et naturel comme Thibaudeau. Mais comme les circonstances étaient imminentes, il surmonta sa répugnance et consentit à se trouver avec toute cette avant-garde du Directoire. Il était, lui aussi, un général du camp ennemi, et il jouait son jeu en agissant ainsi.

Ce fut dans un dîner, chez madame de Staël. Thibaudeau s'attendait à trouver M. de Talleyrand, mais il ne vit que trois couverts...

—Allons, se dit-il, voilà une de ces attaques auxquelles je dois m'attendre, maintenant que la guerre est au moment de se déclarer entre nous...

Il trouva madame de Staël, en effet, toute seule avec Benjamin Constant. Le dernier fut gai, et l'on n'y dit pas un mot de politique. Madame de Staël connaissait l'homme à qui elle avait affaire, et elle savait qu'il serait accessible à tout le charme de son esprit: aussi déploya-t-elle toutes ses ressources et fut-elle charmante. Mais aussitôt que les trois convives furent entrés dans le salon et qu'on eut pris le café, madame de Staël changea de propos et d'attitude. Benjamin Constant devint aussitôt tranchant et dogmatique, et la scène changea...

—Enfin, lui dit madame de Staël, que comptez-vous faire si vous ne vous ralliez pas au Directoire?

THIBAUDEAU.

Mais pour me rallier à lui, il faudrait l'avoir abandonné; c'est ce que je ne ferai que le jour où il ne marchera plus du tout dans des voies constitutionnelles.

BENJAMIN CONSTANT.

Mais vous ne pouvez nier que vous ne soyez dans une route opposante au Gouvernement?

THIBAUDEAU, souriant.

Vous qui avez fait un si bel ouvrage[25] sur la nécessité de se rallier à notre gouvernement, vous conviendrez en même temps qu'il faut aussi que ce gouvernement marche lui-même dans la route constitutionnelle?

BENJAMIN CONSTANT.

Et je viens d'en terminer un autre, comme vous savez, sur les réactions politiques.

THIBAUDEAU, souriant.

Je connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.

MADAME DE STAËL.

Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus fortes que vous dans le camp ennemi.

THIBAUDEAU, toujours calme et souriant.

Lequel?

MADAME DE STAËL.

Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?

BENJAMIN CONSTANT.

Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.

THIBAUDEAU, avec dignité.

Je ne le crois pas.

MADAME DE STAËL.

Cela est positif.

THIBAUDEAU.

Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas changer d'avis... car... je ne crois pas que le Directoire veuille véritablement accueillir les constitutionnels.

MADAME DE STAËL.

Écoutez, je sais avec certitude que le Conseil des Anciens veut se transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir le prétendant sur le trône.

BENJAMIN CONSTANT.

Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis, avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine; ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez donner la majorité, donnez-la au Directoire.

THIBAUDEAU.

Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils; mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en 93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État, n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils... Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté. Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois, elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République[26].

MADAME DE STAËL.

Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de Paris, que ferez-vous?

THIBAUDEAU.

Je suivrai la majorité.

MADAME DE STAËL.

Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?

THIBAUDEAU.

Je me réunirai aux députés fidèles.

BENJAMIN CONSTANT, sèchement.

Ils ne vous recevront plus.

THIBAUDEAU.

Je saurai mourir.

Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau, qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à dîner à Thibaudeau, à Jean Debry[27] et à Riouffe. Thibaudeau, espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs sentiments, accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. Jean Debry, surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.

—Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait Jean Debry; je ne l'aime pas. Quant à Talleyrand!... celui-là!...

Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne disait pas.

Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que probablement ses chargés d'affaires ne s'acquittaient pas bien de leur mission.

—Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un jour de cette semaine.

Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en brèche par les autres.

Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.

Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution par la demande formelle de cette réunion.

THIBAUDEAU.

Mais je ne suis pas seul.

M. DE TALLEYRAND.

Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.

POULAIN-GRANDPRÉ.

Vraiment, je le crois bien! (Tirant un grand papier de sa poche). Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé[28]... Sur douze, il a entraîné la majorité onze fois.

M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.

BENJAMIN CONSTANT.

Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est telle qu'elle nous l'a dit.

THIBAUDEAU.

Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop flagrante!... Je ne le sais que trop, vous dis-je!

M. DE TALLEYRAND.

Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!... Étrange aveuglement!...

THIBAUDEAU.

Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est sur lesquels nous ne nous entendons plus.

RIOUFFE.

L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de salut pour la République.

M. DE TALLEYRAND.

Qui parle de la violer?

JEAN DEBRY.

Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix pour nous le dire... Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète après lui: Intégralité de la constitution.

M. DE TALLEYRAND.

Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la constitution. Nous sommes donc d'accord.

THIBAUDEAU.

Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et qui nous la donnera?

BENJAMIN CONSTANT.

Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du présent...

JEAN DEBRY, souriant.

Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.

M. DE TALLEYRAND.

Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le dernier message[29] du Directoire, à moins que ce ne soit pour passer à l'ordre du jour... Voilà tout ce qu'on lui demande.

THIBAUDEAU.

Je ne le puis pas. Ce serait nous faire à nous-mêmes une blessure mortelle.

BENJAMIN CONSTANT.

En quoi et comment?

THIBAUDEAU.

Parce qu'en passant à l'ordre du jour, ce serait reconnaître à l'armée un pouvoir qu'elle n'a pas; ce serait introduire la tyrannie militaire, et nous ne la voulons pas.

POULAIN-GRANDPRÉ.

Mais pourtant je ne vois rien...

THIBAUDEAU, avec dignité.

Plus un mot, je vous prie, sur ce sujet... Le Corps-Législatif s'avilirait à jamais en passant à l'ordre du jour.

M. de Talleyrand se leva alors avec une sorte d'impatience... Il venait de voir qu'il n'y avait rien à faire avec des hommes qui exigeaient une pensée formulée clairement: aussi cette conférence ne produisit-elle aucun résultat, non plus que les deux précédentes. Il était évident que M. de Talleyrand et son conseil avaient une arrière-pensée qu'ils n'osaient pas dire.

Quelques jours après, Augereau fut nommé commandant de la 17e division[30] militaire: c'était une déclaration de guerre, et ce qui se passa immédiatement le prouva plus que tout. Dix-sept pièces de canon arrivèrent à Paris du parc d'artillerie de Meudon; la garnison fut augmentée. Les Conseils alarmés envoyèrent chez le ministre de la Guerre Schérer; les envoyés y trouvèrent Augereau, qui, avec la même impudence que lorsqu'il trahit plus tard l'homme qu'il avait juré de servir, dit qu'il répondait des Conseils sur sa tête.

Ceux qui se rappellent cette époque ne peuvent lui trouver de point de comparaison avec rien dans l'histoire. Il y a une confusion de toutes choses qui fait frémir et reculer devant cet abîme où tout ce qui avait encore quelque renom et quelque peu d'honneur allait s'engloutir...

C'est au milieu de cette tourmente qu'on atteignit le 16 fructidor. M. de Talleyrand était non-seulement le guide du Directoire alors, mais il était, parmi les ministres, le seul bien capable de remuer ce grand colosse de l'État dans des circonstances aussi critiques. Schérer, qui était ministre de la Guerre et brave homme, quoi qu'on en ait dit, invita Thibaudeau à dîner avec plusieurs généraux, comme on l'a vu plus haut; Schérer était son ami. Thibaudeau lui dit:

—Tentez un dernier effort; les constitutionnels sont au Directoire; s'il le veut, un mot de certitude, et tout est dit.

Schérer demanda sa voiture, et fut au Petit-Luxembourg... Thibaudeau attendit sa réponse au ministère même... Il revint bientôt... Il n'y avait plus d'espoir... La République allait subir son dernier supplice.

Le lendemain, on fit courir une liste de soixante-quinze députés qu'on disait arrêtés... C'était faux. Mais quelle agitation, et en même temps quelle stupeur!... Barras envoya plusieurs de ses aides de camp chez les femmes de sa connaissance, pour les prévenir qu'une révolution pouvait avoir lieu, et qu'il leur conseillait, de quitter Paris... Madame Tallien, qu'on savait être de la société intime de Barras, se préparait en effet au départ, ce qui augmentait l'inquiétude des Parisiens.

Maintenant deux mots sur l'état des affaires, à ce moment si singulièrement entouré d'événements incohérents.

Le Directoire, composé de cinq directeurs, avait dans son sein une scission; trois membres contre deux: Barthélemy et Carnot étaient pour les Conseils représentatifs, Barras, Rewbell et Laréveillère pour eux-mêmes.

Dans les Conseils, il y avait un nombreux parti royaliste, un parti purement républicain, et un autre républicain aussi, mais seulement constitutionnel: c'était le plus nombreux.

Tous ces partis étaient en présence, et le moment où la lutte devait s'engager était également redouté: on se rappelait le 10 août, le 2 septembre, le 1er prairial, le 13 vendémiaire, et ces souvenirs-là n'étaient pas faits pour rassurer.

Voilà l'état des choses que M. de Talleyrand était appelé à diriger. Il s'en tira comme un homme de caractère ferme et entreprenant l'aurait fait. C'était pourtant une bizarre combinaison que celle de tous ces partis se combattant les uns les autres, avec des armes qui n'étaient pas faites pour eux. Le parti républicain était contraint de désavouer ses propres principes, parce qu'on les tournait contre lui. Les royalistes, voulant abattre le Directoire par tous les moyens possibles, demandaient la liberté de la presse pour l'attaquer dans des journaux, la liberté de tirer le canon pour le pointer sur le Luxembourg. C'était une situation bizarre, comme on le voit, que celle de la France dans un tel moment. Cela prouve, au reste, qu'on ne peut bien juger un parti sur ses vraies opinions que lorsqu'il[31] est le plus fort et libre de les professer.

Le 17 au matin, Boissy-d'Anglas reçut une lettre de madame de Staël, qui lui disait d'avoir confiance dans la personne qui lui remettrait ce billet, qu'elle le priait, au reste, de brûler... Boissy-d'Anglas fit entrer le messager; c'était un homme s'exprimant fort bien, qui lui dit, après avoir regardé si personne ne l'écoutait, que madame de Staël quittait Paris, parce qu'il y aurait du mouvement d'ici à vingt-quatre heures; qu'il prît donc garde à lui, et que surtout elle le priait en grâce de brûler les lettres qu'il avait d'elle.

Or, savez-vous ce que c'était que ces lettres? Des lettres relatives au retour de M. de Talleyrand en France et à sa nomination au ministère... Ces lettres, dans lesquelles madame de Staël s'épanchait beaucoup, pouvaient la perdre si le Directoire s'était emparé des papiers de Boissy-d'Anglas; elle y parlait du Directoire d'une manière que sûrement il n'aurait pardonnée ni en masse ni personnellement: tout cela relativement à la nomination de Talleyrand, qu'elle leur donnait comme une bonne à des enfants au maillot... Et ce n'eût été que peu de chose encore si elle ne les avait traités que d'incapables. Quant à madame de Staël, elle avait quitté sa maison. Pourquoi? Je l'ignore, car enfin c'était elle, ou son parti, du moins, qui ordonnait le pas de charge.

Pichegru était alors président du Conseil des Cinq-Cents. Cet homme, dont le nom a fatigué la France et l'Europe, est peut-être une des plus grandes nullités qu'il y ait eu dans notre Révolution.

Son caractère n'eut jamais rien de complétement honorable; officier d'artillerie, et au service, au moment de la Révolution, au lieu d'émigrer, si ses opinions n'étaient pas d'accord avec l'ordre des choses, il demeura en France. Robespierre, à qui il était suspect, lut aux Jacobins des lettres interceptées qui le compromettaient. Il était alors à l'armée; il écrivit après la bataille d'Haguenau, au club des Jacobins, que désormais il prendrait pour cri de ralliement: Vive la République! vive la Montagne!—Enfin il en fit tant que Collot d'Herbois fit son éloge à ces mêmes Jacobins! En effet, il y avait de quoi le louer!... car un jour il écrivit à la Convention, étant alors commandant en chef de l'armée du Nord, qu'il venait de détruire un corps d'émigrés, qu'il l'avait exterminé... «Soixante-neuf hommes ont échappé à notre canon, ajoutait-il; mais ils ont été faits prisonniers, et ils vont périr tous du dernier supplice[32]

Ce qui fut fait.

Plus tard, après la conquête de la Hollande, il vint à Paris. Il y avait à cette époque des troubles assez sérieux; au 1er prairial, il fut nommé commandant-général de Paris pendant sa mise en état de siége, car il ne faut pas croire que nous ayons commencé en 1832; et les républicains, qui criaient si haut alors, auraient dû savoir que la République de 1795 en faisait tout autant: le pouvoir qui se défend quand on l'attaque est le même partout et en tout temps[33].

Quoi qu'il en soit, Pichegru se conduisit comme un digne mandataire de la Convention, qui n'était pas autant mère du peuple qu'on le croit; il marcha contre la section de la Cité et celle des Quinze-Vingts; partout il dissipa des rassemblements de femmes, et s'acquitta enfin à merveille de son rôle de commandant. Il écrivit à la Convention que ses ordres étaient exécutés. La Convention lui fit des compliments, et le résultat de tout cela fut qu'il demanda à retourner à l'armée, ce qui lui fut accordé. Mais cet homme ne pouvait pas vivre un mois sans être accusé; il vint des adresses à la Convention contre lui; Moreau, qui plus tard devait conspirer avec Pichegru, et qui travaillait peut-être déjà à la besogne de 1814, le justifia devant la Convention. Cependant les comités conservèrent des doutes, et on l'envoya en Suède comme ambassadeur. Nommé ensuite député de l'Aube au Conseil des Cinq-Cents, il revint en France et siégea dans l'assemblée. Lorsque son nom fut appelé, il fut applaudi assez vivement; bientôt après il fut élu président, et c'est ainsi que le trouva le 18 fructidor.

Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde nationale... la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté, que la loi eût passé, que tout fût en ordre, il aurait eu le temps d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin aucune prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer sur la destinée à venir de la France.

À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:

«Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas.... Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»

On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les républicains.

Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On redoutait TOUT, sans aller au devant de rien. J'avais dîné dans le Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes, une de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun, se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et les siens... La nuit fut terrible; le silence de mort qui régna dans la ville était peut-être encore plus effrayant que le bruit de la fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité s'accomplissait dans l'ombre... Et comment se jouait ce drame important dans lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les scènes de la Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a le plus vivement impressionnée.

L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand, qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure, et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les effrayer davantage... ils ne l'étaient que trop!... On vint dire dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y envoya... il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi, M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration, mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré la peur, ils avaient tous trois de grands sabres qui traînaient par terre et dont le bruit leur faisait peur... Cette peur qui les possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril pour tous... Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un état violent.

—Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous allions être arrêtés... que six cents personnes étaient désignées pour être égorgées!...

Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu...

Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau écrivait ces belles paroles:

«Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!...»

Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République, fut, comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée... Pichegru, accusé véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues lorsqu'il fallait des faits... Toutes les fois que M. de Talleyrand, tout en jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au creps, qu'il aimait fort à cette époque, recevait une des fréquentes nouvelles qui lui étaient apportées de quart d'heure en quart d'heure, il souriait sans parler. Il avait si bien prévu ce qui arrivait; il avait joué contre des hommes qu'il connaissait.

On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18 fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement la main sur le collet!... Pichegru était traître à la patrie ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru, effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au moins d'une violence...

Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor, Barras fut Roi pendant vingt-quatre heures. On prétend que M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique théophilanthrope, avait fui la séance des délibérations ce jour-là... que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy, ils étaient désignés tous deux pour être fructidorisés, comme on le disait alors... Barras était donc parfaitement le maître... Quelques jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla, non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce qu'il va dire, et agit en conséquence.

Paris entendit UN coup de canon, car ce fut avec un SEUL coup de canon, encore tiré à poudre, que le Directoire fut quitte (et les Parisiens aussi) de la révolution si importante du 18 fructidor... Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée; l'autre demeura cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses séances. En vérité, nous en venions à avoir des révolutions à l'eau rose... Madame de Coigny disait à propos de cette dernière secousse:

—Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un général, au lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame....

Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie des Conseils... Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit assez plaisamment que c'était la première fois qu'il n'avait pas pris le vent.

Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à Rochefort dans des CHARIOTS GRILLÉS comme des bêtes féroces; ils vont ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou plutôt pour bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent tellement intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris malgré la patience évangélique de la plupart d'entre elles... Le Directoire les entendit, et on rappela le général Bourreau, qu'on appelait le général Dutertre.

Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M. le marquis de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté; que Moreau accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir les Clichiens; et que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un quatrième étage sur le pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.

Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui s'échappa. On prétend que les meneurs du jour, embarrassés de ce qui pouvait survenir de la présence de Carnot, préférèrent le laisser aller.

Le général Bonaparte avait de fréquentes relations avec tout ce qui tenait au gouvernement d'alors. M. de Talleyrand avait eu par lui les premières lueurs de cette conspiration de fructidor, dont la preuve avait été trouvée dans les papiers de M. d'Entraigues, à Venise, surtout une conversation de d'Entraigues et de Montgaillard[34]: cette pièce était accablante.

Le fait est que le Directoire n'avait rien inventé; seulement il avait habilement joué les cartes que le sort lui avait données.

Au même moment, Moreau faisait une proclamation à son armée, le 24 fructidor, où il disait, entre autres[35] phrases fort accablantes pour Pichegru:

Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la confiance de la France entière.

Une correspondance avec Condé, qui m'est tombée entre les mains, ne me laisse aucun doute sur cette trahison.

Et sept ans plus tard, Moreau conspirait contre sa patrie avec ce même Pichegru!... Il contribuait à propager l'accusation d'un parti contre Napoléon, en disant qu'il avait fait assassiner Pichegru... Assassiner Pichegru, bon Dieu! et pourquoi?... était-il à craindre cet homme connu seulement par quelques victoires, à une époque où nos soldats triomphaient seuls par la force et l'élan de leur patriotisme?... Il s'est tué parce qu'il a compris que la France, dans sa majorité, jetterait du mépris au traître qui, après avoir léché la griffe des tigres qui déchiraient les justes de la patrie, conspirait dans ce même moment avec des hommes dont il faisait en même temps fusiller les mandataires. Une conduite aussi double est indigne d'un homme d'honneur, ayant du sang français dans les veines.

Quoi qu'il en fût de toute cette affaire, il nous revenait à Paris que Bonaparte allait avoir une grande puissance, et que dans le salon de M. de Talleyrand on portait très-haut son mérite et ses services. En effet, le traité de Campo-Formio fut signé, et M. de Talleyrand en reçut le premier la nouvelle, comme cela était naturel. Lavalette, qui alors était à Paris, et avait conduit le 18 fructidor avec Augereau[36], allait souvent chez M. de Talleyrand; celui-ci aimait l'esprit de Lavalette, sa manière de conter, sa parole comme il faut, et une foule de choses en lui qui, au fait, rendaient sa société désirable.

Lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio arriva à Paris, avec toute cette gloire dont la tête de Bonaparte était entourée, M. de Talleyrand le comprit, mais sans le deviner entièrement toutefois; il vit un grand homme, mais il crut un peu trop peut-être à l'orgueil personnel, qui lui disait qu'il avait fait une partie de cette gloire; comme plus tard en eurent la pensée ceux qui le suivaient alors.

Monge et Berthier arrivèrent d'Italie, apportant le fameux traité qui donnait la paix à la France. M. de Talleyrand les invita souvent à dîner chez lui, et les fit causer sur Bonaparte. Berthier parlait volontiers, et sans entendre malice à la chose, et Monge, malgré sa science profonde, était simple comme un enfant. M. de Talleyrand eut donc aussi beau jeu que possible pour les faire parler sur l'homme qu'il voulait connaître et ne connaissait encore d'aucune manière[37]. Cette besogne il était obligé de la faire à lui seul, car il n'avait pas dans sa maison une personne capable de l'aider; il n'était pas marié, pour dire le mot, quoiqu'il y eût une femme dans la bergère, à la droite de la cheminée, et souvent à table vis-à-vis de lui; mais madame Grandt, qui plus tard devint altesse sérénissime par la grâce de Dieu, ou à la grâce de Dieu, plutôt que de toute autre, madame Grandt n'était pas de force à ce que M. de Talleyrand lui confiât la moindre mission. On sait bien qu'en 1802, l'ayant priée de parler à Denon de ses voyages, la pauvre femme le prit pour Robinson Crusoé, et lui demanda des nouvelles de Vendredi; or, cette belle action, elle la fit en 1802, et l'on n'était alors qu'en 1797.

Elle était bien belle alors madame Grandt. Je comprends que M. de Talleyrand l'ait aimée, quoiqu'elle fût sotte, et sotte à impatienter, comme j'ai compris aussi que madame Grandt ait aimé M. de Talleyrand, quoiqu'il fût évêque; car un évêque, ce n'est ni bien ni mal; ce n'est ni une femme ni un homme, ce n'est rien pour l'amour.

La maison de M. de Talleyrand fut quelque temps à se monter et à devenir sociable; mais une fois que le premier pas dans cette route fut fait, le reste alla tout seul. Madame de Staël, d'autres femmes qui savaient causer, entouraient M. de Talleyrand, et lui épargnaient la peine de parler. Quelques-unes de ses amies émigrées rentrèrent, rappelées par lui-même, lui, qui naguère était proscrit! M. de Talleyrand aime sa maison, le casement; il aime sans aucun doute ce que nous appelons chez nous l'intérieur; ce qui, pour le dire en passant, dérange un peu ma confiance dans cette belle science qu'on appelle la phrénologie, car M. de Talleyrand a, j'en suis sûre, les deux organes que Gall appelle attachement à l'habitation et à la sociabilité[38]; de ces deux organes réunis, Gall faisait l'esprit patriotique. Je ne prononce sur rien; je demande seulement si M. de Talleyrand est un patriote dans la véritable acception du mot?

M. de Talleyrand aimait tout ce qui rappelait la cour; le Directoire en était idolâtre. Alors les grands manteaux étaient dépliés, les chapeaux à la Henri IV sortaient de leur étui, et le Directoire jouait à la parade. Hélas! c'était la principale occupation de ce gouvernement, si misérable qu'on ne peut que le mépriser. On n'a pas de haine pour ce qui est si petit.

En apprenant la nouvelle de la paix de Campo-Formio, la joie fut universelle. Croira-t-on qu'un homme[39] osa proposer, au milieu de cet enthousiasme, d'accorder une indemnité pécuniaire au général Bonaparte! mais les murmures universels, non-seulement dans l'Assemblée, mais dans Paris, dans la France, prouvèrent qu'on était encore au temps où l'annonce d'une victoire faisait battre un cœur français et pleurer de joie.

Un habitué du salon de M. de Talleyrand était Chénier. Ce fut lui qui proposa et fit adopter le décret pour la rentrée et la radiation de M. de Talleyrand, et le rapport de l'acte d'accusation contre lui. Celui-ci n'avait pas oublié ce service, et puis l'esprit élevé de M. de Talleyrand avait su comprendre Chénier. Chénier était un républicain, qui jamais ne fut coupable d'aucun excès, et qui en empêcha beaucoup[40]. Mais une fois que l'opinion a pris une route fausse pour son jugement, il est difficile de la faire revenir. C'est une chose étrange de notre nature française; nous sommes légers pour prendre parti contre un homme, dès qu'il est célèbre en quoi que ce soit, et nous sommes fixés dans notre pensée pour lui accorder ensuite la justice qui lui est due.

Bonaparte était donc, comme je l'ai dit, le favori de monsieur de Talleyrand. Il dit à Chénier qu'il fallait faire quelque chose de remarquable pour l'arrivée du général Bonaparte, et Chénier fit le Chant du Retour... On le lut chez monsieur de Talleyrand, qui aurait encore voulu plus de louanges pour le vainqueur... Et madame de Staël!... Ce n'est pas alors qu'elle le nommait Robespierre à cheval!... Et le salon de monsieur de Talleyrand, ce même salon qui, plus tard, retentit d'invectives contre le héros de la France et de projets pour son abaissement et sa mort, ne répétait alors que des paroles d'amour et de louanges! C'est qu'on ne le croyait pas si grand!...

Enfin, le vainqueur de Lodi et d'Arcole, le pacificateur de la plus grande partie de l'Europe, rentra dans Paris, chargé de lauriers qui faisaient pencher sa jeune tête. Quelle joie! quel délire!... Comme le peuple français comprenait la gloire qu'on lui donnait alors!... C'était plus que de l'enthousiasme... Ah! ces souvenirs font mal... mal à briser le cœur!

Monsieur de Talleyrand, fier du général Bonaparte, le reçut comme un fils... Son discours, lorsqu'il le présenta au Directoire, et qu'on peut lire dans le Moniteur, est une preuve sans réplique de ce qu'il pensait alors... Il blessait le Directoire cependant, et il le savait!...

Le Directoire donna une fête au vainqueur-pacificateur, et le soir il y eut un bal à l'Odéon. Ce bal fut très-beau, beaucoup de toasts furent portés au dîner. Chénier en porta un assez remarquable pour être rapporté:

À ses victoires pour notre gloire! à sa longue vie pour notre bonheur!...

François de Neufchâteau fit aussi des vers... Les couronnes tombaient sur le front pâle du jeune homme, qui paraissait calme et comme accoutumé à de pareils honneurs.

Monsieur de Talleyrand demandait à chaque personne qu'il rencontrait:

L'avez-vous vu?...—Non.—Eh bien, venez demain chez moi, il y dînera, vous pourrez le voir facilement...

Bientôt l'hôtel Gallifet, qui alors était déjà l'hôtel destiné aux affaires étrangères, fut bouleversé par les préparatifs d'une fête donnée par le ministre au général Bonaparte. Quatre mille personnes devaient, dit-on, être invitées. Les femmes préparaient des toilettes plus magnifiques que la Révolution n'en avait encore vu... Les préparatifs de cette fête avaient la même importance pour les marchands. Lorsqu'une femme disputait sur le prix d'un objet, le marchand lui disait en souriant: «Oh! madame, pour fêter le général Bonaparte, est-il quelque chose d'assez beau, d'assez cher?...» Et si la femme s'obstinait, le marchand lui disait: «Eh bien! prenez-le!... Je ne veux pas qu'il soit dit que par ma faute il y aura une femme mal mise à la fête que donne la nation à notre héros[41]

Il existe encore bien des êtres qui doivent se rappeler le jour où monsieur de Talleyrand présentait à l'Europe l'homme des siècles, comme lui-même l'avait nommé dans son discours. Quel mouvement autour de ce palais du Directoire! Quelle joie délirante!... Comme on se pressait autour de Bonaparte! On voulait voir ce jeune visage pâle et mélancolique, au regard profond et à l'œil d'aigle. Cet homme, âgé au plus de vingt-huit ans, arrivait dans Paris, dans cette ville aux merveilles, précédé d'une immense renommée et entouré d'un éclat qui eût suffi pour illustrer la plus longue carrière. Tous se levèrent pour voir un homme si grand!... Et lui, calme et froid même au milieu de ses triomphes patriotiques, il fut dès lors ce qu'il fut plus tard... Il connaissait sa hauteur et voulut que les autres la comprissent aussi. Ne souriant jamais, demeurant toujours comme absorbé devant une grande pensée, il jetait à l'observation de ces mots qui devaient faire rêver les gouvernants du jour:

«Les lois organiques de la République sont à faire, dit-il dans un discours qu'il fit au Directoire... L'ère des gouvernements représentatifs commence, etc.» Ces phrases étaient courtes et en même temps significatives.

Madame de Staël, qui voulait à tout prix en être remarquée, s'approcha de lui et lui fit cette question qui depuis a tant couru, que les enfants la savent par cœur, ainsi que la réponse[42]. Et pourtant la chose n'est pas vraie. Bonaparte n'avait aucune raison pour parler brutalement à une femme qu'il savait être amie de monsieur de Talleyrand. Madame de Staël s'approcha de lui au moment où il donnait le bras à l'ambassadeur turc. Elle le connaissait déjà d'ailleurs, et n'avait pas besoin, comme on le voit dans une foule de biographies, d'entrer en matière par une question aussi bête que celle qu'on lui prête. J'étais avec ma mère, à deux pas de madame de Staël, au moment où elle aborda Bonaparte. Elle lui parla longtemps, et il lui répondit toujours poliment, mais avec un laconisme singulièrement affecté. Je crois qu'il craignait les remarques. Madame de Staël, extrêmement vive et passionnée, demandait vingt choses à la fois et ne pouvait comprendre une conversation faite ainsi.

J'ai laissé passer une particularité relative au discours de Barras à Bonaparte.

On fit courir le bruit dans le monde que ce n'était pas Barras qui avait fait son discours; les uns l'attribuaient à M. de Talleyrand, les autres à madame de Staël... et personne à Barras... La raison qui le faisait penser, c'est que ce discours était une sorte de manifestation publiquement faite aux yeux de l'Europe, et qu'on y devait trouver de la modération et un appel à la paix intérieure, en annonçant la paix au dehors. Ce fut tout le contraire. Le discours, s'il eût été fait par un ennemi du Directoire, ne lui aurait pas été plus funeste. Bonaparte, en l'écoutant, laissa échapper un de ces rares sourires qui annonçaient tant de choses cachées. Quoi qu'il en soit, l'opinion se prononça et déclara que le discours de Barras était de M. de Talleyrand ou de madame de Staël. Je sais quelqu'un qui le dit en plaisantant à M. de Talleyrand, chez lui-même; et celui-ci se mit à sourire sans lui répondre. M. de Lauraguais, qui était dans le salon du ministre, tout enfoncé dans sa cravate d'incroyable, malgré ses cinquante ans, dit alors du fond de son paquet de mousseline:

—Eh! mais vraiment! est-ce donc que le directeur n'est pas de force à faire un discours?

—Non, répondit sans hésiter celui qui avait porté la parole.

—Comment, NON! s'écria M. de Lauraguais.

Non, répliqua plus vivement celui qu'il paraissait vouloir intimider; il peut très-bien manier le sabre, je n'y touche jamais, et ne prononce pas sur cette matière; mais pour la plume, c'est une autre affaire, il n'y entend rien; et... vous le savez bien vous-même... Vous savez que votre cousin Barras, comme vous l'appelez, n'a pas le talent d'écrire deux lignes qui soient lisibles.

—Je ne sais pas cela du tout! s'écria M. de Lauraguais... Quelle sotte pensée allez-vous me prêter-là!

Il faut savoir que M. de Lauraguais était fort poltron, et que la terreur n'était pas encore passée pour lui. Or donc, il tremblait au mot POUVOIR, et le saluait très-bas.

—Est-ce donc vous, alors, qui avez fait le discours du directeur? lui demanda celui qui le tourmentait à plaisir.

—Pas du tout, encore moins que mon ami Talleyrand.

—Eh bien! je déclare que ce n'est certes pas Barras qui a fait à lui seul cette phrase:

Le général Bonaparte a secoué le joug des parallèles!

M. de Talleyrand sourit et dit:

—Elle est bien, au fait, cette phrase!

Celui qui avait fait la question sourit aussi, se leva et partit. Il n'avait plus besoin d'autre certitude. M. de Talleyrand était l'auteur du discours.

M. de Talleyrand n'était pas demeuré oisif pendant les semaines qui avaient suivi l'arrivée de Bonaparte à Paris. Son regard fixe et subtil avait su connaître la haine du Directoire pour le vainqueur de l'Italie. Il vit le danger. L'envie marchait déjà à côté de l'admiration...

Un jour, à la suite d'un dîner qu'il avait donné, et dans lequel s'étaient trouvées plusieurs personnes dévouées au général Bonaparte, et le général lui-même, il le retint après le départ des autres convives, et l'emmenant dans son cabinet, il lui parla confidentiellement d'un projet qui depuis longtemps occupait Bonaparte.

—Il faut que vous partiez, lui dit-il.

—Je ne veux pas faire cette expédition d'Angleterre, dans laquelle ils espèrent que je me perdrai.

—Ne partez pas pour l'Angleterre, mais pour l'Orient.

BONAPARTE, avec un cri de joie.

Pour l'Orient!

M. DE TALLEYRAND.

Pour l'Orient.

BONAPARTE.

Mais comment en êtes-vous venu à pouvoir remplir le vœu de mon ambition, le rêve de ma vie?...

M. DE TALLEYRAND.

Je le connaissais avant de vous avoir vu; je savais qu'il existait un ancien projet présenté aux Affaires étrangères depuis longtemps; je l'ai trouvé, et le voici.

BONAPARTE.

C'est vrai!...

M. DE TALLEYRAND.

Mais savez-vous la singulière particularité qui s'attache à ce projet?

BONAPARTE, toujours parcourant.

Quelle est-elle?

M. DE TALLEYRAND.

C'est que ce fameux projet vient de Leibnitz[43]!

BONAPARTE.

Leibnitz?... le fameux Leibnitz?

M. DE TALLEYRAND.

Lui-même.

BONAPARTE.

Mais comment cela se peut-il?

M. de Talleyrand expliqua alors à Bonaparte comment Leibnitz avait donné ce projet aux Affaires étrangères. Il paraît que ce fut à l'époque où Leibnitz habita Paris, et fut en grande relation avec Bossuet pour la réunion des deux Églises. Ce n'est qu'alors, je pense, que ce projet aura été donné par lui aux Affaires étrangères.

—Eh bien, dit M. de Talleyrand à Bonaparte, que dites-vous de mon projet?

—Oh! s'écria Bonaparte, vous avez réalisé le vœu le plus cher de ma vie!

Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui voulait à tout prix éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M. de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y devait mourir?... Est-ce cela?... Je le répète, on ne saura jamais la vérité[44].

Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon, rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait ce qui se reformait alors de la bonne société française. Barras, qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie en France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une raillerie partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure mortelle au pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un fauteuil ou sur un canapé, écoutait longtemps, sans parler, les hommes qui étaient chez lui, ainsi que les femmes, et il y en avait de bien spirituelles; et puis il se soulevait lentement et laissait échapper une phrase bien salée sur ses amis les directeurs comme sur leurs ennemis les députés.

Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand; il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'Homme à bonnes fortunes, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: A-t-on mis de l'or dans mes poches? l'a été de M. le maréchal de Richelieu.

M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais il l'aimait, comme le disait son oncle le comte de Périgord, parce qu'elle lui servait à autre chose qu'il aimait mieux encore. En effet, il aimait (ce qu'il veut encore) à être le premier en tout, et le pouvoir conduit à faire réussir même une chose morale en ce monde; mais, du reste, paresseux en toutes choses, il n'aimait ni le travail, lorsqu'il traversait ses plaisirs, ni les inquiétudes sans cesse renouvelées que le gouvernement directorial faisait surgir autour de lui. Toute cette vie inquiète l'ennuyait; on pouvait prévoir, lorsqu'on dînait chez lui ou qu'on y passait la soirée, que bientôt il n'habiterait plus l'hôtel des Affaires étrangères. On s'y moquait assez ouvertement des représentants du peuple qui ne représentaient rien, et du Directoire qui ne dirigeait rien. J'étais trop jeune alors pour aller dans le monde; mais mon frère, mon beau-frère et ma mère, qui tous trois y allaient beaucoup à cette époque, racontaient une foule d'anecdotes très-curieuses à cet égard.

Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand, après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil; mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon tour aux deux Conseils qui se donnaient les airs de faire les malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:

—Ils le méritent.

Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai entendu dire à tout le monde.

Or, voici la raison de ce tour que voulait jouer Sottin, qui, du reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la Police.

Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal, demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre une enseigne qui dît: Je suis représentant, comme avait fait le loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: Je suis Guillot, berger de ce troupeau.—Les députés décidèrent donc qu'ils auraient un costume. Pour narguer le Directoire, qui avait pris le moyen âge, les Conseils se firent un costume[45] tout grec et tout romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr), assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire le casimir des manteaux en Angleterre. C'était au moins maladroit pour un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul soupçon de royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que Sottin dit au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté, et qu'il répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.

Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient marchandise anglaise, la douane les confisqua... Grande rumeur! plainte au Directoire... Message des Conseils. Ce message, reçu par les directeurs assemblés avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et comiquement discuté. Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se furent bien divertis, on rendit une ordonnance pour que les manteaux revinssent à Paris... Mais dans la réponse aux Conseils et d'après l'avis de M. de Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot aux plaintes des députés qui se plaignaient que les ministres leur faisaient faire antichambre. On se borna à en rire tout bas et à répéter le mot fort spirituel que dit un ministre: Pourquoi y viennent-ils?

Et c'était vrai.

Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le fait, beaucoup plus remarquablement insolent.

Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères se meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque jour un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire du grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté par M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire[46]. L'envoyé de la république Romaine vint après lui, puis celui de Gênes, celui d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de Staël était ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique annonçait ce qu'il fut en effet en l'an VII.

À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en France. Des placards furent apposés par un nommé Jorry, et ces placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et il eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne veut jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation de M. de Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle accusation était portée contre lui; dans les journaux, dans les salons républicains, dans les salons royalistes, partout son nom avait un entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait le blâme. Les républicains lui reprochaient sa noblesse, fait inhérent à lui-même et impossible à détruire. Son état de prêtre lui faisait aussi du tort auprès du parti. On y disait avec raison que le caractère religieux avait un cachet indélébile que ni le temps ni l'apostasie ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne sont jamais remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et son apostasie religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce parti, ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être enfin le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des saints[47].—Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave que l'accusé s'appelait Talleyrand de Périgord. C'est un engagement tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids d'un grand nom.

Le parti royaliste était très-fort, ou du moins très-nombreux, pour parler plus juste. Un signe de ralliement, comme une profession de foi, avait été adopté par lui. Tous les jeunes gens de ce parti portaient le matin, et souvent le soir, une redingote grise avec un collet noir, et les cheveux relevés en cadenettes avec un peigne, comme une femme; et à la main, ce qui était moins féminin, une énorme massue en manière de canne. Ces jeunes gens allaient habituellement chez Carchi[48] (au coin du boulevard et de la rue de Richelieu). Un soir des assassins fondirent sur eux, et un massacre horrible eut lieu dans cette maison destinée à la joie et à servir de point de repos pour ceux qui voulaient passer une heure en plus grande liesse... Des femmes, des jeunes filles, des personnes inoffensives furent frappées; des innocents furent ensuite accusés, et cette indigne affaire, dont jamais la cause ne fut bien connue, eut toujours une odieuse couleur que les soins du Directoire ne purent effacer. Sottin, alors ministre de la Police, ne put trouver les coupables, du moins les véritables... S'il l'eût voulu, peut-être les eût-il même nommés.

Enfin Bonaparte arriva à Paris[49]: ce fut un grand jour... On était alors dans l'enthousiasme le plus vif pour cet homme si jeune et si grand qui dotait ainsi la République d'une gloire immortelle. Quant à lui, toujours modeste à cette époque, du moins en apparence, il descendit, à son arrivée, chez sa femme, dans le petit hôtel de la rue de la Victoire[50], devenu maintenant un lieu de pèlerinage sacré... un lieu qui devait être regardé ainsi, du moins par tout ce qui porte un cœur français... Le juge de paix de son arrondissement ayant été le voir, Bonaparte lui rendit sa visite le lendemain. Les administrateurs du département[51] de la Seine lui ayant écrit pour savoir quel serait le jour où ils le pourraient trouver, il leur répondit en y allant aussitôt lui-même. Mathieu, ex-conventionnel et commissaire du Directoire, lui dit que la plus profonde estime lui était accordée par la ville de Paris... Tandis que Bonaparte écoutait ce discours, sa physionomie était vivement émue, et lorsqu'à son départ comme à sa venue de nombreux applaudissements se firent entendre, il se découvrit avec un respect visiblement senti et une émotion qui n'était pas feinte. M. d'Abrantès, qui ne le quittait pas et jouissait délicieusement de la gloire de son général, m'a dit que ce moment avait été pour Bonaparte un des plus doux depuis son départ de cette armée d'Italie qu'il regardait comme une famille, et qu'il avait été si malheureux de quitter...

M. de Talleyrand jouissait, ainsi que je l'ai dit, de l'arrivée du général Bonaparte à Paris. En parlant de cette arrivée et de tout ce que M. de Talleyrand avait dit et fait depuis ce moment, j'ai omis une chose importante, c'est le récit de la fameuse fête du Luxembourg. M. de Talleyrand y joua un rôle trop important pour ne pas le rappeler, et je le dois pour l'intérêt de l'histoire; c'est d'ailleurs un fait intéressant pour celle de la société. Ce fait montre parfaitement l'état de la nôtre en France à cette époque, et l'extrême différence des époques, bien qu'il n'y ait pourtant pas un demi-siècle d'écoulé. Que dirait-on d'une fête ordonnée ainsi? On nous accuserait de folie. Si l'on donnait une fête avec le costume, l'ameublement et presque les coutumes de Louis XV, nous trouverions la chose simple et presque dans nos mœurs... Mais au moment où Bonaparte vint à Paris, les costumes, l'ameublement, le langage même, TOUT enfin était incohérent, et nous plaçait dans la position d'un peuple étranger et nomade même qui, pour un temps, aurait déployé ses tentes. Cette époque serait presque comme un songe si nos victoires n'étaient là avec la gloire nationale et notre Napoléon pour certifier la réalité.

M. de Talleyrand, qui, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, pouvait bien recevoir le traité de Campo-Formio, mais dont la mission n'était pas de présenter le général Bonaparte, le voulut ainsi... Comme il l'aimait alors!... il le présumait peut-être dans sa grandeur à venir. Quoi qu'il en soit, ce fut lui qui, le jour où Bonaparte remit au Directoire le fameux traité qui pacifiait l'Europe, présenta le général au gouvernement d'alors[52].

Les discours ne manquèrent pas à Bonaparte dans cette journée... Il en fut accablé... Mais celui de M. de Talleyrand fut sans doute une exception par sa singularité. J'en vais rapporter quelques passages:

«Citoyens directeurs,

«J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu avec l'empereur.

«En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rappelle malgré lui les innombrables merveilles qui ont amené un si grand événement. Mais qu'il se rassure, je veux bien taire en ce moment tout ce qui fera un jour l'honneur de l'histoire et l'admiration de la postérité. Je veux même ajouter, pour satisfaire à ses vœux impatients, que cette gloire qui jette sur la France un si grand éclat, appartient à la Révolution...

«...C'est pour les Français, pour conquérir leur estime, que le général Bonaparte se sentait pressé de vaincre; et les cris de joie des vrais patriotes à la nouvelle d'une victoire, reportés vers Bonaparte, devenaient le garant d'une victoire nouvelle. Ainsi, tous les Français ont vaincu en Bonaparte; ainsi sa gloire est la propriété de tous.

«...Et quand je pense à tout ce qu'il a fait pour se faire pardonner cette gloire!—à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites... à ce sublime Ossian qui semble le détacher de la terre... quand personne n'ignore son mépris profond pour le luxe, pour l'éclat, pour le faste, ces misérables ambitions des âmes communes... ah! loin de redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous faudra le solliciter peut-être un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite...

«Mais entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je m'aperçois trop tard que le public immense qui nous entoure est impatient de vous entendre. Et vous aussi, vous aurez à me reprocher de retarder le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit de vous parler au nom de la France entière, et la douceur de vous parler encore au nom d'une ancienne amitié[53]...»

Dans ce discours, qui est beaucoup plus long, mais dont j'ai rapporté seulement les principaux traits, on retrouve M. de Talleyrand tout entier. C'est d'abord sa bonne grâce... son bon goût de politesse, de bonne compagnie, et puis la finesse la plus adroite dans la louange. Elle était excessive, et pourtant si bien donnée, que même un ennemi à découvert de Bonaparte ne pouvait s'en offenser... Avec bien plus de raison encore le Directoire, qui voulait couvrir de fleurs et de lauriers le précipice dans lequel il voulait faire tomber le héros, ne pouvait ouvertement s'en formaliser. Pour ce qui touchait Bonaparte, il devait être satisfait; rien ne pouvait lui être plus agréable que cette louange, presque arrachée à un homme comme M. de Talleyrand... Ce discours m'a toujours paru un chef-d'œuvre d'habileté et de talent, comme connaissance du monde et du cœur humain, quelque esprit qu'on ait. Ce n'est pas un esprit spécial qui flattait Bonaparte en cette circonstance, c'était celui de M. de Talleyrand, c'était son esprit fin et moqueur, et pourtant gracieux... Pour qui connaissait l'envie et la terreur que Bonaparte inspirait aux Directeurs, on ne peut s'empêcher de sourire en lisant le dernier paragraphe du discours de M. de Talleyrand. L'ancienne amitié de Barras pour Bonaparte, voilà un de ces mots qui font la fortune d'un homme qui aurait eu la sienne à faire comme homme d'esprit dans le monde; mais M. de Talleyrand n'en était pas là.—J'ai parlé plus haut du discours de M. de Barras, que je crois fait par M. de Talleyrand. Cette opinion était celle du général Junot et de bien d'autres personnes. M. de Talleyrand, à ce moment de notre révolution, avait un grand pouvoir sur les esprits inférieurs, que le sien régissait. Certes, je n'aime pas M. de Talleyrand, après tout le mal qu'il a fait à l'Empereur; mais que je ne lui reconnaisse pas une haute et notable supériorité, c'est ce dont je suis incapable...

Tout dans une époque comme celle que je décris est une pièce pour l'histoire à venir... Cette fête donnée au vainqueur-pacificateur, comme chacun l'appelait, est un type qui raconte avec une vérité frappante ce qu'on ne sait pas et qu'on voudrait avoir vu; on croirait entendre la relation d'une fête donnée par Périclès ou par le sénat romain; on y verra en même temps le désir de rétablir l'ancienne étiquette: tout cela est matière à réflexion et sujet à de grandes et profondes pensées.

Le 20 frimaire, un décadi, jour de fête dans le nouveau calendrier, se fit la réception de Bonaparte au Luxembourg. Pour cette réception, on avait fait faire des décorations comme pour jouer la comédie.

Au fond de la grande cour, et contre le vestibule, s'élevait l'autel de la patrie surmonté des statues de l'Égalité, de la Liberté et de la Paix. Autour de l'autel on voyait plusieurs trophées formés des drapeaux conquis par l'armée d'Italie; derrière, et dans une partie supérieure, étaient placés cinq fauteuils destinés aux cinq directeurs; au-dessous étaient des siéges ordinaires pour les ministres; au bas de l'autel était le corps diplomatique; des deux côtés de l'autel étaient deux amphithéâtres très-grands et destinés aux autorités; à leur extrémité on voyait un faisceau de drapeaux provenant des différentes conquêtes faites par nos armées; au-dessus de l'amphithéâtre, et, dans la crainte du mauvais temps, on avait fait une tente immense, dans laquelle le jour était néanmoins toujours ménagé; autour de la cour on voyait une foule d'ornements, comme des couronnes de laurier appendues le long des murs; les fenêtres qui devaient servir de loges pour cette représentation étaient aussi toutes pavoisées; enfin, tout respirait un air de fête, et, malgré le froid, les curieux se disputaient les places; la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, toutes les avenues du Luxembourg, étaient encombrées depuis le matin... À onze heures, les cinq membres du Directoire, en grand costume, avec leur chapeau à plumes, leur manteau brodé en arabesques grecques avec une forme moyen âge, ayant enfin le costume qu'on leur connaît, se réunirent chez Laréveillère-Lépaux, sur l'invitation de M. de Talleyrand (car il est à remarquer que ce fut lui qui les fit), les autorités civiles furent convoquées chez François de Neufchâteau; le général Bonaparte, entouré de ses aides de camp Junot, Marmont, Duroc, Sukolsky, Lavalette, etc., s'était rendu chez Laréveillère-Lépaux.

À midi, le canon tira pour le départ du Directoire; il se mit en marche par les galeries pour se rendre dans la cour. Pendant sa route, le Conservatoire jouait les airs de la Marseillaise, du Chant du Départ et les jeunes élèves chantaient des hymnes républicains.

Lorsque chacun fut placé, ce qui fut long et fort ennuyeux par le froid qu'il faisait, un terrible incident anima cruellement la scène... Le côté droit du palais n'avait pas été occupé depuis 93 et demandait de grandes réparations, qui se faisaient alors. Des factionnaires avaient été placés aux échafaudages, à la demande de l'architecte, pour empêcher les curieux de s'y placer; mais un homme de la maison, un employé dans les bureaux du Directoire, voulut, de l'intérieur, aller sur l'échafaudage, croyant qu'il supporterait bien un seul homme; la planche fit bascule, et le malheureux tomba de toute la hauteur du bâtiment dans la cour. Ce fut un affreux spectacle; mais dans l'attente de ce qu'on était venu voir, cette triste scène passa plus inaperçue.

Lorsque tout le monde fut placé, un huissier envoyé par le président du Directoire, alla prévenir le général Bonaparte qu'on l'attendait; il était demeuré avec ses aides de camp, ainsi que le général Joubert et Andréossy, chez Laréveillère-Lépaux.

Alors le Conservatoire joua une symphonie en manière de marche... elle était à peine au tiers, qu'un bruit éclatant, formé de plusieurs milliers de voix, frappe le ciel et couvre celui des instruments.

C'est qu'on venait d'apercevoir le général Bonaparte sur l'estrade, à côté de l'autel de la patrie... Il était conduit par M. de Talleyrand et le ministre de la Guerre; pendant plusieurs minutes, les cris de: Vive Bonaparte!.. Vive le pacificateur de l'Europe!... Vive à jamais Bonaparte!... Vive la République!

Les femmes faisaient voler leurs mouchoirs parfumés, leurs ceintures, leurs écharpes... elles étaient en délire devant cette jeune gloire, si modeste et si grande!... Tout à coup, un chœur de jeunes gens entonne l'hymne à la liberté... au premier son qui frappe l'oreille de cette foule exaltée, elle répond par le même chant, et plusieurs milliers de voix chantent religieusement le couplet commencé, tandis que le Directoire et toutes les autorités restent debout et découverts. Cette diversion tout imprévue fit un profond effet sur les spectateurs, qui, eux-mêmes, agissaient par un entraînement involontaire!... Oh! que Bonaparte était grand ce jour-là! plus grand que le 2 décembre 1804 dans l'église Notre-Dame.

Lorsque le calme fut rétabli, le général Bonaparte, conduit par M. de Talleyrand, s'approcha de l'autel de la patrie, et y déposa le traité de Campo-Formio. Ce fut alors que M. de Talleyrand prononça le discours dont j'ai rapporté quelques passages... Ce n'était pas la première fois qu'il se trouvait devant l'autel de la patrie... il se rappelait la messe du Champ-de-Mars, le jour de la Fédération.

Ce fut, après lui, au tour de Bonaparte à parler. Il ne fut ni long, ni ennuyeux, et son discours peut servir de modèle en ce genre[54]. Je ne le rapporte point ici pour ne pas augmenter inutilement la matière.

Mais une merveille de prolixité, ce fut la réponse de Barras; elle contenait au moins une feuille d'impression[55]: c'était à mourir. Cependant ce discours était mieux fait qu'à lui n'appartenait: aussi dit-on que c'était M. de Talleyrand qui avait fait le discours de Barras.

En terminant, il se jeta de tout le poids de son corps, qui était assez volumineux, dans les bras du général Bonaparte, qui le reçut avec le calme qu'il eut toute sa vie. Cependant, ce calme faillit céder à l'attaque inattendue des quatre autres directeurs, qui fondirent sur lui et l'embrassèrent avec une profonde émotion, comme le disait François de Neufchâteau en le racontant le même soir.

C'était ce qu'on appelait l'accolade fraternelle.

Après que l'émotion fut passée, M. de Talleyrand prit Bonaparte par la main aussitôt qu'il fut descendu de l'autel de la patrie, et le conduisit à un fauteuil qui lui avait été préparé en avant du corps diplomatique.

C'est alors que le Conservatoire, qui probablement faisait ses études dans les fêtes nationales, entonna le chant du Retour, dont Chénier avait fait les paroles sur le modèle du chant laconien dont parle Barthélemy dans Anacharsis... les guerriers commencent, puis les vieillards, les bardes, le chœur, les jeunes filles, les guerriers, et puis un chœur qui termine le chant.

Ce fut après ce chant que Joubert et Andréossy présentèrent le drapeau dont j'ai fait la description plus haut. Mais une maladie du temps, c'étaient les discours; tout le monde parlait, et parlait longtemps: c'était pour en mourir. Andréossy, Joubert et les directeurs, tout cela bavarda, le Conservatoire chanta, et enfin la séance fut levée.

Ce moment fut encore bien doux pour le général Bonaparte; les mêmes cris d'enthousiasme le saluèrent à son départ comme à son arrivée: il était si aimé alors!... Lorsque le drapeau de l'armée d'Italie fut emporté pour être suspendu à la voûte de la salle des délibérations du Directoire, les mêmes acclamations suivirent le drapeau. Un officier supérieur le portait avec une vénération dont son visage révélait l'expression; elle était vraie et sentie, comme celle des assistants. Cette journée m'est présente comme si elle n'était qu'à une année de mon souvenir[56].

M. de Talleyrand, qui voulait que les projets pour l'Orient reçussent leur exécution, pressait le départ avec une grande activité. Pendant ce temps il donnait des fêtes, en faisait donner au pacificateur, plus encore qu'au vainqueur, parce que les traités de paix regardent le ministre des Affaires étrangères, et que les drapeaux et les villes prises sont le domaine du ministre de la Guerre... M. de Talleyrand est peut-être l'homme le moins parleur que j'aie rencontré de ma vie; eh bien! la manie du discours l'avait atteint comme les autres: il avait la parlotte comme tous ceux qui avaient une place quelconque dans le Gouvernement, et il ne laissait à personne sa part de bavardage.

Madame de Staël avait été parfaite pour M. de Talleyrand; mais le souvenir de ces services-là s'affaiblit d'autant mieux que le péril personnel est souvent à côté de la mémoire... M. de Talleyrand avait ensuite un autre motif, au moins aussi sérieux: l'amitié de madame de Staël était, comme tout ce qu'elle éprouvait, ardente et passionnée... et alors inquiète et même jalouse. Les affections de M. de Talleyrand ne s'arrangeaient pas d'une inquisition aussi soutenue que celle exercée par madame de Staël. Pour dire la chose, il était amoureux de madame Grandt, et afin que personne n'en doutât, il venait de l'établir chez lui sous le prétexte de la protéger. Il n'avait pas fait ce pas pour écouter des remontrances; aussi celles de madame de Staël lui donnèrent-elles de l'humeur, et voilà tout. Il y eut alors des mouvements étranges dans la société de M. de Talleyrand. Une lettre[57] insérée dans tous les journaux courut Paris, et fut, comme on le pense, commentée avec la charité que la société française apporte toujours dans ses jugements sur un de ses membres, malgré toute sa politesse et son urbanité.

Cette lettre était de M. de Chauvelin; elle disait en termes très-clairs et précis qu'il ne savait pas pourquoi M. de Talleyrand prétendait avoir fait partie de la légation française en Angleterre en 1792. «M. de Talleyrand n'a eu avec la légation aucun rapport, du moins officiel, que j'aie connu, moi, son chef,» disait M. de Chauvelin dans cette lettre, fort spirituelle et bien faite, comme M. de Chauvelin pouvait en faire une au reste. Mais cette sorte de rejet, pour ainsi dire, que M. de Talleyrand recevait de la main d'une personne dont l'autorité était grande en cette question, fit un effet très-mauvais dans le monde, surtout après et même pendant ces placards de Jorry. Un matin, une personne que je ne nommerai pas, mais qu'on connaît bien, alla chez M. de Talleyrand; il venait de se lever et se promenait dans l'équipage qu'on lui connaît, et de plus il avait à cette époque une grande aversion pour les robes de chambre. Le temps était beau, le printemps embaumait l'air, et la joie était dans tous les rayons d'un beau soleil qui dorait la verdure naissante des arbres du jardin. Malgré cette gaieté, qui aurait dû lui épanouir l'âme, M. de Talleyrand souriait peut-être, mais ne riait pas. Sa figure blême était impassible comme les masques de Venise très-bien faits. L'ami qui venait lui raconter les bruits qui l'inquiétaient lui dit vainement tout ce qu'il avait entendu, tout ce qu'il craignait; M. de Talleyrand ne disait rien. Tout à coup, interrompant sa toilette, il dit à l'ami consterné:

—Puisque vous avez lu les journaux, mon cher, vous y aurez vu l'annonce de l'arrivée de plusieurs personnages fort intéressants, et comme ils viennent du dehors, c'est à moi, au ministre des Affaires étrangères qu'ils sont adressés, conjointement avec celui de l'Intérieur... Ma foi! puisqu'ils aiment les discours dans ce pays-ci, ils ne seront pas servis selon leur goût cette fois, car si nous parlons, ils ne nous répondront pas.

L'autre le regardait avec étonnement.

—De qui donc parlez-vous? lui demanda-t-il à la fin.

—Des ours de Berne.

—Les ours de Berne!...

—Eh! sans doute, ces ours qu'on gardait dans les fossés de la ville. Ces ours, armes vivantes de Berne... ces ours qui avaient une liste civile... Eh bien! ils sont en route pour Paris. Le général Schawembourg a fait comme les généraux romains qui envoyaient à Rome les souverains vaincus, pour qu'ils parussent enchaînés après le char du vainqueur dans son ovation... Ma foi, ceux-ci pourraient fort bien le traîner, le char de triomphe!... qu'en dites-vous?... En attendant, on leur prépare une belle cage au Jardin des Plantes. Et voilà comment tout s'arrange: un prisonnier se sauve, un autre est élargi... En voilà deux qui arrivent.

Il y avait une amertume et une ironie saillante dans ces paroles accentuées avec une voix égale et douce et une figure impassible qui frappaient d'autant plus qu'on la sentait sans la voir, et que l'homme passé maître en cette manière pouvait nier qu'il se fût moqué de tout ce qu'il venait de nommer.

—Est-ce donc de Sidney-Smith que vous voulez parler? lui demanda l'ami.

M. de Talleyrand fit un signe de tête...—Et l'autre, quel est-il?

—Monsieur d'Araujo.—Sa cour, au reste, a voulu lui faire oublier ses deux mois de captivité au Temple... Elle lui a envoyé deux cordons, celui d'Avis et celui du Christ, dont il n'était que commandeur.—Allons, encore un discours à prononcer pour le départ de celui-là.

Il se leva et fit quelques pas lentement tout en boitant, repoussant avec humeur tout ce qui se présentait à lui. Il était évident que de même qu'il repoussait les chaises qu'il trouvait sous ses pas, il cherchait à éloigner les pensées qui venaient le troubler.

Quelques habitués entrèrent dans le moment chez M. de Talleyrand pour leur visite du matin... Quelques-uns d'entre eux avaient l'air soucieux.

—Qu'avez-vous donc, d'Herenaude[58]? dit le ministre à un homme dont la physionomie fine révélait un esprit hors de la ligne commune, vous paraissez bien sombre ce matin.

M. d'Herenaude s'inclina sans répondre... Il avait lu le Moniteur.

M. DE TALLEYRAND.

Avez-vous lu les journaux ce matin?

M. D'HERENAUDE.

Oui, citoyen ministre.

M. DE TALLEYRAND.

Quelles nouvelles?

M. D'HERENAUDE.

Mais...

M. DE TALLEYRAND.

Mais il y en a beaucoup... et pour tout le monde: l'arrivée des ours de Berne pour les badauds; la fuite de sir Sydney Smith[59] et la sortie du Temple du chevalier Araujo[60] pour les politiques, et la lettre de M. de Chauvelin pour mes ennemis... Vous voyez bien que chacun a son lot.

M. D'HERENAUDE.

Citoyen ministre, je n'ai pas lu tous les journaux.

M. DE TALLEYRAND, prenant en main un long étui en galuchat vert.

Tenez, messieurs, voici une chose nouvelle dont les journaux n'ont pas encore parlé; c'est une bonne fortune, car ils sont bien pressés.

Il ouvrit l'étui et en sortit une canne faite d'un morceau d'écaille d'une seule pièce. Au sommet de la pomme, qui était en or, on voyait une aventurine d'une grande beauté entourée de petites couronnes en or. La beauté de l'écaille et de la pierre, le fini de l'ouvrage, rendaient ce morceau précieux.

—C'est la canne du pape, dit M. de Talleyrand avec une assurance vraiment unique, en parlant d'un pareil sujet. Le général Alexandre Berthier l'a envoyée à la République française comme un hommage.

—Il paraît que les arrestations continuent à Rome, et même activement, dit M........, celui qui était venu le premier.

M. DE TALLEYRAND, avec un sourire forcé.

Il paraît aussi que les cardinaux arrêtés ont eu une conduite tout à fait répréhensible. Le général Berthier est bon et juste, et il n'aurait pas fait un acte aussi sévère, si l'on n'eût pas excité sa colère. Le cardinal Antonelli et le cardinal Borgia en ont mal agi avec lui[61].

Mais, poursuivit M. de Talleyrand, tout en faisant mettre en ordre sa belle chevelure qu'alors il portait poudrée et très-parfumée, une autre nouvelle assez plaisante, c'est celle que je viens de recevoir... Tenez, lisez, d'Herenaude.

C'était un décret par lequel la république de Gênes fondait une fête en l'honneur des deux immortels conducteurs de l'armée d'Italie: Bonaparte et Berthier!...

Tout le monde se mit à rire. Cela avait l'air d'une de ces plaisanteries faites à plaisir.

Au même instant on annonça le colonel Marmont. Il venait annoncer à M. de Talleyrand son mariage avec mademoiselle Perregaux; ce mariage était une grande faveur du sort pour lui. Mademoiselle Perregaux était charmante, spirituelle, jolie, gracieuse et fort riche. M. de Talleyrand félicita Marmont, et lui communiqua la nouvelle qui avait, le moment d'avant, excité le rire joyeux des assistants. Marmont la connaissait; mais il n'osa pas se livrer à sa pensée sur le ridicule de la chose devant des hommes qui n'étaient pas de sa robe, et il garda le silence.

À peu de temps de là, M. de Talleyrand fut élu député par le département de Seine-et-Oise[62]. Je suis fâchée de n'avoir jamais entendu parler de M. de Talleyrand à la Chambre élective. La Chambre des Pairs n'est pas la même pour moi, pour le jugement que j'en voudrais porter.

En attendant il présentait, présentait et discourait, que c'était une pitié pour ses amis de voir la fatigue qu'il en avait. Le prince Giustiniani arriva ici pour représenter la République romaine, en attendant que, quelques années plus tard, Napoléon la changeât en deux départements. Toute cette foule d'envoyés diplomatiques formait un nouveau salon à M. de Talleyrand, et plus, sans aucun doute, dans ses goûts que la société directoriale. Il est vrai qu'il y mêlait de tous les partis; mais l'habitude, plus forte que tout le reste, l'entraînait du côté des gens de bonne compagnie, et qui, par leur naissance et leur fortune, avaient plus de chance pour lui offrir des agréments. Au reste, on trouvait dès-lors chez M. de Talleyrand tous ceux qu'on pouvait exiger d'un homme. Bonaparte quitta Paris pour aller sur les côtes, puis il revint. La plus grande intimité semblait régner entre lui et M. de Talleyrand; ils se voyaient presque deux fois par jour, et cette intimité alarmait presque le Directoire, qui n'était pas, au reste, difficile à inquiéter.

Un jour Bonaparte vint demander à déjeuner à M. de Talleyrand, accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp: Junot était l'un d'eux... Les affaires prenaient en France et en Europe une tournure presque effrayante: les lois étaient mortes, le danger était aux portes de Paris, les brigands inondaient les routes les plus fréquentées... Déjà l'effet de la paix n'était plus le même dans l'Europe... En abordant M. de Talleyrand, Bonaparte était triste; une nouvelle s'était répandue le matin, et il venait savoir si elle était vraie.

M. DE TALLEYRAND.

Quelle nouvelle, mon cher général?

BONAPARTE.

Mais celle touchant Bernadotte et le drapeau tricolore.

M. DE TALLEYRAND.

Elle n'est que trop vraie. Nous ne l'avons encore que télégraphiquement et sans détails... Mais j'attends le courrier ce matin même...

Il paraît que le drapeau tricolore a été indignement insulté...

BONAPARTE.

En apprenant cette nouvelle j'ai été frappé au cœur... Eh quoi! à peine l'encre qui a servi pour écrire le traité de paix de Campo-Formio est-elle séchée que déjà ils veulent que nous reprenions les armes!... Et qu'a fait Bernadotte?

M. DE TALLEYRAND.

Je l'ignore encore. Ce que je sais seulement, c'est l'événement.

BONAPARTE.

Je devais partir cette nuit; mais je retarderai mon départ jusqu'au moment où vous saurez le vrai de cette affaire.

M. DE TALLEYRAND.

Déjeunons; le courrier arrivera peut-être pendant que nous serons à table.

Cela fut comme il l'avait dit; les dépêches de Bernadotte étaient terribles. L'insulte avait été des plus vives. Bernadotte écrivait que le 25 germinal, ayant arboré le drapeau tricolore au-dessus de la porte de son hôtel à Vienne, le peuple vint en foule devant cette maison, en commençant à invectiver le drapeau tricolore. Ce fut vers sept heures du soir que le rassemblement fut le plus fort; la police, au lieu de réprimer le scandale, ne se mêla de rien, au risque de voir se rallumer une guerre aussi terrible pour l'Autriche, que la dernière avait écrasée... Lorsque la foule comprit qu'elle avait permission de tout faire, elle fit des excès. Les vitres de l'hôtel de l'ambassade furent brisées, et une troupe de furieux entra même dans la maison; mais le général-ambassadeur savait mieux soutenir un siége qu'il ne pouvait conduire une négociation, et les premiers qui osèrent arriver à lui furent reçus à coups de pistolet. Les furieux se retirèrent, mais après avoir brisé les voitures sous les remises. Une pareille histoire ne peut se comprendre. Le 26 au matin, Bernadotte avait quitté Vienne.

«Bien! Bernadotte, s'écria Bonaparte en entendant cette dernière phrase, bien!... Grand Dieu, disait-il en joignant ses mains et se promenant à grands pas, quel indigne outrage! Et ce sont nos couleurs, ces couleurs devant lesquelles ils ont fui tant de fois, qu'ils osent insulter ainsi!... Ah! je ne forme plus qu'un vœu, c'est de conduire encore une fois le drapeau tricolore contre l'Autriche.»

M. de Talleyrand était alors, du moins je le crois, à l'unisson de ces sentiments. Je pense que son cœur était vrai lorsqu'il disait à Bonaparte d'une voix touchée:

«Oui, vous savez aimer la patrie!

—La France! s'écria Bonaparte... la France!.. Ah! jamais on ne saura à quel point j'aime la France!...»

On obtint pour toute satisfaction que M. de Thugut quitterait le ministère, où il fut remplacé par le comte de Cobentzel, que Bonaparte avait connu à Leoben et à Udine.

Bonaparte quitta Paris, non pas, comme les journaux l'annoncèrent, le 1er floréal, mais le 3 à minuit. Il prit congé du Directoire à trois heures; il dîna chez Barras, et alla avec lui voir jouer Macbeth par Talma, dont c'était alors le triomphe. Il se trouve beaucoup d'applications dans Macbeth, lorsqu'on parle de ses triomphes; aucune ne fut perdue; et Barras eut un moment certainement pénible, en voyant l'adoration dont le héros de la France était l'objet[63]...

Bonaparte quitta Paris enveloppé d'un mystère tout à fait impénétrable. Il allait, disait-on, commander une immense expédition, et nul ne savait de quel côté il devait porter ses coups. Après son départ, M. de Talleyrand demeura encore au ministère; mais il était évident qu'il existait quelque doute sur lui, et que des soupçons commençaient à s'élever... Comme ce n'est pas son histoire politique que j'écris, il ne m'appartient pas de prononcer sur ce qui fut cause de sa sortie du ministère... Ainsi donc j'ignore si véritablement il a donné sa démission ou s'il a reçu son congé; mais je me bornerai à dire qu'il sortit du ministère des Affaires étrangères, où il n'était pas au moment du 18 brumaire, lorsque Bonaparte revint d'Égypte: c'était alors M. de Reinhard. Au reste, les hommes tels que M. d'Hauterive, M. Labenardière, ces hommes qui faisaient le travail le plus ardu, étaient toujours là; ils étaient impassibles et ne quittaient jamais l'hôtel des Affaires étrangères.

Quoique M. de Talleyrand ne fût plus ministre, il n'en allait pas moins chez Barras, avec qui il demeura très-bien jusqu'au 18 brumaire. Il allait fréquemment à Grosbois, recevait chez lui; mais, quoiqu'il eût une maison dont madame Grandt faisait les honneurs, il vit moins de monde lorsqu'il eut quitté le ministère, soit qu'il ne voulût pas éveiller l'ombrage du Directoire, soit que la chose fût plus de son goût. Il fit vers ce temps rentrer son frère Archambault, dont les enfants étaient demeurés en France. M. Archambault de Périgord, l'un des hommes les plus agréables de l'ancienne cour de France, était encore à cette époque un homme parfaitement bien, et tout à fait digne d'être à la tête de la mode, bien plus qu'une foule de jeunes gens ridicules qui se croyaient élégants parce qu'ils étaient absurdes.

M. de Talleyrand aimait donc madame Grandt avec une grande passion. C'était une femme d'une belle taille, mais non gracieuse: je me sers de ce mot, parce qu'il rend mieux ma pensée. Elle n'était pas disgracieuse, je le puis dire, et cependant elle n'était pas gracieuse non plus: elle était déjà fort grosse. Son nez retroussé aurait donné de la finesse à une autre qu'à elle, mais elle n'avait aucun mouvement dans le regard ni dans la bouche. Elle était massive dans ses mouvements comme dans sa pensée. Ses cheveux étaient d'une rare beauté et d'un blond ravissant. Mais si tout cela faisait une belle femme, ce n'était après tout qu'une belle statue, et elle n'était d'aucune ressource à M. de Talleyrand.

Lorsque Bonaparte revint à Paris et fit le 18 brumaire, il avait de M. de Talleyrand une haute opinion comme homme de talent. Le ministère des Affaires étrangères était alors aux mains de M. de Reinhard, et M. de Talleyrand était, non pas disgracié, mais hors des affaires. Je crois être sûre néanmoins qu'il fut très-influent pour le 18 brumaire. Il aimait Bonaparte alors, et rien n'a prouvé le contraire que l'affaire du duc d'Enghien...

Ce fut surtout lorsque M. de Talleyrand fut ministre des Affaires étrangères sous le Consulat, qu'il eut ce qu'on appelle un salon; et pourtant, chose étrange, madame Grandt logeait chez lui rue d'Anjou et faisait les honneurs de la maison; ils n'étaient pas même mariés à la municipalité alors... Ceci est un fait à consigner dans l'histoire du temps...

La société intime, le fond du salon de M. de Talleyrand à cette époque, se composait des personnes suivantes:

D'abord sa famille, qui était nombreuse: son frère Archambault de Périgord et ses enfants, son fils aîné Louis, qui depuis mourut à Berlin, jeune homme de la plus brillante espérance, et sa fille Mélanie, maintenant duchesse de Poix[64]; et puis le second frère de M. de Talleyrand, Bozon de Périgord et sa femme: leur fille (aujourd'hui duchesse d'Esclignac) était alors trop enfant pour compter parmi ce qui tenait place chez son oncle autrement que comme une bien jolie enfant, annonçant la femme charmante que nous voyons depuis. Je ne parle que des frères de M. de Talleyrand; car aussitôt qu'il fut bien reconnu que le nouveau gouvernement lui était favorable, tous ceux qui lui tenaient rancune devinrent moins rigoureux pour lui et commencèrent à oublier la Fédération, ce qui fit que la liste en est longue. Je parle ensuite du salon ordinaire, agréable et causant de M. de Talleyrand.

M. de Talleyrand n'aimait pas la causerie organisée, comme souvent cela était chez madame de Staël; il est même assez silencieux habituellement, et je l'ai vu quelquefois demeurer trois et quatre heures ne parlant que pour nommer les cartes au whist.

Les hommes de son intimité étaient aussi de cette humeur assez silencieuse, excepté cependant M. de Sainte-Foix, aimable conteur lorsqu'une fois il avait la parole, et l'un des hommes les plus spirituels de son temps: parmi les autres, c'était M. de Montrond, dont j'ai parlé dans le volume précédent; c'était M. de Choiseul-Gouffier[65], homme du monde et savant tout à la fois, sachant dire avec tout le charme qu'on peut attendre d'une femme dans une histoire racontée, et tout le sérieux pourtant d'un homme comme lui, dans la peinture des mœurs d'un empire qui s'écroule par la chute visible de l'une des assises du monument. Que de fois je me suis oubliée l'écoutant encore à deux heures du matin, et regrettant que madame Grandt nous répétât qu'elle avait mal à la tête!

M. de La Vaupalière était aussi de la société intime de M. de Talleyrand. Sans être sur la ligne des hommes avec lesquels il vivait habituellement, M. de La Vaupalière était un homme du monde aimable et doux à vivre. Ami de M. de Vaudreuil[66], il avait toute l'élégance ancienne, tout ce charme de politesse qui fait tant aimer la société française, en raison de cette urbanité qui est un de nos charmes puissants de tradition sur lesquels nous vivons encore; et puis il était parfaitement bon.

M. de Narbonne (le comte Louis) était encore un ami très-cher de M. de Talleyrand; il passait presque sa vie chez lui dans cette première époque du ministère de M. de Talleyrand... Je n'ai rien de nouveau à en dire. J'ai formulé mon opinion sur M. de Narbonne avec une profonde conviction de tout ce qu'il possédait de parfait par le cœur et par l'esprit. Mes regrets accompagneront son nom, et sa mémoire me sera toujours aussi chère et sacrée que celle de mon père... M. de Narbonne contribuait donc grandement à ce plaisir qu'on trouvait chez M. de Talleyrand, comme société intime. M. le prince de Nassau y venait aussi assidûment... M. d'Herenaude, lorsque ses occupations le lui permettaient, venait également à la petite maison de la rue d'Anjou, car cette fois M. de Talleyrand n'avait pas été reprendre le grand hôtel Gallifet. J'ai toujours pensé que madame Grandt en était le motif. Comment, en effet, conduire madame Grandt dans les salons d'un ministère, et d'un ministère comme celui des Affaires étrangères encore!

Les femmes étaient madame et mademoiselle de Coigny... et (chose étrange!) beaucoup de nous autres jeunes mariées qui ne savions pas ce que nous faisions, et que nos maris conduisaient chez M. de Talleyrand, dont quelques-uns savaient apprécier l'esprit. De ce nombre était M. d'Abrantès; il aimait beaucoup M. de Talleyrand, et fut charmé quand il me trouva moi-même toute ravie d'aller avec lui. M. de Talleyrand venait chez ma mère, rarement à la vérité, parce que ma mère, très-exagérée dans son opinion royaliste, et ne voyant souvent que des personnes de cette même opinion, entre autres le prince et la princesse de Chalais, cousins-germains de M. de Talleyrand, mais ne l'aimant pas, il ne cherchait pas une maison où cependant il était apprécié, mais par la maîtresse de la maison seulement. Il suivait de là que ma mère ignorait complétement que M. de Talleyrand logeât chez madame Grandt, ou madame Grandt chez M. de Talleyrand... Nous étions plusieurs dans le même cas; Duroc y conduisait aussi sa femme, ainsi que plusieurs de ses camarades, comme Savary, Lauriston, etc...

Cette petite maison de la rue d'Anjou était fort jolie... Il y avait un salon fort grand, voilà tout; plus tard, il y eut une galerie en manière de serre chaude qui agrandit le local.

M. de Talleyrand jouait beaucoup, soit au whist, soit au creps; il jouait toujours... On soupait chez lui, quoiqu'il ne soupât pas... mais il avait réinstitué cette ancienne coutume, si favorable au charme de la causerie. Madame Grandt aimait ensuite le souper pour lui-même, et M. de Talleyrand la trouva très-docile pour cette coutume; Brillat-Savarin aurait fait un Aphorisme[67] sur les soupers de madame Grandt, plus tard madame de Talleyrand, pour peu qu'elle le lui eût demandé.

Un homme remarquable de l'époque allait aussi chez M. de Talleyrand, c'était Brillat-Savarin; il y avait son rival également, que M. de Talleyrand aimait assez aussi: c'était M. de La Reynière, que personne n'aimait; mais M. de La Reynière n'était qu'un élève à côté de Brillat-Savarin; et puis, le premier est un cynique méchant et atrabilaire, tandis que Brillat-Savarin est toujours prêt à couronner sa coupe de roses et de jasmin... Il mange pour vivre, lui; mais comme il veut bien vivre, il fait de cette action très-importante l'objet d'une attention spéciale. Après avoir lu l'Almanach des Gourmands, je n'avais plus faim... Après avoir lu Brillat-Savarin, je demandais mon dîner.

Le seul reproche que je lui fasse, à Brillat-Savarin, c'est de ne pas assez s'occuper du contenant, tout en disant merveille du contenu. C'est peut-être une réflexion de femme que je fais là; mais il me semble que rien n'est plus nécessaire au bien-être confortable d'un bon dîner que des cristaux, une belle argenterie, de belles porcelaines, du linge de Flandre ou de Saxe, et enfin de tout ce luxe qui peut entourer aujourd'hui un objet qu'on veut orner...

M. de Talleyrand prit, dans les premières années du Consulat, une petite campagne à Auteuil près de la Tuilerie, maison appartenant alors à madame de Vaudé. Cette maison d'Auteuil était fort petite et ne contenait quelquefois qu'à grand'peine les convives de M. de Talleyrand; car on venait lui demander à dîner sans qu'il attendît, et cela le charmait. Madame de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame et mademoiselle de Coigny, le général Sébastiani, le général Junot, M. de Montrond, M. de Sainte-Foix, M. de La Vaupalière, M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Nassau (après la paix de Lunéville), le bailli de Ferrette, et puis un autre original qu'on trouvait partout, qui était reçu partout et ne tenait à rien, si ce n'est au prince primat, qui ne le connaissait pas, le comte de Grandcourt; et puis quelques membres du Corps diplomatique plus familiers dans la maison que les autres.

Quoique cette campagne fût si près de Paris, qu'elle pouvait, en vérité, passer pour une petite maison du faubourg, la vie y devenait à l'instant même plus commode et plus facile... M. de Talleyrand causait davantage... Il jouait au billard après et avant le dîner; il y avait un mouvement enfin que madame Grandt ne pouvait pas, comme cela lui arrivait à Paris, transformer en un état passif... et faire d'une troupe de gens ayant volonté d'agir et de penser, un cercle imitant un serpent qui se mord la queue... un cercle éternel d'où vous ne pouvez sortir. J'ai éprouvé cet effet presque magnétique plusieurs fois dans la rue d'Anjou...

Les bonnes journées d'Auteuil étaient celles où l'on arrivait à trois heures... on se promenait ou dans le bois, ou dans le jardin. Si M. de Talleyrand ne travaillait pas avec le premier Consul et que ses convives lui fussent agréables, il les venait trouver, et alors il était charmant; on dînait fort bien, car sa maison était bien tenue... On jouait au billard, ou bien au creps, ou à un autre jeu que l'une de ces dames aurait indiqué. Madame de Balby, lorsqu'après elle fut de retour, aurait remué le cornet jusqu'au jour. Je n'ai jamais connu personne aimant le jeu comme madame de Balby. Je parlerai plus tard d'elle en parlant de madame la duchesse de Luynes.

Dans le courant de la soirée, M. de Talleyrand travaillait une ou deux heures, lorsqu'il n'allait pas à la Malmaison ou bien aux Tuileries, et puis, revenant dans le salon, il allait à la table de jeu, faisait quelques coups de creps, ou bien, s'il avait plus de temps, un ou deux robbers de whist. Il s'arrêtait ensuite à une grande table ronde, sur laquelle il faisait mettre de grands volumes de gravures anglaises, dont il avait déjà, à cette époque, une des plus magnifiques collections connues; il faisait placer sur cette table de grandes gravures et des voyages pour sa nièce et pour moi. Sa nièce n'était pas encore mariée; je l'étais depuis seulement six mois.

J'aimais beaucoup M. de Talleyrand alors; M. d'Abrantès, qui l'aimait beaucoup aussi, avait surtout pour lui un attachement fondé sur de la reconnaissance, car nous croyions tous qu'il aimait Napoléon.

Lors de la signature de la paix de Lunéville, dont Joseph fut chargé, Paris fut extrêmement brillant, et le ministre des Affaires étrangères se trouva nécessairement placé de manière à recevoir tout ce qui affluait à Paris de plus considérable, soit de la Russie, soit de la Prusse, de l'Autriche, etc., enfin de toute l'Allemagne comme de tout le Midi.

Je n'ai jamais pu savoir si M. de Talleyrand avait été pour quelque chose dans la résolution que prit Bonaparte d'éloigner Sieyès du gouvernement; ce que je sais, c'est qu'il ne l'aimait ni ne l'estimait même comme homme de talent... et que ses mauvaises plaisanteries sur Sieyès ont pu donner à Bonaparte une opinion tout opposée à ce qu'il avait d'abord voulu faire. Sieyès était, au fait, un homme fort léger; il avait le goût des choses étroites et cachées; sa manière d'opérer était misérable, avec toute cette réputation gigantesque qui ne fut au fait jamais prouvée par rien. Mirabeau avait déjà jugé Sieyès, et ce qui est survenu n'a pas donné lieu de ne le pas croire.

—Je le tuerai par le silence, avait dit Mirabeau... J'en dirai tant de bien qu'il n'osera jamais parler.

Ce qui arriva.

Mais le résultat du mot fut singulier; Sieyès, renvoyé au dedans de lui-même, prit en effet le parti du silence, et ne fit à ses admirateurs l'honneur de leur parler que dans de rares circonstances; ce qui fit dire à ses partisans que Sieyès était un homme profond. Le mot ayant été dit un jour devant M. de Talleyrand, il répondit:

«Profond!... c'est creux que vous voulez dire.»

Le mot était vif. On le reporta à Sieyès. Il fut furieux, et ne le pardonna ni ne l'oublia. Il avait de l'esprit, s'il n'avait pas de talent; il employa le sien à tourner M. de Talleyrand le plus qu'il le pouvait en ridicule. Le fameux mot qu'on a prêté à un autre est de lui, sur le portrait de M. de Talleyrand par Gérard.

«Il ressemble à une vieille femme qui vient d'ôter son rouge et ses mouches.»

Et il y a aussi quelque vérité là-dedans.

Au moment du traité de Lunéville, Sieyès ne tarissait pas sur ce ministre des Affaires étrangères, qu'on ne chargeait pas de faire les traités de paix, et cent gentillesses du même goût. Elles devinrent tellement vives, au reste, que le premier Consul se fâcha, et fit dire à Sieyès de se taire. Je ne sais si M. de Talleyrand l'a jamais su, mais je suis certaine du fait.

Au reste, longtemps avant Lunéville, M. de Talleyrand avait fait des ouvertures au cabinet de Saint-James, et deux ans après ce fut encore Joseph qui eut les honneurs du traité d'Amiens. Il avait les épines, l'autre avait les roses de l'affaire; c'est là qu'il avait changé de rôle et qu'il tirait les marrons du feu pour qu'un autre les croquât. Ce fait a peut-être profondément blessé M. de Talleyrand; et Bonaparte, qui souvent frappait en aveugle, l'a peut-être un peu mis en oubli. Il avait trouvé un avantage immense dans M. de Talleyrand, un républicain grand seigneur, autant que le nom, la vaillance et les manières peuvent en faire un. C'était même une déférence pour les cours étrangères que de leur donner cet homme pour traiter avec elles.

Cependant Bonaparte aimait M. de Talleyrand; partout il lui donnait des preuves de faveur, et pour qu'il en donnât, il fallait qu'il aimât les gens. Le jour où ma mère donna un bal où fut le premier Consul, Bonaparte ne causa qu'avec ma mère et M. de Talleyrand; sa conversation avec celui-ci dura depuis minuit jusqu'à une heure et demie du matin.

J'ai parlé de l'intérieur de la maison de M. de Talleyrand, présidé par madame Grandt... je dois dire aussi que lorsque M. de Talleyrand donnait de grands dîners, de quatre-vingts ou cent couverts, des réunions diplomatiques, alors il invitait à l'hôtel Gallifet, au ministère. Mais on conçoit que ce n'était qu'un camp volant et peu agréable pour la causerie. Aussi, qui aurait vu M. de Talleyrand dans cette grande représentation n'aurait pas reconnu l'homme qui plus tard, chez lui, causait dans l'intimité la plus gracieuse avec ces mêmes hommes qui se trouvaient autour de la table ministérielle.

M. de Talleyrand ne garda pas longtemps la petite maison d'Auteuil; il prit Neuilly, qui, aujourd'hui, appartient à Louis-Philippe. Il en fit un but de distraction; et là encore, on retrouva toujours, et seulement à cette époque, un lieu propre à la société et à la conversation.

Amoureux de madame Grandt, comme certes il ne le fut pas quelques années plus tard, M. de Talleyrand montra dans le même temps une extrême ingratitude à madame de Staël. Le premier Consul ayant manifesté son opinion sur son salon à très-haute voix, on le déserta, et M. de Talleyrand, oubliant tout ce qu'il lui devait, cessa de la voir; c'est elle-même qui le dit, et avec une vive peine[68].

Un homme de beaucoup d'esprit de ses amis, à qui je parlai de cette conduite, parce que j'aimais M. de Talleyrand alors, ayant été habituée à l'entendre louer depuis mon enfance sous des rapports de sociabilité, qui étaient les seuls par lesquels il tenait à ma mère, après les liens de famille qui venaient de son oncle le comte de Périgord, ami le plus intime de ma mère; cet ami, dis-je, me regarda avec une sorte de colère lorsque je lui parlai de M. de Talleyrand et de madame de Staël.

—En vérité, me dit cet homme, comment allez-vous demander de ces niaiseries-là à un homme qui vient de faire ce que j'ai lu ce matin?

—Qu'a-t-il donc fait?

—Un chef-d'œuvre.

—Mais encore?

—Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier un tel ouvrage; un beau juge qu'une femme de dix-huit ans pour connaître et décider d'un rapport profond, comme Montesquieu et Burke!

—Merci du compliment; mais si vous croyez que je me connaîtrais mieux à décider d'une toilette de bal, ce qui, au fait, est assez vrai, sans doute, dites-moi du moins le nom de ce beau chef-d'œuvre de M. de Talleyrand, car vous savez bien que je l'aime beaucoup.

—Oui... en effet! belle preuve d'amitié, vraiment, de vouloir le faire aller écouter les rêveries d'une femme folle en matière politique, comme presque en tout autre objet... Qu'elle file, comme dit le premier Consul, ou qu'elle parle chiffons.

—Cela ne lui réussirait pas mieux avec nous autres femmes, car elle y entend moins encore qu'à parler politique... Ah çà! vous ne voulez donc pas me dire ce nom?

—C'est le Rapport sur l'état de la diplomatie en France dans ce moment; c'est admirable.

—C'est vrai, je l'ai lu et je l'ai trouvé ainsi.

—Vous l'avez lu?... quelle bonne plaisanterie! et comment l'avez-vous eu entre les mains?... il n'est pas public.

—Que vous importe? je l'ai lu.

L'homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, avait le défaut de ne pas laisser passer les petites choses, et d'en faire de grandes affaires aussitôt qu'il le pouvait... Le voilà tourmenté à l'excès, parce que j'avais lu ce rapport qui, au fait, est une admirable chose. M. de Talleyrand n'est certes pas un homme ordinaire, et je ne l'ai jamais ni dit, ni pensé.

Je suis équitable en tout, et précisément parce que je suis aujourd'hui éloignée de M. de Talleyrand pour des motifs relatifs à l'Empereur, je dois être juste pour lui à une époque où il mérite des louanges. Voici quelques passages de ce morceau qui sont l'expression d'une haute et belle pensée:

«...... Tous les emplois de la République demandent un patriotisme éprouvé; l'esprit et l'honneur de tous les états qui tiennent au service public supposent cette qualité générale. Elle est le caractère commun, et ne saurait être le caractère distinctif d'aucun état.

«...... Il y a deux classes de qualités qui entrent dans la composition de l'esprit et de l'honneur de la profession qui fait l'objet de cet article[69]: Les qualités de l'âme, et celles de l'esprit.

«..... Dans la première classe sont: 1o la circonspection; 2o la discrétion; 3o un désintéressement à toute épreuve; 4o et enfin une certaine élévation de sentiments qui fait qu'on sent tout ce qu'il y a de grand dans la fonction de représenter sa nation au dehors, et de veiller au dedans à la conservation de ses intérêts politiques.»

Je me borne à parler seulement de ce que dit M. de Talleyrand sur les qualités de l'âme exigées pour la diplomatie. Elles sont toutes honorables; mais aussitôt que le mot âme avait frappé mes yeux, je m'étais attendue, je l'avoue, à tout autre chose. Il y aurait eu peut-être plus d'adresse à parler de la volonté d'épargner les hommes, d'empêcher la guerre, et de donner plus d'extension au mot qui, du reste, est honorablement traité dans cet article.

—Eh bien! dis-je à l'ami de M. de Talleyrand, ai-je lu le rapport? puisque je vous en cite des passages, vous n'en doutez pas, j'espère?

—C'est cela qui m'étonne.

—En vérité, pour l'ami d'un diplomate, vous n'êtes pas très-fin; comment, vous ne comprenez pas que ce rapport était sur le bureau de mon mari, et que je l'ai trouvé en furetant pour en chercher d'autres.

—Ah! ah! de la jalousie!.. vous cherchiez quelques lettres de femmes?

—Cela ne vous regarde pas.

Lorsque Joseph fut à Lunéville, il imagina (dit-on) de gagner une somme très-forte à la Bourse en faisant acheter des rentes, pensant avec raison que la nouvelle de la paix les ferait monter. Il y eut, à ce qu'il paraît, une erreur, et Joseph, à ce que dit le bruit public, perdit une somme très-forte. Bonaparte, qui n'était pas riche, ne pouvait aider son frère, et cela le désolait; M. de Talleyrand arriva dans son cabinet, aux Tuileries, précisément au moment où il avait le plus d'humeur de cette affaire.

—Comment faire? disait-il en se promenant à grands pas, comment faire?...

Il exposa la chose à M. de Talleyrand, qui, au reste, la connaissait au moins aussi bien que lui. En écoutant Bonaparte, M. de Talleyrand fit quelques mouvements pour ramener son équilibre, que son pied-bot dérangeait toujours, quand cela lui était utile; quant à celui de la physionomie, il ne s'altérait jamais...

—Eh quoi! dit-il après avoir entendu, ce n'est que cela?... mais ce n'est rien du tout.

—Vraiment!... Vous m'étonnez.

—La chose est simple... Faites monter la rente.

—Mais l'argent!

—C'est la chose la plus facile du monde. Faites déposer au Mont-de-Piété ou bien à la Caisse d'amortissement, vous aurez de l'argent pour faire lever la rente... Elle remontera, Joseph vendra, et non-seulement il rentrera dans ses fonds, mais il gagnera.

—Ce n'est pas ce qui m'inquiète ni même ce que je veux, répondit Bonaparte... qu'il sorte de ce guêpier, et je suis trop heureux et lui aussi.

On suivit, dit-on, le conseil de M. de Talleyrand, et la chose eut une pleine réussite.

Mais en parlant de lui, de ses conversations, de ses mots jetés comme au hasard et pourtant toujours dits avec intention, il faudrait pouvoir rendre cette figure blême et immobile, aux traits encore agréables à cette époque, mais sans la plus légère étincelle de la vie du cœur ou même de cette vie intellectuelle pour laquelle cet homme semblait fait; il faudrait pouvoir donner cette ressemblance, vraiment nécessaire pour juger de l'effet que produisait une conversation avec M. de Talleyrand sur des sujets graves; il faut que le lecteur puisse se former une idée de l'immobilité des muscles du visage de M. de Talleyrand, de son aisance de grand seigneur malgré son immobilité. Ajoutez à l'idée que vous pouvez vous faire de M. de Talleyrand l'esprit prodigieux de cet homme, et vous aurez un aperçu de ce qu'il était en présence de Bonaparte, lorsque celui-ci, déjà colosse de gloire, aspirait encore à une place plus élevée.

Les Bourbons de Parme et d'Espagne arrivèrent à Paris sous la figure et le nom de roi et reine d'Étrurie. On avait de tous côtés les yeux ouverts pour connaître quelle pensée était celle du premier Consul relativement à eux. Elle fut bientôt connue, parce que le jeune prince était trop imbécile pour aider à donner le change dans une mascarade comme celle-là.—Il était stupide.

M. de Talleyrand leur donna une fête ravissante dans sa maison de campagne de Neuilly. Rien de plus charmant que son ordonnance. Il est vrai de dire que la nature en faisait la moitié des frais; on était au printemps et même déjà dans l'été, et le temps était admirable. M. de Talleyrand mit dans l'ordonnance de sa fête toute la coquetterie que la gravité diplomatique n'eût peut-être pas osée en Autriche, à cette époque, ou dans d'autres royaumes.—Un improvisateur italien de beaucoup de talent, nommé Gianni, improvisa une ode assez longue, et ravit le pauvre roi, qui, parlant mal le français, était heureux comme un écolier en congé lorsqu'il pouvait parler italien. Aussi avait-il éprouvé un moment de désappointement lorsqu'il entendit le premier Consul répondre en français à son compliment italien. Le pauvre petit roi demeura stupéfait.

Ma, in somma, siete Italiano siete NOSTRO.

—Je suis Français, répondit sèchement Bonaparte en lui tournant le dos.—Et il se mit à caresser le prince royal, qui avait trois ans, et qui était bien le plus laid magot royal ou roturier que j'aie jamais vu.

Toutes les galanteries furent prodiguées à ses hôtes par M. de Talleyrand. La façade du château représentait celle du palais Pitti, formée avec des lampions, et le feu d'artifice rappela la même intention. Le souper fut servi dans l'orangerie; il fut arrangé avec une adresse d'élégance remarquable: on mit des tables autour des orangers en fleur, qui de cette manière servaient de surtout; à leurs branches étaient suspendues des corbeilles remplies de fruits glacés, et de tout ce qui peut être fait en ce genre de plus parfait[70]. Cette fête, au fait, était la seule qui, depuis la Révolution, pût à bon droit exiger le nom de fête; chacun en revint enchanté, et M. de Talleyrand fut gracieux, poli, tout en ne souriant jamais, et en étant si égal en apparence pour tous, qu'il le fallait bien connaître pour savoir qu'il voulait être poli plus avec vous qu'avec tout autre.

Quoique son titre d'évêque fût un peu oublié, on parla beaucoup du bref du pape qui, disait-on, l'avait sécularisé. Je ne l'ai jamais cru alors, parce que M. de Talleyrand aurait épousé madame Grandt, et ne lui aurait pas laissé porter ce nom de Grandt à la face d'Israël scandalisé. Ce bref aurait été expliqué à son avantage.

J'ai omis en son temps de parler d'une chose très-remarquable; mais ce livre, tout formé de souvenirs, laisse la possibilité de revenir sur le passé: j'en profite pour parler du Concordat.

M. de Talleyrand, bien qu'évêque constitutionnel, bien qu'il eût ainsi contribué à l'apostasie, du moins en partie, du clergé noble français, M. de Talleyrand ne fut jamais opposé au retour de la religion en France; mais il y aurait eu trop de choses heurtées dans les rapports qui devaient exister entre les agents du saint Père et M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque constitutionnel d'Autun, quoique ces agents du Pape fussent des hommes d'une haute portée et avec des vues grandes et larges; et Bonaparte connaissait mieux que personne les nuances à observer en pareilles circonstances. Il nomma donc pour les plénipotentiaires de la République son frère Joseph, le conseiller d'état Cretet, et un abbé bon militaire, bon frère d'armes, appelé l'abbé Bernier, qui, ainsi que l'archevêque Turpin, tuait d'une main et baptisait de l'autre.

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