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Histoire des salons de Paris (Tome 6/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

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SALON DE MADAME RÉCAMIER,
À CLICHY.

À l'époque où je parle de madame Récamier, il est impossible, à moins de l'avoir vue et d'en avoir conservé le souvenir dans un cœur dévoué à elle, de se faire une idée de sa fraîcheur d'Hébé et de la grâce de son sourire. Il y avait dans l'accord de ce sourire et de son regard plus de charmes qu'il n'en faudrait pour captiver le cœur le plus sévère. C'était une création à part que madame Récamier à cet âge de dix-huit ans; et jamais je n'ai retrouvé ni en Italie, ni en Espagne, ce pays si riche en beauté, ni en Allemagne, ni en Suisse, la terre classique des joues aux feuilles de rose, jamais je n'ai retrouvé ce que m'offrait alors madame Récamier.

Madame Récamier, dans les premières années de son mariage, vivait non pas retirée, mais dans un monde tout intérieur; elle vivait dans une famille nombreuse formée de la sienne et de celle de son mari, et lorsqu'elle allait dans le monde, c'était pour y produire un effet qu'elle ne renouvelait que rarement. Elle était simple et bonne comme elle l'est encore aujourd'hui, et la plus jolie femme de France et peut-être de l'Europe.

M. Récamier n'avait pas encore été atteint par le despotisme impérial à cette époque; M. Barbé-Marbois n'avait pas posé sa main de fer sur sa destinée; il était riche enfin. Cependant il habitait, rue du Mail, no 3, une maison assez ordinaire, et madame Récamier, toujours simple et ne voulant que ce que son mari voulait, ne souhaitait rien au delà.

Cependant elle eut le désir d'avoir une campagne, et M. Récamier lui fit arranger le grand château de Clichy-la-Garenne[106], qui appartenait à madame de Lévy. Là elle pouvait venir à Paris facilement, et lui-même pouvait, après la bourse, y aller dîner et revenir le soir.

L'intérieur de madame Récamier était surtout composé d'amis et de personnes supérieures; ce fut toujours un bonheur pour elle que d'aimer un être ou une chose au-dessus d'une ligne ordinaire; et depuis que je la connais, j'ai su l'apprécier encore pour cette volonté d'aimer surtout ce qui est beau et bon, même avec des défauts. C'est la supériorité de sa haute nature qui produit cette volonté; c'est une qualité de plus en elle.

Cette maison de Clichy était jolie, sans être très-recherchée; c'était dans ce lieu que madame Récamier, âgée de dix-huit ans, était recherchée par tout ce qui avait alors un nom.

Un jour, elle était dans un salon qui donnait sur le jardin, occupée à mettre des fleurs dans une grande corbeille où elle les arrangeait selon leurs couleurs. Dans cette occupation elle était ravissante; elle avait une robe de mousseline blanche faite à la prêtresse, comme on le disait alors; ses beaux cheveux n'étaient retenus par aucune autre chose qu'un peigne d'écaille... Fort occupée de ses fleurs, elle n'entendit pas la porte qui s'ouvrit et un nom qui fut annoncé. La personne qui entra demeura quelque temps sans faire un pas. C'était Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur.

—Mon Dieu! que vous êtes charmante ainsi! Elle se retourna vivement, mais sans témoigner de peur; elle n'en avait pas eu, et ne marquait jamais que ce qu'elle éprouvait. Elle salua le jeune ministre d'un de ses gracieux sourires.

—On devrait vous peindre ainsi, lui dit-il.

Elle sourit.—Ce serait une prétention, dit-elle.

Dans ce moment, on entendit rouler une voiture, et le valet de chambre annonça M. Fox et lord et lady Holland.

—Nous sommes venus vous surprendre, dit M. Fox, et je crois que vous aurez encore quelques visites ce matin.

LADY HOLLAND.

Oui, le général Moreau, la duchesse de Gordon, et, je crois, madame Divoff et son mari.

LORD HOLLAND.

N'est-ce pas ce M. Divoff qui a conservé une immense coiffure frisée et poudrée, parce qu'il ressemble, lui a-t-on dit, à Potemkin?... C'est une drôle de manie.

LADY HOLLAND.

Sa femme est excellente et sa maison fort agréable.

LUCIEN BONAPARTE.

Monsieur Fox a-t-il déjà parcouru Paris?

M. FOX.

Mais pas autant que je l'aurais voulu. J'ai des affaires, j'ai des amis; le temps court si vite, et puis il y a tant de choses curieuses, qu'en vérité, dans la crainte de ne pouvoir tout voir, je me surprends quelquefois à dire que je ne verrai rien... et puis je dois bientôt quitter ce que j'admirerai. Pourquoi le voir?

Madame Récamier sourit et regarda M. Fox avec une finesse si charmante, que ce sourire traduisait toute une pensée.

M. FOX.

Vous me trouvez absurde, n'est-il pas vrai, en parlant ainsi? mais il y a une apparence de vérité. Nous avons en anglais un adage qui signifie: «Il vaut mieux ne jamais se rencontrer que de se rencontrer pour se quitter[107]

LUCIEN, avec feu.

Je ne pense pas ainsi...; et quand je ne devrais voir la femme que j'aime qu'une minute dans un jour et même dans un mois, dans une année, je préfère cette minute fugitive à ne la pas voir du tout. C'est l'oubli, c'est le néant, l'absence totale!... Voir même pour un moment un objet aimé, une grande et belle chose, cela suffit à l'âme.

Fox regardait Lucien, qui parlait avec feu et qui s'animait avec passion. Fox alla à lui et lui dit avec intérêt:

—Parlerez-vous bientôt à la Chambre?.. Je voudrais vous entendre sur un sujet intéressant.

Lucien fut touché de cette marque d'intérêt, et dit à M. Fox qu'il parlerait le quintidi prochain des manufactures, sur leur accroissement et l'encouragement à donner au commerce.

Fox sourit en entendant le mot quintidi, et dit à Lucien qu'il ignorait quel jour ce serait.

LUCIEN.

Pardon! j'ai tort; mais l'habitude, vous le savez, est une autre nature!... quintidi répond à jeudi prochain. Si vous voulez me faire l'honneur de venir déjeuner avec moi, nous partirons après pour le Corps-Législatif. Je vous présenterai ma petite famille.

On annonça le général Moreau; après lui vinrent M. de Lalande, M. de Chazet, M. Vigée, tous hommes d'esprit, si ce n'est le général, qui n'était pas le contraire, mais qui méritait plutôt le nom d'homme de talent; puis ensuite la duchesse de Gordon et lady Georgina. Lady Georgina était en deuil parce qu'elle avait été fiancée au duc de Bedford, l'aîné de cette maison; il était mort quelques semaines avant, et lady Georgina avait pris le deuil, selon la coutume tolérée en Angleterre. Elle était jolie; mais à côté de madame Récamier c'était cette différence d'une femme qui veut être jolie et d'une femme qui l'est tout naturellement. Lady Georgina apprenait à danser de Gardel, et dansait déjà fort bien le menuet de la cour et la gavotte.—Je ne sais si elle l'a essayé après son retour en Angleterre, lorsqu'elle y retourna avec le duc de Bedford, le frère du fiancé mort, devenu son mari... et pourtant il n'y avait pas plus de deux mois que l'aîné était allé rejoindre ses pères, lorsque la fiancée donna sa main à l'héritier de ses armes et titres, et de sa fortune surtout: il n'y a que les Anglais pour faire des choses comme cela.

La duchesse de Gordon passait pour folle, mais certes elle ne l'était guère. N'étant pas riche, ayant quatre filles, elle déclara que ses quatre filles seraient toutes quatre duchesses,—et elles le furent, moins une: la première fut duchesse de Leinster; la deuxième, duchesse de Richmond; la troisième, duchesse de Bedford, et la quatrième, mariée à lord Blum, fils aîné du lord Cornwallis, eût été infailliblement duchesse si le roi n'eût pas été fou, parce qu'il eût fait lord Cornwallis duc[108].—Cette preuve de l'industrie maternelle est assez comique à observer.

Cette vieille duchesse de Gordon fut belle dans son temps, disaient de vieux Anglais.—Nulle trace ne se voyait de cette beauté passée; elle était ridicule, et voilà tout; du reste fort peu riche, et n'ayant de l'argent du duc de Gordon qu'en le menaçant d'aller le trouver en Écosse, où il habitait pour fuir sa femme.

Les visites se succédèrent chez madame Récamier; lady Georgina et sa mère devant rester à dîner laissèrent partir une portion des visites du matin. La jolie mademoiselle Bernard (mademoiselle de Sivrieux), depuis madame Michel, demeura aussi pour le soir, ainsi que lord et lady Holland et M. Fox.—Le général Moreau et Lucien Bonaparte ne purent rester et repartirent pour Paris, mais point ensemble, car ils ne s'aimaient pas; Lucien aimait son frère et ne pouvait estimer celui qui était envieux de sa gloire.

Lorsque le salon fut moins nombreux, M. de Chazet demanda à madame Récamier si elle avait vu la pièce nouvelle.

—Laquelle? demanda madame Récamier.

M. DE CHAZET.

Les Aveux difficiles.

MADAME RÉCAMIER.

Non. De qui est-elle?

M. DE CHAZET.

Vigée, salue donc.

M. VIGÉE.

Il faudrait, pour saluer, que Madame eût vu la pièce, et qu'elle en fût contente: ce qui est douteux.

M. DE CHAZET.

Sois modeste tant que tu voudras; moi, je dirai que la pièce est jolie, et très-jolie.

LADY HOLLAND.

Je l'ai vue et l'ai trouvée charmante. J'ignorais qu'elle fût de Monsieur; je lui en fais mon compliment.

M. DE CHAZET.

Il est fâcheux qu'elle n'ait qu'un acte: pourquoi ne pas avoir fait de cette pièce[109] une œuvre capitale en trois ou cinq actes? Il y a de la délicatesse, de l'esprit, et tout ce qui plaît dans le dialogue.

MADAME RÉCAMIER.

M. Vigée, je crains d'être indiscrète, mais si vous vouliez nous dire quelques vers de votre pièce;... certainement vous vous les rappelez.

M. VIGÉE.

Ah! madame, ce serait un tour de force que de me rappeler de mauvais vers...

Toutes les femmes l'entourent et le prient.

M. DE CHAZET.

Allons! Vigée. Je vais te mettre en train....

En parlant de Cléante, on me parla de soi,
Puis insensiblement, et contre mon attente,
On oublia bientôt jusqu'au nom de Cléante.
Cléante m'écrivait souvent: soins superflus!
J'en parlais bien encor, mais je n'y pensais plus.

LADY HOLLAND.

Oh! que ces vers sont jolis, fins et délicats de pensée!

MADAME RÉCAMIER à Vigée.

Eh bien! M. Vigée?

M. VIGÉE.

Madame, pardonnez-moi; je ne puis me rappeler deux vers de suite; mais si la pièce est assez heureuse pour vous plaire par l'échantillon que vous en a dit Chazet, j'aurai l'honneur de vous envoyer une loge pour la troisième représentation, qui est après-demain.

Clichy était un lieu non-seulement habité par une femme qui le rendait agréable, mais sa proximité de Paris le rendait une campagne à part parmi les autres. Après le dîner, ce même jour, il vint le général Junot, sa femme, Eugène Beauharnais, M. Ouvrard, M. Collot, et une femme dont le nom, déjà fameux, devait grandir encore et devenir célèbre et glorieux pour notre France: cette femme était madame de Staël...

Madame de Staël avait apprécié madame Récamier ce qu'elle valait; son esprit supérieur avait jugé cette fleur, cette violette embaumée qui pouvait bien vouloir se cacher, mais jamais être inaperçue, et dont le parfum de beauté, de vertus et de tout ce qui la fait aimer, la fera toujours découvrir par celui qui passera près d'elle.

Madame de Staël allait publier Delphine: le roman n'était pas encore terminé; mais l'auteur en lisait quelquefois des lettres détachées; et, ce même jour, elle en apportait une ou deux pour les lire à madame Récamier. Mais aussitôt qu'elle vit autant de monde, elle cacha son manuscrit.

—Pour vous, à la bonne heure, dit-elle en pressant la main de madame Récamier; pour vous seule.

Lafon, qui venait aussi souvent chez madame Récamier, vint ce même soir; lui et mon mari récitèrent des vers de Ducis et de Tancrède. Madame de Staël, en voyant Junot et Lafon, se sentit excitée à suivre leur exemple, et proposa à madame Récamier de jouer avec elle une scène qu'elle a faite sur le sujet si pathétique d'Agar dans le désert... Madame de Staël fut sublime dans le rôle d'Agar, et madame Récamier vraiment angélique dans le rôle de l'ange... Sa ravissante figure avait une expression radieuse qui frappa tout ce qui était autour d'elle. Fox était dans l'enchantement.

—Quelle charmante créature! disait-il; c'est vraiment l'œuvre de la Divinité dans un jour de fête! Voyez comme elle est douce! ce sourire! ce regard! ce son de voix! cette chevelure soyeuse! et cette expression gaie, calme et pure que reflète son regard, et qui annonce le contentement d'une belle âme!...

En entendant M. Fox, on était non-seulement de son avis, mais heureux de penser comme lui; il semblait qu'on voyait dans l'avenir, que d'aimer un jour cette même personne avec toute la tendresse du cœur suffirait seul pour faire oublier ses peines, quelque vives qu'elles fussent.

M. Ouvrard, qui était aussi un des habitués du salon de Clichy, ce même soir, demanda à madame Récamier de venir voir le Raincy, qu'il venait d'acquérir avec M. Destillères.

—Vous seriez bien aimable de venir voir nos lilas et nos arbres de Judée, dit-il avec cette courtoisie qu'il avait vraiment devinée.

—Je ne connais pas le Raincy, dit lady Holland.

—Voilà, milady, une belle occasion de le connaître; et, se tournant vers madame Récamier, il la pria de venir au Raincy avec toute la société de Clichy, et d'engager qui lui conviendrait.

L'offre fut acceptée, et le jour fixé au mardi suivant.

La journée de Clichy se termina comme habituellement. On fit de la musique; madame Récamier joua admirablement du piano; une de ses cousines, jolie personne de seize ans, qui l'accompagnait avec un tambour de basque, en jouait avec une grâce charmante (car on en joue). Steiblt venait de publier ses Bacchanales, qui étaient de jolis airs de sa composition avec accompagnement de tambour de basque. Madame Récamier dansait aussi un pas avec le tambour de basque dans lequel elle était semblable aux Heures d'Herculanum.

La journée passée au Raincy fut charmante.

M. Ouvrard fit servir le déjeuner dans l'orangerie. Le temps était superbe, et ce beau parc éclairé par un soleil de juin bien pur et bien doux encore, quand il n'est pas encore brûlant, et que ses rayons d'or éclairent cette belle futaie qui est à côté du château, et vient ensuite glisser sur les belles pelouses qui sont enserrées, comme par une ceinture de fleurs, par l'allée de lilas et celle d'arbres de Judée en fleurs.

Madame Récamier et madame de Staël vinrent ensemble; les autres se suivirent: mon mari et moi, avec Lucien et M. Fox, madame Visconti et Berthier; lady Georgina et sa mère; lord et lady Yarmouth; M. de Montrond; M. et madame Divoff; la belle duchesse de Courlande, et le prince Trobetzkoï, qu'elle repoussait alors et qu'un an après elle avait pour mari; le prince Grégoire Gagarin, le comte Armand de Fuentès, Don Alphonse Pignatelli, son frère... Eugène Beauharnais et une foule d'autres personnes dont les noms me sont échappés.

C'était une ravissante habitation que le Raincy. On admirait surtout cette salle de bain offrant le luxe le plus beau, celui qui est caché. En effet, en entrant dans cette salle de bain, vous ne voyez pas d'abord ce qui en fait le grand prix. Les cuves ont été creusées dans les Vosges et sont faites d'un seul morceau de granit; elles ont été creusées dans un seul bloc chacune, et ensuite amenées à Paris. La cheminée est en vert antique; le carreau est en larges dalles de marbre jaune antique et fort estimé. La salle est en demi-lune; dans la partie circulaire, est un sopha en velours vert. Au-dessus et tout autour de cette demi-rotonde est représenté le bain de Diane avec ses nymphes et Actéon. Les cuves sont enfermées entre quatre piliers de granit aussi des Vosges. À ces pilastres sont attachés des stores en satin blanc. C'est une délicieuse retraite que cette salle de bain. À côté est une charmante chambre à coucher[110]. Lorsque trois ans plus tard je fus maîtresse du Raincy, j'y logeais de préférence à mon appartement du premier.

Au moment où l'on allait commencer une promenade avant le déjeuner, promenade qu'on devait faire dans des chars-à-bancs et des calèches préparés par M. Ouvrard pour les amis de madame Récamier, on vit arriver une calèche par la grande avenue de peupliers.

—C'est madame Krudner, dit madame Récamier.

—Ah! dit madame de Staël, madame de Krudner qui vient de publier un roman?

—Oui, Valérie.

—Il est bien, ce roman. Il y a de l'âme, il y a du cœur et du style; elle fera bien de continuer, car je lui soupçonne un vrai talent.

Ce roman de Valérie est, en effet, charmant; Valérie fut lu par moi avec grand intérêt, et le cas que l'on fait aujourd'hui de ce même livre me montre que son mérite est réel, pour avoir survécu à trente années de sommeil et même à trente-quatre.

Je ne connaissais pas madame de Krudner; je voulus lui être présentée, et je la vis de près avec beaucoup d'intérêt. Sans doute elle ne frappait pas comme madame de Staël, parce qu'elle n'avait que du talent et que madame de Staël avait du génie. Cette différence doit être admise par qui n'a connu ni l'une ni l'autre.

Madame de Krudner était une femme de très-grande taille, paraissant en avoir une plus grande encore en raison de sa maigreur. Elle était d'une extrême pâleur et très-blonde; elle avait été elle-même l'original de Valérie. On me dit qu'elle ne le niait pas lorsqu'on le lui demandait; j'avoue qu'étant jeune, cela me parut étrange. Toutefois, je la trouvai ce qu'elle était, parfaitement aimable; elle avait déjà le goût des idées mystiques et novatrices, et ne pouvait parler pendant une heure sur un sujet sans y mêler aussitôt quelques mots de religion.

La journée fut charmante; Ouvrard s'entend comme personne à monter une partie, à la diriger et à la maintenir toute une journée. Je l'ai vu ainsi au Raincy, et lorsqu'il recevait à la pompe à feu. Garat avait été invité; il chanta, et la journée fut complète.

J'ai parlé tout à l'heure de la simplicité de la campagne de Clichy; il n'en fut pas toujours ainsi autour de madame Récamier. M. Récamier, voulant que sa jeune femme trouvât chez elle les jouissances de son âge, acheta, même sans l'en prévenir, le superbe hôtel de la rue du Mont-Blanc dans lequel loge aujourd'hui madame Lehon. Bertaut, l'architecte, fut requis pour meubler cet hôtel et en faire un palais enchanté; Bertaut avait du goût, et un goût exquis; je n'ai jamais vu un appartement arrangé par lui autrement que très-bien. Celui de madame Récamier fut un des mieux parmi les plus soignés; la salle à manger, la chambre à coucher, le premier salon, le grand salon, tout était magnifiquement et élégamment meublé. La chambre à coucher, surtout, a du reste servi de modèle à tout ce qu'on a fait en ce genre; je ne crois pas que depuis on ait fait mieux. Je ne le pense pas comme les gens qui croient que rien n'est beau que ce qu'a produit leur temps; je le dis parce que l'évidence est là.

Ce fut dans cette maison que se donna le premier bal en règle qui se soit donné dans une maison particulière, parce que les bals de ministres sortent de la ligne, ainsi que les bals étrangers. Je dis donc que les bals de madame Récamier furent les plus beaux qu'on eût vus jusque-là dans Paris; elle en faisait les honneurs avec une grâce parfaite et cette bonté si gracieuse qui lui gagne les cœurs. Quand je parle d'elle, il me faut être en garde contre moi-même, car je répèterais toujours ce que je dis d'elle; il me semble que je ne l'ai pas encore assez dit.

Madame Récamier est la première personne de Paris (car il faut que justice soit rendue à qui il appartient) qui ait eu une maison ouverte où l'on reçût: elle voyait d'abord beaucoup de monde pour l'état de son mari; ensuite, pour elle, il y avait une autre manière de vivre, une autre société que celle que nécessairement son goût exquis ne pouvait confondre avec ces hommes qui savent et connaissent la vie;... portée à la bonne compagnie par sa nature, aimant ce qui est distingué, le cherchant et voulant avoir un bonheur intérieur dans cette maison où le luxe n'était pas tout pour elle, et où son cœur cherchait des amis... Elle se forma une société, et malgré sa jeunesse elle eut la gloire dès ce moment de servir de règle et de modèle aux autres femmes.

On y rencontrait, outre madame de Staël, Adrien de Montmorency, Benjamin Constant, Mathieu de Montmorency, ces hommes qui connaissent le monde et l'embellissent avec leurs coutumes courtoises et l'extrême quintessence du savoir-vivre comme avec leur esprit; M. de Bouillé, et d'autres hommes encore qui pouvaient être avec ceux que je viens de nommer, comme M. de Chateaubriand, M. de Bonald, M. de Valence, M. Ouvrard; ce dernier avait la connaissance du monde et pouvait être à la fois l'homme du jour et l'homme d'autrefois.

Après Clichy, madame Récamier eut une autre campagne, Saint-Brice; c'était un plus beau lieu que Clichy: les ombrages étaient plus épais, les eaux plus belles. Madame Récamier aimait Saint-Brice... mais bientôt il lui devint plus cher par l'hospitalité qu'elle y donna à une amie malheureuse. Madame de Staël, poursuivie par Napoléon, trouva sous le toit de madame Récamier ce que toujours on aura près d'elle: du repos et de l'espoir.

Junot était à Saint-Brice lorsque madame de Staël y arriva; son désespoir lui fit mal.

—Sauvez-la, dit madame Récamier à Junot.

—Je le voudrais pour vous, puisque vous le souhaitez, et pour elle aussi, car elle me fait mal; mais elle a bien irrité l'Empereur.

—Faites tous vos efforts, répéta l'ange.

—Je ferai si bien que je me brouillerai plutôt avec lui s'il ne me l'accorde pas.

—N'allez pas faire de coup de tête, lui dit madame Récamier de sa douce voix... et à cette voix toute tempête se calmait.

Mais tout fut inutile. Comme on l'a vu dans le volume précédent, Napoléon fut inflexible, et dans sa colère il laissa échapper une parole haineuse contre madame Récamier; aussi, lorsque quelques mois plus tard, étant demandée par cette même amie qui voulait lui dire un dernier adieu, madame Récamier voulut tout quitter pour aller rejoindre madame de Staël, Junot la supplia de rester.

—Vous ne reviendrez plus, lui disait-il, le cœur brisé... Vous ne reviendrez plus ici...

—C'est impossible, on ne peut me punir de remplir un devoir sacré, disait la douce et angélique créature, elle qui n'avait jamais éprouvé un sentiment haineux... et dont l'âme, quoique passionnée, est remplie de cette mansuétude qui fait aimer plutôt que haïr.

Hélas! la prédiction de l'amitié ne fut que trop vraie! Madame Récamier ne revint plus à Paris... et ne revit plus cet ami qui lui était si dévoué que dans l'exil, et lorsque lui-même marchait à la mort[111]!...

SALON DE MADAME REGNAULT DE SAINT-JEAN-D'ANGÉLY,
À PARIS ET AU VAL.

Parmi les femmes qui, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, marquèrent par leur beauté, madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély tient une des premières places. Elle était parfaitement belle, surtout en 1795 et 1796, au moment où l'armée d'Italie avait ses quartiers à Milan. Son portrait, par Gérard, est à peu près de cette époque; elle y est représentée comme une femme de vingt ans à peu près[112].

Madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély est une personne que je connais depuis longtemps et que j'ai toujours aimée; elle a de l'esprit, de l'instruction, des talents, et tout ce qu'il faut au cœur pour de solides amitiés; c'est une femme qu'on recherche, qui plaît et qu'on aime quand on la connaît...

Regnault de Saint-Jean-d'Angély n'était pas tout à fait aussi aimable que sa femme; sans doute il avait du talent comme orateur, mais il était un peu brutal, et souvent plus cynique qu'il n'aurait fallu qu'il le fût avec les femmes qui étaient chez lui; mais après tout il avait de la bonté, et puis, pour ceux qui aiment l'Empereur, Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme vraiment digne d'être apprécié comme un des plus fidèles serviteurs de Napoléon. Cette différence d'amabilité entre le mari et la femme formait une disparate qui quelquefois causait de la rumeur dans le salon de la jolie maison de la rue du Mont-Blanc où nous nous réunissions bien souvent alors.

J'étais fort liée avec madame Regnault dès les premiers temps de mon mariage. Junot était ami de Regnault, et comme sa femme me plaisait, nous nous liâmes, et la chose fut d'autant plus facile que les mêmes liens de société nous furent communs, et lorsque madame Marmont revint d'Italie avec son mari, après la campagne de Marengo, ces relations furent encore plus étendues. Madame Regnault voyait comme moi M. et madame Marmont, M. et madame Maret, M. et madame Duroc, Savary et sa femme, Eugène Beauharnais, et... Que dirai-je? presque toutes les femmes et les maris, dans les premières années du Consulat, étaient plus réunis que par la suite, et faisaient moins maison à part, et nous nous connaissions mutuellement beaucoup.

Regnault de Saint-Jean-d'Angély était un homme d'un grand savoir, dont Napoléon faisait grand cas. Y avait-il un cas difficile à résoudre, c'était toujours Regnault qui en était chargé. Son affection pour l'Empereur, après cela, entrait pour quelque peu dans la réputation qu'on lui accordait; mais il en avait une grande et méritée par lui-même.

Il lui arriva une singulière histoire, la première année où il fut propriétaire de son petit hôtel, rue du Mont-Blanc.

Il était un matin à s'habiller, lorsqu'on lui dit qu'un monsieur fort bien mis demandait à lui parler seul. Regnault achève de s'habiller et fait entrer le monsieur. Sa femme était dans la pièce voisine.

Le monsieur était un homme de cinquante ans environ; ses manières étaient distinguées, et tout en lui annonçait un homme comme il faut. Regnault avait le tact prompt, et lorsqu'il faisait mal, c'était sa faute. Il s'avança vers le monsieur et lui demanda en quoi il pouvait lui être utile.

M. DE ***.

Monsieur, ma demande et ma présence sont toutes deux étranges chez vous, mais non dans cette maison... car... elle fut jadis à moi.

REGNAULT.

Monsieur, j'ai acheté cette maison il y a un an, je l'ai payée comptant à mon notaire, et, certes, ce qu'elle vaut, si ce n'est plus; alors je...

M. DE ***.

Oh! monsieur, je ne viens pas pour réclamer une somme qui ne m'est pas due par vous, je ne le sais que trop... j'ai une autre requête à vous présenter.

REGNAULT.

Monsieur, s'il dépend de moi de vous être utile, comptez sur mon appui, et sur tout ce que je pourrai faire.

M. DE ***, regardant autour de lui.

Monsieur, je dois vous annoncer que j'ai émigré; peut-être cet aveu...

REGNAULT.

Monsieur, personne plus que moi ne respecte les opinions. Je suis indulgent pour les autres et demande même tolérance pour moi.

M. DE ***.

J'ai donc émigré, monsieur; mais ma femme avait une enfant trop jeune pour l'emmener avec moi... Elle resta! elle resta, monsieur!... et elle périt sur cet échafaud que j'avais fui!... Un vieux domestique demeura alors chargé du soin de ma pauvre petite fille... Ce vieux serviteur, demeuré seul avec l'enfant pendant la captivité de la mère, songea à mettre à l'abri ce qui restait de la fortune de ses parents, et, dans cette maison même, il enterra mon argenterie, les diamants de ma femme et une somme de trente mille francs en écus de six francs... Maintenant, monsieur, je me mets à votre disposition. Je sais que la maison est à vous, que tout ce qu'elle contient est à vous... et que...

MADAME REGNAULT, qui est survenue.

Monsieur, depuis que votre domestique a enfoui cet argent, la maison a appartenu à une foule de gens dont nous ne pouvons répondre. Si par malheur le trésor que vous venez réclamer est enlevé, nous en serions bien malheureux, je vous le jure; mais s'il est encore ici, je suis caution pour mon mari qu'il vous le rendra à l'instant; n'est-ce pas, mon ami?

REGNAULT, embrassant sa femme.

Bonne Laure! est-ce que cela se demande?

M. DE ***.

Je puis donc espérer...

REGNAULT.

Nous allons descendre dans le jardin pour voir...

M. DE ***.

C'est dans la cave, et non pas dans le jardin, monsieur.

REGNAULT.

Eh bien! dans la cave soit. Avez-vous un plan de la maison? car les caves sont vastes.

M. DE ***.

Oui, monsieur. Et il tira en effet de sa poche une grande feuille de papier sur laquelle une sorte de plan grossier était tracé: tout y était indiqué avec le plus grand soin, mais mal fait.

REGNAULT.

Monsieur, descendons; je fais des vœux pour que nous trouvions ce que vous cherchez.

M. DE ***, avec émotion.

Vous êtes un noble et digne homme, monsieur!

REGNAULT.

Bath! je ne suis pas meilleur qu'un autre... Tenez, demandez à ma femme, elle vous dira que j'ai de mauvais moments.

MADAME REGNAULT.

Je ne me souviens que des bons moments: allons à la cave!

On chercha longtemps. M. de *** avait déjà fait au moins cinq ou six fois le tour des caves, et on n'avait rien trouvé. Regnault lui-même avait pris une petite bûche et cognait sur tous les murs. Partout des murs de communication, partout des murs pleins, et le monsieur, désespéré, était au moment d'abandonner sa recherche pour laisser en repos le nouveau maître de cette maison, dont la patience peut s'épuiser, et qui enfin peut le chasser. Mais il connaît mal Regnault. Regnault demeurera là jusqu'au soir; la seule contrariété qu'il éprouve, c'est de craindre qu'on ne trouve pas ce qu'on cherche. Enfin Regnault s'avise de cogner au bas du mur avec un bâton:

—Ah! s'écrie-t-il, il y a quelque chose là!

Tout le monde regarde, c'est évident; il y a un mouvement visible dans le mur... En effet, rien n'avait été sondé à cette hauteur; c'était à hauteur d'appui. On y met le marteau avec l'ordre de Regnault... M. de *** était là avec une impatience qui seule parlait pour l'avertir. Mais ce pouvait être un avertissement trompeur. Enfin, après la chute de quelques briques, lorsque la poussière fut éclaircie, on aperçut une grande caisse, avec tous les renseignements en double sur cette caisse, dans une feuille de plomb roulée.

Le monsieur fit son inventaire à mesure que les objets venaient les uns après les autres. Le pauvre émigré rayonna de joie en voyant cette richesse qui lui assurait une noble indépendance. Regnault jouissait de le voir toucher ces mêmes bijoux antiques, cette argenterie qu'avait possédée son père, et enfin tout ce qui lui était souvenir... Ce M. de ***, après avoir comparé avec la note, fit encore ses remerciements à Regnault et à sa femme, en leur demandant de croire à une éternelle reconnaissance. J'ignore ce qu'est devenu cet homme.

Cette aventure, par le soin extrême qu'on apportait à ce qu'on disait dans le monde sur les affaires intérieures, bonnes ou mauvaises, passa presqu'inaperçue, et les choses demeurèrent douteuses pour les curieux.

Regnault racontait cette histoire avec beaucoup d'esprit. Il disait comment l'émigré, M. de ***, avait retourné une grande soupière d'argent, en le regardant en dessous, comme pour le payer de ce qu'il était descendu à la cave, et la noble attitude de madame Regnault et son touchant intérêt l'empêchèrent probablement d'exécuter son projet.

Le fond de la société de Regnault était en grande partie sa famille et celle de sa femme, et puis des artistes très-distingués et hors de ligne. On sait que Garat y passait sa vie, Gérard également; Millin était aussi un habitué, comme Arnault, beau-frère de madame Regnault; Fourcroy, Chaptal, le duc de Bassano, et une foule de personnes qui sont connues, non-seulement par leur nom marquant dans l'Empire, mais par leur talent, leur savoir et leur esprit.

—Madame Regnault avait le goût de sa maison; elle avait aussi une jolie habitation, bien meublée, gaie et convenable pour l'époque. Il n'y avait qu'un salon, une salle à manger, une chambre à coucher et un boudoir, le tout avec les dépendances: voilà quel était l'appartement de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély jusqu'en 1808 ou 1809; son mari occupait le premier de la maison en 1808. Regnault acheta l'hôtel dans lequel il logeait, rue de Provence, no 56, et le fit magnifiquement meubler. Mais je crois que les bons rires que nous avons faits rue du Mont-Blanc ne se sont pas renouvelés rue de Provence.

Madame Regnault, qui entendait la vie du monde, et dont la mère, madame de Bonneuil, avait connu cette vie d'autrefois, madame Regnault me proposa un jour de souper: c'était une innovation, car on ne parlait plus de souper depuis la Révolution; mais madame Regnault voulut amener ce projet à sa fin. Un jour, donc, elle en parla à Regnault; il avait de l'humeur et l'envoya promener. Sa femme se tut et ne dit plus un mot du souper. Le soir venu, M. Regnault rentre de je ne sais quel spectacle, bâille au milieu de nous, étend les bras et s'en va dormir.

Junot était de notre souper; il n'arriva qu'à onze heures et demie, parce qu'il venait des Tuileries. Nous nous mîmes à rire, car nous étions en belle humeur; Junot racontait, et Arnault ne le laissait pas en chemin; cependant depuis plus d'une heure j'entendais une sorte de grondement que je ne pouvais définir: c'était au-dessus de ma tête. Enfin il devint si fort, que c'était comme un coup de vent dans une galerie. Madame Regnault nous dit alors:

—C'est mon mari qui est endormi et qui RONFLE.

Nous nous mîmes à rire.... Mais le somnambule ne me fit pas rire, moi; je craignis qu'on ne l'éveillât, et il ne me paraissait pas gai à supporter en pareils moments. Je le dis tout bas à Junot, mais il n'en fit que rire. Madame Hamelin, madame Regnault, moi, mon mari, Auguste de Colbert, le comte de Fuentès, Alphonse Pignatelli, Millin, et puis madame Arnault, qu'alors on appelait Sophie, voilà quelles étaient les personnes qui soupaient chez madame Regnault. Nous avions beaucoup ri, et nous nous disposions à rire encore, lorsque j'entendis contre mon oreille un bruit étrange, comme le bruit du grondement; mais cette fois le grondement descendait l'escalier. Je fis signe, et à l'instant tout le monde, excepté moi, remplit son verre de vin de Champagne, et on demeura en panne jusqu'au moment où le voyageur entrerait. Comme il n'entendait plus rien, il ne savait plus que penser. Tout à coup le comique de cette position nous parut si bouffon, qu'un éclat de rire partit immédiatement comme un coup de tonnerre. À l'instant même la porte s'ouvrit, et je vis près de moi une sorte de spectre aux cheveux hérissés, la poitrine velue, et une tournure vraiment drôle en chemise, en pantalon et sans chapeau, comme on le pense bien. Mais aussi, au même instant que cette figure venait à nous, nous la saluâmes par des acclamations et par des vivat sans fin. Ce spectre, c'était Regnault, qui se plaignait que nous l'empêchions de dormir.—C'est bien plutôt toi, dit Junot, qui nous obsèdes avec tes vieilles histoires de ronflements auxquelles personne ne songe aujourd'hui. Allons, Regnault, sois raisonnable, et va te coucher. À ta santé, avec ton vin de Champagne; il est bon au reste:... où le prends-tu?

—Chez Ruinart.

—C'est bien ça, et moi aussi.

—Ah! tu le trouves bon! dit Regnault en se radoucissant; donne-m'en donc un verre.

—À condition, dit Junot, que tu diras: Vive l'Empereur!

—Quelle condition! s'écria Regnault, oui sans doute; et levant son verre, il cria de sa voix de tempête: À la santé de l'Empereur!...

Et prenant goût à la chose:

—Écoutez-moi comme si vous vouliez faire, dit-il... Et buvant un second verre de vin de Champagne, il n'eut bientôt plus de raison pour gronder les autres.

—Conviens que c'est amusant, un souper, Regnault?

—Oui, dit Regnault... Vive l'Empereur!

Regnault nous regarda avec des yeux qui nous firent rire de nouveau; il but encore trois ou quatre verres de vin de Champagne, mangea du pâté de foies gras, et bientôt il fut tout à fait en gaîté, mais sans être gris ni même attaqué.

—Vive l'Empereur! s'écriait-il... Allons, qu'on me fasse raison.

Pendant près d'une demi-heure la main de Regnault ne fut occupée qu'à se servir du brochet et à se verser du vin de Champagne; il laissait causer les autres.—Allons, lui dit Junot, va te recoucher, Regnault, et laisse-nous rire.

—Mais si tu faisais du tapage, on pourrait te faire un mauvais parti; va te coucher, et vive l'Empereur!

Il se leva, et s'en alla comme un bon garçon qu'il était alors. Nous rîmes joyeusement tout en causant, et le souper se prolongea jusqu'à trois heures du matin; et nous avions bien ri...

Ces soupers se renouvelèrent chez madame Regnault et chez moi. Madame Regnault avait quelquefois des ennuis à supporter avec Regnault, quoiqu'il l'aimât beaucoup; mais il avait des coups de boutoir terribles, et il faut bien des mots du cœur pour effacer le souvenir d'une brusquerie...

Au Val, charmante habitation que M. Regnault a parfaitement arrangée, il y avait une façon de vivre toute joyeuse; le bâtiment est gothique et l'intérieur est gothique, même pour l'habitation. Madame Regnault fit meubler ce château, ou plutôt cette abbaye, comme une habitation religieuse gothique, mais non pas comme un couvent... Chaque chambre avait son ameublement bien conforme à la position de la chambre, soit sur le parc, soit les cours. L'appartement de madame Regnault était comme un appartement de châtelaine: tous les meubles étaient gothiques; la plupart sont du temps de Louis XIV et du siècle antérieur... Tout y est bien et tout y est confortable.

La vie du Val était à peu près comme la vie de château dans tous les châteaux de France. Madame Regnault, après que son mari fut parti, demeura au Val... Elle y resta fort tranquille pendant quelques mois; mais Fouché, flairant du mal à faire partout où l'on pouvait porter une douleur, la fit surveiller et même tomber dans un piége par une infâme manœuvre. Un homme vint prendre ses lettres, et cet homme n'était qu'un agent surveillé par un autre homme, qui surprit les lettres de madame Regnault à son mari alors en Amérique, et elle fut arrêtée au Val, où elle demeurait alors... Les gendarmes y arrivèrent au moment où le berger faisait sortir le troupeau du château; et comme le porche était embarrassé, un homme de chez le concierge eut le temps de courir avertir M. Regnault, le fils de Regnault de Saint-Jean-d'Angély; car cet homme ne pouvait croire qu'on voulût arrêter une femme: c'était elle cependant. Le jeune homme se sauva, et elle fut prise au moment où elle passait un peignoir pour aller au secours de son beau-fils... En recevant l'ordre qui l'arrêtait, madame Regnault fut stupéfaite. Était-ce bien en France, dans le dix-neuvième siècle, qu'une femme était arrêtée dans sa campagne au milieu de ses fleurs, de ses oiseaux, de tout ce qui rappelle enfin la vie d'une femme!... Madame Regnault ne dit pas une parole qui pût faire présumer même son indignation; elle aurait craint de s'abaisser...

Un moment elle eut la pensée de demander un jour pour mettre de l'ordre dans ses affaires; puis elle changea de volonté; elle se contenta d'écrire ce qu'il y avait à faire chez elle, et puis elle partit dans une voiture à elle, escortée par des gendarmes comme une criminelle, tandis qu'elle n'était qu'une noble femme à l'âme vraiment élevée et patriotique. Elle quitta la France pour aller chercher d'autres douleurs, et pendant bien des mois elle ne sut et ne connut de la vie que les larmes et les souffrances... Puis vint le jour de la rentrée dans la patrie, et ce jour fut encore pour elle pénible à supporter, car il fut un jour de deuil[113].

SALON DE Mme LA DUCHESSE DE LUYNES.

Le salon de madame la duchesse de Luynes ne mérita ce nom que vers l'époque où M. de Luynes fut nommé sénateur, qui est la même (1806) que celle où sa belle-fille fut nommée dame du palais de l'Impératrice. Jamais la nouvelle d'une faveur ne produisit d'effet plus différent dans une famille. M. de Luynes, fort peu joyeux de sa nature, témoigna un tel contentement que cela en vint au point de faire faire à ce propos de bruyantes exclamations à son beau-frère[114], qui ne s'étonnait de rien de ce qui arrivait en dehors de ses habitudes de jeu. Il en fut de même de tous les habitués de l'hôtel de Luynes. Quant à la duchesse de Luynes, elle se contenta de lever les épaules et continua de s'informer si celui pour qui elle avait parié à une partie de whist qui se jouait dans une autre pièce avait gagné ou perdu.

Le même jour avait vu apporter un autre paquet dans cette maison; mais bien différente du vieux duc, celle à qui il était adressé ne l'avait pas reçu avec la même joie. Elle avait au contraire témoigné un grand mépris pour cette nomination de dame du palais, et son premier mot fut un refus positif.

Mais M. de Luynes, qui presque toujours laissait aller les affaires de sa famille à la grâce de Dieu, parut cette fois se prononcer. Il avait eu peur; on lui avait parlé de je ne sais quelle révision du procès du maréchal d'Ancre, et puis des donations faites à la maison de Luynes; enfin on l'avait mystifié en lui parlant de choses impossibles, et il avait non-seulement accepté, mais fait accepter sa belle-fille.

—J'irai donc, répondit-elle, mais on s'en repentira plus qu'on ne s'en louera.

L'hôtel de Luynes était une maison comme il n'y en avait aucune dans Paris, non pas à cause du mélange des partis; il y avait unité complète dans ce qui composait la société de la belle-mère et de la belle-fille. C'étaient toutes les personnes d'une opinion pure, et les étrangers de marque qui à cette époque arrivaient en foule à Paris.

M. de Luynes avait conservé sa fortune, et même l'avait augmentée dans la Révolution en acquittant des remboursements en assignats, et rachetant des droits de cette même manière. Il eut le même bonheur en tout, traversa la Révolution en ne faisant pas parler de lui, et arriva enfin à cette époque où il fut nommé sénateur, et sa belle-fille dame du palais. La fortune de M. de Luynes était immense; l'intérieur de sa maison, soit à Paris, soit à Dampierre, avait quelque chose de prince souverain, surtout dans un temps où toute la grandeur de l'Empire, grandeur de gloire, vraie et positive, mais encore toute neuve et à faire, n'avait pas autour d'elle cet appui du vieux temps, ces preuves matérielles, d'anciens serviteurs, de meubles antiques, de demeures féodales qui, pour être dépouillées de leurs droits, n'en étaient pas moins des témoins vivants et parlants de la noblesse de leurs maîtres...

La fortune du duc de Luynes avait toujours été immense, même au milieu de ceux qui étaient ses pairs et quelques-uns ses supérieurs. Il était bon homme, grand dormeur, passant à l'occupation du sommeil les trois quarts de sa vie, si bien, qu'à table, il vous offrait d'un plat, portait la main à la cuiller et dormait avant de l'avoir soulevée. Dans un pareil cas son valet de chambre le poussait légèrement; alors il s'éveillait, achevait sa politesse, et retombait dans son sommeil ou plutôt dans sa léthargie.

On doit penser d'après cela que ce n'est pas le duc de Luynes qui tenait la maison éveillée jusqu'à cinq heures du matin; et telle était la rage de veiller dans cette maison, que j'ai vu souvent partir M. de Lavaupalière de chez moi à trois heures du matin pour aller à l'hôtel de Luynes; car c'était ainsi qu'on parlait; on ne disait pas: Je vais chez madame de Luynes ou madame de Chevreuse; on disait: Je vais à l'hôtel de Luynes.

Cet hôtel de Luynes contenait, dans le fait, presque toute la famille de madame de Luynes: son fils et sa belle-fille, son gendre et sa fille, son neveu Adrien de Montmorency et son frère le duc de Laval. Elle était bonne, madame de Luynes, et je n'en veux pour preuve ajoutée à tout ce qu'en pense ce qui reste de ses amis, que la conduite qu'elle a tenue avec sa belle-fille, lors de la persécution de la malheureuse madame de Chevreuse.

L'hôtel de Luynes était une maison joyeuse s'il en fut jamais. Le jeu, la danse, la chasse, la causerie, tout s'y trouvait, même les grands et bons dîners, ce qui, pour les habitués comme M. de Lavaupalière, était un point presque aussi important que le creps. Jamais les immenses salles de cette maison n'étaient sombres; ou les bougies, ou le soleil les éclairaient. Les domestiques veillaient par quartier, car ils n'auraient pas tenu longtemps contre une telle fatigue.

Les personnes qui allaient habituellement chez madame de Luynes étaient: M. de Talleyrand, M. de Montrond, M. de Narbonne, M. de Sainte-Foix, M. de Lavaupalière, Adrien de Montmorency son neveu, le duc de Laval son frère, M. de Choiseul-Gouffier, M. de Nassau, M. le bailly de Ferrette, madame de La Ferté, madame de Balby, madame de Vaudemont (moins que les autres), madame de Montmorency (également), et puis tout ce qu'on appelait strictement le faubourg Saint-Germain, indépendamment de la famille de madame de Chevreuse, qui était fort étendue par elle-même et par ses alliances; toute la jeunesse élégante de ce même faubourg, amie des deux frères de la duchesse.

On conçoit qu'avec de tels éléments, en y ajoutant ce qu'était naturellement madame de Luynes, une véritable grande dame, l'hôtel de Luynes pouvait facilement devenir une maison agréable.

Lorsque madame de Chevreuse se maria[115], ce qui, je crois, fut en l'an VI ou au commencement de l'an VII, la maison de madame de Luynes était une maison ouverte, mais un peu comme celle de madame de La Ferté; et véritablement, quoique le nom de La Ferté fût un beau nom autrement connu que par les Amours des Gaules, on ne convenait guère, lorsqu'on était femme, qu'on avait été chez madame de La Ferté. Madame de Luynes avait bien une autre attitude que madame de La Ferté; mais cet éternel jeu qu'on trouvait chez elle en éloignait les jeunes femmes. Lorsque madame de Chevreuse fut dans cette maison, ce fut un soleil qui se leva sur ce demi-jour et l'éclaira brillamment. Il est difficile de faire le portrait de madame de Chevreuse: elle était rousse, maigre, et ses traits n'avaient rien d'une grande régularité; mais elle était si parfaitement élégante, si distinguée; elle avait tellement de cette manière impossible à copier qui révèle la femme comme il faut avec toutes ses grâces, que je n'ai jamais souhaité à une femme de ressembler à une autre qu'à madame de Chevreuse, quand elle voudrait briller avec fracas et devenir une personne à la mode. Je ne sais si madame de Chevreuse a voulu être à la mode, ou si ses manières étaient naturelles. Ce que je sais, c'est qu'elle a parfaitement réussi à marquer dans le monde, où elle n'a fait que passer, comme un brillant météore.

Sa tournure surtout était fort élégante. Il y avait dans sa taille une telle souplesse, des mouvements si gracieux sans affectation, qu'on ne pouvait s'empêcher de la regarder lorsqu'elle marchait ou qu'elle dansait. Du reste, cette élégance lui était devenue particulière depuis son mariage; car avant ce moment je l'avais rencontrée bien souvent chez une de nos amies communes, mademoiselle de C......., et alors personne ne faisait attention, parmi nous autres jeunes filles, à Ermesinde de Narbonne, rousse, maigre, pâle et pas du tout agréable; ces malheureux cheveux, qu'elle avait au reste en horreur, lui donnaient de la timidité[116].

L'hôtel de Luynes était toujours ouvert; jamais la porte n'y était défendue; il y avait toujours quelqu'un, soit M. de Luynes, s'il ne dormait pas ou s'il n'était pas au sénat, car il y allait quelquefois, ou madame de Luynes, ou madame de Chevreuse, ou madame de Montmorency; enfin la maison était toujours habitée: cela donnait un air de gaîté à cette habitation déjà si belle par elle-même. Le jour, le soleil éclairait des fenêtres où partout on voyait des rideaux, de riches draperies; le soir, partout des lumières brillaient à ces mêmes fenêtres; que les maîtres fussent absents ou bien au logis, la maison était éclairée et chauffée, car jamais l'absence n'était ni longue ni entière.—Si madame de Luynes était chez M. de Talleyrand, ou bien au spectacle, ou chez madame de Balby, les habitués montaient et l'attendaient chez elle. À cette époque, je ne sais plus pour quel motif, madame de Chevreuse fit le vœu de ne pas aller au spectacle de trois ou quatre années; elle allait bien dans la salle de l'Opéra pour un concert, pour l'oratorio, mais non pas pour le spectacle. Ce vœu la rendit beaucoup plus sédentaire. Je crois que c'était pour avoir un enfant.

C'était une personne de beaucoup d'esprit, sans aucun doute, et vraiment charmante, que madame de Chevreuse; aussi, lorsque je songe à son martyre, mon cœur s'attendrit et ne trouve que des larmes pour une si jeune destinée brisée à son matin, lorsque tout lui souriait, lorsque les trois voix, si rarement d'accord entre elles, du passé, du présent et de l'avenir, ne lui répondaient que par le mot BONHEUR!... Oh! oui, c'est un grand malheur alors que la mort... l'agonie est doublée dans son horreur, et ce qu'on souffre est bien au delà des souffrances du malheureux qui ne voit dans la mort que sa délivrance.

La réputation de madame de Chevreuse fut toujours intacte, quelle que fût la mauvaise humeur des femmes qu'elle éclipsait, et celle des hommes dont elle repoussait les vœux: ce fut ainsi que la trouva son brevet de dame du palais, lorsqu'elle le reçut.

—Je refuse, dit la jeune femme en repoussant doucement le parchemin signé par l'Empereur.

—Mais, ma chère enfant, lui dit son beau-père, cela ne vous est pas possible; songez à ce qui peut en résulter. Mon fils, dites donc...

M. DE CHEVREUSE.

J'ai déjà parlé à Ermesinde; elle ne veut rien entendre.

MADAME DE CHEVREUSE.

Je crois inutile de répéter ici ce que j'ai dit mille fois; je hais cette cour impériale et je la méprise. Après cette profession de foi, voulez-vous donc me contraindre à en faire partie?

LE DUC DE LUYNES.

Mais enfin, si vous refusez, il en peut résulter les plus grands malheurs pour toute la famille.

MADAME DE CHEVREUSE.

Ces malheurs ne sont que pour moi, et je brave la tyrannie de Bonaparte. Que peut-il me faire, après tout?

LE DUC DE LUYNES.

Beaucoup de mal, ma chère enfant, beaucoup de mal... je sais ce que je dis.

MADAME DE CHEVREUSE.

Je refuse, monsieur, mon parti est pris... Ah! ma mère, s'écria-t-elle en s'élançant dans les bras de la duchesse de Luynes qui entrait... ah! ma mère, venez à mon secours! vous me comprenez, vous!

MADAME DE LUYNES.

Comme vous la faites pleurer!... et pour quel sujet encore! Ermesinde, tu feras ce que tu voudras, entends-tu?

M. DE CHEVREUSE.

Mais, ma mère, ne connaissez-vous pas la menace de l'Empereur?

MADAME DE CHEVREUSE.

Mon Dieu, mon Dieu! vous m'effrayez beaucoup.

MADAME DE LUYNES.

Calmez-vous, chère petite, et comptez toujours sur moi.

MADAME DE CHEVREUSE.

Mais, monsieur, dites-moi de quoi il est question. Que puis-je résoudre, si j'ignore de quoi il s'agit?

LE DUC DE LUYNES.

Eh bien! madame, il s'agit de voir notre fortune entièrement perdue...

MADAME DE CHEVREUSE.

Grand Dieu! comment cela se peut-il?

LE DUC DE LUYNES.

Parce que cet homme prétend qu'on peut revenir sur le procès du maréchal d'Ancre... que les valeurs qu'il avait soustraites étaient valeurs royales appartenant au trésor, et que le Roi n'avait pas le droit d'en faire un don à notre ancêtre.

MADAME DE CHEVREUSE.

Mais cette menace est absurde.

M. DE CHEVREUSE.

C'est ce que j'ai dit.

MADAME DE LUYNES.

Sans doute; mais il ne faut pas, avec un tel homme, se retrancher dans son droit. À quoi cela a-t-il servi à Moreau et à tant d'autres?

MADAME DE CHEVREUSE, réfléchissant.

Vous avez raison, ma mère!... mais cependant... Ah! c'est affreux!... (Allant à son beau-père.) Monsieur, j'accepte; je ne veux pas être un flambeau de discorde entre cet homme et votre maison...

LE DUC DE LUYNES attendri, lui baisant la main.

Ma bru, vous êtes une digne fille des Narbonne... Je vous aimais... maintenant je vous honorerai profondément.

MADAME DE LUYNES pleurant en l'embrassant.

Ma noble, ma digne, ma bien-aimée en tout, oui, vous êtes un ange et ma joie en ce monde.

M. DE CHEVREUSE.

Et à moi ma gloire.

MADAME DE CHEVREUSE, souriant avec peine.

Eh bien! eh bien, ne m'attendrissez pas... si vous êtes tous contents, je le suis aussi. Dieu veuille que nous n'ayons pas à nous en repentir!...

Ce fut ainsi qu'elle accepta la place de dame du palais. Je l'ai vue étant de service auprès de l'Impératrice. Sans doute elle n'y était pas inconvenante; mais si j'eusse été l'Impératrice, jamais je ne me serais exposée à de pareils traits de la part de madame de Chevreuse.

L'Empereur n'eut en cette circonstance aucune dignité de lui-même. Au lieu de laisser madame de Chevreuse maîtresse de sa volonté et libre de suivre son humeur, il lui donna un rôle intéressant, celui de victime... Dès lors tout le monde la plaignit et tout le monde le blâma...

Lorsqu'il vit que la chose tournait à ce vent-là, il gouverna autrement sa barque. Madame de Chevreuse fut entourée de soins, de prévenances; elle recevait de magnifiques bouquets, des plantes rares, sans nom d'envoi, et un mystère se leva sur cette vie si pure.

Elle démêla l'odieuse iniquité; et comme l'innocence adroite, parce qu'elle est naturelle, elle eut bientôt dissipé cette trame mal ourdie.—Mais cela ne lui donna pas de goût pour celui qui pouvait agir ainsi.

Quand il vit que le mystère ne lui plaisait pas, il fit du bruit, il entoura la jeune femme d'un honteux éclat. Un jour, à la chasse, dans le bois de Boulogne, à la mare d'Auteuil, un piqueur lui porte, à elle, par ordre de l'Empereur, la patte du cerf.—À l'instant même elle voit le danger qu'elle court... les sourires, les coups d'œil, tout ce langage de cour dans lequel on salue la vertu tombée.—Aussitôt elle prend son parti, traverse le cercle formé par la chasse, arrive près de l'Impératrice Joséphine, et lui remettant la patte:

«Cet homme s'est trompé, madame, il ne vous connaît sans doute pas. Je répare sa faute.»

Et, le front haut, les joues colorées d'une noble rougeur, elle retourne à sa place, sans regarder du côté de Napoléon.

L'aimait-il?—Je ne le crois pas; non qu'elle ne fût assez charmante pour l'attirer et même le captiver; mais je ne crois pas qu'il l'aimât. C'est ma pensée.

Lorsque madame de Chevreuse touchait ses appointements de dame du palais (12,000 fr.), elle les donnait aux pauvres, soit de Paris ou de Dampierre, et lorsqu'elle avait fini son service, elle retournait avec des joies d'enfant à ses habitudes chéries. Sa belle-mère l'adorait, et elle l'aimait également. Madame de Luynes avait un cœur fait pour aimer, sous une apparence rude et même sévère.

C'était un type fort original que madame de Luynes, et cela, on pouvait le dire en tous les temps et sous tous les régimes.

Elle était mademoiselle de Laval-Montmorency; elle n'avait jamais été jolie, et sa taille avait été sa seule beauté lorsqu'elle avait épousé le duc de Luynes, qui, à cette époque, était presque aussi gros que nous l'avons vu en 1806, lorsqu'ayant été nommé sénateur il fut présenté à l'Empereur; le hasard voulut que ce fût le même jour que le petit monsignor Doria apportait à l'Empereur les barrettes de deux ou trois cardinaux. Ce monsignor Doria était si petit, si exigu, qu'en vérité on avait besoin de chercher dans ses jambes pour voir s'il ne s'y perdait pas. Ce fut avec lui que M. de Luynes fut présenté. Cela fit l'effet de Galland à Douay et de son fils...

Quant à madame de Luynes, elle ne parut jamais aux Tuileries.

Elle était dame du palais de la reine Marie-Antoinette. Elle avait conservé pour la Reine un culte et un amour que les années n'avaient fait qu'augmenter. Tout ce qui avait un rapport même indirect avec la Révolution la bouleversait. La vue des appartements des Tuileries l'aurait tuée.

La duchesse de Luynes était habillée comme en 1782 ou 1783. Un petit bonnet sur le haut de sa tête avec un tour arrangé selon la mode de l'ancien régime; une robe faite comme par mademoiselle Bertin, mais dans son mauvais temps. Il semblait que madame de Luynes s'était endormie trente ans avant et s'était seulement éveillée la veille. Elle avait aimé et aimait encore la chasse avec passion. Étant jeune, elle s'était démis ou cassé le bras droit ou gauche, je ne sais plus lequel des deux, au service de la chasse à courre. On citait ce fait d'elle, qui m'a été confirmé par plusieurs personnes. Elle devait aller chasser dans un château près de Versailles, et c'était précisément un dimanche où elle se trouvait de service que cette chasse devait se faire; et c'était une Saint-Hubert!... Ne voulant pas la manquer, elle s'habilla d'abord pour la chasse; et comme elle ne montait pas à l'anglaise, ce fut donc une culotte de peau de daim qu'elle passa; ensuite elle arrangea le reste à la grâce de Dieu, mit son grand habit par-dessus tout cela, et aussitôt que la Reine fut rentrée dans ses appartements, la duchesse de Luynes ôta son grand habit, passa une jupe fendue devant et derrière, une veste verte galonnée, mit sur l'oreille un petit chapeau de castor blanc, et dans cet équipage fut déclarer la guerre aux pauvres bêtes des bois. Cette humeur chasseuse l'avait quittée pour celle du jeu; c'était une passion effrénée, et seulement pour jouer. Ce n'était pas la valeur de sa mise qui l'excitait, car on l'a vue souvent jouer pour gagner ou perdre vingt francs dans la nuit. Lavaupalière, Sainte-Foix, M. de Montrond, le bailli de Ferrette, voilà, avec M. de Narbonne et madame de Balby, les personnes les plus assidues auprès de la table de jeu de l'hôtel de Luynes.

À l'époque de 1807 ou 1808, madame de Luynes s'imagina de faire venir chez elle un biribi ou une roulette, je ne sais pas lequel; je réponds seulement du fait. L'Empereur, qui cherchait alors toutes les occasions de faire une chose désagréable aux maîtres de cette maison, fit saisir le banquier et donna défense d'y aller pour tenir la banque. C'était une sorte d'affront, et madame de Luynes le sentit ainsi.

Tandis que tout cela se passait, madame de Chevreuse mystifiait le prince de Mecklembourg-Strélitz, et en même temps un vieux bourgeois retiré du commerce, frère de l'une des femmes de charge de la maison, par qui madame de Chevreuse avait appris que, dans deux jours, ce vieux bonhomme attendait de Rouen une nièce qu'il allait faire son héritière. Madame de Chevreuse quitte son élégante toilette, passe une petite robe d'indienne, met un petit bonnet, s'arrange enfin en grisette complétement, et va chez le vieil oncle, lui parle de Rouen, de la famille, l'enchante si bien, qu'avant la fin de la journée, le pauvre vieux ne savait plus oui ou non s'il avait sa tête. Et s'il avait connu l'histoire romaine, certes le règne de Claude lui aurait fourni un bel exemple pour épouser sa nièce. Quoi qu'il en fût de Claude, la petite nièce prit congé de l'oncle pour aller voir la tante de l'hôtel de Luynes, et ne revint pas. Le lendemain, lorsque la vraie nièce arriva, non pas de Rouen, mais de Falaise, avec deux bonnes grosses joues normandes du pays des filles roses et fraîches, une gaillarde enfin bien apprise et bien découplée, quoiqu'un peu bête, l'oncle n'en voulait pas; il se rappelait cette gentille figure, cette apparition fantastique qu'il ne savait pas définir, mais dont il avait senti le charme; toute cette vision lui paraissait une réalité qu'il ne voulait pas abandonner. Il fut pendant huit jours très-malheureux, et ne pouvait surtout s'habituer aux grosses mains de sa vraie nièce.

—L'autre en avait de si blanches, disait-il, une voix si douce!...

Une autre fois, madame de Chevreuse fit habiller un pauvre qui était son pensionnaire à Saint-Roch, où elle allait habituellement. Cet homme fut nettoyé, bichonné, bouchonné même, et revêtu d'un habit superbe avec des plaques, des cordons jaunes, bleus, blancs, de toutes couleurs. Cet homme reçut ses instructions, et puis elle le présenta comme un savant danois qui ne savait pas parler français. Cet homme fut trouvé étonnant. Lorsque la comédie eut duré assez longtemps, alors elle dit en haussant les épaules: «Vous avez pris pour un savant étranger un homme qui ne sait pas parler, et un mendiant.»

À Dampierre, la famille tenait un état de prince plus magnifiquement ordonné et mieux entendu. Madame de Chevreuse contribuait à rendre ce séjour adorable, en faisant les honneurs du salon de sa belle-mère avec une grâce charmante. Toutes les connaissances de l'hôtel de Luynes y passaient alternativement: on y chassait à cheval, en calèche; on y jouait surtout, et on y jouait jusqu'au jour. Je voyais quelquefois M. de Lavaupalière revenant de Dampierre, en chantonnant une vieille marche du maréchal de Saxe, laquelle il chantonnait depuis cinquante ans; il en avait alors plus de soixante-quinze lui-même, et quand je lui demandais d'où il venait: De Dampierre, où j'ai été faire ma cour à madame la duchesse de Luynes.

M. de Narbonne, qui était ami fort intime de madame de Luynes et qui m'aimait comme son enfant, voulut opérer un grand rapprochement entre moi et l'hôtel de Luynes. En apprenant surtout que madame de Chevreuse et moi nous avions des souvenirs communs de jeunesse et même d'enfance, il exigea qu'au moins je ne reculasse pas si l'on faisait un pas vers moi: je promis d'en faire autant. Le lendemain je reçus une carte de madame de Chevreuse et une carte de madame de Luynes[117]. J'en envoyai aussitôt deux à l'hôtel de Luynes, et deux jours après je reçus une invitation pour un bal qui devait se donner la semaine suivante à l'hôtel de Luynes. J'y fus avec mon mari et deux de mes amies, la baronne Lallemand et la princesse Zayonchek, qui depuis fut vice-reine de Pologne, et qui existe toujours à Varsovie.

Ce bal était magnifiquement ordonné dans les salles immenses de ce beau local de l'hôtel de Luynes. C'est vraiment dans le faubourg Saint-Germain qu'il faut chercher les belles demeures féodales et qui ont un cachet nobiliaire que jamais on ne donnera à ces maisons bâties par l'argent à coups de billets de banque. Quelle est la maison de ce côté-ci du pont (dans les nouvelles maisons construites) qui peut rivaliser avec l'hôtel de Brienne ou celui d'Havré, ou bien encore l'hôtel de Janson ou celui encore plus magnifique de Brissac? Et de ce côté-ci de la rivière, quelles sont les maisons qui peuvent rivaliser aussi avec les hôtels du faubourg Saint-Honoré, qui sont les frères de ceux du faubourg Saint-Germain?... Voyez ensuite les grandes maisons de l'antique magistrature du Marais... D'où vient encore cette différence dans les châteaux et ces maisons d'un jour, dont les jeunes ombrages donnent à peine un abri! Comme leurs légères murailles sont à peine suffisantes pour préserver de l'intempérie des saisons? Mettez en comparaison ces antiques donjons, ces vieux manoirs qui ont vu passer des générations sans nombre, et défient encore celles à venir; dans ces demeures, il y a tout à la fois la douceur du souvenir et l'espoir d'un long avenir[118]...

On sait ce qui arriva à madame de Chevreuse avec madame de Genlis; je ne répèterai pas ce que j'ai dit dans l'autre volume; je le rappelle seulement pour faire voir le côté extraordinaire de son caractère.

Mais ce même caractère avait quelque chose de grand et de beau, lorsque le sort l'appelait à rendre témoignage de sa noble nature: ce fut ce qui arriva en 1808 lors des affaires d'Espagne.

L'Empereur n'avait oublié ni les dédains ni les refus de madame de Chevreuse; un autre les eût tenus pour indifférents; mais il paraît que le coup avait porté et que la blessure avait été profonde. Au moment où la reine d'Espagne, femme de Charles IV, vint en France, l'Empereur nomma d'abord un service pour être auprès d'elle comme auprès de l'Impératrice. Il écrivit lui-même les noms, et celui de madame de Chevreuse était en tête. En recevant l'ordre qui lui fut transmis par le grand-chambellan et par la dame d'honneur, madame de Chevreuse frémit d'indignation, et elle répondit aussitôt:

J'ai pu être victime, je ne serai jamais geôlière!...

En recevant à son tour cette réponse aussi courageuse que hautaine, l'Empereur, au lieu d'avoir la grandeur d'âme de pardonner, eut le grand tort de punir une chose qui ne devait l'être que par le silence... Et madame de Chevreuse fut exilée à cinquante lieues de Paris.

Son désespoir fut grand. C'était sa vie qu'on brisait, et non son existence: l'Empereur ne fut pas juge dans cette circonstance, il fut bourreau... Madame de Chevreuse ne vivait que dans cette maison et dans cette ville où était sa famille... dans cet hôtel de Luynes, où chaque jour elle voyait s'écouler si doucement ses heures, entourée d'amis et de parents, ayant auprès d'elle son mari, ses enfants, tout cet intérieur sacré de la famille. Et quel intérieur! un paradis!...

Oui, le désespoir de la malheureuse jeune femme fut horrible... En entendant ses sanglots, en voyant sa douleur, madame de Luynes prit une sublime détermination; elle voulut suivre sa belle-fille et se consacrer à elle.—Pour comprendre l'étendue de ce sacrifice, il faut connaître le goût profond, l'attachement prononcé de la duchesse de Luynes pour sa maison et pour sa manière de vivre. Rompre ses habitudes, c'était la mort pour elle.—Eh bien! elle eut le courage de tout rompre pour pleurer avec l'affligée et lui dire des paroles douces et bonnes qui calmaient le désespoir dans lequel elle était.

Madame de Chevreuse devint donc errante. Déjà souffrante de la poitrine, cette vie nomade lui porta un dernier coup, et bientôt elle fut très-malade. Ne voulant pas s'abaisser à la prière, car elle pensait bien ne pas être refusée, jamais elle ne voulut elle-même demander une faveur à l'Empereur. Sa belle-mère, désespérée, écrivit à Adrien de Montmorency, qui vint chez moi et me parla de sa cousine. Il n'avait pas besoin de m'en parler longtemps pour m'intéresser.—Je lui promis de faire tout ce que je pourrais, et en effet je FIS TOUT ce qui fut en mon pouvoir; mais partout je trouvai des cœurs durs[119] et des âmes sèches; partout je trouvai, même parmi ceux qui auraient dû m'entendre, une dureté révoltante. Enfin, je fis demander une audience à l'Empereur par Duroc; mais j'eus le malheur de dire la raison pour laquelle je voulais le voir, et je ne pus avoir mon audience. Pendant ce temps, la malheureuse exilée avait parcouru plusieurs résidences, celles de Rouen, de Tours, de Caen, et enfin elle vint tomber, haletante et mourante, à Lyon, où sa belle-mère, désespérée, la soigna pendant une année. Hélas! elle était là près d'une autre exilée dont la douleur plus silencieuse n'en était pas moins amère. Madame Récamier était à Lyon, succombant sous le poids d'une souffrance qui serait devenue mortelle si elle n'avait été en Italie.

Enfin madame de Chevreuse termina sa vie et ses douleurs dans les premiers mois de 1813, après une longue agonie et des souffrances qu'on ne peut concevoir. Non, l'exil n'est pas apprécié, tout ce qu'il a d'affreux n'est pas compris par ceux qui ne l'ont pas éprouvé.

Quelques heures avant sa mort, madame de Chevreuse, dont les derniers moments furent néanmoins sublimes, eut une faiblesse singulière, pour une personne qui avait des qualités si hautes. Elle se fit entièrement raser la tête et fit BRÛLER ses cheveux devant elle!... Incroyable alliance de la légèreté du néant du monde à côté du sérieux de la tombe, qui déjà s'ouvrait pour elle!

FIN DU TOME SIXIÈME.

TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE SIXIÈME VOLUME.

  • Salon de M. de Talleyrand. 1
  • Salon des princesses de la famille impériale. 247
  • Salon de madame Récamier (en 1800). 333
  • Salon de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély. 355
  • Salon de madame la duchesse de Luynes. 371
Forêt.

PARIS.—IMPRIMERIE DE CASIMIR, RUE DE LA VIEILLE-MONNAIE, No 12.

Notes

1: Les abbés les plus distingués de cette troupe élégante étaient les abbés de Saint-Albin et de Saint-Phar, l'abbé de Damas, l'abbé de Coucy, l'abbé de Périgord, l'abbé de Lageard, l'abbé de Montesquiou.

2: Ces jeunes séminaristes se mettaient dans cet angle, où ils pouvaient probablement rire et causer plus librement.

3: Je n'aime pas M. de Talleyrand parce qu'il a fait une action dont la France doit toujours porter le deuil; mais je suis juste envers lui et dis la vérité.

4: L'abbé Maury n'avait d'influence sur les affaires qu'autant qu'il était à la tribune pour arrêter quelquefois les choses lorsqu'elles allaient trop vite; mais, du reste, il ne fit rien.

5: L'abbé Maury soutint la légitimité des biens du clergé, et il avait raison; il disait que les abbayes avaient plus fait défricher de biens autour de leur habitation que pas un châtelain; mais il ne fallait pas voir le droit dans ce moment de tempête: il fallait aller au-devant de la spoliation forcée qui devait avoir lieu, pour empêcher qu'elle ne fût entière.

6: Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains: ce sont les États du royaume qui ordonnèrent ce mariage, pour donner un appui au jeune roi, dit le président des États.

7: On a beaucoup parlé du maréchal de Mailly, mais pas assez, selon moi. Je veux réparer cette négligence; son nom, d'ailleurs, n'est pas déplacé dans un écrit relatif à M. de Talleyrand: mademoiselle de Périgord, cousine germaine de M. de Talleyrand, était madame de Mailly[7-A].

Tout ce que l'histoire du temps et les Mémoires nous rapportent de la cour de Louis XIV, et de l'époque de la chevalerie, se retrouve dans le maréchal de Mailly.

Né en 1708, il avait passé sa jeunesse avec les hommes les plus distingués de la cour de Louis XIV. Il fit ses premières armes en Allemagne, sous le maréchal de Berwick et des officiers supérieurs choisis et élevés en grade par Louis XIV lui-même. Il reste encore beaucoup de personnes qui ont pu juger de la différence des manières dans les hommes de la Régence et ceux de Louis XVI dans la société, et elles peuvent dire qu'en effet la différence était grande. Le cardinal de Luynes, le maréchal de Croï, le duc de Richelieu, ont été connus par nos pères, et nous savons par eux comme la vie était douce et facile avec de telles personnes. Comme les relations étaient gracieuses! l'existence était du bonheur alors.

M. de Mailly avait toutes les idées du temps de Louis XIV; il voulait que tout le monde fût heureux, mais il avait horreur du mélange des classes. C'est ainsi que lorsqu'il alla gouverner le Roussillon (où sa mémoire est encore adorée), il ne voulut pas favoriser les académies; mais, en revanche, il donna des chaires d'enseignement dans les Universités. Dans le même temps, il fondait des hôpitaux, il ouvrait le port de Port-Vendres pour le peuple du Roussillon; et il établissait des manufactures, des foires, en demandant chaque année qu'on soulageât le peuple de ses taxes.

M. de Mailly avait un haut respect pour la noblesse; il aimait à raconter qu'il descendait d'Anselme de Mailly, tuteur des comtes de Flandre, qui commandait les troupes de la reine Richilde en 1070. Marié trois fois, il ne voulut jamais s'allier qu'à de grandes familles; sa dernière femme était mademoiselle de Narbonne-Pelet[7-B]. Il voulut connaître à fond l'histoire de la famille de Narbonne, et fut charmé d'apprendre qu'elle était excellente, et digne vraiment de ceux qui avaient été souverains de la ville de Narbonne par la grâce de Dieu.

Il fut très-content de la réponse que fit M. de Narbonne au Roi, lorsque celui-ci lui demanda, assez ridiculement, au reste:

—M. de Narbonne, êtes-vous Pelet?

—Oui, Sire...

—Et comment?

—Comme Votre Majesté est Capet.

Lorsqu'en 1770, le clergé fit des remontrances au Roi sur les écrits[7-C] philosophiques, le maréchal de Mailly dit à un homme de ma connaissance: «La France aura une révolution plus sanglante que celle de l'Angleterre et de l'Allemagne. Mais sachez, monsieur, ajouta-t-il, que si jamais l'esprit du temps nous conduit à la nécessité de défendre le trône, nous mourrons tous avant le Roi!...»

L'époque prévue approchait à grands pas; et lorsque le premier prince du sang eut donné l'exemple à la noblesse, et que toute cette noblesse, soit d'action, soit de parole, eut laissé attaquer son principe vital, que la métaphysique du temps eut bien divisé sans classer, quand la jalousie et l'esprit d'égalité, amenés tous deux par le despotisme, eut renversé, confondu cette suite de dignités qui formaient et constituaient une grande monarchie, quand le maréchal de Mailly fut obligé d'ôter de son hôtel les armoiries si belles de sa famille:

Hogne qui vonra.

Alors il dit:

«On a peut-être mal fait, à Versailles, de trop peser sur cette classe qui triomphe aujourd'hui. Le cœur des Français est fier, sensible et peu endurant; on l'a humilié, il l'a senti, et il est demeuré vindicatif et ulcéré. Mais il y a dans la nation française quelque chose de grand que les insurgés ne savent pas faire (gouverner). Le tiers-état a renversé un heureux régime, mais celui qu'il lui a donné le renversera, car les Français sont actifs et industrieux; et, dans dix ans, vous verrez que la monarchie se relèvera plus forte et plus glorieuse.»

M. de Mailly ne s'est trompé que de deux ans dans ses calculs.

M. de Mailly ne voulut jamais émigrer; il était contre cette mesure, qui, en effet, laissa le Roi sans défenseurs... l'émigration en Angleterre surtout lui semblait une infamie. Ce fut le mot dont il se servit.

—Quand la Reine était puissante, disait le maréchal, l'Angleterre punissait le lord Gordon qui répandait des libelles contre elle. La Reine est malheureuse: eh bien! madame de Lamothe, fouettée et marquée par la main du bourreau, vend publiquement à Londres d'infâmes écrits sur la reine de France! Elle est accueillie à Londres! elle y est bien vue!... Elle!... madame de Lamothe!

M. de Mailly avait raison.

Louis XVI avait pour le maréchal de Mailly une profonde estime et une vénération qu'il est rare qu'un souverain ressente pour un sujet. Aussi ce fut lui qui fut chargé de la défense des côtes du Nord, lorsque le Roi fut averti que les Anglais, profitant des troubles du royaume, devaient faire une descente en France... Le quartier-général du maréchal était à Abbeville; il commandait depuis Montreuil jusqu'à Avranches.

Le maréchal de Mailly avait une grande estime pour une haute et belle naissance. Lorsqu'il fut nommé maréchal, il choisit pour ses aides de camp des hommes remarquables de ce côté: le premier était M. de Torelli, des comtes de Guastalla, maison ancienne, alliée à la France, au duc de Wurtemberg et aux princes d'Este; le second était M. d'Aubusson de la Feuillade, ambassadeur à Florence et à Naples sous l'Empire, et chambellan de Napoléon: un de ses aïeux avait été grand-maître de Rhodes; le troisième était le chevalier de Saint-Simon, descendant des anciens comtes de Vermandois.

Peu de temps après, le Roi partit pour Montmédy. Ce fut alors que la noblesse donna le coup mortel à sa position dans l'État; tout l'état-major de l'armée passa à l'Assemblée Nationale, les Liancourt, Montmorency, Choiseul, Praslin, Sillery, Castellane, de Luynes, Biron, Latour-Maubourg, Lusignan, Crillon, Crussol, Rochegude, Batz, Lafayette, Montesquiou, Menou, Beauharnais, Dillon, Lameth, etc.

Tous ces noms vinrent à la barre de l'Assemblée! La noblesse de France à la barre de l'Assemblée!... dès lors, il n'y avait plus de monarchie.

Le maréchal de Mailly se conduisit alors comme on devait présumer qu'il le ferait. Lorsqu'il vit toute la cour de France à la barre, lorsqu'un événement aussi inouï, aussi scandaleux, eut prouvé que la royauté était morte en France, le maréchal de Mailly fit voir qu'il y avait encore un représentant des anciens serviteurs de saint Louis. Il envoya au Roi sa démission de toutes ses charges, et lui apprit que, dans sa monarchie expirante, il y avait encore quelques palpitations d'honneur, et que les vieilles maximes étaient moins versatiles que les emplois militaires n'étaient amovibles.

Quand je vois cette figure du maréchal, âgé alors de 83 ans, représentant à lui seul la monarchie française de saint Louis, de François Ier et de Henri IV, je suis d'abord attendrie, et puis mon cœur est rempli d'un sentiment profond d'exaltation et de généreuse admiration!

Il ne restait plus à l'ancienne France qu'un petit nombre de familles fidèles, et la monarchie constitutionnelle elle-même n'avait plus que des lambeaux déchirés par les factions; les haines avaient consommé ce que la confiante ignorance avait commencé. On appelait la seconde monarchie la monarchie des Feuillants, comme en Angleterre ils avaient donné un surnom ridicule à leur Parlement avant la mort de Charles Ier.

C'est ainsi qu'on arriva au 10 août. À minuit, le 9, le tocsin sonna; Mandat, qui voulait défendre le Roi, fut massacré à la Commune et son corps jeté à l'eau. Le maréchal de Mailly, apprenant que le Roi était sans défense, accourut aux Tuileries, se mit au milieu de sept à huit cents gentilshommes venus dans le même dessein que lui, et jura avec eux de mourir en défendant la famille royale. Le Roi passa la revue, et confia la défense des Tuileries au maréchal. Ce fut alors que la Reine, prenant un pistolet à la ceinture de Backmann, le donna au Roi en lui disant: Monsieur, voilà le moment de vous montrer. M. de Mailly salua le Roi de son épée, et lui dit: Sire, nous voulons relever le trône ou mourir à vos côtés!...

Le Roi se couvre, tire son épée, et jure de demeurer avec eux. Mais Rœderer entraîne le Roi à l'Assemblée; tout est fini, il n'y a plus de roi de France.

Quelques nobles suivent le Roi; d'autres se retirent..... ce qui reste demande les ordres de M. de Mailly. Que pouvait-il faire? les canonniers étaient passés aux fédérés!... il ne lui reste plus que la gendarmerie, commandée par Raimond.

—Vivent les grenadiers français! s'écrie le vieillard.—Vive mon général! répondent les grenadiers.

M. d'Affri, commandant des Suisses, avait répondu à la Reine que des Suisses ne pouvaient tirer sur des Français, et s'était retiré. Backmann et Zimmermann l'avaient remplacé... On connaît le détail de cette horrible journée. Le Roi envoya l'ordre aux Suisses de ne plus tirer, par M. d'Hervilly; l'ordre ne put parvenir au milieu du carnage et des malheurs qui commençaient ainsi la République, dont c'était le premier jour!...

Le maréchal, perdu dans cette foule qui combattait pour ainsi dire corps à corps, vit tuer à ses côtés M. de Pomard, gentilhomme qui était son aide de camp. Le noble vieillard, l'épée à la main, combattait toujours néanmoins comme un jeune homme plein d'ardeur; un homme lève sur lui un sabre rouge de sang et allait le tuer, le maréchal pose avec calme la main sur le bras de cet homme et se nomme; à l'aspect de cette figure vénérable, de ces cheveux blancs, de cet homme revêtu du cordon bleu et de ces insignes dont l'éclat imposait encore, le fédéré laisse tomber son sabre; puis, ordonnant tout bas au maréchal de se taire et de le suivre, il le maltraite, et, tout en l'entraînant, lui arrache son cordon bleu qui est toujours un honneur, mais aussi un signe de proscription... C'est ainsi que le maréchal fut conduit à son hôtel... le nom de cet homme est demeuré inconnu... alors une action généreuse était un crime!...

Deux jours après, le maréchal fut dénoncé et conduit à sa section. Ses nobles réponses, ses cheveux blancs et ses quatre-vingt-trois ans firent impression sur les monstres de 93, qui alors n'étaient encore qu'au berceau!... Il échappa, et se retira avec la maréchale, toute jeune alors, dans le département du Pas-de-Calais. Là, André du Mont, altéré du sang des royalistes en 93, comme il le fut en 94 de celui des républicains, le fit jeter en prison; la maréchale ne le quitta pas... Joseph Lebon, qui succéda à André du Mont, fut assez cannibale pour envoyer à l'échafaud un homme aussi vénérable par son âge que respectable par sa chevaleresque loyauté. En approchant de l'échafaud, sa tête se releva plus fière que jamais elle ne l'avait été devant l'ennemi.

Vive le Roi! s'écria-t-il... je le dis comme mes ancêtres!

Sa malheureuse femme était enceinte en 1792, et mit au monde, cette même année[7-D], le fils[7-E] qui devait transmettre à cette époque le beau nom de son père.

7-A: Celle que la Reine aimait tant, et qui avait été sa dame d'atours; fille du comte de Périgord, frère de l'archevêque de Reims, elle était belle-fille du maréchal.

7-B: Il y a plusieurs Narbonne: Narbonne-Pelet, Narbonne-Lara et Narbonne-Fritzlar. C'était de ces derniers que venait madame la duchesse de Chevreuse.

7-C: J'ai parlé de ce fait dans mon Salon de l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont.

7-D: Le 26 septembre.

7-E: Adrien-Augustin-Amalric de Mailly, né en 1792, et nommé élève de Saint-Cyr, par l'Empereur, en 1808 ou 1809.

8: Ceci est un peu paradoxal; mais c'est tout ce que je puis trouver de mieux pour excuser M. de Talleyrand.

9: On verra dans la suite que cette mission fut aussi singulièrement donnée que remplie. Je vais rapporter tout à l'heure une lettre de M. de Chauvelin qui la dément.

10: C'est un fait qui est peu connu et positif que celui de cette excommunication.

11: Voici une histoire à propos du Directoire, pour montrer l'estime dans laquelle on le tenait.

Après le 18 fructidor, on voulut mettre un autre général à la place de Carnot, et on fit dire au général Lefebvre (plus tard le duc de Dantzick) de venir et qu'il serait nommé.

Sa femme, après s'être fait lire la lettre, car je crois qu'elle ne savait pas lire, dit à son mari:

«Reste ici; qu'iras-tu faire là-bas? Il faut qu'ils soient bien malades pour avoir besoin d'un imbécile comme toi!... Reste ici et ne va pas donner ta tête ou ta liberté; laisse les manteaux rouges s'arranger entre eux.

Il écouta les conseils de sa femme, et fit bien.

12: C'était dans une rue à demi fermée qui n'existe plus aujourd'hui, et qu'on nommait rue de l'Orangerie, au grand hôtel de Noailles. Ce club s'appelait aussi le club du Manége. Les républicains les plus chauds allaient là.

13: On sait que ce fut en allant demander la protection de M. de Talleyrand après toutes les tristes affaires de M. de L*****.

14: Il avait épousé mademoiselle Clary, sœur de madame Joseph Bonaparte.

15: Madame de Lostanges, si charmante par son esprit fin et gai et sa jolie figure, était la femme la plus recherchée sur toutes ces choses dont je parle ici.

16: Le marquis d'Hautefort, un homme extrêmement spirituel, et spirituel avec de la gaîté et du mouvement. Il allait souvent chez ma mère; il était très-vieux alors.

17: 25 messidor de l'an V.

18: Lannes était républicain enragé, comme on les nommait alors.

19: Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut interceptée par nous:

«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire; en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce soit.

On voit que l'Autriche devait être plus qu'inquiète. Ce fut alors que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à Campo-Formio.

20: Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:

  • À la Police, Cochon l'Apparent.
  • À la Guerre, Petiet.
  • À l'Intérieur, Bénézet.
  • À la Marine, Truguet.
  • Aux Affaires étrangères, Charles Lacroix.

21: Allusion à une motion presque publique faite par Laîné, pour mettre immédiatement (dans les vingt-quatre heures) Barras en arrestation, parce que les troupes de Hoche venaient à Paris sans ordre du ministère de la Guerre et clandestinement.

22: Mon mari, à cette époque premier aide de camp du général Bonaparte, m'a souvent parlé du 18 fructidor, et son opinion, c'est que M. de Talleyrand l'avait dirigé et ménagé d'avance. Mais il n'avait à cet égard que des conjectures; à la vérité, elles devaient avoir du poids.

23: Cette commission était composée de Vaublanc, Jourdan (des Bouches-du-Rhône), Pastoret, Siméon, Emmery, Thibaudeau et Boissy-d'Anglas.

24: Ce message du Directoire avait été motivé par un fait très-important, la marche d'un corps de douze mille hommes, commandé par le général Hoche. Voilà encore une ténébreuse et sinistre aventure qui jamais ne sera éclaircie, la mort subite et violente de Hoche, qui suivit son voyage précipité à Paris et son retour à son armée de Sambre-et-Meuse. Un député (Delarue) fit, le 19 thermidor, un rapport sur la marche de ces troupes, et dit, dans le Conseil même, qu'au lieu de deux mille hommes avoués par le général Hoche pour aller s'embarquer à Brest, il y avait toute une armée. Un autre député (Willot) fit aussi une virulente sortie contre le général Hoche. Ce général est une des belles figures de notre Révolution; c'est un homme antique dans toute l'acception qu'on attache à ce mot. S'il est venu à la tête de ses troupes pour délivrer le Directoire, c'est qu'il croyait que le Directoire était en péril; d'un esprit supérieur, jeune, brave, habile, d'une capacité égale, soit qu'il maniât le sabre, soit qu'il se servît de sa plume; beau et modeste dans ses succès de tous les genres, le général Hoche est un homme pas assez connu dans cette galerie d'hommes de la Révolution, où il demeure confondu. Je veux ici donner un échantillon de son esprit juste et fin, et, en même temps, de son noble caractère; je sais où il se trouve beaucoup de lettres du général Hoche, et j'espère posséder bientôt ce trésor, je puis le dire: car ces lettres révèlent toute la noblesse de l'âme d'un homme vraiment supérieur. Je dirai, avant de transcrire cette lettre, que le général employé sous le général Hoche était le général Richepanse. J'ai entendu mon mari dire ces propres paroles: «J'ai toujours souhaité ressembler à cet homme-là!» Et il ajoutait, en lui secouant la main avec cette franchise adorable qui le faisait tant aimer de ses amis: «Richepanse, tu es le seul homme qui ne boive que de l'eau dont je serre la main cordialement.» C'était vrai; et cet homme commandait les troupes sous le général Hoche. Cependant l'un et l'autre n'eussent exécuté que de bonnes et de loyales mesures.

Le général Hoche écrivit au Directoire, de Wetzlar, où il était alors:

«Vous avez dû être invité, par un message des Cinq-Cents, à traduire devant les tribunaux les signataires des ordres donnés aux troupes pour leur marche sur l'intérieur. Cette fois, M. Willot a été sans s'en douter mon interprète auprès de vous et de la Représentation nationale; permettez-moi donc de vous prier de m'indiquer le tribunal auquel je dois m'adresser, pour obtenir enfin la justice qui m'est due. Il est temps que le peuple français connaisse l'atrocité des accusations dirigées contre moi par des hommes qui, étant mes ennemis particuliers, devraient au moins faire parler leurs amis, ou plutôt leurs patrons, dans une cause qui leur est personnelle; il est temps que les habitants de Paris, surtout, connaissent ce qu'on entend par l'investissement d'un rayon; qu'on leur explique comment neuf, dix, même douze mille hommes peuvent faire le blocus d'une ville qui, au premier bruit du tambour (ou de cloche[24-A], si on l'aime mieux), peut mettre cent cinquante mille hommes sur pied pour sa défense... Il est bon aussi que M. Charon s'explique sur la présence de treize mille hommes dans son département, où pas un soldat n'a mis le pied (la légion des Francs, composant l'avant-garde, n'a pas dépassé Chêne-le-Pouilleux); le reste des troupes est encore dans les départements réunis, D'OÙ IL N'EST PAS SORTI!... Je demande enfin un tribunal pour moi et pour mes frères d'armes; on les a peints comme des séditieux, ainsi que moi: ils ont été accueillis et traités comme des brigands. Nos accusateurs doivent prouver nos crimes autrement que par des ouï-dire de M. Charon, qui ne veut pas que je passe à Reims pour me rendre à Cologne, bien qu'il n'y ait pas d'autre route, mais par des pièces authentiques et irréfutables; toutes celles que j'ai signées vont paraître, elles sont à l'impression. Si quelques soldats ont témoigné leur indignation de la manière dont ils ont été accueillis en rentrant chez eux, on verra que j'y ai moins participé que ceux que quatre régiments de chasseurs ont tant fait trembler. Depuis longtemps, je suis en possession de l'estime publique, non à la manière de quelques égorgeurs révolutionnaires, devenus ou plutôt reconnus pour des agents en chef de nos ennemis, mais ainsi qu'un homme de bien y peut prétendre. On doit donc s'attendre que je n'y renoncerai pas pour l'amour de quelques Érostrates parvenus depuis un moment sur la scène de la Révolution, et qui ne sont encore connus que par d'insignifiantes déclamations et les projets les plus destructifs de tout ordre et de tout gouvernement.»

Cette lettre fit effet; Hoche s'échappa un moment de son quartier-général et vint à Paris pour avoir des explications sur la conduite du Directoire, et surtout pour avoir justice d'un député nommé Willot, qui, en pleine assemblée, l'avait désigné sous le nom de Marius. Ce député était en outre général; ce qui pouvait avoir des suites... Je m'étends sur toute cette affaire de Hoche, parce que cette époque est celle du pouvoir de M. de Talleyrand, et que tout ceci se rapporte à lui et à son influence. Cette affaire est une chose importante dans la Révolution française.

Hoche repartit presque aussitôt de Paris; son cœur était profondément ulcéré. Il avait vu la turpitude du Directoire, toute l'horreur de sa politique, et il vit en même temps que ce même Directoire, qui l'avait mis en avant, retirait le bras qui lui avait montré le chemin...

De retour à son armée pour l'anniversaire du 10 août, il donna une fête, comme cela se faisait alors (23 thermidor an V). Voici son discours:

«Amis, je ne dois plus vous le dissimuler, vous ne devez pas encore vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant de fois fixé la victoire; avant de le faire, peut-être aurons-nous à assurer la tranquillité de l'intérieur, que des fanatiques, que des rebelles aux lois républicaines osent troubler!»

Voici les toasts du banquet civique que donna le général en chef aux autorités et à son armée:

Le général Ney: Au maintien de la République! Grands politiques de Clichy, daignez ne pas nous forcer à faire sonner la charge.

Le général Chérin[24-B]: Aux membres du Gouvernement qui feront respecter la République!

Un chef d'escadron: Aux patriotes des Cinq-Cents!

Un commissaire des guerres: À la coalition légitime de l'armée d'Italie et de l'armée de Sambre-et-Meuse!

On fit des couplets satiriques qui circulèrent dans l'armée, qui avaient pour titre: Hommage de l'armée de Sambre-et-Meuse au club de Clichy...

Le général Willot monta à la tribune et dit:

«Je ne crains pas qu'un nouveau César[24-C] passe le Rubicon; le héros qui est maintenant aux lieux que César traversa pour marcher contre sa patrie y consolide la liberté des peuples au sein desquels la victoire l'a conduit. Mais Marius[24-D] peut arriver aux portes de Rome, et s'indigner de ce que les sénateurs délibèrent. Dans cette circonstance, je suppose qu'un lieutenant fidèle[24-E] arrête le nouveau Marius aux limites constitutionnelles[24-F], le Directoire pourra donc destituer le lieutenant fidèle et ouvrir le passage aux factieux!»

24-A: Cette phrase a rapport aux hommes du Directoire, Talleyrand surtout, qui l'avait trahi après l'avoir mis en avant.

24-B: Chef d'état-major du général Hoche. C'était le fils du fameux généalogiste, et il l'était lui-même.

24-C: Bonaparte.

24-D: Hoche.

24-E: Le lieutenant fidèle, c'est Pichegru.

24-F: La Constitution avait ordonné qu'il serait tracé un rayon autour de Paris que les troupes même de la République ne pourraient pas franchir. C'était l'article 69 de la Constitution qui le fixait.

25: Benjamin Constant a publié en l'an IV un ouvrage sur le Gouvernement français, et la nécessité de s'y rallier. Celui sur les Réactions politiques parut un an plus tard, en l'an V.

26: Propres paroles de Thibaudeau.

27: Jean Debry, dont il est souvent question dans cet article, est un homme dont le Directoire savait apprécier les talents, et qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne à l'Assemblée Législative, il eut une carrière parlementaire très-importante; ce fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit à la régence, et qui fit prononcer l'accusation contre les princes émigrés. En général, il était fort exagéré et fort peu tolérant, mais d'un républicanisme dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui: ainsi ce fut lui qui fit décréter que toujours on jouerait la Marseillaise à la garde montante. Il était très-exalté, mais vrai, et cette certitude donnait une grande autorité au député qui siégeait souvent entre deux faux frères; il était admirable pour le général Bonaparte, qu'il vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand ne l'aimait guère, Jean Debry.

Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des plénipotentiaires de Rastadt... il y a un voile sur cette sanglante catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa. C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers; le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble... Il avait encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées avec lui, mais pour ne pas se relever... Il prononça un discours à la suite duquel il fut couvert d'applaudissements... sa dernière phrase fut oratoire, elle enleva les acclamations.

—Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance d'émotion qu'il avait au dernier degré... On lui répondit par un autre cri formé par cinq cents voix!...

Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait leurs noms entourés d'une couronne civique... Et lorsque dans quelque cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»

28: Cette liste était depuis le 1er prairial, c'est-à-dire deux mois et demi.

29: Message qui faisait part de toutes les adresses des différents corps d'armée au Directoire.

30: La division militaire de Paris était la 17e à cette époque.

31: Une autre circonstance assez bizarre prouve l'esprit de vertige qui jamais ne quitte les partis politiques!... Croirait-on que deux jours avant le 18 fructidor, ils avaient tellement les yeux fascinés dans le parti de Clichy, qu'ils parlaient d'organiser une police? Un nommé Dossonville, homme du métier et employé par Rovère, leur avait présenté un plan. La dépense devait s'élever à 50,000 fr., et comme ils ne voulaient pas demander cette somme aux Conseils, ils s'arrangèrent pour l'avoir par quart et par cotisation. C'était à faire pitié!

32: Voir le Moniteur; à cette époque, il était vrai.

33: C'est, au reste, un fait digne de remarque, que la profonde ignorance de la génération actuelle de l'histoire véritable de la Révolution; il y a même un côté ridicule à cette ignorance. C'est pourtant comme étude qu'il faudrait connaître cette époque.

34: Cette pièce inculpait gravement Pichegru. Elle fut trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues, ouvert en présence de Bonaparte et de Clarke, alors commissaire du Directoire près l'armée d'Italie; Clarke, d'abord chargé de surveiller le général Bonaparte, et puis se dévoilant à lui et se donnant à l'homme dont le pouvoir était évident dans l'avenir, comme il fut ensuite à la Restauration, lorsque ce même homme alla mourir à Sainte-Hélène!

35: Cette correspondance fut trouvée dans un fourgon du général Klinglin, saisi par nos troupes le 2 floréal an V; et Moreau la garda jusqu'au 24 fructidor, c'est-à-dire quatre mois et demi après. Il paraît que le Directoire croyait Moreau aussi coupable que les autres.

36: Je ne connais rien de plus étrangement ridicule que toute la conduite d'Augereau alors, si ce n'est celle des directeurs, lorsque je pense que l'on a agité la question de savoir s'il ne remplacerait pas Carnot ou Barthélemy! Augereau, qui, se trouvant à quelque temps de là à la présidence de ce même Conseil qu'il avait décimé, lorsqu'on apprit la démission de Bernadotte, et qu'on craignit un coup d'État, s'écria: «Ne vous rappelez-vous plus que je suis le même homme qu'au 18 fructidor? eh bien! je vous préviens qu'il faudra faire tomber ma tête avant de toucher à mes collègues!» Bavardage! abus des mots!

37: Ils ne s'étaient pas encore rencontrés; M. de Talleyrand était revenu d'Amérique après le départ de Bonaparte pour l'Italie.

38: Ce que, plus tard, Spurzheim a nommé habitivité; barbarisme inutile.

39: Malibran, député de l'Hérault au Conseil des Cinq-Cents; et il aimait le général Bonaparte!... il demanda en même temps pour lui qu'on donnât le nom de faubourg d'Italie au faubourg Saint-Antoine. Cet homme, j'en suis sûre, aurait aussi mal entendu l'honneur pour lui-même; je crois que ce Malibran est le beau-père de la fameuse madame Malibran. Comme il était familier de Barras, on pensa que le Directoire, qui déjà craignait Bonaparte et le jugeait d'après lui, aurait voulu le déconsidérer dans le cas où il aurait accepté.

40: Chénier (Marie-Joseph), qui fut à tort accusé de la mort de son frère, était un homme de bonne foi, républicain dans le cœur. Il a fait une foule de beaux traits, de choses utiles qu'on ignore, parce qu'on parle de lui sans rien approfondir; mais il faut connaître Chénier, et savoir tout le bien qu'il fit et le mal qu'il empêcha. Ce fut lui qui fit décréter les écoles primaires. Aussitôt que la veuve d'un littérateur faisait entendre une parole de détresse, Chénier montait à la tribune et demandait une pension pour elle; s'occupant des arts, de la littérature, et d'une foule de choses toutes utiles à la science et au progrès. Les Clichiens ont été rigoureux pour lui, parce qu'il fut sans pitié pour les excès de la Compagnie de Jésus et de leurs acolytes plus féroces que les monstres de 93. Le Moniteur de l'époque (et celui-là est vrai) est le livre où l'opinion devrait s'instruire avant de se formuler si violemment.

41: C'est madame Germon, couturière très en vogue alors, qui répondit ce mot à une femme, et fit en effet sa robe pour le tiers du prix. Elle fut depuis couturière de madame Bonaparte.

42: Je crois que, plus tard, Bonaparte fit cette réponse à madame de Staël, mais ce ne fut pas ce jour-là.

43: Leibnitz avait un penchant pour la France; étant encore jeune, il vint à Paris pour y étudier vraiment les sciences, disait-il. C'est qu'il était un véritable émule de Descartes et de Pascal. Cet esprit actif et remuant qui, à vingt ans, s'était fait Rose-Croix pour apprendre la science universelle, ne croyait jamais assez savoir. Législateur non-seulement d'un peuple, mais de l'univers, par la pensée, Leibnitz est un de ces hommes qui ne sont d'aucun pays, et appartiennent à l'univers. Lorsqu'on connaît le caractère de Leibnitz, il est des choses qui prêtent un côté bien plaisant à une partie de sa vie. Il était toujours plongé dans les études les plus abstraites; Oldenbourg, géomètre anglais, était en rapports intimes avec lui. À seize ans, il écrivit un petit traité de Arte combinatoria. Ce fut comme un jalon pour son génie; il fit plus encore, et montra ses résultats à Oldenbourg. L'autre se mit à rire, et lui dit que tout ce qu'il avait fait était l'ouvrage d'un nommé Mouton, Français (1670). Mais, plus tard, Leibnitz montre à Oldenbourg une autre propriété des nombres qu'il avait trouvée.—Bon! lui dit l'autre, cela est dans la Ligarithmotechnia de Mercator, du Holstein. Un autre se serait désespéré de cette suite de rencontres qui ressemblaient à un plagiat continuel; mais comme Leibnitz ne lisait pas, il ne pouvait être plagiaire. Il se remit avec calme au travail, et recommença ses calculs; ce fut alors qu'il trouva une série de fractions exprimant la surface du cercle, comme Mercator, son premier rival, avait trouvé la série de l'hyperbole. Huyghens, à qui Leibnitz fit voir ce beau travail, rendit hommage à la grandeur de la chose et en félicita l'auteur.—Pour cette fois, dit Leibnitz, Oldenbourg sera content! il lui envoie son travail et attend la réponse avec impatience... Oldenbourg félicita cordialement son ami sur un aussi beau chef-d'œuvre de son esprit... Mais par une fatalité inconcevable, ajoutait-il, ce même travail, ce même résultat viennent d'être opérés par un certain M. Isaac Newton de Cambridge, qui n'avait pas encore publié les nouvelles découvertes qu'il avait faites. Quel siècle que celui où de telles choses arrivent! et qu'on fut heureux d'y vivre!

Il paraît, au reste, que M. Gregory, Écossais, avait trouvé cette série du cercle quelque temps auparavant.

44: Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut l'être.

45: Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment où la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut aucun costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard... Ce ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur mort morale.

46: Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane, qui avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays. Le comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M. Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt, et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne sais pas tirer sur une lame de couteau.»

Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.

47: Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire, Barras, Carnot et Rewbell.

48: Lieu où l'on se réunissait pour prendre des glaces.

49: 15 frimaire an VI, à 5 heures du soir (17 décembre 1797). Je reviens sur ce fait, quoique je l'aie annoncé dans les pages précédentes, parce que c'est nécessaire à la marche des événements.

50: Comprend-on que le général Lefebvre Desnouettes ait pu VENDRE une telle maison!... c'est une honte, mais une plus grande à ses héritiers de ne pas l'avoir rachetée.

51: Ils tenaient lieu du préfet.

52: Le ministre de la Guerre le présenta aussi; mais, chose assez bizarre pour Bonaparte, qui était tout entier militaire, on ne remarqua que M. de Talleyrand. Le fait est que le ministre de la Guerre ne fit aucun discours, et que le Moniteur ne rendit compte que du discours de M. de Talleyrand, ce qui prouve que l'autre ne parla même pas.

53: Barras, alors président du Directoire.

54: Ce discours est tel qu'il le faut lire dans mes Mémoires; il a été copié par moi sur le discours lui-même, écrit par mon mari sous la dictée de Bonaparte, et ce papier était celui que le général Bonaparte tenait dans son chapeau le jour de cette fête, parce que l'écriture de Junot était plus facile, on le pense bien, à lire que la sienne.

55: Seize pages d'un in-8o.

56: J'avais treize ans et demi à cette époque-là.

57: Cette lettre est du 5 germinal an VI (26 mars 1798), et dans tous les journaux d'alors.

58: M. d'Herenaude fut toujours auprès de M. de Talleyrand, et lui servit immensément; on dit même que sans lui il eût été souvent fort embarrassé.

59: Sidney Smith, fait prisonnier dans un coup de tête qu'il tenta à Rouen, fut mis au Temple, d'où il sortit par un moyen qui ne fut jamais bien connu. Il y eut des présomptions pour croire que le Directoire lui-même donna les ordres, ainsi que les ministres; quoi qu'il en soit, il en est sorti.

60: M. d'Araujo, Portugais, homme parfaitement aimable, qui fut depuis ministre des Affaires étrangères; c'est de lui qu'il est si souvent question dans mes Mémoires.

61: Tous avaient des surnoms: le cardinal Antonelli était surnommé le fourbe, Borgia, le superbe, Lasomaglia, l'ambitieux, et je ne sais plus lequel avait le surnom d'assassin...

62: Je ne sais s'il accepta ou refusa.

63: J'étais à cette représentation avec mon frère et ma mère.

64: Il y avait aussi le duc de Dino, Edmond, troisième enfant d'Archambault de Périgord, qui était alors trop jeune pour venir dans le salon de son oncle.

65: M. de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à Constantinople, homme parfaitement aimable.

66: M. de Vaudreuil, amant de madame de Polignac; c'était un des hommes les plus agréables de la cour de Marie-Antoinette.

67: Charmant ouvrage de Brillat-Savarin, où l'art de savoir bien manger est démontré avec tout l'esprit possible.

68: On fit courir alors ce mot qui, depuis, a eu tant de succès contre cette pauvre madame de Staël; elle aurait dit (selon celui qui racontait) à M. de Talleyrand:

—Enfin, vous ne m'aimez plus!

—Mais, si, je vous aime toujours.

—Non, non!... Enfin, tenez, si madame Grandt et moi nous tombions dans l'eau, laquelle sauveriez-vous?

—Je crois que vous savez nager.

On disait que M. de Talleyrand aurait dû répondre à madame de Staël: Ni l'une, ni l'autre. Je ne sais pas si le mot n'eût pas été plus dur encore.

69: La diplomatie!...

70: Cette recherche de suspendre des corbeilles avec des fruits glacés et des oranges est bien ancienne. On la trouve dans un Voyage en Espagne par madame d'Aulnoi, sous Louis XIV; elle rapporte l'avoir vue chez le cardinal Porto-Carrero, à Tolède.

71: On a prêté ce propos au général Damas, qui était près d'Augereau. Je ne sais pas s'il est d'Augereau; s'il l'a dit, on le lui a soufflé. Il était incapable de l'imaginer à lui seul.

72: Le bref ne fut pas enregistré à l'époque où il fut donné; il le fut au 19 août 1802, et le Pape le donna, je crois, en avril 1801. Le cardinal Consalvi me parla beaucoup de M. de Talleyrand lorsque je le revis à Rome.

73: J'ai connu une grande dame anglaise dont mon mari fut l'ami fort intime. Cette Anglaise avait une mère à moitié folle qui, toute grande dame qu'elle était, avait fort souvent besoin d'argent; Junot lui en prêta, et beaucoup (j'ai la note). Nous n'en entendîmes plus parler, et pourtant l'une des deux femmes est aujourd'hui l'une des plus riches de l'Europe.

74: Je ne sais de qui il voulait parler.

75: Mes petites filles, surtout la plus jeune, faisaient des cris affreux en le voyant.

76: Madame la marquise Des Corches de Sainte-Croix, mère du général Sainte-Croix et tante de madame du Cayla. Elle était sœur de M. Talon; c'était une femme supérieure, et l'amie la plus intime de la duchesse de Courlande, mère de la duchesse de Dino.

77: Le duc d'Olivarès laissa prendre le Portugal, mais ce fut après tout un grand ministre; s'il ne fut pas l'égal de Richelieu, il fut moins cruel, au moins, et cela compense.

78: Il voulait sans doute le conduire, comme Don Carlos, à être jugé à mort. Ensuite, il n'y aurait eu que Don Carlos entre Don Francisco et le trône; Don Francisco, le troisième enfant, était fils de Godoy.

79: Maître-d'hôtel de l'Impératrice.

80: Maître-d'hôtel de Murat.

81: Valet de chambre de M. de Talleyrand depuis trente-cinq ou quarante ans.

82: M. d'Herenaude, dont j'ai parlé déjà.

83: J'ai appris depuis peu de temps des détails relatifs à cette époque, qui me font ajouter de l'amitié à l'estime que depuis longtemps j'avais vouée au maréchal Macdonald... Je regrette seulement pour lui 1815.

84: Certainement le duc de Raguse, que j'estime et que j'aime de cœur, n'est pas coupable; mais il a vu le bonheur du pays dans une chose où il n'était pas... c'est une erreur, et voilà tout. La chose est bien différente.

85: Aujourd'hui, le local est, dit-on, plus beau; cela doit être avec les changements qui ont été faits. Mais ce qui était et ce qui n'est plus, c'est la magnificence des costumes de cour des femmes et de celui des hommes; un coup d'œil unique était celui qu'offrait la salle de spectacle les jours de grand cercle.

86: Joséphine avait ses chambellans à elle. Marie-Louise les avait en commun avec l'Empereur.

87: Je n'ai jamais revu un opéra qui m'ait fait l'impression de Roméo et Juliette de Zingarelli, joué et chanté par la Grassini et Crescentini!... Quelle adorable harmonie et quel jeu!... quelle beauté avec tout cela, et comme la Grassini était adorable au troisième acte, tout enveloppée de mousseline blanche diaphane et couchée dans le tombeau!... Quant à Crescentini, je n'ai entendu personne depuis lui chanter comme il le chantait: Ombra adorata.... et le beau duo de la fin!...

88: C'est le même dont Vestris le fils, c'est-à-dire celui qu'on appelait le Diou de la danse ou Vestr' Alard, parce que sa mère était mademoiselle Alard, disait, en 1805, en apprenant qu'il était roi: Ce pauvre Max (Maximilien), je suis bien aise qu'on l'ait fait roi!

89: Depuis princesse de Carignan; une charmante personne de cœur et d'esprit. Elle est morte brûlée!...

90: Une blonde montée en papillons sur une carcasse, et qu'on posait sur le derrière de la robe de cour, et qui, montant sur les épaules, venait en mourant jusqu'à la poitrine.

91: Le mari de la fameuse demoiselle Guimard.

92: J'ai retrouvé cette même voix de manière à me faire tressaillir toutes les fois qu'elle vient à mon oreille: c'est dans le comte Valeski. Cette ressemblance d'organe est quelquefois d'une telle force qu'elle fait mal.

93: Il n'est pas changé d'humeur ni d'esprit; il est toujours aussi amusant, aussi gai lui-même. Il me donnait le bras l'hiver dernier dans un bal[93-A], et ses remarques sur les gens qui passaient devant nous auraient fait rire la douleur même.

93-A: Chez M. Dupin, président de la Chambre des Députés.

94: M. de Longchamps était un homme d'esprit et charmant de manières, et de manières sociables. Il faisait de jolis vers, et il est connu par plusieurs pièces fort jolies représentées sur le théâtre de l'Opéra-Comique. C'est lui qui a fait cette ravissante romance au moment de partir pour son exil, lorsqu'il alla en Amérique. Jamais la poésie n'a mieux rendu la pensée du cœur. Il y a tout un poëme de l'âme dans le second couplet. Boïeldieu fit la musique; elle est en rapport avec les paroles, et tout à fait dramatique. Voici ce couplet:

J'observe tout ce que je laisse
Avec d'autres yeux qu'autrefois;
Tout m'attache, tout m'intéresse,
Je tiens à tout ce que je vois.
Parents chéris, fidèle amie,
Pour moi ne sont pas moins perdus Que si j'eusse quitté la vie,
Et j'aurai les regrets de plus.

Les quatre derniers vers sont ravissants de vérité et de sensibilité.

95: Seconde femme de M. de Beauharnais le sénateur, le père de la princesse Stéphanie, grande-duchesse de Bade, et dame d'honneur de la princesse Caroline. Elle était aimée de tout le monde à cause de sa bonté et de sa politesse.

96: C'est un petit cercle de fer qu'on met aux jeunes chevaux fougueux pour les dompter, et alors on leur fait fournir une course quelconque, mais plus particulièrement en tournant.

97: Le grand-père se dansait à la fin du bal, et d'un bal où on avait été ce qu'on appelle en train et gai. On était, comme dans l'anglaise, deux par deux et sur une colonne. Le couple qui menait le grand-père se mettait en marche sur un air fait exprès, et que Julien le nègre jouait ordinairement moitié éveillé et moitié dormant, parce que le grand-père arrivait à six heures du matin. On faisait d'abord une promenade. La promenade finie, ce qui quelquefois durait longtemps si le caprice du couple chef le voulait ainsi, on se remettait sur une colonne. Alors commençait un autre air sur la mesure de l'anglaise, et on faisait toutes les figures qui passaient par la tête du couple chef. Quand il avait parcouru toute la colonne, un autre couple commençait et faisait la même figure. Les plus bizarres et les plus drôles étaient les meilleures. On mettait la femme dans un fauteuil, on se mettait à genoux, on faisait des berceaux avec les bras, etc... J'ai vu une fois chez la princesse Caroline, à l'Élysée, la promenade du grand-père se prolonger depuis la galerie jusqu'au premier. Tout le grand-père avait plus de quatre-vingts personnes, plus de quarante paires bien sûrement. Tout cela suivait avec les meilleurs et les plus joyeux rires.

98: J'ai fait une erreur dans mon Salon de madame de Polignac. J'ai dit que la marquise de Bréhan était dame du palais; elle ne l'était pas, mais elle était amie intime de la Reine. Je m'empresserai toujours de réparer une faute dès qu'elle me sera démontrée.

99: Elle continuait à m'appeler ainsi lorsque nous étions seules. Elle était bonne en général, et aimait ses anciens amis.

100: C'était alors la mode de porter de ces jupes garnies avec des touffes de n'importe quoi soutenues par des rubans. La princesse Pauline en avait une garnie de branches de pin, avec un corsage de velours vert garni en émeraudes et en diamants. La reine Hortense en avait une ravissante garnie en belles-de-jour, et tout ce qui, à la robe de la princesse Pauline, était en émeraudes et en diamants, était ici en turquoises et en diamants.

101: Et depuis que ceci est écrit, quel malheur nous a frappés!... La chaîne de l'exil a été rompue, mais par la mort!...

102: C'est vrai.

103: En 1806, au commencement.

104: L'Empereur prononçait les deux mots avec un accent effrayant et prolongé.

105: C'était le nom de religion que Giulio avait pris en entrant au couvent, où il ne pouvait garder son nom habituel.

106: Ce château fut habité, en 1815, par madame de Staël, où elle reçut toute l'Europe couronnée; il fut détruit par la bande noire l'année suivante.

107: For ever or never.

108: Le régent ne peut faire un duc, il n'en a pas le droit.

109: Madame de Genlis fît paraître en 1802, dans la Bibliothèque des Romans, une petite nouvelle intitulée: Lindane et Valmire, qui n'est pas autre chose que l'intrigue de cette pièce.

110: Lorsqu'en 1816, j'eus l'honneur d'être présentée au duc d'Orléans, il me demanda si pendant que j'avais été maîtresse du Raincy, avant de le céder à Napoléon, j'avais fait faire cette salle de bain.—Non, monseigneur, répondis-je.—Je crois bien, dit le prince en souriant, ni moi non plus. Je ne suis pas assez grand seigneur pour cela.

111: Je parlerai de cet exil dans mes Salons de la Restauration.

112: Ce portrait est gravé et se vend comme une gravure représentant Sapho: c'est du moins le nom qui est au bas. Pourquoi n'avoir pas laissé la marge en blanc?

113: Regnault de Saint-Jean-d'Angély mourut le jour ou le lendemain de son retour dans Paris.

114: M. le duc de Laval, frère de la duchesse de Luynes, était père d'Adrien de Montmorency.

115: Elle était mademoiselle de Narbonne Fritzlar.

116: En se mariant, elle prit une perruque blonde que lui fit Duplan, et si artistement, qu'on n'y voyait rien.

117: Une particularité me frappa; la carte de la duchesse de Chevreuse portait ces seuls mots: Madame de Chevreuse, et gravés. Celle de madame de Luynes n'avait que son nom: Madame de Luynes, et tout simplement fort mal écrit, et sur une carte à jouer.—Ce n'est pas étonnant, me dit M. de Narbonne, elle ne fait jamais de visites.

118: J'ai en face de moi une maison bâtie en 1835; l'autre jour, je vois des ouvriers, des poutres, un grand appareil; c'était la maison qui tombait et qu'on était obligé d'étayer. C'est l'image de beaucoup de choses de notre temps.

119: Comment M. de Talleyrand n'a-t-il pas demandé, mais de manière à l'obtenir, le retour de madame de Chevreuse!... le faire demander par Marie-Louise enfin... Mais M. de Talleyrand aurait fait une démarche qui n'aurait eu de résultat que pour autrui.

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