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Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome I

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LIVRE III.


CHAPITRE I.


DISPERSION DES HURONS.

1632-1663.

Louis Kirtk rend Québec à la France en 1632.--Champlain revient en Canada comme gouverneur, et travaille à s'attacher les Indigènes plus étroitement que jamais.--Collége des Jésuites construit à Québec.--Mort de Champlain, (1635).--M. de Montmagny le remplace.--Guerre entre la confédération iroquoise et les Hurons; les succès sont partagés.--Le P. Le Jeune établit le village indien de Sillery.--Fondation de Montréal (1641), par M. de Maisonneuve.--Fondation de l'Hôtel-Dieu et du couvent des Ursulines.--Paix entre toutes les nations indiennes; elle est rompue par les Agniers.--M. d'Aillebout relève M. de Montmagny comme gouverneur de la Nouvelle-France.--La guerre devient extrêmement vive entre les Iroquois et les Hurons: succès prodigieux des premiers; les Hurons ne pouvant leur tenir tête sont dispersés, les uns vers le lac Supérieur, d'autres vers la baie d'Hudson, le reste vers le bas St.-Laurent (1649-50).--La Nouvelle-Angleterre fait proposer au Canada un traité de commerce et d'alliance perpétuelle.--M. de Lauson succède à M. d'Aillebout.--Les Iroquois après leurs victoires sur les Hurons, lâchent leurs bandes sur les établissemens français.--M. d'Argenson vient remplacer M. de Lauson.--Le dévouement de Daulac sauve le Canada.--Les Iroquois demandent et obtiennent la paix.--Le baron d'Avaugour arrive comme gouverneur à Québec; remontrances énergiques qu'il fait à la cour sur l'abandon de la colonie; on y envoie 400 hommes de troupes.--Dissensions entre le gouverneur et l'évêque, M. de Pétrée.--Célèbre tremblement de terre de 1663.--Rappel de M. d'Avaugour auquel succède M. de Mésy.--La compagnie des cent associés rend le Canada au roi et se dissout (1663).

Le Huguenot, Louis Kirtk, garda Québec environ trois ans pour l'Angleterre, et rendit cette ville à M. de Caen, conformément au traité de St.-Germain-en-Laye, en 1632. La compagnie des cent associés ne s'en mit en possession cependant que l'année suivante. Champlain, nommé de nouveau gouverneur, arriva avec une escadre richement chargée, et débarqua en Canada, où il trouva tout comme il l'avait laissé; il reprit l'administration comme après une absence ordinaire. Une garde de soldats armés de piques et de mousquets, entra tambour battant dans le fort St.-Louis, qui fut remis à M. du Plessis Bochard.

Voyant le peu d'efforts que la France avait faits pour défendre ce pays, il chercha suivant son ancien système, à s'attacher plus étroitement que jamais les populations indiennes, surtout les Hurons. Il leur envoya des missionnaires pour leur porter l'Evangile. Ces missionnaires étaient les Jésuites, qui avaient remplacé les Récollets, exclus sous prétexte que, dans une nouvelle colonie, ces moines mendians sont plus à charge qu'utiles.

En même temps que la cour donnait des ordres très stricts pour défendre l'exercice de tout autre culte que du culte catholique, elle n'envoyait que des colons industrieux et de bonnes moeurs. De cette manière l'émigration se composa ou d'ouvriers utiles, ou de personnes de bonne famille, qui s'y transportaient dans la vue d'y jouir plus tranquillement de leur religion, qu'elles ne pouvaient le faire dans les provinces du royaume où les protestans étaient en majorité. Elle fut plus abondante que de coutume. Le pays sembla enfin prendre une nouvelle vigueur.

C'est vers cette époque, à la fin de 1635, que l'on commença la bâtisse du collège de Québec. Cet édifice fut fondé par le Jésuite, René de Rohaut, fils du marquis de Gamache, et placé sous l'administration de son ordre, spécialement pour l'éducation. Le gouvernement y ajouta ensuite de grands biens, et l'ordre lui-même en acheta d'autres.

Lors de l'extinction complète de cette communauté, en 1801, par décret du gouvernement britannique, l'administration militaire s'empara du collège; et le reste des biens fut abandonné à la régie d'une commission, en violation des traités et du droit de propriété privée 83. Cependant, sur les remontrances de la chambre d'assemblée du Bas-Canada, Guillaume IV reconnut la destination de cette fondation, et ordonna que les revenus en fussent laissés à la disposition des chambres; mais l'on ne voulut restituer le collège, dont on avait fait une caserne, qu'à la condition que la province ferait bâtir un autre local pour loger les troupes.

Note 83: (retour) Un salaire de £200 fut pris sur les revenus de ces biens, pour payer un ministre protestant en qualité de chapelain du collége!

A peine venait-on de jeter les fondemens de ce premier temple élevé à la science dans ce pays, que la joie publique fut troublée par la mort de Champlain, arrivée le 25 décembre, (1635.)

Natif de Brouage en Saintonge, (Charente-Inférieure,) il embrassa, comme beaucoup de ses concitoyens, le métier de la mer, et se distingua au service d'Henri IV. Sa conduite ayant attiré sur lui l'attention du commandeur de Chaste, celui-ci lui fournit l'occasion d'entrer dans une carrière qui devait le mener à l'immortalité.

Champlain avait toutes les qualités nécessaires pour remplir la mission dont il fut chargé. A un jugement droit et perspicace, à un grand courage et une persévérance dont près de 30 ans d'efforts pour fonder cette vaste province, sont la preuve, il joignait le don précieux, pour un homme dans sa situation, d'une grande décision de caractère, personne mieux que lui ne sachant prendre un parti dans une occasion difficile et qui ne souffrait point de délai. Son génie pratique pouvait concevoir et suivre sans jamais s'en écarter un plan compliqué. Il assura ainsi à son pays la possession des immenses contrées de la N.-France, sans le secours presque d'un seul soldat, et par le seul moyen des missionnaires et d'alliances contractées à propos. Il a été blâmé de s'être déclaré contre les Iroquois; mais l'on ne doit pas oublier que la guerre existait entre les Indigènes lorsqu'il arriva dans le pays, et qu'il ne cessa jamais de faire des efforts pour les maintenir en paix. Sa mort fut un grand malheur pour les Hurons, qui avaient beaucoup de confiance en lui, et qu'il aurait peut-être arrachés à la destruction qui vint fondre sur eux peu de temps après.

On lui a reproché aussi de ne pas s'être imposé de suite comme médiateur entre les parties belligérantes. Mais on oublie qu'il était impossible alors de forcer les Indigènes à reconnaître une suprématie; il fut obligé de subir les conséquences des événemens qu'il ne pouvait maîtriser, dans l'intérêt de la conservation de son établissement.

Comme écrivain, il ne peut être jugé avec sévérité. Ce n'est pas dans un marin du 17e siècle, que l'on doit chercher un littérateur élégant. Mais on trouve en lui un auteur fidèle et un observateur judicieux et attentif, rempli de détails sur les moeurs des Sauvages et la géographie du pays. Il était bon géomêtre. L'esprit naturellement religieux, et touché de l'humilité de l'école contemplative, il choisit de préférence pour sa colonie, des moines de l'ordre de St.-François, parcequ'ils étaient, disait-il, sans ambition. Les Jésuites firent tant à la cour, qu'ils obtinrent ensuite de les remplacer; et, quelque soit le motif qui les fit agir, il n'est pas douteux que leur influence fut d'un grand service à Champlain. Plus d'une fois les rois de France, sur le point d'abandonner la colonie, en furent empêchés principalement par des motifs de religion; et dans ces momens-là, les Jésuites, intéressés au Canada, en secondèrent puissamment le fondateur.

Champlain avait une belle figure et un port noble. Une constitution vigoureuse le mit en état de résister à toutes les fatigues de corps et d'esprit qu'il éprouva dans sa rude carrière. Il traversa l'Atlantique plus de vingt fois, pour aller défendre les intérêts de Québec à Paris. En perdant Henri IV, deux ans après la fondation de cette colonie, il perdit un ami et un bon maître, qu'il avait fidèlement servi, et qui lui aurait été d'un grand secours.

On lui donna pour successeur M. de Montmagny, chevalier de Malte, qui résolut de marcher sur les traces de son prédécesseur.

L'établissement de la compagnie des cent associés avait fait tant de bruit, que les Hurons en avaient conçu les plus vastes espérances. Loin de suivre les avis prudens que Champlain leur avait si souvent donnés, relativement à la conduite qu'ils devaient tenir avec la confédération iroquoise, ils s'abandonnèrent, dans l'attente de secours imaginaires, à une présomption fatale qui fut cause de leur perte.

Leur ennemi usa d'abord de stratagème, et les divisa pour les détruire plus facilement. Il fit une paix simulée avec le gros de la nation, et, sous divers prétextes, attaqua les bourgades éloignées 84. L'on ne découvrit la perfidie que lorsque le cri de guerre retentit pour ainsi dire au coeur de la nation. Elle n'était pas préparée à repousser les attaques d'un ennemi implacable, qui marchait précédé de la terreur. Les Hurons perdirent la tête, et toutes leurs mesures se ressentirent du trouble de leur esprit: ils marchaient de faute en faute. Rien n'humilie davantage aujourd'hui, dit Charlevoix, les foibles restes de cette nation, que le souvenir d'un si prodigieux aveuglement.

Note 84: (retour) Relation des Jésuites, (1640).

Cependant, cette guerre entre les Sauvages suffit pour désabuser ceux qui croyaient que la colonie pouvait faire la loi à toutes les nations de l'Amérique depuis l'existence de la nouvelle compagnie; elle fit voir que ce grand corps, qui en imposait tant de loin, n'était que néant, et que rien n'était plus fallacieux que ses promesses.

C'est en 1636, que les Iroquois tentèrent une irruption dans le coeur du pays des Hurons. Quatre ans plus tard, la guerre recommença avec plus de vigueur que jamais; mais ceux-ci, instruits par leurs malheurs et devenus plus circonspects, tenaient tête à leur ennemi, sur lequel ils remportaient quelquefois des avantages signalés, car ils ne lui en cédaient point en courage. Leurs désastres provenaient de leur indiscipline et de leur trop grande présomption. Voyant cette opposition inattendue, les Iroquois, toujours plus habiles, voulurent unir la politique aux armes, et feignirent de menacer les Trois-Rivières, où commandait M. de Champflour, et lorsqu'on s'y attendait le moins, ils demandèrent la paix au gouverneur-général, et rendirent les prisonniers français. Mais ce dernier ne tarda pas à reconnaître leur mauvaise foi, et rompit la négociation.

Cependant sa situation était des plus pénibles, se trouvant pour ainsi dire réduit à être témoin de la lutte des Sauvages, et exposé à leurs insultes, sans pouvoir à peine, faute de troupes, faire respecter son pavillon qu'ils venaient braver jusque sous le canon des forts, et encore moins tenir la balance entre les deux partis. L'état de faiblesse dans lequel on le laissait languir était un sujet d'étonnement pour tout le monde; et l'on ne savait que penser de la conduite de la fameuse compagnie des cent associés, qui donnait à peine signe d'existence. Le progrès que faisait alors le Canada était dû entièrement à des efforts individuels. L'établissement de Sillery et celui de Montréal furent commencés par des particuliers.

Le commandeur de Sillery qui voulait, à la suggestion des Jésuites, fonder une colonie composée exclusivement de Sauvages chrétiens, chargea, en 1637, le P. Le Jeune de cette entreprise; lequel choisit un emplacement à 4 milles de la ville sur le bord du fleuve pour les y établir. Ce lieu conserve encore le nom du commandeur; mais le village indien a été transféré à St.-Ambroise de Lorette, en arrière, vers le pied des Laurentides.

L'établissement de l'île de Montréal fut commencé quatre ans après (1641). Les premiers missionnaires avaient voulu engager la compagnie du Canada à occuper cette île, dont la situation était avantageuse et pour contenir les Iroquois et pour l'oeuvre des missions; mais elle n'avait point goûté leur plan. Enfin, ce projet avait été repris par M. de la Dauversière, receveur-général de la Flèche en Anjou, et il s'était formé, sous ses auspices, une association de 35 personnes puissantes et pieuses, pour faire en grand à Montréal ce qui avait été fait en petit à Sillery. Elle obtint en 1640 la concession de cette île, et l'année suivante Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, gentilhomme de Champagne, et l'un des associés, arriva à Québec avec plusieurs familles; il fut déclaré gouverneur de Montréal le 15 octobre 1642. Il y éleva une bourgade palissadée et à l'abri des attaques des Indiens, qu'il nomma Ville-Marie, pour les Français. Les Sauvages chrétiens, ou voulant le devenir, devaient occuper le reste de l'île, où l'on travaillerait à les civiliser graduellement et à leur enseigner l'art de cultiver la terre. Ainsi Montréal devint à la fois une école de civilisation, de morale et d'industrie, destination noble qui fut inaugurée avec toute la pompe et la splendeur de l'église. Peu de temps après, il y arriva un renfort sous la conduite de M. d'Aillebout de Musseau, qui fut suivi d'un second l'année suivante.

La même entreprise se continuait alors à Québec. Une petite colline boisée séparait le collège des Jésuites de l'Hôtel-Dieu. L'on avait bâti des maisons à l'européenne de chaque côté sous les murs de ces monastères, pour loger les Sauvages et les accoutumer à vivre à la manière des Français. Les Montagnais et les Algonquins aidèrent à ceux-ci à défricher une partie du plateau sur lequel est assise la ville haute; mais cette tentative n'eut pas plus de succès que les autres de ce genre qu'on faisait ailleurs.

M. de Maisonneuve voulant visiter la montagne de Montréal, fut conduit sur la cime par deux vieux Indiens qui lui dirent, «qu'ils étaient de la nation qui avait autrefois habité ce pays. Nous étions, ajoutèrent-ils, en très grand nombre, et toutes les collines que tu vois au midi et à l'orient, étaient peuplées. Les Hurons en ont chassé nos ancêtres, dont une partie s'est réfugiée chez les Abénaquis, d'autres se sont retirés dans les cantons iroquois, quelques-uns sont demeurés avec nos vainqueurs.» Ce gouverneur touché du malheur qui avait frappé cette nation, leur dit de tâcher d'en rassembler les débris; qu'il les recevrait avec plaisir dans le pays de leurs pères, où ils seraient protégés et ne manqueraient de rien; mais tous leurs efforts ne purent réunir les restes d'un peuple dont le nom même était oublié. Ce peuple était-il le même que celui que Cartier avait visité à Hochelaga plus de cent ans auparavant? Les annales des Sauvages remontent peu loin sans se perdre; les premiers voyageurs ne pouvaient faire un pas dans les forêts de l'Amérique sans entendre parler de tribus qui avaient existé dans des temps peu reculés, selon nos idées, mais déjà bien loin dans celles de ces peuples, dont chaque siècle révolu couvre l'histoire d'un profond oubli. Il est au moins certain que la description de cette bourgade par Cartier correspond à celle des villages iroquois. 85

Note 85: (retour) Gallatin. Colden. Ce dernier rapporte qu'il existait une tradition chez les Iroquois, que leurs ancêtres avaient habité les environs de Montréal.

La sollicitude individuelle se portait non seulement sur les Aborigènes, les Français en étaient aussi l'objet. On a dit comment le collége des Jésuites avait été fondé. Un couvent pour l'éducation des filles et un hôpital furent encore établis de la même manière. Presque tous les établissemens de ce genre que possède le Bas-Canada, sont dus à cette inépuisable générosité. En 1639 l'Hôtel-Dieu de Québec fut fondé par la duchesse d'Aiguillon, et le couvent des Ursulines par une jeune veuve de distinction, madame de la Peltrie. Elle y employa sa fortune et vint elle-même s'y renfermer pour le reste de ses jours, qu'elle passa dans l'exercice de toutes les vertus. Quel titre plus digne de respect peut présenter leurs noms à la vénération de la postérité!

Cependant le chevalier de Montmagny luttait de toutes ses forces contre les difficultés et les embarras de sa situation. Les colons ne ramassaient pas encore assez sur leurs terres pour subsister toute l'année, et toute tranquillité avait disparu du pays. Il fallait qu'il protégeât les tribus amies contre les tribus hostiles, qu'il prévit les attaques dirigées contre les habitations, enfin, qu'il eût l'oeil partout à la fois; tout le monde était armé, et le laboureur ne s'aventurait plus dans son champ sans emporter son fusil avec lui. (Le P. Vimont, 1642-3.)

Voyant croître l'audace des Iroquois dont les bandes se glissaient ainsi furtivement jusque dans le voisinage de Québec, et semaient l'alarme sur les deux rives du St.-Laurent, il prit la résolution de mettre un frein à leurs courses, et de bâtir un fort à l'embouchure de la rivière Richelieu, par laquelle ils s'introduisaient dans la colonie. Les barbares apprenant cela, réunirent leurs efforts pour empêcher la construction de cet ouvrage, et ayant formé un corps de 700 guerriers, ils fondirent sur les travailleurs. Mais quoiqu'attaqués à l'improviste, ceux-ci les repoussèrent avec perte.

Cependant, ils prenaient tous les jours sur les Hurons une supériorité décidée, que l'usage des armes à feu vint encore accroître. Les Hollandais, les premiers fondateurs de l'Etat de la Nouvelle-York, alors Nouvelle-Belgique, avaient commencé à en vendre aux Iroquois 86. Le chevalier de Montmagny fit des représentations à cet égard au gouverneur de cette province, qui se contenta de répondre en termes vagues, mais polis, sans changer de conduite. On le soupçonna même d'exciter secrètement les Iroquois à la guerre, quoique les deux gouvernemens fussent en paix. L'usage des nouvelles armes rendait ces barbares encore plus redoutables. Les Hurons, qui ne paraissaient plus que l'ombre d'eux-mêmes, s'aveuglaient sur l'orage qui les menaçait. Le fer et la flamme désolaient leurs frontières, dont le cercle se rapetissait chaque jour, et ils n'osaient remuer de peur de réveiller la colère de leur ennemi, qui «voulait, disait-il, après avoir abattu la plupart de leurs guerriers, ne faire avec eux qu'un seul peuple et qu'une seule terre.» Le gouverneur français n'ayant point de troupes pour aller les défendre dans leur pays, crut n'avoir rien de mieux à faire qu'à tâcher de leur obtenir la paix, en employant pour cela l'influence que lui donnait la supériorité du génie européen, à laquelle l'Iroquois même ne pouvait entièrement se soustraire. Il s'aperçut que les deux partis avaient besoin de repos. Il renvoya un des prisonniers iroquois, et le chargea d'informer les cantons que s'ils voulaient sauver la vie aux autres, il fallait qu'ils envoyassent sans délai des chargés de pleins pouvoirs pour traiter de la paix. Cette menace eut son effet. Des ambassadeurs vinrent la signer aux Trois-Rivières dans une assemblée solennelle et nombreuse tenue sur la place d'armes du tort, en présence du gouverneur-général. Un d'entre eux portant la parole, se leva, regarda le soleil, puis ayant promené ses regards sur l'assemblée, «Ononthio, dit-il, prête l'oreille, je suis la voix de mon pays. J'ai passé près du lieu où les Algonquins nous ont massacrés ce printemps; j'ai passé vite, et j'ai détourné les yeux pour ne point voir le sang de mes compatriotes, pour ne point voir leurs corps étendus dans la poussière. Ce spectacle aurait excité ma colère. J'ai frappé la terre, puis prêté l'oreille; et j'ai entendu la voix de mes ancêtres, qui m'a dit avec tendresse: calme ta fureur; ne pense plus à nous, car on ne peut plus nous retirer des bras de la mort; pense aux vivans, arrache au glaive et au feu ceux qui sont prisonniers; un homme vivant vaut mieux que plusieurs qui ne sont plus. Ayant entendu cette voix, je suis venu pour délivrer ceux que tu tiens dans les fers.» Il s'étendit ensuite sur le sujet de son ambassade, et parla longtemps avec une grande éloquence.

Note 86: (retour) Relation des Jésuites, et lettre du P. Jogues prisonnier des Iroquois.

Ce chef sauvage était bien fait de sa personne et de haute stature; il avait de grands talens oratoires, était brave, hardi; mais fourbe et railleur. Il revint plusieurs fois en Canada dans la suite chargé de missions publiques.

Les Algonquins, les Montagnais, les Hurons, les Attikamègues furent parties au traité. Parmi les Iroquois, il n'y eut que le canton des Agniers qui le ratifia, parceque c'était aussi le seul avec lequel la colonie fut en guerre ouverte.

Jusqu'à la fin de 1646, régna la paix la plus profonde. Toutes les tribus faisaient la chasse et la traite ensemble, sans que la meilleure intelligence cessât d'exister entre elles. Les missionnaires qui avaient pénétré chez les Iroquois après la guerre, contribuaient beaucoup au maintien de cet heureux état de chose, et paraissaient même avoir changé les dispositions malveillantes des Agniers. Mais la paix avait déjà trop duré au gré de ces peuples; et dans le temps où les hostilités recommençaient entre les Hurons et les quatre cantons de la confédération qui n'avaient pas signé le traité, une épidémie éclatait qui fit de grands ravages dans le cinquième, tandis que les vers y détruisaient aussi les moissons. La multitude crut que le P. Jogues, l'un des missionnaires, était la cause de ces malheurs, et qu'il avait jeté un sort sur la tribu. Un Iroquois superstitieux et fanatique le tua d'un coup de casse-tête. Un jeune Français qui l'accompagnait subit le même sort; on leur coupa à tous deux la tête et on les exposa sur une palissade. Leurs corps furent jetés à la rivière.

Après une violation aussi flagrante du droit des gens, les Agniers, certains qu'il n'y avait plus de paix possible, prévinrent leurs ennemis et se mirent de toutes parts en campagne, égorgeant tout ce qui se rencontrait sur leur passage. Des femmes algonquines, échappées comme par miracle de leurs mains, apportèrent aux Français la nouvelle de ce qui se passait. C'était à l'époque où le chevalier de Montmagny était rappelé et remplacé par M. d'Aillebout. Ce rappel inattendu avait causé de la surprise. Voici ce qui y donna lieu. Le commandeur de Poinci, gouverneur-général des îles françaises de l'Amérique, avait refusé de rendre les rênes du gouvernement à son successeur, et s'était maintenu dans sa charge contre l'ordre du roi. Cette espèce de rebellion avait eu des imitateurs. Pour couper court au mal, le conseil de sa Majesté avait décidé, que désormais les gouverneurs seraient changés tous les trois ans; et c'est en conséquence de cette résolution que le chevalier de Montmagny était mis à la retraite.

Plusieurs événemens importans ont signalé l'administration de ce gouverneur, parmi lesquels l'on doit compter l'établissement de l'île de Montréal, et le commencement de la destruction des Hurons, qui sera consommée sous celle de son successeur. Les Jésuites étendirent aussi de son temps fort loin le cercle des découvertes dans le nord et dans l'ouest du continent. Tel était leur zèle, que le P. Raimbaut avait même formé le dessein de pénétrer jusqu'à la Chine en évangélisant les nations, et de compléter ainsi le cercle des courses des missionnaires autour du monde. Quoique les conquêtes de ces intrépides apôtres se soient faites en dehors de l'action de son gouvernement, elles n'en jettent pas moins de l'éclat sur lui.

Ce gouverneur chercha à imiter la politique de Champlain; et comme lui il travailla constamment à tenir les Sauvages en paix. S'il n'a pas toujours réussi, il faut en attribuer la cause à l'insuffisance de ses moyens pour en imposer à ces barbares et mettre un frein à leur ambition. Néanmoins il sut, par un heureux mélange de conciliation et de dignité, se faire respecter d'eux, et suspendre longtemps la marche envahissante des Iroquois contre les malheureux Hurons.

D'Aillebout, son successeur, était venu en Canada avec des colons pour l'île de Montréal qu'il avait gouvernée en l'absence de Maisonneuve. Il avait été ensuite promu au commandement des Trois-Rivières, poste alors plus important que cette île, de sorte qu'il devait connaître le pays et ses besoins; mais il prenait les rênes du gouvernement à une époque critique. Et ne recevant point de secours, il ne put conjurer l'orage qui allait éclater sur ses alliés avec une furie dont on n'avait pas encore en d'exemple.

En 1648, les Iroquois portèrent toutes leurs forces contre les Hurons, qui perdaient un temps précieux en négociations avec les Onnontagués qui les amusaient à dessein. Ce peuple infortuné avait même refusé l'alliance des Andastes, qui lui aurait assuré la supériorité sur ses ennemis; et il était retombé dans sa première sécurité. Les Agniers n'attendaient que cela pour fondre sur lui à l'improviste. La bourgade de St.-Joseph, ainsi nommée par les missionnaires, et située sur les rives du lac Huron, fut surprise et brûlée, et sept cents personnes, la plupart vieillards, femmes et enfans, les guerriers étant absens, furent impitoyablement égorgées. Le P. Daniel qui y était depuis 14 ans, mourut héroïquement au milieu de ses ouailles: il refusa de les abandonner, et resta au milieu du carnage administrant le baptême et l'absolution. Après avoir engagé ceux de ses néophytes qui étaient près de lui à se sauver dans le bois, il s'avança tranquillement au devant des ennemis comme pour attirer sur lui toute leur attention, et reçut la mort en proclamant la parole de Dieu.

Dans le mois de mars suivant une autre bourgade, celle de St.-Ignace, fut surprise et 400 personnes furent taillées en pièces; il ne se sauva que trois hommes qui donnèrent l'alarme à la bourgade de St.-Louis, dont les femmes et les enfans eurent seulement le temps de prendre la fuite; quatre-vingts guerriers restèrent pour la défendre; ils repoussèrent deux attaques successives; mais l'ennemi ayant pénétré dans le village à la troisième, ils furent tués ou pris, après avoir combattu avec la plus grande valeur. C'est au sac de ce village que les PP. Bréboeuf et Lallemant furent faits prisonniers. On sait avec quel courage ces deux missionnaires moururent, après avoir enduré les tourments les plus affreux que peut inventer la cruauté raffinée des barbares.

Ces massacres furent suivis de plusieurs combats où le succès fut d'abord partagé; mais à la fin l'avantage resta aux Iroquois, qui gagnèrent une bataille où les principaux guerriers hurons succombèrent accablés sous le nombre. Après d'aussi grands désastres, les débris de la nation, saisis d'une terreur panique, abandonnèrent leur pays. En moins de huit jours toutes les bourgades furent désertes, excepté celle de Ste.-Marie, la plus considérable de toutes, et que la famine fit bientôt également évacuer. Les habitants se retirèrent dans la profondeur des forêts, ou chez les peuples voisins. Les généreux missionnaires ne quittèrent point ces restes infortunés d'une grande nation, et partagèrent avec eux leur exil. Ils proposèrent l'île de Manitoualin (Ekaentouton) dans le lac Huron, pour retraite. C'est une île de 40 lieues de longueur, mais étroite, qui était inoccupée, et où la pêche et la chasse étaient abondantes. Les Hurons ne purent se résoudre à s'expatrier si loin; ils ne voulurent pas même quitter entièrement leur patrie, et se réfugièrent dans l'île de St.-Joseph, peu éloignée de la terre ferme, le 25 mai 1649. Ils formèrent une bourgade de 100 cabanes, les unes de 8 les autres de 10 feux, sans compter un grand nombre de familles qui se répandirent dans les environs et le long de la côte pour la commodité de la chasse. Mais le malheur les poursuivait partout.

Comptant sur la chasse et la pêche, ils semèrent peu de maïs; mais la chasse fut bientôt épuisée et la pêche ne produisit rien; de sorte qu'avant la fin de l'automne les vivres commençaient à manquer. Quelle perspective pour un long hiver! L'on fut bientôt réduit à la dernière extrémité, à toutes les horreurs de la famine. L'on déterrait les morts pour se nourrir de leurs chairs corrompues; les mères mangeaient leurs propres enfans expirés sur leur sein faute de nourriture. Les liens du sang et de l'amitié furent oubliés; et pour conserver des jours presqu'éteints le fils se repaissait avec une effrayante énergie du cadavre de l'auteur de ses jours. Les suites ordinaires de ce fléau ne se firent pas attendre. Les maladies contagieuses éclatèrent et emportèrent une partie de ceux que la faim avait épargnés. Les missionnaires, comme toujours, se comportèrent en véritables hommes de Dieu au milieu de ces scènes de désolation. Leur noble et généreuse conduite repose la vue dans ce lugubre tableau.

Dans leur désespoir, plusieurs des malheureux Hurons attribuaient leur situation à ces apôtres dévoués. Les Iroquois nos ennemis mortels, s'écriaient-ils avec douleur, ne croient point en Dieu, ils n'aiment point les prières, leurs méchancetés sont sans bornes, et néanmoins ils prospèrent. Nous, depuis que nous abandonnons les coutumes de nos ancêtres, ils nous tuent, ils nous massacrent, ils nous brûlent, ils renversent nos bourgades de fond en comble. Que nous sert de prêter l'oreille à l'Évangile, puisque la foi et la mort marchent ensemble. Depuis que quelques uns de nous ont reçu la prière, on ne voit plus de têtes-blanches, ajoutaient-ils dans leur expressif langage, nous mourrons tous avant le temps. (Relation des Jésuites 1643-4).

En effet, des tribus qui comptaient huit cents guerriers étaient réduites à trente; il ne restait que des femmes et quelques vieillards.

Tandis que la faim et la maladie décimaient ainsi la population de l'île St.-Joseph, les Iroquois, au nombre de trois cents, s'étaient mis en campagne, et l'on ignorait de quel côté ils porteraient leurs coups. La bourgade de St.-Jean était la plus voisine depuis l'évacuation de celle de Ste.-Marie, et on y comptait 600 familles. L'irruption des Iroquois y fut regardée comme une bravade, et l'on marcha au-devant d'eux pour leur donner la chasse. Ceux-ci les évitèrent par un détour, et se présentèrent tout à coup au point du jour à la vue de St.-Jean. Ils firent leur cri et tombèrent sur la population éperdue le casse-tête à la main. Tout fut massacré ou traîné en esclavage. Le P. Garnier périt, comme le P. Daniel, au milieu de ses néophytes. Mais rien n'ébranlait le courage de ces religieux dévoués. Cependant les Hurons de l'île de St.-Joseph étaient réduits à 300. Qu'étaient devenus les autres? La famine et l'épidémie avaient chassé ceux qu'elles n'avaient pas tués, et qui ne quittèrent ce lieu que pour aller mourir plus loin. Une partie s'enfonça et périt dans les glaces en voulant gagner la terre ferme; les autres, divisés par troupes, s'étaient réfugiés dans des lieux écartés et dans les montagnes inaccessibles du Nord; mais les Iroquois comme des loups altérés de sang les poursuivirent dans leur retraite, et firent un affreux carnage de ces misérables épuisés par les souffrances inouïes qu'ils avaient endurées. Ceux qui survivaient à St-Joseph ne s'y croyant plus en sûreté, et s'attendant à être attaqués d'un moment à l'autre, supplièrent le P. Ragueneau et les autres missionnaires de se mettre à leur tête, de rassembler leurs compatriotes dispersés, et d'aller solliciter du gouverneur français une retraite où ils pussent cultiver tranquillement la terre, sous sa protection. Ils prirent la route du lac Nipissing et de la rivière des Outaouais afin d'éviter les Iroquois, route écartée dans laquelle cependant ils trouvèrent encore de terribles marques du passage de ces barbares; et après avoir été deux jours à Montréal, où ils ne se croyaient pas en sûreté tant leur terreur était profonde, ils arrivèrent à Québec en juillet 1650, où le gouverneur les reçut avec beaucoup de bienveillance.

De ceux qui ne les avaient pas suivis, les uns se mêlèrent avec des nations voisines sur lesquelles ils attirèrent la haine des Iroquois; d'autres allèrent s'établir jusque dans la Pensylvanie; ceux-ci remontèrent au-dessus du lac Supérieur, et ceux-là enfin se présentèrent à leurs vainqueurs, qui les reçurent et les incorporèrent avec eux. De sorte que non seulement leur pays, mais encore tout le cours de la rivière des Outaouais naguère très-peuplé, ne présentèrent plus que des déserts et des forêts inhabitées. Les Iroquois avaient mis douze ans pour renverser les frontières des Hurons, et ensuite moins de deux ans pour disperser cette nation aux extrémités de l'Amérique.

A l'époque où d'Aillebout prenait les rênes du gouvernement, un envoyé diplomatique de la Nouvelle-Angleterre arrivait à Québec pour proposer au Canada un traité de commerce et d'alliance perpétuelle entre les deux colonies, subsistant indépendamment des guerres qui pourraient survenir entre les deux couronnes, et à peu près semblable à celui qui venait d'être conclu avec l'Acadie. Cette proposition occupa quelque temps les deux gouvernemens coloniaux. Le Jésuite Druillettes fut même délégué à Boston pour cet objet en 1650 et 1651; mais les Français, dont le commerce était gêné par les courses des Iroquois, voulaient engager la Nouvelle-Angleterre dans une ligue offensive et défensive contre cette confédération indienne. Cette condition fit manquer la négociation. Les Anglais n'avaient point d'intérêt à se mêler de cette guerre, et ils ne voulaient pas courir le risque d'attirer sur eux les armes de ces Sauvages. (Voyez dans l'Append. (B.) la réponse du gouvernement fédératif de la Nouvelle-Angleterre).

Cette année si funeste par la destruction de presque toute la nation huronne, finit par la retraite de M. d'Aillebout, qui s'était vu avec douleur réduit à être le témoin inutile de cette grande catastrophe. Il s'établit et mourut dans le pays. M. de Lauson lui succéda. C'était un des principaux membres de la compagnie des cent associés, et il avait toujours pris une grande part à ses affaires. Il se montra aussi incapable dans son administration que cette compagnie s'était montrée peu zélée pour le bien de la colonie, qu'il trouva dans un état déplorable. Les Iroquois, enhardis par leurs succès inouïs dans les contrées de l'ouest du Canada, se rabattirent sur celles de l'est, et leurs bandes se glissaient à la faveur des bois jusque dans le voisinage de Québec. Ils tuèrent M. Duplessis Bochart, gouverneur des Trois-Rivières et brave officier, dans une sortie qu'il faisait contre eux. Mais ils s'aperçurent bientôt cependant qu'ils n'auraient rien à gagner contre les Français. Ils prirent en conséquence le parti de demander la paix, qui fut signée et ratifiée en 1653 et 1654. Elle répandit une joie universelle parmi les Indiens, et ouvrit de nouveau les cinq cantons au zèle des missionnaires 87.

Note 87: (retour) Les PP. Lemoine, Chaumonot, Dablon, Lemercier, Mesnard, Fremin y évangélisèrent.

Cette paix en rendant libres toutes les communications, dévoila de nouveaux intérêts et fit naître de nouvelles jalousies. Les quatre cantons supérieurs, en faisant le commerce des pelleteries avec les Français, excitèrent l'envie des Agniers, voisins d'Orange, qui dès lors désirèrent la guerre, pour mettre fin à un négoce qu'ils regardaient comme leur étant préjudiciable. Pour des raisons contraires ceux-là ne voulaient pas rompre avec le Canada avec lequel ils pouvaient communiquer plus facilement qu'avec la Nouvelle-Belgique. Dans cet état de choses, la paix ne pouvait durer longtemps; et les Agniers qui l'avaient signée malgré eux, n'attendaient qu'un prétexte pour se mettre en campagne; ils le trouvèrent bientôt.

Vers 1655, la confédération acheva de détruire les Eriés, qui habitaient les bords méridionaux du lac qui porte leur nom. Le canton des Onnontagués vit dans cet événement une nouvelle raison de resserrer d'avantage son alliance avec les Français; et inspiré par les missionnaires, il pria M. de Lauson de former un établissement dans le pays, chose que l'on désirait depuis longtemps. L'année suivante, le capitaine Dupuis partit pour s'y rendre avec 50 colons. Les habitans de Québec, répandus sur le rivage, les regardèrent s'éloigner comme des victimes livrées à la perfidie indienne, et qu'ils ne comptaient plus revoir. Cette petite colonie s'arrêta sur le lac Gannentaha (Salt Lake), dans l'endroit où est aujourd'hui le village de Saline (Nouvelle-York). Elle ne fut pas plutôt au milieu des Onnontagués qu'ils en devinrent jaloux. Les Agniers avaient, à la première nouvelle du départ de Dupuis, envoyé 400 hommes pour la surprendre en route et la détruire toute entière s'il était possible; mais ils n'avaient pu l'atteindre. Ce guet-apens fit reprendre les armes; et la guerre recommencée mit fin à tous les avantages que les quatre cantons attendaient de leur traité avec le Canada; les Onnontagués se refroidirent d'abord, et ensuite conspirèrent contre leurs hôtes.

Les Hurons descendus avec le P. Ragueneau avaient été établis dans l'île d'Orléans, où ils cultivaient la terre. Un jour une bande d'Agniers en surprit 90 de tout âge et de tout sexe, en tua une partie et fit le reste prisonnier. Ces malheureux ne se croyant plus en sûreté dans l'île, revinrent à Québec, et de dépit de ce que les Français, à leur gré, ne leur accordaient pas assez de protection, une partie d'entre eux se donna tout à coup et sans réfléchir aux Agniers, puis ensuite regretta sa précipitation. Ce peuple semblait avoir perdu la capacité de se gouverner. Ils finirent les uns par passer aux Onnontagués, les autres aux Agniers, et le reste par demeurer au milieu des Français. C'est à cette occasion que les Agniers envoyèrent une députation de 30 délégués à Québec, pour réclamer les Hurons qui s'étaient donnés à eux. Elle eut l'audace de demander au gouverneur d'être entendu dans une assemblée générale des blancs et des Indiens, et celui-ci eut la faiblesse de l'accorder. Elle parla avec insolence à cet homme incapable qui ne savait pas même se faire respecter, et qui sembla dans cette circonstance recevoir humblement la loi d'une simple peuplade iroquoise.

Ce gouverneur, dénué de toute énergie, eut pour successeur le vicomte d'Argenson, qui débarqua à Québec en 1658. C'était au moment où la guerre devenait la plus vive. Dupuis arrivait du lac Gannentaha. Il avait été informé dans l'hiver par un Sauvage mourant, de ce que des mouvemens de guerriers dans les cantons lui avaient déjà fait pressentir, que la destruction de sa colonie avait été résolue. N'étant pas assez fort pour résister, il dut songer au moyen de s'échapper. A cet effet dès que le petit printemps fut venu, il donna un grand festin aux Iroquois; et pendant qu'ils étaient encore plongés dans le sommeil et dans l'ivresse, il partit par la rivière Oswego, avec tout son monde dans des canots qu'il avait fait construire secrètement.

Le vicomte d'Argenson trouva le Canada en proie aux courses et aux déprédations des Sauvages. On ne marchait plus qu'escorté et armé dans la campagne. Les annales de cette époque contiennent des relations de nombreux faits d'armes et d'actes de courage individuel extraordinaires: tout le monde était devenu soldat.

En 1660, 17 colons, commandés par Daulac, furent attaqués par 500 ou 600 Iroquois dans un mauvais fort de pieux au pied du Long-Sault; ils repoussèrent, aidés d'une cinquantaine de Hurons ou Algonquins, tous leurs assauts pendant dix jours. Abandonnés à la fin par la plupart de leurs alliés, le fort fut emporté et ils périrent tous. Un des quatre Français qui restaient avec quelques Hurons lorsque l'ennemi pénétra dans l'intérieur de la place, voyant que tout était perdu, acheva à coups de hache ses camarades qui n'étaient que blessés, pour les empêcher de tomber vivans entre les mains du vainqueur. 88

Note 88: (retour) Relation des Jésuites.

Le dévouement de Daulac et de ses intrépides compagnons, sauva le pays, ou du moins arrêta les premiers efforts de l'orage qui allait éclater sur lui, et en détourna le cours. En effet, les ennemis, dont la perte avait été très-considérable, furent si effrayés de cette résistance, qu'ils abandonnèrent une grande attaque qu'ils s'en allaient faire sur Québec, où la nouvelle de leur approche avait jeté la consternation. Leur projet était, après s'être emparé de cette ville, de mettre tout à feu et à sang dans le pays. Tous les couvens qui étaient de pierre à Québec furent fortifiés, percés de meurtrières, et armés. Une partie des habitans se retira dans les forts; les autres mirent leurs maisons en état de défense. L'on se barricada de tous côtés dans la basse ville, où l'on posa plusieurs corps de garde. Toute la population était sous les armes et veillait nuit et jour, chacun étant déterminé de vendre chèrement sa vie.

Un Huron, le seul des compagnons de Daulac qui s'échappa, informa le premier les habitans de la retraite des Iroquois. On chanta le Te Deum dans les églises en action de grâces; mais l'on ne fut complètement rassuré que longtemps après, car l'on craignait encore que ces barbares ne vinssent dans l'automne ravager les campagnes.

Cependant ils se lassèrent encore une fois d'une guerre dans laquelle ils n'avaient de succès que sur des hommes isolés, et qui leur coûtait beaucoup de monde. Ils commencèrent par retirer leurs partis du Canada, et les cantons d'Onnontagué et de Goyogouin envoyèrent des députés à Montréal pour demander la paix. Quoique l'on eût peu de confiance dans la parole de ces Sauvages, le gouverneur pensa qu'une mauvaise paix valait encore mieux qu'une guerre avec des ennemis qu'il ne pouvait atteindre ni aller attaquer dans leur pays, faute de soldats. Ces deux cantons, où il y avait plusieurs chrétiens, demandaient aussi un missionnaire. Le P. Lemoine s'offrit d'y aller; il fut chargé de la réponse du gouverneur et des présens qu'il leur envoyait.

La négociation en était là, lorsque le baron d'Avaugour arriva en 1661, pour relever le vicomte d'Argenson que la maladie, les difficultés et les dégoûts décidèrent à demander sa retraite avant le temps. L'on porta sous son administration les découvertes, d'un côté jusqu'au de là du lac Supérieur chez les Sioux, et de l'autre chez les Esquimaux de la baie d'Hudson.

Le nouveau gouverneur était un homme résolu et d'un caractère inflexible. Il s'était distingué dans les guerres de la Hongrie; et il apporta dans les affaires du Canada la roideur qu'il avait contractée dans les camps.

En arrivant, il visita tous les postes de la colonie, et admira les plaines chargées de blé. Il dit qu'on ne connaissait pas la valeur de ce pays en France; que sans cela on ne le laisserait pas dans le triste état dans lequel il le trouvait. Il écrivit à la cour ce qu'il avait vu, et demanda les secours en troupes et en munitions qu'on lui avait promis. C'est alors qu'on reçut des nouvelles du P. LeMoine.

Dans une assemblée solennelle des députés d'Onnontagué, de Goyogouin et de Tsonnonthouan, il communiqua la réponse qu'il était chargé de faire, et déposa les présens pour les cantons. Quelques jours après, ils l'informèrent qu'ils allaient envoyer une ambassade à Québec, dont Garakonthié serait le chef. Ce Sauvage avait beaucoup d'estime pour les Français. C'était un homme doué d'un grand talent naturel, et qui avait acquis beaucoup de crédit dans sa nation par son intrépidité à la guerre, sa sagesse et son éloquence dans les conseils; ce choix était d'un bon augure. Garakonthié fut très bien reçu à Montréal par le gouverneur, dont il agréa toutes les propositions. Le traité fut ratifié vers 1662.

Cependant M. d'Avaugour, d'après les avis qu'il recevait de la confédération, dont deux cantons avaient refusé de prendre part à la paix, ne croyait pas à sa durée. Il fit les remontrances les plus énergiques au roi sur l'état du Canada, et le pria très instamment de prendre cette colonie sous sa protection. Toutes les personnes en place écrivirent dans le même sens à la cour. Le gouverneur des Trois-Rivières, M. Boucher, fut chargé d'aller y porter ces représentations. Le roi lui fit un très bon accueil, et envoya immédiatement 400 hommes de troupes à Québec. Il nomma en même temps M. de Monts pour aller examiner l'état de la colonie par ses yeux et lui en faire rapport. Une pareille commission annonce ordinairement un changement de politique; l'arrivée de M. de Monts, qui avait pris possession du fort de Plaisance au nom de la couronne, en passant à Terreneuve, causa une grande joie aux habitans, qui commencèrent enfin à croire que le roi allait s'intéresser tout de bon à leur sort.

C'est dans cette même année qu'éclatèrent les dissensions entre le gouverneur et l'évêque de Pétrée, M. de Laval, dissensions qui troublèrent toute la colonie. Mais il est nécessaire de reprendre à ce sujet les choses d'un peu plus haut.

Depuis l'établissement du pays, faute de juges et d'autres fonctionnaires publics, le gouvernement ne subvenant point aux dépenses d'une administration civile régulière, les missionnaires s'étaient trouvés insensiblement et par consentement tacite, chargés d'une partie des devoirs de ces officiers dans les paroisses. Jetés ainsi hors du sanctuaire, ces ecclésiastiques acquirent, par leur éducation et par leur bonne conduite, une autorité dont ils finirent par se croire les légitimes possesseurs, mais dont la jouissance excita bientôt la jalousie des gouverneurs et du peuple, surtout depuis l'arrivée de M. de Pétrée, dont l'esprit dominateur avait excité d'avance les préventions de M. d'Avaugour, le dernier homme au monde qui eût voulu laisser gêner sa marche par un corps qui lui semblait sortir de ses attributions.

Lors de son arrivée, l'on avait remarqué qu'il avait visité les Jésuites sans faire la même faveur à l'évêque, et que bientôt après il avait nommé leur supérieur à son conseil, quoique depuis l'érection du vicariat général, il y eût été remplacé par ce même évêque 89. On usa d'abord de part et d'autre de certains ménagemens; mais un éclat devint inévitable, et la traite de l'eau de vie en fut le prétexte. Ainsi commencèrent ces longues querelles entre l'autorité civile et l'autorité ecclésiastique qui se répétèrent si souvent dans ce pays sous la domination française.

De tout temps la vente des boissons aux Sauvages y avait été, sur les représentations des missionnaires, défendue par des ordonnances très-sévères et souvent renouvelées, ainsi qu'en font foi les actes publics. Le gouvernement, tout entier à son zèle religieux, avait oublié qu'en se mettant ainsi à la discrétion du clergé, il ouvrait la porte à mille difficultés, en ce qu'il assujétissait l'un à l'autre deux pouvoirs qui doivent être indépendans 90.

Note 89: (retour) Journal des Jésuites. Ce manuscrit de la main des PP. J. Lallemant, Ragueneau et Lemercier, supérieurs successifs des Jésuites en ce pays, de 1645 à 1672, m'a été procuré par M. G. B. Faribault, bien connu pour l'ardeur avec laquelle il s'occupe depuis plusieurs années à recueillir et tirer de l'oubli divers matériaux propres à l'histoire du Canada; et auteur d'un catalogue raisonné d'ouvrages sur l'Amérique.
Note 90: (retour) Vide Etat présent de l'Eglise et de la colonie Française dans la Nouvelle-France, par M. l'Evêque de Québec, (St. Vallier) «Ils (les habitans de Port-Royal) me parurent sincèrement disposés à modérer, nonobstant leurs intérêts, le commerce de l'eau-de-vie avec les Sauvages si on le jugeait nécessaire, me conjurant même d'obtenir sur cela de nouvelles ordonnances, et de tenir la main à l'exécution de celles que le roi a déjà faites dans toute la colonie, pour ne pas retarder la conversion de tant de barbares, qui semblent n'avoir que ce seul obstacle à rompre pour devenir des parfaits chrétiens.»

D'abord les inconvéniens se firent peu sentir; mais lorsque le pays commença à prendre de l'accroissement, qu'il fut gouverné par des hommes jaloux de leur autorité, et que les Indiens purent se procurer des spiritueux dans la Nouvelle-York et la Nouvelle-Angleterre, où ce négoce, malgré les défenses, n'éprouvait aucune entrave réelle, l'on découvrit la position anormale dans laquelle on s'était placé. L'obligation qu'on avait pour ainsi dire contractée envers le sanctuaire, se trouva mettre obstacle, dans l'opinion de quelques uns des administrateurs, au commerce de la colonie et au système d'alliance avec les Indigènes adopté par la France.

Quelques gouverneurs pour sortir d'embarras voulurent composer avec l'évêque, offrant de faire des réglemens pour arrêter les désordres; mais le clergé catholique, dont le chef siégeant à Rome, et jaloux avec raison de l'indépendance de la religion, transige rarement avec la raison d'état des divers peuples soumis à son pouvoir spirituel, exigea sans réserve l'accomplissement de cette obligation, et parut ainsi intervenir dans l'action de l'autorité politique. Les gouverneurs pieux ne virent dans cette intervention que la réclamation d'un droit; ceux qui pensaient que l'action du gouvernement doit être absolument indépendante du sacerdoce, la regardèrent comme une prétention dangereuse. M. d'Avaugour était du nombre de ces derniers.

Ainsi la question se présentait sous deux aspects, selon qu'on la regardait sous le point de vue religieux, ou sous le point de vue politique. Mais il était facile de la simplifier. Dès que le Canada cessa d'être une mission et devint une société de colons européens, le gouvernement civil devait reprendre tous ses droits et toute son autorité. Cette politique, la seule logique, eût mis fin aux réclamations du clergé qui n'aurait plus eu de prétexte pour empiéter dans une sphère qui lui était étrangère. Nul doute, du reste, que la conduite du gouvernement dans cette question n'aurait pas été différente de ce qu'elle a été; c'est-à-dire, que la traite des liqueurs fortes n'aurait jamais été rendue libre chez les Indiens, car l'intérêt politique et commercial commandait impérieusement la plus grande circonspection à cet égard. Aussi les colonies anglaises avaient-elles des lois préventives, tout comme le Canada, quoique pour des motifs différens; mais elles les observaient plus ou moins strictement selon l'urgence des circonstances.

Quoi qu'il en soit, les difficultés commencèrent entre le baron d'Avaugour et M. de Pétrée à l'occasion d'une veuve qui vendait de l'eau de vie aux Sauvages en contravention aux lois. Cette femme fut jetée en prison. Un Jésuite voulut intercéder pour elle et la justifier. Le gouverneur qui venait de faire fusiller trois hommes pour la même offense (Journal des Jésuites), et troublé peut-être par le remords d'avoir laissé infliger une peine qui était hors de toute proportion avec le crime, s'écria avec colère, que puisque la traite de l'eau de vie n'était pas une faute pour elle, elle ne le serait à l'avenir pour personne, et qu'il ne voulait plus être le jouet de ces contradictions.

L'évêque de son côté croyant l'honneur de sa mitre offensé par cette boutade, prit la chose avec hauteur. Le débat s'envenima. D'un côté, les prédicateurs tonnèrent dans les chaires, les confesseurs refusèrent l'absolution; de l'autre, les citoyens embrassant la cause du gouverneur, se révoltèrent et poussèrent des clameurs contre ces derniers. Les choses en vinrent au point que le prélat se vit obligé de saisir les foudres de l'église, ces foudres qui faisaient tomber autrefois le front des peuples et des rois dans la poussière. La mitre au front, la crosse à la main, environné de son clergé, il monte en chaire; et après un discours pathétique, il fulmine les excommunications contre tous ceux qui refusent de se soumettre aux décrets contre la traite de l'eau-de-vie. Cet anathème solennel qui avait coutume de jeter le trouble dans la conscience publique, qui enveloppait indirectement M. d'Avaugour, ne fit, contre son attente qu'empirer le mal. Les excommunications excitèrent des accusations injurieuses contre le clergé, qui se formulèrent ensuite en remontrances contre l'évêque lui-même au conseil du roi.

Pour se justifier et porter ses propres plaintes, M. de Pétrée passa en France, où, non seulement il gagna sa cause et obtint tous les pouvoirs qu'il désirait relativement au commerce de l'eau de vie, mais fit encore rappeler le baron d'Avaugour, et désigna au roi son successeur.

Dans la chaleur des discussions, l'on exagéra singulièrement les désordres causés par ce commerce, désordres en effet qui étaient si peu de chose, qu'ils avaient entièrement cessé lorsque M. de Pétrée revint en Canada. Personne ne voudra croire aujourd'hui que les établissemens isolés et nécessairement pauvres encore que fondaient alors nos industrieux ancêtres sur le St.-Laurent, présentassent, comme le disaient les partisans de l'évêque, des scènes de débauche et de dissolution qui auraient rappelé les temps les plus corrompus de Rome! Cela n'est pas croyable d'habitans «dans chacun desquels, au rapport d'un vieux et vénérable missionnaire contemporain, l'on voyait un désir ardent de son salut et une étude particulière de la vertu.» (Relation des Jésuites, 1642-3.)

C'est pendant que le pays était encore agité par ces discordes, que le 5 février (1663) une forte secousse de tremblement de terre se fit sentir dans presque tout le Canada, et dans une partie de la Nouvelle-York et de la Nouvelle-Angleterre 91, laquelle fut suivie par d'autres plus faibles qui se succédèrent, dans la première province, à des intervalles plus ou moins éloignés jusque vers le mois d'août ou septembre. 92 Le mal qu'elles causèrent fut moins grand que n'aurait pu le faire croire la durée de ces perturbations de la nature si rares dans nos climats; il se borna à la chute de quelques têtes de cheminées, et à des éboulemens de rochers dans le St.-Laurent au-dessous du Cap-Tourmente, dont le savant Suédois, Kalm, a cru reconnaître des traces lorsqu'il visita cette localité en 1749 93.

Note 91: (retour) Morton et Josselyn.
Note 92: (retour) «Les jours gras qui furent signalés entre autres par le tremblement de terre effroyable et surprenant qui commença une demy heure après la fin du salut du Lundy 5 de février, jour de la feste de nos Saints-Martyrs du Japon, sçavoir sur les 5 h. ½ et dura environ 2 miserere; puis la nuit et ensuite les jours et nuits suivantes à diverses reprises, tantôt plus fort et tantôt moins fort: cela fit du mal à certaines cheminées, et autres légères pertes et dommages; mais un grand bien pour les âmes... cela dura jusques au 15 de mars ou environ assez sensiblement.» Journal des Jésuites.
Note 93: (retour) Voyages dans l'Amérique du Nord. &c.

Les Sauvages dans les bois disaient que c'étaient les âmes de leurs ancêtres qui voulaient revenir sur la terre; et ils prenaient leurs fusils et faisaient des décharges en l'air comme pour les effrayer et les faire rentrer dans leur céleste demeure, craignant que leur nombre, s'ils descendaient ici-bas, n'épuisât le gibier et n'affamât le pays. Ces phénomènes, dont la répétition excitait de plus en plus la surprise et l'étonnement des colons, achevèrent aussi de leur faire oublier les différends qui divisaient les grands fonctionnaires, et qui dans le fond n'intéressaient qu'un petit nombre de traitans; outre les menaces des Iroquois qui, en rôdant sans cesse sur la lisière des bois, obligeaient toutes les habitations françaises de se tenir sur leur garde.

Cependant dès l'année précédente, et lorsqu'on était dans le fort des démêlés, le gouverneur avait jugé nécessaire de refaire son conseil, que les troubles désorganisaient. Tous les anciens membres furent mis à la retraite, et il en nomma de nouveaux, dont les opinions étaient plus en harmonie avec les siennes. Il opéra encore d'autres changemens qui firent une grande sensation à cause surtout de leur nouveauté; tout le monde en regardait l'auteur comme un homme fort hardi, et ceux qui en étaient les victimes feignirent de croire que cela était un exemple dangereux à donner dans le système français de gouvernement partout assez peu mobile de sa nature, et qui n'avait pas changé de caractère en Canada 94.

Note 94: (retour) «Ce moys icy il y eut changement de conseil, monsr. le gouverneur en ayant de son authorité cassé ceux qui y estaient, et institué 10 autres 4 à 4 pour chaque quatre moys de l'année, ensuite les syndics ont été cassés et plusieurs autres choses nouvelles établies.» Journal des Jésuites, avril 1662.

Mais son rappel vint l'interrompre au milieu de sa carrière de réforme. Il fut remplacé (1663) par M. de Mésy. De retour en France, il passa au service de l'empereur d'Allemagne, et fut tué l'année suivante en défendant glorieusement le fort de Serin, sur les frontières de la Croatie, emporté d'assaut par les Turcs commandés par le grand vizir Kouprouli en personne, peu de temps avant la fameuse bataille de St.-Gothard.

L'administration de ce gouverneur est remarquable par les changemens qu'elle détermina dans la colonie. Le baron d'Avaugour contribua beaucoup par sa droiture et par son énergie, à décider le roi à travailler sérieusement à l'avancement de ce pays, et à y établir un système plus propre à le faire prospérer. N'eût-il fait pour cela que renverser les obstacles qu'opposait la petite oligarchie qui s'était emparée alors de l'influence du gouvernement, il aurait encore bien mérité du pays. Les querelles avec M. de Pétrée firent aussi ouvrir les yeux sur les graves inconvénient de l'absence d'une administration judiciaire, inconvéniens que l'évêque lui-même reconnut le premier, et qu'il contribua efficacement à faire disparaître en appuyant, sinon en suggérant, le projet d'établissement d'un conseil souverain. Désintéressé dans la compagnie des cent associés, le gouverneur n'avait point non plus de motif pour la ménager.

Aussi sa retraite marqua-t-elle le terme de l'existence de cette compagnie qui ne comptait plus que 45 associés. Sur le désir du roi, le 24 février 1663, elle fit acte de démission que le monarque accepta en mars suivant. Cet événement fut accompagné d'un changement radical dans l'administration tant civile que politique du pays, qui avait été témoin peu d'années auparavant d'une pareille révolution dans ses affaires ecclésiastiques.



CHAPITRE II.


GUERRE CIVILE EN ACADIE.

1632-1667.

La France redevenue maîtresse de toute l'Acadie par le traité de St.-Germain, la divise en trois parties qu'elle concède au commandeur de Rasilli, gouverneur, à Charles Etienne de la Tour et à M. Denis.--Ces concessionnaires prennent Pemaquid [Penobscot] sur les Anglais.--Ils se font la guerre entre eux; la Tour demande des secours au Massachusetts qui consulte la Bible pour savoir s'il peut en donner; réponse favorable.--Traité de paix et de commerce entre l'Acadie et la Nouvelle-Angleterre, et la Tour est abandonné.--Héroïsme de sa femme qui repousse deux fois les troupes de Charnisé, successeur de Rasilli.--Trahie par un étranger qui se trouve parmi ses suivans, elle tombe avec le fort qu'elle défend au pouvoir de l'ennemi qui fait pendre ses soldats, et l'oblige elle-même d'assister à l'exécution une corde au cou.--Elle meurt de chagrin.--La guerre civile continue en Acadie.--Cromwell y envoie une expédition qui s'empare de Port-Royal et de plusieurs autres postes [1654]; et il concède à la Tour, qui se met sous la protection de l'Angleterre, au chevalier Temple et à Brown, cette province qui fut ensuite rendue à la France par le traité de Breda en 1667.

Richelieu se fit rendre par le traité de St.-Germain-en-Laye les portions de l'Acadie dont l'Angleterre s'était emparée; mais il n'avait pas encore l'intention sérieuse de coloniser cette contrée, qui fut abandonnée aux traitans. Laissés à leur propre cupidité, sans frein pour réprimer leur ambition dans ces déserts lointains où ils régnaient en chefs indépendants, ceux-ci s'armèrent bientôt les uns contre les autres, et renouvelèrent en quelque sorte les luttes des châtelains du moyen âge. Heureusement ils ne faisaient encore guère de mal qu'à eux-mêmes.

L'Acadie fut divisée en trois provinces, dont le gouvernement et la propriété furent donnés au commandeur de Rasilli, à Charles Étienne de la Tour, fils de Claude, et à M. Denis. Au premier échut Port-Royal et tout ce qui est au sud jusqu'à la Nouvelle-Angleterre; le second eut depuis Port-Royal jusqu'à Canceau; et le troisième, la côte orientale du Canada, depuis Canceau jusqu'à Gaspé. Rasilli fut nommé gouverneur en chef de toutes ces provinces.

La Tour, désirant faire confirmer par le roi de France la concession de terre faite à son père en 1627, sur lu rivière St. Jean, demanda et obtint des lettres patentes à cet effet, et en outre la concession, en 1634, de l'île de Sable, de dix lieues en carré sur le bord de la mer à la Hève, et enfin de dix autres lieues en carré à Port-Royal, avec les îles adjacentes. Mais le commandeur de Rasilli fut si enchanté, en arrivant à la Hève, des beautés naturelles de ce lieu et des avantages que présentait pour le commerce le havre assez grand pour contenir mille vaisseaux, qu'il la demanda à la Tour qui la lui céda. Il fortifia le port et y établit sa résidence.

Ayant reçu ordre de la cour de prendre possession de tout le pays jusqu'à la rivière Kénébec, il y envoya une frégate, qui trouva un petit fort à Pemaquid (Penobscot) que les colons anglais de Plymouth avaient élevé pour y déposer leurs marchandises de traite. La frégate s'en empara et y laissa garnison, emportant les marchandises à la Hève; ce poste avait déjà été pillé en 1632 par un corsaire français. Peu de temps après cette capture Rasilli mourut, et ses frères cédèrent ses possessions d'Acadie à M. d'Aulnay de Charnisé, qui reçut aussi en 1647 les provisions de gouverneur général de cette province.

Son premier acte, en prenant les rènes du gouvernement, fut d'abandonner la Hève l'un des plus beaux ports de la Province et où le commandeur avait fait un établissement florissant et à grands frais, et d'en transporter tous les habitants à Port-Royal. Mais, soit rivalité dans la traite des pelleteries où ils avaient tous deux engagé des sommes considérables, soit mal-entendu au sujet des limites de leurs terres, soit enfin jalousie de voisinage, la mésintelligence se mit bientôt entre Charnisé et la Tour; elle alla si loin qu'ils ne trouvèrent point d'autres moyens de vider leurs différends, qu'un appel aux armes. En vain, Louis XIII écrivit-il une lettre au premier en 1638, pour fixer les limites de son gouvernement à la Nouvelle-Angleterre d'un côté, et à une ligne tirée du centre de la baie de Fundy à Canceau de l'autre, le pays situé à l'ouest de cette ligne restant à son adversaire, excepté la Hève et Port-Royal, qu'il garderait en échange du fort de la rivière St.-Jean retenu par la Tour; cette lettre ne fit point cesser les difficultés. Ils continuèrent à s'accuser mutuellement auprès du roi; et Charnisé, ayant réussi à noircir son antagoniste dans l'esprit du monarque, reçut l'ordre de l'arrêter et de l'envoyer prisonnier en France. Il alla en conséquence mettre le siége devant le fort de St.-Jean.

La Tour attaqué, tourna les yeux vers les colonies anglaises et rechercha l'alliance des habitans de Boston. Comme les deux nations étaient en paix, le gouverneur de cette ville n'osa point le soutenir ouvertement; mais il voyait avec un secret plaisir les colons français de l'Acadie se déchirer entre eux. Tant, écrivait Endecott à ce gouverneur, tant que la Tour et d'Aulnay seront opposés l'un à l'autre, ils s'affaibliront réciproquement. Si la Tour prend le dessus nous aurons un mauvais voisin; je craindrais que l'on eût peu de sujet de se réjouir d'avoir eu affaire avec ces Français idolâtres 95.

Note 95: (retour) Lettre de John Endecott au gouverneur Winthrop, 19 avril 1643. Collections of Original papers relative to the History of the colony of Massachusetts Bay.

Cependant M. Winthrop permit peu de temps après à la Tour de prendre les volontaires qui voudraient bien le suivre sur leur propre responsabilité. Celui-ci nolisa de suite quatre vaisseaux et engagea 80 hommes dans le Massachusetts, lesquels, réunis aux cent quarante protestans Rochellois qu'il avait déjà, le mirent en état non seulement de faire lever le siége à Charnisé, mais de le poursuivre jusqu'au pied des murailles de son propre fort.

Ce secours indirect ne lui fut pas donné sans susciter dans la Nouvelle-Angleterre de l'opposition. De part et d'autre, en bons puritains, l'on fit un étrange abus de la Bible pour prouver qu'on avait raison et que son adversaire avait tort. Mais l'on réussit à démontrer seulement qu'il est dangereux de laisser l'application de l'écriture sainte à ceux qui sont intéressés à la mal interpréter. Le gouverneur Winthrop, malgré ses beaux préceptes, avait su consulter les intérêts matériels de sa province, et il ne put le dissimuler longtemps. «Le doute pour nous, dit-il à ceux qui blâmaient sa conduite, était de savoir s'il était plus sûr ou plus juste et plus honorable d'arrêter le cours de la divine providence qui nous offrait l'occasion de secourir un voisin infortuné en affaiblissant un ennemi dangereux, que de la laisser marcher vers son but. Nous avons préféré la dernière alternative.» Tout cela était pour se justifier d'avoir donné des soldats, des vaisseaux et des armes au sujet rebelle d'un prince avec lequel on professait d'être en paix!

Les États-Unis doivent une partie de leur grandeur au privilége qu'a eu la Bible de fanatiser, pour ainsi dire, l'esprit de la nation plus encore pour les choses de la terre que pour celles du ciel. Grands lecteurs de l'ancienne loi des Juifs, ils montrent la même ardeur que ceux-ci pour acquérir des richesses. Doit-on attribuer à cette lecture la supériorité que les populations protestantes ont en général sur les populations catholiques en matière de commerce, d'industrie et de progrès matériels? La coïncidence nous paraît assez frappante pour mériter d'être remarquée.

Charnisé se plaignit de l'agression commise par des sujets anglais en pleine paix. Le gouverneur de Boston répondit en lui proposant un traité de paix et de commerce entre l'Acadie et la Nouvelle-Angleterre. Ce traité accepté avec empressement par Charnisé, qui entrevit dès lors l'occasion de tirer vengeance de son ennemi, fut signé à Boston le 8 octobre 1644, et ratifié ensuite par les commissaires des colonies confédérées, le Massachusetts, le Connecticut, le New-Haven et Plymouth.

Bientôt après, le gouverneur de l'Acadie apprenant que la Tour était absent de son fort, y courut pour le surprendre; mais madame la Tour, qui a acquis tant de célébrité dans cette guerre civile par son courage, anima la garnison et fit une défense si vigoureuse que Charnisé, après avoir perdu 33 hommes, dont 20 tués sur la place, eut la mortification d'être obligé de lever le siége et de fuir devant une femme. Les Bostonnais continuaient de fournir des secours à la Tour en secret. Son rival irrité de sa défaite, les accusa de violer leur parole et les menaça; et pour leur faire voir en même temps que ces menaces n'étaient pas vaines, il prit un de leurs vaisseaux. Cette espèce de représailles eut l'effet qu'il en attendait; la Tour ne fut plus secouru et le traité fut de nouveau confirmé.

Quelque temps après Charnisé retourna, pour la troisième fois, mettre le siége devant le fort de la rivière St.-Jean, dans lequel il avait appris que madame la Tour se trouvait encore seule avec une poignée d'hommes. Il se flattait enfin de pouvoir s'en emparer facilement; mais l'héroïne qui le défendait, repoussa ses attaques pendant trois jours de suite; il commençait à désespérer du succès, lorsqu'un traître qu'il y avait dans la place l'y introduisit secrètement le jour de Pâques. Madame la Tour voulait encore se défendre, et il fut obligé de lui accorder les conditions qu'elle demandait. Mais quand il vit le peu de monde qui l'avait repoussé, honteux d'avoir accordé une capitulation si honorable, il prétendit avoir été trompé, et fit pendre sur le champ les braves qui avaient défendu le fort, et obligea madame la Tour d'assister à leur supplice une corde au cou 96.

Note 96: (retour) Description de l'Amérique septentrionale, par M. Denis.

Tant d'efforts et de soucis avaient altéré la constitution de cette dame; le sort funeste de ses compagnons et la ruine de sa fortune achevèrent de l'épuiser et conduisirent lentement au tombeau une femme dont les talens et le courage méritaient un meilleur sort.

Depuis ce moment son mari erra en différentes parties de l'Amérique. Il vint à Québec en 1646, où il fut salué à son arrivée par le canon de la ville et logé au château St.-Louis. Il passa une couple d'années en Canada. Aidé de quelques amis de la Nouvelle-Angleterre, il recommença la traite des pelleteries et visita la baie d'Hudson. La nouvelle de la mort de Charnisé l'ayant rappelé en Acadie en 1651, il épousa la veuve de son ennemi et entra en possession de tous ses biens par l'abandon qu'en firent ses héritiers, recueillant ainsi l'héritage d'un homme qui avait passé sa vie à tramer sa perte. Mais ses menées avec les Anglais l'avaient rendu lui-même suspect à Mazarin; et un nommé le Borgne, créancier de Charnisé, ayant obtenu un jugement en France, se fit autoriser à se saisir des héritages délaissés par son débiteur en Acadie, et cela à main armée s'il était nécessaire. Cet homme se crut en droit de s'emparer de toute la province. Il commença par attaquer M. Denis, qu'il surprit et qu'il envoya chargé de fers à Port-Royal, après s'être rendu maître de son établissement du Cap-Breton. Delà, il alla incendier le port de la Hève, où il n'épargna pas même la chapelle. Il faisait ses préparatifs pour attaquer la Tour au fort de St.-Jean, quand un événement inattendu vint l'arrêter dans ses desseins. Cromwell voulant reprendre la Nouvelle-Ecosse, chargea de cette entreprise en 1664, le major Ledgemack, qui surprit d'abord la Tour. Cet officier cingla ensuite vers Port-Royal, qu'il prit aussi sans coup-férir, ainsi que le Borgne, qui finit par une lâcheté une carrière où il ne s'était distingué que par le pillage et l'incendie. Son fils et un nommé Guilbaut, marchand de la Rochelle, ayant peu après élevé un petit fort de pieux à la Hève, y furent attaqués par les soldats du Massachusetts. Guilbaut les repoussa avec perte de leur commandant; mais voyant la supériorité de leurs forces et n'ayant point d'autre intérêt dans la place que ses marchandises, la rendit à condition qu'il emporterait tout ce qui lui appartenait.

Cependant M. Denis, étant retourné à Chedabouctou, où il vivait en bonne intelligence avec les Anglais, ne tarda pas à être attaqué par ses propres compatriotes. Un nommé de la Giraudière obtint, sous de faux prétextes, de la compagnie de la Nouvelle-France la concession de Canceau. Ce nouveau prétendant commença par s'emparer d'un des navires de Denis et de son comptoir du Cap-Breton; puis il vint l'investir dans son fort. Cela fut pour ce dernier la cause d'un procès dont les frais et les pertes occasionnées par la suspension de son commerce, se montèrent à 15,000 écus. Un incendie qui dévora tout son établissement peu après, acheva de le ruiner. Il s'éloigna pour toujours de l'Acadie pour laquelle sa retraite fut une véritable perte. Il y avait formé plusieurs pêcheries, ouvert des chantiers de bois de construction dont il exportait en Europe des quantités considérables, et établi des comptoirs pour la traite des pelleteries.

La Tour, mécontent du gouvernement, se mit sous la protection de l'Angleterre dès qu'elle fut maîtresse du pays, et en obtint de Cromwell la concession conjointement avec le chevalier Thomas Temple et William Crown, en 1656. Temple acheta ensuite la part du premier et dépensa plus de 16,000 livres sterling pour réédifier des forts, &c., dans cette province, qui fut cependant rendue à la France onze ans après, en 1667, par le traité de Bréda.

Malgré les représentations et les prières de ses habitans, l'Acadie avait été négligée, oubliée de tout temps par la mère-patrie. Maîtresse de la plupart des côtes nombreuses qui avoisinaient les lieux où se faisait la pêche, celle-ci s'était persuadée qu'elle ne lui serait pas de sitôt d'une grande nécessité. Aussi froide et moins fertile que le Canada, et beaucoup plus exposée que lui aux attaques de l'ennemi, cette péninsule ne lui paraissait de quelque prix que par sa situation géographique à l'entrée de la vallée du St.-Laurent, et par l'usage qu'elle en pourrait faire dans l'avenir comme station navale pour laquelle elle est en effet admirablement adaptée, afin d'observer les mers du nord-est de l'Amérique. En ayant donc ajourné indéfiniment l'établissement, depuis Henri IV cette métropole avait daigné à peine y jeter les yeux. L'usurpation de son autorité, la guerre civile, la trahison des traitans, elle souffrait tout; tour à tour ces derniers appelaient l'ennemi dans cette contrée sans défense qui devenait toujours la proie du premier envahisseur.

Le commerce des fourrures et la pêche étaient les seuls appâts qui y attirassent les Français. Les traitans, fidèles au système qu'ils ont suivi dans tous les temps et dans tous les lieux où ils ont été, faisaient tous leurs efforts pour entraver les établissemens et décourager les colons. Charnisé, craignant qu'on n'éloignât la chasse et qu'on ne lui fit concurrence dans son négoce, ne fit passer personne en Acadie, et emmena les habitans de la Hève à Port-Royal, où il les tint comme en esclavage, ne leur laissant faire aucun profit, et maltraitant ceux qu'il croyait capables de favoriser l'établissement du pays par leur exemple (Denis).

Ainsi cette province déjà dépréciée dans l'opinion publique, et victime de gens qui, dans leur folle et coupable ambition, finirent par se ruiner eux-mêmes et par ruiner le peu de laboureurs qui cultivaient le sol à l'ombre de leurs forts, ne pouvait prendre d'essor ni entrer dans une voie progressive. Lorsque le grand Colbert prit le timon des affaires coloniales, il y arrêta un moment ses regards. Mais les possessions françaises étaient d'une trop grande étendue en Amérique, et l'émigration trop faible pour peupler diverses contrées à la fois; il préféra acheminer les colons sur le Canada seul. L'Acadie se trouva ainsi abandonnée à elle-même, Colbert se contentant de la protéger contre l'agression étrangère.



CHAPITRE III.


GOUVERNEMENT CIVIL DU CANADA.

1663.

Le chevalier de Mésy arrive en Canada; motifs de sa nomination comme gouverneur général.--Il fait une réponse menaçante aux ambassadeurs iroquois qui s'en retournent dans leur pays.--Efforts et plan de Colbert pour peupler la colonie.--Sa population en 1663; manière dont s'y forment les établissemens; introduction du système féodal; tenures en franc-aleu et à titre de fief et seigneurie, emportant les mêmes priviléges et les mêmes servitudes à peu près qu'en France; le roi se réserve la suzeraineté; mais accorde le droit de haute, moyenne et basse justice à la plupart des seigneurs, qui cependant ne s'en prévalent point.--Pouvoir absolu des gouverneurs.--Administration de la justice jusqu'en 1663.--Arrivée de M. Gaudais, commissaire royal.--Nouvelle organisation du gouvernement.--Erection du conseil souverain par lequel doivent être enregistrés les édits, ordonnances &c, pour avoir force de loi.--Séparation des pouvoirs politique, administratif et judiciaire.--Introduction de la coutume de Paris.--Création de tribunaux inférieurs pour les affaires civiles et criminelles à Montréal et aux Trois-Rivières, sous le nom de juridictions royales.--Nomination d'un Intendant: ses fonctions embrassent l'administration civile, la police, la grande et la petite voierie, les finances et la marine.--Cour de l'intendant.--Juge-consul.--Justices seigneuriales.--Commissaires des petites causes.--Election d'un maire et de deux échevins qui sont remplacés par un syndic dit des habitations.--Cours prévôtales établies en Canada.--Mesures de précaution prises par les rois de France pour empêcher les idées de liberté et d'indépendance de naître dans les colonies.

Le chevalier de Mésy, major de la citadelle de Caen en Normandie, fut nommé pour remplacer le baron d'Avaugour; et il fut chargé de l'inauguration du nouveau système de gouvernement auquel on a fait allusion dans le dernier chapitre. Il avait été désigné par M. de Pétrée au choix du roi qui avait poussé la complaisance jusqu'à ce point, afin d'assurer autant qu'il était en lui l'harmonie en Canada, en y envoyant un homme du goût de l'évêque, et dont les principes et les sentimens s'accordassent avec les siens.

Peu de gouverneurs ont dû leur élévation aux motifs qui ont déterminé celle de M. de Mésy. Ayant mené autrefois une vie fort dissipée, rien ne le recommandait à l'attention du prélat qu'une conversion éclatante, et une humilité singulière qui lui faisait rendre aux pauvres les services les plus humbles, jusqu'à les porter sur ses épaules dans les rues d'une grande ville (Histoire de l'Hôtel-Dieu). Ces qualités étaient, il faut l'avouer, un titre nouveau pour recommander un candidat au gouvernement d'une province! Comme il était chargé de dettes, le roi lui accorda des gratifications considérables pour le libérer; et il partit avec son protecteur, qui crut emmener dans un homme si humble une créature docile et obéissante.

Le nouveau gouverneur trouva tout tranquille en arrivant à Québec, l'agitation causée par la question de la traite de l'eau de vie s'étant apaisée graduellement. L'une des premières choses dont il eut à s'occuper en prenant les rènes du gouvernement, ce fut de terminer les négociations commencées pour la paix avec les cantons iroquois qui avaient envoyé des ambassadeurs. Il développa dans cette affaire un caractère qu'on ne lui connaissait pas, et qui dut surprendre ceux qui comptaient sur sa faiblesse.

Il reçut avec beaucoup d'égards le chef qui lui présenta des colliers de la part de tous les cantons, excepté de celui d'Onneyouth; mais il lui répondit que l'histoire du passé lui faisait une loi de ne plus compter sur eux; que les Iroquois ne se faisaient aucun scrupule de violer la foi jurée, et il donna à entendre qu'il était décidé à se défaire une bonne foi d'ennemis avec lesquels il n'y avait pas de paix possible. Après une réponse aussi menaçante, l'envoyé indien reprit le chemin de son pays, effrayé des préparatifs que l'on faisait pour la guerre.

En effet, M. de Mésy était arrivé non seulement avec des gens de robe et des familles qui venaient pour s'établir dans le pays; mais il avait emmené avec lui des troupes et quantité d'officiers militaires; et d'autres secours de la même nature l'avaient encore suivi peu de temps après. Tout ce mouvement et les espérances que l'on commençait à concevoir en Canada (où l'on en forme toujours si vite), et que l'on ne cachait pas, remplirent d'étonnement et de crainte ces Sauvages chez lesquels ces nouvelles arrivaient grossies par l'exagération.

L'établissement rapide du pays occupait l'attention du grand Colbert. Il avait résolu d'y faire passer trois cents personnes tous les ans; et d'engager chez les anciens habitans celles d'entre elles qui ne seraient pas au fait de l'agriculture, afin de leur faire servir un apprentissage de trois ans, au bout desquels il leur serait distribué des terres dans les seigneuries.

Dès cette même année, 1663, trois cents colons furent embarqués à la Rochelle; mais 75 ayant été laissés à Terreneuve, et une soixantaine étant morts dans la traversée, il n'en débarqua que 159 à Québec entre lesquels il y avait plusieurs filles. La plupart étaient «des jeunes gens, clercs, écoliers ou de cette classe dont la meilleure partie n'avait jamais travaillé». Il en mourut encore à terre; mais ceux qui survécurent, pleins de coeur et de courage, s'accoutumèrent en assez peu de temps à la vie rude et laborieuse qu'ils avaient embrassée et devinrent des cultivateurs utiles et intelligens.

Les deux lettres adressées au roi et à Colbert par le conseil souverain en 1664, d'où nous tirons ces détails, demandaient néanmoins des hommes habitués au travail comme étant plus solides et plus résistables dans ce climat. L'on voit par ces lettres que le pays produisait alors plus de blé qu'il ne lui en fallait pour sa subsistance, car on y priait le gouvernement d'envoyer de l'argent au lieu de vivres pour au moins la moitié de l'approvisionnement des troupes, afin d'introduire du numéraire dans le pays, dont l'absence se faisait sentir dans toutes les transactions, et nuisait gravement au commerce, surtout depuis la chute du prix du castor causée par l'irruption des laines de Moscovie sur les marchés de France et ailleurs, où elles avaient pris en partie la place de cette pelleterie.

La population du Canada était à cette époque de 2000 à 2500 âmes, dispersée sur différents points, depuis Tadoussac jusqu'à Montréal, 97 dont 800 à Québec. L'on ignorerait de quelle manière s'étendaient les établissement sur les bords du St.-Laurent, si les concessions des seigneuries ne venaient à notre secours, et n'indiquaient comment l'immigration prenait place sur le sol. Quoiqu'elles n'aient pas toutes été établies immédiatement après leur octroi, ou défrichées avec la même rapidité, ces concessions peuvent aider à juger approximativement de l'extension progressive des habitations.

Note 97: (retour) : Boucher:--Histoire véritable et naturelle &c. de la Nouvelle-France. Journal des Jésuites: 2000 âmes. La mission de Beauport jusqu'au Cap-Tourmente en y comprenant l'île d'Orléans comptait en 1648, 200 âmes dont 140 adultes. Le P. Leclerc: 2500 âmes.

Pendant quelques années les colons restèrent à Québec ou dans le voisinage 98; ensuite ils s'éloignèrent et commencèrent à défricher les seigneuries, dont 29 furent concédées par le roi jusqu'en 1663, savoir: 17 dans le district ou département de Québec, 6 dans celui des Trois-Rivières, et 6 dans celui de Montréal. Le premier fief dont les registres de ce pays fassent mention est celui de St.-Joseph, sur la rivière St.-Charles, lequel fut concédé en 1626 à Louis Hébert, sieur de l'Espinay 99. Le monarque faisait à ses officiers civils ou militaires, et à d'autres de ses sujets qu'il voulait récompenser ou enrichir, des concessions qui avaient depuis deux jusqu'à dix lieues en carré. Ces grands propriétaires hors d'état par la médiocrité de leur fortune, ou par leur peu d'aptitude à la culture, de mettre en valeur de si vastes possessions, furent comme forcés de les distribuer à des soldats vétérans où à d'autres colons pour une redevance perpétuelle.

Note 98: (retour) Le premier mariage qui se soit fait en Canada a été célébré en 1617. «Ce fut entre le sieur Etienne Jonquest, natif de Normandie, et la fille aînée du sieur Hébert, lequel maria quelques années après sa seconde fille au sieur Couillard, dont la postérité est devenue si nombreuse en Canada, qu'on en compte actuellement plus de deux cent cinquante personnes, et plus de neuf cens qui sont alliés à cette famille de laquelle quelques descendans ont obtenu des lettres de noblesse, et les autres se sont signalés dans l'ancienne et la nouvelle France par des services considérables.» Le P. Leclerc.
Note 99: (retour)

1626  St.-Joseph                   District ou département de Québec.
  «   N. D. des Anges                     «                 «
1633  Rivière du Loup (d'en haut)         «           Trois-Rivières.
1634  Trois-Rivières
(600  arpens aux Jésuites)                «                 «
1635 Beauport                             «           Québec.
1636 Lauson                               «                 «
 «   Beaupré                              «                 «
1637 Ste.-Croix                           «                 «
1638 Grondines (partie ouest)             «                 «
 «   Dautré (partie ouest)                «           Montréal.
1638 Godefroi                             «           Trois-Rivières.
 «   Ile aux Reaux                        «           Québec.
1639 Batiscan                             «                 «
1640 St.-Sulpice                          «           Montréal.
1646 Rivière du Sud, avec les
     îles aux Grues et aux Oies           «           Québec.
1647 St.-Gabriel                          «                 «
 «   Portneuf, Baronie de                 «                 «
 «   Laprairie                            «           Montréal.
 «   Lachenaie                            «                 «
 «   Dautré (partie est)                  «                 «
 «   Bécancour                            «           Trois-Rivières.
1651 Cap de la Magdelaine                 «                 «
1652 Deschambault                         «           Québec.
 «   Lachevrotière                        «                 «
1653 Mille-Vaches                         «                 «
 «   Pointe aux Trembles                  «                 «
1656 St.-Roch                             «                 «
1659 Jacques-Cartier                      «                 «
1661 Montarville                          «           Montréal.

«Chacun de ces vassaux recevait ordinairement 90 arpens de terre, et s'engageait à donner annuellement à son seigneur un ou deux sols par arpent, et un demi minot de blé pour la concession entière; il s'engageait à moudre à son moulin, et à lui céder pour droit de mouture la 14e. partie de la farine; il s'engageait à lui payer un douzième pour les lods et ventes, et restait soumis au droit de retrait» (Raynal). Quant aux lods et ventes, il est bon d'observer qu'il n'en devait point pour les héritages recueillis par lui en ligne directe.

La loi canadienne n'a considéré d'abord le seigneur que comme un fermier du gouvernement, chargé de distribuer des terres aux colons à des taux fixes. Cela est si vrai que sur son refus, l'intendant pouvait concéder la terre demandée, par un arrêt dont l'expédition était un titre authentique pour le censitaire. Depuis la conquête cependant, nos cours de justice se sont écartées de cette sage jurisprudence; et chose singulière, à mesure que nos institutions sont devenues plus libérales, ces mêmes cours sont devenues plus rigoureuses à l'égard du concessionnaire qu'elles ont livré sans protection à la cupidité des seigneurs.

Dans ce système de tenure emprunté à la féodalité, le roi est le seigneur suzerain de qui relèvent toutes les terres accordées à titre de franc-aleu, de fief et de seigneurie. Il n'y a que deux fiefs en franc-aleu en Canada, Charlesbourg et les Trois-Rivières. A chaque mutation à laquelle la vente ou la donation donne lieu, le seigneur suzerain a droit au quint, qui est le cinquième de la valeur du fief; mais l'acquéreur jouit d'une remise d'un tiers s'il le paie immédiatement. Lorsque le fief passe aux mains d'un héritier collatéral, il est soumis au droit de relief, qui est la valeur d'une année de son revenu. Il ne doit rien s'il descend en ligne directe. Le nouveau seigneur doit aussi à son suzerain la foi et hommage et l'aveu et dénombrement; c'est-à-dire, une description de tout ce qui est contenu en son fief. Les droits du seigneur sont ceux que nous avons déjà spécifiés en parlant du censitaire. Il possédait autrefois celui de haute, moyenne et basse justice, mais il a été aboli par la conquête.

Tel est en peu de mots le système de tenure foncière qui a été introduit dans ce pays par les Français, et qui existe encore dans les anciens établissemens. Dans les nouveaux formés par les Anglais, une tenure plus libre a été adoptée, dont nous parlerons en son lieu, remettant à alors à exposer nos observations sur les effets des deux systèmes pour la prospérité publique.

L'on a reproché aux Canadiens d'avoir mal formé leurs établissemens, et d'avoir placé leurs habitations à une telle distance les unes des autres qu'elles n'avaient point de communication; qu'elles étaient hors d'état de se secourir contre les attaques des Sauvages. L'on sait que le premier besoin du cultivateur est une communication facile pour transporter ses denrées au marché. Le St.-Laurent se trouva pour lui une route toute faite, sur les bords de laquelle le sol était en outre d'une extrême fertilité; les établissemens au lieu de s'étendre dans toutes les directions autour d'un centre commun, se disséminèrent naturellement le long de ce fleuve. L'expérience du reste a démontré qu'en général ce système était le meilleur, et que plus on a éparpillé les établissemens dans un vaste cercle, plus leurs progrès ont été rapides, parcequ'une fois les noyaux formés, ils grossissaient ensuite simultanément et en peu de temps: témoin les États-Unis où plusieurs provinces ont été fondées à la fois, et même le Bas-Canada, qui est de toutes les colonies commencées par Louis XIV et ses prédécesseurs, celle où l'on trouve la plus forte population française.

Depuis la fondation de Québec, les gouverneurs réunissaient, dans leurs mains non seulement l'administration politique et militaire, mais encore la judiciaire avec les seigneurs qui avaient droit de justice dans leurs domaines. Ne pouvant tout faire par eux-mêmes, ils employèrent des députés, et, dans les matières civiles, le ministère des prêtres et des Jésuites, comme on l'a dit ailleurs. Mais «si d'un côté la volonté du chef ou de ses lieutenans était un oracle qu'on ne pouvait même interpréter, un décret terrible qu'il fallait subir sans examen, s'il tenait dans ses mains les grâces et les peines, les récompenses et les destitutions, le droit d'emprisonner sans ombre de délit, le droit plus redoutable encore de faire révérer comme des actes de justice, toutes les irrégularités de son caprice»; de l'autre, les contestations furent rares pendant longtemps. Dans la généralité des cas, la justice s'exerçait par la voie d'amiables compositeurs que se choisissaient les parties; et ce n'était que lorsque ce moyen n'avait pas réussi, qu'on avait recours au gouverneur et à son conseil, dont les arrêts paraissent avoir été dictés, très en général, par le bon sens et l'équité naturelle plutôt que par les lois. Le célèbre baron d'Avaugour s'était acquis une grande réputation de sagesse en ce genre, fait qui détruit ce que ses ennemis ont dit de sa violence et de ses préjugés, et qui confirme l'idée favorable que les résultats de son administration nous donnent de ses talents.

Au reste, les colons, quoique de race normande pour la plupart, n'avaient nullement l'esprit processif et aimaient mieux pour l'ordinaire céder quelque chose de leur bon droit que de perdre le temps à plaider. Il semblait même que tous les biens fussent communs dans cette colonie: du moins on fut assez longtemps sans rien fermer sous la clef, et il était inouï qu'on en abusât. Vers 1639, fut nommé, l'on ne sait à quel propos, un grand sénéchal pour la Nouvelle-France, dont ressortissait la juridiction des Trois-Rivières. Cette espèce de magistrat d'épée était subordonné dans ses fonctions aux gouverneurs généraux.

Dans les affaires importantes, politiques ou autres, ceux-ci, d'après les termes de leur commission, étaient tenus de prendre l'avis de «gens prudents et capables». Dans les derniers temps, ce conseil se composait du grand sénéchal, de l'évêque, ou supérieur des Jésuites, et de quelques habitans notables, qui recevaient le titre de conseillers. Mais ce conseil ne durait qu'autant que le gouverneur le voulait bien; il pouvait le dissoudre ou le changer à volonté, et rien ne l'obligeait à en suivre les décisions. Le baron d'Avaugour usa de ce droit plus qu'aucun autre. Mécontent de la manière dont les affaires se conduisaient dans la colonie, il le changea entièrement en 1662. L'on pouvait appeler de ce conseil au parlement de Rouen, qui jugeait en dernier ressort. Cependant l'union qui avait régné entre les premiers habitans ne pouvait pas toujours durer; elle diminuait effectivement peu à peu à mesure que la colonie augmentait et que les affaires se multipliaient et devenaient plus difficiles. Les plaideurs se montraient plus artificieux et moins traitables, les recours au parlement de Rouen jetaient dans des frais immenses et des longueurs infinies (Mémoires sur M. de Laval). On saisit l'occasion que le Canada retombait entre les mains du roi, pour guérir un mal qui ne pouvait aller qu'en augmentant, et pour substituer à un système devenu insuffisant, un autre plus conforme aux besoins et aux circonstances du pays, et qui eût du moins pour lui l'avantage d'être appuyé sur un code de lois positives et connues, la plus forte et la plus constante protection des citoyens. Les inconvéniens de l'ancien système, paraissaient d'autant plus graves que le clergé prenait part aux affaires temporelles et à l'administration de la justice. Bien des gens étaient convaincus que les secrets du confessionnal devaient influer sur la conduite des ecclésiastiques vis-à-vis des justiciables qui tombaient dans leur disgrâce, et qu'ils ne pouvaient se soustraire à cette juridiction antique de l'Eglise qui juge et doit juger de l'acte par l'intention, et confond l'absolution avec la réhabilitation politique. Ainsi ces juges, au moyen de leur double tribunal, étaient selon eux, revêtus de deux pouvoirs redoutables qui s'aidaient l'un l'autre, et qui devaient causer un juste effroi aux habitans 100. Pourrait-on concevoir, en effet, rien de plus exorbitant que la réunion de deux pouvoirs aussi essentiellement absolus que l'étaient alors le gouvernement politique et le gouvernement religieux du Canada, tous deux commandant la soumission la plus illimitée, l'un par la force et l'autre par la foi. Il n'en fallait pas tant pour exciter les soupçons du peuple. Mais heureusement que ce système était vu par la cour elle-même avec suspicion, et qu'elle n'attendait que le développement de la colonie et une occasion favorable pour y mettre fin; ce qui faisait que l'autorité de ceux qui étaient ainsi préposés pour rendre la justice n'étant pas avouée universellement, les jugemens qui intervenaient, demeuraient le plus souvent sans exécution.

Note 100: (retour) Talon: Mémoire sur l'état du Canada.

Colbert avait envoyé avec M. de Mésy un commissaire royal, M. Gaudais, pour examiner l'état du pays touchant sa situation géographique, son climat, sa fertilité, sa population, ses moyens de défense contre les Iroquois, son commerce, &c, et lui eu faire rapport, ainsi que de la manière dont serait reçu par les habitans l'établissement de la haute cour dont on va parler tout à l'heure. Ce grand ministre faisait chercher dans toutes les parties du monde des renseignemens qui pussent être avantageux pour la France et ses colonies sous le rapport du commerce.

Après avoir repris le Canada entre ses mains, Louis XIV commença par y établir un gouvernement royal, et ensuite une cour supérieure 101, sous le nom de «Conseil souverain de Québec,» pour y tenir à peu près la place que tenait le Parlement à Paris, et auquel fut déféré le règlement suprême de toutes les affaires de la colonie tant administratives que judiciaires. Ce conseil qui jouissait des mêmes droits que les cours souveraines en France, et qui devait enregistrer, sur l'ordre du roi seulement, tous les édits, ordonnances, déclarations, lettres patentes &c., pour leur donner force de loi, ou un caractère d'authenticité, fut d'abord composé du gouverneur, de l'évêque, de cinq conseillers nommés par eux conjointement et annuellement, et d'un procureur du roi; et revêtu du droit de connaître de toutes les causes civiles et criminelles et d'y juger souverainement et en dernier ressort selon les lois et ordonnances du royaume de France, et les formes suivies dans les cours de parlement. L'intendant n'est pas nommé dans cette première liste, parceque M. Robert, conseiller d'état, qui avait été pourvu de cette nouvelle charge, ne vint point en Canada. Ce n'est que deux ans après que Talon, l'un des plus habiles administrateurs qu'ait eus ce pays, débarqua à Québec revêtu du même emploi et prit place au conseil. Ce fonctionnaire avait des pouvoirs très-étendus; ils embrassaient l'administration civile, la police, la voierie, grande et petite, les finances et la marine. Il n'est pas étonnant qu'il ait exercé une influence si considérable sur le sort de la colonie, en bien ou en mal, selon les qualités et les talens dont il était doué.

Note xx: (retour) Ordonnance du mois d'avril 1663.

Dans la suite, le nombre des conseillers fut porté jusqu'à douze; et en 1675 l'intendant en devint président par droit d'office. Il y fut ajouté aussi un conseiller-clerc, et des conseillers-assesseurs qui avaient voix délibérative dans les procès dont ils étaient nommés rapporteurs, et consultative seulement dans les autres affaires.

Le conseil siégeait tous les lundis au palais de l'intendant. Le gouverneur, placé à la tête de la table, avait l'évêque à sa droite et l'intendant à sa gauche tous trois sur une même ligne. Le procureur général donnait ses conclusions assis. Les conseillers se plaçaient selon leur ordre de réception. Il n'y avait pas d'avocats; les procureurs et les parties plaidaient leurs causes debout derrière les chaises des juges. La justice s'y rendait gratuitement. Les officiers n'avaient point d'habits particuliers, mais siégeaient avec l'épée. Il fallait au moins cinq juges dans les causes civiles. Ce tribunal ne jugeait qu'en appel.

La disposition des deniers publics lui fut aussi laissée, ainsi que le règlement du commerce intérieur; mais ce droit fut presqu'anéanti l'année suivante par l'établissement de la compagnie des Indes occidentales, pour reprendre sa force néanmoins après l'extinction de cette compagnie.

Il eut encore le droit d'établir à Montréal, aux Trois-Rivières et dans tous les autres lieux où cela serait nécessaire, des justices particulières et subalternes, pour juger en première instance et d'une manière sommaire.

Deux autres institutions que le pays dut peut-être au génie de Colbert, mais dont le principe ne lui profita pas, furent celle des commissaires pour juger les petites causes; et celle des syndics des habitations. Ces commissaires étaient les cinq conseillers dont il est parlé plus haut; et un de leurs devoirs consistait à tenir la main à l'exécution des choses jugées au conseil souverain, et de prendre une connaissance plus particulière des affaires qui devaient y être proposées en y rapportant celles dont ils étaient chargés de la part des syndics des habitations.

Les syndics des habitations étaient une espèce d'officiers municipaux élus pour la conservation des droits «de la communauté et intérêts publics». Ces officiers avaient déjà existé; mais le gouverneur les avait supprimés de sa propre autorité vers 1661. Sur la réquisition du procureur général, le conseil convoqua deux ans après les citoyens pour procéder à l'élection d'un maire et de deux échevins. Les habitans les plus considérables de Québec et de la banlieue s'étant assemblés, choisirent Jean Baptiste Legardeur, écuyer, sieur de Repentigny pour remplir la première charge, et Jean Madry et Claude Charron les deux secondes. Le conseil accepta néanmoins dans la même année la résignation de ces officiers, et statua que, vu la petitesse de l'étendue du pays en déserts et nombre de peuple, il serait plus à propos de se contenter d'un seul syndic, dont il ordonna sur le champ la nomination.

Une assemblée publique eut lieu dans le mois d'août 1664, et Claude Charron fut élu à la pluralité des voix 102. Cependant cette élection fut encore mise à néant par le conseil sous prétexte que la nomination avait mal satisfait le peuple, et le syndic élu ayant été prié de résigner, remit sa charge. Une nouvelle assemblée publique fut convoquée; mais le parti de l'évêque, que le registre du conseil appelle une cabale, intimida le peuple au point qu'elle fut peu nombreuse et n'adopta aucune résolution. Le gouverneur en convoqua une autre par des billets adressés aux personnes non suspectes. L'élection se fit en sa présence. M. de Charny, prêtre 103 de la Ferté son beau-frère, et d'Auteuil, s'y opposèrent vainement et protestèrent. 104

Note 102: (retour) Personnes présentes à l'assemblée: MM. de Repentigny, de Villiée, Chartier, Madry, de la Chenaye, Aubert, Lemire, Levasseur, Thierry de Lestre, Bertrand Chesnay, Kambert, Jacques Ratté, Charles Amiot de Villeneuve, Louis Sedillot, G. Fournier, G. Normand, N. Morin, N. Bonhomme, J. Chesnier, N. Gaudry, J. Marette, Sr. de Maure et P. Pellerin. Registre du conseil.
Note 103: (retour) Représentant l'évêque absent, dont le siége pouvait être en ce cas occupé par un grand vicaire, ou par quelque autre ecclésiastique envoyé par le séminaire.
Note 104: (retour) Les feuillets du registre d'où cet faits sont tirés, ont été bâtonnés par ordonnance de MM. de Tracy, Courcelles et Talon en 1666.

A cette opposition d'une partie de son conseil, le gouverneur proposa à M. de Pétrée d'en changer les membres; mais le prélat s'y refusa constamment, comme on devait s'y attendre. A partir de ce moment l'on n'entend plus parler de municipalités en Canada; mais la charge de syndic continua de subsister encore. Nous nous sommes étendus sur cette importante institution, parceque c'est la seule élective qui fut établie dans ce pays. Le germe de liberté qu'elle renfermait lui suscita toutes sortes d'obstacles, et l'on est fâché de voir que M. de Pétrée était du nombre de ses ennemis; du moins c'est de la part de son parti qu'elle rencontra toutes les entraves dont nous venons de parler.

Il est digne de remarque que l'ordonnance ne parle point de l'impôt. La métropole fut-elle arrêtée par le principe, consacré en France comme en Angleterre, que la taxe doit être consentie par le peuple, ou par le souverain lorsqu'il est le seul dépositaire de la puissance publique? Nul doute ne peut exister à cet égard. Louis XIV en disant, l'Etat c'est moi, n'avait pas prononcé un vain mot; et il en exerça tous les pouvoirs sous ce rapport en Canada, au conseil duquel il ne délégua jamais le droit de taxer. Lorsqu'il fut question de fortifier Montréal vers 1716, il imposa lui-même une contribution de 6000 livres sur les habitans de cette ville, dont personne ne fut exempt, pas même les nobles. Deux milles livres furent payées par le séminaire de St.-Sulpice, comme seigneur du lieu, et le reste par les autres communautés religieuses et par les habitans. Ce précédent servit de règle dans la suite pour subvenir à des dépenses spéciales; car le Canada ne fut jamais imposé d'une manière générale et permanente sous le gouvernement français.

Ce grand principe fut toujours maintenu par les rois de France, et ils ne voulurent point s'en départir pour aucune considération que ce fût. «Les gouverneurs et intendans n'ont pas le pouvoir, dit l'ordre de Louis XV de 1742 105, de faire des impositions; c'est un droit de souveraineté que sa Majesté ne communique à personne; il n'est pas même permis aux habitans des colonies de s'imposer eux-mêmes, sans y être autorisés». D'un autre côté les rois de France ont dans tous les temps déclaré et fait abandonner, pour l'entretien des colonies, les revenus de leurs domaines situés dans ces mêmes possessions.

Note 105: (retour) Gouvernement des colonies françaises, par M. Petit.

L'ordonnance garde aussi le silence sur les justices seigneuriales; mais en 1679, Louis XIV rendit un édit, par lequel il ordonna que les appellations des justices seigneuriales ressortiraient des cours royales ou du conseil souverain. Toutes les seigneuries à peu d'exceptions près possédaient le droit redoutable de haute, moyenne et basse justice, qui s'acquérait par une concession expresse du roi, (Cugnet) et qui en rendait pour ainsi dire les propriétaires maîtres de la vie et de la fortune de leurs censitaires, quoique les juges seigneuriaux et les officiers de leurs cours eussent besoin d'être approuvés par la justice royale, qui leur faisait prêter serment de remplir fidèlement leur devoir. La plupart des seigneurs qui avaient ce droit ne l'exerçaient pas cependant, parcequ'ils ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas, subvenir aux frais d'un établissement judiciaire, comme d'une maison de justice, d'une prison, d'un juge, &c.; car, pour mettre un frein aux dangers de ce système, un arrêt du conseil souverain de 1664 avait défendu aux juges subalternes et procureurs fiscaux de prendre aucun salaire ni émolumens sur peine d'être traités comme concussionnaires, sauf à eux à se faire donner des appointemens par ceux qui les avaient pourvus de leurs charges. A. ces cours seigneuriales appartenait la connaissance de toute espèce d'offenses, excepté le crime de lèse-majesté divine et humaine, fausse monnaie, port d'armes, assemblées illicites et assassinats: exception qui laissait certes encore une autorité dangereuse, exorbitante à des sujets; néanmoins la vérité historique oblige de dire, que ce système, qui n'a été mis en pratique que partiellement, ne paraît avoir excité aucune plainte ni fait naître aucun abus sérieux; surveillées d'un oeil jaloux par l'autorité royale, ces cours n'ont laissé dans l'esprit des habitans ni dans la tradition aucun de ces souvenirs haineux qui rappellent une ancienne tyrannie.

En 1664, la même ordonnance qui établit la compagnie des Indes occidentales, érigea Québec en prévôté, et introduisit la coutume de Paris, avec défense d'en invoquer d'autre pour éviter la diversité. La tentative que la compagnie des cent associés avait faite d'établir celle du Vexin-le-Français fit probablement motiver cette déclaration. Lors de la suppression de la compagnie, le siége de la prévôté fut éteint; mais il fut rétabli par l'édit royal rendu en 1677. Ce tribunal, qui exista jusqu'à la conquête, connaissait en première instance de toutes matières tant civiles que criminelles, et en appel relevait du conseil souverain. Il se composait d'un lieutenant général civil et criminel, d'un lieutenant particulier, d'un procureur du roi et d'un greffier.

C'est en 1717 que fut établi la première cour d'amirauté dont le juge portait aussi le nom de lieutenant général, selon l'usage militaire français.

Les justices particulières et subalternes de Montréal et des Trois-Rivières, distinguées par le nom de juridictions royales, étaient des cours civiles et criminelles, organisées de la même manière que celle de la prévôté, excepté qu'il n'y avait point de lieutenant particulier aux Trois-Rivières. Toutes ces cours tenaient audience deux fois par semaine, outre les audiences extraordinaires.

L'intendant, comme chef de la justice et de la police, tenait aussi une cour pour les affaires civiles, criminelles et de police; il prenait connaissance de toutes les matières qui concernaient le roi, ou des difficultés qui s'élevaient entre le seigneur et le censitaire. Il nommait des subdélégués qui décidaient sommairement les petites affaires, depuis vingt sous jusqu'à cent francs; et l'on pouvait appeler de leurs décisions à lui-même. Il n'y avait point de frais de procédures dans la cour de ce grand fonctionnaire, qui jugeait aussi les affaires de commerce, et faisait en Canada les fonctions de juge-consul. Il y avait appel de ses arrêts, comme de ceux du conseil souverain, au conseil d'état à Paris.

Tel est le système judiciaire qui a existé en ce pays jusqu'en 1760. La justice y était administrée en général d'une manière impartiale et éclairée, et surtout à bon marché. La jurisprudence, appuyée sur les bases solides introduites par la célèbre ordonnance de 1667, n'était point soumise à ces variations, à ces contradictions, qui ont fait tomber depuis l'administration de la justice dans l'incertitude et le discrédit. L'on n'y voyait point, comme aujourd'hui, deux codes en lutte partager les tribunaux et les plaideurs, selon que l'un ou l'autre se montre plus favorable à leurs avis ou à leurs prétentions, deux codes d'autant plus différens d'ailleurs que l'un est formel, stable, positif, et l'autre facultatif, vague et mobile comme les passions des temps et les lumières des juges sur les décisions desquels il est fondé 106.

Note 106: (retour) Ces décisions qui prennent dans la technologie légale anglaise le nom de précédents, peuvent être aussi diverses qu'il y a de jugemens; et aussi disparates que l'opinion publique et les idées morales changent d'un jour à l'autre selon le calme ou le trouble qui règne dans la société.

L'administration de la justice ayant été ainsi confiée à des tribunaux réguliers, obligés de suivre un code de lois écrites, le pays n'eut plus rien à désirer raisonnablement sous ce rapport; il se trouva aussi bien pourvu que la plupart des provinces de France.

La partie administrative du gouvernement fut abandonnée à l'intendant dont nous avons énuméré plus haut les diverses fonctions, qui embrassaient même l'administration militaire. Cette nouvelle distribution de l'autorité, dont avaient joui sans partage jusqu'alors les gouverneurs, leur aurait laissé réellement peu de pouvoir si le pays eût été dans d'autres circonstances, et si les élémens de la population ne leur eussent permis d'exercer une influence toute-puissante sur elle. Elle était encore trop faible et trop pauvre pour faire, lorsque l'occasion s'en présentait, de l'opposition à aucun des pouvoirs publics quelqu'inférieurs qu'ils fussent avec aucune chance de succès; car la puissance de la métropole, toujours prête à les soutenir, était constamment en face d'elle dans la personne du gouverneur, comme dans celle du dernier huissier d'un tribunal subalterne, j'ajouterai même comme dans celle de ses partisans.

En effet, les gouverneurs ne conservaient qu'une espèce de droit de veto sur certaines mesures civiles, le commandement militaire et la gestion des affaires extérieures, comme l'entretien des relations avec les autres gouvernemens coloniaux, soit qu'ils relevassent de celui de Québec ou non, avec les nations indiennes, et enfin avec la métropole; encore l'intendant partageait-il cette dernière partie de ses fonctions; et le gouverneur avait-il quelquefois le désagrément de voir adopter les recommandations de cet officier secondaire et rejeter les siennes.

Dans ce partage des pouvoirs publics le peuple n'eut rien. L'on crut faire une grande faveur aux habitans de Québec en leur permettant d'élire un syndic pour représenter et soutenir leurs intérêts auprès du conseil souverain; c'était tout ce qu'on avait pu introduire dans le pays des institutions municipales de France; et ce fragile scion ne tarda pas à périr.

L'on peut dire en résumé que le gouvernement résidait dans le gouverneur, l'intendant et le conseil souverain, tous à la nomination directe du roi; et que les habitans du Canada n'avaient, pour garantie de sa bonne conduite, que l'honnêteté et les talens de ceux qui le composaient; il n'y avait pas l'ombre de responsabilité à ceux pour lesquels il était institué, c'est-à-dire, au peuple. Le gouvernement politique était simple comme tous les gouvernemens absolus; aucun rouage compliqué n'en embarrassait la marche, ni n'opposait d'obstacles bien sérieux aux hommes chargés de le faire fonctionner, soit qu'ils voulussent abuser de leur position pour satisfaire leurs passions ou leurs intérêts, soit qu'ils désirassent en profiter pour travailler à l'avancement du pays.

L'on ne devait pas attendre non plus de Louis XIV, du monarque le plus absolu qui ait régné sur la France, des institutions qui portassent en elles-mêmes seulement le germe d'une liberté fort éloignée. Tandis qu'il arrachait à la mère-patrie les derniers privilèges qu'elle avait conservés jusque-là, il n'était pas probable qu'il suivît une conduite contraire pour des possessions dont il craignait l'esprit de liberté, tellement qu'à la fin de son règne, lorsqu'il ne gouvernait plus que du fond du cabinet de madame de Maintenon, il voulut que le nom du conseil souverain fût changé en celui de conseil supérieur, afin d'ôter toute idée d'indépendance, en écartant jusqu'au terme de souveraineté dans un pays éloigné, où les révoltes auraient été si faciles à former, et si difficiles à détruire. Ce sont dans les mêmes vues qu'on n'a choisi pendant longtemps pour les premières places que des gens nés en France, et dont les familles fussent une espèce d'otage de leur fidélité. On ne mettait aussi dans les secondes, non plus que dans le clergé, que peu de Canadiens. On devint néanmoins plus facile dans la suite, et l'on ne se fit plus scrupule de leur donner les premières charges comme on le verra dans le cours de cette histoire, lorsqu'ils en avaient l'aptitude.

Le conseil souverain formé de cinq, puis de douze membres, nommés tous les ans parle gouverneur et l'évêque en vertu des pouvoirs à eux délégués par le roi, ne pouvait être composé naturellement que de leurs créatures.

Tant que M. de Pétrée balança l'autorité et le pouvoir des gouverneurs, il y eut une opposition dans le conseil, qui se trouva partagé en deux partis; mais aucun de ces partis n'était réellement un parti populaire, quoique l'un ou l'autre s'appuyât alternativement de l'opinion publique. Lorsque le prélat eut perdu son influence à la cour, le conseil devint entièrement la créature du représentant du roi, qui ne rencontra plus d'obstacle sérieux dans l'exécution de ses volontés et des ordres de la métropole. Si, dans quelques rares occasions, ce corps osa différer d'opinion d'avec son chef sur quelque point important, l'on peut dire presqu'avec certitude que ce dernier attaquait l'intérêt de l'oligarchie, espèce de caste privilégiée qui s'implante dans toutes les colonies qu'elle exploite et gouverne, et à laquelle ce pays doit principalement le résultat de la guerre de 1755, et les troubles qui ont de nos jours ensanglanté ses rives paisibles, sur lesquelles ne s'était encore jamais élevé un murmure désaffectionné ou révolutionnaire, quoiqu'il comptât deux siècles et demi d'existence coloniale. Alors le gouverneur circonvenu, paralysé par l'insurrection générale des hommes qui remplissaient tous les emplois, occupaient toutes les avenues, et dont les ramifications et l'influence s'étendaient jusqu'à Versailles, le gouverneur, dis-je, ainsi enveloppé devait céder nécessairement à l'orage. Mais, comme on l'a dit, cette opposition était un événement insolite, extraordinaire. Le corps d'où elle partait, trop éclairé sur ses intérêts pour abuser de sa force, ne l'exerçait que pour sa défense. Hors ce cas il se montrait constamment soumis et dévoué à la volonté des chefs envoyés par la métropole. Ainsi l'on peut donc dire que ceux-ci régnaient sans apposition et d'une manière absolue en Canada.



CHAPITRE IV.


GOUVERNEMENT ECCLÉSIASTIQUE DU CANADA.

1663.

Missions établies en Canada; elles sont desservies d'abord par les Franciscains (Récollets), et plus tard par les Jésuites, et relèvent de l'archevêché métropolitain de Rouen.--La Nouvelle-France est érigée en vicariat apostolique (1657), puis en évêché (1670).--M. de Laval premier évêque de Québec; caractère de ce prélat.--Opposition et difficultés que suscite sa nomination.--M. de Queylus refuse de le reconnaître.--Etablissement du séminaire de Québec, auquel toutes les dîmes du pays sont affectées à condition qu'il pourvoira à la subsistance des curés.--Ces dîmes, fixées au 13ème par l'évêque, sont réduites au 26ème pair le conseil souverain.--Les Récollets s'offrent à desservir les paroisses gratis.--Les curés d'abord amovibles sont rendus inamovibles par l'édit de 1679, qui confirme en outre l'arrêt du conseil souverain touchant la quotité des dîmes.--Depuis la conquête les curés sont nommés sujets à révocation.--Opinions diverses sur les avantages et désavantages de ce système.--Fabriques paroissiales.--Contributions pour la bâtisse des églises.--Institutions de bienfaisance et d'éducation.--L'éducation populaire extrêmement négligée.--Caractère du clergé canadien sous le régime français.--Les débats au sujet des libertés de l'Eglise gallicane n'ont point d'écho en Canada.--Jansénisme.--Quiétisme.--Ils font quelques adeptes en Canada.--

Le Canada fut dans l'origine un pays de missions, desservi d'abord par les Franciscains (Récollets) qui y vinrent vers 1615, ensuite par les Jésuites, enfin par un clergé séculier ayant pour chef un évêque. Ce pays, ayant été mis, pour le civil, par les lettres patentes du roi de 1629 sous la juridiction du parlement de Rouen, l'archevêque de cette ville le regarda comme une dépendance de son diocèse, et y exerça les pouvoirs épiscopaux; pouvoirs cependant qui lui furent contestés plus tard comme on le verra tout à l'heure. Les Jésuites vinrent en Canada en 1633, en qualité de vicaires de l'archevêque, et y furent les seuls missionnaires jusqu'à l'arrivée de M. de Pétrée en 1659. Les Récollets et les Jésuites recevaient les ordres de leurs supérieurs respectifs revêtus à cet effet de l'autorité nécessaire; et les arrondissemens qu'ils desservaient se nommaient missions; mais à mesure que la population y augmenta, et qu'il s'y éleva des églises, elles prirent par le fait le nom de paroisses et de cures, et ce nom fut ensuite consacré par l'usage et par les actes publics.

Le Canada fut érigé par le pape en vicariat apostolique en 1657, et en évêché sous le nom de Québec quelques années après; et, afin d'en mettre les titulaires en état de se maintenir suivant leur rang, eux et le chapitre institué pour leur servir de conseil, le roi les dota d'abord des deux menses abbatiales de Maubec; et ensuite, à la sollicitation de M. de St.-Vallier, second évêque de Québec, du revenu de l'abbaye de Bénévent. Ces dotations sont depuis longtemps éteintes.

Le premier évêque du Canada fut François de Laval, abbé de Montigny, appartenant à l'une des plus illustres maisons de France, celle des Montmorenci. Il faut attribuer principalement à la hauteur de son sang, l'influence considérable que ce prélat exerça dans les affaires de la province, faisant et défaisant les gouverneurs à son gré, et selon ce qu'il concevait être l'intérêt de son siége, quoique ce ne fût pas toujours celui de la colonie. Il était doué de beaucoup de talens et d'une grande activité; mais son esprit était absolu et dominateur; il voulait faire plier tout à ses volontés. Le zèle religieux confirma encore chez lui ce penchant, qui sur un petit théâtre dégénéra souvent en querelles avec les hommes publics, les communautés religieuses, et même avec les particuliers. Il s'était persuadé qu'il ne pouvait errer dans ses jugemens, s'il agissait dans l'intérêt de l'Eglise. Cette idée lui fit entreprendre les choses qui auraient paru les plus exorbitantes en Europe. En montant sur son siége épiscopal, il travailla à faire de tout son clergé une milice passive, obéissant à son chef comme les Jésuites à leur général. Il voulut même rendre le pouvoir civil l'instrument de ses desseins, ou le désarmer, en lui faisant décréter l'amovibilité des cures et le payement des dîmes à son séminaire. Mais cette entreprise était trop vaste pour ses forces, et il échoua; il trouva des ennemis invincibles dans les gouverneurs, tous plus ou moins jaloux de l'influence qu'il possédait déjà. Du reste, M. de Pétrée menait une vie austère et veillait avec une sollicitude vigilante au soin de son diocèse.

Il fut sacré évêque par le nonce du pape sous le nom titulaire de Pétrée in partibus infidelium; et muni d'un bref de vicaire apostolique avant son départ pour la colonie. Lors de la création du diocèse de Québec, en 1670, il en fut nommé évêque suffragant de Rome par une bulle de Clément X; mais cette bulle ne fut expédiée de la chancellerie de sa Sainteté qu'en 1674.

Sa nomination fit naître une foule de difficultés. Le choix des vicaires apostoliques chez les idolâtres appartenant au pape, la cour de Rome ne voulut pas assujettir l'évêque de Québec à la nomination du roi, ni le soumettre à la prestation du serment, quoique le Canada fût une colonie française, qu'une partie de ses habitans fussent des Français, et que la plupart des peuples indigènes, d'après le droit public du temps, dussent être considérés comme des sujets de la couronne de France. Après bien des pourparlers, le St.-Siége consentit à abandonner une partie de ses prétentions, en admettant le serment; mais il persista obstinément dans la résolution de faire dépendre l'Eglise de la colonie immédiatement de Rome, et il y réussit malgré les arrêts des Parlemens de Paris et de Rouen et les voeux du roi! Il est singulier de voir le St.-Siége soutenir le principe que le roi n'a pas les mêmes pouvoirs, quant à ce qui concerne le religieux, dans ses possessions d'outre-mer que dans le reste de ses Etats, et que les libertés de l'église de la mère-patrie ne s'étendent point jusqu'à ses colonies. En cherchant à se soustraire ainsi au contrôle des monarques français, Rome devait affaiblir l'autorité royale sur les colons, et montrait du moins qu'en tout ces colons n'avaient point des droits identiques à ceux de leurs compatriotes de la mère-patrie relativement à leur commun souverain; l'on pouvait dire même que c'était un petit pas de fait vers la liberté; et que l'histoire de l'Europe fournit de nombreux exemples de ce genre. Cependant cela n'influa en rien dans le pays sous ce rapport. La cour de Rome, de tout temps trop habile pour laisser prêcher des doctrines qui pourraient être retournées contre elle, pouvait facilement justifier aux yeux des peuples une mesure qu'elle considérait comme utile à l'Eglise. A cet égard l'Angleterre monarchique, toute protestante qu'elle est, n'a que des avantages à retirer du catholicisme dans les colonies qui lui restent sur ce continent républicain. Tant que le pape sera prince temporel, et surtout prince absolu, elle ne devra avoir rien à craindre, quoique d'ailleurs les doctrines dogmatiques de l'Eglise soient peut-être plus républicaines que monarchiques. La politique du pape en insistant pour que l'Eglise canadienne relevât de Rome, doit paraître aujourd'hui moins blâmable vu les révolutions et les changemens de maîtres auxquels sont exposées ces possessions lointaines. Le passage du Canada dans les mains des Anglais n'a entraîné aucune confusion dans ses affaires ecclésiastiques; le résultat aurait pu être différent si le diocèse de Québec eût relevé d'une église métropolitaine de France.

Le nouvel évêque éprouva encore de l'opposition de la part du métropolitain de Rouen, qui regardait l'établissement du vicariat comme un démembrement de son diocèse.

D'après l'usage, les missionnaires, partant pour des pays lointains, prenaient leurs pouvoirs de l'évêque du lieu de l'embarquement; et comme la plupart des partances pour le Canada étaient de Normandie, ceux qui s'en allaient évangéliser dans cette contrée s'adressaient à l'archevêque de Rouen, qui s'accoutuma à regarder insensiblement le Canada comme une partie de son diocèse. Les mêmes motifs avaient engagé le roi à mettre la jeune colonie sous la juridiction du parlement de Rouen, par lequel il fit même enregistrer en 1626 les lettres d'établissement de la compagnie des cent associés. Les pouvoirs qu'assumait ainsi l'archevêque n'avaient pas néanmoins toujours été reconnus; et l'on avait quelques années auparavant refusé de recevoir en Canada M. de Queylus comme son vicaire général. Il paraît que les évêques de Nantes et de la Rochelle avaient les mêmes prétentions que lui. Mais malgré l'appui qu'il reçut du Parlement de Rouen, qui de son côté commençait à craindre pour sa juridiction temporelle, et leur réunion au parlement de Paris dans leurs motifs d'opposition, le nouveau vicaire apostolique partit pour le Canada et commença à y exercer ses fonctions.

Le grand vicaire, M. de Queylus, qui avait brigué vainement la mitre de M. de Pétrée, plein de dépit ne voulut point le reconnaître 107. Il croyait avoir d'autant plus de droit au nouvel évêché qu'il venait de fonder le séminaire de St.-Sulpice de Montréal, en connexion avec le séminaire principal créé à Paris par M. Olier quelques années auparavant, et dont il relevait.

Note 107: (retour) Journal des Jésuites.--Ecrits de M. Noiseux. Notice historique manuscrite de M. I. Viger.

Persistant dans sa rébellion, une lettre de cachet fut obtenue pour le faire repasser en France; mais inutilement. Il fallut l'interdire en 1661, et toute résistance cessa dès-lors. Le gouvernement de l'Eglise passa après cela tranquillement des mains des Jésuites dans celles du clergé séculier (1659). L'évêque se mit aussitôt en frais d'organiser son clergé et de pourvoir à la desserte des cures et des missions qui manquaient de pasteurs.

Les cures étaient encore trop petites et trop pauvres pour subvenir à leurs dépenses; il fallut chercher ailleurs de quoi fournir à la subsistance des ministres; le roi voulut bien y contribuer lui-même. Lorsque M. de Pétrée passa en France à l'occasion de ses difficultés avec le baron d'Avaugour, il obtint de sa Majesté, afin de faire face aux demandes croissantes de la jeune Eglise, la permission d'ériger un séminaire à Québec pour y former des ecclésiastiques, et d'y affecter pour toujours toutes les dîmes de quelque nature qu'elles fussent, tant de ce qui naît par le travail des hommes que de ce que la terre produit d'elle-même, dans toutes les circonscriptions paroissiales du pays, à condition qu'il pourvoirait à la subvention des prêtres nommés pour les desservir, lesquels seraient toujours amovibles et révocables au gré des évêques et du séminaire.

Ces dîmes furent fixées au treizième, proportion exorbitante qui souleva une opposition générale dans la colonie. Cette taxe n'exista que quatre ans. Le conseil souverain prit sur lui, en 1667, de réduire les dîmes au vingt-sixième, et d'en affranchir les terres nouvellement défrichées pendant cinq années; mais alors elles devaient se payer en grain et non en gerbes. Cet arrêt, confirmé par l'édit de 1679, a toujours depuis fait partie de notre droit, malgré l'opposition de ceux qui soutiennent cette prétention, qui doit sonner si mal aux oreilles d'un peuple libre, que l'imposition de la dîme est une matière purement spirituelle dont les lois civiles ne peuvent connaître.

M. de Pétrée n'avait eu que des motifs louables pour demander une pareille contribution, car l'on savait qu'il sacrifiait tout ce qu'il avait pour supporter son clergé; mais il s'était mépris sur les ressources des habitans, et sur l'effet désastreux qu'aurait pour eux une taxe qui absorberait d'un coup le treizième de tous les produits de la terre, ou 8 pour cent sur le revenu net du cultivateur.

Les Récollets profitant de cette espèce d'insurrection, offrirent pour se mettre plus en faveur auprès du peuple, de desservir les cures gratuitement; cet excès de zèle imprudent ne fit qu'augmenter l'éloignement que le clergé séculier avait déjà pour ces religieux, qui dans toutes les difficultés penchaient pour les laïques.

En vertu de l'approbation donnée par le roi à l'établissement du séminaire de Québec, l'évêque continua de déléguer, pour remplir les fonctions curiales dans les différentes paroisses du pays, des prêtres qu'il changeait ou révoquait à son gré. Son but en tenant ainsi le clergé sous sa main était, comme on l'a déjà dit, d'en faire une milice parfaitement soumise. Il voulait que sa maison fût la maison commune de tous les ecclésiastiques et le centre du temporel comme du spirituel de l'Eglise. En établissant cette espèce de gouvernement absolu, il espérait entretenir entre eux l'union et la dépendance, et maintenir les particuliers par les liens de la subordination. (Mémoires sur M. de Laval). Ce système qu'il voulait étendre jusque sur les laïques, qui se seraient trouvés ainsi enveloppés dans une vaste réseau invisible, se fermant ou s'ouvrant au mot d'ordre sorti du palais épiscopal, ce système, dis-je, qui devait embrasser aussi les communautés religieuses, ne put se réaliser à cause même de sa trop grande étendue; il suscita les jalousies de l'autorité politique et des habitans; et d'ailleurs il était contraire au droit commun de la France en cette matière. Les habitans et les curés, sujets français, avaient dû transporter en Canada les droits et les immunités dont ils jouissaient dans leur ancienne patrie: c'est là un principe reconnu de toutes les nations 108. Ils pouvaient donc exiger qu'on les fît jouir des avantages que leur qualité de Français leur aurait assuré dans leur pays natal, quoique le St.-Siége eût insisté pour que l'évêque de Québec relevât de la cour de Rome.

Note 108: (retour) Commentaries on the constitution of the U. States, par M. Story, vol. I, p. 132-140.

Les colons firent parvenir leurs plaintes à la cour, et certes le temps était favorable pour le faire. Elles arrivaient au moment où l'on combattait et restreignait les prétentions exagérées de la cour de Rome, et où Bossuet motivait ainsi les bases des libertés de l'Eglise de France: «Que le pape n'a d'autorité que dans les choses spirituelles, que dans ces choses mêmes les conciles généraux lui sont supérieurs et que ses décisions ne sont infaillibles qu'après que l'Eglise les a acceptées». Sur leurs représentations on s'empressa de rendre les cures fixes en les faisant conférer à des titulaires perpétuels. C'était sapper le plan de M. de Pétrée par sa base.

Louis XIV régla ainsi d'une manière définitive, par son édit du mois de mai 1679, qui est toujours demeuré depuis en pleine vigueur en ce pays, la question des dîmes et de l'inamovibilité des cures 109.

Note 109: (retour) Quelques casuistes qui subissent avec peine le joug du pouvoir civil, maintiennent encore, malgré cet édit, l'amovibilité des cures; mais il n'y a qu'une opinion à cet égard entre les hommes de loi canadiens. Voir les Notes sur l'inamovibilité des curés, par M. Lafontaine, avocat, et au bas les consultations de de MM. Duval, Morin et le juge Stuart, quatre des principaux jurisconsultes de ce pays.

«Nous ayant été rapporté, dit le roi dans le 1er article de cet édit important, que divers seigneurs et habitans de notre pays de la Nouvelle-France, désiraient avoir des curés fixes pour leur administrer les sacremens, au lieu de prêtres et curés amovibles qu'ils avaient eu auparavant, nous aurions donné nos ordres et expliqué nos intentions sur ce sujet les années dernières, et étant nécessaire à présent de pourvoir à leur subsistance et aux bâtimens des églises et paroisses...nous ordonnons ce qui suit:

Les dîmes, outre les oblations et les droits de l'Eglise, appartiendront entièrement à chacun des curés dans l'étendue de la paroisse où il est, et où il sera établi perpétuel, au lieu du prêtre amovible qui la desservait auparavant».

L'article deux confirme le réglement du conseil souverain au sujet de la quotité des dîmes.

L'article quatre ordonne que, si cette dîme ne suffit pas pour l'entretien du curé, le seigneur et les habitans fourniront ce qui y manquera.

L'article cinq enfin, statue que dans les cas de subdivisions des paroisses, les dîmes de la portion distraite appartiendront au nouveau curé, sans que l'ancien puisse prétendre de dédommagement.

Les ordres de la cour étaient positifs, il fallut obéir. L'évêque parut consentir à tout. Des curés furent établis en titre; la dîme fut maintenue au 26ème des produits du grain, avec un supplément en argent là où elle n'était pas suffisante. L'on ne tarda pas cependant à trouver moyen de se soustraire à l'effet de la loi; et plus tard, lorsque le réglement de la question des libertés de l'Eglise gallicane eut éloigné de son attention les affaires religieuses, la cour ferma les yeux sur cette infraction. Petit à petit les curés qui avaient été fixes redevinrent amovibles comme auparavant, quoique le clergé continuât de reconnaître l'édit comme loi du pays ainsi qu'il ressort de plusieurs faits constants 110, surtout depuis l'arrêt du roi de 1692, rendu sur les motifs de l'archevêque de Paris et du P. de la Chaise qui avaient déclaré, au sujet de l'amovibilité des curés en Canada, qu'on y devait se conformer à la déclaration royale de 1686, donnée pour tout le royaume, déclaration qui défendait de nommer des curés amovibles.

Note 110: (retour) Le chapitre et le séminaire de Québec lui donnaient en effet vers le milieu du siècle dernier, la même interprétation que nos légistes lui donnent aujourd'hui. Dans les difficultés survenues entre ces deux corps, relativement à l'église paroissiale, le chapitre dans sa requête au roi, signifiée au séminaire en 1753, expose, article 15ème que... «C'est par cette maxime et pour exercer leur empire, qu'ils ont introduit un usage qu'ils soutiennent encore, qui est de tenir tous les curés amovibles»... A quoi le séminaire répond: «Cela est faux. Cela ne dépend point du séminaire qui n'a aucun pouvoir en cela. Ils se sont toujours, en ce qui les regarde, conformés à l'édit du roi de 1679, particulier pour cette colonie. La preuve est évidente: la cure de St.-François de Salles de l'Ile-Jésus, qui est à la nomination du séminaire, a toujours été, et est encore aujourd'hui pourvue d'un curé en titre dit vulgairement fixe....» Manuscrit déposé dans les archives de la fabrique de Notre Dame de Québec.

Depuis la conquête, le principe de l'amovibilité est cependant devenu général, sans que les curés, ni les paroissiens aient manifesté aucune opposition à cet égard. Afin d'éluder les dispositions de l'édit de Louis XIV, l'évêque se réserve, dans ses lettres de nomination, le droit de révoquer le curé qu'il pourvoit d'un bénéfice. Cette condition acceptée semble en effet mettre ces deux parties en dehors de l'action de la loi, qui subsiste toujours néanmoins pour les paroissiens s'ils jugent à propos de s'en prévaloir 111.

Note 111: (retour) Lettre par laquelle l'évêque de Montréal confère une cure à un prêtre.

Monsieur,

Par la présente, je vous donne, jusqu'à révocation de ma part, ou de celle de mes successeurs, les pouvoirs ordinaires des curés de ce diocèse pour la paroisse de.... Vous aurez aussi le droit d'y percevoir les dîmes et oblations des fidèles.

L'extinction du chapitre de la cathédrale de Québec suivit aussi bientôt la chute du gouvernent français. Etabli lors de l'érection du Canada en évêché, et n'étant point électif comme en France, ce chapitre se composait d'un doyen, d'un grand chantre, d'un archidiacre, d'un théologal, d'un grand pénitencier et d'une douzaine de chanoines. Le roi nommait aux deux premières charges, et l'évêque aux autres. Après cette extinction, l'évêque administra seul son diocèse, sur lequel, au moyen de l'amovibilité des curés, il régna d'une manière absolue. Il y a loin de là au système quasi-républicain de la primitive Eglise; mais la prudence et les vertus qui ont distingué les évêques du Canada jusqu'à ce jour, les ont empêchés d'abuser d'une aussi grande autorité.

Les opinions sont partagées aujourd'hui non sur le droit, mais sur l'expédience d'assimiler l'organisation ecclésiastique du Canada à celle de l'Eglise en Europe. L'inamovibilité des curés et l'existence des chapitres ont été partout regardées comme une garantie de stabilité, et comme un frein contre les abus de pouvoir. «L'expérience a fait connaître, dit un auteur grave, combien l'état fixe d'un bénéficier chargé du soin des âmes était utile à l'Eglise, et combien au contraire une amovibilité purement arbitraire lui était préjudiciable. C'est d'après ces vues que les cardinaux préposés à l'explication du concile de Trente, décidèrent que nonobstant toute coutume, même immémoriale, les bénéfices-cures ne devaient se donner qu'à perpétuité.»

En Canada, il y aurait, suivant les uns, du danger à laisser à un seul homme, quelles que soient d'ailleurs ses lumières et sa sagesse, la direction d'une Eglise placée au milieu d'un continent presque tout protestant, sous un gouvernement protestant, en butte en outre à la propagande et aux jalousies des nombreuses sectes qui regardent la forte discipline de l'Eglise de Rome avec un oeil de jalousie et de crainte. L'expérience a prouvé que les conseils composés d'hommes choisis, offrent, dans les affaires religieuses comme dans les affaires politiques, les plus fortes garanties de modération et de fermeté dans toutes les circonstances qui peuvent se présenter. La masse du bas clergé est, en outre, comme le peuple, plus difficile à corrompre, à dénationaliser et à pervertir, que le haut clergé qui a de grands emplois ou de grandes richesses à conserver.

D'autres assurent que cette situation particulière même nécessite une dépendance complète de la part des curés; que la subordination serait plus difficile si un curé ne pouvait être destitué qu'après un jugement en forme, qui ne pourrait jamais s'obtenir qu'à la suite de longs débats et de beaucoup de scandale peut-être; que toutes les paroisses attachées à leurs pasteurs seraient comme autant de petites républiques, qui réclameraient dans l'occasion une liberté intolérable, et qu'elles auraient d'autant plus de chance d'obtenir, qu'elles seraient favorisées par les protestans, &c. Dans l'état actuel des choses tout cela est évité, et si un ministre manque à ses devoirs, l'évêque remédie au mal avec promptitude et sans éclat. Par ce moyen l'harmonie qu'on voit régner parmi les catholiques n'est presque jamais troublée.

Sans entrer dans l'appréciation de ces deux systèmes, nous devons dire que les Canadiens auront naturellement plus de confiance dans celui qui a été consacré par l'expérience des peuples et des siècles, que dans un autre qui sera tout à fait contraire à l'esprit de leurs institutions politiques; car ils doivent désirer avant tout que leurs ministres et leurs autels soient autant que possible hors des atteintes de l'intimidation. D'après l'alliance intime qui existe entre leur religion, leurs lois et leur nationalité 112, ils ont droit de réclamer aussi qu'un rempart infranchissable environne les institutions nationales qu'ils tiennent de leurs pères.

Note 112: (retour) On se plaint que le couvent des Ursulines se dénationalise. L'on peut dire à ce sujet, que tant que nos institutions conventuelles, qui sont des fondations privées françaises, se renfermeront dans la nationalité canadienne, elles pourront espérer de se conserver; mais une fois qu'elles sortiront de là, elles subiront probablement le sort du collége du roi de Toronto. Il n'y a que le grand attachement des Canadiens pour elles qui les rende encore pour ainsi dire inviolables.

Nous avons parlé plusieurs fois du séminaire de Québec, auquel M. de Pétrée voulait faire jouer un grand rôle dans son plan de gouvernement ecclésiastique. Cet utile établissement fondé par lui, comme on l'a dit en 1663, fut doté richement en terres qu'il acheta dans le pays, et qu'il affranchit des dîmes, faveur qu'il prit sur lui, mais nous ne savons avec quel droit, d'accorder aussi à toutes celles des communautés religieuses. Bientôt il l'unit avec celui des missions étrangères de Paris. Cette union exista jusqu'à la conquête.

Cinq ans après l'établissement de ce séminaire, qui était un grand séminaire, il en établit un petit pour donner aux enfans les élémens de la grammaire et les conduire jusqu'à la théologie. Cette nouvelle création, qui excita la jalousie du collège des Jésuites, a rendu, surtout depuis l'extinction de ces derniers, des services éminens au pays, et a mérité à son auteur une éternelle reconnaissance. Plus de trois cents élèves y reçoivent aujourd'hui une éducation classique.

En parlant du gouvernement ecclésiastique du Canada, il nous semble nécessaire de dire quelque chose sur la manière dont les biens affectés au culte sont administrés, comme les temples, les cimetières, les presbytères, etc. Cette partie fort importante du service religieux, nous révèle d'ailleurs une organisation administrative très-ancienne, et appuyée sur les principes qui font aujourd'hui la base de gouvernemens autrement plus vastes et plus compliqués que celui d'une paroisse. L'Eglise catholique a fourni des modèles et des principes de plus d'un genre à l'organisation sociale moderne; mais aussi il fut une époque où elle avait besoin d'autant et de plus de liberté que les peuples aujourd'hui. Ce qu'elle imagina alors pour sa conservation et sa sûreté est ce qu'il y a de préférable dans la vieille organisation catholique; ce qu'il y a de plus libéral dans le sens actuel du mot. L'on voudra bien nous pardonner ces réflexions à l'occasion des humbles fabriques; nous avons voulu seulement montrer un exemple d'un fait d'ailleurs assez commun que des plus petites choses proviennent souvent les plus grandes.

Le système suivi par les fabriques paroissiales de France fut adopté dans ce pays; et il y subsiste encore pour servir de modèle à toutes les autres sectes religieuses, et même aux catholiques de la langue anglaise, en ce qui regarde la régie des biens de la paroisse ecclésiastique. Cette administration se divise en deux branches, toutes deux sous le contrôle de l'évêque diocésain. L'une, temporaire et n'existant que pour un objet spécial, comme lorsqu'il s'agit de bâtir une église, etc., et de prélever une contribution sur les paroissiens, est une espèce de commission dont les membres portent le nom de syndics ou échevins d'église. L'autre, permanente et uniforme, est chargée de la recette des revenus, de la régie et de l'entretien des biens de cette église, et s'appelle oeuvre et fabrique. Les membres qui la composent sont le curé et les marguilliers, et leurs droits et leurs pouvoirs sont également définis par les lois.

Les marguilliers sont élus pour trois ou quatre ans d'exercice, selon le nombre de ceux qui sont en activité de service et siégent au banc d'oeuvre, un sortant tous les ans. Tant que dure cet exercice, ils sont désignés sous le nom de nouveaux marguilliers; lorsqu'il expire, ils tombent dans la catégorie des anciens. Chacun d'eux devient à son tour le marguillier en charge et comptable dans sa dernière année de présence au banc d'oeuvre. Dans la généralité des paroisses ils sont élus par les anciens et nouveaux marguilliers seulement, sur la convocation du curé; dans les autres par les fabriciens et par les principaux habitans. A Québec ces assemblées furent générales dans l'origine; mais M. de Pétrée, toujours peu ami du suffrage populaire, ordonna en 1660 que les anciens et nouveaux marguilliers seuls feraient ces élections. Quoiqu'il ne paraît pas qu'il eût le pouvoir de faire une pareille ordonnance, elle a néanmoins toujours été observée jusqu'à ce jour. Les marguilliers en charge sortans sont obligés de rendre compte de leur gestion dans une assemblée de fabrique où le curé tient la première place (arrêt du conseil souverain, 1675); et dans ses visites l'évêque diocésain, ou un grand vicaire à sa place, a droit de se faire représenter ces comptes. Enfin les marguilliers ne peuvent accepter aucune fondation sans l'avis du curé, ni aliéner les biens des fabriques sans nécessité et sans avoir accompli les formalités indiquées par la loi. Prises dans leur ensemble les fabriques, ou les paroisses ecclésiastiques, sont donc de véritables corporations sous le contrôle salutaire de l'évêque.

Lorsqu'il s'agit de réparations considérables ou de constructions nouvelles, les fabriciens doivent obtenir au préalable la permission de l'évêque et le consentement de la majorité de la paroisse assemblée, surtout s'il faut lever une contribution pour exécuter ces travaux. Alors les paroissiens dans une assemblée générale élisent des syndics qui sont chargés de concert avec le curé de faire une répartition de la somme requise entre les habitans, en observant certaines formes obligées dans la confection des rôles. C'est par eux aussi que se fait le prélèvement et l'emploi de ces deniers, dont ils sont obligés de rendre compte ensuite aux contribuables.

Nous avons dit que dans la plupart des paroisses de ce pays, les élections de marguilliers se faisaient par les anciens et nouveaux seulement. Il y a quelques années plusieurs localités du Canada prièrent la législature de passer une loi afin de rendre les assemblées de fabrique pour l'élection des marguilliers générales. Cette question en apparence si minime, si indifférente en elle-même, causa une agitation profonde dans le pays, et faillit amener une division entre les Canadiens, qui aurait été bien à déplorer. Ce qui occasionna principalement cette effervescence, ce fut l'attitude que prit le clergé d'un bout de la province à l'autre au premier bruit de cette mesure; cent vingt-trois curés répondirent à la chambre représentative et se prononcèrent plus ou moins fortement contre le projet. C'était plus qu'il n'en fallait pour troubler la conscience de la pieuse population canadienne. Le gouvernement en lutte avec la chambre depuis longues années se garda bien d'appuyer les paroissiens; et le parti anglais, quoique en général mal disposé contre nos anciennes institutions, ou indifférent à leur égard, se montra tout à coup en cette occasion l'ami zélé des fabriciens et soutint le clergé. Comme l'on devait s'y attendre, la mesure échoua devant toutes ces oppositions, non sans laisser des germes de rancune et de mécontentement dans les esprits. Depuis ce temps là, l'ancien ordre de chose n'a pas été inquiété. Il faut avouer aujourd'hui que cette mesure fut amenée intempestivement, et qu'elle fut inspirée plus par mauvaise humeur, résultat d'une lutte politique prolongée et aride que par besoin senti, pressant; car dans toutes les paroisses les fabriciens sont tirés de la classe la plus respectable des habitans, et il est très rare que leurs gestions ne soient pas marquées au coin d'une bonne économie et de la plus parfaite honnêteté.

L'histoire du gouvernement ecclésiastique nous conduit naturellement à parler des autres institutions religieuses placées sous sa surveillance, et qui sont pour ainsi dire des annexes du sacerdoce.

La charité ou l'amour des lettres a fondé tous les grands établissemens destinés à l'instruction de la jeunesse, ou au soulagement de l'humanité souffrante. Comme on l'a déjà dit, le collège de Québec est dû à la libéralité du Jésuite de Rohaut; l'Hôtel-Dieu à celle de la duchesse d'Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu, qui y envoya des hospitalières de Dieppe en 1639; l'Hôtel-Dieu de Montréal à madame de Bullion et Mlle. Manse; le couvent des Ursulines à madame de la Peltrie. Il en fut de même encore de l'Hôpital général établi à Québec vers 1692 par M. de St.-Vallier, pour remplacer le bureau des pauvres que les citoyens de la ville avaient établi quatre ans auparavant, parce qu'il était défendu de mendier.

Mais si tous ces monastères durent leur origine à des personnes puissantes, qui pouvaient en même temps aider leurs fondations de leur bourse, et leur assurer la protection du gouvernement, l'institution de la congrégation de Notre-Dame pour l'éducation des jeunes filles du peuple, n'eut point cet avantage; elle fut l'oeuvre d'une personne plus humble; la soeur Bourgeois, native de Troyes en France, était une pauvre religieuse inconnue, sans influence, sans amis et sans fortune. Ayant visité le Canada une première fois, elle y revint en 1659, et jeta à Montréal les fondemens de cette congrégation si utile à tout le pays. Quoiqu'elle n'eût que dix francs, dit-on, quand elle commença son entreprise, son dévouement et son courage lui méritèrent l'encouragement des personnes riches ici et en France, où elle fit plusieurs voyages 113. La congrégation possède aujourd'hui de vastes écoles dans les villes et dans les campagnes. Ces écoles, dans lesquelles on enseigne à lire et à écrire, ont fait plus de bien dans leur humble sphère qu'on n'eût pu en attendre de fondations beaucoup plus ambitieuses. Il est à jamais regrettable qu'une institution de cette nature n'ait pas été formée en même temps pour l'éducation des garçons. Le respect dont les soeurs de la congrégation ont été l'objet dans tous les temps de la part du peuple, est une preuve de leur mérite et de leur utilité. Leur digne fondatrice en Canada fut récompensée de ses nobles travaux par une longue vieillesse; elle mourut en 1700, entourée de la vénération et des regrets des Canadiens.

Note 113: (retour) Vie de la vénérable soeur Bourgeois, etc.

L'éducation des jeunes garçons fut abandonnée entièrement à la direction du clergé, qui fut le seul corps enseignant à peu d'exception près avec les religieux sous la domination française. Le gouvernement ne s'occupa jamais de cet objet si important, si vital. Soit politique, soit désir de plaire au sacerdoce, en lui léguant l'enseignement, il laissa le peuple dans l'ignorance; car alors, il faut bien le reconnaître, les clergés comme les gouvernemens sous lesquels ils vivaient, considéraient l'instruction populaire comme plus dangereuse qu'utile. Le Canada fut encore moins exempt de ce préjugé funeste que plusieurs autres pays. Il n'y fut jamais question de plan général d'éducation; il n'y eut jamais d'écoles publiques dans les paroisses, qui restèrent plongées dans les ténèbres; et chose inouïe, l'imprimerie ne fut introduite en Canada qu'en 1764, ou 156 ans après sa fondation.

Les maisons d'éducation, nécessairement peu nombreuses étaient en général confinées aux villes. Les séminaires de Québec et de Montréal ouvrirent des classes pour les enfans. Les Récollets firent aussi l'école dans leur monastère. Mais les Jésuites étaient ceux qui, par état, devaient se placer à la tête de l'enseignement et lui donner de l'impulsion. Ils furent moins heureux en Canada qu'ailleurs; leurs classes furent de tout temps peu considérables; on n'y comptait qu'une cinquantaine d'élèves du temps de l'évêque de St-Vallier. Aucun d'eux n'a laissé un nom dans les lettres. Contens d'une certaine mesure de connaissances suffisantes pour le courant des emplois, ils n'ont produit en aucun genre de science des hommes profonds: il faut même convenir qu'il y avait peu de secours, peu de livres, et peu d'émulation. Le gouvernement se donnait bien de garde de troubler un état de choses qui rendait les colons moins exigeans, moins ambitieux, et par conséquent plus faciles à conduire, car l'ignorance et l'esclavage existent toujours ensemble. Telle est en peu de mots l'histoire de l'éducation en Canada durant le premier siècle et demi de son existence: c'est la page la plus sombre de nos annales; et nous en sentons encore les pernicieux effets. La métropole fut punie la première de son oubli coupable et impolitique à cet égard; si le peuple eût été plus éclairé lorsque la guerre de 1755 éclata, il aurait été plus industrieux, plus riche, plus populeux, et il aurait pu en conséquence opposer une résistance non pas plus longue, car la guerre dura six ans et avec acharnement, mais plus efficace et plus heureuse, à ses ennemis.

Le gouvernement ecclésiastique a conservé jusqu'après la conquête à peu près la forme qui lui avait été donnée lors de l'érection de l'évêché de Québec. Quoique relevant immédiatement du St.-Siége, les prélats canadiens furent toujours pris dans le clergé de France, de même que les curés. La politique de la métropole de ne choisir que des sujets nés dans son sein pour remplir les emplois publics de ses possessions d'outre-mer, afin d'être plus sûre de leur fidélité, s'étendait jusqu'au sanctuaire, comme on l'a observé ailleurs; de sorte qu'il y eût peu de prêtres canadiens sous l'ancien régime, et que le sacerdoce servait ici les vues exclusives et soupçonneuses de la politique.

Après cela il n'est pas étrange que ce clergé, ainsi composé, ait introduit à sa suite en Amérique les idées, les prétentions et l'esprit inquiet et turbulent de celui de France, constitué en pouvoir politique et par conséquent accoutumé à se mêler activement des affaires de l'Etat. Chacun sait que par suite de cette position, ce clergé, d'ailleurs si illustre, a pris part à toutes les grandes révolutions qui ont agité cet ancien peuple, au grand détriment de la religion. Une pareille conduite, vu les élémens de la société américaine, ne pouvait se prolonger au-delà d'un certain terme en Canada, terme que la conquête est venue précipiter. Depuis cet événement, les prêtres et les évêques étant devenus insensiblement canadiens, cet esprit a heureusement disparu. Nulle part aussi le clergé n'est plus influent ni plus aimé que dans ce pays. Sa sagesse l'éloignera toujours sans doute de l'arène politique où s'agitent tant d'intérêts et tant de passions; arène dans laquelle d'ailleurs il ne pourrait descendre sans compromettre gravement sa mission. Le grand exemple de la France, au dernier siècle, est là pour prouver la vérité de cette assertion. En outre, l'accablante majorité des populations protestantes dans cette partie du continent, où l'ardeur des méthodistes n'est pas moins grande que celle des plus zélés catholiques, lui fait une loi d'agir avec la plus grande prudence et la plus grande réserve. Le martyre obtenu dans des luttes entre des chrétiens, ne doit être à aucun titre désirable; et les proclamations journalières de triomphes d'un autel sur l'autre, dans un pays où il y en a tant, sont des actes qui annoncent plus de fanatisme que de saine raison.

Les dissensions religieuses qui ont éclaté en France au sujet des libertés de l'Eglise gallicane, n'ont guère troublé les populations du Canada. Le St.-Siége en faisant relever de lui l'Eglise canadienne, l'avait soustraite aux avantages que le génie de Bossuet avait arrachés au pape pour celle de France, et l'avait désintéressée dans ces débats dès lors étrangers pour elle.

Mais le Jansénisme, avec sa dialectique rigide et son front sévère, pénétra, lui, un instant sur nos bords, et en agita en passant la surface religieuse, jusqu'alors si calme et si douce. Personne n'aurait cru que même l'ombre d'une hérésie eût pu l'obscurcir et s'y arrêter. C'est pourtant ce qui arriva. D'abord quelques livres infectés des doctrines de Pascal et d'Arnault s'y glissèrent clandestinement, et y répandirent leur venin; ensuite de leurs adeptes s'y introduisirent de la même manière, malgré la vigilance du clergé. M. Varlet, évêque de Babylone et archevêque déposé d'Utrecht, passa par le Canada pour se rendre dans les missions du Mississipi. Il laissa après lui des prosélites à l'hérésie. M. de Villermaula, du séminaire de Montréal, M. Thibout, curé de Québec, M. Glandelet, doyen du chapitre, eurent le malheur de penser comme l'auteur des lettres provinciales!

En 1714, un religieux inconnu, parut tout à coup en Canada, et proclama l'intention d'y fonder un monastère pour s'y renfermer le restant de ses jours. L'on observa que quelque chose de mystérieux et de gêné enveloppait la conduite de cet étranger, qui se retira durant quelque temps dans les forêts de Kamouraska, où il s'éleva une cabane à la manière des anachorètes. Cachant soigneusement ses principes et son nom, il y vivait en ermite, se prosternant devant tous ceux qu'il rencontrait et leur baisant les pieds avec grand accompagnement de paroles édifiantes. Mais le Canada n'est pas un pays favorable aux ermites; un hiver de six mois, et quatre pieds de neige sur le sol en chasseront toujours les mystiques contemplateurs du désert. Sous prétexte que sa cabane avait pris feu, l'inconnu fut bien aise d'abandonner sa retraite pour aller vivre à Québec, dont tant d'institutions religieuses et monacales devaient lui rendre le séjour agréable. Il trouva moyen de s'introduire dans les principales familles et dans les couvens, qu'il fréquentait avec une grande assiduité, lorsqu'une lettre d'Europe arrive au gouverneur. Cette lettre dévoila tout. Il fut reconnu pour Dom George François Paulet, bénédictin corrompu par les pernicieuses maximes jansénistes, et redemandé par le supérieur de son monastère, dont il s'était secrètement échappé.

De ce moment toutes les portes lui furent fermées. En vain voulut-on l'engager à se soumettre à la constitution unigenitus, ferme dans sa croyance comme le grand Arnault et le P. Quesnel, dont il avait été le disciple, il s'y refusa constamment. Ne pouvant fléchir ce coeur endurci, l'évêque l'excommunia. Partout fui et persécuté, il fut enfin banni du Canada comme hérétique 114.

Note 114: (retour) Histoire de l'Hôtel-Dieu. Mémoires sur la vie de M. de Laval. Gazette d'Amsterdam du 14 avril 1719.

«Au milieu des factions du calvinisme et des querelles du Jansénisme, dit l'auteur du siècle de Louis XIV, il y eut encore une division en France sur le Quiétisme. C'était une suite malheureuse des progrès de l'esprit humain dans le siècle de ce monarque, que l'on s'efforçât de passer presqu'en tout les bornes prescrites à nos connaissances; ou plutôt, c'était une preuve qu'on n'avait pas fait encore assez de progrès.»

Cette secte, car on lui a donné ce nom, se jeta dans la spiritualité; elle atteignit l'illustre auteur du Télémaque, qui, sans tomber dans les rêveries de madame Guyon, avait néanmoins du penchant pour la contemplation et les idées mystiques. Il paraît que plusieurs personnes furent imbues de son esprit en Canada. On assure que madame d'Aillebout, la femme du gouverneur, s'était vouée à Jésus-Christ dès sa jeunesse, inspirée par le culte intérieur, et l'amour pur et désintéressé, et que, malgré son mariage, elle conserva jusqu'à la fin de ses jours sa pureté virginale. Devenue veuve, elle fut recherchée en mariage par le gouverneur, M. de Courcelles, et par M. Talon, intendant; mais à l'exemple de la fondatrice du Quiétisme, elle refusa constamment les partis les plus avantageux. Cette femme qui avait de grands biens, les partagea entre l'Hôpital général et l'Hôtel-Dieu où elle mourut. «Dieu lui avait donné, dans le langage de ces rêveurs, l'esprit de prophétie, le don des larmes, le discernement des esprits et plusieurs autres grâces gratuites».

Le tremblement de terre de 1663 fut le plus beau temps du Quiétisme en Canada. Ce phénomène, en effet, mit en mouvement l'imagination ardente et mobile de ses adeptes; les apparitions furent nombreuses, singulières, effrayantes, et les prophéties se multiplièrent. Jamais l'on n'aurait tant vu de prodiges si l'on en croit les relations monacales du temps; non des prodiges rians et agréables comme en rêvent les heureux habitans des contrées méridionales où croissent l'aloès et l'oranger; mais des apparitions sombres et menaçantes comme en voient les tristes imaginations des enfans du Nord, nés au milieu des frimats et des tempêtes.

La supérieure de l'Hôtel-Dieu et la célèbre Marie de l'Incarnation, supérieure des Ursulines, partagèrent ce délire de la dévotion; mais la dernière est celle qui donna le plus d'éclat dans ce pays au culte de la spiritualité, pieuse chimère qui affecta pendant longtemps plusieurs intelligences tendres et romanesques, surtout parmi les personnes du sexe. Le clergé se contenta d'observer une réserve respectueuse devant ce phénomène moral, n'osant blâmer ce que quelques uns pouvaient prendre pour de saintes inspirations, et d'autres, pour des illusions innocentes causées par un excès de fausse piété.

Depuis que le Canada jouit d'institutions libres, le clergé a mérité l'attachement du peuple, en se mettant à la tête de l'éducation si négligée, comme on l'a vu, sous l'ancien régime; et en embrassant franchement et sans arrière-pensée, l'esprit d'une liberté qui est le fruit de la civilisation, et qui n'a jamais été contraire aux doctrines évangéliques, quoique des intérêts rien moins que religieux aient voulu les interpréter autrement dans quelques pays européens, et aient en conséquence attiré sur les catholiques la haine des sectes protestantes. On ne peut trop persuader aux chrétiens de ce continent, séparés de l'Eglise de Rome, que les catholiques sont aussi favorables qu'eux à toutes les institutions propres à assurer le bonheur et à rehausser la dignité de l'homme; et qu'ils sont aussi attachés qu'eux à cette liberté pour la conquête de laquelle la France, l'Espagne, le Portugal, et l'Amérique du Sud, tous pays catholiques, ont fait tant de sacrifices.

L'on dira dans son lieu ce que notre clergé a fait pour l'instruction de la jeunesse, objet de sa sollicitude, lors même que le gouvernement et le peuple ne s'en occupaient encore que très faiblement, ou demeuraient dans une coupable indifférence à cet égard.

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