← Retour

Histoire des salons de Paris (Tome 6/6): Tableaux et portraits du grand monde sous Louis XVI, Le Directoire, le Consulat et l'Empire, la Restauration et le règne de Louis-Philippe Ier

16px
100%

Les agents du Pape étaient le cardinal Consalvi, le cardinal Caprara et monseigneur Spina, qui plus tard fut archevêque de Gênes et cardinal. Tous trois étaient des hommes habiles, mais Consalvi était le premier des trois.

Cette négociation amena le Concordat, qui fut proclamé solennellement l'année suivante au printemps et converti en loi de l'État... Il y eut un Te Deum chanté à Notre-Dame, et le premier Consul voulut que la plus grande pompe entourât cette cérémonie.

Comme cette circonstance tient positivement à l'état de la société en France à cette époque, bien que la chose ne concerne pas immédiatement M. de Talleyrand, elle doit trouver ici sa place.

Le premier Consul voulait de la pompe et de la magnificence; mais vouloir n'est pas pouvoir, et Paris tout entier le prouva ce jour-là.

On ne savait pas ce que voulait dire encore le mot magnificence à cette époque; on croyait être fort magnifique lorsqu'on était habillé un peu plus que de coutume, et qu'on avait derrière sa voiture un seul domestique avec un petit galon pour indiquer la livrée. Et alors madame Murat, madame Marmont, moi, madame Savary, madame Duroc qui avait la livrée du premier Consul, toutes ces dames, excepté madame Bonaparte, n'avaient qu'un domestique. Quant à leur toilette, c'était une élégante toilette du matin, et voilà tout. Je me rappelle que madame Murat se moqua de moi parce que j'avais une robe de dentelle noire, costume que j'avais choisi comme plus convenable pour une grande cérémonie religieuse. Toutes les femmes de la cour consulaire avaient fait le cortége de madame Bonaparte et se tenaient avec elle dans le jubé de Notre-Dame, qui existait encore à cette époque; il y avait même de bien belles sculptures en bois sur ce jubé; il fut détruit peu de temps après.

Tout ce qui était militaire reçut fort mal le Concordat. L'armée était républicaine, elle avait des sentiments tout répulsifs à ce changement. Lorsque Augereau sut qu'on allait à Notre-Dame pour entendre la messe, il voulut descendre de voiture avec Lannes. On fut aussitôt le dire à Bonaparte, qui leur envoya l'ordre de rester et de l'accompagner. Ils allèrent donc à Notre-Dame; mais peut-être eût-il été plus convenable qu'ils n'y fussent pas. Augereau jurait assez haut pour couvrir la voix de celui qui répondait à la messe. Quant au général Lannes, il jurait aussi haut, et, de plus, il avait faim et demandait à manger comme un pauvre. On lui trouva du chocolat qu'il croqua avec grand appétit et surtout grand bruit. Lannes était républicain; non pas qu'il comprît la république, pour lui c'était beaucoup trop abstrait; mais accoutumé depuis son enfance à entendre dire du mal des prêtres et parler de la république comme de la source de tous les biens, il exécrait les prêtres et adorait la république. Que de sentiments semblables sans autre base!

Le lendemain, le premier Consul demanda à Augereau ce qu'il pensait de la cérémonie de la veille.

—Elle était très-belle, répondit Augereau..., mais il y manquait son plus bel ornement.

—Lequel?

—Un million d'hommes qui, depuis dix ans, se sont fait tuer pour détruire ce que nous rétablissons[71].

Bonaparte fut très-irrité du propos. Augereau commençait à être mal en cour, et ce mot ne pouvait contribuer à l'y mettre mieux.

Bonaparte dit un jour, après le Concordat, devant trois ou quatre de ses plus fidèles officiers:—Il faut une religion: partout elle est utile pour gouverner...; elle agit sur les hommes... En Égypte, j'étais mahométan...; je suis catholique en France. Mais il faut que la police de cette religion soit tout entière dans les mains de celui qui gouverne. Je veux une religion, je veux des prêtres, mais pas de clergé.

—Général, lui dit quelqu'un, le Pape a dit: Je ferai tout ce que voudra le premier Consul.

—Il fera bien. Qu'il ne pense pas avoir affaire à un imbécile...

Il se promena quelque temps sans parler; on respectait son silence. On voyait de grandes pensées passer sur son front. Tout à coup, se tournant vers ses officiers qui l'entouraient, et parmi lesquels était mon mari, qui était venu à l'ordre le matin même, il leur dit:

—Que croyez-vous que le cardinal Consalvi me montre d'effrayant pour me faire signer?... le salut de mon âme!... L'immortalité, pour moi, c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Voilà qui porte aux grandes actions... Il se tut de nouveau et marcha encore quelque temps sans parler... Puis s'arrêtant tout à coup.

—Oui, dit-il avec force, il vaut mieux ne pas naître que de passer sur la terre inaperçu...

M. de Talleyrand fut, vers ce temps-là, sécularisé par un bref du Pape qui le relevait de ses vœux[72]. Il avait fait de lui-même cette action depuis longtemps, et c'était, il me semble, une grande maladresse que de constater par cette mesure que tout ce qu'on avait fait dans la Révolution était mal fait, et qu'on revenait sur une besogne consommée. Le bref du Pape, demandé par M. de Talleyrand, est une maladresse, je le répète, si c'est lui qui l'a demandé. On m'a affirmé que c'était le premier Consul qui l'avait exigé de lui.

M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Montrond, M. de Nassau, M. de Lavaupalière, tous ceux enfin qui entouraient M. de Talleyrand, n'étaient certes pas dévots; eh bien! ils furent tous ravis de ce bref, excepté M. de Montrond: son esprit, extrêmement fin, lui fit voir que M. de Talleyrand faisait une faute. Peut-être M. de Talleyrand le voyait-il aussi, et la chose fut-elle impossible à éluder.

La fille d'une amie de M. de Talleyrand se maria vers l'époque dont je parle. C'était une charmante personne, Fanny de Coigny, fille de la fameuse marquise de Coigny, si célèbre sous l'ancienne cour qu'elle prenait à tâche de braver, surtout Marie-Antoinette. Fille de M. de Conflans et fort riche, jolie, grande dame, madame de Coigny avait tous les avantages réunis pour être une femme à la mode; aussi y fut-elle, et en première ligne. Au moment où Bonaparte rappela définitivement tous les émigrés, il rendit la fortune de madame de Coigny, à la condition de marier sa fille avec le général Sébastiani, qui alors était fort joli garçon et n'était pas, comme aujourd'hui, un très-respectable ambassadeur; il avait une charmante tournure, de l'élégance et une très-jolie figure. Quant à mademoiselle de Coigny, c'était une de ces personnes qu'on regrette toujours, parce qu'elles ne se retrouvent plus, et laissent toujours quelque chose à regretter dans celles qui leur ressemblent le plus... Je l'ai bien regrettée. Elle mourut à Constantinople, en couches de son premier et unique enfant, qui est aujourd'hui madame de Praslin.

Le traité d'Amiens fut signé. Ce fut encore Joseph qui parut dans ce traité... Ce fut une joie universelle en France, et l'on fut dans un délire complet... Les fêtes se succédèrent, tous les ministres en donnèrent; madame Murat en donna une à Neuilly, qu'elle avait alors avec Villiers, que le premier Consul lui avait donné lors de son mariage... Il nous arriva à Paris un bel ambassadeur de S. M. Britannique, lord Withworth; il n'était plus jeune, puisqu'il avait été ambassadeur auprès de Catherine II il y avait déjà longtemps... Lord Withworth était grand et avait le double de sa taille par une des plus parfaites impertinences que j'aie rencontrées de ma vie. Je me trompe pourtant. Il avait une femme, la duchesse de Dorset, assez laide, assez vieille, assez désagréable pour faire fuir toute une ville: jugez comme elle remplissait sa mission d'ambassadrice, qui est toute de conciliation, de paix et de mansuétude... Non, jamais son souvenir ne me quittera... C'est surtout son impertinence gratuite que je ne puis lui pardonner; et puis si commune, si vulgaire avec sa prétention de haute aristocratie et le titre de duchesse...; si grosse, si courte, si ronde... Elle se moquait un jour de madame Lefebvre, sans remarquer qu'elle était plus vulgaire qu'elle[73]...

M. de Talleyrand eut alors une maison presque toujours ouverte où il recevait tous les jours. Je crois cependant que l'accueil hospitalier qu'il faisait aux Anglais était bien contre son gré. L'Angleterre avait été indigne pour lui dans l'émigration, et M. Pitt l'avait tout simplement fait chasser d'Angleterre comme Jacobin!... Mais il était trop bien appris pour en laisser voir du ressentiment... Toujours le même, sans émotion, ne disant que ce qu'il voulait, il fut bien pour des gens qu'il devinait d'ailleurs ne devoir pas faire un long séjour en France.

Un jour, M. de Talleyrand fut à la Malmaison; il trouva le premier Consul dans une grande agitation.

—Qu'avez-vous donc, général? lui demanda M. de Talleyrand.

BONAPARTE.

Un motif de grande inquiétude. Je ne sais qui envoyer en Angleterre, comme ministre, en échange de ce beau fils qu'ils m'envoient ici.

M. DE TALLEYRAND.

Mais, général, regardez autour de vous... N'avez-vous pas déjà chargé d'une mission diplomatique le général Sébastiani?

BONAPARTE secouant la tête.

J'en ai besoin pour autre chose...

M. DE TALLEYRAND.

M. de Vaisne...?

BONAPARTE.

Eh! ce ne serait pas trop mal!...

M. DE TALLEYRAND.

Le général Berthier?

BONAPARTE, secouant encore la tête.

J'en ai besoin pour autre chose.

M. DE TALLEYRAND.

Mais pourquoi ne pas envoyer à Londres M. Denis[74]?

BONAPARTE.

J'ai mon affaire... j'enverrai Andréossi.

M. DE TALLEYRAND, souriant.

Vous voulez nommer André aussi!... Qu'est-ce donc que cet André? je ne l'ai jamais vu auprès de vous.

BONAPARTE ne comprenant pas.

Je ne vous parle pas d'André... je dis Andréossi de l'artillerie.

M. DE TALLEYRAND.

Ah! je vous demande pardon! je n'avais pas compris... C'est Andréossi de l'artillerie... Je cherchais, moi, Andréossi dans la diplomatie... Oui, oui, Andréossi... c'est très-bien.

M. de Talleyrand se moquait, non pas du premier Consul, mais de son choix. En effet, on ne comprend pas comment Bonaparte a pu faire un pareil choix pour un ambassadeur. Andréossi était lourd, épais, ne connaissait guère que ses polygones, et voilà tout. Aussi ne plut-il que médiocrement, et même pas du tout, à Londres; le prince de Galles, si élégant, si admirablement fashionable, ne sut que penser de l'envoi d'un tel homme. Ignorant des premières notions de la politesse, il fit d'abord des gaucheries qui commencèrent par faire rire, et finirent par ennuyer... M. de Talleyrand nous racontait un jour que M. le général Andréossi, ne connaissant pas les coutumes princières, appelait toujours le prince de Galles: Mon prince... Le prince de Galles, à la fin, ennuyé de cette répétition, dit un jour à je ne sais quelle personne de la légation française: Dites donc au général Andréossi de ne pas toujours m'appeler mon prince... il finirait par me faire prendre pour un prince russe.

Andréossi fut rappelé avant que le reste de ses équipages fût déballé.

Un jour les amis de M. de Talleyrand furent consternés. On apprit, non pas qu'il allait, mais qu'il venait de se marier... Il avait épousé madame Grandt.

M. de Narbonne, que je vis le soir chez la marquise de Lucchesini, me confirma la chose. Il en avait été témoin à sa grande honte et regret...

Ce mariage étonna tout le monde. Madame Grandt n'était plus jeune, elle n'était plus belle même. Il ne restait plus de cette personne si renommée qu'un colosse de chair, portant perruque, ayant des yeux bordés de rouge, et en tout une personne très-peu désirable. Toutes les vieilles amies de M. de Talleyrand jetèrent flammes et feu. La duchesse de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame d'Yechsiwithz, madame de Coigny, tout ce monde fut désolé. Mais ce furent principalement les hommes. M. de Montrond surtout tenait madame de Talleyrand dans la plus belle des haines. Il y avait enfin un concert de reproches entre tous les amis de M. de Talleyrand, qui vint s'abattre sur M. de Narbonne, témoin du mariage.

—Pourquoi ne pas nous l'avoir dit? s'écriaient-ils tous...; nous serions venus embrasser notre ami et lui demander de ne pas faire cette folie.

—Mais je n'ai pas eu le temps, s'écriait M. de Narbonne. Songez donc que je n'ai eu que deux heures.

Lorsque madame de Talleyrand fut présentée à l'Empereur, elle vint à Saint-Cloud faire sa cour. En la voyant, l'Empereur fronça le sourcil, et lui dit assez durement:

—Madame, maintenant que vous êtes la femme d'un homme dont le nom vous impose des devoirs, j'espère que vous y songerez.

Madame de Talleyrand était probablement prévenue, et on lui avait fait la leçon, car elle répondit:

—Sire, je m'efforcerai d'imiter en tout Sa Majesté l'Impératrice.

L'Empereur ne répondit rien à son tour. Une fois mariée, madame de Talleyrand rendit la maison de M. de Talleyrand moins agréable. On savait ce qu'elle était avant ce mariage, et tout en la traitant bien, on lui donnait souvent le loisir de la réflexion en restant des soirées entières sans lui parler. Elle ne gênait pas enfin, et maintenant il fallait se gêner pour elle. Toutefois, cette crainte ne fut pas longue. M. de Talleyrand, qui, je crois, s'en était repenti avant de l'avoir fait, dit lui-même quelques mots qui guidèrent les amis même au delà des bornes prescrites. Mais de ce moment, néanmoins, la maison de M. de Talleyrand fut toute différente de ce qu'elle était.

DEUXIÈME PARTIE.
M. DE TALLEYRAND SOUS L'EMPIRE, DE 1804 À 1807.—LE PRINCE DE BÉNÉVENT DEPUIS 1807 JUSQU'EN 1814.

La situation de M. de Talleyrand pendant le séjour du Pape en France, lors du couronnement, fut très-délicate; mais il s'en tira admirablement, et même à Notre-Dame il ne craignit, ou du moins ne parut craindre aucuns souvenirs fâcheux. Peut-être lui-même les avait-il oubliés.

Un fait dont peu de gens se doutent, c'est que M. de Talleyrand perdit à l'Empire. Sous le Consulat, malgré les gardes qui étaient chez le second et le troisième consul, malgré leur rang dans l'almanach de l'année, même de l'Empire, M. de Talleyrand était, par le fait, le second personnage de l'État. Bonaparte avait une excessive confiance en lui, et il le lui témoignait par des soins tout à fait visibles pour ceux qui passaient comme moi leur vie aux Tuileries ou à la Malmaison. Je pensais dès lors que le nom de M. de Talleyrand était pour beaucoup dans cette considération que lui montrait le premier Consul. L'ancienneté, l'illustration de ce nom de Périgord, formaient une sorte d'auréole autour de la tête de M. de Talleyrand. Napoléon avait une grande mobilité dans de certaines parties de lui-même, et cette mobilité donnait lieu à des disparates étranges. Ainsi, par exemple, il voulait l'égalité parmi les hommes, et il vénérait les anciens noms. On a vu combien cette magie des noms a influé sur l'arrangement du château impérial.

Mais le crédit de M. de Talleyrand venait encore d'une autre cause. J'ai dit que je serais juste avec lui, et je le serai. Je reconnaîtrai que son esprit juste et fin avait su comprendre comment on devait flatter Bonaparte. Il ne le flattait que rarement, et alors c'était avec une telle délicatesse, qu'il n'en restait que le parfum et aucun des ennuis; ensuite il le servait comme il voulait l'être. Jamais une note violente ne partait immédiatement; jamais une lettre, commandée dans la colère, n'était écrite et envoyée comme le faisaient beaucoup de ministres, qui croyaient faire merveille en servant ainsi à la course. Ceci rentre bien dans ce que me disait, il y a bien peu de temps, un des hommes qui ont été le plus attachés à Bonaparte:—Le malheur de l'Empereur, me disait-il, est d'avoir été trop bien servi. En effet, que de préfets, que de ministres se hâtaient d'exécuter les ordres donnés dans un moment de colère!... Que de fois on a détruit l'affection d'une province entière en exigeant, croyant mieux agir, vingt hommes de plus pour la conscription d'une année!... M. de Talleyrand ne faisait point ainsi. Il attendait, pour envoyer une note ou une lettre, quelquefois vingt-quatre ou trente-six heures, et l'Empereur n'en était que plus satisfait.

Au moment où l'Empire fut proclamé, une chose assez remarquable, c'est la manière dont le corps diplomatique était composé, en le mettant en comparaison du corps diplomatique au moment du Consulat. C'était la base de la société de M. de Talleyrand que ce corps diplomatique, et il savait avec beaucoup d'habileté en tirer un grand parti; excepté le ministre batave, tout avait été changé.

Le comte de Cobentzell (Philippe), ambassadeur d'Autriche.

C'était un petit homme, habillé comme au temps de Marie-Thérèse, dont il parlait sans cesse; portant un manchon grand comme la main, ayant toujours ses habits garnis de la plus belle pelleterie du Nord, coiffé comme un as de pique; homme assez ordinaire et pas mal ridicule, ce qui pour le temps qui courait ne valait rien chez nous. Je ne sais trop pourquoi le cabinet de Vienne l'avait choisi; du reste, bon homme et fort attentif aux devoirs de politesse du monde.

Le marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, était l'opposé du comte de Cobentzell. C'était un homme encore jeune, du moins assez pour n'avoir rien d'austère dans les manières sans être ridicule; on dit qu'il était d'une grande habileté en affaires, je le crois sans peine. Il parlait bien français, et en tout il comprenait la France. Sa femme était belle en intention, mais non pas en réalité. On voyait qu'en naissant elle avait fait ce qu'elle avait pu pour cela, sans pouvoir y parvenir; elle aimait la France, était joyeuse, et en tout plaisait assez.

Le marquis de Lucchesini, ministre de Prusse, était une énigme difficile à résoudre. Fort laid, et même d'une laideur repoussante et choquante, n'ayant qu'un œil, et dans l'autre une expression déplaisante, il était peu aimé de la société dans Paris, où il est meilleur d'abord de ne pas déplaire par les yeux pour avoir du succès par l'esprit. M. de Lucchesini en avait pourtant beaucoup, et même plus qu'il n'en fallait, car souvent sa finesse lui faisait dépasser le but. L'Empereur ne l'aimait pas, et en général on aimait mieux M. de Brockhausen, qui lui succéda. Madame la marquise de Lucchesini était une grande femme prussienne, ayant tout immense, excepté les yeux, qui étaient fort petits et qu'elle agrandissait tant qu'elle pouvait avec du noir récolté sur une grande épingle; ce qui faisait que ses yeux et son visage étaient souvent barbouillés comme celui d'un petit ramoneur: elle parlait comme un enfant, prétendait qu'elle ne pouvait pas dire Paris, et disait Pa-is, faisait la charmante, et annonçait trente-deux ans, tandis que son extrait de baptême disait cinquante. Mais il n'y a pas mort d'homme dans la découverte d'un petit mensonge comme celui-là, et comme elle était bonne femme on lui passait cela.

M. de Cetto, ministre de Bavière, était un honnête homme, ayant une femme qui était douce et bonne, disait son âge et n'avait de prétention qu'à remplir ses devoirs de mère de famille; ce à quoi elle réussissait à merveille.

La Russie n'avait qu'un chargé d'affaires en ce moment, qui était M. le chevalier Doubril. C'était un garçon fort habile, dit-on; mais la position difficile de la Russie au moment du couronnement empêchait cette puissance, ou du moins son représentant, d'être dans la société française comme il l'eût été sans cet empêchement.

Le bailli de Ferrette, ministre de l'ordre de Malte, était un homme qui représentait son affaire à merveille. On se demandait souvent si le bailli de Ferrette existait; il était incertain qu'il fût vivant pour beaucoup de gens; il était petit, maigre au point d'être diaphane, pâle et tellement fluet, que M. de Montrond disait qu'il était l'homme le plus hardi de France, attendu qu'il marchait quand il faisait du vent. Sa conversation était nulle, et pourtant, comme la tradition de toutes les coutumes de la bonne compagnie vivait encore en lui plus que son individu même, on l'aimait, et il était recherché pour le whist de M. de Talleyrand quand la partie habituelle n'était pas là.

Cette partie se composait de M. de Talleyrand lui-même, de M. le comte Louis de Narbonne, de M. de Montrond, de M. le prince de Nassau, de M. de Choiseul, de M. de Sainte-Foix et de M. de La Vaupalière.

Mais le plus important de tous était le duc de Laval: j'en parlerai tout à l'heure...

M. de Dreyer, ministre-ambassadeur de Danemark, était un homme d'une bonne attitude. Le Danemark avait toujours été ami fidèle de la France, et son ministre avait toujours été bien accueilli chez M. de Talleyrand, qui avait au suprême degré un talent inimitable pour ces nuances si difficiles à saisir, et qui souvent évitent des notes qui ne font qu'aigrir les esprits.

M. de Souza, ministre de Portugal, était un homme profondément instruit, honnête homme, n'ayant pas l'apparence pour lui, mais au fond un homme fort remarquable. Sa femme allait peu dans le monde, et pourtant elle y eût été admirablement placée: c'était madame de Flahaut, auteur d'Adèle de Sénanges et d'une foule de jolis ouvrages. Elle ne sortait que rarement, même pour aller chez M. de Talleyrand, dont cependant elle avait été l'amie la plus intime pendant longtemps et avant la Révolution. Cette liaison remontait à 1785. Madame de Souza était la femme la plus charmante et la plus agréable de causerie et de bonne compagnie que j'aie vue. Une seule personne me la rappelle encore, et ce n'est qu'en partie; comme j'établis une comparaison à son désavantage, je ne la veux pas nommer.

Le cardinal Caprara, légat du Saint-Siége, était un homme dont on ne pouvait dire que du bien, mais prélat romain au delà de tout. Il suivait à Paris les coutumes de la place d'Espagne et du Corso, comme il eût fait à Rome; du reste, c'était un homme fin et délié, un homme bien capable de jouer la partie de M. de Talleyrand, et même de lui rendre peut-être des points en fait de ruses et de contre-ruses.

Quant à l'Espagne, son VRAI ministre était un homme d'un aspect odieux nommé Don Eugenio Izquierdo.—Cet homme, d'une laideur tellement repoussante qu'il faisait fuir les enfants[75] comme un épouvantail, avait l'âme de cette figure. M. de Talleyrand et ses alentours avaient pour cet Izquierdo un attachement que je n'ai jamais compris, car de le voir seulement me l'aurait fait prendre en aversion. Il s'occupait d'histoire naturelle, où il était, dit-on, fort habile; mais le réel de ses occupations à Paris était de conférer secrètement avec M. de Talleyrand et une autre personne de son intimité que je ne veux pas nommer. C'est par lui qu'une grande partie des affaires d'Espagne se sont traitées; le prince de la Paix avait une entière confiance en lui, et il était son chargé d'affaires en France, pour ce fameux traité qui devait donner le royaume des Algarves au prince de la Paix... Rien n'était plus ignoble surtout que la figure de cet Izquierdo! Je me le rappelle comme un cauchemar.—Comment l'Espagne ne l'a-t-elle pas jugé!—Il y a des destinées qui, en vérité, font murmurer contre la justice céleste... Izquierdo meurt dans son lit, et Riego meurt sur l'échafaud!...

En ajoutant à ce corps diplomatique ce qui devait nécessairement faire partie du nôtre en France, et qui allait chez M. de Talleyrand par devoir et par plaisir, comme les auditeurs qu'on envoyait en mission, on voit que sa maison était une des plus agréables de Paris. La princesse d'Yeckciwitz, sœur du prince Poniatowsky, était une habituée de la maison. Madame de Talleyrand ne l'aimait pas: elle en était jalouse comme une tigresse; et si la pauvre princesse avait eu deux yeux, elle les lui eût arrachés; malheureusement elle n'en avait qu'un. La pauvre femme avait pour M. de Talleyrand une de ces passions qui jettent un manteau de ridicules sur une femme, de manière qu'elle ne le dépouille jamais. Elle envoyait à M. de Talleyrand tout ce qu'elle trouvait de rare et de beau dans son chemin; cette manière de vivre n'enrichit pas quand on n'a pas une grande fortune. Ce fut le malheur de la pauvre princesse d'Yeckciwitz... elle fit des dettes, et même un beau jour il lui arriva un malheur comme cela pourrait échoir pour un fils de famille, le tout pour avoir fait des cadeaux à M. de Talleyrand. Le plus curieux de l'affaire, c'est que M. de Talleyrand, qui n'avait pas une passion pour elle, comme on le pense bien, ne faisait aucune attention aux raretés, qui même bien souvent s'en allaient figurer chez la duchesse de Courlande ou telle autre amie de M. de Talleyrand, qui à son tour en faisait des générosités. Je dis cela parce que je sais les voyages et malheurs arrivés à un superbe mandarin à la robe bleue, aux manches pendantes, aux yeux retroussés; cet honnête mandarin, qui coûta des sommes folles, fut donné par madame la princesse d'Yeckciwitz à M. de Talleyrand.—M. de Talleyrand le donna à madame la duchesse de Courlande; et madame la duchesse de Courlande, quoiqu'elle tînt avec tendresse à la moindre babiole qui lui venait de M. de Talleyrand, donna le magnifique mandarin à son amie de cœur madame la marquise de Sainte-Croix[76], où je l'ai vu il y a peu d'années dans l'hôtel de cette dernière, rue Sainte-Marguerite au Marais.

Les vieilles femmes étaient une partie fort soignée du salon de M. de Talleyrand. À commencer d'abord par la sienne, qui n'était plus ni jolie, ni jeune, ni même agréable, on comptait une demi-douzaine de têtes qui chacune pouvaient réclamer pour leur part personnelle au moins la moitié d'un siècle. C'étaient madame de Luynes, madame d'Yeckciwitz, madame Zayombeck, madame de Balbi, madame de Laval... et quelques autres encore dont j'ai oublié les noms.—Madame de Talleyrand était à peine saluée par ces dames, au reste, qui ne s'en gênaient guère.

Le traité de paix qui suivit Austerlitz amena à Paris une quantité d'étrangers qui augmentèrent l'agrément de la maison de M. de Talleyrand, sans rien ajouter cependant au charme qu'on trouvait toujours à le rencontrer, lui, et quelques autres hommes de son intimité, passé une heure du matin; et lorsqu'on le trouvait de bonne humeur surtout, la bonne fortune était complète: alors il avait un laisser aller qu'on aurait pris pour une confiance arrachée par le charme que vous auriez exercé sur lui, lorsqu'au contraire il ne disait que ce qu'il voulait dire, et tout en ayant l'air de raconter malgré lui, c'était une nouvelle qu'il lançait dans le monde; mais n'importe, je me rappellerai toujours avec reconnaissance le charme que j'ai trouvé dans ces heures passées à l'écouter; jamais je n'ai rien rencontré de plus ravissant que cette causerie familière de M. de Talleyrand avec ses amis les plus intimes, M. de Narbonne, M. de Montrond, M. de Sainte-Foix.—Le prince de Nassau, tout conteur et menteur qu'il était, se soumettait à la loi que M. de Talleyrand semblait imposer. J'ai vu quelquefois toute une soirée ou plutôt toute une nuit, car on ne demeurait libre qu'à une heure, on ne soupait qu'à deux, et on n'allait se coucher qu'à quatre ou cinq, se passer sans que M. de Nassau fît un mensonge.

Un homme parfaitement aimable qui venait chez M. de Talleyrand, mais n'était pas Français ni de son intimité, c'était le comte Golowkin. Le comte Golowkin était spirituel, charmant, Français de bonne compagnie en tout... et, en vérité, un homme tout à fait désirable pour une maîtresse de maison, mais après cela menteur comme on ne l'est vraiment que très-rarement. C'était avec une perfection du genre que je ne pouvais comprendre quand je me le rappelais; car en l'écoutant il parlait si bien qu'on ne pensait pas au mensonge.

J'ai parlé tout à l'heure du duc de Laval: c'était un type dont le moule est brisé que M. de Laval; on lui a prêté une foule de mots qu'il n'a jamais dits, il y en avait bien assez des siens; mais M. de Laval était loin d'être un sot; il avait même un esprit à lui qui était assez original. Comprenant tous les jeux, les jouant, le whist surtout, de manière à se faire une fortune loyale et certaine avec ce jeu, il ne sortait jamais d'un sérieux aussi imposant que s'il eût traité de la paix ou de la guerre pour le premier des empires.

Mais son humeur était odieuse à supporter; personne n'en était à l'abri. M. de Talleyrand, sa sœur, la duchesse de Luynes, M. de Montrond et toute la troupe du whist y passaient sans appel pour peu qu'on fît une faute, et avec M. de Laval la faute arrivait souvent. M. de Montrond lui ripostait toujours: aussi avait-il fini par se soumettre un peu. Quant à M. de Talleyrand, il ne lui répondait pas. Madame de Luynes prenait l'affaire au sérieux, et alors la partie de whist devenait un combat de cris et de paroles injurieuses dites par M. de Laval, au grand amusement de toute la compagnie.

Comme je n'écris pas l'histoire politique de l'époque, je m'étends davantage sur les personnages qui formaient la société et conséquemment le salon de M. le prince de Bénévent: car tel était le titre enfin que l'Empereur avait conféré à M. de Talleyrand pour ses services rendus à l'État.

J'allais alors fort souvent chez M. de Talleyrand. J'aimais son esprit, j'appréciais son talent; et quoiqu'un homme de mes amis, d'un jugement supérieur, et qui le connaissait fort bien, me dît le peu de fond qu'on pouvait faire sur son dévouement à l'Empereur, Junot et moi, nous y croyions comme à un précepte de notre foi... Au moment où je partis pour le Portugal, je dînai chez lui; comme il était alors notre ministre, plus que celui de la Guerre, étant placée auprès de lui à table, il me parla de l'Empereur dans de tels termes que j'en fus attendrie, et le dis le soir même à M. d'Abrantès: «Cela ne m'étonne pas, me répondit-il... je sais qu'il aime l'Empereur, et Lannes aura affaire à moi s'il répète encore un mot comme celui d'hier.»

Ce mot avait été dit à dîner chez moi par le général Lannes, qui revenait de Lisbonne, où il s'était conduit comme un écolier, et où M. de Talleyrand lui avait probablement écrit ou dit quelques mots railleurs, selon la matière, qui, pour le dire avec vérité, était abondante. Avec le haut mérite du duc de Montebello, on peut convenir qu'il n'avait rien en lui qui pût convenir au négociateur. M. de Talleyrand l'avait vu, l'avait dit et avait bien fait; Lannes, qui n'aimait et ne supportait même pas une remontrance de l'Empereur, récusa, comme on le pense bien, celle de M. de Talleyrand. Cependant, tout brave qu'il était, M. de Talleyrand lui faisait peur au jeu de la parole. C'était une escrime à laquelle il n'était pas habile, et n'avait pour toute parade qu'une injure ou un jurement, ce qui ne prouve rien du tout, au contraire.

Nos relations avec M. de Talleyrand furent toujours ce que je viens de les montrer. De ma part, il y avait même un motif de plus pour m'en rapprocher. J'étais liée depuis l'enfance avec une de ses nièces que j'aimais et que j'aime toujours chèrement; aussi à mon retour de Portugal j'y allais assidûment...

Madame de Talleyrand crut un moment, et ce moment fut long, que c'était pour sa personne que j'allais si souvent chez M. de Talleyrand, et la voilà qui me prit dans la plus funeste des amitiés: car c'était une calamité que l'amitié de madame de Talleyrand; M. de Talleyrand saurait bien qu'en dire...

En conséquence, elle m'arriva régulièrement deux fois par semaine, venant le matin pour me voir plus intimement, venant le soir pour la convenance, disait-elle, et m'ennuyant toujours; ce que je ne pouvais lui dire et qu'elle ne voyait pas. Je me sauvais bien d'elle auprès de M. de Talleyrand, où j'étais sûre qu'elle ne me viendrait pas chercher, car elle le craignait et ne l'aimait plus: elle était même à cette époque déjà très-méchante pour lui; des caqueteurs prétendaient même qu'elle le battait, et l'un d'eux racontait qu'un jour M. de Talleyrand ayant mal aux dents d'une fluxion très-douloureuse, elle lui porta un coup violent dans la joue malade.

Un soir nous étions peu de monde chez M. de Talleyrand, M. Fox était encore au ministère. M. de Talleyrand nous raconta qu'il avait écrit la lettre la plus charmante pour annoncer qu'on avait découvert à Londres un homme qui voulait assassiner l'Empereur; cet homme était Français.

«J'ai fait mettre ce misérable en prison, ajoutait M. Fox; mais nos lois ne permettent pas de retenir longtemps en prison un étranger qui n'est coupable d'aucun délit en Angleterre. J'attendrai l'avis que vous me donnerez.» M. Fox disait encore dans sa lettre à M. de Talleyrand un fort joli mot qui prouvait l'horreur qu'il avait pour le crime que l'assassin méditait: «Je lui ai d'abord fait l'honneur de le prendre pour un espion,» disait le ministre anglais...

M. de Talleyrand, en parlant de ce fait comme d'une sorte de confidence, exaltait beaucoup M. Fox et sa loyauté. Le fait réel, c'est que M. Fox était un homme ayant l'âme élevée, et sans aucune de ces petites passions comme en nourrissait M. Pitt. M. de Talleyrand voulait répandre cette action de M. Fox pour qu'il lui revînt à Londres qu'on était reconnaissant de ce qu'il avait fait. L'Empereur fit encore plus; il lui fit adresser par M. de Talleyrand une charmante lettre qui fut même comme un chaînon repris et rattaché. Si M. Fox était demeuré plus longtemps en ce monde, il est certain que la paix aurait été signée de nouveau.

M. de Talleyrand quitta Paris pour suivre l'Empereur en Allemagne, après la bataille d'Iéna. Paris devint alors bien désert. Madame de Talleyrand, qui avait déjà Valençay, je crois, mais ne voulait pas aller si loin, prit une bicoque à la Muette où je me rappelle avoir été la voir. Je la trouvai dans une chambre où son gros et grand corps pouvait à peine se tenir. La conversation n'était pas tenable quand M. de Talleyrand n'y était pas...

Après son départ j'héritai de la partie de whist. Ces messieurs, qui avaient tous madame de Talleyrand dans la plus belle et cordiale aversion, ne voulurent jamais reprendre leurs soirées chez elle en l'absence de M. de Talleyrand, et comme indépendamment du goût commun à M. d'Abrantès et à ces messieurs pour le whist, ils étaient de ma plus intime société, on n'eut tout simplement qu'à ouvrir deux tables de jeu dans mon salon, et quoique les cartes fussent habituellement bannies de chez moi, je leur permis d'y entrer pour un temps...

M. de Talleyrand écrit rarement, mais il écrit bien, et cela se conçoit en l'entendant causer. Il lui arriva en Pologne une histoire fort comique qui donna lieu à une lettre charmante qu'il écrivit ici. Sa voiture s'embourba dans ces horribles chemins de la Prusse polonaise, et la voiture ministérielle demeura en panne comme la charrette d'un manant: on appela des soldats.—Il y fallait penser; la voiture était là depuis neuf heures du matin, et il était alors sept heures du soir. Un bataillon tout entier arriva, et la voiture fut soulevée et enfin arrachée de ce gouffre boueux dans lequel elle était tombée.

—Qui est donc là-dedans? demanda un soldat.—Le ministre des Affaires étrangères.

—Ah! ah! dit le premier, qui, à ce que croit M. de Talleyrand, était le gracioso du bataillon, pourquoi se mêle-t-il de venir faire de sa chienne de diplomatie dans un maudit pays comme celui-ci?

—C'est vrai ça, dirent tous les autres en chœur.

Ce que j'ai dit de M. Fox me rappelle un fait arrivé dans le même temps. Il y avait à Hambourg un émigré chargé par Louis XVIII de payer des pensions à de pauvres émigrés qui demeuraient soit à Hambourg, soit à Altona. Le comte de Gimel, nom de cet envoyé de Louis XVIII, était un homme comme la Restauration aurait dû en avoir beaucoup: c'était un homme dévoué à sa cause, mais avec honneur et loyauté, un vrai Français enfin. Le comte de Gimel était donc à Hambourg lorsqu'un jour, le 17 juillet 1806, un nommé Loiseau se présenta chez lui, et, sans préambule, lui offrit de venir à Paris pour assassiner l'Empereur. M. le comte de Gimel, révolté de cette proposition, le reçut avec horreur.

«Si vous n'avez pas d'autres moyens pour relever le trône des Bourbons qu'un lâche assassinat, monsieur, lui dit-il, allez ailleurs chercher des complices!»

Un ami de M. de Gimel, qui allait beaucoup chez le résident de France à Hambourg, lui raconta le fait, ce qui fit arrêter Loiseau et le fit conduire à Paris. M. de Gimel était un homme d'une noble et loyale opinion: des royalistes comme lui auraient fait aimer les Bourbons. Il mourut peu de temps après cet événement et fut mal remplacé jusqu'au moment où M. Hue, ancien valet de chambre de Louis XVI, vint lui-même à Hambourg pour inspecter les besoins des pauvres émigrés dont madame la duchesse d'Angoulême prenait soin.

Tilsitt vit faire un traité qui de nouveau devait donner de l'espoir pour la paix. M. de Talleyrand revint avec l'Empereur; la société de la rue d'Anjou reprit ses habitudes, et tout marcha comme par le passé. Toutefois une grande tempête se préparait du côté de l'ouest, et tout faisait présumer que ses éclats seraient terribles: l'Espagne annonçait une révolution... Ce fut en ce moment que Napoléon supprima le tribunat!...

C'est une délicate chose à toucher que cette affaire de la Péninsule. Avant d'en dire quelques mots, je parlerai de l'opinion de la France sur l'Empereur: elle était ce que peut-être elle n'avait jamais été. Sa force morale avait reçu à Tilsitt une augmentation tellement hors des proportions voulues, qu'il pouvait tout tenter. Cette amitié d'un souverain puissant, l'entrevue de Tilsitt, tout ce qui s'était passé dans cette campagne, où en dix mois Napoléon avait touché les bords de la Vistule et remporté des victoires qui suffiraient pour illustrer le règne entier d'un homme; le fait réel, c'est que depuis le couronnement de l'Empereur, jamais il ne fut aussi fort qu'en ce moment.

Les affaires de la Péninsule ont-elles été conseillées par M. de Talleyrand, oui ou non? voilà l'état d'une question fort délicate depuis longtemps livrée à la discussion politique... et personne ne l'a pu résoudre. Si j'interroge ma conscience, je réponds que je suis certaine que si M. de Talleyrand ne l'a pas conseillée, il l'a fortement approuvée. Je n'en veux pour preuve que les liaisons plus qu'intimes non-seulement de lui avec Izquierdo, mais de tous ceux qui l'entouraient avec cet homme, âme damnée du prince de la Paix... J'ai d'ailleurs trouvé dans les papiers de mon mari des fragments de lettre ayant rapport à sa mission secrète lors de notre premier passage à Madrid, en allant prendre possession de notre ambassade à Lisbonne; Junot fut alors chargé de plusieurs choses intimes pour le prince des Asturies (plus tard Ferdinand VII). Tout cela se tient, et assez pour que je puisse formuler une opinion sur cette terrible et mystérieuse affaire d'Espagne. Le duc de Lavauguyon, qui se trouva à Madrid avec Murat, nous a raconté de bien étranges choses. Tous ces fragments forment un tout sur lequel je suis assise, et je prends de là ma direction.

La prise du Portugal commença la prise de la Péninsule. Ce mot de prise on n'en voulait pas, car on choisit pour commander l'armée d'invasion l'homme qui était encore ambassadeur auprès de la reine de Portugal. Ce fut une mauvaise comédie dont personne ne fut dupe, mais qui ne s'en joua pas moins.

La marche de l'armée française sur Lisbonne fut un prodige. Le général Thiébault, chef d'état-major du duc d'Abrantès pour cette même campagne, et à qui l'armée doit tant de remerciements et de reconnaissance, peut dire si ce fut une promenade, comme l'ont dit quelques ignorants ou quelques serpents... un de ces reptiles qui ont toujours besoin de siffler, n'importe quelle action. Quoi qu'il en soit du plus ou moins de périls que l'armée a courus, tandis que nos aigles s'avançaient vers Lisbonne, Madrid grondait déjà sourdement pour annoncer cette terrible tempête qui devait amener quatre cent mille Français dans cette belle Espagne, pour y trouver la mort.

On sait déjà que ce n'était pas Charles IV qui était roi d'Espagne; il avait beau mettre au bas des cédules royales:

Yo el Rey,

il n'était pas aussi roi dans la Péninsule que je suis maîtresse absolue dans ma maison. C'était Godoy.

Ce Godoy, détesté, méprisé des Espagnols, ce Godoy qui, pendant vingt ans qu'il fut privado, ne sut même pas donner une loi heureuse à sa patrie... Pas un chemin, pas un pont, pas un arbre planté en son nom!... un silence de mort enfin couvrirait le nom de cet homme, si le cri de l'indignation ne s'élevait à côté de lui pour lui dire qu'il a fait le malheur de l'Espagne.

Cette haine générale n'était pas seulement le fruit de sa position de favori. Cette place de privado n'avait pas toujours été occupée par un homme inhabile; le duc d'Olivarès[77], le duc de Lerme, don Juan d'Autriche, le frère de Charles II, montraient, avec le comte de Campo-Manès, ce qu'on peut produire avec la faveur, quand le bon grain tombe sur une bonne terre. Mais Godoy ne dut son avénement à la faveur du roi que par celle de la reine. Honte sur lui! criait la nation tout entière.

Et c'est de cet homme que Don Eugenio Izquierdo était non-seulement l'agent, mais l'ami... Et on sait comment Izquierdo était reçu chez M. de Talleyrand!... Izquierdo!... lorsque je pense à cet homme, mon cœur se soulève.

Godoy fut l'homme fatal de l'Espagne bien plus que Napoléon. Je connais l'Espagne et je l'aime; j'ai bien étudié tous ses malheurs, j'ai remonté à leur cause, et je crois pouvoir affirmer que Don Manuel Godoy est la principale cause de toutes les infortunes de la Péninsule, sous quelque forme qu'elle ait été frappée.

Le prince des Asturies abhorrait le prince de la Paix; j'ai entendu cette haine s'exhaler avec rage du cœur de Ferdinand VII, en présence de mon mari et de la princesse sa femme[78], lorsque je passai à Madrid pour aller à Lisbonne.

Notre ambassadeur à Madrid, lors de la révolution d'Aranjuez, était M. le marquis de Beauharnais, beau-frère de Joséphine; sa position était des plus difficiles. Il avait tout le tact et le talent nécessaires pour agir dans une semblable circonstance; mais que faire contre une double manœuvre qui agit sans que vous sachiez où sont ses mouvements? M. de Talleyrand avait ses rouages, ses fils, que faisait mouvoir Izquierdo, et M. de Beauharnais avait d'autres renseignements et presque d'autres ordres. Il se conduisit même avec une admirable modération, en rétablissant la paix entre le prince des Asturies et son père. Mais Godoy ne voulait pas de paix; il voulait, je crois, la mort du prince des Asturies. Je ne puis m'expliquer autrement cette rage haineuse qui l'animait contre l'infant. Enfin les choses en vinrent au point que le roi et l'infant portèrent la cause au tribunal de Napoléon.—Il donna raison au père. Le fait est que le père était un imbécile, le fils un méchant et Godoy le plus misérable des hommes. Quant à la reine, elle ne sut être ni épouse, ni femme coupable, ni mère, ni souveraine. Voilà les acteurs de ce drame si imposant joué à Bayonne en 1808.

Les querelles devinrent sérieuses. On envoya des troupes en Espagne: ce fut une faute; nous n'en avions pas le droit... On a prétendu que Godoy, voulant emmener le vieux roi loin de Madrid pour le faire aller en Amérique, avait demandé des troupes afin de l'effrayer. Le fait est qu'Izquierdo partit en courrier de Paris et arriva à Aranjuez le mardi-gras. Il alla aussitôt chez Godoy... Il le trouva masqué, déguisé en moine, et faisant et disant toutes les folies qui passaient par sa pauvre tête. Izquierdo était un misérable niais, mais il avait assez de talent pour comprendre la gravité de leur position; il leva les épaules et fit bien.

Pendant ce temps, l'armée française, sous les ordres de Murat, franchissait les Pyrénées, et Murat entrait dans Madrid, où il fut mal accueilli. Murat n'était pas l'homme qu'il fallait aux Castillans, peuple sérieux, positif, austère, et l'opposé des fanfaronnades et des jactances de Murat.

Il crut avoir pris l'Espagne pour lui; mais l'Empereur lui écrivit qu'il fût tranquille et qu'il songerait à son affaire. Alors se firent entendre les pleurs et les grincements de dents. La grande-duchesse de Clèves, de Berg et de Juliers n'était pas contente... Mon Dieu! quelle extravagance et quel délire!

Quand Murat vit que l'Espagne n'était pas pour lui, il fit tout ce qu'il put pour faire perdre la couronne du royaume d'Espagne au pauvre Charles IV, et puis ensuite à tout autre qui la prendrait, c'est-à-dire qu'il embrouilla tout, au point que personne ne s'y reconnut. Godoy, qu'on allait pendre, ne le fut pas, et l'on vit un petit-fils de Louis XIV solliciter à genoux de quitter une couronne, un royaume qu'il ne pouvait plus partager avec son privado, demandant pour toute grâce un dernier asile où ce trésor fût en sûreté. C'est alors que Murat, sur les recommandations écrites et expresses de M. de Talleyrand, rendit la liberté à don Manuel Godoy. Ceci était après la révolution d'Aranjuez.

La nation fut furieuse. Godoy était tellement détesté, qu'on avait besoin de sa mort comme d'une expiation. Le peuple, les grands, la bourgeoisie, tous la voulaient et la demandaient par un seul cri.

C'est alors que l'Empereur arriva à Marrac. Il manda les parties devant lui. Ferdinand arriva le premier, et fut suivi de son père et de sa mère, qui ne quittaient pas leur inséparable Godoy. On sait la fin de cette histoire, du moins dans sa première partie... M. de Talleyrand y parut peu en dehors, n'étant plus alors aux Affaires étrangères; mais M. le duc de Cadore n'était pas dans ce chaos, tandis que M. de Talleyrand y était tout entier. Ses partisans, depuis cette époque, en voyant le blâme universel s'étendre sur cette affaire, voulurent le disculper, mais n'y purent parvenir; ils dirent seulement que s'il fût demeuré au portefeuille des Affaires étrangères, les choses se fussent passées plus convenablement.

Les princes d'Espagne allèrent à Valençay, chez M. de Talleyrand même, et le roi Charles IV à Marseille, avec sa femme et Manuelitto Godoy. Quelle profonde étude à faire dans toute cette tragi-comédie, jouée et composée par ceux mêmes qui sont en scène!

La conduite de Ferdinand VII, pendant sa captivité, lui fut, dit-on, suggérée pour le rendre méprisable aux yeux de ses sujets. Ceci est une de ces calomnies comme la méchanceté n'en fait que trop souvent. Ferdinand VII était un homme que j'ai connu, et qui n'avait nullement besoin d'être poussé pour faire des actions basses et indignes de son rang. Conspirant sans cesse contre lui-même, parce que ses tentatives étaient stupides; jouant ou faisant jouer la comédie, séduisant des maritornes dans les basses-cours du château, il laissa le duc de San-Carlos filer une plus noble passion auprès de madame de Talleyrand, qui, dit-on, ne lui fut pas cruelle; et lorsqu'elle vint à Paris et que nous y vîmes aussi le duc de San-Carlos, nous pensâmes que le duc s'était trompé. Mais la princesse ne l'entendait pas ainsi.

Une chose dont je n'ai pas parlé dans la première partie de cet article, c'est de la petite Charlotte. Qu'est-ce que Charlotte? Charlotte était une petite fille qu'un beau jour on vit apparaître dans le salon de M. de Talleyrand. Comme madame Grandt la caressait beaucoup, on crut qu'elle était sa fille et celle de M. de Talleyrand. Écoutez donc, il est de fait que la chose paraissait probable; mais ce n'était pas cela. Charlotte était fille de quelqu'un, parce qu'on a toujours une mère et un père. Le père, je n'ai jamais bien connu son nom, à moins qu'il ne s'appelât M. Charlotte; car la petite n'eut jamais d'autre nom, même quand au titre de mademoiselle on ajoute autre chose; on ne put trouver que mademoiselle Charlotte. Enfin, telle qu'elle était, cette petite, M. de Talleyrand en était idolâtre. Elle venait pincer les jambes du cardinal Caprara, qui lui souriait comme un martyr, parce qu'il venait de chez l'Impératrice, où les deux carlins lui avaient mis les jambes en marmelade. Elle touchait impunément à la coiffure du comte de Grandcourt; et un jour le comte de Bentheim l'ayant soulevée dans ses bras, elle lui ôta tout son rouge sans qu'il se plaignît. On connaissait son pouvoir sur M. de Talleyrand, et nul ne résistait à l'enfant. Mais le plus curieux, c'est que cette petite était aimée de madame de Talleyrand comme de son mari. Lorsqu'on avait dîné, Charlotte arrivait en se cachant derrière une immense coupe d'agate ou de porphyre, dans laquelle brûlaient des parfums. Une autre fois, elle arrivait habillée en Espagnole, en Polonaise, en Napolitaine, et puis elle dansait le boléro, la mazourka ou la tarentelle; M. de Talleyrand, alors, était dans le ravissement, et les applaudissements de tout le salon étaient plus vifs que ceux de l'Opéra pour mademoiselle Elssler. Le fait est que cette petite n'était pas jolie, avait des dents fort avancées, et ne dansait pas mieux qu'une autre; elle avait de plus l'air d'un chien habillé, avec son toquet sur l'oreille, et était parfaitement ridicule: elle m'a toujours fait cet effet au moins. J'ai parlé d'elle aussi longuement, parce qu'elle faisait partie du salon de M. de Talleyrand comme objet de curiosité. Si M. de Talleyrand avait davantage songé à l'avenir qu'il lui réservait, il aurait mis plus d'attention à la tenir dans un demi-jour convenable; mais en lui élevant un théâtre où il l'exposait, c'était lui donner la célébrité avec toutes ses conséquences.

La cause de la disgrâce de M. de Talleyrand, c'est-à-dire du prince de Bénévent, est inconnue; on ne peut que la présumer. Le cardinal Maury, qui ne l'aimait pas et n'en était pas plus aimé, me disait un jour que l'Empereur était ennuyé de tout ce qu'on lui rapportait des bêtises de madame de Talleyrand.—Mais qu'est-ce que cela fait? demandai-je au cardinal?... le mari est-il solidaire des torts de sa femme?...

—Oui. Pourquoi l'a-t-il épousée?

MILLIN.

Pourquoi, monseigneur? mais il ne l'a pas voulu. Ne savez-vous pas comment s'est fait ce mariage?

LE CARDINAL.

Non vraiment, et ne m'en soucie guère.

MILLIN.

M. de Talleyrand reçut ordre de l'Empereur d'être marié dans huit jours; l'Empereur espérait que ce court délai ferait peur à M. de Talleyrand pour s'accoutumer à ce mariage, et qu'il ferait plutôt une alliance étrangère. Pas du tout, M. de Talleyrand n'osa demander conseil à personne, et le huitième jour au matin il s'avisa seulement d'en parler à M. de Narbonne; alors il n'était plus temps, et madame Grandt devint madame de Talleyrand le même soir...

LE CARDINAL.

Mais ce n'est pas d'un homme d'esprit cette conduite-là.

MILLIN.

Je ne vous la donne pas pour telle, non plus; mais que voulez-vous y faire? Le fait est qu'il est difficile de faire plus de gaucherie que la pauvre femme n'en fait. Les ambassadeurs écrivent tous les jours des notes pour savoir si ce n'était pas avec intention que madame la princesse de Bénévent avait fait telle chose ou telle autre.

LE CARDINAL.

Était-ce avec intention qu'elle a demandé à Denon des nouvelles de ce pauvre Vendredi?... Elle le prenait pour Robinson Crusoé!

MILLIN.

Allons! allons! la chose n'est pas prouvée... Et puis après tout... Tenez, monseigneur, je n'y crois pas.

LE CARDINAL.

Denon me l'a certifié encore avant-hier... C'est positif.

MOI.

Oui, malheureusement, car les étrangers se moquent de nous lorsqu'ils savent de pareilles histoires... Savez-vous celle du verre d'eau, monseigneur?

LE CARDINAL.

Celle du verre d'eau! non, vraiment; et comme je suis très-friand de ces sortes d'histoires, je vous la demanderai.

MOI.

Tenez, voilà quelqu'un qui est un habitué du salon Talleyrand et qui vous la racontera à merveille.

LE COMTE DE NARBONNE, qui entre.

Qu'ai-je à dire, ma belle amie?... Une histoire? Vraiment, pourquoi ne contez-vous pas?

MOI.

Non, c'est l'histoire du verre d'eau de madame de Talleyrand. C'est à madame votre fille que la chose est arrivée.

M. DE NARBONNE.

Oh! pardieu, l'histoire est des meilleures. Voici le fait, monseigneur: M. de Talleyrand venait d'être nommé prince de Bénévent, chose heureuse et que je lui souhaite jusqu'à la fin de ses jours. J'ignore si Votre Éminence sait jusqu'à quel point madame sa femme est à l'affût de tout ce qui a rapport à l'étiquette et à la convenance des places et dignités... Et tenez, demandez à madame la gouvernante... elle peut vous le dire...

LE CARDINAL se retournant vers moi.

Qu'est-ce donc que cette nouvelle aventure? Vous ne m'en avez pas parlé.

MOI.

C'est que cela n'en vaut pas la peine.

M. DE NARBONNE.

Comment! cela n'en vaut pas la peine! cela vaut son pesant d'or.

MOI.

Eh bien! monseigneur, vous saurez que madame de Talleyrand me fit écrire il y a huit jours par sa demoiselle de compagnie une espèce de lettre, de billet, je ne sais dans quel style ni dans quelle forme, sur du papier à ministre, pour me demander quel jour et à quelle heure je pourrais la recevoir. Je m'empressai de répondre à cette demande d'audience un petit mot sur du papier à billet ordinaire, pour lui dire que je serais à ses ordres tous les jours jusqu'à la fin de la semaine. À une heure je la vis arriver avec sa demoiselle de compagnie, dans sa grande et lourde berline, avec deux grands valets de pied tout bleus et son cocher de même; la voiture, les gens, les chevaux, le contenu, le contenant, tout cela lourd et massif comme plomb. En arrivant, madame la princesse me fit une de ces révérences de présentation à laquelle je répondis par un bonjour amical, et prenant sa main je la conduisis à mon canapé; alors elle entama l'entretien. Que croyez-vous qu'elle venait me dire, monseigneur?... devinez!

LE CARDINAL.

Elle venait vous demander conseil pour une parure.

MOI.

Au lieu de me demander conseil elle venait m'en donner.

LE CARDINAL.

La bonne folie! Et sur quoi?

MOI.

Elle me dit que je ne me mettais pas en gouvernante de Paris; que j'allais à l'Opéra coiffée en cheveux, et que cela n'était pas convenable.—Mais madame, lui dis-je, je n'ai que vingt-quatre ans!—N'importe. Tenez, si vous voulez sonner, je vais vous montrer ce que je vous ai fait faire.—Et sonnant elle-même, elle fait apporter un carton dans lequel était une façon de toque faite pour une femme de soixante-dix ans au moins, ornée de quatre plumes immenses posées comme pour un cheval de carrosse.

—Voilà, dit-elle, une coiffure pour la gouvernante de Paris.—Et puis, je voudrais que vous fissiez reprendre les vieux usages. Ainsi, par exemple, les trois révérences avant d'arriver à la maîtresse de la maison... Je vous en ai fait une tout à l'heure.

Et, retournant à la porte du boudoir, la voilà qui fait encore une, deux, trois révérences... De ma vie, je crois, je n'avais autant ri.

LE CARDINAL.

Je le crois, ma foi, de reste! Et que vous dit-elle ensuite?

MOI.

Elle me demanda si je voulais introduire chez moi cette coutume, de me retirer, les jours de réception, en saluant mon monde pour rentrer dans mes appartements.—Oh! pour le coup, je me fâchai; et je pris la chose pour une mystification; mais, hélas! la chose n'était que trop vraie... Elle m'objecta les princesses sœurs de l'Empereur.

—Je suis altesse sérénissime, me dit-elle.

—Cela va pour vous, madame, lui dis-je; mais comme je ne suis pas encore altesse, même altesse agitée, je me bornerai à me lever quand on sortira, et à reconduire jusqu'à la porte de mon salon. Je ne le puis pour les jours de réception, parce que j'ai trop de monde, mais au moins je ne me retirerai que la dernière.—Après cette question, celle du verre d'eau eut son tour; quant à celle-là, je laisse la parole à M. de Narbonne, qui fut témoin comme moi, mais qui raconte bien mieux.

M. DE NARBONNE.

Je ne vous contredis pas, parce que c'est malhonnête. Vous saurez donc, monseigneur, que lorsque madame de Bénévent, première du nom, comme madame Grandt fut altesse sérénissime, comme elle le dit elle-même, elle entreprit d'introduire les belles manières dans sa maison, comme si Talleyrand était un mal-appris ou qu'il fût né d'hier; elle s'en alla donc questionnant Réchaud[79], d'une part, et Robert[80], de l'autre, et parvient à savoir que chez l'Empereur et chez les princes de sa famille on ne demande ni on ne porte à boire dans le salon où ils se trouvent. Ravie de sa découverte, et ne voulant parler de rien à M. de Talleyrand pour le surprendre agréablement comme pour ce pauvre Vendredi, elle choisit un jour de la semaine dernière où il y avait grand dîner et foule à être étouffé dans le salon de la rue d'Anjou, et elle donna l'ordre à Courtiade[81] de ne donner à boire à qui que ce fût, à moins que ce ne fût elle, le prince... et puis réfléchissant, elle se demanda, à ce que j'ai su depuis, si le prince de Nassau ne pouvait pas boire devant elle... Elle trouva que la chose se pouvait... mais comme elle n'aimait pas le prince de Nassau, qui se moque d'elle avec Montrond, elle ajouta, en se reprenant dans son ordre à Courtiade:

À moi ou à Son Altesse le prince de Bénévent seulement.

—Mais, madame, si l'on demande à boire? dit Courtiade avec la prévoyance que devait faire naître la petitesse de l'appartement.

—Eh bien! eh bien!... vous mènerez boire dans la salle à manger...

Ma fille, madame de Braamcamp, avait dîné chez madame la gouvernante, qui lui proposa d'aller faire ensemble une visite à la princesse de Bénévent, et la divertit beaucoup en lui racontant l'histoire dont elle nous a fait fête tout à l'heure. Ces dames arrivèrent tard et trouvèrent à peine une place dans le salon; ma pauvre fille eut soif et demanda un verre d'eau, tout étonnée que les plateaux de rafraîchissements ne circulassent pas comme à l'ordinaire.... Apercevant quelqu'un qu'elle connaissait intimement[82], elle l'appela et le supplia de lui faire venir un verre d'eau...

C'étaient surtout les verres d'eau sucrée que la princesse avait en aversion... Aussitôt qu'elle aperçut le petit plateau d'argent sur lequel Courtiade apportait le verre d'eau, car en apprenant qu'il était pour madame de Braamcamp, fille du meilleur ami de son maître, il avait passé outre; aussitôt, dis-je, que la princesse l'aperçut, elle cria de sa voix fausse et nasillarde:

Je vous avais défendu d'apporter ici des verres d'eau.

Ma pauvre fille devint rouge comme une cerise, et demeura fort surprise d'une telle attaque... Enfin, on alla souper lorsque la foule fut partie. Les femmes se mirent à table; Talleyrand, moi et quelques autres, nous quittâmes le jeu et vînmes nous établir autour de la cheminée... Quelques-uns de nous eurent soif, on demanda du vin de Madère et de l'eau.—Le valet de chambre qui apporta le plateau, fier de l'ordre du prince, levait ce plateau tant qu'il le pouvait devant la princesse. Aussi, en le voyant, elle s'écria du haut de sa tête:—Je vous ai défendu de porter des verres d'eau dans la pièce où se trouve le prince ou moi...

—Princesse, dit le valet de chambre, ce n'est pas un verre d'eau... c'est de l'eau et du vin.

—À la bonne heure, répondit la princesse en se rasseyant.

—Comment trouvez-vous le mot, monseigneur?

LE CARDINAL.

Trop beau pour elle... oui, ce mot lui demeurera comme une chose D'ELLE..., et j'en suis fâché, car il est de vous...

Cette histoire donne l'idée de la manière dont madame de Talleyrand tenait son salon.... elle n'avait pas plus de mesure pour juger les gens. M. de Talleyrand, si fin, si plein de tact et de bonnes manières, souffrait, à la vérité, de cette continuelle souffrance d'avoir incessamment une femme à côté de soi qui vous fait rougir par ses bêtises.

M. DE NARBONNE.

Mais je ne crois pas que l'Empereur rende Talleyrand responsable de tout ce qu'elle fait.

MILLIN.

J'en répondrais; et puis, après tout, madame la princesse de Bénévent est très-bonne pour chacun, et elle a des partisans.

LE CARDINAL.

Vous verrez que ce diable de Millin aura fait une méprise avec sa vue basse; il aura pris l'Altesse Sérénissime pour une antique, et le voilà amoureux d'elle... Pauvre Millin, ce que c'est que d'être presbyte!

MILLIN.

Mais je ne suis pas amoureux de madame de Talleyrand; c'est bon pour Grandcourt, ces pasquinades-là; moi je suis trop vieux pour jouer au mardi-gras.

LE CARDINAL.

C'est bien aussi ce que je disais, mon antiquaire; mais si l'on fait ce qu'on peut, on ne fait pas toujours ce qu'on doit.

À cette époque, M. de Talleyrand avait une attitude fort mauvaise; l'Empereur s'éloignait de lui. On faisait revivre l'histoire du duc d'Enghien avec celle des Bourbons d'Espagne, et l'on disait qu'il voulait donc épuiser tout le sang des Bourbons qui coulait dans la grande veine politique de l'Europe, et qu'en vérité il y avait abus de sa part, après les gages qu'il avait donnés à la Révolution.

Cette question du duc d'Enghien est encore toute neuve à discuter, et elle le sera toujours dès que Fouché n'a pas parlé sur le personnage mystérieux qui était à Paris en même temps que Georges et Pichegru. Mais laissons là ce sujet. M. de Talleyrand a trouvé moyen de jeter un voile aussi sombre sur cette mystérieuse histoire, qu'un épais linceul sur le malheureux qui mourut sa victime sur le rocher de Sainte-Hélène.

Maintenant, M. de Talleyrand a-t-il conspiré longtemps avant 1814? je ne le crois pas. L'Empereur eut tort, probablement, de rompre aussi violemment avec lui, et de lui faire une scène aussi cruelle la veille de son départ de Paris. Je sais que lors du départ pour Moscou, l'Empereur fut au moment de le rappeler au ministère; il est peut-être fâcheux que cela n'ait pas eu lieu. M. de Talleyrand ne haïssait pas l'Empereur, et il était bien vu des puissances étrangères, l'Autriche exceptée. La Russie l'aimait alors; je sais qu'en 1815 il n'en fut pas de même, mais l'Empereur Alexandre avait des préventions pour et contre: il y avait de grandes chances, du moins je le crois. Ainsi donc, lorsque l'Empereur n'emmena pas M. de Talleyrand à Varsovie, je le répète, je crois que ce fut fâcheux, et d'autant plus que ce fut M. de Pradt que l'Empereur emmena avec lui, pour en être mal servi dans ses derniers jours prospères, et caricaturé dans ses jours malheureux.

Les malheurs vinrent encore plus vite que nos victoires n'avaient été rapides; le désastre de Moscou survint, et avec lui la ruine de la France.

De retour en France, Napoléon, que son génie n'abandonna pas dans ces circonstances critiques, comprit tout ce que cet événement portait avec lui de chances funestes pour l'avenir... il assembla un conseil privé composé des ministres, des ministres d'État et de quelques grands officiers de sa maison, comme Duroc et Caulaincourt; M. de Talleyrand fut appelé à ce conseil. Interrogé par l'Empereur, il se prononça pour la paix; Cambacérès de même. Et ce fut le duc de Feltre, M. Clarke, qui osa dire en plein conseil, devant des témoins dont beaucoup vivent encore, que l'Empereur était DÉSHONORÉ s'il abandonnait un pouce de terrain, ou une prétention!....

—Voyez la conduite de cet homme pendant la Restauration!...

Lorsque l'Empereur partit, et qu'il laissa Marie-Louise régente avec un conseil, M. de Talleyrand fit partie de ce conseil. J'ai parlé de l'étrange scène que l'Empereur fit à M. de Talleyrand la veille de ce même départ; je n'en rappellerai donc ici que quelques mots: l'Empereur reprocha à M. de Talleyrand de rejeter sur lui les fautes de l'affaire d'Espagne.

—C'est vous qui me les avez conseillées, monsieur, lui disait l'Empereur d'une voix tonnante; c'est vous qui m'avez présenté un traité qui était déjà presque fait entre moi et le Prince de la Paix pour le faire roi des Algarves: osez le nier!... Ce traité devait vous donner vingt millions.

La colère de l'Empereur fut si forte enfin qu'il frappa M. de Talleyrand au menton... La scène fut des plus vives... L'Empereur eut tort.

Demeuré à Paris, libre, surveillé seulement par cet homme qui n'avait pas su se garder lui-même dans l'affaire de Mallet, M. de Talleyrand, l'âme ulcérée et vindicative, jura de se venger. L'Empereur aurait dû se rappeler son Machiavel et ne pas laisser derrière lui un ennemi libre.

Pendant l'héroïque défense de la Champagne, M. de Talleyrand sut agir. Ses amis, et il en eut, du moment qu'il cria vive le roi, parmi les gens qui le repoussaient la veille, ses amis le soutinrent et de leur fortune, et de leur crédit dans les partis alliés, de tout ce qui enfin était en leur pouvoir. Aussi, lorsque le jour du 31 mars arriva, tout était prêt pour l'attaque du côté du drapeau blanc; rien ne l'était pour la défense des aigles de l'Empire.

M. de Talleyrand logeait alors dans son nouvel hôtel de la rue Saint-Florentin. Je savais qu'il y recevait tous les jours une nombreuse foule tout ardente pour arborer la cocarde blanche: madame de Dino s'y préparait la première, la duchesse de Courlande... Que nous voulaient ces femmes? Elles n'étaient pas Françaises.

L'Impératrice quitta Paris. Si M. de Talleyrand n'eût pas été offensé, je suis certaine qu'il se fût opposé à son départ et à celui du Roi de Rome... Mais son parti était pris et le gant jeté, il fallait seulement trouver un moyen de ne pas partir.

Bourrienne, ce misérable, comblé des bienfaits de l'Empereur, et qui se dévoua à la honte et à la haine comme un autre à une noble conduite, trouva un moyen pour empêcher le départ de M. de Talleyrand; il fit aller à la barrière par laquelle devait sortir M. de Talleyrand un bataillon de garde nationale dévoué, avec des ordres secrets... M. de Talleyrand part et monte dans sa voiture; le duc de Rovigo, qui avait ordre de ne partir qu'après M. de Talleyrand, retourne alors chez lui, monte en voiture, et bientôt il est sur la route de Blois. Mais arrivé à la barrière convenue, M. de Talleyrand voit sa voiture entourée par un bataillon de garde nationale.

—Monseigneur, vous ne partirez pas!

—Mes amis, laissez-moi faire mon devoir. Je dois partir.

—Non, monseigneur, vous ne nous quitterez pas!

—Mes amis!... mes amis, je vous conjure!...

Et le résultat de cette comédie fut le retour de M. de Talleyrand dans sa maison, lorsque M. de Rovigo, comme un simple qu'il était, croyait en être suivi sur la route de Blois...

On sait le reste...

Lorsqu'on vit l'empereur Alexandre prendre l'hôtel de M. de Talleyrand pour y loger, la chose fut résolue, et on sut, avant qu'elle ne fût proclamée, quelle serait la forme du gouvernement qu'on allait avoir.

TROISIÈME PARTIE.
SALON DE M. LE PRINCE DE TALLEYRAND.

Dès le 31 mars au soir, une députation partit de l'hôtel de M. de Morfontaine, de ce même homme qui, ayant épousé la fille de la nation et d'un régicide, aurait dû être plus silencieux dans son amour pour le retour d'une chose pour l'abolition de laquelle son beau-père avait donné sa vie. Cette députation partit donc de chez lui, et fut à l'hôtel de M. de Talleyrand trouver l'empereur Alexandre, qu'ils ne virent pas, mais bien M. de Nesselrode, qui faisait de grandes phrases à la reine Hortense d'un côté, et de grandes phrases aux royalistes de l'autre; enfin tout allait ainsi ce jour-là: ne nous plaignons pas, nous avons vu bien pis depuis!...

Lorsque l'empereur de Russie entra dans le salon de M. de Talleyrand, il y trouva l'éternel Pasquin de M. de Pradt, le général Dessoles, qui crut bien beau de venger ce qu'il appelait l'offense de Moreau en frappant sur le héros souffrant, et l'abbé de Montesquiou, le seul pur dans ce salon et le seul loyal; ils demandèrent les Bourbons, et M. de Talleyrand appuya. Il parla d'abord et fit parler l'abbé Louis et l'abbé de Pradt, ainsi que Dessoles.

—Consultez ces messieurs, sire, dit M. de Talleyrand; c'est connaître l'opinion de la France.

Ce mot n'a aucune portée en raison de son exagération.

Enfin, dans l'une de ces séances, M. de Talleyrand se leva et dit:

—Sire, il n'est que deux choses possibles: les Bourbons ou Bonaparte; Bonaparte, si vous pouvez, mais vous ne le pouvez plus, car vous n'êtes pas seul. Qui mettriez-vous à sa place?... un soldat? Nous n'en voulons plus. Si nous en voulions un, nous garderions celui que nous avons, car c'est le premier du monde.

—Sire, ou Bonaparte, ou Louis XVIII; hors ces deux noms, tout le reste est une intrigue.

M. de Talleyrand se conduisit avec une extrême adresse ou une grande loyauté... mais tout ce qu'il fit ensuite à Vienne a décelé la haine qu'il avait au cœur. Je voudrais reconnaître la loyauté, mais je ne le puis... Il fut pour Bonaparte et les Bourbons avec égalité, mais dans ses paroles... L'un ou l'autre! disait-il toujours... Et ses actions démentaient ce qu'il disait.

Ce fut dès le 31 mars, à une heure après midi, que l'empereur Alexandre, pressé par les uns et attiré par M. de Talleyrand, signa la déclaration par laquelle il s'engageait à ne plus traiter avec Napoléon ni aucun membre de sa famille.

Et le Roi de Rome, cet enfant innocent, que vouliez-vous donc qu'il devînt?... Et voilà ce qu'on appelle de la loyauté!...

Lorsque les maréchaux vinrent de Fontainebleau à Paris, ils virent M. de Talleyrand dans son salon avant d'entrer chez l'empereur de Russie. M. de Talleyrand leur dit:

—Messieurs, que voulez-vous faire? Si vous réussissez, vous compromettez tous ceux qui sont entrés dans cette chambre depuis le 1er avril, et le nombre en est grand. Je ne me compte pas; JE VEUX ÊTRE COMPROMIS.

Singulière parole!

Louis XVIII est un principe, avait-il dit la veille à Alexandre. Qu'est-ce que ce mot?... Voilà l'abus des phrases chez nous; en voilà une qui paraît bien ronflante en 1814, et qui en 1830 n'a plus le sens commun pour le même homme, comme elle avait cessé de signifier pour lui POUVOIR ET RICHESSE; car le principe pour lui est dans ces deux choses.

Le salon de M. de Talleyrand devait être un lieu bien fait pour être le sujet d'une profonde observation, pendant cette nuit où les maréchaux Macdonald, Marmont et Ney, ainsi que le duc de Vicence, étaient dans le cabinet d'Alexandre pour lui demander la régence au nom de l'armée! Le salon de M. de Talleyrand était alors rempli de cette foule inquiète qui avait jeté le gant et ne le pouvait plus ramasser; car ce n'était pas la volonté qui manquait à un homme comme Bourrienne, par exemple... Qu'allait dire l'empereur de Russie? Qu'allait-il prononcer?... Il régnait un silence profond seulement interrompu par les pas plus ou moins agités de ceux qui ne pouvaient demeurer assis et commander à leur inquiétude... Tout à coup la porte du cabinet de l'empereur de Russie s'ouvrit!... Ce fut un moment dramatique dans son effet... Hélas! s'il y avait eu dans cette chambre un seul ami de Napoléon, il eût à l'instant reconnu que toute espérance était anéantie... Aussitôt tous ces fronts obscurcis reprirent de la sérénité... Macdonald[83] sortit le premier... sa tête, qu'il porte habituellement très-élevée, l'était encore plus en ce moment, et l'expression de toute sa physionomie était celle d'un noble mécontentement. En le voyant, Beurnonville, cet homme que le Moniteur lui-même note comme ayant été le révolutionnaire le plus déterminé (ceci est un fait), Beurnonville alla vers Macdonald et voulut lui prendre la main:

—Laissez-moi, monsieur, lui dit Macdonald; ne me dites rien... moi, je n'ai rien à vous dire. Vous me faites oublier une amitié de trente ans!...

Un autre homme était à côté de Beurnonville, c'était Dupont. En le voyant, la physionomie du maréchal s'anima et sa voix devint plus sévère:

—M. le général, lui dit-il, votre conduite envers l'Empereur et votre pays est aussi blâmable qu'elle peut l'être... Si Napoléon fut sévère pour vous, vengez-vous de lui... mais non aux dépens de votre patrie...

La voix du maréchal était animée, et Caulaincourt chercha à le calmer...

—Songez où vous êtes, M. le maréchal, lui dit le grand-écuyer.

En ce moment, M. de Talleyrand, qui était avec l'empereur de Russie, sortit de son cabinet, et toujours avec ce même calme qu'il apportait en apparence avec lui, et cette voix ou plutôt ce sotto voce avec lequel il disait une parole légère, comme il annonçait la destruction d'un empire:

—Messieurs, dit-il aux maréchaux avec une intention méchante et comme parlant toujours à ces hommes du sabre, messieurs, si vous voulez disputer, descendez chez moi.

—Cela serait inutile, monsieur, répondit le maréchal Macdonald, mes camarades et moi nous ne reconnaissons pas le gouvernement provisoire.

Et aussitôt les trois maréchaux et le duc de Vicence sortirent de l'hôtel de M. de Talleyrand et se rendirent chez le maréchal Ney, pour y attendre la réponse de l'empereur de Russie, qui la leur avait promise après avoir vu le roi de Prusse.

Comme cette scène dut être profondément saisissante!... quel dramatique dans les moindres mots! car ici tout était, dans le fait lui-même, dans cette destinée à laquelle tant d'autres se rattachaient, et que tant d'autres aussi cherchaient à ébranler.—Dans ce même cabinet de l'empereur de Russie était un homme que l'empereur Napoléon avait toujours comblé de bontés et de faveurs, bien qu'il fût l'ami de Moreau et presque l'ennemi de Napoléon; c'était le général Dessoles.—Qu'avait-il fait pour être plus que des généraux de division comme lui? Et pourtant l'empereur Napoléon fut pour lui ce qu'un grand prince, comme il l'était en effet, devait être.—Il en fut l'ennemi presque le plus acharné.—Il parle bien; il a même des formes douces, agréables; il est homme du monde; mais tous ces avantages il les employa dans cette terrible nuit à faire naufrager en entier le vaisseau de l'Empire, comme si lui-même n'y était pas passager!...

—La régence, sire! s'écria-t-il en entendant Macdonald prononcer ce mot; la régence! mais c'est Bonaparte déguisé!

Macdonald fut au moment de lui répondre et de lui demander en même temps pourquoi donc il répudiait ainsi la gloire militaire de la France... Et cet homme, poursuivit Macdonald la voix tremblante d'émotion... et cet homme, qui nous a si souvent conduits à la victoire, devons-nous donc l'abandonner?...

—Sire, poursuivit le maréchal, Votre Majesté a déclaré, tant en son nom qu'en celui de ses alliés, qu'elle n'était pas venue en France pour imposer un gouvernement à la France.

—Je ne suis pas seul, répondit Alexandre, je dois consulter le roi de Prusse.—Ceci est une circonstance des plus graves; je ne puis rien sans lui.

Caulaincourt et Macdonald sortirent du cabinet de l'empereur de Russie le cœur serré!... Il n'y avait plus d'espoir à conserver... trop d'ennemis se dressaient contre cette noble tête!... Ce fut cette décision que les maréchaux furent attendre chez le maréchal Ney.

Cependant une grande inquiétude restait aux alliés et aux royalistes: c'était l'armée qui la causait.—On avait appris le mouvement insurrectionnel, comme on l'appelait, du corps de Marmont, et ce mouvement alarmait avec raison.—Marmont, qui était éloigné du corps d'armée lorsque le général Souham l'avait emmené, faillit être massacré par ses troupes lorsqu'il se présenta devant elles.—Les choses se calmèrent je ne sais comment, et la nouvelle vint que le corps d'armée du duc de Raguse avait quitté ses rangs.—J'écris le mot à regret, mais on n'a pas deux mots pour une même chose.—Je ne sais s'il est content de la manière dont Bourrienne lui fait sa part dans le chapitre où il parle de lui.... mais elle est singulière.

Bourrienne dit très-positivement que le corps de Marmont pouvait si facilement être imité par le reste de l'armée, que la plupart des membres du gouvernement provisoire furent dans une telle inquiétude, que deux furent presque au moment de partir. On envoyait de dix minutes en dix minutes, dit-il, des exprès de Versailles pour avoir des nouvelles, et aussitôt que le maréchal parut dans le salon de M. de Talleyrand avec la nouvelle funeste et même mortelle pour l'Empire, mais heureuse pour la Restauration, de ce qu'il avait fait, tout le monde s'empressa autour de lui et l'embrassa avec une effusion de tendresse profonde.—On venait de sortir de table chez M. de Talleyrand.—Marmont arriva de Versailles, couvert de poussière, accablé de fatigue, et n'ayant pas dîné.—Il était harassé et il mourait de faim. Il était en ce moment le héros de la journée[84]. M. de Talleyrand dit avec vérité qu'il fallait le faire dîner avant de le faire parler.—Aussitôt on apporta une petite table dans le salon même de M. de Talleyrand, et le duc de Raguse se mit à dîner.

Chacun de nous, dit Bourrienne, allait à lui pour le complimenter!...

Une justice que je dois rendre au duc de Raguse, c'est qu'en 1814 il lutta pour que l'armée n'abandonnât pas les couleurs nationales, et il désira qu'on mît un article dans le Moniteur (en date, je crois, du 5 ou 6 avril) qui rassurât et fît voir qu'on garderait les trois couleurs. L'article fut rédigé par Bourrienne devant le maréchal, qui l'approuva. Le lendemain, on chercha l'article; il n'y était pas du tout, pas même mutilé.—Marmont se plaignit à l'empereur Alexandre, qui à son tour se plaignit à M. de Talleyrand, qui se plaignit plus haut que tout le monde. Cela devait être.

C'était une question grave que celle des couleurs... Que fit M. de Talleyrand? car c'était sur lui que tout portait dans ces journées si remplies de grands événements.—Il fit dire, à Rouen, au maréchal Jourdan, que le duc de Raguse avait pris et fait prendre la cocarde blanche à ses troupes: ce n'était pas vrai.—Le maréchal Jourdan fit un ordre du jour où il annonça que la couleur blanche était celle de l'armée, et il écrivit au gouvernement provisoire pour lui annoncer qu'il suivait l'exemple du duc de Raguse.

Le même jour, le duc de Raguse arriva le matin même chez M. de Talleyrand...

—Eh bien! M. le maréchal, que faites-vous pour les cocardes? Il faut arborer la blanche.—Cela m'est impossible, monseigneur.—Il le faut cependant, dit le Méphistophélès; car vous ne pouvez donner deux drapeaux à l'armée! Tenez, lisez!

Et il donna à Marmont l'ordre du jour de Jourdan.

—Mais je n'ai pas pris la cocarde blanche! s'écrie le malheureux maréchal, qui comprend toute la gravité de cette circonstance...

—C'est fâcheux, j'en conviens, répond M. de Talleyrand avec son flegme accoutumé; mais que voulez-vous y faire?... Le démentir? Ce sera cent fois plus fâcheux pour vous... Arborez le drapeau blanc, croyez-moi.

Il le fallut bien!...

Enfin l'abdication fut signée. L'Empire fut détruit par cet homme qui aurait pu le conserver, et qui, seize ans plus tard, travailla à renverser le même gouvernement qu'il avait nommé.

Le 2 mai, le Moniteur contenait les nominations suivantes:

Le prince de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères; l'abbé de Montesquiou, ministre de l'Intérieur; l'abbé Louis, aux Finances; le général Dupont, à la Guerre! Malouet, à la Marine, et M. de Vitrolles, ministre secrétaire d'État... je ne sais de quoi.

Voilà comment fut composé le ministère. Maintenant, je n'ai rien à dire qui ne soit connu sur le prince de Talleyrand au congrès de Vienne; il y montra plus de haine pour l'Empereur que d'amour pour la France, et son ambition fut trompée au moment des Cent-Jours, lorsque, conduisant l'intrigue qui ôta M. de Blacas, heureusement pour nous, à Louis XVIII, il chercha à prendre sa place. Louis XVIII, au désespoir de perdre son favori, ne voulut pas donner ses dépouilles à M. de Talleyrand: il fut aussi fin que le rusé.

M. de Talleyrand, apprenant que le Roi était seul et avait quitté Gand, se hâta, de son côté, de quitter Vienne aussitôt que le congrès fut terminé, et alla trouver Louis XVIII, qu'il joignit à une petite ville qu'on appelle, je crois, Roye. Arrivé le soir, il attendit que le Roi le fit demander... Rien!... la nuit s'écoule... toujours rien... Enfin, le matin, M. de Talleyrand apprend que le Roi va partir: il s'empresse de traverser la place qui le séparait de la maison où logeait le Roi, et, arrivé comme Louis XVIII était hissé dans sa voiture:

—Ah! M. le prince de Talleyrand, lui dit-il en l'apercevant, je veux vous dire quelques mots...

Le Roi se fait remonter, et demeure un quart d'heure avec M. de Talleyrand. Ce terme écoulé, ils redescendent tous deux: l'un, porté par ses Haiducques; l'autre, traînant sa jambe... Lorsque le Roi fut dans sa voiture, il fit de la main un signe au prince de Talleyrand, et la voiture partit... Le prince retourna chez lui; en y arrivant, il trouva un ou deux affidés.

—Eh bien! monseigneur, vous avez vu le Roi?

—Oui.

—Comment l'avez-vous trouvé? bien, j'espère?

—Oui.

—Et que vous a-t-il dit, monseigneur?

Le prince de Talleyrand regarda d'abord, avec une fixité qui tenait du somnambulisme, celui qui lui avait fait cette question; puis il lui dit lentement et très-fortement accentué:

—Il m'a dit que les rois étaient tous des ingrats...

SALON DES PRINCESSES DE LA FAMILLE IMPÉRIALE.

L'Empereur ordonnait à tous ceux qui avaient une position dans l'État de beaucoup recevoir, et surtout d'inviter les étrangers de distinction. Il y avait alors à Paris deux ou trois maisons, dans ce que l'Empereur appelait le camp ennemi, où l'opinion contre l'Empire était prononcée avec une telle netteté que c'était avouer une bannière que d'y aller. Les étrangers n'en étaient pas là: aussi ceux qui s'ennuyaient à Paris, où leurs fonctions les retenaient, et qui en avaient fini avec les agréments de la société française lorsqu'ils avaient été aux Tuileries les jours de grands cercles ou de spectacle à la cour, ne manquaient pas d'aller finir leur soirée chez la duchesse de Luynes, chez madame de Jumilhac ou bien encore madame de La Ferté, lorsqu'ils avaient admiré le beau coup d'œil que présentait la salle des Maréchaux, quand, éclairée par des milliers de bougies, elle était remplie de jeunes et jolies femmes, couvertes de pierreries et d'habits magnifiques, ainsi que d'une foule d'hommes dont les costumes resplendissants recevaient un nouvel éclat des plaques, des épaulettes, des ganses de chapeau, des montures d'épée, en diamants[85].

C'était une belle chose que cette salle des Maréchaux les jours de concert et de grands cercles, lorsque l'Empereur et l'Impératrice y passaient après le jeu: l'Empereur passait le premier, l'Impératrice le suivait, et puis venaient les princes et les princesses de la famille et les deux grands dignitaires. Ils se plaçaient tous dans le fond de la salle, du côté qui regarde le jardin... l'Empereur dans un fauteuil, l'Impératrice à sa gauche, et ses frères, ou bien un des rois dont alors il ne manquait pas, à sa droite... Des deux côtés, sur des banquettes qui se prolongeaient jusqu'aux portes, étaient assises les femmes de la cour... Les hommes étaient derrière elles...

Pendant le concert, l'Impératrice composait sa table de souper..., c'est-à-dire qu'elle désignait les femmes qu'elle voulait avoir à sa table, et son chambellan[86] de service auprès d'elle venait vous dire de vous rendre à la table de l'Impératrice. Les princesses faisaient de même, et les officiers de leurs maisons remplissaient le même office; en prenant l'Almanach impérial de ce temps, et même des années 1805 et 1806, j'y vois des noms encore vivants aujourd'hui et qui s'acquittaient très-joyeusement de l'emploi que je viens de dire plus haut: ils doivent parfaitement se le rappeler.

Le concert fini, on passait dans la galerie de Diane, où étaient dressées les tables pour le souper... celle de l'Impératrice, celles de la reine Hortense, de la reine d'Espagne et de la grande-duchesse de Berg, lorsqu'elle était à Paris... Quant à la princesse Pauline, sa mauvaise santé l'empêchait de venir aux Tuileries, et je ne crois pas me rappeler avoir vu sa table plus de deux ou trois fois dans tout le temps de l'Empire. Madame Mère n'allait jamais à la cour non plus; elle n'y vint qu'une fois ou deux, lors du mariage et du baptême, et, de toute manière, ce fut à son corps défendant.

Après les tables des princesses, il y avait celle de la dame d'honneur, celle de la dame d'atours, et puis douze ou quinze autres pour les dames du palais; toutes ces tables étaient entourées de femmes ayant des roses sur la tête, le sourire à là bouche, et, avec tout cela, bien souvent des larmes dans les yeux: c'est que la vanité, qui partout est souveraine, tient surtout sa cour à la cour... Là, tout est faveur, tout est disgrâce... Un mot, un regard distrait du souverain ou de la souveraine, c'est un malheur! un malheur grave!.. Qu'on juge de ce que produit alors une invitation omise ou accordée!... La table de l'Impératrice n'avait que dix ou douze couverts, et celles des princesses, huit ou dix. Il n'y avait donc que soixante ou quatre-vingts femmes de préférées, et ce nombre, que pouvait-il faire sur huit cents ou mille femmes qui étaient aux Tuileries les jours de grands cercles..., encore faut-il ôter du nombre des Françaises les ambassadrices, qui, de droit, étaient toujours invitées à la table de l'Impératrice ou des princesses. L'ambassadrice d'Autriche, même avant le mariage, était toujours à la table de l'Impératrice. On doit alors présumer combien de coups de poignard recevaient les pauvres femmes dont l'œil quêteur suivait le chambellan chargé du message!... Comme elles le foudroyaient lorsqu'il passait devant elles pour s'en acquitter!... M. de Beaumont, que son esprit aimable et la bonté de son cœur rendaient un des hommes les plus excellents et les plus agréables à voir, était bien amusant à entendre lorsqu'il racontait comment le traitaient, dans ce cas-là, les yeux de la maréchale Lefebvre, qui, du reste, n'étaient beaux dans aucun moment... Aux ambassadrices, il faut ajouter sept à huit d'entre nous qui, par la position de nos maris, étions presque toujours à la table de l'Impératrice ou à celle des princesses. On voit alors combien les préférences étaient restreintes, et par cela même désirées! Le coup d'œil de la galerie de Diane, lorsqu'elle était garnie dans toute sa longueur de ses tables magnifiquement servies, au milieu desquelles s'élevait celle de l'Impératrice, chargée d'un service entier en or, entremêlé des porcelaines de Sèvres les plus précieuses, et de cristaux brillants comme des diamants, était ravissant... Les hommes circulaient dans la galerie, mais lorsque l'Empereur y était resté, avec une grande circonspection, même ceux qui parlent aujourd'hui du Corse avec un grand courage d'insulte; ceux-là (je les ai vus, et je n'étais pas seule), étaient les plus craintifs, devant l'ombre même de son chapeau.

Une belle chose encore à voir était la salle de spectacle des Tuileries un grand jour de représentation. Chaque corps de l'État avait sa loge dans laquelle allaient les femmes. Les maris étaient tous au parterre, quel que fût leur rang. Le corps diplomatique et les grands dignitaires demeuraient seuls dans l'étage supérieur, au même rang que nous et l'Empereur.

Mais une année (1808), quelque curieux que fût le spectacle que nous donnaient l'admirable talent de Crescentini et celui non moins adorable du jeu tragique de la Grassini dans Roméo et Juliette[87], celui qu'offrait l'intérieur de la salle était encore plus curieux.

La salle de spectacle du château des Tuileries forme une ellipse allongée; dans le bout circulaire est une sorte de salon ou de loge qui domine toute la salle, et dans laquelle l'Empereur se mit d'abord quelquefois avec l'Impératrice et la famille impériale; mais, cette année dont je parle, l'affluence des princes étrangers fut si grande à Paris, que ne pouvant leur donner de loges séparées, l'Empereur prit avec l'Impératrice les loges d'avant-scène, et abandonna la grande loge à tous les princes allemands. C'était d'abord le roi de Bavière, l'excellent prince Max, adoré de tout ce qui l'avait connu avant son élévation, à laquelle il ne pouvait s'attendre lorsqu'il vivait à Paris dans une compagnie qui certes n'était pas la première, mais qu'il aima toujours à retrouver; et sa main serra la main de Vestris[88] avec la même cordialité que s'il n'eût pas été roi. Au fait, le vieux Vestris n'avait-il pas nommé son fils le diou de la danse! Il n'y avait donc pas dérogeance; avec lui était la reine de Bavière, qui ne plaisait pas autant, il s'en fallait. C'étaient encore le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le roi de Westphalie, la reine, et puis une foule de princes allemands. Lorsque tout ce monde chamarré de croix et de cordons était dans cette manière d'immense loge avec les officiers de chaque souverain derrière leur maître, c'était véritablement un coup d'œil unique dans le monde, et qui depuis ne s'est pas renouvelé, car je n'appelle pas une même chose ce qui s'est renouvelé en 1814!...

L'Empereur, si simple dans tout ce qui tenait à lui personnellement, aimait que sa cour fût brillante. Les ministres devaient recevoir selon sa volonté; mais soit qu'il y en eût dont l'humeur ne fût pas tournée à ce genre de dépense, je n'ai jamais vu une maison ministérielle, excepté celle de M. de Talleyrand et celle de M. de Bassano, qui fût ce qu'on peut appeler maison ouverte. Le duc d'Abrantès fut celui qui tint le premier un grand état sous l'Empire.

Voulant donner du mouvement à sa cour, en même temps que de la représentation, l'Empereur imagina un moyen. Il ordonna à ses sœurs, aussitôt après le mariage du roi de Westphalie, de se partager la semaine et de donner un bal un jour fixé qui reviendrait à huitaine. La princesse Caroline avait les vendredis, la reine Hortense les lundis et la princesse Pauline les mercredis.

Les bals dont je parle étaient fort restreints. La liste de la princesse Caroline n'excédait pas, j'en suis sûre, trois cents personnes, trois cent cinquante au plus; et dans la galerie de l'Élysée et ses vastes salons, ce nombre n'était pas même assez fort pour qu'il y eût la foule nécessaire. Mais ce qui d'abord avait paru devoir être un défaut fut une chose dont ensuite on reconnut l'agrément. Ces bals, où presque toujours les mêmes personnes étaient invitées, furent avant la fin de l'hiver un point de réunion où chacun se trouvait avec plaisir; n'importe la femme à côté de laquelle on se trouvait, on causait avec elle, car on la connaissait et elle vous connaissait. Il en était de même des hommes; ils étaient non-seulement de la cour, mais de notre société intime, faisant tous partie des maisons des princes... L'Empereur avait vu les listes dans l'origine, et Duroc les revoyait encore de temps à autre pour y ajouter quelque nouvel élu.

Que de jalousies! que d'intrigues! que de démarches pour obtenir d'être admis une seule fois dans ce que les exclus croyaient être, Dieu me le pardonne, un paradis... Les hommes étaient aussi solliciteurs que les femmes, et il existe encore aujourd'hui dans Paris un homme qui ne peut l'avoir oublié et qui m'écrivit trois billets depuis onze heures du matin jusqu'à six pour savoir si j'avais pu obtenir une invitation pour lui...

Ce fut dans l'hiver de cette même année que le prince de Neuchâtel se maria avec la princesse de Bavière. Elle avait un frère, le prince Pie, qui était la personne la plus comique du monde: il était moins grand que moi, parlait je ne sais comment, portait une perruque rousse et retapée comme un vieux gazon de la fin d'août, et pourtant il n'était pas vieux. Cet homme, ainsi bâti, avait la fureur non-seulement de danser, mais de danser avec moi, surtout le grand-père! c'était là son triomphe. Il avait alors un sourire gracieux et un clignement d'yeux qui avaient bien leur prix, ainsi que deux petites mains gantées de gants de gastor, dont les bouts se tenaient raides, ce qui allongeait ses mains d'un pouce au moins; cela ne l'empêchait pas de les agiter en arrivant à vous pour le balancé en signe de réjouissance... du reste, le plus digne, le plus excellent, le plus parfait des hommes... comme aurait dit Brantôme.

Il arrivait quelquefois des histoires assez amusantes à ces bals des princesses. Un jour, la princesse Caroline, la grande-duchesse de Clèves et de Berg, certainement aussi jolie que pouvait l'avoir été son homonyme la princesse de Clèves, voulut faire un quadrille. Il y eut grand conseil à cet effet, auquel furent appelées, comme étant alors de l'intimité de la princesse, plusieurs de nous qu'elle préférait aux autres femmes de la cour: c'étaient madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, moi, madame Duchâtel, la princesse de Ponte-Corvo, dont la Suède n'avait pas encore fait une reine, mademoiselle de Lavauguyon[89], madame Gazani... et plusieurs autres, entre autres madame Alphonse de Colbert; elle était bien jolie et avait ce qu'elle a toujours, toutes les qualités qui font aimer une femme. Madame Adélaïde de Lagrange, dame pour accompagner de la princesse, remplissait l'office de greffier.

Après beaucoup de costumes présentés, adoptés, discutés, rejetés, il en parut un qui semblait réunir tous les avantages et qui fut choisi, au grand plaisir des femmes à cheveux noirs. Ce costume venait, disait-on, du Tyrol: je veux le croire; le fait est qu'il était fort joli. Un voile de mousseline de l'Inde, très-claire, tenait à un petit bonnet de même étoffe, qui cachait les cheveux; c'était la seule chose du costume que je n'aimais pas, mais le reste était charmant. Le corsage était en même mousseline claire, mais souple, point empesée et gaufrée à petits plis, ainsi que de longues manches fort larges et retenues au-dessus de la main par un petit poignet. Le corsage de dessus était formé par de larges bandes écarlates bordées en or et posées en manière de bretelles, et la jupe était en mérinos gros bleu, très-courte. Pour bordure, il y avait une large bande de laine blanche brodée de différentes sortes de fleurs bizarrement imitées dans lesquelles se trouvait de l'or en lames; les bas étaient rouges et les coins brodés en or.

Ce costume eût été ravissant avec une autre coiffure, mais elle était trop lourde. Si nous n'avions pas su que la princesse Caroline se mettait très-mal habituellement, et surtout très-mal à son avantage, nous aurions été étonnés qu'avec une tête beaucoup trop forte pour sa taille, et son corps en général, elle choisît une coiffure qui augmentait encore le volume de sa tête; mais elle ne manquait pas d'avoir toujours quelque chose qui dérangeât l'harmonie de sa toilette. Par exemple, on portait des chéruskes[90] dans les premiers temps de l'Empire; cette mode était des plus funestes aux épaules un peu hautes: qu'on juge de l'effet qu'elle devait faire sur celles qui l'étaient beaucoup. Quelle que soit la mode, lorsqu'elle va mal à une femme, elle ne la prend pas ou elle la modifie: voilà ce qui fait dire qu'une femme se met bien ou mal; et non pas d'avoir une robe élégante faite par madame Camille, ou bien une autre faite par une couturière obscure.

La princesse ne voulut pas, je ne sais par quel motif, que le quadrille se rassemblât chez elle. Ces dames dûrent toutes venir chez moi, d'où je devais ensuite les conduire à l'Élysée; nous étions seize. Aux femmes que j'ai nommées il faut ajouter la princesse de Bavière, qui n'était pas encore mariée; mais elle était alors ce qu'elle a toujours été et sera toujours, une bonne et digne et excellente femme. Tout le monde l'aimait à la cour, et je ne crois pas qu'on lui ait jamais reproché une tracasserie. Elle était prévenante, polie, ce que n'était pas madame la duchesse de F*****, sans que rien pût motiver son impertinence envers les femmes qui étaient autant et même plus qu'elle. En parlant d'elle, je crois qu'elle était du quadrille, sans en être sûre cependant.

J'ai raconté, dans mes Mémoires sur l'Empire, comment, au moment de partir pour l'Élysée avec le quadrille, on vint m'avertir qu'une compagne portant notre uniforme me demandait un moment d'audience. J'ai dit comment, en entrant dans un petit salon assez peu éclairé, j'avais été saisie à bras le corps par une grosse et sphérique personne mise en effet en paysanne du Tyrol, comme nous, mais avec des épaules qui pour le coup n'auraient pas supporté la chéruske. J'ai dit encore comment cette personne, qui voulait paraître femme, n'était autre chose que M. le prince Camille Borghèse, dont j'eus toutes les peines du monde à modifier la grosse gaieté et surtout la tendresse; il était tellement persuadé que le temps du carnaval est un temps où l'on peut tout faire, que je ne sais s'il n'a pas voulu s'en aller courir les carrefours vêtu comme il était...

È tempo di piacere, criait-il comme un sourd, et pas du tout comme un prince, è tempo di maschera!...

Je n'ai jamais su pourquoi madame Adélaïde de Lagrange fit le bailli précédant toutes les jeunes Tyroliennes. Elle était, au reste, bien bonne et bien spirituelle avec sa grande robe noire, sa perruque magistrale et sa grande baguette blanche... Nous fîmes une fort belle entrée, après avoir pris dans nos rangs la grande-duchesse, que nous trouvâmes toute prête, ainsi que la princesse de Ponte-Corvo, qui, en raison de je ne sais pas quoi, se dispensait déjà de faire comme tout le monde, et n'était pas venue chez moi se joindre au quadrille; il y avait déjà un parfum de royauté qu'elle avait probablement respiré, mais qui devait être pourtant en aversion à la femme du sévère républicain Bernadotte. Il est vrai qu'il avait déjà accepté le titre de prince et d'altesse sérénissime, comme M. de Talleyrand... Oh!... la république était alors bien loin pour ces messieurs.

Après avoir dansé une ronde que Despréaux[91] nous avait apprise, et qui était fort jolie, nous allâmes quitter nos costumes afin de mettre un domino, et nous promener dans le bal, non pour nous y amuser à intriguer les gens; ce n'est pas lorsqu'il y a seulement sept ou huit cents personnes dans un appartement, et surtout lorsque beaucoup d'entre elles sont démasquées, qu'on peut intriguer et demeurer cachée. La grande-duchesse crut apparemment que c'était une prérogative princière de n'être pas connue, car nous la vîmes reparaître un moment après, portant un costume, parfaitement fidèle, de facteur de la poste. Elle y avait ajouté une perruque rousse comme celle du prince Pie, et se croyait déguisée et masquée jusqu'aux dents, parce qu'elle avait barbouillé ses petites mains, qu'elle avait les plus jolies du monde, comme tous les Bonaparte, au reste, même les hommes. Aussitôt qu'elle parut, nous la reconnûmes à l'instant. Elle avait alors une démarche facile à retrouver au milieu de mille autres; dès qu'elle eut fait un pas, je la reconnus. Elle avait des lettres dans son portefeuille de facteur, et elle les distribuait à ceux dont le nom était sur sa suscription. Cette idée était jolie pour un bal masqué à la cour; mais, pour cela, il eût fallu que les lettres ne continssent que des choses qu'on pût lire et entendre lire tout haut, même des malices, pourvu qu'elles fussent de bon goût. Le comte de M*********, du corps diplomatique résidant à Paris, ambassadeur, quoique fort jeune encore pour un emploi aussi difficile à soutenir en face de la terrible puissance qui s'élevait dans Napoléon, reçut une de ces lettres qui lui était adressée et qu'il eût mieux aimé recevoir chez lui, car, au fait, ce n'était probablement rien, et cela fit beaucoup jaser.

L'Empereur s'amusait de ces bals et de ces mascarades-là, comme s'il eût été encore sous-lieutenant. Il était excessivement facile à reconnaître; sa démarche saccadée, et pourtant remarquable, parce qu'elle avait de l'expression, si je puis me servir de ce mot pour des pas comme je ferais pour des paroles, était connue, non-seulement de nous toutes, mais des personnes qui n'étaient pas de la cour des princesses, et qui ne voyaient pas comme nous l'Empereur tous les jours. Sa prononciation avait aussi un caractère d'accentuation tout particulier que je n'ai connu qu'à lui et n'ai retrouvé dans personne, même dans aucun souverain[92]; elle le décelait autant que sa démarche. Mais comme le respect empêchait de témoigner qu'il était reconnu, il se croyait bien caché, et continuait à s'amuser, comme si le plus grand incognito l'eût entouré. Ensuite il n'aimait pas qu'on le reconnût, et le témoignait en ne reparlant jamais à la personne qui l'avait nommé. À une époque plus avancée que celle dont je parle maintenant, il rencontra madame Victor, depuis duchesse de Bellune, dans un bal déguisé; il la trouva fort belle, ce qu'elle était alors en effet, lui parla et lui dit des choses assez fortes sur des aventures arrivées en Hollande... La duchesse de Bellune crut faire merveille en se mettant à rire et en disant:—Ah! je vous reconnais bien: vous êtes l'Empereur!

—Vraiment! dit-il...

Et, se levant aussitôt, il s'éloigna d'elle; et jamais depuis il ne lui parla dans un bal masqué.

Il avait des mains, comme on le sait, vraiment charmantes, et dont une femme eût été jalouse. Ses mains devaient le faire reconnaître dans les derniers hivers; pour les mieux cacher, il mettait deux ou trois paires de gants. Ceci me rappelle un autre fait.

On sait à quel point Isabey était amusant. Son charmant talent de peinture, ce talent européen, avec lequel il donnait de la ressemblance à un portrait dont l'original n'avait quelquefois ni beauté ni même d'agrément, et qui pourtant donnait l'idée d'une jolie femme, ce talent qu'il n'a transmis à aucun de ses élèves, n'était pas le seul en lui; son esprit était charmant de finesse et de gaieté. Il avait, ce qu'il a toujours, de la malice sans méchanceté et une rapidité de conception étonnante. L'Empereur l'aimait, et lui accordait même beaucoup de confiance. En voici une preuve.

Connaissant Isabey, et sachant tout ce qu'il savait faire comme mime parfait, il ne douta pas qu'Isabey ne le fît lui-même comme il peignait pour les milliers de portraits qui se donnaient en Europe; en conséquence, il dit un jour à Isabey qu'il fallait qu'il se fît passer pour lui le lendemain dans un bal déguisé des princesses. Isabey demeura confondu de la mission.

—Ils ne me laissent jamais en repos, et Duroc, et Fouché, et Savary. Je ne me présente pas à un masque pour causer un moment, que je ne sois aussitôt entouré de cinquante personnes, parce qu'on a reconnu Savary et tous ceux qui font sentinelle autour de moi... Acceptez-vous?

—Si j'accepte, sire! s'écria Isabey avec joie et bonheur... Mais, reprit-il ensuite, je crains qu'il n'y ait quelque chose qui s'oppose à ce que j'aie l'honneur de représenter Votre Majesté.

—Quelle raison?...

Isabey avança ses deux mains sans parler, et semblait les montrer d'un air dolent qui fit rire Napoléon. Le fait est que les deux mains d'Isabey en auraient fait quatre comme celles de l'Empereur.

—Ah! ah! vous avez raison; en effet, dit-il, nos mains ne se ressemblent guère... mais comment faire?

—Je crois que j'ai trouvé un moyen, dit Isabey après avoir réfléchi un moment; et il rendra Votre Majesté encore plus difficile à reconnaître. Il faut que l'Empereur mette trois ou quatre paires de gros gants et même cinq si cela est nécessaire. Moi j'en mettrai également, mais seulement deux ou trois paires. Comme les deux masques sosies ne seront pas près l'un de l'autre, on ne pourra comparer, et trouver celui qui est plus ou moins ganté.

La chose réussit tellement bien, qu'il y a des gens qui certes connaissaient bien l'Empereur, et qui ont été dupes surtout des gants. Quant à la démarche, aux gestes, à la tournure, au portement de tête, tout était si bien observé que jamais on n'aurait reconnu Isabey pour être lui-même sous ce déguisement. Ce fut Duroc qui me découvrit le secret un jour, pour me préserver de l'Empereur, qui arrivait quelquefois comme une bombe auprès de nous et faisait les plus étranges questions... mais il me fit jurer de n'en pas parler, et, en effet, je n'en prévins personne, et ne nommai pas Isabey.

Maintenant que la chose peut être connue, et qu'on peut donner à chacun ce qui lui revient, il me faut arrêter un moment l'attention sur la noble conduite de l'artiste, qui n'eut pas un SEUL moment la pensée qu'il courrait un danger de vie et de mort. Non-seulement il ne l'eut pas alors, mais aujourd'hui elle ne lui est jamais venue. C'est d'un noble caractère. Eh bien! voilà encore un homme dont le type disparaît chaque jour, et c'est fâcheux... comme il jouait la comédie!... comme il improvisait un proverbe!... comme il faisait bien toutes ces charges qui réunissaient la gaieté et l'esprit, et ne rappelaient jamais ni Tabarin ni ses pareils, mais faisaient oublier Dugazon et ses scènes les plus burlesques.

Jamais je n'oublierai Isabey lorsqu'il sautait autour d'un salon, sur les bras des fauteuils, imitant un singe mangeant et épluchant une noix!...

Et lorsqu'il avait le grand Lenoir pour compère! lorsque celui-là faisait le nain et l'autre le géant!... On ne savait quel était le plus comique des deux[93].

Le jour de ce bal où le quadrille des paysannes du Tyrol fut dansé, pour revenir au sujet dont je me suis écartée pour parler d'Isabey, il y avait un autre quadrille, et cette seconde mascarade faillit amener la discorde comme dans le camp des Grecs.

La reine Hortense était enceinte du prince Louis, celui qui a survécu à tous ses frères. Elle était, quoique d'une taille élégante et svelte dans son état naturel, tout à fait tour dans les dernières semaines de cette grossesse; cependant, comme elle était toujours très-gaie, elle voulut aussi faire un quadrille: elle allait y renoncer, lorsqu'elle eut la pensée de se déguiser en vestale. C'était alors la plus grande vogue de l'opéra de la Vestale, dont le poëme est si dramatique et la musique si belle dans quelques parties. L'idée fut trouvée charmante et le quadrille eut lieu. Il était d'autant plus comique et plus carnaval que la vestale était enceinte de huit mois; cela rendait le supplice où elle marchait moins injuste. Une autre idée, que suggéra, je crois, M. de Longchamps[94], secrétaire des commandements de la grande-duchesse de Berg, fut de donner pour guide et pour chef du quadrille des vestales la Folie, mais en costume exact. Ce n'était pas aussi facile qu'on pourrait le croire de trouver une folie qui voulût revêtir un pantalon de tricot qui ne laissât pas deviner si une jambe était bien ou mal faite. Moi je prétendais, parce que je le croyais, que ce serait parce qu'on ne voudrait pas le laisser voir, la chose fût-elle même bien; mais je me trompais: il se trouva une charmante jeune fille, tout au plus âgée de dix-huit ans, qui revêtit les insignes de la folie sans se faire prier du tout. Elle était jolie comme un ange, et semblait bien plutôt faite pour rendre les gens fous d'amour pour elle-même que par le personnage mythologique qu'elle représentait. Cette jeune personne dansait dans une rare perfection toutes les danses de cette époque: le fandango avec ses castagnettes, les bacchanales de Steibelt avec le tambour de basque, la danse du châle avec une écharpe d'Orient, et pour en finir, le pas russe habillée en Cosaque; on voit qu'il ne manquait rien à l'éducation de mademoiselle Gui......t.

C'était le nom de la jolie Folie...

Maintenant il faut savoir, pour l'intelligence de ce qui va suivre, que le grand-duc de Berg, fort beau cavalier, comme aurait dit M. Prudhomme, avait des yeux, non-seulement bons à voir, mais aussi fort excellents pour voir autour de lui ceux qui lui paraissaient dignes de converser avec les siens. Apparemment que ceux de la jolie Folie lui avaient paru réunir toutes les qualités requises, car elle avait excité au plus haut point la jalousie de la grande-duchesse, et lorsque son nom était prononcé devant elle, elle devenait toute autre qu'elle n'était habituellement, et savait fort bien imiter alors le Jupiter Tonnant de la famille.

Elle venait de faire sa distribution de lettres comme un facteur bien à son affaire... On parlait même déjà dans le bal de l'effet que produisait l'arrivée du courrier. L'archichancelier avait une lettre, ainsi que M. de Talleyrand; on en était à parler sur ce courrier, dont quelques parties étaient étranges; on se demandait si le grand-duc venait d'envoyer de Madrid quelques dépêches importantes, que madame la grande-duchesse, pour plus d'exactitude, se croyait obligée de distribuer elle-même, lorsque tout à coup on entendit un bruit inusité, et en effet fort insolite, dans un palais comme le sien... C'étaient des mots, des injures même fort grossières... Les femmes sont curieuses... Nous voulûmes toutes savoir de quoi il s'agissait, et nous apprîmes que les sanglots que nous entendions étaient ceux de la jolie Folie, parce que madame la grande-duchesse ne voulait et n'entendait pas qu'elle vînt faire ses folies jusque dans son palais... La grande-prêtresse plaidait pour sa folie comme une prieure ou une abbesse aurait prié pour sa nonne... Elle disait, avec assez de raison, qu'elle ne ramènerait jamais la Folie dans un lieu si sage, mais que puisqu'elle y était il l'y fallait laisser, ne fût-ce que pour cette nuit-là; mais la grande-duchesse n'entendait à rien: aussi donna-t-elle dans cette soirée-là une haute idée de sa sagesse et de son grand sens, par l'effroi qu'elle témoigna devant une simple marotte... On ne savait qu'imparfaitement que la jalousie en avait sa bonne part, et cette même jalousie eût-elle été entièrement connue, cette grande colère eût toujours paru très-étrange à des gens qui croyaient que depuis longtemps la grande-duchesse était plus forte et plus philosophe qu'elle ne le témoignait dans cette circonstance. Cela était-il vrai... ou voulait-elle seulement prouver qu'elle aussi était habile en diplomatie?

Quoi qu'il en soit, tout cela fit une sorte de petite scène où les deux belles-sœurs se parlèrent sur un ton un peu aigre-doux. La reine Hortense était fort irritée, et cela avec raison, qu'une personne venue avec elle fût accueillie de cette manière, quelle que fût la cause du mécontentement de la grande-duchesse. Maintenant, voulez-vous savoir le résultat de cette belle affaire? le voici.

La reine Hortense, suffoquée de ce qui s'était passé, tint conseil avec sa mère sur ce qu'on pouvait faire pour se venger de la grande-duchesse, qui avait ainsi méprisé la protection que toutes deux avaient accordée à mademoiselle Gu......t. La chose fut promptement résolue. L'Impératrice n'avait pas de lectrice; elle allait partir pour Bayonne avec l'Empereur: il fallait qu'elle obtînt de donner cette place de lectrice à mademoiselle Gu......t, ce qui fut exécuté avec la célérité de femmes qui veulent prouver à une autre femme qu'elles peuvent se venger si elles le veulent... Mais le résultat fut différent de ce qu'espéraient la mère et la fille. Mademoiselle Gu......t était charmante, comme je l'ai dit. Madame Gazani avait habitué l'Empereur aux belles lectrices; il fut donc charmé que l'Impératrice n'eût pas dérogé à l'habitude qu'elle en avait prise; mais il paraît qu'il témoigna son admiration un peu trop vivement. Je ne sais si ce fut à mademoiselle Gu......t, à elle seule, ou bien tout simplement à Joséphine. Ce qui est certain, c'est que la pauvre mademoiselle Gu......t pleura et sanglota de nouveau à Bayonne comme dans l'Élysée, et qu'elle repartit pour Paris avec la douleur d'être sacrifiée n'importe à quoi, n'importe à qui, mais enfin sacrifiée. Le fait est qu'elle était bien assez jolie pour n'être sacrifiée à personne.

Il arriva dans le même temps une aventure assez comique... Vers le milieu de l'hiver, on partait déjà pour se rendre à Bayonne et à Bordeaux. Tout l'état-major du prince de Neufchâtel, qui était composé de jeunes gens les plus agréables de la cour et de Paris, était en course pour porter des ordres: M. de Canouville (Jules), M. de Pourtalès (James), M. Lecouteulx, M. de Flahaut, et dix autres encore... M. de Girardin seul demeurait, parce qu'il était le favori de Berthier. Mais nous étions dépourvues de danseurs.—Vous voilà bien embarrassées, dit l'Empereur à la grande-duchesse; faites engager des officiers de ma garde, ils en seront honorés et moi très-content.

On dit au maréchal Bessières ce dont il s'agissait. Le maréchal, qui n'aimait pas les bals et ne s'en souciait guère, mais qui était exact au service et à l'ordre, fait venir deux ou trois colonels, et leur transmet celui de l'Empereur. Les colonels, rentrés chez eux, font absolument comme le maréchal, et comme le bal était pour le soir même, il fallait se dépêcher. On fit monter quelques ordonnances à cheval, et tout fut expédié avant midi.

Mais en se hâtant, il y a toujours quelques parties qui manquent dans un tout, quelque peu important qu'il soit. L'un des colonels, en faisant la liste des officiers qu'il jugeait les plus beaux de son corps, pour aller figurer dans un avant-deux chez la grande-duchesse le même soir, oublia complétement que l'un des capitaines désignés par lui trottait avec sa compagnie depuis deux jours sur le chemin de l'Espagne.

Mais il avait une femme, ce capitaine. Cette femme, depuis qu'il y avait des bals chez les princesses et à la cour des Tuileries, ne laissait pas écouler un jour sans pleurer de ne pouvoir y aller. Elle se figurait que l'Élysée, par exemple, méritait réellement son nom, et qu'il était un lieu de délices et d'enchantement. Son mari, qui probablement savait que sa femme ne serait pas priée, ne l'avait jamais demandé. La chose en était donc restée là, lorsque tout à coup le billet d'invitation parvint à la femme. En le voyant, elle eut d'abord le regret qu'elle avait toujours, qui était de ne pas voir de près les merveilles qu'elle avait admirées des Champs-Élysées, le jour de la fête donnée par la princesse Caroline au roi de Westphalie, lors de son mariage avec la princesse Catherine de Wurtemberg. Sa seconde pensée fut que peut-être elle pourrait profiter de l'invitation de son mari. À la fête donnée au roi de Westphalie, il y avait quinze cents personnes. Une femme, un homme de différence, qu'est-ce que cela? c'est bien égal! il doit y avoir toujours le même nombre de personnes...—Je me mettrai n'importe où, se dit-elle, je ne manquerai pas de danseurs, puisque le régiment est invité... j'irai. À peine eut-elle pris ce parti, qu'elle s'occupa de sa toilette... et Dieu sait si ce fut par là qu'elle nous amusa.

Le bal était commencé depuis une demi-heure, lorsque tout à coup nous vîmes partir, avec la rapidité du tonnerre et la lourdeur d'une pierre, un homme et une femme qui commençaient leur tour de valse dans la belle galerie de l'Élysée où nous ne valsions jamais que trois ou quatre pour avoir toute liberté sans confusion. J'ai déjà dit que nous nous connaissions toutes parfaitement entre nous; les hommes des maisons des princesses et de celle de l'Empereur nous étaient également connus: qu'on juge donc de notre surprise lorsque nous vîmes une femme parfaitement inconnue, dont la tournure vraiment singulière, la mise encore plus étrange dans un lieu comme celui-là, où toutes les femmes étaient de la plus riche élégance, devaient faire nécessairement un grand contraste.

—Savez-vous qui c'est? demanda d'abord l'une de nous à l'un des hommes qui étaient derrière nos banquettes.

—Non, Dieu m'en garde!

—Et le monsieur?

—Eh! c'est un officier de la garde!

C'était vrai; mais la manière dont lui et sa compagne valsaient était bien la plus comique chose qu'on pût donner à regarder. C'étaient des pas tantôt petits, tantôt immenses, et puis des regards, des sourires, et enfin des passes!... Ce furent les malheureuses passes qui les perdirent. La princesse, qui ne valsait pas, ou qui alors était au repos, avisa ces deux personnages; elle n'en reconnut aucun. Pour l'homme, elle n'en fut pas surprise; c'était un officier invité par ordre de l'Empereur. Mais la femme, qui était-elle?

La princesse appela madame de Beauharnais[95], sa dame d'honneur, et lui demanda compte de cette femme qui tournait comme un cheval au caveçon[96]. Madame de Beauharnais n'en savait rien, et ne pouvait dire comment elle était là. Elle répondit cela avec sa douceur accoutumée.

—Mais, madame, lui dit la princesse, à qui donc voulez-vous que je m'adresse pour savoir ce qu'on fait chez moi, si ce n'est à vous, qui êtes chargée du soin des invitations? Allez demander à cette personne son nom et de quel droit elle est ici.

Madame de Beauharnais partit, assez mal contente de sa mission. Elle arriva auprès de la dame et de l'officier, et, profitant d'un moment de repos, elle demanda le nom de la danseuse à l'officier. Ce nom était celui d'un capitaine de la garde impériale. Aussi, la dame, qui comprenait l'appui de ce nom, se hâta-t-elle de dire elle-même:—Je suis madame ****, femme du capitaine de ce nom.

—Puis-je vous demander comment vous êtes ici?

—Par une invitation de madame de Beauharnais, dame d'honneur de la princesse.

—C'est moi, madame, qui suis madame de Beauharnais, et je n'ai pas eu l'honneur de vous envoyer d'invitation.

—Cependant mon nom est sur la liste, puisque j'ai une invitation.

—Monsieur votre mari, oui; est-il ici?

—Il est en Espagne, répondit la dame en tordant le bout d'une ceinture orange et argent entre ses doigts, et en baissant les yeux; elle m'aurait fait de la peine, si je n'étais endurcie contre ces femmes qui s'exposent à une pareille scène pour dire: J'ai été dans un bal où étaient l'Empereur et ses sœurs!

Madame de Beauharnais s'en fut rendre compte de sa mission. La princesse donna l'ordre de faire sortir cette femme... Ici la chose devenait toute différente, et la capitaine prenait le pas sur la princesse; elle le prit en effet lorsque, recevant l'ordre de s'en aller, elle répondit qu'elle était invitée, qu'elle ignorait si c'était une erreur de la dame d'honneur ou de son secrétaire, mais qu'elle avait son billet et qu'elle devait à son mari de ne pas se laisser mettre à la porte. Enfin, si ce n'eût été la tournure vraiment hétéroclite de cette femme, ses cheveux mal peignés et en serpenteaux, sa robe de crêpe blanc, mal faite, mal portée, sa tournure entière et sa figure... si ce n'eût été tout cela, je l'aurais prise en pitié. Le fait est quelle ne sortit pas tout de suite; on n'insista pas, quoique la princesse en eût bonne envie. L'Empereur ne vint que fort tard ce jour-là. S'il eût été là, la capitaine aurait valsé, dansé, et même dansé le grand-père[97], tout autant qu'elle eût voulu.

Nous remarquâmes que lorsque la capitaine sortit, elle fut accompagnée par plus de sept à huit officiers qui ne rentrèrent pas. Je suppose que c'étaient des officiers du régiment de son mari...

Les autres jours de la semaine, la grande-duchesse recevait aussi, mais elle n'avait pas un salon. Elle recevait quelques personnes qui étaient spirituelles et causaient; car c'est une justice que je dois lui rendre, elle aimait ce passe-temps-là plus que celui des cartes. On m'a dit que depuis elle n'avait pas pu échapper à la maladie des femmes qui vieillissent et qui deviennent, dit-on, ou dévotes, ou joueuses, ou gourmandes... dévote... je ne crois pas; restent les deux autres choses...

Les habitués intimes étaient, pour presque tous les jours, M. le comte de Ségur, le grand-maître, l'archichancelier, M. de Talleyrand, M. le comte Lavalette, le duc d'Abrantès surtout, et quelques hommes de la cour, quelques étrangers de haute distinction. C'est ainsi que le grand-duc de Wurtzbourg, qui par aventure devint amoureux des beautés et perfections de la princesse, chantait dans les petites soirées intimes... J'ai eu le bonheur d'entendre un duo, c'est-à-dire un nocturne chanté par la grande-duchesse de Berg et par le grand-duc de Wurtzbourg. C'est un souvenir à ne jamais perdre et à bien conserver pour un moment de grande tristesse: car Héraclite aurait ri en les écoutant, malgré le respect et la convenance.

Ce qui n'était pas de même, c'était lorsque madame de Colbert (Mme Alphonse) chantait: une bonne méthode, une belle voix, une jolie personne bien bonne et charmante, voilà ce qui était devant le piano...

Les femmes étaient en petit nombre, quoique la grande-duchesse invitât plusieurs de nous à y aller habituellement; les invitations là n'avaient rien d'officiel et n'étaient que verbales. Madame Adélaïde de Lagrange, sœur du marquis de Lagrange, et dame de la princesse, était une femme parfaitement spirituelle. Du reste, sa maison n'avait rien alors de très-remarquable. M. d'Aligre était poli, connaissait beaucoup d'anecdotes qu'on aimait à lui entendre conter; mais M. de Cambis et tout le reste, excepté M. de Longchamps, n'étaient remarquables ni en bien, ni en mal.

Les mercredis de la princesse Pauline étaient singulièrement organisés. Sa maison était, comme formation, parfaitement agréable, et pourtant c'était la princesse qui recevait le plus mal et faisait le moins prospérer cette société renouvelée que voulait l'Empereur. La princesse était fort indolente sur tout, excepté sur sa toilette. Aussi dès le lundi elle ne s'occupait que de sa parure; le reste lui était égal. La composition de sa liste se faisait toujours avec Duroc comme celles de ses sœurs. Il fallait entendre Duroc lorsqu'il racontait toutes les gentilles mines, les câlineries qu'elle lui faisait pour faire rayer une femme plus jolie qu'elle ne la voulait. Elle était si charmante qu'il ne pouvait la refuser; cependant son équité naturelle le faisait hésiter:

—Mais pourquoi la rayer? y a-t-il jamais trop de jolies femmes? disait-il.

—Eh bien! ne serai-je pas là, moi? Ne me verrez-vous pas tout à votre aise?

Et la séduisante créature souriait en montrant ses dents perlées... et presque toujours alors la femme qui l'effrayait était rayée. Cependant elle avait auprès d'elle une bien belle personne, madame de Barral, qui était même sa favorite à cette époque. Madame de Barral était une femme aussi belle et aussi charmante qu'on puisse voir; un esprit fin, de la gaieté, de l'agrément et de la bonté. C'était une personne acquise de droit à la cour, car jamais on ne porta mieux le grand habit qu'elle ne le portait. Venait ensuite madame de Bréhan[98], femme de beaucoup d'esprit, ayant des manières excellentes et en même temps fort agréables; sa figure et sa tournure étaient celles d'une jolie femme; sa taille était parfaite et bien proportionnée, son pied ravissant. Elle a un esprit remarquable, et tout ce qu'elle dit porte un cachet d'originalité. Elle est peut-être un peu mordante, mais sûre, fidèle en amitié et bonne à aimer... et puis je trouve qu'en ce monde il faut souvent montrer qu'on a des dents pour ne pas sentir celles des autres.

Madame la duchesse de Cadore, dame d'honneur de la princesse, était l'exemple des femmes, l'honneur de sa maison, le bonheur de son mari; mais elle n'était pas amusante, elle était même ennuyeuse et ne savait pas faire que notre princesse sût s'amuser comme tout le monde. La pauvre princesse avait du malheur en dames d'honneur, et madame de Cavour, son autre dame d'honneur pour au delà des Alpes, était encore moins gaie que madame de Cadore.

Il y avait encore madame de Chambaudouin, favorite aussi de la princesse; je ne sais si elle était plus ennuyeuse qu'autre chose, ou plus autre chose qu'ennuyeuse. Venait ensuite madame de la Turbie, qui, depuis, épousa M. le duc de Clermont-Tonnerre. J'ai déjà dit dans mes Mémoires sur l'Empire tout le bien que j'en pensais.

Une dame du palais de la princesse Pauline, qui était aussi bien belle, c'était madame de Mattis, mais seulement jusqu'à la ceinture. Elle avait le buste d'une femme de cinq pieds deux pouces, surtout la tête, qui était très-forte, et puis le reste était de la hauteur d'un enfant. Le visage de madame de Mattis était lui-même d'un genre de beauté sévère; malgré cette admirable chevelure blonde qui semblait appartenir à la tête d'une Galatée. Rien ne donnera l'idée de ces magnifiques cheveux, pas même ceux de la duchesse de Guiche, qui, certes, étaient et sont encore bien beaux. Madame de Mattis fut très-aimée de l'Empereur et résista longtemps, ce que la princesse trouvait fort étrange.

—Savez-vous bien, madame, que l'on ne doit jamais dire non à une volonté exprimée par l'Empereur? et que MOI, qui suis sa sœur, s'il me disait: Je veux, je lui répondrais: Sire, je suis aux ordres de Votre Majesté.

Elle lui dit cela avec le ton solennel d'une aïeule qui prêcherait la morale à sa petite-fille.

M. de Montbreton, premier écuyer de la princesse, et qui jadis avait été son ami fort intime, était toujours bon, aimable, le meilleur des hommes pour vivre habituellement avec lui, et en même temps pour le rencontrer comme homme agréable et spirituel. Je le connais depuis mon enfance, et je lui conserve une profonde amitié.

M. de Clermont-Tonnerre, également écuyer de la princesse, avait une gaieté continuelle avec laquelle on est toujours un homme bon. Son esprit n'était pas supérieur, mais on causait avec lui.

Venait ensuite l'homme par excellence de la maison, et même de la société française alors; c'était M. de Forbin!... Quel être charmant était alors M. de Forbin!... que d'esprit... de talents, d'agréments sans nombre, que les autres hommes n'ont guère que partiellement et que lui réunissait! Une figure charmante ajoutée à ces dons du Ciel... et maintenant que reste-t-il de cette œuvre du Créateur?... Cette pensée fait bien mal!.. quel retour sur soi-même!...

Les salons des princesses avaient tous un caractère particulier. Chez la grande-duchesse on y allait avec la crainte d'être jugée de deux manières: pour son maintien et pour son langage, pour tout enfin... Chez la reine Hortense, on y allait sans crainte... on y allait avec la certitude de s'y amuser... Mais chez la princesse Pauline, on s'y prenait huit jours d'avance pour savoir quelle toilette on aurait: la princesse ne portait son attention que là-dessus. Une fois je vois arriver à moi M. de Forbin, qui me dit avec une expression inimitable:

—La princesse veut vous parler immédiatement.

—Mon Dieu! qu'est-ce donc? Vous êtes bien sérieux!

—Aussi la chose est-elle fort grave. Venez donc vite.

Comme la princesse ne me faisait jamais grand'-peur, je me remis bientôt, et en arrivant près d'elle j'étais toute prête à recevoir ce qu'elle allait me communiquer, comme disait M. de Forbin, et je me penchai vers son fauteuil.

—Ma chère Laurette[99], me dit-elle, comment avez-vous pu choisir aussi mal que vous l'avez fait les fleurs de votre coiffure?

—Mais, madame, ce sont les mêmes que celles de ma robe.

J'avais une robe de tulle jaune, doublée de satin jaune et garnie avec des touffes de violettes doubles, dans lesquelles il y avait de la poudre d'iris de Florence très-forte, ce qui donnait une vapeur embaumée à la robe lorsque je dansais...

—Je sais bien que ce sont les mêmes. Mais il ne fallait pas les prendre comme cela... il fallait garnir votre robe en scabieuses, par exemple. Vous deviez songer que des violettes artificielles dans des cheveux noirs comme les vôtres ont l'air de tripler vos boucles... Cela vous donne l'air dur... fi donc!... Promettez-moi de changer ces fleurs-là.

—Oui, madame, lui répondis-je, fort amusée de cette puérilité d'enfant qui lui faisait prendre attention à des choses de cette nature.

Ce qu'elle me reprochait, au reste, était vrai: rien ne sied plus mal que des violettes dans des cheveux noirs.

Ce même jour, la princesse fit un effet vraiment étonnant au moment de son entrée dans le salon, tant elle était belle! Ce fut un murmure d'admiration... Elle portait une robe de tulle rose, doublée de satin rose et garnie avec des touffes de marabouts, retenues par des agrafes de diamants d'une admirable beauté... Les touffes de plumes étaient retenues par des rubans de satin rose qui partaient de la taille et flottaient sur la robe; le corsage était en satin avec de petites pattes tombant sur la jupe. Ce corsage était garni ou plutôt cousu de diamants; à chaque patte tombait une poire en diamants d'une eau et d'une taille admirables; les manches étaient en tulle bouillonné, et chaque bouillon formé par des rangs de diamants[100] qui le serraient. Sur sa tête, il y avait deux ou trois des mêmes marabouts rattachés avec des diamants, et, pour contenir le paquet de plumes, était un bouquet de diamants posé sur la tige des trois marabouts.

J'ai dit plus haut que chez la reine Hortense on n'avait aucune de ces craintes puériles, et c'est vrai. Elle était bonne, indulgente; si au contraire l'Empereur trouvait à blâmer, elle prenait la défense de l'opprimée: aussi nous y allions convenablement, mais ne craignant ni le blâme de la maîtresse du lieu, ni sa raillerie.

Ses bals étaient charmants. Sa maison me semblait faite pour recevoir; on y trouvait tout ce qui amuse. Si par hasard on n'avait pas voulu danser, ou qu'on fût malade, on se mettait devant une table ronde dressée dans l'un des salons de la princesse, on y trouvait toujours des livres, des dessins, des couleurs, des gouaches, tout ce qui peut divertir des amis des arts. Pendant ce temps, la princesse dansait, à moins qu'elle ne fût dans l'état où elle était le jour de la Vestale. Alors, elle venait dans le salon où étaient la table et les aquarelles, elle s'asseyait à cette table et causait; et on ne s'en trouvait que mieux chez elle.

—Voyons, tournez-vous un peu, que je fasse votre portrait, disait-elle à une jeune femme nouvellement mariée et dont la timidité était si grande qu'elle devenait pâle au lieu de rougir quand on lui parlait. À la proposition de la Reine, elle devint pâle d'abord, et puis rouge, et enfin toute tremblante. Mais la Reine lui parla avec une telle bonté, un accent si doux, qu'avant un quart d'heure cette jeune femme causait et riait avec son peintre, qui ne pouvait plus, nous disait-elle ensuite en riant, la faire tenir tranquille.

La maison de la reine Hortense était mélangée comme agréments. Plusieurs personnes étaient bien, quelques autres beaucoup moins, et d'autres pas du tout. Madame de Viry, la mère, était aussi ennuyeuse qu'on peut l'être; quelques autres aussi dans les dames pour accompagner: je n'en excepte que madame de Broc, madame de Lery, madame d'Arjuzon, et mademoiselle Cochelet, dont l'amère laideur ne l'empêchait pas de se coiffer en bacchante et à la Camille des Horaces; mais elle avait beaucoup d'esprit; elle était lectrice.

Mais les bals du lundi, chez la reine Hortense, dépendaient peu, pour leur agrément, des personnes de sa maison. Elle était elle-même la plus charmante maîtresse de maison, faisant attention aux femmes qui étaient mal placées pour qu'elles fussent mieux, veillant à ce que les hommes fissent danser les jeunes filles, qui souvent dansaient moins que nous, qui étions jeunes d'abord et puis ayant une maison et recevant, ce qui, au bal, nous le savons toutes, nous faisait inviter de préférence à des femmes beaucoup plus jolies que nous.

Il y avait aussi dans l'hiver des bals d'enfants dont les jeunes princes faisaient les honneurs. Nos enfants y allaient déguisés, ils étaient charmants... Mes filles y furent un jour; l'aînée, qui alors était déjà une ravissante créature, était habillée comme mademoiselle Mars dans la Jeunesse de Henri V, et sa sœur en petit page. Ces deux costumes eurent un grand succès.

C'était ces jours là que la Reine était bonne et faite pour être aimée! Elle était là comme la mère de toute cette jeunesse qui tourbillonnait autour d'elle! On tirait une loterie pour les enfants où tous les numéros gagnaient; elle y présidait, dirigeait les lots, changeait ce qui ne plaisait pas, et devenait mère de chaque enfant pour lui donner une joie. Combien mon cœur se serre en pensant à l'exil[101] d'une personne qui ne fit jamais que du bien, qui ne provoqua jamais un sentiment, je ne dis pas de haine, mais seulement répulsif!... Toujours de l'amour et du respect!... et pourtant elle est bannie de sa patrie! et dans quel moment...? lorsque sa santé détruite réclame l'air de la patrie, le seul où l'on respire la vie!

Dans l'année 1814, dans ce même moment où elle sut prouver qu'elle pouvait être à la fois aussi bonne qu'aimable, et courageuse, et grande, la reine Hortense, sachant que l'empereur de Russie était venu chez moi, me demandait assez souvent d'aller chez elle, ne voulant pas lui donner des figures nouvelles. Un soir, nous étions fort peu de monde, la conversation tomba sur le talent de conter; la Reine contait à ravir, et, sans lui faire un compliment qui pouvait être plat en le lui adressant à elle-même, nous lui dîmes qu'elle serait bien aimable de nous raconter quelque chose.

—Non, non, dit-elle, je ne suis pas assez pénétrée d'un sujet, quel qu'il soit, pour entreprendre de raconter ce soir; il n'est pas toujours temps pour l'esprit de conter. Mais ce qui aurait surpris Votre Majesté, ajouta-t-elle en s'adressant à l'empereur de Russie, c'est d'entendre raconter une chose intéressante à l'Empereur, ou bien de lui entendre improviser une histoire.

L'empereur de Russie sourit.

—Croyez-vous que je ne connaisse pas cette charmante variété de son esprit? croyez-vous donc qu'il ne m'a pas charmé autant qu'il le pouvait?... Je l'ai entendu un jour à Tilsitt raconter à la reine de Prusse un fait arrivé, disait-il, dans les montagnes de la Corse. C'était un homme qui se vengeait à la fois d'une maîtresse infidèle et d'un ami perfide. En vérité, je vous jure qu'il fut terrible au moment de la catastrophe... Plus tard, à Erfurth, étant seulement avec le malheureux Duroc, Talma et moi, Napoléon improvisa une histoire dont le sujet était pris dans l'histoire d'Orient, et où il fut admirable. Ce fut ce jour-là que Talma s'écria: Mon Dieu, où sont donc les imbéciles qui disent que je vous donne des leçons de pose et de diction? j'en recevrais plutôt de vous, sire!

—Il ne vous a jamais raconté une histoire italienne? demanda la Reine.

—Non, répondit l'empereur Alexandre, voilà tout ce que je connais de lui.

—Eh bien, sire, je veux que vous entendiez le conte de Giulio, dit la Reine; il fut improvisé à la Malmaison, comme la duchesse d'Abrantès peut vous le certifier; elle était avec moi ce même jour où l'Empereur raconta cette histoire, qui, du reste, est vraie pour le fond, et le fait principal du meurtre et de sa cause s'est passé dans un couvent[102] de Lyon. La galerie venait d'être terminée, et on s'y tenait presque tous les soirs; l'Empereur, lorsqu'il était de bonne humeur, aimait beaucoup ce qui était extraordinaire; il aimait à faire impression, et c'était presque toujours sur nous, pauvres femmes, qu'il aimait à exercer son pouvoir.—Il y a aussi l'histoire d'un élève de Brienne; elle est aussi tragique que celle de Giulio, et comme elle est vraie, elle nous cause toujours une grande émotion... Mais celle de Giulio était terrible!.. Je l'ai assez présente, et, si vous me soutenez, mesdames, Sa Majesté aura l'histoire entière...

Nous nous rapprochâmes de la table ronde autour de laquelle nous étions déjà tous; on enleva deux lampes et on n'en laissa qu'une, sur laquelle encore était un abat-jour. Il est vrai de dire que l'Empereur prenait ainsi toutes ses mesures probablement pour obtenir plus d'effet.

La Reine commença:

C'était pendant une soirée d'automne; nous étions rassemblés à la Malmaison dans la grande galerie, et assez tristes du mauvais temps. L'Empereur, qu'un ciel gris et orageux impressionnait aussi, sentit le besoin de rompre le charme qui agissait sur nous; il dirigea la conversation, et bientôt elle tomba sur l'amour et ses effets. Ma mère parla de l'amour des créoles; madame la duchesse d'Abrantès, de celui de l'Espagne, d'où elle revenait pour la première fois[103], et moi de l'amour dans notre belle France. Mais l'Empereur nous imposa silence à toutes, et nous dit d'écouter l'histoire qu'il avait à nous raconter; ensuite nous verrons, dit-il, quel est le pays qui produit les passions les plus violentes... Écoutez.

Et se plaçant au milieu de la galerie, il commença son récit:

Un jour, il parut à Rome un être mystérieux dont l'âge, le nom, et le sexe même, furent d'abord inconnus; les bruits les plus étranges circulèrent bientôt dans la ville sainte. Les Romains aiment le merveilleux; ils voulurent voir dans cet être bizarre de forme, et dans ses mœurs habituelles, un objet sur lequel l'inquisition devait avoir les yeux. Bientôt la curiosité redoubla; la foule visita le quartier désert où cet individu s'était retiré, dans le palais Gandolfo, demeure solitaire et ruinée où jamais un être vivant n'avait choisi sa demeure.

Un seul serviteur, silencieux comme son maître ou sa maîtresse, était le compagnon de l'habitant du palais Gandolfo; il sortait seulement pour aller aux provisions, puis il rentrait, et de huit jours l'herbe qui croissait entre les pierres des galeries abandonnées n'était foulée par un pied humain.

Un jour, le bruit se répandit que le mystérieux inconnu dévoilait l'avenir, qu'il prédisait, enfin, et que ses prédictions étaient effrayantes presque toujours pour ceux qui allaient les chercher.

Quelque voilée que fût la personne de la sibylle, cependant on finit par trouver qu'elle était femme, ou du moins que les indices qui révélaient qu'elle était femme étaient suffisants.—Bientôt sa renommée fut grande: on ne parlait plus que de la sibylle. Ce nom lui resta.

Deux jeunes Romains vivaient alors à Rome dans toute la douceur d'une sainte amitié: l'un se nommait Camille, l'autre Giulio; tous deux jeunes, tous deux beaux, tous deux riches de cette espérance qui rend l'âme si radieuse à vingt ans. Camille, brave et déterminé, voulut aller aussitôt chez la sibylle; Giulio, plus timide ou plutôt plus craintif, redoutait l'avenir et ne voulait pas avancer le moment où cet avenir se dévoilerait à lui. Il refusa longtemps. Enfin Camille l'entraîna, et un soir, au moment où le soleil se couchait sur le mont Quirinal, les deux amis franchissaient la porte redoutée du palais de la sibylle.

En entrant dans les vastes cours dont les dalles de marbre résonnaient sous leurs pas, ils ne virent pas un être humain venir à leur rencontre. Giulio sentait ses jambes fléchir sous lui... son front était humide et brûlant... il souffrait... mais attiré par un charme qu'il ne pouvait vaincre, il suivait Camille au travers des vieilles chambres, des salles désertes et des décombres du palais maudit.

Tout à coup, en traversant une galerie, les deux amis furent arrêtés à la vue d'un immense rideau noir qui la partageait; au moment où ils entrèrent dans cette pièce, une voix d'une douceur infinie prononça ces mots:

—Si vous voulez connaître votre sort, jeunes gens, passez derrière ce rideau... mais auparavant, préparez-vous par la prière à cet acte solennel.

Involontairement Giulio tombe à genoux et prie. Camille s'incline légèrement; puis il se relève, et mettant la main sur son poignard, il écarte le rideau qui s'ébranle sous sa main et, se séparant tout à coup, leur laisse voir le sanctuaire qu'ils étaient venus chercher.

Au mouvement de son ami, Giulio s'était relevé et se disposait à le suivre, en mettant comme lui la main sur son poignard; mais la surprise qu'ils éprouvèrent tous deux fit retomber leur main à leur côté.

Ils ont enfin devant les yeux l'être mystérieux qui défie toutes les recherches depuis bien des mois dans la ville de Rome... C'est une femme!... elle est jeune... belle même... ou du moins elle le serait, sans une pâleur de la tombe, une fixité dans la prunelle de ses yeux qu'elle tient ouverts et attachés sur les deux amis. Ses traits sont beaux; mais cette pâleur cadavéreuse glace la pensée qui est à côté du mot de beauté, et l'effroi est le seul sentiment que les deux jeunes gens éprouvent en la voyant.

—Que voulez-vous de moi? leur demande-t-elle avec cette même voix harmonieuse qu'ils avaient entendue.

—Connaître notre sort, répond Camille, plus hardi que son ami.... Giulio baisse les yeux sans répondre.

—Et vous? dit la sibylle...

Giulio veut parler, sa langue glacée ne peut articuler un mot; enfin il prononce à voix basse:

—Je ne veux rien savoir.

—Téméraire! dit la pâle et belle créature... ne sais-tu pas que tout mortel qui franchit ce noir rideau doit venir à ma science et partager la punition que Dieu m'infligera pour avoir osé pénétrer dans ses décrets?...

—Je vais, si vous le permettez, dit Camille, passer le premier devant votre intelligence. Giulio sera plus assuré à mon retour.

La sibylle fronça son noir sourcil sur son front d'ivoire et parut hésiter un moment; mais en remarquant la terreur visible de Giulio, elle parut le prendre en pitié, et, faisant un geste de la main à Camille, elle disparut avec lui derrière une vaste draperie noire qui masquait une autre partie de la galerie. Quelques instants suffirent pour la conférence de Camille et de la sibylle; il revint auprès de son ami le sourire sur les lèvres.

Mon horoscope est des plus heureux; mais elle n'a pas fait un grand effort de science pour me le révéler. Elle m'a prédit que j'épouserais ta sœur Giuliana, et que notre mariage serait seulement retardé par une cause légère... Comme notre contrat est déjà signé et que la ville entière le sait, la sibylle travaillait à l'aise!... N'importe, va, mon Giulio, je t'attends; bonne chance!

Giulio gagne en chancelant le lieu où l'attend cette femme étrange, dont le rapport d'elle à lui est si terrible et si influent... Cette draperie légère que sa main soulève lui semble être de plomb!... Enfin il disparaît, et les longs plis de la noire et lugubre draperie retombent et l'enveloppent comme un linceul.

Pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la partie séparée de la galerie où la sibylle était avec Giulio... Tout à coup un cri perçant vient frapper l'oreille de Camille. Il s'élance, son poignard au poing, et trouve Giulio à genoux, les cheveux hérissés, les yeux hagards et attachés sur la sibylle, qui, debout devant lui, une baguette de saule à la main, ornée de bandelettes noires, et toujours avec le même calme et le même regard atone, prononçait des mots incohérents dont Camille ne put saisir le sens; le seul qu'il entendit fut MEURTRE et SACRILÉGE, amour sans bornes!...

À la vue de Camille, la sibylle parut courroucée:—Qui vous a demandé? lui dit-elle avec hauteur; éloignez-vous! Mais il ne l'écouta pas. Giulio était vraiment mal; il ne savait comment l'emmener; sa raison était presque égarée, et rien ne le rappelait à lui. Enfin il se laissa entraîner, et une fois hors de cet antre, de cet autre Averne, l'air frais et balsamique de la nuit rafraîchit le front brûlant du jeune homme. Mais il parle à peine et d'une manière incohérente... il prononce des mots séparés, parmi lesquels on entend surtout ceux de MEURTRE et de SACRILÉGE[104].

Camille le remit chez lui, et à peine le vit-il plus calme qu'il courut, avec plusieurs de ses domestiques et quelques-uns de ces bravi qu'on trouve à volonté à Rome, au palais Gandolfo; il voulait contraindre la magicienne à confesser ce qu'elle avait dit à son malheureux ami. Mais le palais était encore plus désert que dans la soirée qui venait de s'écouler; personne dans aucune de ses vastes galeries, personne dans aucun des plus obscurs réduits. Partout la solitude, partout le silence, et pas une trace du séjour même momentané de cette femme... Tout a disparu...

Camille revint consterné. Il commence à croire qu'il y a un mystère qu'il ignore dans l'âme de Giulio... Il retourne près de lui et le trouve accablé. Le lendemain, il paraît mieux; mais il ne parle pas de son aventure, et Camille lui-même ne chercha pas à la lui rappeler.

Quelques semaines s'écoulèrent. Les préparatifs du mariage de Camille et de Giuliana se faisaient avec toute la pompe que de nobles familles mettent toujours dans une occasion aussi solennelle. Le bonheur était sur le front de la jeune fiancée; Camille aussi était heureux; mais il l'eût été davantage sans la connaissance qu'il avait du fatal secret de son malheureux ami, ce secret qu'il ne savait qu'imparfaitement encore!... et ne connaissait que par la douleur qui frappait chaque jour la jeune tête de Giulio d'un nouveau coup...—Si je pouvais te consoler, au moins! disait Camille à son ami!

Giulio secouait lentement sa tête pâle, et répondait:—Tu n'y peux rien, ni moi non plus, c'est ma destinée!...

Enfin le jour du mariage arriva. Dès le matin, tous les serviteurs de la maison de la mère de Camille mettaient en ordre le palais héréditaire pour recevoir leur jeune maîtresse. Camille était tout à fait joyeux. Depuis l'avant-veille, Giulio était enfin plus calme et semblait avoir repris toute sa tranquillité. Le marquis de Cosmo, son père, heureux également de le voir sourire, lui dit de se préparer pour le départ. Le vieux marquis descendit en même temps et monta à cheval pour aller jusqu'à Sainte-Marie-Majeure voir si tout était prêt. Mais au moment de monter à cheval, le cheval se cabra, et le marquis fit une chute qui, sans être nullement dangereuse, fit remettre le mariage à la semaine suivante.

Comme la famille du marquis entourait son lit, Camille dit étourdiment:—Ah! mon Dieu! mon Dieu! voilà la prédiction de cette maudite sibylle accomplie, et mon mariage retardé!

Giulio pâlit en entendant ces paroles; un souvenir terrible le saisit aussitôt... Il se retira dans son appartement, et ne voulut voir personne qu'un vieux moine qui l'avait élevé et dont il était tendrement aimé.

Le marquis de Cosmo fut promptement rétabli, le jour du mariage fixé, et, de ce moment, la joie revint dans les deux familles.

Le matin du mariage, Camille vint de bonne heure au palais de sa fiancée; Giulio était sorti, mais il avait fait dire qu'il se rendrait à l'église. On partit, et le mariage fut célébré avec toute la pompe que demandait cette solennité, à laquelle étaient intéressées les premières familles de Rome. Mais, lorsqu'on revint au palais de Cosmo, Giulio se trouva encore absent. L'inquiétude s'empara alors vivement de son père et de sa sœur, ainsi que de Camille. On envoya chez tous ses amis... Vers le soir, au moment où le vieux marquis était pensif, occupé à écouter la relation que lui faisait Camille de la soirée passée au palais Gandolfo, un inconnu laissa une lettre pour lui et s'éloigna aussitôt.

Cette lettre était de Giulio:

«Mon père, disait-il, disposez de vos richesses en faveur de ma sœur. Je suis mort pour le monde. Je dois fuir une destinée funeste, et vous devez préférer ne plus voir votre fils à le voir indigne de vous.

«Épargnez-vous d'inutiles recherches, ma résolution est inébranlable.

«Adieu, mon père, bénissez votre enfant, car il est et sera toujours digne de vous.»

Cet incident frappa d'une teinte lugubre les noces de Giuliana. Camille épousait en elle la plus riche héritière de l'Italie depuis la retraite de son frère; mais il aimait Giulio, et son souvenir empoisonna longtemps le bonheur dont il jouissait.

Le marquis de Cosmo découvrit enfin que le moine qui avait été précepteur de Giulio connaissait la retraite de son fils. Il le manda devant lui.

—Mon père, lui dit-il, vous savez où est Giulio.

LE MOINE.

Oui, monseigneur.

LE MARQUIS.

Est-il à Rome?

LE MOINE.

Je ne puis le dire.

LE MARQUIS.

La puissance paternelle est la première de toutes, et c'est un père qui vous commande de lui dire où est son fils.

LE MOINE.

La puissance paternelle elle-même n'est rien devant celle de Dieu, monseigneur... et celle-là m'ordonne le silence.

LE MARQUIS.

Quelle est votre excuse?

LE MOINE.

Je me suis opposé longtemps aux projets de Giulio, mais je l'ai vu si déterminé que je n'ai plus eu de force que pour le guider dans leur exécution.

LE MARQUIS.

Et quelle est-elle?

LE MOINE.

Il est entré dans un couvent pour y prononcer ses vœux.

LE MARQUIS.

Il n'a pas l'âge nécessaire pour disposer de lui, et je m'oppose à cette résolution. Je vous ordonne de me dire le nom du monastère où cet insensé s'est retiré.

LE MOINE.

Je vous répète que je ne le puis, monseigneur.

LE MARQUIS.

Vous ne le pouvez!

LE MOINE.

Non, monseigneur, j'ai reçu cette confidence sous le sceau de la confession, je ne puis parler.

LE MARQUIS, après avoir réfléchi.

Le grand-pénitencier peut-il vous relever de votre silence?

LE MOINE.

Oui, monseigneur.

LE MARQUIS.

Eh bien! il vous fera parler.

Mais le lendemain même de cette conversation le moine disparut, et on ne le revit jamais.

Où était Giulio, cependant?... il était parti pour la Sicile; là il avait vu le père Ambroise, prieur du couvent des dominicains de Messine, à qui il était recommandé par le moine de Rome. Le père Ambroise était un homme selon Dieu, un véritable apôtre. En voyant Giulio, il comprit l'âme troublée de ce jeune insensé et lui refusa positivement l'habit de frère qu'il lui demandait, et le contraignit à faire son noviciat.

Giulio était né avec une imagination ardente et vagabonde; l'éducation singulière qu'il avait reçue n'avait pas modifié cette nature indomptée qui ne savait quelle route elle devait choisir pour arriver au bonheur. La mère de Giulio, d'une santé faible, était idolâtre de cet enfant, et il fut constamment à ses côtés. Il ne la quittait que pour aller prier à l'église ou dans la chapelle du château lorsque la famille était à Torre di Monte, habitation antique et féodale des marquis de Cosmo, dans les Abruzzes. Lorsque la mère de Giulio le voyait abattu et pâle, elle passait sa main dans les longs cheveux du jeune homme, et lui souriant doucement, elle l'envoyait respirer un air plus pur dans la haute montagne. Alors Giulio prenait un fusil et s'enfonçait dans les sauvages solitudes des Abruzzes. Il aimait à découvrir des sites inconnus, des retraites inaccessibles, des grottes creusées dans le granit par les eaux d'un torrent; alors il souriait à la vue de sa conquête, il regardait autour de lui comme s'il eût été le roi de la montagne; puis il rêvait longtemps, il pensait combien il serait heureux dans ces déserts avec une jeune fille qui prierait le Seigneur avec lui au milieu de cette nature si grande et si belle... Cette jeune fille serait le bonheur de Giulio; après son amour pour Dieu, elle serait tout pour lui... Souvent il rêvait ainsi d'amour, de retraite et de bonheur, et puis tout à coup il se réveillait au son lointain de la cloche d'un ermitage, ou bien au bruit d'un coup de fusil tiré par un chasseur d'aigle dans ces hautes régions; alors le jeune homme, rappelé à la vie matérielle, reprenait en soupirant le chemin du château dont un jour il devait être seigneur, et ne jetait sur ses hautes tours, ses vastes remparts, qu'un coup d'œil de mépris... Ses domaines à lui étaient dans un autre monde.

Depuis l'enfance, Giulio avait été lié avec Camille; celui-ci, franc et jovial, riait et chantait tout le jour; il n'avait que deux affections, son amitié pour Giulio, son amour pour Giuliana. N'ayant ni père ni mère, il avait été élevé par le marquis de Cosmo, qui avait géré son immense fortune comme si déjà il eût été son fils. La connaissance de cette affection arrêtait le remords dans l'âme de Giulio.—Je laisse un fils à mon père, se disait-il.

Quelque temps avant l'aventure de la sibylle, Giulio perdit sa mère; cette perte fut affreuse pour lui plus que pour un autre fils. Sa mère avait toute sa tendresse. Elle l'aimait tant!...

—Pauvre Giulio, lui disait-elle, que deviendras-tu, si un jour tu aimes d'amour, mon fils?... Jamais ton cœur n'aura la tendresse qu'il donnera... Tu seras malheureux... N'aime jamais, mon enfant bien-aimé, ou bien... n'aime que Dieu!...

Mais ce n'était pas à une âme de feu, à un cœur tout amour, qu'il fallait demander de ne pas battre et de ne pas désirer. Giulio avait vingt ans: il sentait souvent courir son sang en ruisseaux de feu dans ses veines; alors il s'élançait dans la campagne, il partait pour une longue chasse avec son fusil, son rosaire et son poignard; il parcourait le pays ainsi, seul, sans même emmener Camille avec lui. Il marchait pendant des heures entières; puis, quand il se reposait, il priait Dieu et songeait.

Alors ses rêves descendaient et l'entouraient comme un nuage d'or. Il n'était plus sur la terre, et rêvait des félicités inconnues avec un être que Dieu lui envoyait; mais au réveil son œil devenait sombre, et il répétait la parole de sa mère:

—Pauvre Giulio, tu ne seras jamais aimé comme tu aimeras.

Ce fut en ce temps que cet être mystérieux vint à Rome pour avoir cette funeste influence sur la vie de Giulio; tourmenté par cette crainte d'aimer un jour sans être aimé, l'esprit déjà fatigué par cette tension vers un même objet, affaibli intellectuellement par la prière et de longs jeûnes prescrits par le moine, son précepteur, qui, ayant reçu ses confidences, lui conseillait la prière comme son unique refuge, Giulio fut accablé en écoutant l'oracle de la sibylle.

Amour! passion! sacrilége! meurtre! voilà les mots que trois fois le malheureux prédestiné avait entendu tonner à ses oreilles. En arrivant au palais de son père, il avait appelé le moine.

—Que dois-je faire? lui demanda-t-il.

Le moine l'aimait, mais il avait cette religion ignorante et superstitieuse qui est loin de celle de saint Pierre, et plus encore de celle de Jésus-Christ.

Giulio combattit, mais les liens qui le retenaient étaient faibles, tandis qu'une main puissante l'attirait à elle. Cependant, il résistait encore, lorsque cette première partie de la prédiction de la sibylle, le retard du mariage de sa sœur, le frappa d'épouvante!... et il partit déterminé à fuir dans le cloître les passions, le sacrilége et le meurtre. Sa raison n'était pas saine, et son sang, agité par une année presque entière d'épreuves et de tourments imaginaires, était tout prêt à recevoir les plus vives impressions. Dominé par cette étrange superstition qui ne lui laissait de salut que dans la vie monastique, Giulio tressaillait encore sous les arcades froides et sombres du cloître, en se rappelant les paroles terribles de la femme du palais Gandolfo: Amour! passion sans bornes! sacrilége! meurtre! Le malheureux croyait railler le sort derrière les grilles massives du couvent, comme si les murs d'un monastère arrêtaient la destinée!

L'année du noviciat s'écoula; le père Ambroise, considérant la jeunesse de Giulio, qui n'avait que vingt-deux ans, sollicita de l'archevêque de Messine de prolonger d'une autre année le noviciat du jeune homme. L'archevêque y consentit; mais Giulio reçut cette nouvelle comme une douleur qu'on lui imposait. Toutefois, il ne murmura pas, et remplit ses devoirs avec une si scrupuleuse exactitude, qu'enfin le père Ambroise lui donna l'habit, au grand contentement de tout le couvent, dont il était l'édification.

Giulio était beau, et d'une beauté qui devait frapper d'abord; aussi, lorsqu'il y avait une cérémonie dans l'église des dominicains de Messine, on admirait la taille élégante du jeune frère et l'expression céleste de ses beaux traits, qui, du moment où il avait reçu l'habit, avaient repris leur calme accoutumé, et frappaient par leur expression profondément sentie. Mais Giulio était comme ignorant de tels avantages, et jamais son œil ne s'était levé sur lui, lorsqu'avant de quitter le monde, il avait pu contempler son image.

Plusieurs années s'écoulèrent; Giulio était toujours l'exemple du couvent, mais quelquefois il se demandait s'il était heureux! Son cœur battait avec violence, sa tête brûlait d'un feu qu'il ne pouvait calmer. Il souffrait d'un mal qu'il ne pouvait expliquer... Il n'était soulagé que lorsqu'à la récréation du soir il respirait l'air frais et embaumé du jardin; mais alors, si ses yeux s'élevaient au-dessus des murs, il disait:—Que ces murs sont élevés!

L'extrême régularité de Giulio, l'éducation soignée qu'il avait reçue, lui avaient fait confier deux missions importantes, la prédication et la confession; mais pour cette dernière fonction, il était lui quatrième avec le père prieur. On aimait à l'entendre; il était doux et onctueux dans la parole, et les Messinois, accoutumés à des moines plus intolérants, l'aimaient et le vénéraient en même temps. Il prêchait aussi fort souvent, et, préférant cette mission à l'autre, il confessait peu.

Un jour, il était dans sa cellule occupé à corriger un sermon pour la fête de sainte Rosalie, lorsque le père Ambroise le pria de le suppléer au confessionnal auprès d'une personne qui attendait, les occupations du prieur ne lui permettant pas de descendre à l'église.

Giulio avança son capuchon sur ses yeux, rabattit ses manches sur ses mains, d'une remarquable beauté, et, après avoir fait sa prière devant le maître-autel, il entra dans le confessionnal, où le pénitent l'attendait déjà. C'était une femme.

Giulio tira le petit volet de la grille, et dit à cette femme qu'il était prêt à l'entendre... Mais il ne reçut pour réponse que des soupirs et des larmes... Un secret terrible semblait peser à l'âme de la pécheresse.

Enfin elle parla, mais d'une voix brisée par les sanglots.

—Mon père, dit-elle... puis-je espérer la miséricorde divine? J'ai offensé Dieu!... Croyez-vous qu'il me pardonnera?

—Sa bonté est infinie, ma fille; elle surpasse nos fautes.

—Mon père, j'aime... j'aime avec passion, avec un amour qui me brûle, me dévore... J'aime... Oh! jamais je ne pourrai dire une telle horreur!...

—Ma fille, lui dit Giulio d'une voix sévère, douter de Dieu c'est la plus grande de toutes vos fautes...

—Eh bien! mon père, vous saurez tout. J'aime un homme que je ne dois pas aimer... car je suis mariée, et cet homme n'est pas mon mari!...

Un silence suivit cette dernière parole. Il semblait que la malheureuse femme qui s'accusait ne pouvait articuler. Giulio était ému... il souffrait... Enfin la pénitente reprit d'une voix plus basse:

—Mon père, non-seulement cet homme n'est pas mon mari... mais il n'est pas libre... il est lié aussi; mais il chérit ses liens... et moi, je déteste les miens.

Elle pleura amèrement.

—Et cet homme est-il jeune? demanda Giulio.

—Jeune! oh oui! et si beau! Mais ce n'est pas cette beauté qui m'a séduite... c'est ma destinée qui m'a jetée à cet amour comme une proie à dévorer.

À ce mot de destinée, Giulio frémit.

—Oui, dit la femme avec égarement, il fallait une destinée influencée par Satan pour que j'aimasse ainsi un homme séparé de moi par des barrières d'airain.

—Quel est donc cet homme? demanda Giulio.

—Cet homme, mon père!... Eh bien! maudissez-moi au nom de Dieu... dites qu'il n'y a pas de pardon pour mon crime. Celui que j'aime est un religieux.

—Malheureuse!...

Mais la femme ne l'entendait plus; accablée sous le poids de sa faute et de la honte de la révélation, elle se laissa tomber presque sans connaissance sur les marches du confessionnal... Frappé d'horreur et de crainte, Giulio jette les yeux sur la grille, et voit une créature d'une céleste beauté, pâle et mourante, les yeux fermés, et paraissant près d'expirer.

—Ma fille, prononça-t-il doucement, ma fille, dites-vous, je le répète, que la miséricorde de Dieu est infinie; revenez à vous...

Sa voix s'étant élevée à ces derniers mots, la jeune femme tressaillit...

—Quelle est cette voix! s'écria-t-elle... Puis, comme si elle eût eu honte d'elle-même, elle ramena son voile sur son visage baigné de larmes, et se remit à genoux pour continuer sa confession.

—Mon père, dit-elle avec un accent déchirant, cet amour est ma vie, et il causera ma mort. Je sais que je suis coupable, et jamais celui qui est la cause de cette ruine de moi-même ne le saura de moi. Je mourrai donc, car je ne puis vivre sans lui; mais dites-moi que Dieu me pardonnera. Oh! si je pouvais l'entendre lui-même m'annoncer la divine parole!... s'il m'était permis de revenir l'entendre lorsqu'il parle comme un messager du Ciel, dans cette chaire de vérité où je le vis pour la première fois!—Dites, mon père... le croyez-vous possible?

Giulio ne répond pas... il pleure lui-même et prie avec ferveur. Il vient d'entrevoir une horrible lumière; il craint qu'elle ne le guide à un affreux mystère... il ne peut, il ne veut pas parler.

—Priez et repentez-vous, malheureuse femme, dit-il enfin, et redoutez le SACRILÉGE.

—Mon Dieu, dit la pécheresse d'une voix étouffée... mon Dieu, quelle est cette voix!... c'est celle qui m'a perdue!... Mon Dieu! mon Sauveur! ayez pitié de moi!

Giulio se recueille; il reçoit encore quelques aveux, et prononce d'une voix entrecoupée l'absolution conditionnelle sur la tête de celle qui pleure avec tant d'amertume... Pour lui, il ne peut faire un mouvement, toute son âme est dans ses yeux... ils suivent cette femme lorsqu'elle sort du confessionnal pour aller se mettre à genoux sur un carreau de velours qu'un valet de chambre vêtu de noir a placé pour elle à quelque distance du confessionnal. Cette femme est belle, d'une exquise beauté; en s'inclinant, son voile tombe, soit par le mouvement, soit par une cause moins naturelle, et laisse voir une profusion de cheveux dorés entourant un visage aux traits doux et purs d'une madone. Ses mains, encore dégantées, sont d'une beauté égale à toute la personne de cette femme, dont les vêtements et l'entourage annoncent une noble et puissante dame de Messine.

Giulio, les yeux attachés sur cette vision évoquée pour lui par l'enfer, n'en peut détourner sa vue. Le souvenir de la sibylle pâlit devant ce visage d'ange, cette taille de vierge, si pure dans tous ses contours; Giulio, jusqu'à cette heure, a vu bien des femmes jeunes et belles, aucune n'a touché une des cordes de son cœur... Le regard de celle-ci ne s'est pas levé sur le sien, et son cœur bat en pensant à ce qui vient de se passer. Ah! c'est que la magie de l'amour vrai a une puissance inconnue à tout ce qui touche vulgairement le cœur. Celui de Giulio a sommeillé jusqu'à présent; c'est en voyant Thérésa qu'il vient de s'éveiller.

Cette femme passionnée, qui aime un religieux, cette femme, belle comme la plus belle des vierges du ciel, cette femme est donc l'ange de perdition qui doit accomplir l'œuvre de la destinée. Déjà Giulio voit la première partie de la prédiction de la sibylle: AMOUR SANS BORNES!... et le sacrilége!... Oui, le sacrilége est accompli, le religieux est aussi coupable que cette femme!.. car lui aussi l'aime de toutes les forces de son âme...

C'est en proie à des combats, des tourments, des souffrances amères, premiers fruits de l'abandon de la vertu, que Giulio voit s'écouler et les jours et les mois; il fuit l'église, il fuit cette chaire de vérité où le religieux, dans toute la dignité de la mission apostolique, enseignait aux hommes la divine loi des chrétiens. Il lutte avec lui-même; il fuit aussi cette femme qu'il a revue d'abord, et qui l'a enivré du poison de son regard d'amour... Maintenant, elle aussi le cherche et ne le trouve plus... emportée par sa passion, elle sent quelle ne peut vivre sans celui à qui sa vie appartient...

—Giulio! dit l'infortunée lorsque, prosternée devant l'autel de sainte Rosalie, elle paraît prier, et ne pense qu'à celui qu'elle aime, ne voit que lui, n'implore que lui... Mais Giulio est retiré dans le lieu le plus solitaire du monastère; couvert d'un cilice, offrant à Dieu cet amour qui le brûle et le dévore, il pleure et prie. Ignorant le sujet de cette austère pénitence, les moines admirent sa ferveur; le père prieur le donne pour exemple à ses frères.

—Mon fils, lui dit-il un soir, où, prosterné sur les marches de pierre du maître-autel, Giulio paraissait transporté dans un autre monde dans l'extase de la prière, mon fils, levez-vous et écoutez-moi.

Giulio finit sa prière, et, se relevant de la pierre où depuis plusieurs heures il priait, il attend les ordres de son supérieur.

—Le marquis de Campo-Santo vous requiert pour une œuvre sainte, mon fils. Madame la marquise est à l'agonie; il veut qu'elle soit exhortée par le frère le plus pieux de notre communauté... N'ayez pas d'orgueil de ce que je vais vous dire, mon fils... mais je vous ai choisi... Allez... allez porter à madame la marquise des paroles de paix et de consolation comme vous savez les dire.. Le marquis de Campo-Santo est un vieillard estimable et vénéré dans Messine... Allez, mon frère, et que la bénédiction de saint Dominique soit avec vous!...

Giulio s'agenouille pour recevoir la bénédiction du prieur... En se relevant, il voit près de lui un vieillard dont la haute taille voûtée, les cheveux blancs, accusent le grand âge. Sur sa pâle et noble figure était l'expression d'une peine profonde, mais que la résignation à la volonté de Dieu tempérait...

—Le frère Giacomo[105] est prêt à suivre Votre Excellence, dit le père prieur.

—Mon carrosse est à la porte du monastère, répond le marquis.

Et tous deux sont bientôt loin du couvent.—La route fut silencieuse: le marquis, oppressé par une violente douleur, demeurait avec ses pensées; Giulio, préoccupé de la scène de mort qu'il allait avoir sous les yeux, priait à l'avance pour la compagne de ce vieillard, qui laissait seul dans la vie celui avec qui elle l'avait parcourue... et c'était le vieillard qu'il plaignait.

La marquise avait été transportée dans une villa près de Messine pour que la pureté de l'air fût encore plus parfaite... Cette villa était sur le bord de la mer dans une ravissante position, qui recevait un charme de plus de cette nature magique dont la Sicile est dotée... En approchant de l'élégante habitation dont les colonnes de marbre blanc se voyaient au travers des orangers et des arbres fleuris, qui, par leurs émanations, embaumaient l'air à cette heure de la journée, le moine sentit au cœur une douleur vive et profonde; il lui parut que la nature insultait sans pitié à la mort de cette femme, qui expirait peut-être en ce même moment au milieu des joies de la création et de toutes ses pompes... Le soleil se couchait en cet instant, et la bande de feu dont il bordait l'horizon entourait cette mer de Sicile d'un cercle d'or étincelant de rubis... Le ciel était pur, l'air était doux et tranquille; la mer, unie comme un miroir, servait de champ aux courses nocturnes de tous les jeunes garçons et les jeunes filles des hameaux de la côte; des barques remplies de jeunes gens s'éloignaient du rivage aux dernières lueurs du crépuscule: on entendait leurs chansons, leurs joyeux éclats de rire... On était alors au moment de la vendange, et la joie des bacchanales étouffait la voix mourante de la femme qui avait été une mère pour toute cette foule qui n'écoute même pas le son de la cloche qui appelle les serviteurs du château aux prières des agonisants!... La route avait été silencieuse... En arrivant devant la porte de la maison, le marquis retrouva sa jeunesse pour s'élancer au-devant d'un jeune homme pâle et défait qui vint au-devant de lui.

—Ah! s'écria le marquis en voyant la physionomie du jeune homme, est-il donc trop tard? votre mère!...

—Calmez-vous, mon père! ma mère vit encore. Hélas! elle semble attendre votre retour pour rendre à Dieu sa belle âme!... Elle demande constamment si vous avez ramené avec vous le révérend père Ambroise.

—Le père prieur n'a pas pu venir, mon ami, répondit le marquis tout en allant vers l'appartement de la malade; mais il m'a donné le religieux le plus renommé de son couvent pour le suppléer...

Le jeune homme gémit profondément et pleura, et les précéda pour les annoncer. Le marquis fut contraint de s'arrêter.

—Ah, mon révérend père! voilà comme elle est aimée!... Ce jeune homme n'est pas son fils!.... il serait son frère, car elle est jeune et belle...; et c'est une tête de vingt ans que la mort va frapper!...

Giulio s'approcha de lui pour lui donner un peu de force et de résignation, mais il ne trouva rien à lui dire: lui-même était frappé par une puissance inconnue.

—Laissez-moi seule avec le révérend père, dit la marquise lorsqu'elle sut qu'il était arrivé.

La voix de cette femme fit tressaillir Giulio. Tout le monde se retira.

—Mon père, dit la mourante, d'une voix que la faiblesse et l'émotion rendaient à peine distincte, je vous ai fait appeler pour vous demander votre pardon et vous supplier de me le faire accorder par un homme que j'ai peut-être bien offensé... en attaquant sa vertu!... Mais je vais mourir, et ma mort m'acquittera envers lui, n'est-ce pas, mon père?...

Giulio tombe à genoux devant ce lit qui contient sa seule affection maintenant sur la terre... Sa seule religion, son seul Dieu, son seul avenir..., cette femme qui vient de parler..., c'est Thérésa... C'est la femme du confessionnal..., c'est la femme qui aime le religieux d'une passion insensée..., c'est celle que lui aussi adore D'UN AMOUR SANS BORNES!... Il a déjà accompli les deux premiers arrêts de la destinée prononcés par la sibylle...; il ne lui reste plus qu'à être meurtrier!...

Après la soirée où se fit cette confession terrible dans l'église du monastère de Messine, Giulio avait revu Thérésa plusieurs fois. Fidèle à sa religion, il avait repoussé l'enchanteresse; mais il avait bu le philtre entier par les regards, par les paroles, par tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il entendait exprimer par cette créature toute de flamme et d'amour, qui adorait et ne voulait qu'être aimée...

Enfin, le moine trembla pour elle et pour lui à la voix de Dieu qui, un jour, parla plus haut que celle de la passion effrénée. Il s'éloigna; Thérésa ne le revit plus. Elle retourna vainement à l'église; la chaire n'était plus occupée, le confessionnal était vide..., car, pour ELLE, c'était Giulio qui était un être humain, le reste était néant. Elle pleura...; elle souffrit, car elle aimait, l'infortunée! de cet amour qui donne le ciel lorsqu'il est heureux, mais qui tue lorsqu'il est méconnu!... Sa santé s'altéra, et bientôt sa jeune vie fut atteinte et marquée. Alors elle voulut que son dernier adieu parvînt à Giulio par une bouche sévère, peut-être, mais sûre, et elle fit demander le père Ambroise... Sa destinée, toujours inflexible, lui envoya Giulio.

En entendant, en reconnaissant cette voix aimée dont le pouvoir sur lui est bien autrement puissant que celui de Dieu, le moine s'écrie et ne peut plus longtemps se cacher à Thérésa.

—C'est moi, lui dit-il, moi qui veux mourir avec toi... moi qui t'aime plus que tu ne m'aimes peut-être!... moi qui me perds!... moi que tu rends sacrilége... Vis, Thérésa!... car, je te le répète... je t'aime.

Et ses larmes tombent sur le front de la mourante, sur son sein, sur ses mains déjà froides... elles lui redonnent la vie... elles lui montrent l'amour de Giulio.—Elle ne mourait que de sa douleur... maintenant elle vivra... elle vivra pour l'amour, puisqu'elle est aimée.

Giulio et Thérésa échangent à peine quelques mots... ils étaient inutiles dans leur situation... La jeune femme ne pouvait parler, mais elle voyait Giulio, elle pressait sa main, interrogeait son œil; et lui, la serrant dans ses bras, il rappelait au foyer de la vie tout ce qui la fait doublement sentir quand on aime comme il était aimé.

Cependant il fallait feindre... toute une famille attentive était là pour observer et peut-être punir si la moindre lumière frappait des yeux trop confiants... mais rien ne parut faire impression sur le vieillard trompé... La guérison presque miraculeuse de la marquise fut attribuée à la vertu des prières du frère Giacomo, et sa renommée grandit encore.

Thérésa fut bientôt en entière convalescence, et quelques semaines s'étaient à peine écoulées que l'église des Dominicains la revoyait encore devant son autel, priant un Dieu qu'elle offensait et qui ne devait pas lui pardonner.

Giulio l'aimait avec une égale passion; cependant il éprouvait des remords et Thérésa n'en avait pas. Bientôt la vie du religieux devint malheureuse. Il aimait toujours; mais l'excès même de cet amour lui causait une terreur qui le rendait insensé... Il passait souvent des nuits entières en prières, il s'infligeait les plus dures pénitences, et toujours les mêmes terreurs venaient l'assaillir et troublaient son âme jusque dans les moments où le charme de l'amour de Thérésa lui faisait d'abord tout oublier.

Elle s'aperçut enfin qu'un secret, un grand mystère était dans l'âme de celui qu'elle aimait. Elle résolut de tout connaître, de partager son sort, quel qu'il fût, et de lui faire voir qu'une femme, dans son amour, n'est jamais dévouée à moitié.

Elle lui demanda de lui confier la cause de ses souffrances, de ses inquiétudes... Giulio résista d'abord... puis il lui avoua ce qui s'était passé dans la terrible soirée du palais Gandolfo, et la prédiction de la sibylle.

Thérésa lui sourit doucement:

—Tu es insensé, mon ami, lui dit-elle... Eh quoi! c'est ce mot qui devrait effacer l'impression causée par les deux autres qui éveille ta terreur!... Eh quoi! n'y a-t-il pas dans ces paroles de quoi faire pâlir tout danger... toute inquiétude: Amour sans bornes! Oh! Giulio, si tu m'aimais comme je t'aime!... nous serions heureux!

Et pourtant il l'aimait ardemment!... Quelquefois, entraîné par sa passion, Giulio fixait sur Thérésa un regard qu'il n'osait pas rencontrer... Elle frémissait, son cœur battait, et le tumulte de la passion était longtemps à s'apaiser dans cette âme ardente, qui ne vivait que pour l'amour et par l'amour. Et pourtant cet amour était pur comme celui de deux anges!

Un jour, le prieur envoya Giulio à Naples dans une maison de leur ordre pour une mission très-grave. Giulio partit sans avoir pu voir Thérésa, et lui écrivit seulement en promettant son retour pour la semaine suivante; mais un mois s'écoula dans cette absence... En arrivant à Messine, le premier soin de Giulio fut de courir au palais de la marquise... Il la trouva seule, sur une terrasse, au bord de la mer... regardant les flots... pensant à lui... et pleurant... En le voyant, elle oublie la retenue d'une femme, les vœux de celui qu'elle aimait; elle se jette dans ses bras, le serre sur ce cœur dont il était la vie, et pour la première fois comprend que son bonheur, jusque-là si parfait en voyant chaque jour son ami, pouvait encore être doublé par lui.

Giulio partage et devine son émotion... Bientôt la sienne est trop vive. Il serre Thérésa avec violence contre sa poitrine; puis, la repoussant avec une égale rudesse, il s'éloigne du palais de Campo-Santo, la raison égarée et murmurant avec terreur le mot: Sacrilége!

Il passa la nuit en prières... Le matin le trouva priant encore... Il écrivit alors à Thérésa:

«Séparons-nous, Thérésa... je ne puis supporter, et pour toi, et pour moi, cette odieuse pensée d'une éternelle perdition!... Éternité!... sais-tu ce que c'est que ce mot? Éternité!... et quand la colère de Dieu l'a prononcée comme anathème, cette parole terrible, comment avoir son pardon?... Et c'est à de telles peines que je te condamnerais, Thérésa!... Jamais!... Je saurai souffrir!... Séparons-nous!...»

Thérésa était passionnée comme une Italienne, mais en même temps elle était femme... Elle adorait Giulio... mais le sombre mystère de la vie de cet homme l'effrayait en même temps qu'elle l'adorait. Cette prédiction était pour elle comme une énigme; ce qu'elle y voyait, c'est que cette prédiction attaquait la vie du malheureux par la puissance de la terreur... Alors encore une fois elle se sacrifia; elle insista pour revoir Giulio!... Hélas! il avait raison! elle crut le consoler en lui disant de douces paroles... et tous deux se perdirent!...

À dater de ce moment, l'existence de Giulio devint si malheureuse que Thérésa dut pleurer en larmes amères la funeste pensée d'avoir voulu le revoir!... Avant ce moment, Giulio n'avait pas de remords... Maintenant il n'osait plus prier... Où donc était son refuge? Enfin il ne put supporter un tel état... Il cessa de voir Thérésa, et bientôt ne lui écrivit plus.

Ce fut encore une nouvelle douleur pour la malheureuse femme!... Mais lorsqu'elle avait souffert jadis, elle était innocente... C'était un ange de pureté, une sainte colombe immolée sur l'autel du devoir!... Et maintenant, qu'était-elle devenue?... Cette pensée la rendait insensée; alors elle songeait à la mort... Hélas! la mort aussi était un crime.

Mais bientôt un devoir lui fut imposé. Ce devoir, elle le comprit... il lui redonna de l'espérance... Il existait d'ailleurs maintenant un motif pour qu'elle aimât la vie... Elle devait seulement quitter l'Italie... aller en Espagne; en Amérique... Elle voulait revoir Giulio une fois pour lui communiquer son plan... Il fallait qu'il l'accompagnât... puis, s'il en avait la force, il la quitterait... Mais Giulio se refusait à toutes les tentatives faites pour le voir... Enfin Thérésa n'hésite plus, elle a organisé leur fuite à elle seule... Et quand tout est prêt, elle se rend un soir, au moment de la bénédiction, à l'église du monastère de Giulio... Enveloppée dans un long voile noir, Thérésa, cachée derrière un des piliers massifs de la nef, attend, dans une angoisse inexprimable, le moment où Giulio restera seul pour sa méditation... Il passait devant Thérésa, enfoncé dans sa rêverie, les bras croisés sur sa poitrine, et ne voyant aucun des objets qui l'entouraient: tout à coup Thérésa s'offre à lui... elle l'arrête et lui parle avec cette énergie que prêtera toujours le cœur lorsqu'il est profondément ému... Elle lui révèle un secret aussi, elle... car elle en a un comme lui, la malheureuse!... Giulio recule devant le précipice ouvert devant lui... Tout est prêt, lui dit-elle.—Jamais!—Eh bien! alors, un dernier adieu, ce soir, à minuit... Tu as une clef du jardin du couvent qui ouvre une porte du côté de la mer... donne-la moi, et ce soir je viendrai te dire adieu pour toujours.

Giulio égaré, interdit, entend marcher; il laisse tomber la clef dans la main de Thérésa et s'enfuit rapidement. Thérésa, sûre de le revoir, s'éloigne avec joie.

À minuit, malgré la terreur qui la domine, Thérésa se rend au couvent; elle traverse une grève solitaire, ouvre la porte et se trouve dans le jardin du monastère... L'insensée! sa vie, celle de son amant, tout est joué sur un coup du hasard!...

Thérésa ne voit rien; la nuit est sombre; pas de lune, pas une étoile ne luit au ciel; elle entend marcher enfin... c'est Giulio! Mais il n'est plus incertain, il a pris des forces, il les a prises dans une pensée infernale.

—Que me veux-tu? demande-t-il à Thérésa, d'un ton brusque et sévère. Je ne puis, je ne veux pas partir; laisse-moi, et retire-toi en paix; prie pour toi et pour moi... je prierai aussi pour tous deux... pour nous faire pardonner par Dieu notre faute. Adieu, Thérésa, adieu pour la dernière fois.

Mais Thérésa est bien forte... elle prie au nom d'un autre! Elle se jette à genoux; elle supplie, pleure, baigne de larmes brûlantes les mains de Giulio... Il se laisse attendrir; lui aussi pleure sur le front de Thérésa... Elle l'entraîne vers la porte du jardin; la barque est prête... Un moment, et Thérésa triomphe!...

—Non! dit Giulio hors de lui, je ne puis!... pitié!..... Mais Thérésa insiste avec plus d'ardeur; la porte est ouverte... déjà ils en ont presque franchi le seuil, lorsque la cloche de la chapelle sonne les premières matines; Giulio l'arrête et frémit. Thérésa l'enlace de ses bras.—Laisse-moi, s'écrie le moine tout à fait égaré... Et saisissant un poignard qu'il portait toujours, il le plonge dans son sein...

Elle tomba sous ce seul coup... Giulio ne fit pas un mouvement... Le jour commençait à poindre; le moine regarda longtemps le corps sanglant de la malheureuse femme; puis, tout à coup, il souleva le cadavre, et, courant vers le rivage, il le jeta à la mer; retournant ensuite avec la même rapidité vers l'église où déjà il y avait du monde, il y entra avec sa robe teinte de sang et son poignard passé dans la ceinture de sa robe. On le saisit, on le questionna; il répondit avec vérité, quoiqu'il fût positivement fou en ce moment... Les moines l'entraînèrent dans l'intérieur du monastère... On ne le revit jamais.

—Eh bien! sire, dit la reine Hortense à l'empereur de Russie, comment trouvez-vous que Napoléon conduisait un drame?

L'empereur Alexandre avait été profondément intéressé, ainsi que chacune de nous, quoique nous connussions déjà le conte. L'empereur en demanda une copie qu'il emporta à Pétersbourg. Il n'avait pas de titre, et nous fûmes toutes d'accord de le nommer «la Destinée

Chargement de la publicité...