Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome I
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Title: Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome I
Author: F.-X. Garneau
Release date: November 2, 2008 [eBook #27131]
Language: French
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Archives nationales du Québec.)
HISTOIRE
DU
CANADA
DEPUIS SA DÉCOUVERTE JUSQU'A NOS JOURS.
PAR
F. X. GARNEAU.
TOME PREMIER.
QUÉBEC:
IMPRIMERIE DE N. AUBIN, RUE COUILLARD, No. 14.
1845.
Il y a peu de pays en Amérique sur les commencemens desquels l'on ait tant écrit que sur ceux du Canada, et encore moins qui soient, après tout, si pauvres en histoires; car on ne doit pas prendre pour telles, plusieurs ouvrages qui en portent le nom, et qui ne sont autre chose que des mémoires ou des narrations de voyageur, comme, par exemple, l'Histoire de l'Amérique septentrionale par la Potherie.
Pendant longtemps l'on vit paraître en France une foule de livres dans lesquels était soigneusement recueilli tout ce qui se passait dans cette nouvelle contrée, où une lutte sanglante s'était engagée entre la civilisation et la barbarie. Mais ces oeuvres avaient pour la plupart peu de mérite littéraire, quoiqu'elles continssent, en revanche, une multitude de choses singulières et intéressantes qui les faisaient rechercher en Europe avec avidité. Peu à peu, cependant, cette ardeur s'affaiblit avec la nouveauté des scènes qu'elles retraçaient, et le Canada occupait à peine l'attention de la France, lorsque le sort des armes le fit passer en d'autres mains. Après cet événement, les écrivains, qui laissent des matériaux pour l'histoire canadienne de leur temps, deviennent encore plus rares.
Parmi les auteurs dont nous venons de parler, et qui sont antérieurs à la conquête, il ne faut pas confondre, cependant, le célèbre Jésuite Charlevoix. Le plan étendu de son Histoire de la Nouvelle-France, l'exactitude générale des faits qu'il développe, son style simple et naturel, lui ont assuré depuis longtemps un rang distingué en Amérique; et le Canada le réclame encore aujourd'hui comme le premier de ses historiens.
Il faut reconnaître néanmoins qu'il s'abandonne quelquefois à une pieuse crédulité, et que ses affections exercent sur lui une influence à laquelle il ne peut pas toujours se soustraire. Mais cela est bien pardonnable dans celui dont l'état imposait des obligations que le caractère d'historien ne pouvait même faire rompre.
Du reste, il parle des hommes et des choses avec autant de modération qu'il sait, en général, juger avec sagesse et impartialité. Ses rapports intimes avec la cour de France lui ont procuré l'avantage de puiser à des sources précieuses; et notre histoire, qui n'était jusqu'à lui qu'un squelette informe, a pris, sous sa plume, le développement et les proportions d'un ouvrage complet, le meilleur qui eût été écrit jusque-là sur l'Amérique septentrionale. C'est à ce titre, que cet auteur doit d'être appelé le créateur de l'histoire du Canada. S'il est tombé dans quelques erreurs sur les voyages de Jacques Cartier, et sur les premiers temps de la colonie, en pouvait-il être autrement à une époque où les matériaux dont il avait besoin, étaient épars ou inconnus pour la plupart, et qu'il n'a dû rassembler qu'à grands frais et après des recherches immenses?
Cependant le but et le caractère de l'Histoire de la Nouvelle-France, ne conviennent plus à nos circonstances et à notre état politique. Ecrite principalement au point de vue religieux, elle contient de longues et nombreuses digressions sur les travaux des missionnaires répandus au milieu des tribus indiennes, qui sont dénuées d'intérêt pour la généralité des lecteurs. En outre, l'auteur, s'adressant à la France, a dû entrer dans une foule de détails nécessaires en Europe, mais inutiles en Canada; d'autres aussi ont perdu leur intérêt par l'éloignement des temps.
Les documents historiques découverts depuis, et la centralisation des ouvrages relatifs au Nouveau-Monde, dans les bibliothèques publiques et des sociétés savantes, permettent de combler quelques lacunes, que l'absence d'informations certaines avait forcé de laisser, et de rectifier des faits qui étaient restés enveloppés dans l'obscurité. Dans ces bibliothèques figurent toujours au premier rang les écrits dont nous avons parlé en commençant, et surtout les précieuses relations des Jésuites, auxquelles les meilleurs historiens américains se plaisent à payer un juste tribut d'éloges. Québec possède deux collections d'ouvrages sur l'Amérique, qui s'accroissent tous les jours; l'une a été formée sous les auspices de la Société littéraire et historique, et l'autre, sous ceux de la Chambre d'assemblée, à laquelle elle appartient. 1 La science ne peut avoir trop d'obligation aux auteurs de ces louables entreprises, et l'on doit espérer que la législature continuera d'affecter des fonds, pour enrichir ces collections et faire imprimer des manuscrits, ou de nouvelles éditions d'anciens ouvrages, qui deviennent de plus en plus rares, relatifs au pays.
Le plan de cet ouvrage a dû occuper notre attention très-sérieusement, vu surtout la différence des théâtres sur lesquels se passe l'action multiple de la colonisation de la Nouvelle-France, dont Québec était le grand centre. Quoique par son titre cette histoire ne paraisse embrasser que le Canada proprement dit, elle contiendra en réalité celle de toutes les colonies françaises de cette partie de l'Amérique jusqu'à la paix de 1763. L'unité de gouvernement et les rapports intimes qui existaient entre ces diverses provinces, ne permettent point d'en séparer l'histoire sans diminuer essentiellement l'intérêt de l'ensemble, et s'exposer à mal représenter l'esprit du système qui les régissait. Néanmoins, nous ne mènerons pas toujours de front les événemens de ces différents lieux, parce que cela nous paraît sujet à plusieurs inconvéniens, dont le moindre est de causer des interruptions fréquentes qui deviennent à la longue fatigantes pour le lecteur. Nous rapporterons ceux qui se passaient dans chaque colonie, séparément et à part, autant que cela pourra se faire sans nuire à l'enchaînement et à la clarté. Ainsi l'histoire de l'Acadie formera généralement des chapitres qui, selon le besoin, s'arrêteront en deçà, ou descendront au delà, des époques correspondantes de celle du Canada proprement dit.
Dans le même système de présenter les faits comme par tableaux où l'on puisse voir leur ensemble d'un coup-d'oeil l'aperçu des moeurs des Indiens et celui du régime civil et ecclésiastique du Canada, la relation des découvertes dans l'intérieur du continent, etc., formeront autant de chapitres ou groupes; ce qui ajoutera à l'intérêt et permettra en même temps d'abréger, lorsqu'il s'agira des provinces qui dépendaient autrefois du gouvernement canadien, et qui s'en sont ensuite séparées, par exemple la Louisiane, dont l'histoire ne nous intéresse guère plus que d'une manière générale.
Lorsque nous arriverons à l'époque mémorable de l'établissement du gouvernement constitutionnel en ce pays, nous recueillerons, avec soin et impartialité les actes des corps législatifs, qui doivent prendre place dans l'histoire. Cet événement est aussi pour nous un sujet de réminiscence; il nous rappelle un de ces actes glorieux dont toute une race, jusque dans ses plus lointaines ramifications, aime à s'honorer: et nous devons l'avouer, nous portons nos regards sur ceux qui ont conquis autrefois la charte des libertés anglaises, et dont la victoire devait ainsi nous profiter, avec d'autant plus de vénération que la race normande, d'où sortent la plupart des Canadiens, est celle qui a doté l'Angleterre de ce bienfait, principale cause de sa gloire et de sa puissance. 2 L'histoire de cette colonie redouble d'intérêt à partir de ce moment. L'on voit en effet les sentimens, les tendances et le génie du peuple, longtemps comprimés, se manifester soudainement et au grand jour; de grandes luttes politiques et de races agiter la société, le gouvernement et les représentans populaires combattre, sur les limites extrêmes de leurs pouvoirs respectifs, pour des droits et des privilèges toujours contestés; enfin tout attache dans le spectacle animé de ces joutes paisibles de l'intelligence et de la raison, dont l'amélioration du pays et le bien-être de ses habitans, constituent l'objet. Cette partie de notre tâche ne sera ni la moins difficile ni la moins importante.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
L'histoire est devenue, depuis un demi siècle, une science analytique rigoureuse; non seulement les faits, mais leurs causes, veulent être indiqués avec discernement et précision, afin qu'on puisse juger des uns par les autres. La critique sévère rejette tout ce qui ne porte pas en soi le cachet de la vérité. Ce qui se présente sans avoir été accepté par elle, discuté et approuvé au tribunal de la saine raison, est traité de fable et relégué dans le monde des créations imaginaires. A ce double flambeau s'évanouissent le merveilleux, les prodiges, et toute cette fantasmagorie devant laquelle les nations à leur enfance demeurent frappées d'une secrète crainte, ou saisies d'une puérile admiration; fantasmagorie qui animait jadis les sombres forêts du Canada dans l'imagination vive de ses premiers habitans, ces indigènes belliqueux et sauvages dont il reste à peine aujourd'hui quelques traces.
Cette révolution, car c'en est une, dans la manière d'apprécier les événemens, est le fruit incontestable des progrès de l'esprit humain et de la liberté politique. C'est la plus grande preuve que l'on puisse fournir du perfectionnement graduel des institutions sociales. Les nuages mystérieux qui enveloppaient le berceau de la Grèce et de Rome, 3 perdent de leur terreur; l'oeil peut oser maintenant en scruter les terribles secrets; et s'il pénètre jusqu'à l'origine du peuple lui-même, il voit le merveilleux disparaître comme ces légers brouillards du matin aux rayons du soleil. Car bien qu'on ait donné aux premiers rois une, nature céleste, que l'adulation des zélateurs de la monarchie, les ait enveloppés de prodiges, pour le peuple, aucun acte surnaturel ne marque son existence; sa vie prosaïque ne change même pas dans les temps fabuleux.
Note 3: (retour) Les historiens de ce continent sont affranchis des difficultés qui ont embarrassé pendant longtemps ceux de l'Europe par rapport à la question de l'origine des races dont descendent les différens peuples coloniaux américains. Ils peuvent en effet indiquer sans peine le point de départ des flots d'émigrans dans les diverses contrées de l'Ancien Monde, et suivre leur route jusque dans la plus obscure vallée où un pionnier ait élevé sa hutte dans le nouveau. S'ils veulent remonter au-delà, ils trouveront tout fait par l'ardeur avec laquelle les Européens ont travaillé à régler définitivement la question de leur origine. Mais si cette grande tâche est accomplie pour eux, il en reste une autre semblable à finir pour les Indigènes de l'Amérique, qui offre peut-être encore plus de difficultés, et qui a déjà exercé l'ingénuité de beaucoup de savans.A venir jusqu'à il y a à peu près trois siècles une ignorance superstitieuse obscurcissait et paralysait l'intelligence des peuples. Les trois quarts du globe qu'ils habitent étaient inconnus; ils ignoraient également la cause de la plupart des phénomènes naturels qui les ravissaient d'admiration ou les remplissaient de crainte; les sciences les plus positives étaient enveloppées de pratiques mystérieuses; le chimiste passait pour un devin ou sorcier, et souvent il finissait par se croire lui-même inspiré par les esprits.
L'invention de l'imprimerie et la découverte du Nouveau-Monde ébranlèrent, sur sa base vermoulue, cette divinité qui avait couvert le moyen âge de si épaisses ténèbres. Colomb livrant l'Amérique à l'Europe étonnée, et dévoilant tout à coup une si grande portion du domaine de l'inconnu, lui porta peut-être le coup le plus funeste.
La liberté aussi, quoique perdue dans la barbarie universelle, ne s'était pas tout à fait éteinte dans quelques montagnes isolées; elle contribua puissamment au mouvement des esprits. En effet, l'on peut dire que c'est elle qui l'inspira d'abord, et qui le soutint ensuite avec une force toujours croissante.
Depuis ce moment, la grande figure du peuple apparaît dans l'histoire moderne. Jusque-là, il semble un fond noir sur lequel se dessinent les ombres gigantesques et barbares de ses maîtres, qui le couvrent presque en entier. On ne voit agir que ces chefs absolus qui viennent à nous armés d'un diplôme divin; le reste des hommes, plèbe passive, masse inerte et souffrante, semble n'exister que pour obéir. Aussi les historiens courtisans s'occupent-ils fort peu d'eux pendant une longue suite de siècles. Mais à mesure qu'ils rentrent dans leurs droits, l'histoire change quoique lentement; elle se modifie quoique l'influence des préjugés conserve encore les allures du passé à son burin. Ce n'est que de nos jours que les annales des nations ont réfléchi tous leurs traits avec fidélité; et que chaque partie du vaste tableau a repris les proportions qui lui appartiennent. A-t-il perdu de son intérêt, de sa beauté? Non. Nous voyons maintenant penser et agir les peuples; nous voyons leurs besoins et leurs souffrances; leurs désirs et leurs joies; ces masses, mers immenses, lorsqu'elles réunissent leurs millions de voix, agitent leurs millions de pensées, marquent leur amour ou leur haine, produisent un effet autrement durable et puissant que la tyrannie même si grandiose et si magnifique de l'Asie. Mais il fallait la révolution batave, la révolution de l'Angleterre, des États-Unis d'Amérique, et surtout celle de la France, pour rétablir solidement le lion populaire sur son piédestal.
Cette époque célèbre dans la science de l'histoire en Europe, est celle où paraissent les premiers essais des historiens américains de quelque réputation. On ne doit donc pas s'étonner si l'Amérique, habitée par une seule classe d'hommes, le peuple, dans le sens que l'entendent les vieilles races privilégiées de l'ancien monde, la canaille comme dirait Napoléon, adopte dans son entier les principes de l'école historique moderne qui prend la nation pour source et pour but de tout pouvoir.
Les deux premiers hommes qui ont commencé à miner le piédestal des idoles mythiques, de ces fantômes qui défendaient le sanctuaire inaccessible de l'inviolabilité et de l'autorité absolue contre les attaques sacrilèges du grand nombre, sont un Italien et un Suisse, nés par conséquent dans les deux pays alors les plus libres de l'Europe. Laurent Valla donna le signal au 15e. siècle. Glareanus, natif de Glaris, marcha sur ses traces. «La Suisse est un pays de raisonneurs. Malgré cette gigantesque poésie des Alpes, le vent des glaciers est prosaïque; il souille le doute.» 4
L'histoire des origines de Rome exerça leur esprit de critique. Erasme, Scaliger et d'autres savans hollandais vinrent après eux. Le Français, Louis de Beaufort, acheva l'oeuvre de destruction; il fut le véritable réformateur; mais s'il démolit, il n'édifia point. Le terrain étant déblayé, le célèbre Napolitain, Vico, parut et donna (1725) son vaste système de la métaphysique de l'histoire 5 dans lequel, dit Michelet, existent déjà en germe du moins, tous les travaux de la science moderne. Les Allemands saisirent sa pensée et l'adoptèrent; Niebuhr, est le plus illustre de ses disciples.
Cependant la voix de tous ces profonds penseurs fut peu à peu entendue des peuples, qui proclamèrent, comme nous venons de le dire, l'un après l'autre, le dogme de la liberté. De cette école de doute, de raisonnement et de progrès intellectuels, sortirent Bacon, la découverte du Nouveau-Monde, la métaphysique de Descartes, l'immortel ouvrage de l'esprit des lois, Guisot, et enfin Sismondi, dont chaque ligne est un plaidoyer éloquent en faveur du pauvre peuple tant foulé par cette féodalité d'acier jadis si puissante, mais dont il ne reste plus que quelques troncs décrépits et chancellans, comme ces arbres frappés de mort par le fer et par le feu qu'on rencontre quelquefois dans un champ nouvellement défriché.
Il est une remarque à faire ici, qui semble toujours nouvelle tant elle est vraie. Il est consolant pour le christianisme, malgré les énormes abus qu'on en a faits, de pouvoir dire que les progrès de la civilisation, depuis trois ou quatre siècles, sont dus en partie à l'esprit de ce livre fameux et sublime, la Bible, objet continuel des méditations des scolastiques et des savans qui nous apparaissent au début de cette époque mémorable à travers les dernières ombres du moyen âge. La direction qu'ils ont donnée à l'esprit humain, n'a pas cessé depuis de se faire sentir; ils ont continué l'oeuvre de la généralisation du Christ, et leurs paroles, qui s'adressaient toujours à la multitude, ne faisaient que se conformer au système du maître. Le Régénérateur-Dieu est né au sein du peuple, n'a prêché que le peuple, et a choisi, par une préférence trop marquée pour ne pas être significative, les disciples de ses doctrines dans les derniers rangs de ces Hébreux infortunés, gémissant dans l'esclavage des Romains, qui devaient renverser aussi bientôt après leur antique Jérusalem. Ce fait plus que tout autre explique les tendances humanitaires du christianisme, et l'empreinte indélébile qu'il a laissée sur la civilisation moderne. 6
Note 6: (retour) L'ordre de St.-Benoit donna au monde ancien usé par l'esclavage le premier exemple du travail accompli par des mains libres. Cette grande innovation sera une des bases de l'existence moderne (MICHELET). Cet ordre célèbre fondé Italie à la fin du 5e. siècle servait d'asile à ceux qui fuyaient la tyrannie du gouvernement Goth et Vendale. Ce sont les bénédictins qui ont perpétué dans leurs cloîtres le peu de connaissances qui restaient chez les barbares.C'est sous l'influence de cette civilisation et de ces doctrines que l'Amérique septentrionale s'est peuplée d'Européens.
Une nouvelle phase se passa alors dans l'histoire du monde. C'était le deuxième débordement de population depuis le commencement de l'ère chrétienne. Le premier fut, on le sait, l'irruption des barbares qui précipita la chute de l'empire romain; le second fut l'émigration européenne en Amérique, qui précipita à son tour la ruine de la barbarie.
S'il est vrai que le spectacle tant varié de l'histoire excite constamment notre intérêt, soit qu'on assiste aux époques où les nations sont à leur plus haut degré de grandeur, ou penchent vers leur déclin, soit que, se plaçant à leur naissance, l'on jette de ce point ses regards sur la longue chaîne d'événemens heureux et malheureux qui signalent leur passage sur la scène du monde; combien cet intérêt ne dut-il pas redoubler lorsqu'il y a trois siècles, on vit sortir de différens points de l'Europe, pour se diriger au-delà des mers de l'occident, ces longues processions d'humbles mais industrieux colons, dont l'avenir, enseveli dans le mystère, donnait à la fois tant d'inquiétude et tant d'espérance. L'épée avait jusque-là frayé le chemin de toutes les émigrations. «La guerre seule a découvert le monde dans l'antiquité.» L'intelligence et l'esprit de travail sont les seules armes des hardis pionniers qui vont prendre aujourd'hui possession de l'Amérique. Leurs succès rapides prouvèrent l'avantage de la paix et d'un travail libre sur la violence et le tumulte des armes pour fonder des empires riches et puissans.
L'établissement du Canada date, des commencemens de ce grand mouvement de population vers l'ouest, mouvement dont on a cherché à apprécier les causes générales dans les observations qui précèdent, et dont la connaissance intéresse le Canada comme le reste de l'Amérique. Nous ne devons pas en effet méconnaître le point de départ et la direction du courant sous-marin qui entraîne la civilisation américaine. Cette étude est nécessaire à tous les peuples de ce continent qui s'occupent de leur avenir.
Tel est donc, nous le répétons, le caractère de cette civilisation, et de la colonisation commencée et activée sous son influence toute-puissante. Entre les établissemens américains, ceux-là ont fait le plus de progrès qui ont été le plus à même d'en utiliser les avantages. Le Canada, quoique fondé, pour ainsi dire, sous les auspices de la religion, est une des colonies qui ont ressenti le plus faiblement cette influence, pour des raisons qu'on aura lieu d'apprécier plus d'une fois dans la suite. C'est pourquoi aussi y a-t-il peu de pays qui, avec une population aussi faible, aient déjà passé par tant de guerres, d'orages et de révolutions.
Au surplus, dans une jeune colonie chaque fait est gros de conséquences pour l'avenir. L'on se tromperait fort gravement si l'on ne voyait dans le planteur qui abattit les forêts qui couvraient autrefois les rives du Saint-Laurent, qu'un simple bûcheron travaillant pour satisfaire un besoin momentané. Son oeuvre, si humble en apparence, devait avoir des résultats beaucoup plus vastes et beaucoup plus durables que les victoires les plus brillantes qui portaient alors si haut la renommée de Louis XIV. L'histoire de la découverte et de l'établissement du Canada, ne le cède en intérêt à celle d'aucune autre partie du continent. La hardiesse de Cartier qui vient planter sa tente au pied de la montagne d'Hochelaga, au milieu de tribus inconnues, à près de trois cents lieues de l'Océan; la persévérance de Champlain qui lutte avec une rare énergie, malgré la faiblesse de ses moyens, contre l'apathie de la France et la rigueur du climat, et qui, triomphant enfin de tous les obstacles, jette les fondemens d'un empire dont les destinées sont inconnues; les souffrances des premiers colons et leurs sanglantes guerres avec la fameuse confédération iroquoise; la découverte de presque tout l'intérieur de l'Amérique septentrionale, depuis la baie d'Hudson jusqu'au golfe du Mexique, depuis la Nouvelle-Ecosse jusqu'aux nations qui habitaient les rives occidentales du Mississipi; les expéditions guerrières des Canadiens dans le Nord, dans l'île de Terreneuve, et jusque dans la Virginie et la Louisiane; la fondation, par eux ou leurs missionnaires, des premiers établissemens européens dans les Etats du Michigan, de l'Ouisconsin, de la Louisiane et dans la partie orientale du Texas, voilà, certes, des entreprises et des faits bien dignes de notre intérêt et de celui de la postérité, et qui donnent aux premiers temps de notre histoire, un mouvement, Une variété, une richesse de couleurs, qui ne sont pas, ce nous semble, sans attraits.
Si l'on envisage l'histoire du Canada dans son ensemble, depuis Champlain jusqu'à nos jours, on voit qu'elle se partage en deux grandes phases que divise le passage de cette colonie de la domination française à la domination anglaise, et que caractérisent, la première, les guerres des Canadiens avec les Sauvages et les provinces qui forment aujourd'hui les États-Unis; la seconde, la lutte politique et parlementaire qu'ils soutiennent encore pour leur conservation nationale. La différence des armes, entre ces deux époques militantes, nous les montre sous deux points de vue bien distincts; mais c'est sous le dernier qu'ils m'intéressent davantage. Il y a quelque chose de touchant et de noble à la fois à défendre la nationalité de ses pères, cet héritage sacré qu'aucun peuple, quelque dégradé qu'il fût, n'a jamais osé répudier publiquement. Jamais cause, non plus, et plus grande et plus sainte n'a inspiré un coeur haut placé, et mérité la sympathie des hommes généreux.
Si la guerre a fait briller autrefois la bravoure des Canadiens avec éclat; à leur tour, les débits politiques ont fait surgir, au milieu d'eux, des noms que respectera la postérité; des hommes dont les talens, le patriotisme ou l'éloquence, sont pour nous à la fois un juste sujet d'orgueil, et une cause de digne et généreuse émulation. Les Papineau, (père), les Bedard, les Stuart, descendus dans la tombe entourés de la vénération publique, ont à ce titre pris la place distinguée que leurs compatriotes leur avaient assignée depuis longtemps dans notre histoire, comme dans leur souvenir.
Par cela même que le Canada a été soumis à de grandes vicissitudes, qui ne sont pas de son fait, mais qui tiennent à la nature de sa dépendance coloniale, les progrès n'y marchent qu'à travers les obstacles, les secousses sociales, et une complication qu'augmentent, de nos jours, la différence des races mises en regard par la métropole, les haines, les préjugés, l'ignorance et les écarts des gouvernant et quelquefois des gouvernés. L'union des Canadas, surtout, projetée en 1822, et exécutée en 1839, n'a été qu'un moyen adopté pour couvrir d'un voile légal une grande injustice. L'Angleterre, qui ne voit, dans les Canadiens français, que des colons turbulens, entachés de désaffection et de républicanisme, oublie que leur inquiétude ne provient que de l'attachement qu'ils ont pour leurs institutions et leurs usages menacés, tantôt ouvertement, tantôt secrètement par l'autorité proconsulaire. L'abolition de leur langue, et la restriction de leur franchise électorale pour les tenir, malgré leur nombre, dans la minorité et la sujétion, ne prouvent-ils pas que trop, du reste, que ni les traités, ni les actes publics les plus solennels, n'ont pu les protéger contre les attentats commis au préjudice de leurs droits.
Mais quoiqu'on fasse, la destruction d'un peuple n'est pas chose aussi facile qu'on pourrait se l'imaginer; et la perspective qui se présente aux Canadiens, est, peut-être, plus menaçante que réellement dangereuse. Néanmoins, il est des hommes que l'avenir inquiète, et qui ont besoin d'être rassurés; c'est pour eux que nous allons entrer dans les détails qui vont suivre. L'importance de la cause que nous défendons nous servira d'excuse auprès du lecteur. Heureux l'historien qui n'a pas la même tâche à remplir pour sa patrie!
L'émigration des îles britanniques, et l'acte d'union des Canadas dont on vient de parler, passé en violation des statuts impériaux de 1774 et 1791, sont, sans doute, des événemens qui méritent notre plus sérieuse attention. Mais a-t-on vraiment raison d'en appréhender les révolutions si redoutées par quelques uns de nous, tant désirées par les ennemis de la nationalité franco-canadienne? Nous avons plus de foi dans la stabilité d'une société civilisée, et nous croyons à l'existence future de ce peuple dont l'on regarde l'anéantissement, dans un avenir plus ou moins éloigné, comme un sort fatal, inévitable. Si je m'abandonnais, comme eux, à ces pensées sinistres, loin de vouloir retracer les événemens qui ont signalé sa naissance et ses progrès, et de me complaire dans la relation des faits qui l'honorent, je ne trouverais de voix que pour gémir sur son tombeau. Je me couvrirais la tête pour ne pas voir agoniser ma patrie, expirer ma race. Non, homme d'espérance, l'on n'entendra jamais ma voix prédire le malheur; homme de mon pays; l'on ne me verra jamais, par crainte ou par intérêt, calculer sur sa ruine supposée pour abandonner sa cause.
Mais, dans le vrai, cette existence du peuple canadien n'est pas plus douteuse aujourd'hui, qu'elle ne l'a été à aucune époque de son histoire. Sa destinée est de lutter sans cesse, tantôt contre les barbares qui couvrent l'Amérique, tantôt contre une autre race qui, jetée en plus grand nombre que lui dans ce continent, y a acquis depuis longtemps une prépondérance, qui n'a plus rien à craindre. Mais qui peut dire que ces luttes aient retardé essentiellement sa marche? C'est pendant celle dont on craint les plus funestes résultats, que son extension a pris les plus grands développemens. Dans les 152 ans de la domination française, la population du Canada n'a atteint que le chiffre de 80,000 âmes environ, tandis que dans les 83 ans de la domination anglaise, ce chiffre s'est élevé à plus de 500,000, et le pays s'est établi dans sa plus grande étendue. On voit donc que les frayeurs dont l'on vient de parler, sont plus chimériques que réelles.
En effet, ce qui caractérise la race française, par-dessus toutes les autres, c'est «cette force secrète de cohésion et de résistance, qui maintient l'unité nationale à travers les plus cruelles vicissitudes et la relève triomphante de tous les obstacles.» La vieille étourderie gauloise, dit un auteur 7, a survécu aux immuables théocraties de l'Egypte et de l'Asie, aux savantes combinaisons politiques des Hellènes, à la sagesse et à la discipline conquérante des Romains. Doué d'un génie moins flexible, moins confiant et plus calculateur, ce peuple antique et toujours jeune quand retentit l'appel d'une noble pensée ou d'un grand homme, ce peuple eût disparu comme tant d'autres plus sages en apparence, et qui ont cessé d'être parce qu'ils ne comprenaient qu'un rôle, qu'un intérêt ou qu'une idée.
Rien ne prouve que les Français établis en Amérique aient perdu, au contraire, tout démontre qu'ils ont conservé, ce trait caractéristique de leurs pères, cette puissance énergique et insaisissable qui réside en eux-mêmes, et qui, comme le génie, échappe à l'astuce de la politique comme au tranchant de l'épée. Il se conserve, comme type, même lorsque tout semble annoncer sa destruction. Un noyau s'en forme-t-il au milieu des races étrangères, il se propage, en restant comme isolé, au sein de ces populations avec lesquelles il peut vivre, mais avec lesquelles il ne peut guère s'amalgamer. Des Allemands, des Hollandais, des Suédois se sont établis par groupes dans les États-Unis, et se sont insensiblement fondus dans la masse sans résistance, sans qu'une parole même révélât leur existence au monde. Au contraire, aux deux bouts de cette moitié du continent, deux groupes français ont pareillement pris place, et non seulement ils s'y maintiennent comme race, mais on dirait qu'une énergie qui est comme indépendante d'eux, repousse les attaques dirigées contre leur nationalité. Leurs rangs se resserrent, la fierté du grand peuple dont ils descendent et qui les anime alors qu'on les menace, leur fait rejeter toutes les capitulations qu'on leur offre; leur esprit de sociabilité, en les éloignant des races flegmatiques, les soutient aussi dans les situations où d'autres perdraient toute espérance. Enfin cette force de cohésion, dont nous venons de parler, se développe d'autant plus que l'on veut la détruire.
«La nationalité d'ailleurs n'est pas un fruit artificiel; c'est le don de Dieu; personne ne peut l'acquérir, et il est impossible de le perdre.» 8 Les six siècles de persécution, d'esclavage et de sang de l'Irlande sont une preuve mémorable des dangers de la dénationalisation, qu'on me passe ce terme, forcée et violente d'un peuple civilisé par un autre peuple civilisé.
Les hommes d'état éminens qui ont tenu le timon des affaires de la Grande-Bretagne après la cession du Canada en 1763, comprirent que la situation particulière des Canadiens, dans l'Amérique septentrionale, était un gage de leur fidélité; et cette prévision n'a été qu'une des preuves de la sagacité que le cabinet de cette puissance a données en tant d'occasions.
Livrés aux réflexions pénibles que leur situation dut leur inspirer après la lutte sanglante et prolongée dans laquelle ils avaient montré tant de dévouement à la France, les Canadiens jetèrent les yeux sur l'avenir avec inquiétude. Délaissés par la partie la plus riche et la plus éclairée de leurs compatriotes qui, en abandonnant le pays, les privèrent du secours de leur expérience; faibles en nombre et mis un instant pour ainsi dire à la merci des populeuses provinces anglaises auxquelles ils avaient résisté pendant un siècle et demi avec tant d'honneur, ils ne désespérèrent pas, néanmoins, de leur position. Ils exposèrent au nouveau gouvernement leurs voeux en réclamant les droits qui leur avaient été garantis par les traités; ils représentèrent avec un admirable tact que la différence même qui existait entre leur langue et leur religion et celles des colonies voisines, les attacherait plutôt à la cause métropolitaine qu'à la cause coloniale: ils avaient deviné la révolution américaine.
Le hasard a fait découvrir dans les archives du secrétariat provincial à Québec, un de ces mémoires, écrit avec beaucoup de sens, et dans lequel l'auteur a fait des prédictions que les événemens n'ont pas tardé à réaliser. En parlant de la séparation probable de l'Amérique du nord d'avec l'Angleterre, il observe «que s'il ne subsiste pas entre le Canada et la Grande-Bretagne d'anciens motifs de liaison et d'intérêt étrangers à ceux que la Nouvelle-Angleterre pourrait, dans le cas de la séparation, proposer au Canada, la Grande-Bretagne ne pourra non plus compter sur le Canada que sur la Nouvelle-Angleterre. Serait-ce un paradoxe d'ajouter, dit-il, que cette réunion de tout le continent de l'Amérique formée dans un principe de franchise absolue, préparera et amènera enfin le temps où il ne restera à l'Europe de colonies en Amérique, que celles que l'Amérique voudra bien lui laisser; car une expédition préparée dans la Nouvelle-Angleterre sera exécutée contre les Indes de l'ouest, avant même qu'on ait à Londres, la première nouvelle du projet.
S'il est un moyen d'empêcher, ou du moins, d'éloigner cette révolution, ce ne peut-être que de favoriser tout ce qui peut entretenir une diversité d'opinions, de langage, de moeurs et d'intérêt entre le Canada et la Nouvelle-Angleterre.»
La Grande-Bretagne influencée par ces raisons qui tiraient une nouvelle force des événemens qui se préparaient pour elle au-delà des mers, ne balança plus entre ses préjugés et une politique dictée si évidemment dans l'intérêt de l'intégrité de l'empire. La langue, les lois et la religion des Canadiens furent conservées dans le temps même où il aurait été comparativement facile pour elle d'abolir les unes et les autres, puisqu'elle possédait alors la moitié de toute l'Amérique. Elle eut bientôt lieu de se réjouir de ce qu'elle avait fait cependant. Deux ans à peine s'étaient écoulés depuis la promulgation de l'acte de 1774, que ses anciennes colonies étaient toutes en armes contre son autorité, et faisaient de vains efforts pour s'emparer du Canada, qu'elles disaient n'avoir aidé à conquérir que pour l'intérêt et la gloire de l'Angleterre.
Les Canadiens appelés à défendre leurs institutions et leurs lois garanties par les traités et par ce même acte de 1774, que le congrès des provinces rebelles avait maladroitement «déclaré injuste, inconstitutionnel, très dangereux et subversif des droits américains,» se rangèrent sous le drapeau de leur nouvelle mère-patrie, qui profita ainsi plus tôt qu'elle ne l'avait pensé, de la sagesse de sa politique, politique sanctionnée depuis par le parlement impérial, en deux occasions solennelles, savoir: en 1791, en octroyant une charte constitutionnelle à cette province; et, en 1828, en déclarant que «les Canadiens d'origine française ne devaient pas être inquiétés le moins du monde dans la jouissance de leurs lois, de leur religion et de leurs priviléges, tel que cela leur avait été assuré par des actes du parlement britannique.»
Si cette politique, qui a déjà sauvé deux fois le Canada, a été méconnue et répudiée par l'acte d'union, il n'est pas improbable que les événemens y fassent revenir, et qu'on s'aperçoive que les Canadiens, en s'amplifiant, ne deviennent rien moins qu'Anglais. Rien n'indique que l'avenir sera différent du passé; et ce retour pourrait être commandé par le progrès des colonies qui restent encore à la Grande-Bretagne dans ce continent, et par la perspective d'une révolution semblable à celle qui a frayé le chemin à l'indépendance de l'Union américaine.
S'il en était autrement, il faudrait croire que le cabinet de Londres a jugé d'avance la cause de la domination britannique dans cette partie du monde, et qu'il la regarde comme définitivement perdue. Mais l'on doit présumer qu'il y connaît fort bien la situation des intérêts anglais; qu'il a déjà jeté les jeux sur l'avenir, comme on peut l'inférer de quelques passages qui se trouvent dans le rapport de lord Durham sur le Canada, et qu'il désire enfin le dénoûment le moins préjudiciable à la nation. La Grande-Bretagne tient notre sort entre ses mains; et selon que sa conduite sera juste et éclairée, ou rétrécie et tyrannique, ces belles et vastes provinces formeront, lorsque le temps en sera venu, une nation indépendante et une alliée utile et fidèle, ou elles tomberont dans l'orbite de la puissante république qui semble destinée à lui disputer l'empire des mers. Cette question mérite l'attention grave des hommes d'état métropolitains et coloniaux; plusieurs peuples sont intéressés à sa solution.
Dans les observations ci-dessus, nous avons énoncé franchement et sans crainte nos vues sur un sujet qui doit préoccuper tous les Canadiens dans la situation exceptionnelle où ils se trouvent comme peuple. Nous l'avons fait, parce que nous croyons que nos lecteurs avaient droit de connaître notre opinion à cet égard; nous avons dû aussi exprimer nos espérances que nous croyons bien fondées parcequ'elles procèdent des déductions les plus sévères des faits historiques dont nous allons dérouler le riche et intéressant tableau.
HISTOIRE
DU
CANADA.
INTRODUCTION.
CHAPITRE PREMIER.
DÉCOUVERTE DE L'AMÉRIQUE.
1492-1534.
De l'Amérique; a-t-elle été connue des anciens?--L'Atlantide.--L'Amérique n'était pas connue des modernes.--Découvertes des Portugais et des Espagnols.--Christophe Colomb; sa naissance, sa vie; il s'établit à Lisbonne; va en Espagne; Ferdinand et Isabelle à qui il fait part de son projet d'aller aux Indes par l'Ouest, lui donnent trois bâtimens.--Il découvre l'Amérique--Son retour; réception magnifique qu'on lui fait à la cour.--Suite de ces découvertes.--Envoyé en Espagne dans les fers par Bovadilla.--Caractère de Colomb.--Continuation des découvertes des Espagnols et des Portugais.--Sébastien Cabot, Vénitien, découvre la Floride, Terreneuve et les côtes de Labrador pour Henri VII d'Angleterre.--Verazzani, au service de François I, côtoie l'Amérique, depuis Floride jusqu'à Terreneuve.--Les pêcheurs basques, bretons et normands faisaient la pêche de la morue sur les bancs de Terreneuve depuis longtemps.
Les Grecs et les Romains, qui divinisaient tout ce qui porte un caractère de grandeur et de beauté, mettaient les fondateurs de leur patrie au rang des dieux. Chez eux Colomb eût été placé à coté de Romulus. Le hasard auquel sont dues tant de découvertes, n'a été pour rien dans celle de l'Amérique. Colomb seul a eu la magnifique idée d'aller sonder les mystères qui sommeillaient sur les limites occidentales de la mer Atlantique, vers lesquelles l'Europe jetait, en vain, un oeil scrutateur depuis tant de siècles; lui seul, il a su retrouver un monde perdu depuis des milliers d'années peut-être. Ce continent qui forme presqu'un tiers du globe habitable, a été entrevu, à ce qu'il paraît, de quelques peuples anciens de l'Europe, et probablement en relation avec les nations plus anciennes encore, qui y avaient précédé ceux-ci. Les traditions égyptiennes parlent d'une île nommée Atlantide située au couchant des colonnes d'Hercule dans l'Océan, et que les Phéniciens disent avoir aussi visitée.
Le premier auteur qui en fasse mention est Platon dans deux de ses dialogues, dont l'un est intitulé: Timéee, et l'autre Critias. Sur une tradition qui a un fond de vérité, il brode un événement qui paraît fait pour flatter la vanité nationale des Grecs. Solon voyageait en Egypte. Un prêtre de ce pays, parlant des antiquités d'Athènes, lui dit: «Il y a longtemps qu'Athènes subsiste. Il y a longtemps qu'elle est civilisée. Il y a longtemps que son nom est fameux en Egypte par des exploits que vous ignorez, et dont l'histoire est consignée dans nos archives: c'est là que vous pouvez vous instruire dans les antiquités de votre ville... C'est là que vous apprendrez de quelle manière glorieuse les Athéniens, dans les temps anciens, réprimèrent une puissance redoutable qui s'était répandue dans l'Europe et l'Asie, par une irruption soudaine de guerriers sortis du sein de la mer Atlantique. Cette mer environnait un grand espace de terre, situé vis-à-vis de l'embouchure du détroit appelé les colonnes d'Hercule. C'était une contrée plus vaste que l'Asie et la Lybie ensemble. De cette contrée au détroit il y avait nombre d'autres îles plus petites. Ce pays dont je viens de vous parler, ou l'île Atlantide, était gouvernée par des souverains réunis. Dans une expédition, ils s'emparèrent d'un côté de la Lybie jusqu'à l'Egypte, et de l'autre côté de toutes les contrées jusqu'à la Tirhénie. Nous fûmes tous esclaves, et ce furent vos ayeux qui nous rendirent la liberté: ils conduisirent leurs flottes contre les Atlantes et les défirent. Mais un plus grand malheur les attendait. Peu de temps après leur île fut submergée; et cette contrée plus grande que l'Europe et l'Asie ensemble disparut en un clin d'oeil.»
Les annales de Carthage rapportent qu'Himilcon vit une nouvelle terre dans les mêmes régions. L'an 356 de la fondation de Rome, un vaisseau Carthaginois ayant pris sa route vers le couchant, pénétra dans une mer inconnue, où il découvrit fort loin de la terre une île déserte, spacieuse, arrosée de grandes rivières, couverte de forêts, dont la beauté semblait répondre de la fertilité du sol. Une partie de l'équipage ne put résister à la tentation de s'y établir. Les autres étant retournés à Carthage, le Sénat auquel ils rendirent compte de leur découverte, crut devoir ensevelir dans l'oubli, un événement dont il craignit les suites. Il fit en conséquence donner secrètement la mort à ceux qui étaient revenus dans le vaisseau; et ceux qui étaient restés dans l'île demeurèrent sans ressource pour en sortir. 9 Il semble assez certain aujourd'hui que cette île est le Nouveau-Monde.
Ces rapports ou traditions ont pris la consistance de la vérité depuis les découvertes archéologiques faites dans l'Amérique centrale par Antonio del Rio et autres; découvertes qui donnent aussi plus de probabilité que jamais à l'hypothèse que les Atlantes étaient des habitans de ce continent. Mais en quel temps ont-ils existé? Quelques écrivains veulent que ce soit avant le déluge. 10 Quoiqu'il en soit, il est probable qu'à l'époque de l'existence de cet ancien peuple, l'Amérique était en communication avec l'Europe. Les ruines majestueuses de Palenque et de Mitla, dans les forêts du Yucatan, où l'on trouve des pyramides, des restes d'édifices aussi vastes qu'imposans, des idoles de granit, des bas-reliefs colossaux, des hiéroglyphes, &c., témoignent qu'il avait atteint un haut degré de civilisation. 11
Note 9: (retour) Aristote, Théophraste. La coutume de la cupide Carthage était de faire périr ainsi tous ceux qui pouvaient sciemment ou non nuire à ses intérêts ou exciter les soupçons du Conseil des cent, image du Conseil des dix de Venise. «Carthage, dit Montesquieu, avait un singulier droit des gens; elle faisait noyer tous les étrangers qui trafiquaient en Sardaigne et vers les colonnes d'Hercule.»Au reste, il n'existait plus au temps des Carthaginois, qui ne trouvèrent dans ce continent, comme Colomb, que des forêts sans le moindre vestige d'art ni d'industrie.
Tels sont les témoignages de l'antiquité sur l'existence de l'Atlantide qui demeura toujours cependant un objet de spéculation parmi les savans, anciens et modernes, jusqu'au 15e. siècle. A cette époque, les peuples de l'Europe avaient les idées les plus confuses des pays avec lesquels ils n'étaient pas immédiatement en rapport. Les contemporains de Colomb croyaient encore que la Zone torride, brûlée par les rayons qui tombaient perpendiculairement du soleil, était inhabitable. L'imagination se plaisait à peupler d'êtres extraordinaires et merveilleux les contrées inconnues; et l'on était plus empressé de croire des relations fabuleuses, que de les critiquer ou d'aller en reconnaître la vérité sur les lieux-mêmes.
Malgré toutes les fables que l'on débitait sur l'Occident, il est certain que jusqu'à Colomb, personne n'avait pensé à aller explorer ces régions des mers, et qu'au commencement du quinzième siècle les savans, perdus au milieu des débris des connaissances géographiques qu'ils avaient amassées avec peine, étaient dans une ignorance profonde à l'égard de cette partie du globe. 12
L'on ne s'arrêtera pas aux expéditions supposées des Gaulois, des Scandinaves, et d'autres peuples septentrionaux, en Amérique. Le hasard peut les avoir conduits jusque dans le Groenland, jusque dans ce continent même.
Mais quoiqu'il soit probable que les Danois ou les Norvégiens aient colonisé cette île à une époque reculée, 13 leurs voyages étaient inconnus dans le reste de l'Europe, ou les contrées qu'ils fréquentaient étaient regardées comme des îles avancées qui hérissaient les bords orientaux de l'Océan.
Enfin, les temps étaient arrivés où les hommes, sortis des ténèbres de l'ignorance, allaient prendre un nouvel essor.
Le commerce et l'esprit d'aventures surtout, entraînaient depuis bien des années les navigateurs au-delà des anciennes limites connues. On dit que les Normands, conduits par le génie inquiet et entreprenant qui les distinguait, avaient pénétré jusqu'aux îles Canaries, où les avaient devancés les Espagnols, et même plus au sud, dans leurs expéditions commerciales, ou à mains armées pour piller les habitans. Jean de Béthencourt, baron normand, ayant conquis les Canaries, les posséda à titre de fief relevant de la couronne de Castille, et les laissa à ses enfans. Ces îles étaient fameuses chez les anciens qui y avaient placé le jardin des Hespérides, alors les bornes du monde connu. Telle fut la première navigation importante faite sur l'Océan par les modernes; elle servit à enhardir les navigateurs, et à exciter leur émulation dans leurs courses maritimes.
Le Portugal, l'un des plus petits pays de l'Europe, était destiné à ouvrir la carrière des découvertes géographiques qui devaient illustrer l'esprit curieux et insatiable des modernes. Ses capitaines avaient déjà fait des progrès dans celle nouvelle voie, lorsque Henri parut, prince à jamais mémorable dans les annales de la navigation et du commerce: il donna à tout un nouvel essor. Profondément versé dans toutes les sciences qui ont rapport à la marine, il forma le projet d'envoyer des navires en Asie en leur faisant doubler le continent africain, et d'ouvrir ainsi au commerce des Indes, un chemin plus expéditif et moins dispendieux que celui de la mer Rouge. Les Carthaginois avaient autrefois entrepris ce même voyage. S'il réussissait, lui, il faisait du Portugal le centre du commerce et des richesses de l'Europe. Cette idée était digne de son génie qui était bien en avant de son siècle.
Sous ses auspices, les navigateurs portugais doublèrent le cap Bojador, pénétrèrent dans les régions redoutables du Tropique, et explorèrent les côtes de l'Afrique jusqu'au cap Vert, entre le Sénégal et la Gambie, qu'il découvrirent en 1474. Presque dans le même temps Gonzalo Vello découvrit les îles Açores à 360 lieues de Lisbonne entre l'Europe et l'Amérique; mais Henri mourut au milieu de ces découvertes, et plusieurs années avant que Vasquez de Gama pût doubler le cap de Bonne-Espérance. Néanmoins l'honneur de cette grande entreprise lui appartient tout entier.
Les découvertes des Portugais excitèrent bientôt l'attention de toute l'Europe. 14 Le bruit de leurs expéditions lointaines, et les relations presque merveilleuses de leurs voyageurs, se répandirent dans tous les pays. Les hommes les plus hardis se dirigèrent sur le Portugal, pour aller chercher fortune ou des aventures dans les régions nouvelles vers lesquelles les marins de cette nation, s'élançaient avec ardeur. Christophe Colomb était de ce nombre; il vint à Lisbonne en 1470. 15
Note 15: (retour) Son fils Ferdinand dit que c'est un accident fortuit qui l'amena à Lisbonne. A la suite d'un engagement avec des galères de Venise, entre cette ville et le cap St.-Vincent, le vaisseau de son père et celui de son ennemi prirent feu, et Colomb fut obligé de se jeter à la mer et atteint heureusement le rivage qui était à plus de deux lieues. Histoire de l'Amiral, ch. 5.Colomb, dont le nom est à jamais lié à l'histoire du Nouveau-Monde, est né, suivant la supposition la plus vraisemblable, à Gênes, vers 1435 ou 36. Son père était réduit à vivre du travail de ses mains. Il ne put faire donner à son fils qu'une éducation médiocre. Le jeune Colomb montra de bonne heure du penchant pour la science géographique; et la mer eut pour lui un attrait irrésistible. Il entra dans cette carrière périlleuse à l'âge de 14 ans. Les premières années de sa vie maritime sont enveloppées de beaucoup d'obscurité. Il parait néanmoins qu'il prit part à plusieurs expéditions de guerre, soit contre les barbaresques, soit contre des princes d'Italie. Il servit aussi sous Jean d'Anjou dans la guerre de Naples, et sous Louis XI, les rois de France étant dans l'usage à cette époque de prendre des navires de Gênes à leur solde. Dans ces diverses courses, il déploya de l'habileté et un grand courage, qualités qu'il fit briller surtout dans l'expédition de Naples. 16
Pendant sa résidence à Lisbonne, il s'occupa de sa science favorite, et se rendit familier avec toutes les découvertes des Portugais, et avec les auteurs anciens et modernes qui traitaient de la cosmographie. Il fit avec les premiers plusieurs voyages sur les côtes de la Guinée, et un en Islande en 1477. Ses travaux et ses études le mirent aussi en relation avec plusieurs savans de l'Europe, et des navigateurs qui avaient pris part aux voyages qui s'étaient faits depuis le prince Henri. C'est en vivant au milieu de ce monde, dont l'imagination s'exaltait au récit des découvertes journellement annoncées, qu'il conçut, en 1474, le dessein d'aller aux Indes en cinglant droit à l'ouest. Ce projet, dans ses idées, n'avait rien que de raisonnable, parce qu'il s'était convaincu, contre l'opinion des partisans du système de Ptolémée, alors reçu partout, que la terre était ronde, ainsi que plusieurs anciens l'avaient pensé, et qu'allait l'enseigner Copernic dans le nord de l'Europe, quelques années plus tard.
Vers cette époque, sous Jean II de Portugal, l'on appliqua à la navigation l'astrolabe, qui est devenu l'octant par les améliorations du célèbre Auzout. Cet instrument avec la boussole qui commençait à s'introduire, permit aux navigateurs de s'éloigner sans crainte des routes tracées.
Il fit part de son projet à la cour du Portugal, et sollicita vainement le roi Jean II, de lui donner quelques vaisseaux pour tenter une entreprise dont le succès jetterait une gloire ineffaçable sur son règne. Refusé par ce prince, il partit pour l'Espagne en 1484, avec son fils Diègue, afin de faire les mêmes propositions à Ferdinand et Isabelle. Après huit ans de sollicitations auprès de ces monarques, durant lesquels il passa par toutes les épreuves, et eut à lutter contre tous les obstacles que l'ignorance et l'incrédulité peuvent inventer; son génie persévérant triompha. Tout le monde connaît le fameux examen qu'on lui fit subir devant les théologiens d'Espagne qui voulaient lui prouver, la Bible à la main, son erreur. Presque dans le même temps, les rois de France et d'Angleterre, auprès desquels il avait fait faire des démarches, par son frère Barthélemi, envoyaient des réponses favorables. Ferdinand et Isabelle lui donnèrent trois petits navires, dont deux sans pont, et le plus gros ayant nom Santa Maria, avec le titre d'Amiral des terres qu'il pourrait découvrir. Il fit voile de Palos le 3 août 1492, accompagné des trois frères Pinçon, qui voulurent hasarder leur vie et leur fortune dans cette expédition.
La petite escadre avait à bord pour douze mois de provisions, et portait quatre-vingt-dix hommes, la plupart marins, avec quelques aventuriers qui suivaient la fortune de Colomb. La traversée ne fut pas orageuse; mais une crainte superstitieuse qui s'était emparée de l'esprit des matelots, leur faisait voir sans cesse mille dangers imaginaires. Cette crainte fut encore augmentée par les variations du compas remarquées alors pour la première fois, et qui leur firent croire que les lois de la nature changeaient à mesure qu'ils avançaient. Tantôt ils tombaient dans le plus grand découragement; tantôt, perdant patience, ils poussaient des cris de révolte, et allèrent même un jour jusqu'à menacer Colomb de le jeter à la mer. Le génie ferme de ce capitaine ne l'abandonna point, et il réussit à les maîtriser, et à relever leur courage. Il y avait 70 jours qu'ils avaient quitté Palos, lorsque, dans la nuit du 12 octobre, une lumière qui allait et venait à quelque distance des bâtimens, frappa tout-à-coup la vue de Colomb, qui, n'osant s'en rapporter à ses yeux, la fit observer à un homme qui était près de lui. L'on attendit le jour avec la plus grande anxiété. Dès qu'il commença à poindre, on aperçut la terre. A ce spectacle, tout le monde fut transporté d'une vive allégresse sur les trois navires; l'on entonna à haute voix le Te Deum en action de grâces; des larmes de joie coulaient de tous les yeux.
Quand le soleil fut levé, on lança toutes les chaloupes à l'eau, et on les arma: chacun mit ses plus beaux habits. Colomb fit déployer les étendards, et donna l'ordre de ramer vers le rivage aux accens d'une musique guerrière. Il fut le premier qui y mit le pied, tenant une épée nue à la main. Tous les Espagnols tombèrent à genoux et baisèrent cette terre qu'ils désiraient si ardemment et depuis si longtemps. Ils plantèrent ensuite une croix et prirent possession du pays au nom de la couronne de Castille et de Léon. La terre où ils débarquèrent est une des îles Lucayes, ou Bahama, que Colomb nomma San-Salvador.
Les Espagnols trouvèrent la rive couverte de Sauvages qui manifestaient, par leurs gestes et par leurs attitudes, leur profond étonnement. La blancheur de la peau des Européens, leur costume, leurs armes, leurs navires, tout excitait l'admiration des naturels qui les prirent pour les fils du soleil, qui venaient visiter la terre. Les armes à feu des Espagnols, les canons surtout dont l'explosion imite le bruit du tonnerre, en les remplissant d'épouvante, contribuèrent à leur persuader davantage que ces nouveaux venus étaient d'origine céleste. D'un autre côté, si les aborigènes étaient dans l'étonnement, les Espagnols n'étaient pas moins surpris de tout ce qui frappait leurs regards. Sans parler des habitans, de leur teint cuivré, de leur mine farouche, il n'y avait pas jusqu'aux arbres et aux plantes qui ne présentassent une différence avec ceux de l'Europe. Du reste le climat était agréable, et le sol paraissait d'une grande fertilité, quoiqu'il ne portât aucune marque de culture.
Colomb continua ses découvertes. Il visita les îles Lucayes, et ensuite celles de Cuba et de St. Domingue où il trouva le tabac dont les Indigènes faisaient usage pour fumer, pratique inconnue des Européens, et la pomme de terre, humble tubercule peu apprécié alors, dit Washington Irving, mais dont l'acquisition fut plus précieuse pour l'homme que toutes les épices de l'Orient. Il prit encore possession de ces nouvelles conquêtes pour l'Espagne.
Colomb fut bien accueilli par les différentes peuplades qu'il visita. Ayant perdu un de ses navires sur l'île de St. Domingue, il se détermina à y laisser une partie de ses équipages. Il obtint du cacique de la contrée, la permission de bâtir un fort, qu'il appela de la Nativité, à condition, que la garnison qu'il y mettrait lui prêterait secours contre les Caraïbes peuple féroce et pillard qui habitaient les îles les plus méridionales. Les Indiens travaillèrent eux-mêmes, avec un aveugle empressement à élever ce fort, qui fut le premier monument de leur servitude. Le 4 janvier 1493 Colomb remit à la voile pour l'Europe. Son petit navire, après une traversée orageuse, rentra le 16 mars dans le port de Palos aux acclamations de la population.
L'immortel navigateur partit immédiatement pour aller rendre compte de ses découvertes à Ferdinand et Isabelle. Son voyage de cette ville à Barcelone où était la cour, fut une marche triomphale au milieu des populations accourues de toutes parts sur son passage pour le voir.
Les deux monarques voulurent le recevoir avec une pompe royale, et le trône fut dressé devant le peuple sous un dais magnifique. Le roi et la reine, entourés des grands de la nation, se levèrent à l'approche de Colomb, qui entra suivi d'une foule de seigneurs entre lesquels il se distinguait par un port noble et imposant, et une chevelure blanche qui tombait sur ses épaules. Après l'avoir fait asseoir en leur présence, honneur accordé très-rarement même aux plus grands de l'Espagne, les deux monarques lui firent raconter les événemens les plus remarquables de son voyage, récit qu'ils écoutèrent avec l'émotion la plus profonde. Quand il eut fini, ils se jetèrent tous deux à genoux, et levant les mains vers le ciel, ils le remercièrent, en versant des larmes de joie et de reconnaissance, d'avoir couronné leur entreprise d'un succès aussi éclatant qu'il était inattendu. Tous ceux qui étaient présens les imitèrent, et un enthousiasme profond et solennel s'empara de cette auguste assemblée.
Colomb fut anobli, lui et toute sa postérité.
La nouvelle de ses découvertes se répandit aussitôt dans le reste de l'Europe, où elle causa un étonnement extrême. Les savans capables d'en apprécier la grandeur et les effets, se félicitèrent de vivre à l'époque où cet événement extraordinaire venait de reculer si loin les bornes des connaissances et des observations de l'esprit humain. 17
Colomb fit encore trois voyages dans le Nouveau-Monde, 18 dans lesquels il découvrit presque toutes les îles de l'archipel du Mexique. Dans le dernier, il côtoya le continent méridional, depuis la baie de Honduras jusqu'au golfe de Darien. Il aborda également à la côte de la Terre-Ferme et explora le golfe de Paria. C'est dans une de ces expéditions que François de Bovadilla, gouverneur de St-Domingue, et ennemi de Colomb, le fit arrêter et osa l'envoyer chargé de fers en Espagne. Le Roi lui fit des excuses; mais Colomb n'oublia jamais ce trait de noire ingratitude. Il portait ces fers partout où il allait avec lui, et il ordonna qu'ils fussent mis dans son tombeau après sa mort.
Colomb était de haute stature, avait le visage long et de bonne mine, le nez aquilin, les yeux bleus, le teint blanc, tirant sur le rouge enflammé. Il avait eu les cheveux roux dans sa jeunesse; mais les périls où il s'était trouvé, et ses travaux, les firent bientôt devenir blancs. Il avait l'air gracieux, parlait bien et avec beaucoup d'éloquence. Il était avec cela doué d'un grand courage.
Tandis qu'il continuait ses conquêtes dans les îles de la baie du Mexique, d'autres voyageurs, émules de sa gloire, tentaient des routes nouvelles dans le même hémisphère. Pinçon découvrit, en 1500, le fleuve des Amazones et une partie du Brésil. Cabral en revenant de Calicut, prenant trop au large pour doubler le cap de Bonne-Espérance, arriva en présence de terres inconnues, qui se trouvèrent être une partie des côtes du Brésil. Ainsi, comme l'observe Robertson, si Colomb n'eut pas découvert l'Amérique en 1492, le hasard l'aurait probablement indiquée à l'Europe cinq ans plus tard.
Ces brillantes découvertes des Portugais et des Espagnols réveillèrent enfin les autres nations de leur long assoupissement. Une noble émulation commença à s'emparer d'elles, et leurs marins prirent le chemin de ces mers mystérieuses sur lesquelles leur imagination ne plongeait naguère encore qu'avec effroi. Sébastien Cabot, Vénitien, 19 au service de Henri VII, roi d'Angleterre, fit un voyage, en 1497, à la recherche d'un passage aux Indes par le Nord-Ouest. Il s'éleva au nord jusque par le 58e degré de latitude, et découvrit la Floride, Terreneuve et Labrador. Il fut le premier navigateur qui fréquenta les mers de l'Amérique septentrionale. 20 Les Espagnols et les Anglais, qui se sont partagés presque tout ce continent, doivent ainsi ces vastes contrées au génie italien.
Note 19: (retour) Quelques auteurs prétendent qu'il est né A Bristol; mais la lettre qu'il écrivit au nonce d'Espagne, contient ces mots qui décident la question. «Quand mon père partit de Venise pour s'établir en Angleterre... il m'emmena avec lui, j'étais fort jeune alors.» Quant à la date de son voyage en Amérique, un grand nombre d'anciens écrivains disent que ce fut de 1507 à 1516, comme Herrera, Lopez de Gomera, Corneille Wytfliet, Antoine Magin, R. Thorne, &c.Cependant l'on croyait universellement que les terres découvertes au couchant, formaient partie du continent asiatique, quoiqu'elles ne répondissent point aux descriptions des Indes que l'on cherchait. On ne s'imaginait pas encore qu'elles pussent former un continent à part, c'est pourquoi on leur donna d'abord le nom d'Indes occidentales. L'on resta dans cette erreur jusqu'en 1513, que Vasco de Nunez aperçut du haut des montagnes du Mexique, la mer Pacifique dont lui avait parlé un chef indien quelque temps auparavant. Déjà vers cette époque, l'on commençait à donner à une portion du Brésil, le nom d'Amérique, qui s'étendit petit à petit dans la suite à tout le continent. Voici comment s'introduisit cette appellation. Améric Velpuce, de Florence, accompagna Alonzo de Ojeda dans une expédition à la Terre-Ferme en 1499. Il fit deux ans après un autre voyage sur les côtes du Brésil, et ensuite un troisième dans la même contrée, où il découvrit la baie de tous les Saints pour le roi de Portugal. Il publia à Strasbourg, en 1505, et à St.-Diez en Lorraine deux ans après, deux relations de ses voyages, dans la dernière desquelles il prétend avoir découvert la Terre-Ferme en 1497, l'année même où Colomb y aborda pour la première fois. Presque tous les auteurs, s'appuyant sur des documens contemporains, regardent cette dernière relation, que Velpuce a donnée, sous la forme d'une lettre au Prince René de Lorraine, comme l'histoire de ses aventures particulièrement dans le voyage qu'il fit avec Ojeda. 21 Néanmoins comme ses deux relations furent longtemps les seules rendues publiques sur le Nouveau-Monde, son nom resta attaché à ce continent, et fut ensuite consacré par l'usage.
Trois ans après le voyage de Cabot, il paraît que les côtes de Terreneuve et de Labrador furent visitées par un Portugais nommé Cortéréal; mais il n'y fit point d'établissement, du moins rien ne l'indique.
Nous touchons enfin à l'époque où nous trouvons les Basques, les Bretons et les Normands faisant tranquillement la pêche de la morue sur le grand banc de Terreneuve et sur les côtes du Canada. Charlevoix nous assure avoir vu, dans des mémoires, qu'un habitant de Honfleur, nommé Jean Denis, avait tracé une carte d'une partie du golfe St.-Laurent en 1506. L'on peut raisonnablement se demander comment ils ont pu se mettre en possession, simultanément et si peu de temps après le voyage du navigateur vénitien, de cette branche d'industrie. Il semble qu'il aurait fallu à cette pêche plus d'une dizaine d'années pour acquérir l'étendue et l'importance qu'elle avait déjà. C'est ce qui a fait croire à quelques écrivains, que les navigateurs français connaissaient les parages dont nous parlons depuis longtemps. Quelques uns même l'assurent positivement, comme l'auteur des Us et coutumes de la mer, ouvrage estimé.--(V. appendice A).
Il est certain que, lorsque Sébastien Cabot visita Terreneuve, les naturels qu'il vit sur le rivage lui dirent que cette île se nommait Bacaleos du nom d'un poisson qui fréquentait ces mers. Ce mot qui n'est pas sauvage, mais basque, est le nom que la morue porte dans cette langue. Nous livrons du reste ces réflexions au lecteur qui en tirera les conjectures qu'il croira les plus raisonnables.
Cependant, malgré l'intérêt que plusieurs autres nations prenaient aux découvertes d'outre-mer, le gouvernement français ne fit aucune attention à l'Amérique jusqu'en 1523. Les seuls rapports que la France avait eus jusque-là avec ces nouvelles contrées, avaient été établis par des particuliers et dans l'intérêt de leurs entreprises commerciales. Il est probable qu'il entrait dans leurs calculs de se tenir autant que possible dans l'ombre du secret. Néanmoins, en 1518, le baron de Léri, mû par le bien public et la gloire de la nation, et sans doute aussi par l'exemple des Espagnols, essaya de fonder un établissement dans le nord de l'Acadie. C'était un homme de courage et qui brûlait du désir de se distinguer par de grandes choses. Il partit pour le Nouveau-Monde afin d'y commencer une colonie; son dessein était de s'y fixer lui-même. Mais les vents et d'autres obstacles firent échouer son entreprise.
François I venait de succéder à Louis XII. Les guerres et la sévère économie du feu roi, qui n'avait d'autre pensée que celle d'alléger les charges qui pesaient sur ses peuples, l'empêchèrent d'envoyer des expéditions dans le Nouveau-Monde, soit pour y faire des découvertes, ou y fonder des colonies. François I, quoique moins homme d'état que guerrier, avait néanmoins des qualités plus brillantes, et quelques unes de celles qui distinguent un grand prince. Il aimait les entreprises qui pouvaient jeter de l'éclat sur sa couronne; et au milieu de la guerre acharnée qu'il soutenait contre Charles-Quint, dont les vastes Etats menaçaient l'indépendance de l'Europe, il ne perdit point de vue l'Amérique. Il excita l'émulation de ses sujets pour le commerce et la navigation, comme il le faisait pour les lettres et les beaux arts. Verazzani, navigateur italien à son service, fut chargé d'aller découvrir de nouvelles terres dans le Nouveau-Monde, dans la vue d'y ouvrir des établissemens si le sol et le climat étaient favorables. Ce capitaine fit avec quatre vaisseaux, en 1523, un voyage dont la relation ne nous est pas parvenue. Il en parle dans la lettre qu'il adressa au roi après son second voyage; mais comme il le suppose instruit de ses premières découvertes, il n'entre dans aucun détail sur les pays qu'il avait visités.
Il partit l'année suivante pour sa seconde expédition avec deux navires, dont il laissa un, la Normande, sur les côtes d'Espagne, et continua seul sa route avec la Dauphine, ayant à bord 50 hommes d'équipage. Après 50 jours de traversée, il atteint une terre peu élevée qu'il côtoya l'espace d'environ 50 lieues en se dirigeant vers le sud. Ne trouvant point de havre, il vira de bord, et vint jeter l'ancre en pleine mer devant une côte droite et régulière, par les 34 degrés de latitude nord, ou à peu près. Les Indigènes, comme ceux de San Salvador, accoururent sur le rivage, et manifestèrent, à la vue des Européens et de leur vaisseau, autant de surprise que d'admiration. Il croissait dans leur pays des palmiers, des cyprès d'une grande hauteur, des lauriers, et plusieurs sortes d'arbres inconnus en Europe, qui répandaient un doux parfum sur la mer.
Déployant de nouveau ses voiles, le navigateur français s'éleva au nord jusqu'aux terres découvertes, dit-il, au temps passé par les Bretons, sous le 50e degré de latitude. 22
Le roi fut si content du rapport qu'il lui fit à son retour en France, qu'il lui donna ordre de préparer une nouvelle expédition. Ce célèbre et infortuné voyageur repartit, suivant l'ordre de son maître, et l'on n'a plus entendu parler de lui depuis.
Le sort funeste de cette expédition interrompit le projet qu'on avait formé d'aller profiter des immenses territoires que le hasard venait de livrer à l'entreprise et à la cupidité européenne au-delà des mers. D'ailleurs, la nation étant encore moins maritime que commerçante, l'on ne pensait pas en France qu'il fût de quelque utilité d'avoir des possessions dans les régions éloignées.
Une autre circonstance qui entrava longtemps la fondation des colonies, c'est l'état agité de la France dans ce siècle. Cet état, on ne peut mieux le peindre, qu'en empruntant les paroles philosophiques de l'historien des deux Indes: «Des troubles intérieurs, dit-il, la détournaient (la France) encore plus des grands objets d'un commerce étendu et éloigné, et de l'idée d'aller chercher des royaumes dans les deux Indes.
«L'autorité des rois n'était pas formellement contestée. Mais on lui résistait, on l'éludait. Le gouvernement féodal avait laissé des traces; et plusieurs de ses abus subsistaient encore. Le prince était sans cesse occupé à contenir une noblesse inquiète et puissante. La plupart des provinces qui composaient la monarchie, se gouvernaient par des lois et des formes différentes. La machine du gouvernement était compliquée. La nation négociait sans cesse avec le prince. L'autorité des rois était illimitée, sans être avouée par les lois; la nation souvent trop indépendante n'avait aucun garant de sa liberté. De là on s'observait, on se craignait, on se combattait sans cesse. Le gouvernement s'occupait uniquement, non du bien de la nation, mais de la manière de l'assujettir.»
François I est un des rois qui eurent la moins de difficultés et de dissensions intérieures à combattre. Cependant la révolte du fameux connétable de Bourbon, et des émeutes populaires au sujet des impôts, troublèrent son règne. Les discordes civiles et religieuses auraient été probablement beaucoup plus sérieuses sans ses guerres avec le puissant Charles-Quint, dans lesquelles les grands comme les petits voyaient l'intérêt de la France profondément engagé.
A l'époque du départ de Verazzani pour son troisième voyage, l'on était dans le fort de la guerre; et après la fin désastreuse de cette expédition, jusqu'au rétablissement de la paix, tout projet de colonisation parut abandonné.
CHAPITRE II.
DÉCOUVERTE DU CANADA.
1534-1543.
Paix de Cambrai.--Projet d'établissement en Amérique.--Jacques Cartier est nommé pour commander la 1re. expédition; il explore le golfe St.-Laurent; son retour en France.--Second voyage de Jacques Cartier; il découvre le fleuve St.-Laurent.--Stadaconé (Québec)--Beautés naturelles du pays.--Hochelaga (Montréal).--Cartier hiverne dans la rivière St. Charles.--Le scorbut parmi les Français; il en meurt 26.--Départ de Cartier pour la France.--La guerre fait suspendre les expéditions en Amérique.--Roberval est nommé gouverneur du Canada au rétablissement de la paix.--Troisième voyage de Jacques Cartier; il remonte le St.-Laurent jusqu'au lac St.-Louis et hiverne au Cap-Rouge.--Il part pour l'Europe et rencontre Terreneuve Roberval qui allait au Canada et qu'il refuse de suivre.--Roberval au Cap-Rouge; il s'y fortifie et y passe l'hiver.--Maladie qui emporte 50 personnes.--Cartier vient le chercher pour le ramener en France sur l'ordre du Roi qui le fait mander, la guerre étant de nouveau déclarée avec l'empereur.
Le traité de Cambrai avait rendu la paix à la France. Philippe de Chabot, amiral du royaume voyant le succès des Portugais et des Espagnols dans l'Amérique centrale et méridionale, où ils soumettaient d'immenses pays à leur domination, avec autant de facilité qu'à peu de frais, proposa au roi de reprendre ses desseins sur le Nouveau-Monde, d'où il pourrait tirer comme eux de grandes richesses. Les pêcheries considérables qu'on avait sur les côtes de Terreneuve, étaient déjà un premier acheminement vers cette région.
Le monarque qui avait le goût des entreprises lointaines, se voyant en paix, agréa ce projet, et choisit Jacques Cartier, habile navigateur de St.-Malo, pour le mettre à exécution. Lorsque la nouvelle en parvint aux rois d'Espagne et de Portugal, ils firent tous deux grand bruit de l'empiétement des Français. Eh quoi! dit en riant François I, quand on lui raconta leurs prétentions, ils partagent tranquillement entre eux toute l'Amérique sans souffrir que j'y prenne part comme leur frère! Je voudrais bien voir l'article du testament d'Adam qui leur lègue ce vaste héritage?
Cartier partit de St.-Malo dans le printemps de 1534, avec deux bâtimens de 60 tonneaux chacun et 61 hommes d'équipage, et arriva, au bout de 20 jours, à Terreneuve, d'où il pénétra par le détroit de Belle-île dans le golfe St.-Laurent. Il parcourut une partie des côtes de cette mer intérieure de 106 lieues de long sur 79 de large, trafiquant avec les Indigènes et examinant le pays attentivement. Il employa deux mois et demi à cette exploration.
Dans ce premier voyage, il ne fit aucune découverte importante, la plupart des parages qu'il visita étant déjà connus des pêcheurs français qui y avaient même donné des noms à plusieurs caps. 23 Il reconnut la côte aride et désolée du Labrador, longea Terreneuve jusqu'au cap de Raye, passa devant les îles de la Magdeleine et entra dans la baie des Chaleurs, à laquelle il donna le nom qu'elle porte aujourd'hui, à cause du chaud excessif qu'il y éprouva. Selon la coutume européenne, il prit possession du pays pour François I, en élevant, malgré les protestations d'un vieux chef indien, une croix sur une pointe de terre située probablement entre cette baie et le cap des Rosiers.
Toutefois, cette expédition ne fut pas sans fruit, puisqu'elle le conduisit à la découverte du St.-Laurent. Deux naturels de Gaspé qu'il emmena en France, sont les premiers, à ce qu'il paraît, qui lui donnèrent connaissance de l'existence de ce fleuve; et nous sommes porté à croire, par la route qu'il a suivie, que son second voyage a eu principalement pour objet la vérification de ce rapport des Indiens, qui lui donnèrent aussi des informations sur les contrées que ce fleuve traverse depuis Montréal jusqu'à la mer. 24
Note 24: (retour) «Il y a entre les terres du sud et du nord, environ 30 lieues, et plus de 200 brasses de profond. Et nous ont les Sauvages certifié être le chemin et commencement du grand fleuve de Hochelaga et chemin du Canada, lequel allait toujours en étroississant jusque à Canada; et puis que l'on trouve l'eau douce au dit fleuve, qui va si loin que jamais homme n'avait été au bout qu'ils eussent ouï, et qu'autre passage n'y avait que par bateaux. Et voyant leur dire, et qu'ils affirmaient n'y avoir autre passage, ne voulut le dit capitaine passer outre jusqu'après avoir vu le reste» des côtes au nord et au sud.» Second voyage de Cartier.Cependant la cause de la colonisation ralliait tous les jours de nouveaux amis et d'utiles défenseurs. A Philippe de Chabot, à qui l'on devait la reprise de ces voyages, vint se joindre Charles de Mouy, sieur de la Mailleraie, vice-amiral, qui s'en montra l'un des plus actifs partisans, et les encouragea de toute son influence. Il obtint pour Cartier des pouvoirs beaucoup plus amples que ceux de l'année précédente, et il lui fit donner trois navires et de bons équipages.
Suivant l'usage à cette époque de fervente piété lorsqu'on commençait quelque grande entreprise, Cartier et ses compagnons implorèrent, avant de s'embarquer, l'aide et la protection du maître de toutes choses. Ils se rendirent en corps à la cathédrale de St.-Malo, où, après avoir assisté à une messe solennelle et communié très-dévotement, l'évêque, revêtu de ses habits pontificaux et entouré de son clergé, leur donna sa bénédiction qu'ils reçurent tous avec un pieux recueillement.
L'escadre portant 110 hommes et des provisions pour un long voyage, ouvrit enfin, après quelques jours d'attente, ses voiles à un vent favorable dans le mois de mai (1535). Elle se composait de la Grande-Hermine de 100 à 120 tonneaux, sur laquelle Cartier arbora son pavillon, comme capitaine général; de la Petite-Hermine et de l'Émerillon, commandés, l'un par Guillaume Le Breton, et l'autre par Marc Jalobert. Plusieurs gentilshommes servaient à bord en qualité de volontaires. Dans la traversée qui fut longue, la petite flotte fut dispersée par les vents. Cartier n'arriva qu'en juillet dans la baie des Châteaux, dans une île située entre Terreneuve et Labrador, qu'il avait donnée pour rendez-vous; et les deux autres bâtimens que 10 jours après.
Le capitaine français entra dans le fleuve du Canada par le nord de l'île d'Anticosti. Il s'arrêta quelque temps dans une baie que l'on suppose être l'embouchure de la rivière St. Jean, et à laquelle il donna le nom de St.-Laurent, appellation qui s'est étendue dans la suite à ce fleuve et au golfe dans lequel il se jette.
Conduit par ses deux Sauvages qu'il avait ramenés avec lui, il le remonta plus de 200 lieues à partir de l'Océan, jusqu'au pied d'un île agréablement située (l'île d'Orléans). Selon leur rapport ce pays se divisait en trois provinces. Le Saguenay s'étendait depuis l'île d'Anticosti jusqu'à l'île aux Coudres. Le Canada, dont la principale bourgade était Stadaconé (Québec), commençait à cette dernière île et se prolongeait en remontant le fleuve jusque vers Hochelaga, qui formait la dernière province et la portion la plus riche et la plus populeuse de toute la contrée.
Le nom de Canada, donné ici par les Indigènes à une partie du pays à la totalité duquel il s'étend maintenant, ne permet point d'avoir de doutes sur son étymologie. L'on doit donc rejeter les hypothèses de ceux qui veulent lui donner une origine européenne. L'on sait du reste que ce mot signifie, en dialecte indien, amas de cabanes, village.
Cartier fit mettre alors ses guides à terre pour s'aboucher avec les naturels, qu'il vit bientôt s'approcher de ses navires dans de nombreux canots d'écorce, et offrir aux Français des poissons, du maïs et des fruits: il les reçut avec politesse et leur fit distribuer des présens.
Le lendemain, l'Agouhanna, ou chef du pays, qui résidait à Stadaconé, descendit avec douze canots pour visiter les étrangers qui entraient sur le territoire de la tribu. L'entrevue fut amicale; et les Européens et les Sauvages se séparèrent fort contens les uns des autres. Avant de partir le chef indien demanda la permission de baiser les bras du capitaine français; ce qui était une des plus grandes marques de respect chez ces peuples.
Cependant, ce dernier, après avoir reconnu le fleuve jusqu'au bassin de Québec, voyant la saison avancée, prit la résolution hardie d'y passer l'hiver. En conséquence, il fit monter ses vaisseaux dans la rivière St.-Charles, nommée par lui, Ste.-Croix, sous la bourgade de Stadaconé qui couronnait une montagne du côté du sud, pour les mettre en hivernage. Cet endroit du St.-Laurent est, à cause de ses points de vue, l'un des sites les plus grandioses et les plus magnifiques de l'Amérique.
Les deux rives du fleuve depuis le golfe ont un aspect imposant, mais triste. Sa grande largeur à son embouchure, quatre vingt dix milles, les dangers de ses nombreux écueils et ses brouillards en en faisant un lieu redoutable pour les navigateurs, contribuent encore à augmenter cette tristesse. Les côtes escarpées qui le bordent pendant l'espace de plus de cent lieues; les montagnes couvertes de sapin noir, qui resserrent au nord et au sud la vallée qu'il descend et dont il occupe par endroit presque tout le fond; les îles aussi nombreuses et variées par leur forme, que dangereuses aux marins, et dont la multitude augmente à mesure qu'on avance; enfin tous ces débris épars des obstacles qu'il a rompus et renversés pour se frayer un passage à la mer, saisissent l'imagination du voyageur qui le remonte pour la première fois autant par leur majesté que par la solitude profonde qui y règne.
Mais à Québec la scène change. Autant la nature est âpre et sauvage sur le bas du fleuve, autant elle est ici variée et pittoresque, sans cesser de conserver un caractère de grandeur.
A peine d'anticiper sur le temps, reproduisons le tableau qu'en fait un des auteurs qui aient le mieux écrit sur l'Amérique britannique, aujourd'hui que la main de la civilisation a répandu partout sur cette scène l'art, le mouvement et la vie.
«En remontant le fleuve, dit M. McGregor, le spectateur n'aperçoit la ville qu'au moment ou il est presqu'en ligne avec l'extrémité supérieure de l'île d'Orléans et la pointe de Lévy. Alors Québec et les beautés sublimes qui l'environnent lui apparaissent tout à coup. Le grand et vaste tableau qui s'offre à ses regards frappe d'une manière si irrésistible qu'il est rare que ceux qui l'ont vu une fois oublient la majesté de cette scène et l'impression qu'ils en ont reçue. Un promontoire abrupte de 350 pieds de hauteur, couronné d'une citadelle imprenable (le Gibraltar du Nouveau-Monde) et entouré de fortes murailles sur lesquelles flotte tous les jours la bannière britannique; les clochers des cathédrales et des autres églises dont la couverture en fer blanc étincelle au soleil; la résidence des vice-rois soutenue par de solides contreforts et suspendue au bord du précipice; les maisons et les magasins qui se pressent dans la basse-ville; le nombre de navires qui couvrent la rade, ou gisent le long des quais; les bateaux-à-vapeur qui sillonnent le port dans tous les sens; des multitudes d'embarcations de toutes les formes; des vaisseaux en construction, ou qu'on lance dans les ondes; la cataracte de Montmorency dont l'eau se précipite écumante d'une hauteur de 220 pieds dans le St.-Laurent; les églises, les maisons, les champs et les bois de Beauport et de Charlesbourg derrière lesquels s'élèvent les montagnes qui bordent l'horison; la côte escarpée et les clochers du village de St.-Joseph, et au pied les tentes et les canots d'écorce éparpillés sur le rivage; d'immenses radeaux de bois descendant sur le noble fleuve et venant des forêts des Outaouais; tout cela peut donner une idée du panorama qui se déploie aux yeux du spectateur qui remonte le St.-Laurent, lorsqu'il aperçoit pour la première fois la capitale de l'empire britannique dans l'Amérique du nord.»
S'il était permis à Cartier de sortir du tombeau et de contempler maintenant le vaste pays qu'il a livré, couvert de forêts et de hordes barbares et misérables, à l'entreprise et à la civilisation européenne, ce spectacle suffirait bien, ce semble, pour le récompenser de ses travaux et des inquiétudes de ses dangereuses navigations.
Impatient de voir Hochelaga dont on lui avait fort exagéré l'étendue, il partit le 29 septembre avec les gentilshommes et une partie des matelots; il mit treize jours à y parvenir. L'on sait que cette bourgade occupait à peu près l'emplacement où est aujourd'hui Montréal.
A l'apparition du capitaine français et de sa suite, une grande foule d'hommes, de femmes et d'enfans vint au devant de lui et le reçut avec les marques de la plus grande joie. Le lendemain, il entra dans la bourgade suivi des gentilshommes et des marins qui n'étaient pas restés à la garde des embarcations, tous vêtus de leurs plus beaux habits. Elle se composait d'une cinquantaine de maisons en bois de 50 pas de longueur sur douze ou quinze de largeur, et couvertes d'écorces cousues ensemble avec beaucoup de soin. Chaque maison contenait plusieurs chambres distribuées autour d'une grande salle carrée, où toute la famille se tenait habituellement, et où se faisait aussi l'ordinaire.
La ville était entourée d'une triple enceinte circulaire de palissades, percée d'une seule porte fermant à barre. Des galeries régnaient au haut de cette enceinte en plusieurs endroits et au dessus de la porte, avec des échelles pour y monter. Des amas de pierre y étaient déposés pour la défense. Dans le milieu de la bourgade se trouvait une grande place. C'est là où l'on fit arrêter les Français. Après les saluts d'usage parmi ces nations, les Sauvages s'accroupirent autour d'eux. Aussitôt des femmes apportèrent des nattes qu'elles étendirent sur le sol, et y firent asseoir les étrangers. L'agouhanna arriva peu de temps après, porté par une dizaine d'hommes. Une peau de cerf fut déployée par terre, et on le déposa dessus. Il paraissait âgé d'environ 50 ans, et perclus de tous les membres. Un bandeau rouge de fourrure ceignait son front. Après avoir salué le capitaine et ceux qui l'accompagnaient, il exprima par des signes combien leur arrivée lui faisait de plaisir. Comme il souffrait beaucoup, il montra à Cartier les bras et les jambes, le priant de les toucher. Celui-ci les frotta avec ses mains. Le chef sauvage prit alors le bandeau qu'il avait sur la tête et le lui présenta. Aussitôt de nombreux malades et infirmes entourèrent le capitaine français et se pressaient les uns les autres pour le toucher.
Après avoir fait distribuer des présens, il se fit conduire à une montagne qui était à un quart de lieue de là. Du sommet, il découvrit un vaste pays s'étendant de tous côtés jusqu'où l'oeil peut atteindre, excepté vers le nord-ouest où l'horison est borné dans le lointain par des montagnes bleuâtres. Vers le centre de ce tableau que traverse le St-Laurent, «grand, large et spacieux,» s'élèvent quelques pics isolés. Les Sauvages lui montrèrent de la main la direction que suit le fleuve qui vient du couchant, et les endroits où la navigation en est interrompue par des cascades. Partout le pays lui parut propre à la culture. Dans la direction du nord-ouest, ils lui indiquèrent la rivière des Outaouais, dont un bras baigne le pied des Deux-Montagnes; et lui dirent que passé les rapides du St.-Laurent, l'on pouvait naviguer trois lunes en le remontant, et qu'il y avait vers sa source des mines d'argent et de cuivre.
Enchanté de la vue étendue qu'on a du haut de cette montagne, Cartier la nomma Mont-Royal.
De retour à la rivière St. Charles, ayant quelque soupçon sur les dispositions des Sauvages, il fit renforcer les palissades que ses gens avaient élevées, pendant son absence, autour des vaisseaux, et garnies de canons. Il s'occupa ensuite des moyens de conserver la santé de ses équipages pendant l'hiver qu'il avait à passer dans le pays. Mais malgré tous ses soins, le scorbut éclata parmi eux dès le mois de décembre avec une extrême violence, et l'on ne trouva d'abord aucun remède pour arrêter cette maladie qui était encore peu connue. La situation des Français devint déplorable.
Dans cette calamité, la fermeté et le courage de Cartier ne se démentirent pas un instant. Le froid fut excessif; la glace qui entourait ses vaisseaux avait deux brasses d'épaisseur; et il y avait quatre pieds de neige sur la terre; elle était plus haute que les bords des navires. Sur 110 hommes, il n'y en eut que trois ou quatre pendant quelque temps qui fussent en santé; et dans un des vaisseaux il ne resta personne capable de prendre soin des malades. Trop faibles pour creuser la terre gelée, ceux qui pouvaient marcher enterraient leurs compagnons morts sous la neige. Vingt six personnes succombèrent jusqu'au mois d'avril; et la plupart des autres étaient mourantes, lorsqu'un Indien rencontra par hasard Cartier atteint lui-même de la contagion, et lui indiqua un remède, qui en quelques jours guérit complètement non seulement les simples scorbutiques, mais encore ceux qui étaient attaqués avec cela du mal vénérien.
La belle saison, qui contribua peut-être autant que le remède du Sauvage à la guérison des malades, arriva enfin. L'on se prépara pour le départ, et le 16 mai Cartier, abandonnant la Petite-Hermine aux naturels faute d'hommes pour la manoeuvre, 25 commença à redescendre le fleuve, emmenant avec lui pour les présenter au roi, quelques Sauvages au nombre desquels était Donnacona, qui se vantait d'avoir beaucoup voyagé, et d'avoir vu dans les pays occidentaux des hommes portant des vêtemens de laine.
Note 25: (retour) En 1843, sur les indices de quelques chasseurs, M. Hamel, inspecteur-voyer de Québec, a découvert les débris d'un vieux bâtiment enfouis dans la terre à l'embouchure du ruisseau St.-Michel qui tombe dans la rivière St.-Charles à l'endroit, ou à peu près, où Cartier a passé l'hiver de 1535-6. Plusieurs personnes instruites pensent que ces débris sont ceux de la Petite-Hermine, d'autant plus qu'on a trouvé quelques projectiles de guerre grossièrement coulés et très anciens au milieu de ces restes. M. Sheppard, président de la société littéraire et historique de cette ville, incline à croire, d'après l'opinion de constructeurs de navires qui ont fait une descente sur les lieux, que le vaisseau en question est d'une date plus récente. D'autres personnes de l'art sont d'une opinion contraire. L'on peut consulter sur cette découverte intéressante: le Canadien du 25 août 1843, et le Journal de Québec du 10 du même mois 1844, qui contient une dissertation sur cette matière lue par M. A. Berthelot devant la société de discussion et qui mérite toute l'attention des archéologues. L'opinion de ce savant doit avoir d'autant plus de poids que jusqu'à la publication de son mémoire dit «sur le canon de bronze», l'on croyait généralement dans le pays que Cartier avait hiverné à l'entrée de la rivière qui porte son nom à 10 lieues de Québec; il prouva dans ce mémoire que l'illustre navigateur de St.-Malo ne pouvait avoir hiverné que dans la rivière St.-Charles.Cartier trouva à son retour la France en proie aux persécutions religieuses, et engagée dans une guerre terrible avec Charles-Quint. Dès l'année précédente, des lois sévères avaient été décrétées contre les nouveaux sectaires; des échafauds et des bûchers couvraient le royaume. Pendant ce temps-là, l'empereur avait su, par une politique habile, endormir son rival dans ses conquêtes en Italie, et il en profitait pour fondre à la fois sur le nord et sur le sud de ses Etats, que ses vastes provinces enveloppaient des deux côtés jusqu'à l'Océan. La voix de Cartier fut perdue dans le fracas des armes; le gouvernement n'eut pas le temps de penser à l'Amérique.
Il fallut attendre un moment plus favorable. Dès l'année suivante cependant, le succès de François I amena une trêve qui fut ensuite prolongée; mais ce ne fut que vers 1540 qu'on s'occupa sérieusement de la découverte du célèbre navigateur malouin. Tout en France a ses ennemis acharnés; même les choses les plus utiles. Le résultat de la dernière expédition réveilla le parti opposé à la colonisation; il fit sonner bien haut la rigueur du climat des contrées visitées par Cartier; son insalubrité qui avait fait périr d'une maladie affreuse une partie des Français, enfin l'absence de mines d'or et d'argent. Ces assertions et bien d'autres encore laissèrent une impression défavorable dans quelques esprits. Mais les amis des colonies repoussèrent toutes ces attaques, et firent valoir les avantages que l'on pourrait tirer du commerce de pelleteries avec les Indigènes. D'ailleurs, disait-on, l'intérêt de la France ne permet point que les autres nations partagent seules la vaste dépouille du Nouveau-Monde.
Le parti du progrès l'emporta pour le moment. Dans ce parti se distinguait par dessus tous les autres, François de la Roque, seigneur de Roberval, que François I appelait le petit roi de Vimeu.
Ce seigneur, qui avait su conquérir l'estime du monarque par sa bravoure et par sa fidélité, demanda et obtint le gouvernement des pays nouvellement découverts. Cartier fut en même temps nommé capitaine-général de l'escadre qui devait y transporter les colons; car l'on avait décidé d'y former sans délai un établissement. La difficulté de réunir tout ce qu'il fallait pour l'entreprise, retarda cependant le départ de Roberval; Cartier prit les devans avec cinq vaisseaux au commencement de l'été de 1541, et après avoir attendu vainement à Terreneuve le gouverneur qui devait le suivre à quelques jours de distance, il continua sa route et vint jeter l'ancre dans l'embouchure de la rivière du Cap-Rouge, à trois lieues de Québec, donnant la préférence à cette rivière sur celle de St.-Charles, à cause de l'excellente position défensive qu'offre l'élévation d'un de ses bords, qui commande aussi le fleuve très rétréci vers cet endroit.
Il fortifia ce poste et fit commencer les défrichemens tandis qu'il allait inutilement tenter une seconde fois, avec le vicomte de Beaupré, de remonter le fleuve au-dessus du Sault-St-Louis.
L'hiver se passa assez tranquillement; mais au printemps les secours qu'on attendait ne parurent point; et les Sauvages commencèrent à devenir menaçans. Dans ces circonstances Cartier ne vit pas d'autre parti à prendre que de se rembarquer pour la France.
Cependant Roberval n'avait pu faire voile pour le Canada qu'en 1542, avec trois vaisseaux portant 200 personnes des deux sexes et plusieurs gentilshommes. Le hasard fit que les deux escadres se rencontrèrent à St.-Jean de Terreneuve; mais Cartier, pour des motifs que nous ne connaissons pas, ne voulut point retourner sur ses pas et suivre le gouverneur, qui n'arriva au Cap-Rouge que vers le milieu de l'été. Cartier avait nommé ce lieu Charlesbourg-Royal, celui-ci le nomma France-Roy.
Il fit aussitôt commencer de grands travaux pour mettre les colons à l'abri des injures de l'air et des attaques des Indigènes. 26 Dans l'automne, il renvoya deux de ses vaisseaux en France, pour informer le roi de son débarquement et demander des secours de vivres pour l'année suivante.
Note 26: (retour) --«Le général susdit, aussitôt son arrivée, fit bâtir un joli fort, proche et un peu à l'ouest du Canada (Québec sans doute), lequel était beau à voir, et d'une grande force, sur une haute montagne, dans lequel il y avait deux corps de logis, une grosse tour, et une autre de la longueur de 40 ou 60 pieds, où il y avait diverses chambres, une salle, une cuisine, des chambres d'office, des celliers haut et bas, et proche d'iceux il y avait un four et des moulins, aussi un poêle pour y chauffer les gens, et un puits au devant de la maison. Le bâtiment était situé sur la grande rivière du Canada, appelé France-Prime par M. de Roberval. Il y avait aussi au pied de la montagne un autre logement, dont partie formait une tour à deux étages, avec deux corps de logis, où l'on gardait toutes les provisions et tout ce que nous avions apporté; et près de cette tour il y a une autre petite rivière. Dans ces deux endroits, tant en bas qu'en haut, furent logés les gens du commun.» Voyage de Roberval.Le Cap-Rouge, comme la plupart des lieux où l'on a commencé des colonies en Amérique, dut payer le tribut à la mort. Cinquante colons périrent dans le cours de l'hiver. Le printemps seul mit un terme à cette effrayante mortalité.
Dans le mois de juin, le gouverneur partit avec 70 hommes pour tâcher de remonter le fleuve jusqu'à sa source, où les Indiens disaient que l'on trouvait des pierres précieuses et des mines d'or abondantes. Mais il paraît qu'il n'eut pas plus de succès que Cartier; du moins c'est ce que l'on doit inférer du silence qui règne à cet égard; car, quoique la fin de la relation de son voyage soit perdue, s'il eût fait quelque nouvelle découverte, il nous en serait sans doute parvenu quelque chose.
Cependant, la nouvelle de son débarquement en Canada était arrivée à Paris juste au moment où la guerre allait se déclarer de nouveau entre François I et Charles-Quint; et le roi, au lieu de lui envoyer les secours qu'il demandait, chargea, au rapport de Lescarbot, Cartier en 1543 de le ramener en France, 27 où sa valeur et son influence sur les populations de la Picardie, qui allait devenir le théâtre de la lutte, pourraient lui être utiles, comme en effet elles le furent à ce monarque. La colonie entière se serait rembarquée avec lui.
Note 27: (retour) On met en doute ce quatrième voyage du navigateur de St.-Malo, auquel Lescarbot seul paraît avoir fait attention, et qui depuis a été perdu de vue. Mais l'auteur précité dit positivement: «Le roi occupé à de grandes affaires qui pressaient la France pour lors, il n'y eut moyen d'envoyer, nouveau rafaichissement de vivres à ceux qui devaient avoir rendu le pays capable de les nourrir... et que le dit de Roberval fut mandé pour servir le Roi par deçà: car je trouve par le compte du dit Quartier qu'il employa huit mois à l'aller quérir, après y avoir (Roverval) demeuré dix sept mois.» Histoire de la nouvelle France par Lescarbot (1618). La relation de Roberval confirme cet historien en ce qui concerne la demande de vivres:--«Roberval renvoya en France deux navires... afin de donner avis au roi, et de revenir l'année suivante avec des victuailles et autres fournitures ainsi qu'il plairait au roi».Ainsi finit le premier essai de colonisation fait par la France dans l'Amérique septentrionale il y a plus de trois cents ans, si l'on excepte toutefois celui du baron de Léry. C'est la guerre avec Charles-Quint qui amena l'abandon du Cap-Rouge: premier exemple du funeste effet du système politique européen des Français pour leurs possessions d'outre-mer.
Le nom de Jacques Cartier, immortalisé par la découverte du Canada, disparaît de l'histoire après ce voyage. Rien n'indique néanmoins que ce navigateur cessât de ce moment d'avoir des rapports avec l'Amérique. Si l'on en croit les représentations que firent ses neveux près d'un demi siècle après, pour obtenir la continuation des privilèges accordés à leur oncle, l'on doit supposer qu'il y fit encore longtemps la traite des pelleteries.
Cartier s'est distingué dans ses expéditions au Canada par son habileté et par son courage. Aucun navigateur n'avait encore osé de son temps, si rapproché de Colomb, pénétrer aussi loin que lui dans l'intérieur du Nouveau-Monde. En s'aventurant dans le climat rigoureux du Canada, où la terre est couverte de neige et les communications fluviales interrompues durant six mois de l'année; en hivernant deux fois au milieu de peuplades barbares dont il pouvait avoir tout à craindre, il a donné une nouvelle preuve de l'intrépidité des marins de cette époque.
Avec lui commence la longue série de voyageurs qui ont découvert l'intérieur de l'Amérique du Nord. Le St.-Laurent qu'il remonta jusqu'au Sault-St.-Louis fut la grande voie qu'il indiqua aux Français, et qui les conduisit successivement dans la vallée du Mississipi, dans le bassin de la baie d'Hudson, et jusque dans les immenses contrées que baigne la mer Pacifique.
Pour récompense de ses découvertes, il fut anobli, dit-on, par le roi de France. 28 Mais sa gloire la plus durable sera toujours celle d'avoir placé son nom à la tête des annales canadiennes, et ouvert la première page d'un nouveau livre dans la grande histoire du monde.
Note 28: (retour) Recherches de M. Cunat sur Jacques Cartier, consignées dans une annexe au procès-verbal de la commission nommée par M. Hovius, chev. de la légion d'honneur, maire de St.-Malo, pour recevoir et reconnaître les débris de la Petite-Hermine, le 13 décembre 1843; duquel procès-verbal copie est déposée dans les archives de la société littéraire et historique de Québec.
CHAPITRE III.
ABANDON TEMPORAIRE DU CANADA.
1543-1603.
Roberval part pour l'Amérique après la guerre, et périt avec tous ceux qui l'accompagnent.--M. Villegagnon tente de fonder une colonie dans le Brésil; la désunion des colons cause leur ruine.--Fondation de la Caroline dans la Floride.--Massacre des Français de cette colonie par les Espagnols, en pleine paix; Catherine de Médicis, régente, néglige d'en demander satisfaction.--De Gourgues les venge.--Pendant longtemps on ne pense plus en France aux colonies.--Observations à cet égard.--Les troubles du royaume entravent la colonisation.--Progrès des pêcheries et du commerce des pelleteries.--Le marquis de la Roche veut fonder un établissement en Acadie; il échoue.--40 colons abandonnés dans l'île de Sable, périssent, excepté 12 que le roi envoie chercher au bout de cinq ans.--De la Roche, ruiné par son entreprise, meurt de chagrin.--Obstacles qu'éprouvait alors la colonisation.
La guerre dura plusieurs années entre François I et l'Empereur Charles-Quint. Comme cela était déjà arrivé, et devait arriver encore, on oublia le Canada dans le tumulte des camps.
Enfin la paix étant rétablie, Roberval, dont la réputation de bravoure s'était encore accrue, travailla sans perdre de temps à former une nouvelle expédition pour retourner en Amérique. Il s'adjoignit à cet effet son frère, soldat très brave que le roi, bon juge en cette matière, avait surnommé le Gendarme d'Hannibal. Il fit voile en 1549, sous le règne de Henri II, et périt dans le voyage avec tous ses compagnons, sans qu'on ait jamais su comment était arrivé ce malheur, qui fit abandonner entièrement le Canada, et qui aurait eu probablement l'effet de dégoûter pour longtemps la France de ces hasardeuses entreprises, sans l'Amiral de Coligny, qui tourna l'attention vers d'autres climats.
En 1555, ce chef des Huguenots, un des génies les plus étendus, dit l'abbé Raynal, les plus fermes, les plus actifs qui aient jamais illustré ce puissant empire; grand politique, citoyen jusque dans les horreurs des guerres civiles, proposa à Henri II de former une colonie dans quelque partie du Nouveau-Monde, où ses sujets de la religion réformée pourraient se retirer pour exercer leur culte librement et en paix. Le roi approuva ce dessein. Heureux pour la France s'il eût été érigé en système et suivi fidèlement. Quelles sources de richesses et de puissance il lui eût assurées! et combien il eût fait éviter peut-être de discordes civiles et de désastres! Mais à cette époque de haineuses passions, l'on sacrifiait avec délices les plus chers intérêts du pays aux fureurs du fanatisme et aux appréhensions d'une tyrannie égoïste et soupçonneuse.
Nicolas Durant de Villegagnon, chevalier de Malte, et vice-amiral de Bretagne, imbu des doctrines nouvelles, s'offrit pour conduire les colons dans le Brésil, contrée que sa température faisait préférer au Canada. Cet établissement échoua néanmoins. Villegagnon étant revenu au catholicisme, la désunion se mit parmi les Français et ils ne purent se maintenir dans le pays.
Cependant les dissensions religieuses allaient toujours croissantes en France. L'effroyable boucherie des Vaudois (1545) avait rempli les protestans d'une secrète terreur. La guerre civile allait se rallumer. Coligny songea encore plus sérieusement qu'auparavant à trouver un asile pour ses co-religionnaires, sur lesquels on avait recommencé à faire peser les rigueurs d'une sanglante persécution. Il profita d'une espèce de trêve, en 1562, pour intéresser la cour au plan d'établissement qu'il avait projeté pour eux dans la Floride. Charlevoix assure que, selon toutes les apparences, il ne découvrit pas ce dessein au roi; et qu'il ne lui fit envisager son projet que comme une entreprise avantageuse à la France; mais il est difficile de croire qu'il pût en imposer à la cour à cet égard. Charles IX n'ignorait point, et il fut fort aise en effet de voir que Coligny n'employait à cette expédition que des calvinistes, parce que c'était autant d'ennemis dont il purgeait l'Etat. Les catholiques firent bientôt néanmoins changer cette sage et prudente politique.
L'amiral fut laissé maître de toute l'entreprise. Il donna le commandement de l'expédition à Jean de Ribaut, de Dieppe, bon marin, lequel partit, en 1562, pour la Floride, et jeta les fondemens d'un établissement qu'il nomma Charlesfort, dans une île de Port-Royal (Caroline du sud) au septentrion de la rivière Savannah. Deux ans plus tard, Laudonnière à qui le roi avait fait compter cinquante mille écus, arrivant avec de nouveaux colons, fit abandonner ce poste et élever un autre fort dans un endroit plus avantageux sur la rivière Alatamaha (Géorgie) à deux lieues de la mer.
Cette colonie nommée la Caroline, qui serait devenue un empire florissant si elle eût été suffisamment protégée, 29 a fini par un événement tragique trop célèbre pour le passer sous silence. Trois ans après sa fondation, elle fut attaquée par une flotte espagnole de six vaisseaux commandée par Don Pedro Menendez. Philippe II ayant appris que les Français avaient fondé un établissement dans la Floride, qu'il prétendait appartenir à sa couronne, avait résolu de les en chasser, et cette flotte était envoyée pour exécuter la volonté du farouche monarque. Le fort des Français fut surpris, et tous ceux qui ne purent s'échapper, hommes, femmes et enfans, furent massacrés avec cette cruauté froide qui distingue les Espagnols. Les détails des actes de barbarie commis par eux font frémir d'horreur. Les prisonniers furent fusillés, ou pendus à un arbre, sur lequel on mit par dérision une inscription portant ces mots: «Ceux-ci n'ont pas été traités de la sorte en qualité de Français, mais comme hérétiques et ennemis de Dieu». Presque tous les colons périrent dans cette catastrophe: quelques uns seulement réussirent à se sauver avec leur chef, Laudonnière. Les vainqueurs gardèrent leur conquête, et s'y fortifièrent avec l'intention de rester dans le pays.
Lorsque la nouvelle de ce massacre arriva en France, elle y excita au plus haut point l'indignation publique. Tous les Français, de quelque religion qu'ils fussent, regardèrent cet acte comme une insulte à la nation, et brûlaient de la venger. Mais la cour fut d'une opinion contraire, et, en haine de Coligny et des Huguenots, Charles IX, ou plutôt Catherine de Médicis, car c'était elle qui gouvernait l'Etat, le roi n'ayant encore que 15 ans, fit semblant de ne pas s'apercevoir de cet affront. Le monarque oubliant ainsi son devoir, un simple individu prit entre ses mains la défense de l'honneur national et la vengeance de la France. Cet homme était le chevalier Dominique de Gourgues d'une famille distinguée de la Gascogne, et en outre bon catholique. C'était un officier de la plus grande distinction, et qui avait été éprouvé par des revers de fortune. Il soutint près de Sienne en Toscane, avec un détachement de 30 hommes, longtemps les efforts d'une partie de l'armée espagnole; tous ses soldats ayant été tués, il fut fait prisonnier et envoyé aux galères. La galère dans laquelle il était fut prise par les Turcs, et ensuite reprise par les chevaliers de Malte. Ce dernier événement l'ayant rendu à la liberté, il se mit à voyager, et visita toutes les parties du globe. Il devint l'un des marins les plus habiles et les plus hardis de son siècle. Vivement ému au récit du massacre des Français à la Caroline, il jura de les venger. Il vendit pour cela tout son bien, et arma trois navires montés par 80 matelots et 150 soldats, la plupart gentilshommes.
Rendu à l'île de Cuba, il assembla toutes ses gens, et leur retraça sous les plus vives couleurs le tableau des cruautés inouïes que les espagnols avaient exercées sur les Français de la Floride. «Voilà, ajouta-t-il, mes camarades le crime de nos ennemis. Et quel serait le nôtre, si nous différions plus longtemps à tirer justice de l'affront qui a été fait à la nation française? C'est ce qui m'a engagé à vendre mon bien; c'est ce qui m'a ouvert la bourse de mes amis; j'ai compté sur vous, je vous ai cru assez jaloux de la gloire de votre patrie pour lui sacrifier jusqu'à votre vie en une occasion de cette importance; me suis-je trompé? J'espère donner l'exemple, être partout à votre tête, prendre pour moi les plus grands périls; refuserez-vous de me suivre?»
L'on répondit par des acclamations à cette allocution noble et chaleureuse; et, dès que le temps le permit, l'on cingla vers la Floride. Les Sauvages étaient mal disposés contre les Espagnols. De Gourgues en profita et forma une ligue avec eux. Sans perdre de temps, il fit les dispositions nécessaires pour attaquer les ennemis, qui avaient ajouté deux forts à celui qu'ils avaient enlevé aux Français. On garda le plus grand secret pour ne pas leur donner l'éveil.
De Gourgues divisa ses troupes en deux colonnes pour l'attaque, et marcha, aidé des Sauvages, contre le premier fort. La garnison qui était de soixante hommes, l'ayant abandonné, tomba entre les deux colonnes, et fut presque toute détruite au premier choc. Le second fort fut pris après quelque résistance de la part de ses défenseurs, qui dans leur fuite furent aussi cernés et taillés en pièces. Le troisième fort, la Caroline, était plus grand que les autres, et renfermait deux cents hommes. Le commandant français ayant résolu de l'escalader, avait disposé des troupes autour de la place, lorsque les assiégés firent une sortie avec 80 arquebusiers, ce qui avança leur perte. On les attira par stratagème loin de leurs murailles, et on leur coupa la retraite. Assaillis de tous côtés, ils furent tous tués après avoir offert la plus vigoureuse résistance. Les soldats qui formaient le reste de la garnison, effrayés, voulurent se sauver dans les bois; mais ils tombèrent aussi sous le fer des Français et des Indiens, excepté quelques uns que l'on réserva pour une mort plus ignominieuse. On fit un butin considérable. Les prisonniers furent amenés au lieu où les Français avaient subi leur supplice, et où Menendez avait fait graver sur une pierre ces mots: «Je ne fais ceci comme à des Français, mais comme à des Luthériens.» De Gourgues leur fit des reproches sanglans sur leur cruauté et sur leur manque de foi, et ensuite les fit pendre à un arbre, sur lequel il fit mettre à la place de l'ancienne inscription, celle-ci écrite sur une planche de sapin: «Je ne fais ceci comme à Espagnols; mais comme à traîtres, voleurs et meurtriers.»
Trop faibles pour garder le pays, les Français rasèrent les forts et mirent à la voile pour la France, où le peuple accueillit avec satisfaction la nouvelle du succès de leur entreprise, qui fut regardée comme un acte de justes représailles. Mais la reine-mère et la faction des Guises auraient sacrifié de Gourgues au ressentiment du roi d'Espagne, sans des amis, et le président de Marigny qui le cacha à Rouen. Sa conduite reçut hautement l'approbation des autres nations, et la reine d'Angleterre, Elizabeth, alla jusqu'à lui offrir un poste avantageux dans sa marine. Il remercia cette princesse de ses offres généreuses, le roi lui ayant rendu ses bonnes grâces.
Il se préparait à aller prendre le commandement de la flotte de don Antoine, qui disputait à Philippe II, la couronne du Portugal, lorsqu'il mourut à Tours en 1567. Il emporta dans la tombe le regret général, et laissa après lui la réputation d'un des meilleurs capitaines du siècle, aussi habile sur mer que sur terre.
La faiblesse de Catherine de Médicis dans cette affaire, sembla autoriser les bruits que les Espagnols faisaient courir pour atténuer l'odieux de leur conduite. Ils assuraient que Charles IX s'était entendu avec leur roi, son beau-frère, pour exterminer les Huguenots établis à la Floride. Quoiqu'il se soit refusé à demander satisfaction de cette horrible violation du droit des gens, et que d'autres actes de son règne ternissent encore beaucoup plus sa mémoire, il est impossible d'ajouter foi à de pareils rapports sans des témoignages clairs et précis qui les rendent indubitables.
En formant des établissemens de protestans français dans le Nouveau-Monde, Coligny exécutait un projet patriotique, projet dont l'Angleterre sut ensuite profiter, et dont nous voyons aujourd'hui les immenses résultats. Il voulait ouvrir en Amérique à tous ceux qui s'étaient séparés de la religion établie du royaume, un asile, où, tout en formant partie du même empire, et en augmentant son étendue et sa puissance, ils pourraient jouir des avantages que possédaient les fidèles de l'ancienne religion dans la mère-patrie. Ce projet est vraiment une des plus belles et des plus nobles conceptions modernes; et s'il n'a pas réussi, quoiqu'il eût d'abord l'appui du gouvernement, c'est parce que le parti catholique, qui eut toujours la principale influence sur le trône, s'y opposa sans cesse, tantôt sourdement, tantôt ouvertement. Il en fut ainsi surtout vers le temps où nous sommes arrivé. La longue période qui s'écoula depuis l'expédition de Roberval jusqu'à celle du marquis de la Roche en Acadie, en 1598, est entièrement remplie par la lutte avec l'Espagne et l'Empire, et par les longues et sanglantes guerres de religion rendues si tristement fameuses par le massacre de la St.-Barthélemi, et que termina le traité de Vervins. Durant tout ce temps, l'attention des chefs de l'Etat fut absorbée par ces événemens mémorables, qui ébranlèrent la France jusqu'en ses fondemens.
Ce ne fut qu'après cette triste époque, et lorsque Henri IV fut solidement établi sur le trône, que l'on revint aux desseins que l'on avait formés sur le Canada et les pays voisins, et auxquels on paraît en général avoir tenu jusque-là plus par esprit d'imitation et par fantaisie, que par ambition ou par intérêt bien entendu.
Mais tandis que le reste des Français travaillait à s'entre-détruire avec un acharnement qu'on a peine à concevoir aujourd'hui, pour des croyances dont ces massacres mêmes prouvaient que Dieu seul pouvait être le juge, et qui devront servir de salutaire exemple dans tous les temps aux peuples de ce continent, où il y a tant de religions diverses, les Normands, les Basques et les Bretons continuaient de faire la pêche de la morue et de la baleine, comme si leur pays eût joui de la plus grande tranquillité. Tous les jours ils agrandissaient le cercle de leur navigation. C'était à eux que l'on devait cette pêche qu'ils avaient créée à une époque reculée, et qui augmentait d'une manière si considérable l'industrie française. Ils l'avaient d'abord commencée sur le grand banc de Terreneuve; ils l'étendirent graduellement sur les côtes voisines et dans le golfe et le fleuve St.-Laurent. En 1578, cent cinquante navires français vinrent à Terreneuve. Un autre négoce non moins profitable qui s'était établi avec les Indigènes des côtes, est celui des pelleteries, lequel se faisait avec une grande facilité et avec avantage pour la France. Les trafiquans de fourrures furent attirés à la recherche de cette marchandise, le long d'une grande partie des rivages de l'Amérique du nord, et dans les rivières qui tombent dans la mer. Ils remontaient le fleuve St.-Laurent jusqu'au-dessus de Québec, côtoyaient les îles du golfe et des environs, et les pays voisins. C'est à ce commerce enfin que sont dûs en grande partie les premiers établissemens que l'on va voir bientôt se former au Canada et dans l'Acadie.
Jacques Noël et Châton, neveux et héritiers de Cartier, avaient continué ses entreprises, et s'étaient livrés au commerce des pelleteries qui rendait de grands bénéfices; ils excitèrent à tel point la jalousie des autres traitans, que ceux-ci brûlèrent trois ou quatre de leurs pataches. Afin de ne plus être exposés aux mêmes attaques, ils sollicitèrent du roi le renouvellement des priviléges qui avaient été accordés à leur oncle, dans la vue de former une habitation dans la Nouvelle-France, avec le droit exclusif de commercer avec les Sauvages durant 12 ans, et d'exploiter les mines qu'ils avaient découvertes. En considération des services de leur oncle, des lettres-patentes leur furent accordées à cet effet en 1588. Cependant, dès que les marchands de St.-Malo eurent appris ce qui venait de se passer, et l'existence du privilége qui les privait d'un négoce lucratif, ils se plaignirent hautement. Ils se pourvurent au conseil privé du roi, pour faire révoquer les lettres-patentes, et obtinrent un arrêt favorable à leur demande sans beaucoup de difficultés.
Dans l'année même du rétablissement de la paix (1598), le marquis de la Roche, de la province de Bretagne, se fit confirmer par le roi dans la charge de lieutenant-général du Canada, de l'Acadie et des pays adjacens, que lui avait accordée Henri III, et dont les troubles du royaume l'avaient probablement empêché de prendre possession. Ses pouvoirs avaient la même étendue que ceux de Roberval. Il était autorisé à prendre dans les ports de France, les navires, capitaines et matelots dont il pourrait avoir besoin; à lever des troupes, faire la guerre et bâtir des villes dans les limites de sa vice-royauté; à y promulguer des lois et les faire exécuter; à concéder les terres aux gentilshommes, à titre de fiefs, seigneuries, baronnies, comtés, etc. Le commerce était laissé également sous son contrôle absolu.
Revêtu ainsi d'une autorité aussi despotique que vaine et imaginaire, il partit pour le Nouveau-Monde avec 60 hommes. Aucun marchand n'osa élever la voix contre le monopole accordé à ce seigneur, comme on l'avait fait contre les neveux de Cartier: son rang leur imposa silence.
Le marquis de la Roche, soit qu'il craignit la désertion de ses gens, composés de repris de justice, soit qu'il crut ce lieu plus à la main en attendant qu'il eût trouvé dans la terre ferme un territoire propre à son dessein, les déposa dans l'île de Sable. Cette île, en forme de croissant, étroite, aride et d'un aspect sauvage, ne porte ni arbres, ni fruits; il n'y pousse qu'un peu d'herbe, et l'on n'y trouve qu'un lac d'eau douce au centre.
Après avoir ainsi débarqué ses colons sur cette terre désolée, entourée d'écueils battus par la mer, il passa en Acadie. En revenant, il fut surpris par une furieuse tempête qui le chassa en dix ou douze jours sur les côtes de France. Il n'eut pas plutôt mis pied à terre, qu'il se trouva enveloppé dans une foule de difficultés. Le duc de Mercoeur, qui commandait en Bretagne, le garda aussi prisonnier quelque temps. Ce ne fut que cinq ans après, qu'il put raconter au roi qui se trouvait à Rouen, ce qui lui était arrivé dans son voyage. Le monarque, touché du sort des malheureux abandonnés dans l'île de Sable, ordonna au pilote qui y avait conduit le marquis de la Roche, d'aller les chercher. Il n'en trouva plus que douze sur quarante qui y avaient été débarqués.
Dès qu'ils avaient été livrés à eux-mêmes, ces hommes, accoutumés à donner libre cours à la fougue de leurs passions, n'avaient plus voulu reconnaître de maître. La discorde les avait armés bientôt les uns contre les autres, et plusieurs avaient péri dans des querelles qui empirèrent encore leur triste position. A la longue cependant la misère dompta leur caractère farouche, et ils prirent des habitudes plus paisibles, et que nécessitait d'ailleurs l'intérêt de leur conservation.
Ils se construisirent des huttes avec les débris d'un navire échoué sur les rochers de la plage, et vécurent pendant quelque temps de la chair des animaux que le baron de Léry y avait débarqués 80 ans auparavant, et qui s'y étaient propagés (Laët.--Histoire de l'Amérique). Ils en avaient aussi apprivoisé quelques uns qui leur fournissaient des laitages; mais bientôt cette ressource leur manqua, et il ne leur resta plus que la pêche pour fournir à leur subsistance. Lorsque leurs habits furent usés, ils s'en firent de peaux de loup-marin. A leur retour, Henri IV voulant les voir dans le même état dans lequel on les avait trouvés, on les lui présenta avec les vêtemens dont l'on vient de parler. Leur barbe et leurs cheveux qui étaient d'une longueur démesurée et fort en désordre, donnaient un air rude et sauvage à leur figure. Le roi leur fit distribuer à chacun cinquante écus, et leur permit de retourner dans leurs familles sans pouvoir être recherchés de la justice pour leurs anciennes offenses.
Cependant, le marquis de la Roche qui avait engagé sa fortune dans cette entreprise, la perdit toute entière par suite des malheurs qui ne cessèrent de l'accabler. Ruiné et sans espérance de pouvoir reprendre un projet qu'il avait toujours à coeur, le chagrin s'empara de lui et le conduisit lentement au tombeau. L'histoire des traverses et de l'infortune de cet homme et des colons qui le suivirent dans l'île de Sable, forme un épisode digne d'exercer la plume d'un romancier.
On a reproché à M. de la Roche plusieurs fautes. Sans nous arrêter à blâmer des plans qu'il n'a pas eu le temps de développer, nous devons dire que, comme victime de ses efforts pour la cause de la colonisation, il a laissé un nom qui sera toujours respecté en Amérique.
Plusieurs causes contribuaient à cette époque à ces insuccès. L'insurbordination, et le choix d'hommes de guerre n'ayant d'autre expérience que celle de l'épée, pour conduire ces entreprises, sont parmi les principales. Dans toutes les tentatives faites jusqu'alors, ni règle, ni ensemble n'a été suivi; et toujours le manque de prévoyance l'a disputé à l'inconstance et à l'apathie des gouvernemens; aux divisions et à la faiblesse de moyens des individus. Au reste, les mutineries et les désordres étaient le mal des populations du temps, fruit sans doute des agitations sociales qui bouleversaient l'Europe depuis près d'un siècle.
La France n'est pas le seul pays qui ait eu de ces obstacles à vaincre. L'histoire des États-Unis nous apprend que l'Angleterre s'y prit plusieurs fois avant de pouvoir réussir à se fixer dans ce continent, d'une manière solide et durable. Sans parler de la première colonie qu'elle y envoya en 1579, et que les Espagnols, maîtres de la mer et jaloux des entreprises que les autres nations pouvaient faire dans le Nouveau-Monde, attaquèrent en route et forcèrent à rebrousser chemin (Oldys. American Annals), l'on sait que dès quatre ans après, le chevalier Humphrey Gilbert alla commencer un établissement dans l'île de Terreneuve, à St.-Jean; et que, malgré les espérances qu'on en conçut d'abord, l'indiscipline des colons amena une fin désastreuse; que le célèbre Walter Raleigh, élève de Coligny, dont il avait contracté l'esprit de persévérance, voulant continuer les desseins de son beau-frère Gilbert, n'eut pas plus de succès à Roenoke dans la Floride, et qu'au bout de trois ans l'amiral Drake fut obligé de ramener dans leur patrie les colons qu'il y avait débarqués 30; qu'en 1587 une autre plantation fut commencée dans la Virginie, dont tous les habitans moururent de misère, ou furent massacrés par les Indigènes; qu'en 1602 encore l'on ne fut pas plus heureux dans un nouvel essai fait sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre, qu'enfin, il en fut ainsi de plusieurs autres entreprises du même genre dans la suite, parmi lesquelles plusieurs cependant ont été plutôt des expéditions commerciales que des tentatives sérieuses d'établissement.
HISTOIRE
DU
CANADA.
LIVRE PREMIER.
ETABLISSEMENT PERMANENT DE LA
NOUVELLE-FRANCE.
CHAPITRE I.
ACADIE--(Nouvelle-Ecosse.)
1603-1613.
Observations sur la civilisation de l'Europe à cette époque.--Importance des colonies pour la France.--M. Chauvin, à la suggestion de Pontgravé, se fait nommer lieutenant-général du Canada et de l'Acadie, et obtient le privilége exclusif d'y faire le commerce des pelleteries.--Il meurt.--Le commandeur de Chaste lui succède; il forme une société de commerce pour faciliter la colonisation.--Pontgravé et Champlain font un voyage en Canada. Le Commandeur étant mort, M. de Monts, calviniste, est nommé lieutenant-général de cette contrée où l'on permet aux protestans de s'établir.--Expédition de M. de Monts en Acadie, province découverte par les Français.--De Monts et Champlain découvrent la baie de Fundy, et les rivières St.-Jean, Penobscot et Kénébec. Les colons débarquent à l'île Ste.-Croix--Champlain explore les côtes jusqu'à 20 lieues au sud du cap Cod.--De Monts, ou plutôt le baron de Poutrincourt fonde Port-Royal; il retourne en France.--Port-Royal concédé au baron de Poutrincourt.--Lescarbot.--Progrès de Port-Royal.--Retrait du privilége accordé à de Monts.--Dissolution de la société des pelleteries.--Abandon temporaire de Port Royal.--Poutrincourt y retourne en 1610.--Il refuse d'y mener des Jésuites.--Assassinat de Henri IV.--La marquise de Guercheville achète les droits des associés de de Monts pour envoyer des Jésuites en Acadie.--Difficultés entre les colons et les Jésuites.--Mde. de Guercheville les envoie fonder St.-Sauveur sur la rivière Penobscot.--Les Anglais de la Virginie détruisent St.-Sauveur et Port-Royal, en pleine paix.--Le gouvernement français ne s'intéresse point au sort de ces deux colonies qui n'était que des entreprises particulières.
Nous sommes enfin parvenu à l'époque à laquelle on peut fixer le commencement des succès permanens de la colonisation française. Bien des obstacles et bien des calamités en arrêteront encore le cours, paraîtront même l'interrompre; mais ils ne cesseront pas d'être réels; ils seront comme la lumière qui paraît et disparaît vacillante au souffle du vent; elle brûle toujours quoiqu'elle semble quelquefois s'éteindre.
Cette époque correspond au règne d'Henri IV, l'un des plus grands rois qu'ait eus la France, et à celui de son successeur, Louis XIII. La guerre civile avait fait place à la guerre étrangère; et Richelieu achevait l'abaissement de la maison d'Autriche, et de la noblesse du royaume que les guerres de religion avaient divisée et affaiblie. Le caractère national s'était retrempé dans ces longues et sanglantes disputes; son énergie s'était réveillée. Rendue à la paix, la France eut besoin de nouvelles carrières pour donner cours à son activité.
La marche de la civilisation ne s'était pas ralentie en Europe. La grande lutte religieuse où le principe protestant avait triomphé, avait donné, si je puis m'exprimer ainsi, plus de ressort et plus d'étendue à l'esprit humain, en agrandissant le champ de son expérience et en détruisant ses préjugés.
La France, l'Angleterre et les Provinces-Unies avaient pris un accroissement rapide de population, de richesse et de grandeur.
Henri IV police et fait fleurir son royaume, rétablit l'ordre dans les finances, réforme la justice, oblige les deux religions de vivre en paix; encourage l'agriculture et le commerce, établit des manufactures de drap d'or et d'argent, de tapisseries, de glaces. C'est aussi sous lui que les vers à soie sont introduits en France et qu'on y creuse le canal de Briare.
Le commerce établissait déjà des communications entre tous les pays, mettait en regard leurs moeurs et leurs usages. L'imprimerie qui se propageait, en généralisant les connaissances, appelait les hommes de génie à éclairer leurs concitoyens prêts à recevoir l'impulsion qui leur serait donnée et à marcher dans la voie des progrès. Les classes moyennes ayant acquis par l'industrie de l'importance, de la liberté et des richesses, reprenaient le rang qu'elles doivent occuper dans la société dont elles sont la principale force. En repoussant du poste qu'elle occupait depuis des siècles cette noblesse guerrière qui ne s'était distinguée que par la destruction et l'effusion du sang, elles allaient introduire dans l'Etat des principes plus favorables à sa puissance et à la liberté des peuples. «Tout progrès, en effet, dit Lamennais, se résout dans l'extension de la liberté, car le progrès ne peut être conçu que comme un développement plus libre ou plus complet des puissances propres des êtres. Or, dans l'ordre social, nulle liberté sans propriété: elle seule affranchit pleinement l'homme de toute dépendance.»
La découverte du Nouveau-Monde avait activé ce grand mouvement. Les nations s'étaient mises à coloniser, les unes pour se débarrasser de sectaires remuans, d'autres pour ouvrir un champ aux travaux des prédicateurs chrétiens, toutes pour se créer des sources de richesse et de puissance. La France s'est surtout distinguée par ses efforts pour convertir les infidèles, et l'on peut dire à l'honneur de sa foi, qu'aucun autre peuple n'a tant fait pour cette cause toute de sainteté et de philantropie. C'est par cela probablement que l'on peut expliquer l'estime que toutes les nations indiennes ont eue dans tous les temps pour elle sur tous les autres peuples.
Cette conduite de la France, envisagée sous le rapport politique, ne mérite pas les mêmes louanges, surtout à cause de la pernicieuse influence qu'elle exerça sur la police des colonies. En Canada, par exemple, de peur de scandaliser les Sauvages par le spectacle de plusieurs religions, l'on persuada au gouvernement de n'y laisser passer que des émigrans catholiques. Ainsi le catholicisme forcé de laisser subsister la religion protestante à côté de lui dans la métropole, eut encore assez de force cependant pour le faire exclure dans les plantations d'outre-mer, exclusion qui annonce déjà l'arrière pensée qui devait se manifester plus tard par la révocation de l'édit de Nantes, et qui devait aussi altérer le système de gouvernement intérieur adopté par Henri IV et Sully. Les tendances libérales et quelque peu républicaines des Huguenots, les rendirent d'ailleurs redoutables à la cour, qui voyait d'un tout autre oeil la soumission des catholiques et du haut clergé aussi hostile pour le moins que le pouvoir royal aux libertés populaires.
Tel était l'état de l'Europe et particulièrement celui de la France, lorsque s'ouvrit le dix-septième siècle.
Le commerce de pelleteries et la pêche de la morue prenant de jour en jour plus de développement, il devenait aussi d'une grande importance pour cette nation de s'assurer de la possession des pays où se faisaient ces deux négoces si avantageux pour sa marine. D'ailleurs le système colonial de l'Espagne s'agrandissait rapidement; l'Angleterre persistait à s'établir dans la Floride en dépit de ses échecs. Elle ne pouvait donc rester tranquille en Europe, pendant que ses ennemis ou ses rivaux cherchaient à se fortifier en Amérique. Elle se mit aussi en frais plus sérieusement qu'elle ne l'avait fait jusque là, d'y avoir au moins un pied à terre. Mais les premiers hommes à qui elle confia cette tâche après la mort du marquis de la Roche, en firent simplement un objet de spéculation.
Pontgravé l'un des principaux négocians de St.-Malo, forma le vaste projet d'accaparer la traite des fourrures en Canada et en Acadie. Pour le réaliser, il jeta les yeux sur un capitaine de vaisseau nommé Chauvin, qui avait des amis puissans à la cour, et qui se recommandait en outre par les services qu'il avait rendus au roi dans les dernières guerres. Cet officier obtint facilement les pouvoirs qui avaient été accordés à la Roche. Mais il mourut après avoir débarqué à Tadoussac une douzaine de colons qui seraient morts de faim dans l'hiver sans les Sauvages qui les recueillirent dans leurs cabanes.
Le commandeur de Chaste, gouverneur de Dieppe, succéda à ses priviléges. Il paraît que le commerce n'était pour lui qu'un objet secondaire; mais Pontgravé, qui n'entrait dans ces entreprises que pour s'enrichir, lui démontra la nécessité de la traite pour subvenir aux dépenses de premier établissement toujours si considérables. Le nouveau gouverneur forma, à sa suggestion, une société dans laquelle entrèrent plusieurs personnes de qualité et les principaux marchands de Rouen.
Sur ces entrefaites, Samuel de Champlain, capitaine de vaisseau, officier distingué, nouvellement arrivé des Indes occidentales, se trouva à la cour où Henri IV le retenait près de lui. A la demande du commandeur il voulut bien accompagner l'expédition qu'on envoyait en Canada.
La petite flotte qui consistait en barques de douze à quinze tonneaux seulement, fit voile en 1603. Champlain remonta le St.-Laurent avec Pontgravé jusqu'au Sault-St.-Louis, et de retour en France, il montra au roi la carte et la relation de son voyage. Henri en fut si content qu'il promit de favoriser l'entreprise de tout son pouvoir; et le commandeur étant mort pendant ce temps-là, il donna sur le champ sa commission à Pierre Dugua, sieur de Monts, de la province de Saintonge, gentilhomme ordinaire de sa chambre et gouverneur de Pons, avec le privilége exclusif de faire la traite depuis le cap de Raze, en Terreneuve, jusqu'au 50e degré de latitude nord. Les Huguenots eurent la liberté de professer leur religion dans les colonies qu'on établirait tout comme en France; mais les Indigènes devaient être instruits dans la foi catholique.
On attendait beaucoup des talens et de l'expérience de M. de Monts, qui avait toujours montré un grand zèle pour la gloire de son pays.
La société formée par son prédécesseur fut continuée et même augmentée par l'adjonction de plusieurs marchands de la Rochelle et d'autres villes du royaume. Cet accroissement permit de faire un armement plus considérable qu'à l'ordinaire. Quatre vaisseaux furent donc équipés, dont un pour faire la traite à Tadoussac; un autre pour visiter les côtes maritimes de la Nouvelle-France et saisir les bâtimens qui trafiqueraient avec les Sauvages en contravention à la défense du roi; et les deux derniers pour transporter les colons et chercher un lieu propre à leur établissement. Nombre de gentilshommes et d'hommes de métier s'embarquèrent sur ces navires avec quelques soldats.
On a déjà pu remarquer avec quelle ardeur les jeunes gens de famille noble se jetaient dans ces entreprises. Cartier et Roberval furent accompagnés par des gentilshommes dans tous leurs voyages. L'esprit inquiet et aventureux qui a distingué à un si haut degré la noblesse française du moyen âge, alors la première du monde, et dont les exploits depuis les bords brumeux d'Albion jusqu'aux rochers arides du Jourdain, formeraient un livre si intéressant et si dramatique, cet esprit, disons-nous, semblait chercher en Amérique un nouvel élément à son activité, et l'occasion de se soustraire à la sujétion que la politique du souverain faisait peser de plus en plus sur cette caste, dont l'ambition et l'indépendance avaient été pendant si longtemps pour la royauté un objet de souci et de crainte.
Champlain s'embarqua de nouveau avec le baron Jean de Poutrincourt pour l'Amérique, où ce dernier avait dessein de s'établir avec sa famille. Partis en mars 1604, du Havre-de-Grâce, les vaisseaux chargés d'émigrans des deux religions avec leurs prêtres et leurs ministres, se dirigèrent vers l'Acadie, dont de Monts préférait le climat à celui du Canada, qu'il trouvait trop rigoureux.
L'Acadie à peine connue, n'était fréquentée que par les traitans. C'était le plus beau pays de la Nouvelle-France du côté de l'Océan; il y a plusieurs ports excellens, où l'on entre, et d'où l'on sort par tous les vents, et le climat y est tempéré et fort sain. Le long de la mer le sol est rocheux et aride; mais dans l'intérieur il est de la plus grande fertilité, et l'on y a découvert des mines de cuivre, de fer, de charbon et de gypse. Le poisson de toute espèce abondait sur les côtes, comme la morue, le saumon, le maquereau, le hareng, la sardine, l'alose, etc. Le loup-marin, la vache-marine, ou phoque, et la baleine y étaient aussi en grande quantité. Les Micmacs, ou Souriquois, qui habitaient cette contrée quoique très-braves avaient des moeurs fort douces, et ils accueillirent les Français avec beaucoup de bienveillance.
Outre l'avantage du climat et de la pêche, l'Acadie possède encore sur le Canada celui d'une situation plus heureuse pour le commerce maritime; la navigation y est ouverte dans toutes les saisons. Tout contribuait donc à justifier le choix de cette contrée.
On fit terre d'abord dans un port de l'Acadie qui fut nommé de Rossignol, aujourd'hui Liverpool. De là l'on côtoya toute la presqu'île acadienne jusque dans le fond de la baie de Fundy, appelée par de Monts la baie Française.
L'on entra, chemin faisant, dans un bassin spacieux, entouré de collines d'où coulaient plusieurs rivières. Le baron de Poutrincourt, enchanté de la beauté de ce port et des terres qui l'environnent, en obtint la concession, et le nomma Port-Royal. Il devint et demeura le chef-lieu de l'Acadie durant toute la durée de la domination française.
L'on descendit ensuite vers le sud en longeant les côtes du Nouveau-Brunswick, où Champlain qui avait pris les devans, découvrit la rivière St.-Jean et lui donna ce nom qu'elle conserve encore. A une vingtaine de lieues de là, l'on atteignit l'île de Ste.-Croix (maintenant Boon ou Doceas Island) dans l'embouchure d'une grosse rivière (Ste.-Croix ou Schoodic) où M. de Monts résolut de placer sa colonie, la saison commençant à être avancée. Cette petite île était facile à défendre, et le sol, comme celui du pays environnant, paraissait d'une grande fertilité.
Les Indigènes furent enchantés des manières des Français et de la douceur de leurs moeurs. M. de Monts surtout captiva tellement leur confiance qu'ils le choisissaient pour juge des différends qui s'élevaient entre eux, et se soumettaient volontiers à ses décisions.
Cependant l'hiver fit bientôt apercevoir les inconvéniens du poste qu'on avait choisi. L'on se trouva sans eau et sans bois dans l'île, et ce n'était qu'avec des peines infinies qu'on pouvait s'en procurer de la terre ferme. Le scorbut, dont trente six personnes moururent, vint encore aggraver la situation des Français. L'on résolut dès lors d'aller s'établir ailleurs dès que la belle saison serait venue.
Après avoir exploré les côtes jusqu'au cap Cod (dans l'Etat du Massachusetts), et que Champlain qui avait poussé en chaloupe jusqu'à une vingtaine de lieues au delà, appelle cap Mallebarre, de Monts ne trouvant point de localité qui réunît tous les avantages qu'il désirait, songea à retourner en Acadie.
Sur ces entrefaites, Pontgravé arriva d'Europe avec 40 nouveaux colons. Ce secours, venu fort à propos, releva tous les courages que les fatigues de l'hiver écoulé, et surtout les ravages du scorbut, avaient très-abattus. La colonie se transporta à Port-Royal sur la rivière de l'Equille, où l'on jeta les fondemens (1604) de la ville qu'on appelle maintenant Annapolis.
Dans l'automne M. de Monts étant passé en France, trouva les esprits prévenus contre son entreprise, par suite des bruits que les gens intéressés à la traite de la pelleterie, et que son privilége avait privés de ce négoce, faisaient courir contre le climat de l'Acadie et l'utilité de ces établissemens dispendieux. Il craignit un moment de voir sa société se dissoudre; mais le baron de Poutrincourt, repassé en Europe, vint à son aide, et se chargea du gouvernement de la colonie naissante pour laquelle il partit sans délai. Il était temps qu'il arrivât en Amérique, car les colons, se croyant délaissés, s'étaient déjà embarqués pour repasser dans leur pays natal.
Celui qui rendit alors les plus grands services à Port-Royal, fut le célèbre Lescarbot, homme très-instruit et le premier qui indiqua les vrais moyens de donner à un établissement de ce genre une base durable. Il représenta que la culture de la terre était la seule garantie de succès; qu'il fallait s'y attacher particulièrement, et donna lui-même l'exemple aux colons. Il animait les uns, dit un auteur, il piquait les autres d'honneur, il se faisait aimer de tous, et ne s'épargnait lui-même en rien. Il inventait tous les jours quelque chose de nouveau pour l'utilité publique, et jamais l'on ne comprit mieux de quelle ressource peut être dans un nouvel établissement un esprit cultivé par l'étude, que le zèle de l'Etat engage à se servir de ses connaissances et de ses réflexions. C'est à lui que nous sommes redevables des meilleurs mémoires que nous ayons de ce qui s'est passé sous ses yeux, et d'une histoire de la Floride française. L'on y voit un auteur exact et judicieux, un homme qui a des vues, et qui eût été aussi capable d'établir une colonie que d'en écrire l'histoire.
Une activité aussi intelligente porta bientôt ses fruits. L'on fabriqua du charbon de bois; des chemins furent ouverts dans la forêt; un moulin à farine, mû par l'eau, fut construit sur la rivière et épargna beaucoup de fatigues aux colons qui avaient été jusque-là obligés de moudre leur blé à bras, opération des plus pénibles; l'on fit des briques et un fourneau dans lequel on monta un alambic pour clarifier la gomme de sapin et en faire du goudron. Les Indiens étaient tout étonnés de voir naître tant d'inventions qui étaient des merveilles pour eux. Ils s'écriaient dans leur admiration, «Que les Normands savent beaucoup de choses!» C'est ainsi qu'ils appelaient les Français, parceque la plupart des pêcheurs qui fréquentaient leurs côtes étaient de cette partie de la nation.
Mais tandis que les amis de l'établissement se félicitaient du succès qui avait enfin couronné trois ans de pénibles efforts, deux accidens vinrent détruire de si belles espérances. Toutes les pelleteries de la société acquises dans une année de trafic, furent enlevées par les Hollandais conduits par un transfuge; ce qui lui causa une perte à peine réparable. Et dans le même temps, les marchands de St.-Malo, obtinrent la révocation du privilége exclusif de la traite accordée à M. de Monts, son chef, qui ne reçut en retour qu'une indemnité imaginaire.
Ces deux événemens, arrivés coup sur coup, amenèrent la dissolution de la société. Les lettres qui contenaient ces nouvelles furent lues publiquement à Port-Royal, où elles causèrent un deuil universel. L'on abandonnait en effet l'entreprise au moment où le succès paraissait assuré, car dès l'année suivante la colonie aurait pu suffire à ses besoins.
Poutrincourt s'était fait chérir des Indigènes. Ils versèrent des larmes en le reconduisant sur le rivage, larmes qui font le plus bel éloge de sa conduite et de son humanité. Tel était leur respect pour les Français qu'ils ne dérangèrent rien dans les habitations qu'ils avaient abandonnées; et que, quand ils revinrent trois ans après, ils trouvèrent le fort et les maisons dans l'état dans lequel ils les avaient laissés, les meubles étant même encore à leur place. C'est en 1607 que Port-Royal fut ainsi abandonné.
Mais Poutrincourt était parti avec la résolution de revenir, s'il pouvait trouver quelque citoyen riche pour s'associer à son entreprise, de Monts s'en étant retiré tout-à-fait. Des personnes de qualité l'amusèrent d'abord pendant deux ans de leurs vaines promesses. Voyant que ces négociations n'avaient aucun résultat, il tourna les yeux ailleurs, et forma enfin un traité avec deux riches négocians de Dieppe, nommés Dujardin et Duquêne. Le coeur plein de joie, il remit à la voile pour l'Acadie (1610) avec bon nombre d'artisans et de personnes appartenant aux classes les plus respectables.
Dans la même année fut assassiné Henri IV. Cette calamité nationale eut encore des suites plus funestes pour la lointaine et faible colonie de la baie Française, que pour le reste du royaume. L'intrigue et la violence qui firent place, sous Marie de Médicis et son ministre Concini, à la politique conciliante du feu roi, vinrent troubler jusqu'aux humbles cabanes de Port-Royal, où elles jetèrent la confusion, et dont elles causèrent la ruine plus tard.
Dès que le ministre italien fut au pouvoir, les Jésuites eurent assez d'influence pour forcer le baron de Poutrincourt de les recevoir dans son établissement en qualité de missionnaires. Ses associés qui étaient huguenots, ou qui avaient des préjugés contre ces religieux, qu'ils regardaient comme les auteurs de la ligue et de l'assassinat de Henri, préférèrent se retirer de la société que d'y rester si l'on persistait à les admettre dans la colonie. Ils y furent remplacés sur le champ par la marquise de Guercheville qui s'était déclarée la protectrice des missions de l'Amérique: c'était tout ce que l'on demandait. La marquise acheta en outre les droits que de Monts avait sur toute l'Acadie, et qu'elle se promettait de faire revivre. Poutrincourt se trouva complètement à sa merci. Son fils signa un arrangement avec elle, par lequel la subsistance des missionnaires devait être prise sur le produit de la pêche et du commerce des pelleteries.
Cette dame qui ne faisait rien sans l'avis des Jésuites, les fit entrer encore dans le partage des profits de la traite, ôtant ainsi, selon Lescarbot, à ceux qui auraient eu la volonté d'aider à l'entreprise, le moyen d'y prendre part. «S'il fallait donner quelque chose, continue ce judicieux écrivain, c'était Poutrincourt, et non au Jésuite qui ne peut subsister sans lui. Je veux dire qu'il fallait premièrement aider à établir la république, sans laquelle l'Eglise ne peut être, d'autant que, comme disait un ancien évêque, l'Eglise est en la république, et non la république en l'Eglise.»
Les profits que rendaient les pelleteries se trouvèrent ainsi en partie absorbés pour le soutien des missions au détriment de Port-Royal. Les protestans et les catholiques, partisans de la politique de Sully, composaient ce qu'il y avait de plus industrieux en France, et étaient par cela-même plus favorables aux améliorations que leurs adversaires, auxquels ils durent cependant céder le pas dans les plantations comme ailleurs, depuis l'avènement de Marie de Médicis aux affaires. L'intérêt du pays fut ainsi sacrifié à la dévotion sublime, mais outrée du 17e siècle.
Les dissensions ne tardèrent pas à éclater en Acadie. Les Jésuites, agissant au nom de celle qui les y avait envoyés et maintenus, firent saisir les vaisseaux de Poutrincourt; il s'en suivit des emprisonnemens et des procès qui le ruinèrent, et réduisirent les habitans de Port-Royal auxquels il ne put envoyer des provisions, à vivre de glands et de racines durant tout un hiver.
La marquise de Guercheville se retira alors de la société, et avisa aux moyens d'établir les Jésuites ailleurs. Champlain fit tout ce qu'il put pour l'engager à se lier avec de Monts; mais elle refusa constamment de s'associer avec un calviniste. Au reste les Jésuites espéraient peut-être former en Acadie un établissement semblable à celui qu'ils avaient déjà dans le Paraguay, et qui fût entièrement sous leur contrôle; mais leur tentative eut les suites les plus funestes.
Leur protectrice fit armer à ses frais un vaisseau à Harfleur, dépense à laquelle la reine-mère voulut bien contribuer; et de la Saussaye, un de ses favoris, fut choisi pour le commander. Il alla prendre les Jésuites de Port-Royal et continua sa route vers le Mont-Désert, où il entra dans la rivière Penobscot (Pentagoët), que le P. Biart avait explorée l'année précédente, et commença sur la rive gauche un établissement qu'il nomma St.-Sauveur (1613).
Tout marcha d'abord comme on pouvait le désirer; et l'on se flattait déjà d'un succès qui dépasserait toutes les espérances, lorsqu'un orage, parti du côté d'où l'on devait le moins l'attendre, vint fondre sur la nouvelle colonie et l'étouffer dans son berceau. Voici ce qui donna lieu à cet événement.
L'Angleterre réclamait le pays jusqu'au 45e. degré de latitude septentrionale, c'est-à-dire, une grande portion de l'Acadie. La France, au contraire, prétendait descendre vers le sud jusqu'au 40e. degré. Il résultait de ce conflit que, tandis que la Saussaye se croyait dans les limites de la Nouvelle-France à St.-Sauveur, les Anglais l'y regardèrent comme empiétant sur leur territoire.
Aussi le capitaine Argall de la Virginie, n'eut-il pas été plutôt informé de son apparition sur la rivière Penobscot, qu'il résolût d'aller le déloger. L'espoir d'y faire un riche butin fut néanmoins pour beaucoup dans cet accès de patriotisme.
Il parut devant St.-Sauveur avec un vaisseau de 14 canons, et jeta la terreur dans la place qui était sans défense, et qui le prit d'abord pour un corsaire. Le P. Gilbert du Thet voulut opposer de la résistance avec quelques habitans et fut tué. Argall s'empara alors de l'établissement et le livra au pillage, donnant lui-même le premier l'exemple.
Pour légitimer cet acte de piraterie, il déroba la commission que la Saussaye tenait du roi de France, et feignit de le regarder, lui et les siens, comme des gens sans aveu; il se radoucit cependant lorsqu'il eut pris tout ce qu'il avait trouvé à sa guise, et rendit les prisonniers à la liberté, en proposant à ceux qui avaient des métiers de le suivre à Jamestown, d'où, après y avoir travaillé un an, on les transporterait dans leur patrie. Une douzaine acceptèrent cette offre. Les autres avec la Saussaye et le P. Masse, préférèrent se risquer sur une frêle embarcation pour atteindre la Hève, où ils trouvèrent un bâtiment de St. Malo qui les ramena en France.
Ceux qui s'étaient fiés à la parole d'Argall, furent bien surpris en arrivant à Jamestown de se voir jeter en prison et traiter comme des pirates. Ils réclamèrent vainement l'exécution du traité conclu avec lui, et furent condamnés à mort. Celui-ci qui n'avait pas songé que la soustraction de la commission de la Saussaye finirait d'une manière aussi tragique, et ne voulant point prendre sur lui la responsabilité de l'exécution des condamnés, la remit au gouverneur, le chevalier Thomas Dale, et avoua tout.
Ce document et les renseignemens puisés dans le cours de l'affaire, engagèrent le gouvernement de la Virginie à chasser les Français de tous les points qu'ils occupaient au sud de la ligne 45. En conséquence, une escadre de trois vaisseaux sous les ordres du même Argall, fut chargée d'aller exécuter cette résolution. Les prisonniers de St.-Sauveur y furent embarqués, et entre autres le P. Biart, qu'on accuse avec trop de précipitation sans doute d'avoir servi de pilote aux ennemis à Port-Royal, en haine de Biencourt, qui en était gouverneur, et avec lequel il avait eu des difficultés en Acadie.
La flotte alla ruiner d'abord tout ce qui restait de l'ancienne habitation de Ste.-Croix, vengeance inutile puisqu'elle était abandonnée depuis plusieurs années; elle cingla ensuite vers Port-Royal, où elle ne trouva personne en arrivant, tout le monde étant aux champs à deux lieues de là. En moins de deux heures toutes les maisons et le fort furent réduits en cendre. Alors le P. Biart voulut vainement persuader aux habitans, attirés par la fumée et les flammes qui dévoraient leurs asiles, de se retirer avec les Anglais; que leur chef était ruiné et ne pourrait plus les soutenir; ils repoussèrent cet avis avec mépris, et l'un d'eux leva même une hache sur ce Jésuite et menaça de le tuer, en l'accusant d'être la cause de leurs malheurs.
Après la destruction de Port-Royal, une partie des habitans se dispersa dans les bois ou se mêla avec les naturels; une autre gagna l'établissement que Champlain avait fondé sur le fleuve St.-Laurent. Ce désastre acheva d'épuiser les ressources du baron de Poutrincourt, qui, l'amertume dans l'âme et n'ayant plus aucune espérance, abandonna pour jamais l'Amérique.
De retour en France il prit du service, et dans les troubles qui survinrent à l'occasion du mariage du roi, il fut chargé de s'emparer de Méri-sur-Seine et de Château-Thierri. Il fut tué au siège de la première ville qui fut prise, et son corps fut enterré à St.-Just en Champagne. On peut le regarder à juste titre comme le véritable fondateur de Port-Royal ou Annapolis. Sa persévérance assura le succès de l'établissement de l'Acadie; car la destruction de Port-Royal n'amena pas l'abandon de cette province, qui continua d'être occupée par la plupart des anciens colons, auxquels vinrent bientôt se joindre de nombreux aventuriers.
Le gouvernement français, qui n'avait pris aucun intérêt direct à cette colonie, n'eut pas même l'idée de venger les actes de piraterie d'Argall. La cour de la régente, livrée aux cabales et aux factions des grands qui finirent par se soulever, et mirent la monarchie sur le bord de l'abîme, 31 avait d'ailleurs bien autre chose à faire qu'à prendre en main la cause des pauvres planteurs de l'Acadie. Poutrincourt n'avait pas assez d'influence auprès de Marie de Médicis pour espérer qu'elle se chargeât de la défense de ses intérêts, et il ne fit aucune démarche auprès d'elle. Il se contenta d'adresser des plaintes inutiles contre le P. Biart à l'amirauté de Guyenne.
La marquise de Guercheville envoya la Saussaye à Londres pour y demander réparation des dommages qu'on lui avait faits contre le droit des gens; elle fut indemnisée d'une partie de ses pertes par l'appui qu'elle reçut sans doute de la part de l'ambassadeur de France. Elle reconnut alors, mais trop tard, la faute qu'elle avait faite de ne pas suivre l'avis de Champlain qui la rejette indirectement sur le P. Cotton, confesseur de Louis XIII. Mais y aurait-il eu bien de la sûreté répète-t-on à confier à un calviniste la direction d'un établissement dont le principal objet était de répandre la foi catholique parmi les tribus de la Nouvelle-France? Ce que l'on peut répondre à cela, c'est qu'il est bien fâcheux que l'intérêt des colonies et celui de la religion, n'aient pas toujours été identiques.
Malgré la nullité de ses résultats aujourd'hui, l'on ne peut s'empêcher cependant d'admirer un enthousiasme religieux comme celui qui animait madame de Guercheville, et qui la portait à sacrifier une partie de sa fortune pour la conversion des infidèles. Mais en lui rendant toute la justice qui lui est due pour un dévouement qui doit paraître sublime dans ce siècle de froid calcul et d'égoïste avidité, l'on peut se demander pourquoi est-il resté sans fruit, et ultérieurement sans avantage pour la France. Il est vrai qu'à cette époque l'expérience n'avait pas encore appris que l'intérêt religieux même exigeait impérieusement que tout fût sacrifié à l'avancement et à la consolidation des colonies; car celles-ci tombant, la ruine des missions devait en être la suite, ou du moins leur succès devenait fort problématique.