Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome I
CHAPITRE II.
CANADA.
1603-1628.
M. de Monts abandonne l'Acadie pour le Canada.--Fondation de Québec.--Conspiration contre Champlain punie.--Alliance avec les Algonquins et leurs alliés.--1ère expédition contre les Iroquois.--2me expédition contre les mêmes.--De Monts se retire des affaires du Canada.--Le comte de Soissons le remplace comme lieutenant-général.--Il meurt.--Le prince de Condé lui succède.--Champlain forme une société qui obtient le privilège exclusif de la traite des pelleteries.--Opposition que ce privilège fait naître.--Le prince de Condé vend sa lieutenance générale au duc de Montmorenci.--Traité de Champlain avec les Hurons.--Il explore la rivière des Outaouais, et découvre le lac Ontario et le lac Nipissing.--3me expédition contre les Iroquois. --Paix entre les Algonquins et leurs alliés et les cinq cantons. --Le duc de Ventadour lieutenant-général de la Nouvelle-France. --Arrivée des Jésuites en Canada.--Champlain passe deux ans en France.--Richelieu dissout la compagnie du Canada, et forme celle dite des cent associés.
Nous avons vu dans le chapitre précédent que M. de Monts avait abandonné l'Acadie, après le retrait de son privilège exclusif de la traite en 1607. Il tourna alors entièrement ses regards du côté du Canada, où deux motifs le firent persister dans son entreprise: l'augmentation des possessions françaises, et l'espoir de pénétrer quelque jour par le St.-Laurent jusqu'à la mer occidentale, et de là à la Chine. Le passage au grand Océan par le Nord-Ouest, est un problème dont on cherche la solution depuis Colomb, et qui n'a été résolu que de nos jours.
Ayant obtenu du roi le renouvellement de son privilège pour un an, afin de s'indemniser de ses dépenses, il nomma Champlain pour son lieutenant; et arma en 1608, avec ses associés, deux navires, dont l'un pour trafiquer à Tadoussac, et l'autre pour porter les colons qui devaient commencer l'établissement qu'il avait projeté dans le St.-Laurent.
Champlain arriva à Québec le 3 juillet, et débarqua sur une pointe qu'occupe aujourd'hui la Basse-Ville. La nature avait formé l'île de terre qu'entourent le fleuve St.-Laurent et les rivières du Cap-Rouge et St.-Charles, pour être le berceau de la colonie; et en effet depuis Cartier les avantages de cette situation frappaient tous ceux qui remontaient le fleuve. Il y fit élever une habitation fortifiée et spacieuse, et tout le monde fut mis à défricher la terre, ou employé à d'autres travaux. Ainsi le bruit et le mouvement remplacèrent le silence qui avait régné jusque-là sur cette plage déserte et solitaire, et annoncèrent aux Sauvages l'activité européenne, et la naissance d'une ville qui devait devenir l'une des plus fameuses du Nouveau-Monde.
L'étymologie du nom de Québec a été, comme celle du nom du Canada, un objet de discussion parmi les savans. Malheureusement pour les amateurs d'origines romanesques ou singulières, nous sommes forcé bien malgré nous de détruire encore ici une de leurs illusions. Québec ne doit le nom qu'il porte, ni au cri d'admiration d'un Normand enthousiasmé, ni à la piété patriotique d'un colon transportant soigneusement avec lui une appellation propre à réveiller dans son coeur les souvenirs de son pays natal. Champlain nous dit positivement qu'il débarqua dans un lieu que les Indigènes nommaient Québec, mot sauvage qui signifie détroit, et qui désigne en effet le rétrécissement du St.-Laurent sur ce point de son cours, où (au Cap-Rouge) il n'a pas plus de 900 verges de largeur. 32
Note 32: (retour) Le mot Québec prononcé Ouabec dans la langue algonquine, dit M. Sta.-Vassal, signifie détroit. Ce Monsieur, né d'une mère abénaquise et qui parle plusieurs dialectes des Indigènes au milieu desquels il a passé la plus grande partie de sa vie, m'assure que ce mot est purement sauvage.M. Malo, missionnaire en 1842 chez les tribus du golfe St.-Laurent, et dont j'ai eu le plaisir de faire la connaissance en descendant du Haut-Canada, m'assure pareillement que le mot Kibec dans l'idiome Micmac a la même signification. Ce M. qui voudra bien me pardonner d'avoir fait usage de son nom, n'a aucun doute que celui de notre ancienne capitale est d'origine indienne.
A peine pouvait-on dire que la colonie existât, qu'une conspiration faillit de la détruire de fond en comble. La discipline sévère maintenue par son chef, servit de prétexte à un serrurier normand, nommé Jean Duval, pour se défaire de lui. Cet homme, d'un caractère déterminé, qui avait été blessé dans la guerre avec les Sauvages de la Nouvelle-Angleterre pendant son séjour en Acadie, entraîna plusieurs personnes dans son complot. Les conjurés après avoir fait périr le gouverneur, soit en l'étranglant dans son lit, soit en le tuant à coup d'arquebuse si le premier moyen ne réussissait pas, devaient piller les magasins et se retirer en Espagne avec leurs dépouilles. Quatre jours avant l'exécution du projet, un d'entre eux, tourmenté de remords, vint tout avouer et nomma ceux de ses complices qui lui étaient connus. Quatre des principaux furent arrêtés sur le champ; et dans l'ignorance où l'on était de l'étendue des ramifications, on les envoya à Tadoussac afin de rompre entièrement la trame, et d'ôter à leurs associés l'envie même de les délivrer.
Lorsqu'on eût pris les mesures de sûreté nécessaires, et organisé le conseil pour faire leur procès, on les ramena à Québec, où ils confessèrent leur crime et furent condamnés à mort. Duval seul fut exécuté; les autres ayant été reconduits en France, y reçurent leur grâce. Cette prompte justice en imposa aux mécontens et la paix ne fut plus troublée. 33
Le gouverneur avait été revêtu des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire les plus amples, qui passèrent ensuite à ses successeurs. La colonie resta soumise à ce despotisme pur jusqu'en 1663, sans qu'il y fût fait presqu'aucune modification. Alors il fut circonscrit dans son action par des formes qui en limitèrent l'abus. Ces pouvoirs sont consignés dans la commission que le fondateur du Canada reçut du roi en partant pour ce pays, laquelle peut être à ce titre regardée comme la première constitution qu'il ait tenue des Européens. Voici quelques unes des principales dispositions de ce document, que nous reproduisons dans leur vieux style et textuellement.
«En paix, repos, tranquillité, y commander (le gouverneur) tant par mer que par terre: ordonner, décider, et faire exécuter tout ce que vous jugerez se devoir et pouvoir faire, pour maintenir, garder, et conserver les dits lieux sous notre puissance et autorité, par les formes, voies et moyens prescrits par nos ordonnances. Et pour y avoir égard avec nous, commettre, établir et constituer tous officiers, tant ès affaires de la guerre que de justice et police pour la première fois, et de là en avant nous les nommer et présenter, pour en être par nous disposé, et donner les lettres, titres et provisions tels qu'ils seront nécessaires. Et selon les occurrences des affaires, vous-même avec l'avis de gens prudens et capables, prescrire sous notre bon plaisir, des lois, statuts et ordonnances, autant qu'il se pourra conformes aux nôtres, notamment ès choses et matières, auxquelles n'est pourvu par icelles.»
Les gouverneurs n'avaient pour tempérer leur volonté, que les avis d'un conseil de leur choix, et qu'ils n'étaient pas tenus de suivre. Tout cela était bien vague et bien fragile. Mais tels sont à peu près les pouvoirs qui ont été délégués à tous les fondateurs de colonies dans l'Amérique septentrionale, sauf quelques rares exceptions dans les provinces anglaises. Ce système avait peu d'inconvéniens dans le commencemens, parce que la plupart des planteurs étaient aux gages d'un gouverneur ou d'une compagnie sous les auspices desquels se formait l'établissement. Mais à mesure que les colonies prenaient de l'extension, leurs institutions se formulaient sur celles de leurs mères-patries respectives, dont elles prenaient plus ou moins la physionomie et le caractère.
Champlain trouva que depuis Jacques Cartier, le Canada avait été bouleversé par des révolutions. Stadaconé et Hochelaga n'existaient plus; et il paraît aussi que ce n'était plus les mêmes habitans qui occupaient le pays. Ces bourgades avaient-elles été renversées par la guerre ou transportées ailleurs par suite des vicissitudes de la chasse ou de la pêche? Colden 34 rapporte que les cinq nations iroquoises avaient occupé autrefois les environs de Montréal, et qu'elles en avaient été chassées par les Algonquins; c'était là, dit-il, une tradition accréditée chez ces nations elles-mêmes. Il est tout probable en effet qu'au moins une partie a possédé cette contrée dans un passé plus ou moins éloigné.
Les révolutions de cette nature n'étaient pas rares chez les nations indiennes, qui erraient dans leurs vastes forêts sans laisser ni monument de leur existence, ni trace de leur passage.
D'après les relations de Cartier l'on serait porté à croire cependant, que la lutte entre les Iroquois et les autres Sauvages du Canada n'était pas encore commencée de son temps. Il ne parle que des Toudamens, tribus établies sur les bords de la mer, entre la N. Ecosse et la N. York, lesquels traversaient les Alleghanys pour venir porter leurs ravages dans la vallée du St.-Laurent.
A l'époque de l'arrivée de Champlain le pays était occupé par des peuplades encore plus barbares que celles qui existaient au temps de Cartier, et qui luttaient avec difficulté contre des ennemis qui leur étaient supérieurs, sinon par le courage du moins par l'habileté et par la prudence. Ces peuples désespérés s'empressèrent d'accourir au devant de lui et de briguer son alliance contre les Iroquois qui occupaient les forêts situées à l'occident du lac Ontario. Ces Sauvages, de la famille des Hurons, formaient cinq nations confédérées; et chacune d'elle était partagée en trois tribus qui portaient les noms allégoriques de la Tortue, de l'Ours et du Loup (Cadwallader Colden.)
Ignorant la force et le caractère de cette confédération, Champlain accepta peut-être trop précipitamment des offres dont l'effet fut de doter la colonie d'une guerre qui dura plus d'un siècle. Il pensait qu'en ayant pour alliés toutes les tribus du pays, il pourrait subjuguer facilement, non seulement cette confédération, mais encore toutes les peuplades qui voudraient entraver ses projets par la suite. Jusqu'alors les autres nations européennes, n'avaient trouvé que des ennemis dans les Indiens parmi lesquels elles étaient venues s'établir; il dut croire, lui, en les voyant rechercher son amitié, qu'avec leur appui le succès de son entreprise n'était que plus assuré. Il ne savait pas encore que d'autres Européens, rivaux de la France, étaient déjà établis à côté des Iroquois, et prêts à les soutenir dans leurs luttes.
On explique ainsi l'origine de la guerre entre ces Sauvages et les autres tribus canadiennes, les Algonquins, les Hurons et les Montagnais.
«Une année, il arriva qu'un parti d'Algonquins, peu adroits ou peu exercés à la chasse, y réussit mal. Les Iroquois qui les suivaient, demandèrent la permission d'essayer s'ils seraient plus heureux. Cette complaisance qu'on avait eue quelquefois, leur fut refusée. Une dureté si déplacée les aigrit. Ils partirent à la dérobée pendant la nuit, et revinrent avec une chasse très abondante. La confusion des Algonquins fut extrême. Pour en effacer jusqu'au souvenir, ils attendirent que les chasseurs iroquois fussent endormis, et leur cassèrent à tous la tête. Cet assassinat fit du bruit. La nation offensée demanda justice. Elle lui fut refusée avec hauteur. On ne lui laissa pas même l'espérance de la plus légère satisfaction.
«Les Iroquois, outrés de ce mépris, jurèrent de périr ou de se venger; mais n'étant pas assez forts pour tenir tête à leur superbe offenseur, ils allèrent au loin s'essayer à s'aguerrir contre des nations moins redoutables. Quand ils eurent appris à venir en renards, à attaquer en lions, à fuir en oiseaux, c'est leur langage, alors ils ne craignirent plus de se mesurer avec l'Algonquin. Ils firent la guerre à ce peuple, avec une férocité proportionnée à leur ressentiment.» (Raynal) 35
Gonflés par des succès inouïs, ils se considérèrent comme supérieurs au reste des hommes, et s'appelèrent orgueilleusement Ongue honwe, c'est-à-dire, hommes qui surpassent les autres hommes.
Ils devinrent la terreur de toutes les nations de l'Amérique septentrionale. Lorsque les Agniers prenaient les armes contre les tribus de la Nouvelle-Angleterre, un seul de leurs guerriers paraissait-il parmi elles, aussitôt le terrible cri d'alarme s'élevait de colline en colline, un Iroquois! un Iroquois! Et saisies d'épouvante, toutes les tribus, hommes, femmes et enfans, prenaient la fuite comme un timide troupeau de moutons poursuivis par des loups. Cette terreur de leur nom, ils mettaient le plus grand soin à la répandre en cherchant en toutes occasions à persuader aux autres peuples qu'ils étaient invincibles.
Pontgravé lui ayant amené à Québec deux barques remplies d'hommes, Champlain repartit aussitôt avec ses nouveaux alliés et une douzaine de Français pour marcher contre eux. Il les rencontra sur les bords du lac auquel il a donné son nom. Les deux armées se trouvèrent en présence le 29 Juillet (1609) et se préparèrent au combat. Les Sauvages passèrent toute la nuit à danser, à chanter et à se provoquer d'un camp à l'autre à la façon des Grecs et des Troyens d'Homère. Les Français pour qui les usages des Indigènes étaient nouveaux, regardaient tout cela avec une curiosité mêlée de surprise.
Le lendemain matin, les Indiens sortirent de leurs retranchemens et se rangèrent en bataille. Les Iroquois au nombre de 200 s'avancèrent au petit pas avec beaucoup de gravité et d'assurance, sous la conduite de trois chefs que distinguaient de grands panaches. Champlain n'avait que deux Français avec lui, les autres étant restés en arrière. Ses alliés se séparèrent en deux corps et le mirent en avant à leur tête, tandis que ses deux compagnons se placèrent sur la lisière du bois avec quelques Sauvages. On lui dit de tirer sur les chefs. Les ennemis s'arrêtèrent à 30 pas de lui, et le contemplèrent quelque temps avec surprise; alors les deux partis firent une décharge de flèches, et dans le même temps tombèrent raides morts deux chefs Iroquois frappés par les balles, et un troisième mortellement blessé. Les alliés poussèrent un cri de joie; les ennemis saisis d'épouvante, prirent la fuite et se dispersèrent dans les bois, mais non sans avoir encore perdu plusieurs guerriers qui furent tués ou faits prisonniers.
Cette victoire ne coûta que 15 ou 16 blessés aux vainqueurs qui, après avoir pillé le camp des vaincus, où ils trouvèrent du maïs et des armes, commencèrent une retraite précipitée le jour même. Le soir ils prirent un de leurs prisonniers et lui commandèrent d'entonner le chant de mort. Ensuite, suivant la coutume de ces barbares, il lui firent souffrir les plus affreux tourmens. Champlain, révolté de leur cruauté, n'obtint la permission d'achever ce pauvre misérable qu'après qu'ils furent las de le torturer, et que le sang eut satisfait leur vengeance.
Vers l'automne le gouverneur s'embarqua pour l'Europe, et se rendit à Fontainebleau où était Henry IV, qui le reçut très bien, et écouta avec intérêt le rapport qu'il lui fit de la situation de la Nouvelle-France, nom que ce grand roi donna alors au Canada.
De Monts fit d'inutiles efforts pour faire renouveler son privilège de la traite; des intérêts trop puissans s'y opposaient pour qu'il pût réussir. Néanmoins ses associés ne l'abandonnèrent pas encore tout à fait après cet échec, espérant pouvoir dans la concurrence générale retirer des pelleteries de quoi couvrir les dépenses de la colonie naissante. Le Gendre et Collier furent ceux qui secondèrent son zèle avec le plus d'ardeur. Il put, grâce à leur appui, expédier dans le printemps (1610) deux navires sur l'un desquels revint Champlain, qui trouva les habitans de Québec dans les dispositions les plus encourageantes, la santé publique ne s'étant pas un instant altérée, et la récolte ayant produit abondamment de manière à répondre aux espérances les plus ambitieuses.
Les Indigènes attendaient son retour avec impatience pour entreprendre une nouvelle expédition contre leurs ennemis qu'ils ne craignaient plus maintenant d'aller attaquer chez eux. A peine donc fut-il débarqué et eut-il donné ses ordres, qu'il partit pour se mettre à la tête de leur armée réunie à l'embouchure de la rivière Richelieu.
On ne marcha pas longtemps sans rencontrer les Iroquois que l'on croyait bien plus loin. Ils s'étaient fortement retranchés pour se mettre à l'abri des armes meurtrières des Européens, dont ils avaient vu l'effet au combat de l'année précédente, et ils repoussèrent leurs assaillans dans une première attaque. A la seconde cependant, le feu de la mousqueterie décida la victoire qui fut longtemps disputée. Champlain et un de ses gens y furent blessés. Les ennemis furent taillés en pièces, et ceux qui échappèrent au casse-tête périrent dans une rivière dans laquelle ils furent culbutés. Deux cents Hurons arrivèrent après le combat. La plupart d'entre eux n'ayant jamais vu d'Européens regardaient les Français, leurs habits, leurs armes, avec étonnement.
La liberté du commerce des pelleteries ayant été promulguée dans tous les ports de mer du royaume, plusieurs navires vinrent en Canada pour faire la traite. Ils apportèrent la nouvelle de la mort de Henri IV. Ce tragique événement y répandit la même consternation qu'à Port-Royal. Tout le monde sentait la perte qu'on venait de faire, et surtout Champlain qui avait joui de la protection et de l'amitié de cet infortuné monarque. Il partit presque immédiatement pour la France, afin de veiller aux intérêts de Québec qui auraient pu se trouver gravement compromis dans les dissensions que faisaient redouter cette catastrophe.
L'esprit du nouveau gouvernement et la liberté entière de la traite, qui dès lors donna lieu à une concurrence très-vive, obligèrent de Monts à abandonner tous ses projets, faute de moyens pour les continuer, ayant même eu de la peine à subvenir aux dépenses de la colonie dans le temps qu'il était en possession du monopole de son commerce. Il fallut donc songer à adopter un nouveau système; et Champlain, après en avoir conféré avec lui à Pons, travailla à former une nouvelle compagnie et à mettre le Canada sous la protection de quelque grand personnage de la nation, comme le moyen le plus propre à lui assurer les dispositions favorables de la cour. L'exemple de l'influence de la marquise de Guercheville dans les affaires de l'Acadie, lui semblait prouver la nécessité d'une pareille protection, à laquelle la couronne montrait beaucoup d'égards, pour récompenser sans doute et encourager la fidélité de la noblesse, avec laquelle elle voulait se mettre en faveur comme elle faisait avec le clergé.
Charles de Bourbon, comte de Soissons, se chargea à sa prière des intérêts du Canada. Il s'en fit nommer par la régente lieutenant-général à la place de M. de Monts, et choisit Champlain pour son lieutenant, par ses lettres du mois d'octobre 1612. A peine cette commission était-elle signée que ce prince mourut. Ce capitaine allait retomber dans son premier embarras, lorsqu'heureusement le prince de Condé accepta la charge vacante par la mort du comte de Soissons, et le continua dans ses fonctions.
La commission de ce dernier lui ordonnait de saisir tous les bâtimens qui feraient la traite, sans permission, depuis Québec en remontant le fleuve. C'était abolir, pour ces limites, la liberté du commerce accordée par Henri IV. Lorsque cette commission fut publiée dans les havres et ports du royaume, elle souleva une opposition formidable. Champlain montra dans cette circonstance les ressources de son esprit ingénieux. Il proposa d'établir une association pour coloniser le Canada, et y faire le commerce des pelleteries, dans laquelle tous les marchands auraient droit d'entrer. Il voulait assurer par ce plan le succès de sa colonie, et rendre en même temps le commerce libre à tous ceux qui le faisaient, sous certaines conditions. Ce projet était bon; néanmoins les marchands de la Rochelle refusèrent de se prêter à son exécution. Ils avaient été priés de se trouver à Fontainebleau pour signer l'acte de société, ils n'y vinrent point; ceux de Rouen et de St.-Malo seulement s'y rendirent. Malgré cela, il fut décidé de leur laisser le droit d'entrer dans la compagnie pour un tiers, s'ils venaient à changer d'avis; mais ne s'étant point conformés aux articles proposés dans le temps donné, l'acte fut clos, et les deux dernières villes y furent parties chacune pour moitié. Fait pour onze années, il fut ratifié par le Prince de Condé et confirmé par le roi. Les Rochellois regrettèrent alors leur obstination, parceque la liberté du commerce se trouva abolie par cette confirmation royale, à laquelle, sans doute, ils ne s'attendaient pas. Ils continuèrent toutefois par contrebande la traite sur un pied considérable sans qu'on pût y mettre fin, à cause de l'impossibilité à cette époque de garder les côtes du Canada.
Dans la prévision d'une pareille association, Champlain avait fait faire des défrichemens dans le voisinage de Montréal, pour élever un petit fort afin de protéger le comptoir de la compagnie, qui pourrait être avantageusement établi dans cette île. C'est pendant qu'il était occupé à ce travail qu'il fut visité par 200 Hurons avec lesquels il fit un traité d'alliance et de commerce, et qu'il obtint la permission de former des établissemens dans leur pays s'il en trouvait le sol convenable.
En 1613, trompé par un imposteur qui disait être parvenu avec les Algonquins fort loin dans le nord, jusque sur les bords d'une mer où il avait vu les débris d'un navire anglais, il partit pour aller vérifier ce fait, que la découverte de la baie d'Hudson peu d'années auparavant (1602) rendait très probable. Il remonta la rivière des Outaouais jusque dans le voisinage de sa source sans rien trouver; et les Sauvages l'ayant convaincu de la fausseté de ce rapport, il revint sur ses pas. Avec de bons guides il aurait pu cependant atteindre la baie d'Hudson en peu de temps, puisqu'avec un canot léger l'on peut, dit-on, s'y rendre des Trois-Rivières par celle de St.-Maurice en 15 jours. L'année 1615 est remarquable dans les annales de la colonie par la découverte du lac Ontario, la première de ces quatre grandes mers intérieures qui distinguent l'Amérique septentrionale. Champlain se trouvant au Sault-St.-Louis, les Hurons et les Outaouais réclamèrent encore son secours contre les Iroquois, qui leur barraient le chemin pour venir vendre leurs pelleteries aux comptoirs français. Dans l'intérêt de la traite et de ses projets de découverte, il consentit à aller se mettre à leur tête, et se rendit quelque temps après de sa personne à Cahiagué, où les alliés devaient réunir leurs forces. Il prit la route de la rivière des Outaouais, parvint jusqu'au lac Nipissing, à environ 60 lieues au nord-est du lac Huron, puis descendant vers le sud, il arriva sur les bords du lac Ontario à la fin de juillet. Il est le premier Européen qui ait contemplé cette mer douce, comme il l'appelle, ce lac océanique que ne sillonnaient encore que les fragiles esquifs de l'Indien, qui ne réfléchissait que les sombres forêts de ses rives solitaires; mais qui devait baigner dans la suite tant de villes florissantes, et porter sur son sein les plus gros navires qu'ait inventés l'industrie humaine.
Il trouva dans une bourgade 14 Français qui étaient partis avant lui de Montréal; il traversa cinq autres villages tous défendus par de triples palissades, et entra enfin dans celui de Cahiagué qui renfermait 200 cabanes. Il fut reçu avec la plus grande distinction par toute la tribu.
Cependant l'armée barbare ne tarda pas à se mettre en marche; l'on traversa le St.-Laurent par le 43e. degré de latitude. L'ennemi prévenu de l'invasion, avait eu le temps de prendre ses mesures et de se mettre en état de défense. Solidement retranché, il repoussa toutes les attaques des alliés qui furent faites sans ordre et avec une confusion étrange, malgré les efforts des Français pour régulariser les mouvemens de ces hordes indociles, qui passèrent alors de l'excès de la présomption au plus profond découragement. Il fallut songer à la retraite qui s'opéra néanmoins avec régularité et sans perte.
Champlain qui avait reçu deux blessures dans cette campagne, demanda, lorsqu'il fut assez rétabli pour supporter les fatigues du voyage, des guides pour le reconduire à travers les forêts à Montréal. On les lui refusa sous divers prétextes, et il fut obligé de passer l'hiver chez ces peuples. Mettant ce délai à profit, il étendit ses courses au midi du lac Ontario, et visita la nation neutre, tribu populeuse qui, malgré sa position intermédiaire entre les parties belligérentes, conservait des relations amicales avec tous ses voisins. Il ne fut de retour au Sault-St.-Louis que dans le mois de juin suivant. Le bruit avait été répandu qu'il était mort; ce fut donc avec la plus grande joie que ses compatriotes le virent arriver sain et sauf au milieu d'eux, après avoir fait des découvertes qui devaient ajouter encore une nouvelle célébrité à son nom.
En 1618, les Etats du royaume étant assemblés, les députés de la Bretagne réussirent à faire accepter par le conseil l'article de leurs cahiers qui demandait la liberté du commerce des pelleteries en Canada, fait qui démontre l'importance que ce négoce avait prise du moins dans cette province de France. Champlain qui était passé en Europe en partie pour veiller aux intérêts de la colonie dans les troubles qui agitaient encore le royaume, comme il l'avait déjà fait lors de la mort de Henri IV, fit revenir sur cette mesure, qui sappait par sa base la société du Canada qu'il avait eu tant de peine à former; et après une discussion approfondie où tous les intéressés furent entendus, elle fut retirée. Des procès et des difficultés sans nombre assaillissaient de toutes parts cette compagnie, qui, n'ayant que des motifs de lucre, se fût bientôt dégoûtée d'une entreprise ingrate sans Champlain qui, mettant tour à tour en jeu l'intérêt, le patriotisme et l'honneur, réussit encore à l'empêcher de se dissoudre et à conserver ce qu'il regardait comme la sauvegarde de la colonie. Après avoir ainsi assuré l'existence de cette société, il la pressa de travailler avec zèle à la colonisation; elle lui fit des promesses qu'elle se donna bien de garde d'exécuter. Au reste il eut bientôt lieu d'en éprouver lui-même les bonnes volontés, et de se convaincre de la manière dont elle entendait acquitter ses obligations.
Comme il se préparait à passer à Québec avec toute sa famille, elle voulut l'employer seulement à des voyages de découverte pour lier de nouvelles relations commerciales avec les nations qu'il pourrait découvrir; et charger de l'administration de la province Pontgravé, homme facile et tout à fait selon ses vues, et qui ne s'était jamais intéressé qu'à la traite. Il refusa de consentir à cet arrangement. Là dessus s'éleva une contestation qui fut portée devant le conseil du roi, lequel par un arrêt rendu en 1619, maintint Champlain à la tête du gouvernement de la Nouvelle-France pour laquelle il ne put partir cependant qu'en 1620 à cause de toutes ces difficultés. A peu près dans le même temps le prince de Condé qui avait été emprisonné pendant les troubles, fut rendu à la liberté et céda la lieutenance-générale de ce pays, dont il était chargé depuis quelques années, au duc de Montmorenci pour 11,000 écus; d'où l'on peut conclure que le patronage du Canada valait déjà quelque chose. Champlain fut confirmé dans ses fonctions, et reçut ordre de bâtir un fort à Québec. M. Dolu, grand audiencier, fut chargé en France des affaires du Canada, auxquelles le duc de Montmorenci parut prendre plus d'intérêt que son prédécesseur. Les associés voulurent encore partager le commandement de Champlain; mais les ordres du roi les restreignirent à leur commerce seul, et placèrent la colonie sous l'administration exclusive de ce capitaine.
C'est à son retour à Québec qu'il fit commencer la construction du château St.-Louis, sur la cime du cap, château devenu célèbre pour avoir servi de résidence aux gouverneurs du Canada jusqu'en 1834, qu'il fut entièrement détruit par un incendie. Tous leurs actes étaient généralement datés de cette demeure vice-royale, qui n'a pas été rebâtie. 36
Les Récollets commencèrent aussi à se construire cette année un couvent sur la rivière St.-Charles, quoique la population de Québec ne dépassât pas encore une cinquantaine d'âmes, en y comprenant même ces moines. Mais tel était l'esprit de dévotion en France que différens ordres religieux purent, par les libéralités des personnes pieuses, élever au milieu des forêts du Canada, qu'ils étaient obligés de défricher pour en poser les fondations, les vastes établissemens scolaires et de bienfaisance qui font aujourd'hui encore l'honneur de ce pays. Des corps religieux les Récollets qui y sont venus les premiers, sont aussi les premiers qui en ont disparu. Ce qui frappait davantage autrefois l'étranger en arrivant sur ces bords, c'étaient nos institutions conventuelles, comme dans les provinces anglaises, c'étaient les monumens du commerce et de l'industrie: cela était caractéristique de l'esprit des deux peuples. Tandis que nous érigions des monastères, le Massachusetts se faisait des vaisseaux pour commercer avec toutes les nations.
L'année suivante, Champlain promulgua des ordonnances et des réglemens pour la bonne conduite des colons et le maintien de l'ordre. Ce petit code de lois, le premier qui ait été fait pour le Canada, ne paraît pas avoir été conservé. Ce serait une pièce curieuse pour l'histoire des premiers jours de la colonie. Il n'est pas non plus indigne de cette histoire de mentionner que c'est vers cette époque qu'il commence à y avoir des habitans qui vivent du produit de leurs terres; et les Hébert et les Couillard sont les plus notables de ceux dont l'on trouve le nom dans nos anciennes annales: c'est en 1628 seulement qu'on laboura pour la première fois avec des boeufs. La plupart des Français passés en Canada étaient encore alors employés à la traite des pelleteries, dont Tadoussac, Québec, les Trois-Rivières et le Sault-St.-Louis étaient les principaux comptoirs.
Cependant les Sauvages qui avaient toujours continué de se faire la guerre, soupiraient depuis longtemps après la paix. Les deux partis fatigués d'une lutte sanglante qui, selon leur rapport, durait depuis plus de 50 ans, avaient en effet tacitement consenti à une espèce de trêve, qui fut suivie ensuite d'un traité solennel ratifié en 1622.
D'un autre côté, la traite était un objet continuel de disputes entre les négocians qui y étaient engagés, ou entre ces négocians et le gouvernement. La société formée entre Rouen et St.-Malo en 1616, avait été supprimée par le roi, faute par elle d'avoir rempli ses obligations relativement à la colonisation du pays; et une nouvelle association s'était, à ce qu'il paraît, organisée avec les frères de Caen à sa tête. Il s'éleva aussitôt des procès entre l'ancienne et la nouvelle compagnie au sujet de réclamations litigieuses. Le tout fut porté devant le conseil du roi, et se termina par la réunion des deux sociétés.
Il est souvent difficile de démêler la complication des sociétés commerciales qui exploitaient alors la colonie; mais il importe peu qu'elles fussent composées de tels ou tels hommes, portassent tels ou tels noms, ou eussent telles ou telles obligations à remplir envers elle; il suffit de savoir que toutes elles se ressemblaient sous un point, c'est-à-dire, qu'elles ne faisaient rien ou presque rien pour le Canada. Elles n'avaient pas fait défricher un seul arpent de terre; et il est constant qu'elles regardèrent, en Canada comme en Acadie, l'établissement du pays comme destructif de la traite. 37
Le duc de Montmorenci fatigué comme vice-roi de tous ces débats, céda pour une certaine somme sa charge à Henri de Lévis, duc de Ventadour. Le roi fit en conséquence expédier en 1625 ses lettres patentes nommant lieutenant-général de la Nouvelle-France ce dernier duc, qui dégoûté du monde était entré dans les ordres sacrés. Son but en acceptant cette charge était de travailler bien moins à l'établissement de la colonie qu'à la conversion des idolâtres. Aussi fit-il peu de chose pour elle; mais s'il y envoya peu ou point de colons, en revanche il y fit passer, dans l'année même et à ses propres frais, cinq Jésuites: c'étaient les P. P. Lallemant, Bréboeuf, 38 Masse et deux autres religieux. Tout louable qu'était ce dessein, cela donnait peu d'espoir à ceux qui désiraient voir avancer le Canada en population, en industrie et en richesses. Mais Champlain veillait sur lui, et s'il ne faisait pas de progrès, du moins sa main l'empêchait de tomber.
A la fin outré de la coupable indifférence de la nouvelle compagnie, il l'accusa auprès du duc de Ventadour, et peignit à ce seigneur avec énergie l'abandon dans lequel elle laissait languir cette province, qui ne demandait qu'un peu d'aide pour fleurir et prospérer. Ces plaintes parvinrent aux oreilles de Richelieu chargé alors des destinées de la France. En apprenant le mal, il avisa au remède avec sa décision et sa promptitude ordinaires.
Ce ministre que l'Europe s'accorde à regarder comme le plus grand homme d'état moderne, était parvenu au timon des affaires en 1624. Créature du maréchal d'Ancre, il sut acquérir les bonnes grâces de la reine mère, dont il fut dans la suite un ennemi acharné. Il s'employa activement pour rétablir la paix entre elle et le roi son fils; pour l'en récompenser, elle lui fit obtenir le chapeau de cardinal et une place dans le conseil, qu'il assujettit bientôt à ses volontés par sa fermeté et par ses talens. Il introduisit un système de politique qui changea la face de l'Europe. Ce puissant génie, dit l'abbé Millot, gouvernant la monarchie française, maîtrisant la faiblesse du monarque, subjuguant l'audace des calvinistes et l'ambition séditieuse des grands, étonna le monde par l'éclat de ses entreprises. Il fit couler des fleuves de sang, il gouverna avec un sceptre de fer, il rendit la France malheureuse, il fut craint et haï autant qu'admiré; mais son ministère fera une des principales époques de l'histoire par les révolutions et les événemens célèbres qu'il a produits.
C'est sous ce ministre que commencèrent à naître la marine et le commerce extérieur du royaume. Une des grandes idées qui le préoccupaient, c'était bien de donner à la France une marine importante et redoutable; il sut aussi entrevoir, pour exécuter ce projet, quelles étaient les mesures les plus sages et les plus efficaces. Au lieu de construire des vaisseaux de guerre et d'employer une portion des revenus publics à les équiper, il commença par améliorer les ports de mer sur les côtes de la France, et il se fit donner les fonctions de surintendant des affaires des colonies dont ils connaissait plus que personne l'importance; il voulut lui-même encore les encourager par l'influence de son nom; mais l'esprit absorbé par les révolutions que son génie faisait subir au monde, et par les luttes intestines de la monarchie, il ne travailla pas assez constamment à jeter les bases d'un système colonial qui pût augmenter la puissance de la mère-patrie. Il paraît plutôt qu'il avait pour principe d'affranchir le gouvernement du soin de coloniser l'Amérique, et d'abandonner cette tâche à des compagnies particulières, ne réservant pour ainsi dire à la couronne qu'une redevance et une autorité nominale. Dès 1625, il mit ce principe en pratique pour Saint-Christophe, la première des îles de l'Archipel du Mexique, où les Français aient fondé un établissement. Il fit la même chose pour la Nouvelle-France. Ainsi les colonies retombaient encore sous le monopole. Le gouvernement ne faisant rien pour elles, il fallait donner des avantages commerciaux aux compagnies qui se chargeaient de les peupler. D'ailleurs «c'était l'usage d'un temps où la navigation et le commerce n'avaient pas encore assez de vigueur pour être abandonnés à la liberté des particuliers.»
Instruit par les représentations de Champlain de l'état du Canada, il jugea que, pour donner l'essor à cette colonie qui languissait dans son berceau, et la faire progresser, il était nécessaire de former une compagnie puissante et qui eût un grand capital, parce que l'expérience du passé, en France et ailleurs, avait appris que la classe des émigrans n'était pas en état, par ses seules ressources et sans secours étrangers, de se transporter en Amérique, d'y ouvrir des terres et d'attendre le moment où elles lui fourniraient de quoi subsister.
En outre, les difficultés nombreuses qui s'élevaient tous les jours entre le pouvoir politique et les sociétés qui exploitaient les colonies, le déterminèrent à y établir une seule autorité afin d'éviter des collisions fâcheuses, personne plus que lui ne sentant l'importance de l'unité de pouvoir et d'action. Pour parer donc à ces deux inconvéniens, il forma une association connue sous le nom des cent associés, et il lui concéda à perpétuité la Nouvelle-France et la Floride, à la réserve de la foi et hommage au roi, et de la nomination des officiers de la justice souveraine, qui devaient être toutefois désignés et présentés par la compagnie, lorsqu'elle jugerait à propos d'en établir. L'acte de son établissement fut confirmé par les lettres patentes du roi du 6 mai 1628. Ainsi cette contrée passa du régime royal à celui d'une compagnie qui devint le modèle de ces sociétés puissantes dites des Indes, qui ont brillé avec tant d'éclat, et dont celle d'Angleterre surtout a acquis de nos jours un si vaste empire en Asie.
CHAPITRE III.
NOUVELLE-FRANCE JUSQU'A LA PAIX DE
ST.-GERMAIN-EN-LAYE.
1613-1632.
Les persécutions politiques et religieuses et la conquête étrangère déterminent les émigrations: exemple, les Irlandais et les Ecossais.--Les Huguenots formellement exclus de la N.-France. --Grandes espérances que donne en France la compagnie des cent associés.--Elle envoie un armement considérable à Québec, sous les ordres de Roquemont.--Acadie: le chevalier Alexander obtient de Jacques I la concession de cette province pour la peupler d'Ecossais; et une partie reçoit alors le nom de Nouvelle-Ecosse. --Une colonie y est envoyée et s'en revient sans avoir débarqué.--Création d'une chevalerie à l'occasion de cette contrée.--Guerre entre la France et l'Angleterre. Kirtk s'avance contre Québec, puis abandonne son entreprise.--Il rencontre en se retirant dans le bas du fleuve l'escadre de Roquemont et s'en empare.--Québec réduit à la famine par cette perte, se rend l'année suivante à Louis et Thomas Kirtk, ses frères, qui secourent les habitans mourant de faim.--Le Cap-Breton pris par une partie de la flotte de Kirtk, est repris par le capitaine Daniel.--Le chevalier la Tour attaque le fort du cap de Sable défendu par son propre fils, et est repoussé.--Le chevalier Alexander lui cède la N.-Ecosse, excepté Port-Royal.--La France et l'Angleterre occupent en même temps l'Acadie.--Traité de St.-Germain-en-Laye.
«Si l'on ne réussit pas, dit Lescarbot en parlant de colonisation, il faut l'attribuer partie à nous même qui sommes en trop bonne terre pour nous en éloigner, et nous donner de la peine pour les commodités de la vie.» L'on a en effet reproché aux Français de n'être pas un peuple émigrant; que leur passion pour les charmes de la société l'emportait sur le désir d'améliorer leur condition, lorsqu'il fallait pour pour cela sacrifier une jouissance qui leur était si douce; que leur attachement enfin pour leur pays natal a formé un grand obstacle à l'avancement de leurs colonies. Mais ce sentiment est commun à tous les peuples, même à ceux qui sont à demi-nomades. Dirons-nous, répondait le chef d'une peuplade indienne dont l'on voulait prendre le territoire, dirons-nous aux os de nos pères, levez-vous et marchez. Il y a tout un monde de souvenirs dans cette parole que nous révèle le passé sons la forme la plus vraie et la plus expressive. La pensée de quitter pour jamais la patrie est douloureuse pour tous les hommes; par cet exil qui ne doit pas finir mille liens, qui les attachent d'une manière imperceptible mais presqu'indissoluble au sol qui les a vus naître, sont froissés et brisés tout d'un coup. Il n'y a que les motifs les plus impérieux qui puissent les engager à rompre ainsi avec tout ce qui leur a été cher, pour ne plus songer qu'à l'avenir avec ses chances et ses craintes, ses illusions et ses cruels mécomptes. Aussi, si l'on examine attentivement l'histoire des migrations qui ont pour ainsi dire signalé chaque siècle, l'on trouve qu'elles ont eu toutes pour motifs une nécessité absolue; tantôt c'est une guerre funeste, tantôt c'est l'oppression la plus intolérable, une autre fois c'est une misère tellement profonde que l'abandon de son pays pour s'en racheter est vraiment un léger sacrifice.
Lorsque dans un pays existent quelques unes de ces causes, et que l'esprit d'émigration se manifeste, la seule chose qui reste à faire au gouvernement, c'est de chercher à diriger le flot de population qui s'exile de manière que l'Etat non seulement n'en souffre point, mais au contraire qu'il en retire encore des avantages.
Le dix-septième siècle fut pour la France l'époque la plus favorable pour coloniser, à cause des luttes religieuses du royaume, et du sort des vaincus, assez triste pour leur faire désirer d'abandonner une patrie qui ne leur présentait plus que l'image d'une persécution finissant souvent par l'échafaud ou le bûcher. Si Louis XIII et son successeur eussent ouvert l'Amérique à cette nombreuse classe d'hommes, le Nouveau-Monde compterait aujourd'hui un empire de plus, un empire français! Malheureusement l'on adopta une politique contraire; et malgré tous les avantages qu'on pût offrir aux catholiques, ceux-ci se trouvant bien dans leur patrie, ne se levèrent point pour émigrer, Il en fut ainsi en Angleterre des classes favorisées; elles ne bougèrent pas, tandis que les républicains vaincus, les catholiques persécutés, les dissidens foulés et méprisés, recevaient comme une faveur la permission de passer dans le Massachusetts et la Virginie, où l'on s'empressa par politique de laisser écouler ces mécontens si nuisibles dans la métropole à la marche et aux projets du gouvernement.
Déjà le joug étranger chassait depuis longtemps les Irlandais et les Ecossais de leur patrie. Dès 1620, les derniers pour se soustraire au joug des Anglais, émigraient dans la Pologne, dans la Suède et dans la Russie. Leurs conquérans eux-mêmes qui ont senti la pesanteur du joug des Normands jusque dans le 14e siècle, et qui se sont ensuite précipités dans les orages des révolutions politiques, n'ont probablement pas échappé à cette influence attiédissante, lorsqu'ils voyaient encore les sommités sociales de leur pays occupées par des hommes de cette race, sous laquelle leurs pères avaient souffert tant de maux. Cela joint aux persécutions religieuses dont une partie d'entre eux était l'objet, devait diminuer leurs regrets en quittant un pays dont le présent et le passé leur présentaient de si sombres images.
Richelieu fit donc une grande faute, lorsqu'il consentit à ce que les protestans fussent exclus de la Nouvelle-France; s'il fallait expulser une des deux religions, il aurait mieux fallu, dans l'intérêt de la colonie, faire tomber cette exclusion sur les catholiques qui émigraient peu; il portait un coup fatal au Canada en en fermant l'entrée aux Huguenots d'une manière formelle par l'acte d'établissement de la compagnie des cent associés.
Jusqu'à cette époque, il est vrai, ils en avaient été tenus éloignés d'une manière sourde et systématique, 39 tout comme après la conquête on a longtemps repoussé les Canadiens français du gouvernement, et comme ils le sont encore aujourd'hui de certains départemens publics; mais il s'en introduisait toujours quelques uns. Ce ne fut que quand Richelieu eût écrasé les Huguenots à la Rochelle, qui fut prise en 1628, que l'on ne se crut plus obligé de les ménager, et qu'ils furent sacrifiés à la vengeance de leurs ennemis victorieux. Le système colonial français eût eu un résultat bien différent, si on eût levé les entraves qu'on mettait pour éloigner ces sectaires du pays, et si on leur en eût laissé les portes ouvertes.
L'on va voir tout à l'heure que le premier fruit de cette funeste décision, fut la conquête du Canada, au profit de l'Angleterre, par ces mêmes Huguenots qu'on persécutait dans la mère-patrie et que l'on excluait de ses possessions d'outre-mer.
Nous avons déjà exposé les motifs de la formation de la compagnie des cent associés, à laquelle furent abandonnées toutes les colonies françaises de l'Amérique.
Elle obtint en même temps le droit de les fortifier et de les régir à son gré; de faire la guerre et la paix; à l'exception de la pêche de la morue et de la baleine, qu'on rendit libre à tous les citoyens, tout le commerce qui pouvait se faire par terre et par mer, lui fut cédé pour quinze ans. La traite du castor et des pelleteries, lui fut accordée à perpétuité.
A tant d'encouragemens, on ajouta d'autres faveurs. Le roi fit présent de deux gros vaisseaux à la société, composée de 107 intéressés. Douze des principaux obtinrent des lettres de noblesse. On pressa les gentilshommes, le clergé même, de participer à ce commerce. La compagnie pouvait envoyer, pouvait recevoir toutes sortes de denrées, toutes sortes de marchandises, sans être assujettie au plus petit droit. La pratique d'un métier quelconque, durant six ans dans la colonie, en assurait le libre exercice en France. Une dernière faveur, fut l'entrée franche de tous les ouvrages qui seraient manufacturés dans ces contrées éloignées. Cette prérogative singulière, dont il n'est pas aisé de pénétrer les motifs, donnait aux ouvriers de la Nouvelle-France, un avantage incomparable sur ceux de l'ancienne, enveloppés de péages, de lettres de maîtrise, de frais de marque, de toutes les entraves que l'ignorance et l'avarice y avaient multipliées à l'infini.
Pour répondre à tant de preuves de prédilection, la compagnie qui avait un fond de cent mille écus, s'engagea à porter dans la colonie, dès l'an 1628, qui était le premier de son privilège, deux ou trois cents ouvriers des professions les plus convenables, et jusqu'à seize mille de l'un et l'autre sexe avant 1643. 40 Elle devait les loger, les nourrir, les entretenir pendant trois ans, et leur distribuer ensuite une quantité de terres défrichées, suffisante pour leur subsistance, avec le blé nécessaire pour les ensemencer la première fois. (Raynal) Les colons devaient être Français et catholiques. Richelieu, le Maréchal Defiat, le commandeur de Razilli et Champlain étaient au nombre de ses membres; le reste se composait de nobles, de négocians et de bourgeois des principales villes du royaume.
Une association revêtue d'aussi grands privilèges, et formée de tant de personnes riches et puissantes, ayant pour chef le premier ministre du roi, réveilla les espérances de tous les amis des colonies. En effet le succès ne parut plus douteux. Elle prit sur le champ des mesures pour secourir Québec, menacé de la famine. Plusieurs navires furent équippés et mis sous les ordres de Roquemont, l'un des associés. Quantité de familles et d'ouvriers, pleins d'espoir et de courage, s'embarquèrent pour le Canada avec des provisions de toute espèce. Cet armement mit à la voile en 1628; mais il ne devait pas parvenir à sa destination.
Après la destruction de Port-Royal par Argall, les Anglais abandonnèrent l'Acadie. Ce ne fut que huit ans après, en 1631, que le chevalier Guillaume Alexander, obtint de Jacques I la concession de cette province pour y établir des Ecossais. Cette concession embrassait tout le pays situé à l'est d'une ligne tirée depuis la rivière Ste.-Croix jusqu'au fleuve St.-Laurent, dans la direction du nord. Cette contrée reçut le nom de Nouvelle-Ecosse. C'est ainsi que l'on donna naissance à la confusion qui causa tant de difficultés dans la suite entre la France et l'Angleterre, l'une soutenant que la Nouvelle-Ecosse et l'Acadie étaient deux noms qui désignaient une seule et même province; l'autre, qu'ils désignaient deux pays distincts, parce que les limites de chacun n'étaient pas semblables.
L'année suivante, le chevalier Alexander envoya des émigrans pour prendre possession du pays; mais ils partirent si tard qu'ils furent obligés de passer l'hiver à Terreneuve. Ils abordèrent au printemps de 1623 au Cap-Breton; et de là côtoyant l'Acadie, ils arrivèrent après avoir visité deux ou trois ports, au cap de Sable, où ils trouvèrent les Français qui n'avaient pas cessé d'occuper la contrée depuis l'invasion d'Argall, et quantité d'aventuriers qui s'étaient joints à eux. Ils n'osèrent débarquer, et revinrent en Angleterre, où ils firent la peinture la plus exagérée de la beauté et de la salubrité de l'Acadie ainsi que de la fertilité du sol. L'on crut sur leur parole que c'était un vrai paradis terrestre. Il y eut un instant d'engouement. Le chevalier Alexander se hâta de faire confirmer sa concession par Charles I, qui fonda aussi l'ordre des chevaliers baronnets de la Nouvelle-Ecosse, dont le nombre ne devait point excéder cent cinquante. Cette chevalerie nouvelle fut pendant longtemps l'objet des railleries des plaisans, qui la ridiculisèrent dans leurs écrits et dans leurs discours. Pour pouvoir y être admis, il fallait travailler à l'établissement de la Province. Cette condition remplie, le candidat obtenait une concession de terre assez considérable, et un certificat du gouverneur, qui lui donnait le droit de recevoir les honneurs de la chevalerie, dont les lettres patentes devaient être confirmées par le parlement. Aujourd'hui elles sont expédiées dans la même forme que celles des autres ordres; et le nombre des chevaliers n'est plus limité.
La guerre entre les catholiques et les huguenots se ralluma en France. Buckingham, qui était à la tête du cabinet de Londres, plein de présomption, et aussi jaloux de Richelieu qu'il lui était inférieur en génie, ne manqua point l'occasion de secourir ces derniers, reculés dans la Rochelle, et de montrer ainsi sa haine contre le cardinal. Il vint avec une armée formidable pour faire lever le siége de cette ville, et envahir la France, se vantant d'aller dicter la paix à Paris. Mais son armée ayant été battue dans l'île de Rhé, il eut la mortification d'être obligé de se retirer, et de voir triompher son rival. La guerre ainsi commencée entre les deux couronnes plus par vengeance personnelle que par intérêt d'état, fut portée en Amérique.
Le chevalier Alexander, devenu ensuite comte de Sterling, encouragé par la cour, saisit ce moment de reconquérir l'Acadie, avec l'aide du chevalier David Kirtk, calviniste français, natif de Dieppe. Dix-huit vaisseaux sortirent des ports d'Angleterre pour fondre à la fois sur tous les établissemens de la Nouvelle-France. Kirtk, suivi de plusieurs réfugiés de sa nation, et entre autres du capitaine Michel, associé de de Caen, et qui commandait en second sous lui, fut chargé de prendre Québec. Il s'empara dans le golfe St.-Laurent d'un des navires de la nouvelle société, et de plusieurs autres bâtimens qui y faisaient la traite et la pêche. Rendu à Tadoussac, il écrivit le 8 juillet 1628, une lettre très-polie à Champlain, dans laquelle il lui disait qu'il était informé de la disette qui régnait dans la colonie; que, comme il gardait le fleuve avec ses vaisseaux, il ne devait pas attendre de secours, et que s'il rendait la place, il lui accorderait les conditions les plus favorables. Il envoya porter cette lettre par des Basques, enlevés dans le golfe, et qui étaient chargés aussi de lui remettre les prisonniers faits à la ferme du Cap-Tourmente incendiée par un détachement qu'il avait envoyé pour cela.
Champlain qui avait appris la veille l'arrivée de Kirtk, jugea, après avoir lu sa sommation, qu'il menaçait de trop loin pour être à craindre; et il lui fit une réponse si fière qu'en effet l'amiral anglais n'osa pas venir l'attaquer. En même temps pour dissimuler la disette qui régnait dans la ville, il lit faire bonne chère aux envoyés qu'il garda jusqu'au lendemain. Les habitans étaient alors réduits chacun à sept onces de pois par jour, et il n'y avait pas 50 livres de poudre dans les magasins. Kirtk n'aurait eu qu'à se présenter devant la place pour s'en rendre maître; mais trompé par l'attitude de Champlain, il brûla toutes les barques et autres petits vaisseaux qu'il y avait à Tadoussac, et regagna le bas du fleuve.
Dans le même temps Roquemont, comme nous l'avons déjà dit plus haut, parti de France après la conclusion de la paix, et qui ne s'attendait probablement pas à rencontrer d'ennemis, entrait dans le golfe où il apprit des Sauvages que Québec était tombé aux mains des Anglais. A cette nouvelle, il dépêcha sur le champ onze hommes dans une embarcation avec ordre de remonter jusqu'à cette ville pour s'assurer de la vérité de ce rapport. Cette barque s'était à peine éloignée, qu'elle aperçut six vaisseaux ennemis, et le lendemain entendit une vive canonnade. C'était Kirtk qui en était venu aux mains avec Roquemont dont les bâtimens plus petits, pesamment chargés et manoeuvrant difficilement, furent pris avec tous les colons qu'il y avait dessus. Ce capitaine oubliant qu'il portait toute la ressource d'une colonie prête à succomber, loin de chercher à éviter le combat, parut vouloir le désirer. Son imprudente ardeur laissa Québec en proie à la famine, et fut cause de sa reddition l'année suivante. Tel fut le résultat de cette expédition qui devait sauver le Canada, et qui, abandonné aux soins d'un chef inexpérimenté, accéléra sa ruine.
Le gouverneur, auquel le rapport de la barque détachée par Roquemont, avait fait pressentir la perte des secours qui lui étaient envoyés par la nouvelle compagnie, ne fut point cependant découragé par ce malheur, aggravé encore par le manque des récoltes. Il prit des mesures pour faire durer ce qui lui restait de vivres aussi longtemps que possible. Il acheta du poisson, que les Indiens, profitant de sa situation, lui firent payer bien cher, et renvoya une partie de ses gens chez les Sauvages afin de diminuer le nombre de bouches durant l'hiver qui approchait.
Au moyen de ces arrangemens, l'on put à force de privations atteindre le printemps. Dès que la neige fut disparue tous ceux qui étaient encore en état de marcher, se mirent à courir les bois pour ramasser quelques racines pour vivre. Beaucoup cependant ne pouvaient suffire à en trouver assez pour satisfaire les demandes de leurs familles épuisées par la faim. Champlain, ne se traitant pas mieux que le plus misérable des colons, donnait l'exemple de la patience et excitait tout le monde à supporter avec courage des souffrances qui devaient, sans doute, bientôt finir.
Chacun avait l'espoir que des secours seraient envoyés de France dès le petit printemps; de fait l'on n'avait aucun doute à cet égard. Dès que le fleuve fut libre de glaces, la population impatiente et les yeux tournés vers le port, s'attendait donc à les voir paraître à tout moment. Mais aucun navire ne se montrait. L'on resta dans cette pénible anxiété jusqu'au mois de juillet, en proie à une famine qui allait toujours croissante, car les racines qu'on allait chercher jusqu'à plusieurs lieues, devinrent extrêmement rares. Enfin trois vaisseaux parurent derrière la Pointe-Levy. La nouvelle s'en répandit immédiatement avec la rapidité de l'éclair; mais la joie qu'elle causa ne fut pas de longue durée, car bientôt l'on reconnut avec douleur un drapeau ennemi au bout des mâts. Cependant, dans l'état auquel l'on était réduit, personne ne songea à se défendre. Louis et Thomas Kirtk qui commandaient cette escadre, furent reçus plutôt comme des libérateurs que comme des ennemis. Les préliminaires de la capitulation ne furent pas longs. La ville fut rendue le 29 juillet 1629; et aussitôt les provisions y abondèrent. Les conditions accordées à la colonie et le bon traitement que les habitans éprouvèrent de la part de Louis Kirtk, les déterminèrent à y rester pour la plupart. La population de Québec ne dépassait pas alors cent âmes.
L'amiral David Kirtk était resté Tadoussac avec le gros de son escadre, qui était composée réunie, des trois bâtimens qui avaient pris Québec, portant 22 canons, et de cinq vaisseaux de trois à quatre cents tonneaux, montés chacun de cent vingt hommes.
Louis, son frère, resta chargé du commandement de la ville. Champlain descendit avec Thomas à Tadoussac en route pour l'Europe. En descendant, ils rencontrèrent de Caen qui arrivait de France avec des provisions et qui ne pouvant les éviter fut pris après un combat opiniâtre. Le chevalier Kirtk fit voile en octobre pour l'Angleterre, où Champlain, débarqua, afin de rendre compte à l'ambassadeur de France de ce qui s'était passé en Amérique, et de le presser de réclamer Québec, dont on s'était emparé deux mois après la conclusion de la paix. Kirtk, en arrivant à Plymouth, apprit que les différends entre les deux cours étaient réglés. Mais il paraît qu'il en avait été informé avant la prise de Québec. Croyant y trouver de riches dépouilles, il avait feint de l'ignorer, pour tomber à l'improviste sur cette ville laissée sans défense. Il fut bien étonné de voir qu'il ne s'était emparé que d'un rocher habité par une centaine d'habitans épuisés par une longue famine, et à qui il fallait commencer par donner de quoi vivre. N'ayant presque rien trouvé non plus dans le magasin des pelleteries, tout le fruit de sa mauvaise foi fut de s'être ruiné, sans avoir même été utile au prince qu'il servait.
Cependant la prise de Québec n'entraîna pas la perte de toute la Nouvelle-France, car plusieurs points étaient encore occupés par les Français en Acadie; l'île du Cap-Breton avait été reconquise aussitôt que perdue. La compagnie avait donné ordre à Roquemont avant de partir d'aller à Brouage, ou à la Rochelle, se mettre sous la protection de l'escadre du commandeur de Rasilli, qui devait le convoyer jusqu'en Canada. Mais la paix ayant été conclue sur ces entrefaites, le Commandeur avait été envoyé contre le Maroc dont l'empereur avait mécontenté la France; et le bâtimens de la compagnie, après l'avoir attendu quarante jours, partirent sous les ordres du capitaine Daniel, en juin. Sans ce délai, Québec eut été ravitaillé et renforcé avant l'arrivée de Kirtk. Une tempête dispersa sur les bancs de Terreneuve, les vaisseaux de Daniel qui se trouva seul. Comme il approchait de la terre, un navire anglais vint se mettre le long de lui à portée de pistolet avec l'intention de l'attaquer; mais lorsqu'il eut aperçu 16 pièces de canon en batterie sur le pont de Daniel, il voulut vainement s'esquiver; celui-ci l'accrocha et le prit à l'abordage sans difficulté.
Il cingla ensuite vers le Grand-Cibou, sur la côte orientale du Cap-Breton, pour avoir des nouvelles de Québec. Il apprit là d'un capitaine de Bordeaux, que lord Jacques Stuart, ayant sous ses ordres trois vaisseaux, s'était emparé deux mois auparavant d'un bâtiment pêcheur de St.-Jean-de-Luz; et qu'il l'avait envoyé avec deux des siens à Port-Royal; que lui-même, resté avec un vaisseau, avait construit un fort au port aux Baleines, prétendant que l'île du Cap-Breton appartenait à la Grande-Bretagne. A cette nouvelle Daniel résolut sur le champ de s'emparer du fort de Stuart, et de remettre l'île sous la domination française. Il arriva devant la place dans le mois de septembre, et débarqua à la tête de cinquante-trois hommes complètement armés et munis d'échelle pour l'escalade. L'attaque fut vive et la garnison se défendit avec un grand courage; mais les portes ayant été enfoncées à coups de hache, Daniel y pénétra un des premiers et fit le capitaine Stuart prisonnier avec une partie de ses gens. Dans le même temps un drapeau blanc s'élevait sur une autre partie du rempart.
Daniel rasa le fort, et en fit bâtir un autre à l'entrée de la rivière Grand-Cibou, qu'il arma de 8 pièces de canon. Il y laissa une garnison de 38 hommes avec les PP. Vimont et Vieuxpont, Jésuites. Mettant ensuite à la voile pour la France, il débarqua en passant à Falmouth quarante-deux de ses prisonniers et emmena le reste au nombre d'une vingtaine avec leur chef, à Dieppe. 41
Le capitaine Stuart formait probablement partie de la flotte de l'amiral Kirtk, qui, au rapport d'Haliburton, soumit le Cap-Breton sans éprouver de résistance, et y bâtit un fort avant de remonter le St.-Laurent.
Tandis que Kirtk s'emparait de Québec, et que son lieutenant perdait le Cap-Breton, l'extrémité sud de l'Acadie repoussait les attaques de deux vaisseaux de guerre commandés par Claude de la Tour, protestant français récemment passé au service de l'Angleterre.
Cet homme d'un esprit entreprenant et qui possédait une grande fortune, avait été fait prisonnier sur un des navires de Roquemont et conduit à Londres où il avait été fort bien accueilli à la cour. Il y épousa une des dames d'honneur de la reine, et fut fait baronnet de la Nouvelle-Ecosse. Tant de marques d bienveillance achevèrent d'éteindre le reste d'attachement qu'il avait pour sa patrie. Ayant obtenu la concession d'une très-grande étendue de terre sur la rivière St.-Jean, il prit des arrangemens avec le chevalier Alexander pour y établir des colons écossais, et en même temps pour amener la soumission de son fils qui commandait un fort au cap de Sable.
Pour l'exécution de ce dernier dessein, l'on mit deux vaisseaux de guerre sous ses ordres, et il partit avec sa nouvelle épouse pour l'Acadie. Rendu au cap de Sable, il eut une entrevue avec son fils, dans laquelle il lui peignit la réception flatteuse qu'on lui avait faite en Angleterre, les honneurs dont on l'avait comblé, et les nombreux avantages qui l'attendaient lui-même, s'il voulait passer au service de la Grande-Bretagne et placer son fort sous le sceptre de cette puissance. Dans ce cas, ajouta-t-il, je suis autorisé à vous en conserver le commandement, et à vous conférer de plus l'ordre d'une chevalerie. A cette proposition inattendue, le jeune de la Tour fit une réponse pleine de noblesse. Si l'on m'a cru, dit-il, capable de trahir mon pays même à la sollicitation de l'auteur de mes jours, l'on s'est étrangement trompé. Je n'achèterai pas les honneurs qu'on m'offre au prix d'un crime. Je sais apprécier l'honneur que veut me faire le roi d'Angleterre; mais le prince que je sers est assez puissant pour payer mes services, et dans tous les cas ma fidélité me tiendra lieu de récompense. Le roi mon maître m'a confié cette place, je la défendrai jusqu'à mon dernier soupir. Le père désappointé par cette réponse à laquelle il ne s'attendait pas, retourna à bord de ses navires.
Le lendemain il adressa à son fils une lettre écrite dans les termes les plus pressans et les plus tendres, sans plus de succès; il employa alors la menace qui fut aussi inutile. Ayant échoué dans toutes ses ouvertures pacifiques, il fut contraint de recourir à la force, et ayant fait débarquer ses soldats avec un corps de matelots, il attaqua le fort avec une extrême vivacité. Repoussé une première fois, il renouvela ses attaques pendant deux jours avec un acharnement inouï, jusqu'à ce qu'enfin ses troupes rebutées refusèrent de s'exposer davantage. Force lui fut de les faire rembarquer, confus et mortifié d'avoir subi une défaite en combattant et contre son propre sang et contre sa patrie.
N'osant reparaître ni en France, ni en Angleterre, il resta en Acadie avec son épouse qui ne voulut pas l'abandonner dans ses malheurs. Son fils craignant de l'admettre dans le fort, eut cependant pitié de lui; il lui fit bâtir une petite maison très-proprement meublée à côté de lui, sur le bord de la mer, où il demeura quelques années. Il y fut visité en 1635 par l'auteur de la description géographique etc. des côtes de l'Amérique septentrionale, M. Denis.
Le chevalier Alexander, qui était son ami, le chargea de reprendre la colonisation de Port-Royal, où arrivèrent quelques émigrans écossais. Il en mourut trente du scorbut dès le premier hiver. Découragé par les dépenses énormes qu'entraînait l'établissement de cette province, Alexander la céda toute entière, excepté Port-Royal, à la Tour à la charge de relever de la couronne d'Ecosse (1631).
A peu près dans le même temps, la compagnie des cent associés expédiait deux navires pour secourir le fort du Grand-Cibou au cap Breton; et deux autres chargés de colons pour la cap de Sable. Ainsi la France et l'Angleterre travaillaient, chacune de son côté, à l'établissement de l'Acadie.
Cependant l'invasion du Canada après la conclusion de la paix, fit d'abord jeter les hauts cris aux Français, parceque l'on crut l'honneur du royaume engagé; mais après réflexion, une partie du conseil opina pour ne pas demander la restitution de Québec, disant que l'on n'avait rien perdu en perdant ce rocher, que le climat y est trop rigoureux, que l'on ne pourrait peupler un pays si vaste sans affaiblir le royaume; et de quelle utilité serait-il si l'on ne le peuplait pas? L'Asie et le Brésil ont dépeuplé le Portugal; l'Espagne voit plusieurs de ses provinces presque désertes depuis la conquête de l'Amérique. Charles V, avec tout l'or du Pérou, n'a pu entamer la France, tandis que François I, son rival, a trouvé dans ses coffres de quoi tenir tête à un prince dont l'empire était plus vaste que celui des premiers Césars? cherchons plutôt à améliorer la France disait le parti de l'abandon. 42
L'on répondit à ces raisons que le climat du Canada est sain, le sol très fertile et capable de fournir toutes les commodités de la vie; que c'était la retraite des Maures qui avait épuisé la péninsule espagnole d'hommes; qu'il ne fallait faire passer qu'un petit nombre de familles et de soldats réformés tous les ans dans la N.-France; que la pêche de la morue était capable d'enrichir le royaume, et que c'était une excellente école pour former des matelots; que les forêts les plus belles de l'univers, pourraient alimenter la construction des vaisseaux; enfin, que le seul motif d'empêcher les Anglais de se rendre trop puissans en Amérique, en joignant le Canada à tant d'autres provinces où ils avaient déjà de bons établissemens, était plus que suffisant pour engager le roi à recouvrer Québec, à quelque prix que ce fût.
Ces raisons, dont on avait déjà fait valoir plusieurs du temps de Jacques Cartier, ne persuadèrent pas tout le conseil. Il n'y eut que des motifs d'honneur et de religion qui déterminèrent Louis XIII à ne point abandonner le Canada. Peut-être aussi que l'orgueil du ministre qui gouvernait la France, et qui regardait l'irruption des Anglais, comme son injure personnelle, étant à la tête de la compagnie, fit-il changer d'avis comme l'avance Raynal. Quoiqu'il en soit, le roi d'Angleterre en promit la restitution; mais Richelieu voyant cette affaire traîner en longueur, afin d'activer les négociations, fit armer six vaisseaux qu'il mit sous les ordres du commandeur de Rasilli. Cette démonstration eut son effet; et par le traité de St.-Germain-en-Laye, signé le 29 mars 1632, l'Angleterre abandonna tous ses droits sur les provinces qui composaient la Nouvelle-France. De ce traité malheureux, dit Chalmers, l'on peut dater le commencement d'une longue suite de calamités pour la Grande-Bretagne et pour ses colonies, et les difficultés provinciales qui s'élevèrent plus tard, et en quelque sorte le succès de la révolution américaine.
Il reste à faire une observation sur la conduite des protestans français dans cette guerre. Si les persécutions dont ils étaient l'objet doivent être réprouvées, ils ne sont pas moins condamnables eux-mêmes, pour avoir porté les armes contre leur patrie. Le récit de cette guerre nous montre continuellement des Français armés contre des Français, dépouillant la France au profit de ses ennemis, avec une espèce d'ennivrement et à l'envi les uns des autres.
Richelieu, en excluant les Huguenots du Canada, commit, sans doute, un acte de criante tyrannie; mais leur conduite ne l'autorisait-elle pas, ou du moins ne lui donnait-elle pas, un prétexte plausible d'en agir ainsi. Elle ajoutait de la force aux assertions des catholiques qui ne cessaient de répéter qu'il n'y avait pas de sûreté à les laisser s'établir dans le voisinage des colonies protestantes anglaises, parce qu'à la moindre difficulté avec le gouvernement, ils se joindraient à elles: le chevalier Claude de la Tour en était un exemple.
LIVRE II.
DESCRIPTION DU CANADA.
NATIONS INDIGÈNES.
Nom donné aux premières terres découvertes dans l'Amérique septentrionale.--Frontières des colonies mal définies; sujet de beaucoup de contestations.--Description du Canada.--Tableau des populations indiennes de l'Amérique du Nord, et en particulier des tribus du Canada.--Leur nombre.--Description de leur personne, de leurs vêtemens, de leurs armes.--Leur manière de faire la guerre et la chasse.--Gouvernement des Sauvages.--Ils n'ont pas de religion.--Leurs devins.--Leur respect pour les morts; leurs funérailles.--Leurs fêtes.--Ils sont fort passionnés pour le jeu et peu pour les femmes; mais très attachés à leurs enfans. Eloquence figurée des Sauvages. --Formation de leurs langues: ils ne connaissaient point les lettres: caractère synthétique des langues indiennes.--Facultés intellectuelles de ces peuples.--Leur origine.--Descendent-ils de nations qui ont été civilisées?
Lorsque les Européens visitèrent pour la première fois l'Amérique du Nord, n'ayant aucun nom pour désigner les diverses contrées où ils abordaient, ils leur donnèrent l'appellation générale de terres neuves. Du temps de François I ce nom désignait tout aussi bien la Floride, le Canada, que le Labrador et l'île de Terreneuve qui seule l'a conservé en propre. A mesure que ces pays devinrent mieux connus, ils prirent des dénominations particulières qui servirent à les distinguer les uns des autres, mais qui furent souvent changées. D'ailleurs les limites des contrées qui les portaient, étaient incertaines et presque toujours confondues par les différentes nations: de là naquit la confusion qui, dans la suite, enfanta tant de difficultés entre la France, l'Angleterre et l'Espagne au sujet des frontières de leurs colonies.
Vers le commencement du dix-septième siècle le nom de Nouvelle-France fut donné à l'immense contrée qui embrassait le Canada, la baie d'Hudson, le Labrador, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Ecosse et une portion des États-Unis. 43 A cette époque la péninsule de la Nouvelle-Ecosse commença à porter le nom de Cadie ou Acadie; et celui du Canada fut conservé au pays que nous habitons, mais avec des bornes beaucoup plus étendues dans toutes les directions.
Note 43: (retour) Lescarbot lui donne une bien plus grande étendue. «Notre Nouvelle-France, dit-il, a pour limites du côté d'ouest les terres jusqu'à la mer dite Pacifique au-deçà du tropique du Cancer; au midi les îles de la mer Atlantique; au levant la mer du Nord; et au septentrion cette terre qui est dite inconnue, vers la mer glacée jusqu'au pôle Arctique.» Mais ces limites étaient plus imaginaires que réelles, puisque l'on ne connaissait pas alors même la vallée entière du St-Laurent.
La Nouvelle-France, avant la découverte du Mississipi, à la vallée duquel ce nom s'étendit ensuite, embrassait donc tout le bassin du St.-Laurent et tout celui de la baie d'Hudson. Ce dernier fleuve qui a plus de sept cents lieues de cours, et qui se jette dans l'Océan par un golfe qui est lui-même une mer, prend sa source sous le nom de rivière St.-Louis, par le 48e°. 30' de latitude nord, et le 93e°. de longitude ouest, 44 sur le grand plateau central, où naissent aussi le Mississipi qui coule vers le sud, et les rivières qui versent leurs eaux vers le nord dans la baie d'Hudson. Le bassin, ou la vallée que le St.-Laurent parcourt, faisant un coude au midi pour embrasser le lac Érié, s'élève par gradin de la mer au plateau dont on vient de parler, et qui, comme le reste des régions septentrionales de ce continent, a peu d'élévation. Le lac Supérieur, presque de niveau avec ce plateau, n'est qu'à six cent vingt-sept pieds au-dessus de l'Océan. 45 L'inclinaison longitudinale du bassin plus considérable vers le haut, diminue graduellement jusqu'à la mer.
Note 45: (retour) Bayfield:--Géologie du lac Supérieur. Transactions de la Société littéraire et historique de Québec, vol. I. Cet auteur en évalue la profondeur à 200 brasses; le fond en serait alors à près de 600 pieds au-dessous du niveau de l'Océan. On n'a pas pu atteindre le fond du lac Ontario, au centre, avec une sonde de trois cents brasses.Voici quelles sont les hauteurs au dessus de la mer des quatre principaux lacs du grand bassin du St.-Laurent, et leur plus grande longueur et largeur, d'après Bouchette:--
Longueur, Largeur. Lac Supérieur, 627 pieds, 360 milles géogra. 140 m. g. Lac Huron, 590 « 210 « 220 Lac Érié, 565 « 265 « 63 Lac Ontario, 231 « 172 « 59Cette chaîne n'ayant pas de nom propre et reconnu, nous lui donnons celui de Laurentides, qui nous paraît bien adapté à la situation de ces montagnes qui suivent une direction parallèle au St.-Laurent. Un nom propre est nécessaire afin d'éviter les périphrases toujours si fatigantes et souvent insuffisantes pour indiquer une localité, un fleuve, une montagne, etc. Quant à l'euphonie, nous espérons que le nom que nous avons choisi satisfera l'oreille la plus délicate, et formera une rime assez riche pour le poëte qui célèbrera les beautés naturelles de notre patrie.
Il est borné vers le nord par la chaîne des Laurentides, montagnes qui séparent les eaux qui se versent dans le St. Laurent de celles qui tombent dans la baie d'Hudson. 46 Cette chaîne, qui sort du Labrador, se prolonge jusqu'au dessus du lac Supérieur; et ses rameaux couvrent et rendent stérile une grande étendue de pays, quoique cependant les vallées qui en séparent les nombreux mamelons, sont pour la plupart plus ou moins cultivables. Elle baigne ses pieds dans les eaux du St.-Laurent au Cap-Tourmente, où elle a de 1500 à 2000 pieds de hauteur, traverse la rivière des Outaouais au-dessus du lac des Chats et forme la rive septentrionale du lac Huron. Les Alléghanys dont l'on voit très-bien la cime des hauteurs de Québec, limitent ce bassin au sud jusqu'au lac Champlain. Cette chaîne de montagnes, dont le versant oriental jette ses eaux dans l'océan Atlantique, part du golfe St.-Laurent, longe le sud du lac Champlain, traverse la rivière Hudson et se prolonge jusque dans la Virginie. Depuis le lac Champlain, cette limite est formée par les hautes terres dont les eaux coulent au sud dans le Mississipi.
Tout le Canada paraît être assis sur un vaste banc de granit qui forme la charpente des plus hautes montagnes, et se montre à nu sur le lac Supérieur et le lac Huron, à Kingston et dans plusieurs autres endroits du Haut-Canada; sur la rivière St.-Maurice, à Beauport, à Tadoussac, à Kamouraska, au Labrador, &c. Ces granits portent des couches de différentes espèces de roches, dont les plus abondantes sont les schistes, les calcaires, les grès, comme la grauwacke, etc, etc. 47
Note 46: (retour) Québec est bâti sur un banc de schiste argileux auquel s'adosse vers le Cap-Rouge une couche de grauwacke. Beauport présente d'abord un calcaire reposant sur une strate mince de roche clastique (conglomérats) qui est appuyée elle-même sur le gneiss, ou granit schisteux. Voir pour la géologie du pays la Bibliothèque canadienne Vol. 1, p. 9, 41, 73, et les Transactions de la Société litt. et hist. de Québec, etc.
Note 47: (retour) Voici la liste abrégée des différentes espèces de métaux trouvées jusqu'à présent en Canada, principalement dans les localités dont suivent les noms:FER.
Le fer magnétique ou oxidulé. Baie St.-Paul, Batiscan, (St.-Maurice, sable ferrugineux) Marmora (H.C.) etc. etc.
Le fer hydroxidé (ocre jaune) Lac Calvaire, St.-Augustin, lac Huron, lac Supérieur, etc. etc. (le limoneux ou de marais) Baie St.-Paul, Champlain, Marmora, et en plusieurs autres endroits du Bas et du Haut-Canada.
Le fer carbonaté. Cap-Rouge, Marmora etc. etc.
Le sulfure de fer. (pyrites) Dans un grand nombre d'endroits du Bas et du Haut-Canada.
L'oxide de manganèse terreux. Sillery, près de Québec.
CUIVRE.
Le cuivre natif. Lac Supérieur, côté sud.
Le sulfure de cuivre. Cuivre pyriteux. En plusieurs lieux du Haut-Canada; lac Huron, lac Supérieur, etc., en petites quantités.
Le cuivre carbonaté, (vert) Lac Supérieur, etc.
ZINC.
Le sulfure de zinc, (blende noire et jaune) Lac Ontario, etc.
PLOMB.
Le sulfure de plomb, (galène) rivière Nicolet, et en quelques autres localités du Bas et du Haut-Canada.
Pour plus amples détails, voir l'Essai sur les minéraux métalliques des Canadas, par le lieutenant Baddeley. I. R: Transaction de la Société littéraire et historique de Québec, v. II.
Le Canada est riche en minerais de fer. Deux mines sont exploitées, celles des Trois-Rivières, dont le fer est supérieur à celui de la Suède, et celle de Marmora, dans le Haut-Canada. Le cuivre, le zinc, le plomb, le titane et le mercure s'y montrent quelque fois, mais en petites quantités; mais des explorations et des études plus rigoureuses que celles qu'on a faites jusqu'à présent, augmenteront beaucoup sans aucun doute nos richesses métalliques. Le gouvernement français a donné plus d'attention à ce sujet que le gouvernement actuel; mais les rapports de ses explorateurs ne sont pas venus jusqu'à nous. Cependant il n'y a aucun doute qu'ils avaient découvert la plus grande partie des mines mentionnées aujourd'hui par nos géologues. La plupart de ces mines n'attendent que la main de l'industrie pour être utilisées.
Le sol de ce pays est généralement fertile, surtout dans la partie supérieure où le climat est tempéré et où l'on trouve d'immenses plaines à céréales. Dans la partie inférieure la température est beaucoup plus froide, et les Alléghanys et les Laurentides avec leurs nombreux rameaux occupent, particulièrement les dernières, un vaste territoire qui diminue considérablement la surface cultivable. Ainsi la grande et pittoresque contrée du Saguenay est traversée du nord au sud à peu près par un rameau de cette dernière chaîne de montagnes, qui descend jusqu'au fleuve. Dans quelque révolution physique, ce rameau s'est fendu en deux dans sa longueur, pour donner passage à une rivière très profonde, et bordée de chaque côté par des parois verticales d'une grande hauteur formées par cette brisure. Rien n'est à la fois plus grandiose et plus sauvage que ces rives hardies et tourmentées; mais elles n'acquièrent ce caractère qu'aux dépens de leur vertu fertilisante. C'est encore à un des ramaux de cette chaîne, qui court en remontant le long du fleuve depuis Prescott jusqu'à la baie de Quinté sur le lac Ontario, sans jamais s'élever beaucoup au-dessus du sol, que l'on doit attribuer le peu de fertilité de cette partie de la province supérieure. En revanche, dans les contrées montagneuses les vallées sont arrosées par de nombreux cours d'eau qui les fertilisent, et qui contribuent puissamment à cette croissance rapide de la végétation canadienne, si remarquable sur le bas St.-Laurent.
Le bassin du St.-Laurent ayant, comme on l'a dit, la forme d'un angle dont le sommet est tourné vers le midi, ses deux extrémités qui se terminent à peu près dans la même latitude, possèdent aussi le même climat. Le maximum du froid est à Québec de 30 degrés sous zéro et quelquefois plus, et du chaud de 97 à 103 au-dessus, thermomètre de Fahrenheit. La température de l'hiver s'adoucit jusqu'à l'extrémité supérieure du lac Erié. Sous le 42°. de latitude, l'extrême du froid est de 20 degrés sous la glace, mais cela est rare; et de la chaleur de 103 au-dessus. L'on voit que quant à la chaleur il n'y a pas de différence sensible; mais elle ne dure pas si longtemps dans le Bas-Canada que vers le centre du Haut. Au reste, la différence du climat entre ces deux parties du pays se comprendra encore mieux en comparant leurs productions et la longueur de leurs hivers.
Les parties habitées des deux Canadas, dit Bouchette, sont situées entre le 42e et le 48e degré de latitude nord; et si d'autres causes que celle de leur distance de l'équateur et du pôle, n'exerçaient pas d'influence sur leur température, elles devraient jouir d'un climat analogue à celui de l'Europe centrale et méridionale, tandis qu'au contraire le froid et la chaleur y sont beaucoup plus considérables. A Québec, (latitude 46e. 48' 49") les pommes viennent en abondance; mais les pêches et le raisin ne réussissent pas; à Montréal, (latitude 45e°. 30') ces fruits parviennent à leur maturité. Mais à Toronto et plus au sud, les pêches, le raisin et l'abricot atteignent toute leur perfection. On peut ajouter que l'Acacia qui ne peut résister au climat de Québec en pleine terre, commence à se montrer à Montréal et devient plus commun à mesure que l'on approche du Détroit.
Dans le Bas-Canada, l'hiver commence vers le 25 novembre à Québec et dure jusque vers le 25 avril, que l'on reprend les travaux des champs; et la neige qui demeure sur la terre de 5 mois à 5 mois et demi, et quelquefois plus, atteint une hauteur de trois à quatre pieds dans les bois. A Montréal l'hiver dure 3 à quatre semaines de moins, et il y tombe aussi moins de neige. Enfin dans la partie méridionale du Haut-Canada l'hiver est beaucoup plus court; les traîneaux n'y servent que deux mois, et souvent moins, pendant que l'usage en est général dans le Bas cinq mois et plus.
Mais partout dans cette vaste contrée, sous le ciel rigoureux du Bas-Canada, ou sur les bords plus favorisés du Haut, l'air est salubre et agréable en été. L'excès du froid sur le bas St.-Laurent paraît dû, moins à la hauteur de sa latitude, qu'à l'absence de montagnes très-élevées du côté du nord, et au voisinage de la baie d'Hudson dans laquelle les vents du pôle s'engagent pour venir déborder dans les régions de ce fleuve, en même temps qu'ils y arrivent saturés d'humidité et de froid des mers du Labrador. Cela paraît d'autant plus vraisemblable qu'à l'ouest des Alléghanys, le nord-est est plutôt sec qu'humide, parceque, dit Volney, ce courant d'air là comme en Norvège, n'arrive qu'après avoir franchi un rempart de montagnes, où il se dépouille dans une région élevée des vapeurs dont il était gorgé. 48
Note 48: (retour) Le pic le plus élevé de ces montagnes dans l'Etat de la Nouvelle-York, a 3549 pieds de hauteur, celui de Killington dans l'Etat de Vermont, a 3454 pieds; et la hauteur des montagnes Blanches dans le New-Hampshire, est estimée à 7800 pieds.Les Laurentides sont encore moins élevées. Le Cap-Tourmente n'a qu'environ 2000 pieds d'élévation; et le rameau qui paraît s'être ouvert longitudinalement et au centre duquel coule le Saguenay, a une hauteur de 200 à 1000 pieds. Le capitaine Bayfield dit que la montagne la plus élevée de cette chaîne sur le lac Supérieur, n'a pas plus de 2100 pieds au-dessus du niveau de la mer.
Ces contrées si variées, si étendues, si riches en beautés naturelles, et qui portent, pour nous servir des termes d'un auteur célèbre, l'empreinte du grand et du sublime, étaient habitées par de nombreuses tribus nomades qui vivaient de chasse et de pêche, et formaient partie de trois des huit grandes familles indiennes qui se partageaient le territoire situé entre le Mississipi, l'Océan et la terre des Esquimaux.
Ces grandes familles sont les Algonquins, les Hurons, les Sioux, les Chérokis, les Catawbas, les Uchées, les Natchés et les Mobiles. Elles sont ainsi divisées d'après les langues qu'elles parlent, et que l'on a appelées mères, par ce qu'elles n'ont aucune analogie entre elles, et qu'elles ont un grand nombre de mot imitatifs qui peignent les choses par le son. Tous les idiomes des diverses tribus sauvages dans les limites de ce territoire, dérivent de ces huit langues; et généralement tous ceux qui parlaient des idiomes de la même langue-mère, s'entendaient entre eux, quelqu'éloignées les unes des autres que fussent d'ailleurs leurs patries respectives.
Cette grande agrégation d'hommes était ainsi disposée sur le sol de l'Amérique.
Les Mobiles possédaient toute l'extrémité sud de l'Amérique septentrionale, depuis la baie du Mexique jusqu'à la rivière Tenessée et le cap Fear. Les Uchées et les Natchés, peu nombreux, étaient enclavés dans cette nation; les Natchés avaient un petit territoire borné par le Mississipi; les Uchées étaient plus vers l'est, et joignaient les Chérokis. Le pays des Chérokis était également éloigné de la baie du Mexique que du lac Erié, de l'Océan que du Mississipi. Cette nation avait pour voisins les Mobiles et les Uchées au nord, et les Catawbas à l'est. Les Catawbas possédaient une contrée peu étendue au sud des Mobiles et à l'ouest des Chérokis. La grande famille Algonquine occupait près de la moitié de l'Amérique du nord, au levant du Mississipi. Son territoire joignant les Mobiles au sud, s'étendait dans le nord, jusqu'à celui des Esquimaux, sur la largeur qu'il y a du Mississipi à l'Océan. 49 La superficie en était de 60 degrés de longitude et de 20 de latitude.
Les Hurons, dont le véritable nom est Yendats, mais auxquels les Français donnèrent celui de Hurons, du mot hure, à cause de leur manière particulière de s'arranger les cheveux, se trouvaient au milieu d'elle sur les bords du lac Ontario, du lac Erié et du lac qui porte leur nom. Les Sioux dont la vaste contrée était à l'ouest du Mississipi, possédaient un petit territoire sur le lac Michigan au couchant. Ainsi comme la Nouvelle-France embrassait le St.-Laurent et tous les lacs, elle renfermait une partie des peuples qui parlaient des dialectes des trois langues mères, la Siouse, l'Algonquine et la Huronne. A partir du lac Champlain et du sud de la rivière des Outaouais en gagnant le nord, le dialecte Algonquin était parlé dans l'origine; mais dans la suite des migrations en sens contraire de peuples des deux autres dialectes, portèrent ces langues en diverses parties du Canada.
Les principales tribus de la langue Algonquine qui habitaient la Nouvelle-France, étaient au sud du St.-Laurent:
Les Micmacs, ou Souriquois, qui occupaient la Nouvelle-Ecosse, Gaspé et les Iles adjacentes. Ils étaient peu nombreux; leur nombre n'a jamais dépassé 4000.
Les Etchemins: ils habitaient les contrées que baignent la rivière St.-Jean, la rivière Ste.-Croix, et qui s'étendent au sud jusqu'à la mer.
Les Abénaquis étaient entre les Micmacs et les Etchemins, le St.-Laurent, la Nouvelle-Angleterre, et les Iroquois.
Les Sokokis vinrent des colonies Anglaises se mettre sous la protection des Français en Canada; ils étaient alliés aux Agniers.
Au nord du fleuve:
Les Montagnais habitaient les bords du Saguenay et du lac St.-Jean, ainsi que les Papinachois, les Bersiamites, la nation du Porc-Epic, et plusieurs autres tribus.
Les Algonquins, ou Lenni-Jenappes proprement dits, étaient répandus depuis un peu plus bas que Québec jusqu'à la rivière St.-Maurice. Une de leurs tribus était en possession de l'île de Montréal et de ses environs.
Les Outaouais erraient d'abord dans la contrée qu'arrose la rivière qui porte leur nom, au-dessus de Montréal, et s'étendirent ensuite jusqu'au lac Supérieur.
Les tribus de la langue Huronne étaient:
Les Hurons ou Yendats, qui résidaient sur les bords septentrionaux du lac Huron, du lac Erié et du lac Ontario, dont ils furent chassés bientôt après l'arrivée des Européens par les Iroquois. Ne pouvant leur résister, ils furent repoussés d'un côté vers le bas St.-Laurent, de l'autre au-delà du lac Supérieur dans les landes arides qui séparaient les Chippaouais de leurs ennemis occidentaux. Ramenés ensuite par les armes puissantes des Sioux, on les vit au Sault-Ste.-Marie, à Michilimackinac et enfin près du Détroit.
La bourgade des Hurons de Lorette à 6 milles de Québec, est un des débris de cette nation jadis si puissante, et à laquelle les Iroquois ses vainqueurs, et plusieurs autres tribus devaient leur origine. Cette bourgade ne renferme à cette heure qu'un Huron pur sang; il est le fils d'un des chefs, et est conséquemment chef lui-même. Il était né pour avoir le malheur de survivre à sa nation.
Au sud du lac Erié, du lac Ontario et du fleuve St.-Laurent jusqu'à la rivière Richelieu, dans le voisinage des Abénaquis, dominait la fameuse confédération Iroquoise. Le nom propre des Iroquois était Agonnonsionni: faiseurs de cabanes, parce qu'ils les faisaient plus solides que les autres. Le premier nom leur a été donné par les Français, et est formé du mot Hiro, avec lequel ils finissaient leurs discours, et qui équivaut, à: J'ai dit, et de celui de Koué, cri de joie ou de tristesse, selon qu'il était prononcé long ou court. Cette confédération était composée des Agniers ou Mohawks, des Onnontagués, des Goyogouins, des Onneyouths et des Tsonnonthouans.
Les Eriés et les Andastes dominaient autrefois entre le lac Erié et les Iroquois; mais il n'existait plus que quelques restes de ces deux nations infortunées au temps de la découverte du Canada, lesquels ne pouvant résister à leurs puissans voisins, furent bientôt après impitoyablement détruits.
Les contrées que baignent le lac Supérieur, le lac Michigan et le lac Huron étaient encore habitées ou fréquentées par les Nipissings, les Outaouais, les Miâmis que refoulèrent vers le nord les Pouteouatamis venant du sud; par les Illinois, les Chippaouais, les Outagamis ou Renards, peuple pillard et cruel, les Kikapous, les Mascontins, les Sakis, les Malhomines, les Osages, les Missouris, les Menomonis, toutes tribus de la langue Algonquine, et enfin par les Kristinots ou Kilestinots de la langue siouse.
Une foule d'autres tribus appartenant soit à la famille des Sioux, soit à celle des Hurons, soit à celle des Algonquins, habitaient des contrées plus ou moins reculées, et venaient quelquefois se montrer aux missionnaires et aux trafiquans européens sur les bords des lacs pour se renfoncer ensuite dans les forêts et ne plus reparaître; tandis que d'autres également inconnues venaient à main armée prendre la place de plus anciennes, qui étaient forcées de reculer et d'abandonner leur territoire. 50
Il serait impossible de pouvoir établir aujourd'hui quelle était la population indienne de la Nouvelle-France à l'époque de l'apparition de Cartier. Si l'on en jugeait d'après la variété des tribus, on serait porté à croire qu'elle était considérable; mais des calculs sur lesquels on peut se reposer avec confiance, la réduisent à un chiffre peu élevé. Les tribus sauvages ne sont jamais nombreuses. Quelques voyageurs s'en laissèrent d'abord imposer à cet égard par le langage métaphorique de ces peuples, qui étaient d'ailleurs accoutumés à regarder une bourgade de 1000 âmes, comme une ville considérable, et qui ne pouvaient encore indiquer ce nombre que par une expression figurée. C'est ainsi que longtemps encore après, en 1753, ils rapportèrent au colonel Washington, que les Français venaient l'attaquer avec une armée aussi nombreuse que les feuilles des forêts; et cette armée était composée de quelques centaines d'hommes.
Des évaluations de population ont été faites avec le plus grand soin pour les contrées situées entre le St.-Laurent et le Mississipi. Ces calculs indiquent le chiffre de la population il y a deux cents ans, et ils sont plutôt au-dessus qu'au-dessous de la réalité. Ils portent la famille Algonquine, qui est de beaucoup la plus considérable, à 90,000 âmes; celle des Sioux orientaux à moins de 3000; celle des Hurons, y compris les Iroquois, à environ 17,000; celle des Catawbas à 3000; celle des Chérokis à 12,000; celle des Mobiles à 50,000; celle des Uchées à 1000, et celle des Natchés à 4000. Ce qui donne seulement 180,000 âmes pour toute la population, preuve qu'elle était extrêmement dispersée. 51 En effet, les peuples chasseurs ont besoin d'immenses domaines; et malgré la vaste étendue des forêts de l'Amérique, les tribus sauvages y manquaient souvent de subsistance, faute de trouver assez de gibier. D'ailleurs si la population eût été dense, comment les Iroquois, qui ne comptaient que 2200 guerriers en 1660 52, auraient-ils pu se promener en conquérants depuis la Caroline jusqu'au fond de la baie d'Hudson, et faire trembler au seul bruit de leur nom tous les peuples de ces contrées?
Cartier ne vit dans tout le Canada que quelques rares bourgades, dont la plus considérable renfermait seulement cinquante cabanes; et le plus grand rassemblement d'hommes qui eut lieu à Stadaconé dans l'hiver qu'il passa sur la rivière St.-Charles, resta bien au-dessous de 1000. Il aperçut dans les autres parties du pays à peine çà et là quelques traces d'habitation. Joliet et le P. Marquette, Jésuite, parcoururent une grande partie du Mississipi sans rencontrer la présence d'un seul homme.
Nous avons dit que la comparaison des différens dialectes parlés dans l'Amérique septentrionale, à l'est de ce dernier fleuve, avait fait découvrir huit langues-mères, et que l'on y avait divisé la population en autant de grandes familles. D'après ces huit divisions radicales d'une partie des hommes de la race rouge, qui sembleraient militer contre l'hypothèse d'une seule voie d'immigration asiatique par le nord-ouest de l'Amérique, ou peut-être même contre l'hypothèse de toute immigration quelconque, on s'attendrait à trouver aussi des différences entre eux tant sous le rapport physique que sous le rapport moral. Cependant il n'en est rien; et la plus grande similitude régnait à cet égard. La différence entre les Sauvages du Canada et ceux de la Floride était à peine sensible. 53 Leurs personnes, leurs moeurs, leurs institutions avaient le même caractère et la même physionomie. En traçant le portrait des uns l'on fait celui des autres.
Ils étaient tous en général d'une belle stature. Elevés et sveltes, indices de l'agilité plutôt que de la force, ils avaient cet air farouche que donnent l'habitude de la chasse et les périls de la guerre. 54
Note 53: (retour) Charlevoix. Volney prétend qu'il y a une différence notable dans les traits de chaque nation sauvage de l'Amérique septentrionale, cela peut être vrai; mais elle n'est pas assez grande pour faire dire que chacune d'elles sort d'une race distincte: elle est peut-être plus légère que celle qui distingue entre eux les peuples européens. Ce ne sont que des nuances du type de la race rouge.
Les traits des Sauvages ne présentaient pas la même beauté. La figure plus ronde qu'ovale, le teint cuivré, ils avaient les pommettes des joues élevées et saillantes; leurs yeux noirs ou châtains, petits et enfoncés, brillaient dans leurs orbites. Le front étroit, ils avaient le nez plat, les lèvres épaisses, les cheveux gros et longs. Les hommes avaient peu de barbe et ils se l'arrachaient soigneusement à mesure qu'elle paraissait, tant ils en avaient horreur. C'était un usage universel en Amérique. 55 Les hommes difformes étaient extrêmement rares parmi eux. Ils avaient la vue, l'ouïe, l'odorat et tous les sens d'une sensibilité exquise.
La même ressemblance existait dans leurs vêtemens, avec la différence que pouvait apporter celle des climats. L'été, ils allaient presque nus. L'hiver, ils ceignaient une peau d'élan ou d'autre bête sauvage, autour de leurs reins; et une autre tombait de leurs épaules. Les griffes d'un ours formaient des agraffes dignes d'un chef de guerre à ces manteaux peints de diverses couleurs, et sur lesquels ils représentaient souvent l'histoire de leurs exploits. Des espèces de boyaux ou guêtres de peaux repassées, et ornées d'une broderie en poils de porc-épic, couvraient leurs jambes, tandis qu'une belle chaussure de peau de chevreuil, garantissait leurs pieds de la rigueur du froid. Cependant beaucoup d'entr'eux en Canada se couvraient à peine le corps, même l'hiver, comme l'atteste Jacques Cartier.
Les femmes, couvertes jusqu'aux genoux, avaient un costume qui différait peu de celui des hommes, excepté qu'elles avaient la tête et les bras nus. Elles portaient des colliers de coquillages, dont elles distribuaient aussi des branches sur le devant de leurs vêtemens resplendissant de couleurs brillantes, où le rouge prédominait.
C'est dans la manière de se parer que se distinguaient les Sauvages des diverses tribus. Ils se peignaient «le visage et le corps, soit pour se reconnaître de loin, soit pour se rendre plus agréables dans l'amour ou plus terribles dans la guerre. A ce vernis, ils joignaient des frictions de graisse de quadrupède ou d'huile de poisson, usage familier et nécessaire pour se garantir de la piqûre insoutenable des moucherons et des insectes qui couvrent tous les pays en friche. 56» Ils se couvraient le corps de figures d'animaux, de poissons, de serpens, etc., avec des couleurs très vives et variées, selon leurs caprices. Ils aimaient beaucoup le vermillon. Les uns se peignaient le nez en bleu; les sourcils, le tour des yeux et les joues en noir, et le reste de la figure en rouge; les autres se traçaient des bandes rouges, noires et bleues d'une oreille à l'autre, et de plus petites sur les joues. Les hommes s'arrangeaient les cheveux diversement, tantôt relevés ou applatis sur la tête, tantôt pendans par tresses. Ils y ajoutaient des plumes d'oiseaux de toutes sortes de couleurs, et des touffes de poils d'animaux, le tout placé de la manière la plus étrange. Ils portaient des pendans aux narines et aux oreilles, des brasselets de peaux de serpent aux bras; des coquilles leur servaient de décorations.
Les Indiens n'avaient pour armes offensives que la flèche, espèce de javelot hérissé d'une pointe d'os ou de pierre, et un casse-tête de bois extrêmement dur, ayant un côté tranchant. Leurs armes défensives consistaient en une espèce de cuirasse de bois léger, dont l'usage fut abandonné lors de l'introduction des armes à feu, et quelquefois en un long bouclier de bois de cèdre qui couvrait tout le corps. 57 Elles parurent peu dangereuses aux Européens qui ignoraient leur manière de combattre. Mais l'art de ces barbares consistait à surprendre leurs ennemis et non à les attaquer de pied ferme; le casse-tête devenait une arme terrible dans une attaque subite où le guerrier assommait d'un seul coup son antagoniste endormi ou désarmé.
Le mot seul de guerre excitait chez les jeunes Sauvages une espèce de frémissement plein de délices, fruit d'un profond enthousiasme. Le bruit du combat, la vue d'ennemis palpitans dans le sang, les enivraient de joie; ils jouissaient d'avance de ce spectacle, le seul qui fût capable d'impressionner leur âme placide. Et comment en pouvait-il être autrement? C'était la seule de leurs fibres qu'on eût excitée depuis qu'ils étaient capables de sentir. Toute leur âme était là. L'imagination excitée par le récit des exploits de leurs ancêtres, ils brûlaient de se distinguer comme eux.
Les causes de guerre étaient peu nombreuses, mais fréquentes entre les nations sauvages. Le droit de chasser ou de passer dans certaines limites, la défense de leur propre territoire, ou la vengeance d'un compatriote aimé, voilà ce qui donnait naissance ordinairement aux luttes destructives de ces barbares. Mais chaque individu étant parfaitement indépendant, il pouvait à tout moment, soit par amour des combats ou du pillage, soit par haine ou vengeance, compromettre la paix entre deux tribus et les entraîner dans une guerre mortelle: c'était probablement là la cause de la plupart de celles qui se faisaient en Amérique, et qui finissaient souvent par la destruction ou l'expulsion de la tribu vaincue. Ainsi, la paix était sans cesse compromise, et depuis le Mexique jusqu'à la baie d'Hudson, les peuples étaient dans un état continuel d'hostilité.
Tous ceux qui étaient capables de porter les armes, étaient guerriers, et avaient droit d'assister aux assemblées publiques et d'exprimer leur opinion sur les matières en délibération. La guerre ne se décidait que par la nation réunie: toutes les raisons étaient pesées avec maturité. Si elle était décidée, les anciens s'adressaient à leurs guerriers pour les exciter à combattre. «Les os de nos frères blanchissent encore la terre, disaient-ils, ils crient contre nous; il faut les satisfaire. Peignez vous de couleurs lugubres, saisissez vos armes qui portent la terreur, et que nos chants de guerre et nos cris de vengeance réjouissent les ombres de nos morts, et fassent trembler les ennemis dont le sang va bientôt inonder la terre. Allons faire des prisonniers et combattre tant que l'eau coulera dans les rivières, que l'herbe croîtra dans nos champs, que le soleil et la lune resteront fixés au firmament.»
Aussitôt le chant de guerre était entonné par tous les combattans, qui demandaient qu'on les menât à l'ennemi. Ils se choisissaient un chef; et leur choix tombait toujours sur celui que distinguaient d'anciens exploits, une taille imposante, ou une voix forte et qui pût se faire entendre dans le tumulte des combats et exciter l'ardeur des guerriers. Le chef élu tâchait de se rendre favorable le Grand-Esprit, et le dieu du mal par de longs jeûnes; il étudiait ses rêves qui étaient pour lui des oracles. Enfin après avoir répété tous ensemble une prière, ils commençaient la danse de guerre, l'image la plus énergique et la plus effrayante de ces luttes mortelles. Tout se terminait par un festin solennel où l'on ne servait que de la chair de chien. Le chef y racontait ses exploits et ceux de ses ancêtres.
Dans leurs campagnes, les Indiens, tant qu'ils sont sur leur territoire, marchent sans précaution, et dispersés pour la commodité de la chasse, et se réunissent pour camper le soir; mais dès qu'ils mettent le pied dans le pays ennemi, ils ne se séparent plus, et n'avancent qu'avec la plus grande circonspection pour éviter les embuscades. Ils ne chassent plus, n'allument plus de feu et se parlent par signes. Ils étudient le pays qu'ils traversent; et ils déployent en cela une sagacité inconcevable. Ils devinent une habitation de très loin par l'odeur de la fumée. Ils découvrent la trace d'un pas sur l'herbe la plus tendre comme sur la substance la plus dure, et ils lisent dans cette trace, la nation, le sexe et la stature de la personne qui l'a faite, et le temps qui s'est écoulé depuis qu'elle a été formée. 58 Ils s'appliquent à dissimuler la route qu'ils suivent, et à découvrir celle de leur ennemi. Et ils emploient pour cela divers stratagèmes. Ils marchent sur une seule file l'un devant l'autre, mettant les pieds dans les mêmes traces, que le dernier de la file recouvre de feuilles. S'ils rencontrent une rivière, ils cheminent dedans. Cette tactique est facile pour les Sauvages, parcequ'ils sont peu nombreux dans leurs expéditions Ce sont généralement des partis de trente, quarante, cinquante hommes; rarement excèdent-ils deux ou trois cents.
Lorsqu'ils atteignent leurs ennemis sans être découverts, le conseil s'assemble et forme le plan d'attaque. Au point du jour, et lorsqu'ils les supposent encore plongés dans le sommeil, ils se glissent dans leur camp, font une décharge de flèches en poussant de grands cris, et tombent sur eux le casse-tête à la main. Le carnage commence. Tel est le système de guerre des Indiens; ils ne s'attaquent que par surprise; ils tuent ceux qu'ils ne peuvent emmener, et leur enlèvent la chevelure. La retraite se fait avec précipitation, et ils tâchent de la cacher, s'ils ont lieu d'appréhender une poursuite. S'ils sont pressés de trop près, les prisonniers sont égorgés, et chacun se disperse. Dans le cas contraire, ceux-ci sont gardés avec soin et attachés la nuit à des piquets de manière qu'ils ne puissent remuer sans réveiller leurs vainqueurs. C'est dans ces longues nuits qu'ils entonnent le chant de mort, et que leur voix mâle, mais triste, résonne dans la profondeur des forêts. C'est dans cette situation affreuse que l'Indien déploie son héroïsme, et qu'il brave la cruauté de ses bourreaux. «Je vais mourir, dit-il, mais je ne crains point les tortures que m'infligeront mes ennemis. Je mourrai en guerrier, et j'irai rejoindre dans le pays des ombres les chefs qui ont souffert avant moi.»
La bourgade va au devant des vainqueurs, qui annoncent de loin leur arrivée par des cris. On fait passer les prisonniers entre deux files d'hommes qui les frappent avec des bâtons; Ceux qui sont destinés à la mort sont livrés au chef de guerre, les autres au chef de la tribu. Les premiers sont attachés à des poteaux, et l'on commence leur supplice qui se prolonge quelquefois plusieurs jours. Mais si les bourreaux sont sans pitié, la victime ne montre aussi aucune faiblesse; elle se fait gloire de ses tourmens; elle vante ses victoires, compte les chevelures qu'elle a enlevées, dit comment elle a traité ses prisonniers, et reproche à ses vainqueurs qu'ils ne savent pas torturer. Elle pousse quelquefois le sarcasme si loin, que ceux-ci perdant patience, terminent ses jours d'un coup de casse-tête. Voilà jusqu'où les Indiens portaient le mépris des souffrances, ou plutôt le fanatisme de la mort.
Il n'y avait généralement que les chefs qui étaient torturés ainsi. L'on brûlait les autres; ou quelquefois on les gardait pour en faire des esclaves. Les missionnaires français firent tout ce qu'ils purent pour faire adopter aux Indiens un système plus humain, et c'est dans cette vue qu'ils introduisirent l'usage de vendre les prisonniers, afin de les arracher à la mort.
Ceux qui avaient été livrés au chef de la nation, étaient destinés à remplacer les guerriers tués sur le champ de bataille. Ils étaient adoptés par les familles des défunts, qui leur portaient toute la tendresse et tous les égards qu'elles avaient pour ceux dont ils tenaient la place.
Il est impossible de dire si les prisonniers ainsi adoptés, ou réduits en esclavage, n'étaient pas plus malheureux que ceux qui avaient été sacrifiés à la cruauté de leurs vainqueurs. Ils ne devaient plus songer à revoir leurs parens, leurs amis, leur patrie, enfin tout ce qu'ils avaient de plus cher, leurs femmes et leurs enfans. Ils devaient s'incorporer à leur nouvelle famille et à leur nouvelle tribu, à tel point qu'ils pussent haïr tout ce qu'elles abhorraient, fût-ce même leur propre patrie, fût-ce même leur propre sang.
Mais telle était l'organisation des Indiens, la placidité de leur tempérament, que cet usage était reçu universellement parmi eux. Ils oubliaient tous leurs anciens souvenirs; ceux de la patrie qui sont gravés si profondément dans le coeur des hommes de la race européenne, disparaissaient de leur mémoire comme s'ils ne s'y étaient jamais arrêtés. Ce caractère particulier qui permettait de rompre sans grande secousse les liens du sang les plus rapprochés, contribua sans doute à la conservation d'une coutume à laquelle toutes ces peuplades libres se soumettaient sans même pousser un murmure.
Les animosités nationales étaient héréditaires et difficiles à éteindre; mais enfin on se lassait de verser le sang, et la paix devenait nécessaire. La tribu qui en avait le plus de besoin devait faire les premières démarches; ce qui demandait beaucoup de prudence. Il fallait vaincre dans cette mesure préliminaire la répugnance d'un ennemi vindicatif, et employer toutes les raisons d'équité et d'intérêt qui pouvaient désarmer sa vengeance. Lorsqu'une tribu avait résolu de faire les premiers pas, quelques uns de ses principaux chefs, accompagnés de ceux qui devaient servir de médiateurs, se rendaient chez la nation avec laquelle ils voulaient traiter de la paix. Le calumet était porté devant eux. Ce symbole inviolable est une pipe de quatre pieds de long, dont la tête de marbre rouge, est fixée à un tuyau de bois, orné de plumes et d'hiéroglyphes de diverses, couleurs, le rouge indiquant l'offre d'un secours, le blanc et le gris, de la paix. 59
Lorsque la députation est rendue dans le camp des ennemis, un des chefs inférieurs remplit le calumet de tabac; et après y avoir mis le feu, il l'élève vers le ciel, puis le baisse vers la terre, et le présente à tous les points de l'horison, en invitant tous les esprits qui sont dans le ciel, sur la terre et dans les airs à être présens au traité. Il l'offre ensuite au chef héréditaire qui en tire quelques bouffées de fumée, et les lance vers le ciel, et autour de lui vers la terre. Le calumet est alors passé à tous les chefs suivant leur rang, qui le touchent des lèvres. Un conseil est immédiatement tenu où le traité est discuté. Si la paix est conclue, l'on enterre une hache rouge, cérémonie qui est le symbole de l'oubli de l'animosité qui a régné jusque-là entre les deux parties contractantes. L'échange des colliers qui étaient chez ces peuples l'expression patente du traité, mettait le dernier cachet à la transaction.
Les deux tribus se faisaient alors réciproquement des présens; c'étaient des calumets, des peaux de daim ornées d'un beau travail, et d'autres objets de prix. La coutume de se faire ainsi des présens est une de celles qui sont répandues chez tous les peuples de la terre.
La guerre terminée, le Sauvage rentrait dans son repos léthargique. Le travail chez les tribus indiennes était une occupation déshonorante qu'ils abandonnaient aux femmes «comme indigne de l'homme indépendant. Leur plus vive imprécation contre un ennemi mortel, c'était qu'il fût réduit à labourer un champ; la même que celle que Dieu prononça contre le premier homme.» Mais bientôt la faim venait le troubler dans sa hutte d'écorce, et le faisait de nouveau sortir de son inaction. Alors cet homme qu'on voyait, assis les jambes et les bras croisés, garder une attitude immobile et stupide des journées entières, sortait de sa léthargie, s'animait tout à coup, car la chasse était après la guerre la seule occupation noble à ses yeux, il pouvait y acquérir de la gloire; et à ce nom l'Indien apathique devenait un tout autre homme, il bravait tout pour elle, les fatigues, la faim, et même la mort. La chasse ne se faisait ordinairement que pendant l'hiver, parceque l'été le poisson suffisait à la subsistance, et que d'ailleurs la fourrure des animaux est moins belle alors que dans la saison froide. Toute la nation y allait comme à la guerre; chaque famille, chaque cabane, comme à sa subsistance. Il fallait se préparer à cette expédition par des jeûnes austères, n'y marcher qu'après avoir invoqué les dieux. On ne leur demandait pas la force de terrasser les animaux, mais le bonheur de les rencontrer. Hormis les vieillards arrêtés par la décrépitude tous se mettaient en campagne, les hommes pour tuer le gibier, les femmes pour le porter et le sécher. Au gré d'un tel peuple, l'hiver était la belle saison de l'année: l'ours, le chevreuil, le cerf et l'orignal, ne pouvaient fuir alors avec toute leur vitesse, à travers quatre à cinq pieds de neige. Ces Sauvages que n'arrêtaient ni les buissons, ni les ravins, ni les étangs, ni les rivières, et qui passaient à la course la plupart des animaux légers, disaient rarement une chasse malheureuse. Mais au défaut de gibier, on vivait de gland. Au défaut de gland, on se nourrissait de la sève ou de la pellicule qui naît entre le bois et la grosse écorce du tremble et du bouleau.» (Raynal).
Dans ces expéditions, la tribu se campait dans le voisinage d'un lac ou d'une rivière, où elle se construisait des huttes à la hâte. En un clin d'oeil une bourgade s'élevait au-dessus des neiges qui recouvraient bientôt celle qu'elle avait abandonnée. C'est ainsi que partout dans l'Amérique du nord, la population et les villes changeaient continuellement de place, attirées qu'elles étaient par l'abondance de la chasse ou de la pêche, qui variait tous les jours dans chaque localité.
Un peuple qui n'était point ainsi fixé au sol, devait jouir de la plus grande liberté; et, en effet, chacun vivait avec toute l'indépendance qu'un homme peut posséder dans la société la plus libre.
La coutume et l'opinion, voilà quel était le gouvernement des tribus sauvages. Il n'y avait point de lois écrites. On suivait les usages traditionnels et l'instinct de la raison et de l'équité. D'ailleurs l'autorité publique, le gouvernement, n'était appelé à agir que très rarement, comme lorsqu'il fallait faire la guerre ou la paix, élire un chef, ou enfin traiter avec une autre tribu pour quelque sujet que ce soit; ou bien encore régler la marche d'une cérémonie publique, &c.; mais jamais, ou presque jamais, ne statuait-il sur les matières intérieures, c'est-à-dire, relatives à la conduite des citoyens; son pouvoir n'allait pas jusque-là. La volonté générale, dit l'historien des deux Indes, n'y assujettissait pas la volonté particulière. Les décisions étaient de simples conseils qui n'obligeaient personne, sous la moindre peine. 60 Si dans une de ces singulières républiques, on ordonnait la mort d'un homme, c'était plutôt une espèce de guerre contre un ennemi commun, qu'un acte judiciaire exercé sur un sujet ou un citoyen. Au défaut de pouvoir coercitif, les moeurs, l'exemple, l'éducation, le respect pour les anciens, l'amour des parens, maintenaient en paix ces sociétés sans lois comme sans biens.
On voit que le lien moral faisait toute la force de ces associations. Dans les assemblées, chacun avait droit d'opiner sur les affaires publiques et d'émettre son opinion selon son âge ou ses services. Dans une société où les richesses étaient inconnues, l'intérêt ne pouvait faire dévier les hommes de leurs devoirs; et comme jamais l'Indien ne donnait rien aux anciens, ni à ses chefs électifs ou héréditaires, le désintéressement comme la cupidité n'influaient point sur leur jugement.
L'un des plus forts liens qui tenaient les sociétés indiennes ensemble, c'est le respect que la tribu avait pour chacun de ses membres. Il n'y avait d'exception à cet égard que pour les services rendus à la chose publique et pour le génie; la considération qu'ils attiraient était toute personnelle, et n'entraînait aucune charge ni obligation onéreuse: c'était le fruit moral de la reconnaissance.
Ces égards, les tribus, les nations, les observaient entre elles en temps de paix; les envoyés et les ambassadeurs étaient reçus avec distinction, et placés sous la protection et la sauvegarde de celles chez lesquelles ils venaient pour négocier. Cependant les passions humaines venaient jeter quelquefois la perturbation dans ces sociétés si simples et si patriarcales. Comme elles n'avaient point de code, que «les lois prohibitives n'étaient point sanctionnées par l'usage,» l'homme lésé se faisait généralement justice lui-même. La tribu n'intervenait que quand l'action d'un de ses membres lui portait directement un préjudice grave, alors le coupable livrée à la vindicte publique, périssait sous les coups de la multitude. Mais cela était extrêmement rare. Il résultait de cette indépendance individuelle qui ne voulait point reconnaître d'autorité supérieure pour juger les actes privés, des inconvéniens sérieux.
Il semblerait impossible qu'une société assise sur des bases aussi fragiles, pût se maintenir; mais comme tous ces peuples menaient une vie vagabonde, il n'y avait ni commerce, ni transaction d'aucune espèce, circonstance qui, jointe à l'absence de lois prohibitives, réduisait la liste des offenses à très peu de chose. Aussi ces sociétés ne comptaient point d'officiers civils; il n'y avait ni juges, ni prisons, ni bourreaux.
L'absence de toute espèce de tribunaux judiciaires laissant à chacun le soin de venger ses injures, enfanta l'esprit vindicatif qui caractérisent les Sauvages. Une insulte ne restait pas sans vengeance, et le sang ne pouvait se laver que par le sang. Cependant les querelles particulières étaient excessivement rares, et quoique le corps de l'état n'eût aucun pouvoir sur les individus, il réussissait ordinairement à les apaiser. Car en sacrifiant sa vengeance privée au bien général qui ne se sent pas agrandi? Et le Sauvage est très sensible à l'honneur.
Mais si le sang avait été versé, l'ombre du défunt ne pouvait être apaisée que par des représailles. Un parent se chargeait de ce devoir sacré. Il traversait s'il le fallait des contrées entières, souffrait la faim et la soif, endurait avec plaisir toutes les fatigues pour satisfaire l'ombre sanglante d'un frère ou d'un ami. La vengeance tirée appelait une autre vengeance, et ainsi de famille en famille et de nation en nation se continuait la lutte mortelle.
Cependant la raison des Sauvages leur avait laissé un moyen d'y mettre fin, et de pacifier les cabanes en hostilité. Les présens apaisaient l'ombre de celui qui était tombé sous les coups d'un meurtrier repentant.
Chez les tribus indiennes, les ramifications des familles étaient étendues et se suivaient fort loin. Des liens étroits resserraient ainsi toute la peuplade. L'on avait le plus grand respect pour ses parens; et les noeuds du sang étaient sacrés, tellement que le frère payait la dette du frère décédé, et embrassait sa vengeance comme si elle eût été la sienne propre. Les mendians étaient inconnus. La tribu recueillait les orphelins.
Dans les peuplades où le chef l'était par droit d'hérédité, ce droit s'acquérait par la descendance féminine, c'est à dire par la mère. Cette loi de succession était très généralement répandue.
Chaque tribu, chaque village vivait dans une entière indépendance. Et toutes les tribus présentaient la même uniformité dans leur organisation sociale. Si dans quelques unes le chef était héréditaire, c'était plutôt un privilège nominal que réel, parceque la mesure de son autorité était toujours proportionnée à ses qualités, à son génie. Le chef indien n'avait ni couronne, ni sceptre, ni gardes, et son pouvoir n'était que l'expression populaire. Il n'était en réalité que le premier des hommes libres de la peuplade. Cependant il n'en avait pas moins de fierté. Ne savez-vous pas, disait un d'eux à un missionnaire, que je commande depuis ma jeunesse, que je suis né pour commander, et que sitôt que je parle tout le monde m'écoute. 61
Dans une société ainsi constituée, la religion devait avoir peu d'influence, ou plutôt son organisation est un indice certain qu'elle n'avait pas de religion régulière ayant ses formes et ses cérémonies. Les premiers Européens qui ont visité les Sauvages s'accordent presque tous à dire qu'ils ne professaient aucun culte. Les Micmacs et leurs voisins n'avaient ni adoration, ni cérémonies religieuses. 62 A l'égard de la connaissance de Dieu, dit Joutel, «il ne nous a pas paru que les Cénis en aient aucune notion certaine; il est vrai que nous avons trouvé des tribus sur notre route, qui, autant que nous le pouvions juger, croyaient qu'il y avait quelque chose de relevé qui est au-dessus de tout; ce qu'ils faisaient en levant les mains et les yeux au ciel, dont néanmoins ils ne se mettaient pas en peine; parcequ'ils croyaient aussi que cet être relevé ne prend aucun soin des choses d'ici bas. Mais d'ailleurs, comme ceux-là, non plus que ceux-ci, n'ont ni temples, ni cérémonies, ni prières, qui marquent un culte divin, on peut dire de tous qu'ils n'ont aucune religion.» 63
On pouvait déjà anticiper ces témoignages, par l'absence de toutes lois prohibitives ou obligatoires chez ces peuples, qui ne faisaient que ce qui était juste à leurs propres yeux. L'existence d'un culte régulier eût entraîné à sa suite certaines règles de morale qui auraient influé sur la société civile. Mais l'indépendance du Sauvage rejetait les restrictions imposées par une religion, comme il repoussait celles du pouvoir civil: il voulait être lui-même son grand prêtre comme il était son roi, son législateur et son juge.
Quoique les Sauvages de l'Amérique du nord ne pratiquassent point de religion, ils reconnaissaient néanmoins l'existence d'êtres supérieurs et invisibles, auxquels ils adressaient leurs prières spontanément lorsqu'ils voulaient éviter un mal ou acquérir un bien. Ceux du Canada disaient à Champlain, que chacun priait son dieu en son coeur comme il l'entendait. Leurs prières n'avaient pas pour objet la possession du bonheur dans une autre vie, parcequ'ils n'avaient aucune idée de la moralité. Le succès, les grandes actions, indépendamment du droit et de la justice, étaient les seuls titres qui leur ouvraient, après leur mort, ce paradis dans lequel le guerrier qui s'était distingué par des exploits, trouvait tout ce qui pouvait flatter ses sens, allumer son imagination avide de jouissances. Une terre sans animaux ni ombrage, frappée de stérilité, de maladies et de désolation, était la triste patrie de l'homme vieilli dans l'indolence et mort sans gloire.
Etonné de la majesté de la nature qui se déploie à ses yeux avec tant de richesses, de la marche invariable et régulière des astres qui ornent la voûte des cieux, l'homme demeure comme anéanti dans sa faiblesse. Sa raison consternée a besoin de croire à l'existence d'une cause première qui règle et maintienne l'ordre de l'univers dans l'immensité duquel il est comme perdu. Le Sauvage, qui n'a encore que des idées matérielles, se plaît à se créer des liens avec les divinités qu'il voit dans tous les êtres dont il ne peut comprendre la nature. C'est ainsi que son intelligence trop bornée pour concevoir un être infini, éternel et unique, qui gouverne le monde, voit cet être dans le soleil, dans les fleuves, dans les montagnes, et même dans les animaux, mais sans liaison ni rapport ensemble, comme se le représente le panthéisme; chacun de ces êtres est l'émanation d'une divinité. Le bruissement des flots, c'est le dieu de l'onde qui gémit; le murmure du feuillage, c'est la divinité des bois qui soupire; le souffle du vent, c'est l'haleine de l'esprit céleste qui passe. Il personnifie tout: un dieu habite dans sa cabane; un autre folâtre autour de son front et abaisse sa paupière dans le sommeil (Bancroft). Quoiqu'il n'ait ni culte, ni temple, ni autel, l'on reconnaît facilement dans cette conception la base de la mythologie payenne. Si les Indiens eussent fait un pas de plus, élevé des temples à leurs dieux, la similitude aurait été frappante; mais le culte des Grecs, par exemple, annonçait un peuple avancé dans la civilisation; parceque l'on n'a pas encore trouvé de nation civilisée sans religion.
Le Sauvage croyait que le ciel et la terre avaient été créés par un être tout-puissant; l'on peut inférer de là qu'il devait avoir une idée d'une divinité suprême, à laquelle toutes les autres étaient soumises, et cette croyance vague était devenue plus définie, après que les missionnaires lui eurent enseigné l'existence d'un seul Dieu, sous le nom de Grand-Esprit. Il embrassa ce dogme sans peine, parcequ'il ne faisait que préciser une idée dont il était imbu déjà, il se répandit parmi toutes les nations indiennes avec rapidité; ce qui l'a fait prendre par quelques voyageurs comme une partie intégrante de leur foi primitive.
Tous les êtres créés ayant ainsi leurs divinités, l'Indien a dû les révérer ou les craindre selon le bien ou le mal qu'il croyait en recevoir. Le chrétien aime et adore Dieu, parcequ'il est son créateur. Le Sauvage n'a point établi cette relation entre lui et la divinité. Il aime une divinité si elle lui fait du bien, pour le bien qu'elle lui fait; il la craint si elle lui fait du mal, et tâche de se la rendre favorable par des prières et des sacrifices, que quelques auteurs ont voulu transformer en culte, mais qui n'en étaient que des germes très-éloignés. Il n'y avait que l'actualité d'un bien ou d'un mal qui excitât le Sauvage à tourner sa pensée vers le Manitou. Si la moisson, ou la chasse, était abondante, il l'attribuait au manitou. Si un malheur lui arrivait, il l'attribuait de même au courroux de ce dieu. «O Manitou! s'écriait un père, entouré de sa famille, et déplorant la perte d'un fils, tu es courroucé contre moi; détourne ta colère de ma tête et épargne le reste de mes enfans.»
Lorsque les Indiens partaient pour quelque expédition, ils tâchaient de se rendre les esprits favorables par des prières et des jeûnes. S'ils allaient à la chasse, ils jeûnaient pour se rendre propices les esprits tutélaires des animaux qu'ils voulaient poursuivre, et ensuite ils donnaient un festin dans lequel ils prenaient garde de profaner les os de cette même espèce d'animaux; en donner aux chiens, c'eût été s'exposer à de grands malheurs. 64 S'ils allaient à la guerre, ils recherchaient, comme on l'a vu déjà, la faveur d'Areskoui, si c'étaient les Hurons, dieu des combats, par des sacrifices et des mortifications. Lorsqu'ils étaient en marche, la grandeur ou la beauté d'un fleuve, la hauteur ou la forme d'une montagne, la profondeur d'une crevasse dans le sol, le bruit d'une chute ou d'un rapide, frappaient-ils leur imagination, ils offraient des sacrifices aux esprits de ces fleuves et de ces montagnes. Ils jetaient du tabac ou des oiseaux dont ils avaient coupé la tête dans leurs eaux, ou vers leurs cimes. Les Cénis et les Ayennis offraient les prémisses de leurs champs en sacrifice.
Le dieu du mal 65 et celui de la guerre ne voulaient que des sacrifices sanglans. Les Hurons offraient des chiens en holocauste. Les victimes humaines n'ensanglantaient les fêtes des Sauvages qu'après une victoire. Jogues rapporte que lorsqu'il était chez les Iroquois, ils sacrifièrent une femme algonquine en honneur d'Agreskoué, leur dieu de la guerre. «Agreskoué s'écrièrent-ils, nous brûlons cette victime en ton honneur; repais-toi de sa chair, et accorde nous de nouvelles victoires.»
Le Sauvage qui avait mis la nature animée et inanimée sous l'influence de nombreuses divinités, qui réglaient dans leur domaine invisible, le destin de toutes choses, devait désirer avoir, lui aussi, un ange tutélaire qui l'accompagnât partout et veillât sur lui. Le jeune Chipaouais se peignait le visage de noir, et renfermé dans une hutte de branches de cèdre bâtie sur la cime d'une montagne, il jeûnait des semaines entières, jusqu'à ce qu'étant affaibli par les veilles et la faim, et l'esprit en proie à une excitation fébrile, il vît un dieu en songe. Ce dieu qui se manifestait à lui quelquefois sous la forme d'une tête d'oiseau, d'un pied d'animal, etc., était son ange gardien pour le reste de sa vie.
Un peuple qui n'avait pas de culte, n'avait pas besoin de prêtres. Si quelqu'un appelait une divinité à son aide, et voulait se la rendre propice, il offrait lui-même son sacrifice. Lorsque c'était la tribu, le chef accomplissait cette oeuvre de propitiation.
Plus les hommes sont ignorans, et plus ils sont superstitieux. Les Sauvages ajoutaient foi aux songes; ils croyaient que les êtres supérieurs profitaient de leur sommeil pour leur communiquer des avertissemens, ou des ordres. Ils s'empressaient de se rendre aux voeux des esprits invisibles, et comme ils étaient persuadés que les plus grands malheurs seraient la suite d'une désobéissance, nul sacrifice ne leur coûtait pour se conformer à la voix venue d'en haut. Cependant chacun restait libre d'interpréter ses visions à son gré, et s'il ne voulait pas convenir que son génie avait raison, l'Indien rejetait ses augures, ou même prenait un autre génie tutélaire plus favorable à ses désirs; jamais il n'était persécuté pour avoir méprisé des croyances regardées comme sacrées. C'est cette liberté qui empêcha de naître parmi eux le scepticisme et l'incrédulité, ces deux anges de ténèbres enfantés par la persécution et la haine. On a remarqué que les nations qui jouissaient d'une grande liberté religieuse, étaient celles-là même qui avaient le plus de religion. En effet, la religion doit être fondée sur l'opinion; et il n'y a plus d'opinion dès qu'il n'y a plus de liberté. Jamais la France n'a été plus irréligieuse qu'après la révocation de l'édit de Nantes jusqu'au commencement de ce siècle. Il en a été de même en Angleterre sous Charles II, alors que le peuple sceptique était généralement indifférent sur la religion que le gouvernement lui ordonnerait d'embrasser (Lingard).
Les Indiens qui avaient peuplé l'univers de divinités, et qui ne portaient qu'avec une crainte superstitieuse leur pensée sur ce monde invisible qui les environnait de toutes parts, devaient croire que la nature avait doué quelques hommes du don d'en sonder les profonds mystères. Ces hommes privilégiés étaient connus dans les forêts sous le nom de devins, vulgairement jongleurs, et sous celui de médecins. Ils prétendaient avoir une communication plus intime avec les esprits que les autres hommes. Leur empire s'étendait sur toute la nature; ils pouvaient faire tomber l'eau du ciel qui en refusait à la terre altérée, détourner la foudre et prédire l'avenir. Ils avaient aussi le pouvoir de favoriser les chasseurs en faisant tomber sous leurs flèches heureuses un gibier abondant, ou d'attendrir le coeur d'une femme insensible aux soupirs d'un amant désespéré. Ces grands avantages les rendaient un objet de respect pour la multitude.
Ils ne soignaient qu'avec des simples, et accompagnaient l'administration de leurs remèdes de cérémonies ridicules qui en imposaient à la superstition du malade. Ils interrogeaient leurs dieux, afin de savoir s'il guérirait ou non.
Le diable était toujours à leur service pour faire des prophéties. Ils n'avaient qu'à s'enfermer dans une cabane, faire des contorsions, pousser des cris, l'esprit des ténèbres soudain leur apparaissait; alors le jongleur lui attachait une corde au cou, et le forçait, ainsi enchaîné, à lui dévoiler l'avenir. Cet emploi que la crédulité vulgaire rendait profitable, passait de père en fils chez les peuplades de l'Acadie (Lescarbot).
Nous avons vu plus haut quelle est la croyance des Sauvages touchant une autre vie. Le grand dogme de l'immortalité de l'âme était répandu chez tous les peuples de l'Amérique. La nature de l'homme se refuse à croire que chez lui tout doit périr; et en effet s'il en devait être ainsi, comment aurait-il jamais pu concevoir une immortalité qui aurait été si étrangère au but de sa création. L'Indien, l'homme sauvage, trouvait toute naturelle une vie qui ne finissait point; mais il ne pouvait comprendre comment un esprit pouvait mourir. Sa foi était bien contraire à celle du matérialiste civilisé, qui ne peut comprendre, lui, comment il peut toujours exister.
Mais si les Sauvages croyaient à l'immortalité de l'âme, ils ne pouvaient la concevoir séparée d'un corps; tout dans leur esprit prenait des formes sensibles; c'est pourquoi ils allaient déposer religieusement des vivres sur la tombe d'un parent ou d'un ami décédé; ils croyaient qu'il fallait plusieurs mois pour se rendre dans le pays des âmes, qui était vers l'Occident, et dont le chemin était rempli d'obstacles et de dangers.
Ils avaient le plus grand respect pour leurs morts, et les funérailles étaient accompagnées de beaucoup de cérémonies. Dès qu'un Indien était expiré, les parens faisaient entendre des cris et des gémissemens qui duraient des mois entiers. Le défunt était revêtu de ses plus beaux habits; on lui peignait le visage, et on l'exposait à la porte de sa hutte ses armes à côté de lui. Quelqu'un de sa famille célébrait ses exploits à la chasse et à la guerre. Dans quelques tribus les femmes pleuraient, dansaient et chantaient incessamment.
Au bout d'un certain temps, les amis procédaient à l'inhumation du corps, qui était placé assis dans une fosse profonde et tapissée de fourrures. Ils lui mettaient une pipe à la bouche, et l'on disposait devant lui son casse-tête, son manitou ou dieu pénate, et son arc tout bandé. On le recouvrait de manière à ne pas le toucher. On plantait ensuite une petite colonne sur sa tombe, à laquelle on suspendait toutes sortes d'objets pour manifester l'estime que l'on avait pour le défunt. Quelquefois on y mettait son portrait taillé en bois, 66 avec des signes indicatifs de ses hauts faits. Cette figure s'appelait Tipaiatik, ou ressemblance du mort.
Ceux qui mouraient en hiver ou à la chasse, étaient exposés sur un grand échafaud dressé dans la forêt, en attendant le printemps, ou qu'on les rapportât dans leur village pour les y enterrer. 67 Ceux qui mouraient à la guerre étaient brûlés, et leurs cendres ramassées soigneusement pour être déposées avec celles de leurs ancêtres. D'autres fois le corps était séché, et gardé dans un cercueil jusqu'à la fête des morts, qui avait lieu tous les 8 ou 10 ans. C'était la cérémonie la plus célèbre chez les Indiens.
Lorsque l'époque de cette fête lugubre était arrivée, ils se réunissaient pour nommer un chef. Ce chef faisait inviter les villages voisins. Au jour fixé, tout le monde plongé dans la plus grande tristesse, se rendait en procession au cimetière, où l'on découvrait tous les tombeaux qui étaient livrés de nouveau à la lumière du jour et aux regards des vivans. La foule contemplait longtemps dans un morne silence ce spectacle, si bien fait pour inspirer les réflexions les plus sérieuses, tandis qu'une femme poussait des cris plaintifs. Ensuite l'on ramassait les os des morts, après en avoir enlevé avec de l'eau, les chairs non encore réduites en cendres. Ces ossemens étaient recouverts avec soin de peaux de castor; et l'on chargeait sur ses épaules les précieux restes de ses parens, et la procession regagnait le village aux accords des instrumens et des voix les plus belles. Chacun déposait en arrivant dans sa hutte ce fardeau sacré avec tous les signes de la douleur, et donnait un festin en mémoire des défunts de la famille. Les jours suivans étaient remplis par des fêtes, des danses funèbres, et des combats, espèces de tournois où se donnaient des prix. De temps en temps l'on entendait des cris, que l'on appelait le cri des morts.
Pour assister à cette grande solennité, les Sauvages venaient d'une très grande distance, quelquefois de 150 lieues. Ils étaient reçus avec toute l'hospitalité qui distinguait les Indiens; on leur faisait des présens; ils en donnaient à leur tour.
Après avoir accompli tous les devoirs imposés dans cette occasion, l'on reprenait les ossemens, et on allait les porter dans la salle du Grand-Conseil, où ils étaient suspendus aux parois. Un chef entonnait alors le beau chant des funérailles: «Os de mes ancêtres, qui êtes suspendus au-dessus des vivans, apprenez-nous à mourir et à vivre! Vous avez été braves, vous n'avez pas craint de piquer vos veines; le maître de la vie vous a ouvert ses bras, et vous a donné une heureuse chasse dans l'autre monde.
«La vie est cette couleur brillante du serpent, qui paraît et disparaît plus vite que la flèche ne vole; elle est cet arc-en-ciel que l'on voit à midi sur les flots du torrent; elle est l'ombre d'un nuage qui passe.
«Os de mes ancêtres, apprenez au guerrier à ouvrir ses veines, et à boire le sang de la vengeance.»
Dans bien des contrées on les portait en procession de village en village. Enfin la solennité finie, on allait les déposer dans une grande tombe tapissée des pelleteries les plus belles et les plus rares, où ils étaient placés en rang à la suite les uns des autres. Les Sauvages y déposaient tout ce qu'ils possédaient de plus précieux. Tandis qu'ils descendaient ainsi, dans leur demeure commune, les restes de leurs parens, les femmes se répandaient en gémissemens et en lamentations. Chacun prenait ensuite un peu de terre dans la fosse, et la gardait soigneusement prétendant qu'elle lui porterait chance au jeu.
Dans cette cérémonie, tout se passait avec ordre, modestie et décence. Aucune nation n'a de solennité plus imposante, et qui soit faite pour inspirer autant de respect pour la mémoire de ses ayeux, que la fête des morts des Indiens. Cette pompe lugubre, ces chants graves et tristes, ces dépouilles de tant de tombeaux, cette douleur universelle enfin, devaient laisser dans l'âme l'impression la plus profonde! Seule la sombre majesté des forêts est en harmonie avec un spectacle aussi éloquent, et dont la grandeur semble être si au-dessus de nos moeurs artificielles et de convention.
Les Sauvages avaient plusieurs sortes de fêtes; des danses, des jeux. La fête des songes n'était autre chose que des saturnales, dans lesquelles ils s'abandonnaient à tous les écarts d'hommes ivres ou insensés. Ils allaient, dans leurs accès d'étrange folie, jusqu'à brûler leurs villages. Heureusement qu'un village indien était reconstruit presqu'avec autant de rapidité qu'il était détruit.
Ces peuples avaient une passion singulière pour les jeux de hasard. Le plus célèbre était celui des osselets, qui se joue à deux, avec de petits os à six facettes inégales, dont une noire, et une jaune-blanche. Ces joueurs les faisaient sauter dans un bassin; et celui qui d'un coup amenait tous les osselets la même facette en haut, gagnait la partie. Le perdant était remplacé par un autre joueur. Ainsi tout le village y passait. Quelquefois la lutte s'engageait entre deux villages. Dans tous ces combats, les Sauvages montraient une ardeur effrénée. Ils invoquaient les dieux, leur promettaient des sacrifices, leur demandaient de bons rêves, indices certains, suivant eux, du succès. Ils se portaient des défis en jouant, se querellaient, se battaient. Les grandes parties duraient plusieurs jours, au milieu du bruit, des applaudissemens, ou des imprécations. Tantôt la foulé immobile suivait la partie avec une attention intense, tantôt, comme une mer troublée jusqu'en ses fondemens, elle se débattait, se heurtait avec une épouvantable confusion. Il semblait que les âmes de ces barbares fussent agitées par mille passions diverses.
Ces hommes si passionnés pour le jeu, l'étaient faiblement pour les femmes. Plusieurs auteurs ont voulu fonder sur cette singularité qui s'explique facilement, des hypothèses plus ou moins vraisemblables, et sont parvenus seulement à pervertir la vérité. L'amour devient une passion chez les Européens à mesure qu'il rencontre des obstacles. Chez les Sauvages, «les plaisirs de l'amour y étaient trop faciles pour y exciter puissamment les désirs.»
Dès que l'âge le permettait, les deux sexes pouvaient satisfaire leurs désirs sans blesser les usages reçus. «Ils ne pensaient pas mal faire» (Lescarbot). C'est dans cette liberté que l'on doit chercher les raisons du manque de fécondité des femmes indiennes, et aussi dans l'usage où elles étaient d'allaiter leurs enfans plusieurs années, pendant lesquelles elles n'approchaient pas du lit de leurs maris; peut-être encore dans la difficulté de nourrir une grande famille. Au reste, le mariage était une institution reconnue. Celui qui voulait prendre une épouse, s'adressait à son père et lui offrait un présent. Si le présent était accepté, la fille devenait sa femme. Cependant il tâchait quelque fois aussi de se la rendre agréable, et lui faisait la cour six mois ou un an avant de la prendre dans sa maison.
La polygamie était permise; mais ceux qui avaient plusieurs femmes étaient assez rares, à cause probablement des dépenses que causait un ménage nombreux. Le divorce était aussi reçu, et le mari avait le droit de répudier ou de tuer sa femme adultère. Les enfans resserraient généralement les liens du mariage, et rarement le divorce avait lieu entre le mari et la femme lorsqu'il leur en était né.
Les Sauvages étaient très attachés à leurs enfans; 68 ceux qui n'étaient pas en âge de marcher, ne laissaient point leurs mères qui ne les perdaient jamais de vue. Elles ignoraient l'usage de les nourrir du lait d'une étrangère, abus si généralement répandu chez les nations civilisées. Elles les allaitaient elles-mêmes jusqu'à trois ou quatre ans, et quelquefois plus, et elles les portaient dans des espèces de maillots fortifiés d'un côté par une petite planche, et que l'amour maternel se plaisait à orner des ouvrages les plus délicats. Dans leur marche, elles les suspendaient sur leurs dos; pendant l'ouvrage, à une branche d'arbre près d'elles où ils étaient bercés par la brise. «S'ils venaient à mourir, les parens les pleuraient amèrement. On voyait quelquefois deux époux aller, après six mois, verser des larmes sur le tombeau d'un enfant, et la mère y faire couler du lait de ses mamelles».
Dès que les enfans pouvaient marcher, on les affranchissait de toute gêne; on les abandonnait à leur jeune et capricieuse volonté 69. Ils contractaient ainsi dès l'âge le plus tendre cet amour de la liberté et de l'indépendance que la civilisation n'a jamais pu dompter. Si quelquefois les missionnaires en réunissaient quelques uns pour les enseigner, tout à coup ils les voyaient s'enfuir, bondissant de joie en brisant un joug qu'ils trouvaient insupportable. Le P. Daniel avait établi pour eux une classe dans le collége de Québec, lors de sa fondation; il crut un moment avoir triomphé des répugnances des Hurons chrétiens à y envoyer leurs enfans; mais cette tentative n'eut aucun succès. L'air des forêts fut toujours fatal à celui de l'école. Dès qu'un jeune Sauvage est capable de manier l'arc, il s'accoutume à l'usage des armes, et se forme en grandissant sur l'exemple de ses pères, dont l'histoire des hauts faits déjà fait battre son jeune coeur. La passion des combats étouffe en lui souvent celle de l'amour; il ne rêve qu'à se distinguer, afin de pouvoir, à l'instar des guerriers les plus renommés de la tribu, célébrer ses exploits dans les fêtes publiques.
Dans les intervalles des expéditions de guerre ou de chasse, les Sauvages s'élevaient des huttes ou se confectionnaient des armes, se creusaient des pirogues ou se modelaient des canots d'écorce de bouleau. Ils aidaient aussi quelquefois aux femmes à cultiver les champs; mais cela était rare, parceque le travail était déshonorant pour un guerrier.
Les Sauvages aimaient beaucoup à entendre raconter. Rangés en cercle autour de leur feu, ou accroupis au pied d'un arbre qui les couvrait de son ombrage, ils prêtaient une oreille attentive à des histoires d'autrefois, dans lesquelles le narrateur, inspiré par l'intérêt de son sujet et l'amour du merveilleux, mêlait les peintures poétiques, les prodiges, les événemens extraordinaires, enfin tout ce qui pouvait faire une vive impression sur l'esprit superstitieux de son auditoire. Souvent des cris de surprise, d'enthousiasme ou d'admiration, venaient l'interrompre. C'est ainsi que, dans la forêt, l'on oubliait les longues journées qui ne se passaient pas à la chasse ou à la guerre.
Le don de l'éloquence est d'un immense avantage chez un peuple ignorant ou barbare, où la parole est le seule véhicule pour la communication des pensées. Si celui qui le possédait chez les Indiens réunissait avec cela le courage, il pouvait espérer de devenir un des chefs de la tribu. Le simple narrateur finissait souvent par devenir un orateur influent. La langue indienne, pleine de figures, se prêtait admirablement à l'éloquence.
L'histoire de la civilisation et des moeurs d'un peuple peut donner d'avance une idée de la perfection de son langage; ce que nous avons déjà dit dans ce livre, peut aider à faire juger de l'état dans lequel se trouvaient les dialectes parlés en Amérique lors de sa découverte. Nous ne devons pas nous attendre à trouver des idiomes perfectionnés et enrichis par les découvertes qui sont le fruit des progrès de la civilisation; mais en même temps nous les verrons en possession d'une organisation complète et soumis à des règles exactes. 70 Nulle horde n'a été trouvée avec une langue informe, composée de sons incohérens et comme sortant des mains du chaos. Aucune langue sauvage ne porte les marques d'une agrégation arbitraire, produit pénible et lent du travail et de l'invention humaine. Le langage est né tout fait avec l'homme. Les dialectes des tribus sauvages portent bien l'empreinte, si l'on veut, de l'état dans lequel elles vivaient; mais ils sont clairs, uniformes, et peuvent sans avoir été régularisés par le grammairien, servir de véhicule à la précision de la logique, et à l'expression de toutes les passions. «Tous ceux qui ont été analysés, abondent en formules comme en combinaisons, en dérivés comme en composés. De même que toutes les plantes qui tirent leur sève de la terre, ont des racines et des vaisseaux capillaires, de l'écorce et des feuilles, de même chaque langue possède une organisation complète, embrassant les mêmes parties du discours. La raison et la parole existent partout liées ensemble d'une manière indissoluble. L'on n'a pas plus trouvé de peuple sans langue formée, que sans perception et sans mémoire». (Bancroft).
Tous les hommes ont les organes de la voix formés de la même manière; de là vient qu'ils sont susceptibles d'apprendre toutes les langues, les sons primitifs étant essentiellement semblables. Cela est si vrai que l'alphabet de notre langue peut servir à exprimer presque tous les sons de celles des Sauvages avec quelques légères variations comme celles-ci. Les Onneyouths changent l'r en l. Ils disent Lobert au lieu de Robert. Le reste des Iroquois rejette la lettre l, et tous, ils ne se servent point de l'm, et n'ont aucune labiale. Des idiomes de cette confédération, celui des Onneyouths est le plus doux, étant le seul qui admette la lettre l, et celui des Tsonnonthouans le plus dur et le plus énergique. Les dialectes Algonquins sont remplis de consonnes, et par conséquent sans douceur; néanmoins il y a des exceptions, comme l'Abénaquis abondant en voyelles, et qui pour cette raison est plus harmonieux.
Les Indiens ne connaissaient point les lettres, ni conséquemment l'écriture, ni les livres. Toutes leurs communications se faisaient par le moyen de la parole, ou de figures hiéroglyphiques grossièrement tracées. Nous pourrions conclure que les signes alphabétiques dérivent de figures semblables, modifiées, abrégées dans l'origine d'une manière infinie par le génie des peuples. La figure d'un animal gravée sur une feuille d'écorce de bouleau, indiquait à un Indien le symbole de sa tribu, et les autres marques tracées autour renfermaient un message de ses amis. Tels étaient les signes qui constituaient l'écriture des peuples de l'Amérique. Ce système était bon pour communiquer laconiquement quelques sentences; mais il était insuffisant pour exprimer une suite de raisonnemens, ou même les faits de l'histoire; du moins ils ne savaient pas en faire usage pour un objet aussi important.
Le Sauvage qui peignait sa pensée sur l'écorce d'un arbre par une image, employait aussi un style figuré dans la parole. Son intelligence n'était point formée à l'analyse, il avait peu d'idées complexes et de conceptions purement mentales. Il pouvait exprimer par des mots les choses qui tombent sous les sens; mais il en manquait pour exprimer les opérations de l'esprit. Il n'avait pas de nom pour désigner la justice, la continence ou la gratitude. Cependant les élémens de son idiome n'attendaient que l'appel de l'esprit, pour lui fournir les expressions dont il pourrait avoir besoin.
Mais si sa langue n'était point surchargée de termes métaphysiques, d'expressions complexes, elle possédait en revanche un coloris frais et pittoresque avec ces grâces simples et naïves que donne la nature. C'était le pinceau de Rubens, dont les couleurs brillantes et habilement ménagées font oublier les défauts qui peuvent se trouver d'ailleurs dans le tableau. Ses expressions hardies et figurées, et son allure libre et toujours logique, la rendaient très propre à l'éloquence, et aux réparties nobles et incisives à la fois.
Le geste, l'attitude, et l'inflexion de la voix, si naturels chez les Sauvages, donnaient aussi beaucoup de force à l'expression de leurs pensées. Ils employaient les métaphores les plus belles ou les plus énergiques. Chaque mot qu'ils disaient allait au but; ils avaient le secret de la véritable éloquence.
S'il est quelque chose qui distingue les langues américaines, c'est le mode synthétique. L'Indien ne sépare pas les parties constituantes de la proposition qu'il énonce; il n'analyse jamais; ses pensées sont exprimées par groupes et font de suite un tableau parfait. L'absence de toute raison réfléchie, de toute analyse logique d'idées, forme le grand trait caractéristique des idiomes sauvages 71. Toutes les expressions doivent être définies, et les Algonquins ni les Iroquois, ne peuvent dire père, sans ajouter le pronom, mon, notre, votre père, etc,. Ils ont très peu de termes génériques. Chaque chose est désignée par un nom propre; ils n'ont pas de mots pour indiquer l'espèce, mais l'individu. Ils disent bien un chêne blanc, rouge; mais ils n'ont pas de terme pour exprimer simplement un chêne. Ils en ont une foule pour exprimer la même action modifiée par le changement d'objet. De là une précision étonnante dans leur langage.
La nature des langues indiennes permet de ne faire qu'un seul mot du nom, du pronom et de l'adjectif, et «ce composé peut ensuite prendre les formes du verbe, et subir tous les changemens et comprendre en lui-même toutes les relations que ces formes peuvent exprimer. 72 Cette propriété a l'effet de varier à l'infini les expressions.
«Les terminaisons des verbes ne changent jamais, les variations s'expriment par des mots ajoutés. Il y a souvent des transpositions singulières de syllabes de différens mots; en voici un exemple. Ogila signifie feu, et Cawaunna, grand; au lieu d'ajouter au premier mot, le dernier, pour dire un grand feu, on mêle les deux ensemble pour n'en faire qu'un seul, et l'on dit Co-gila-waunna. Il existe entre toutes les langues indiennes depuis la baie d'Hudson jusqu'au détroit de Magellan une analogie qui mérite d'être observée; c'est une disparité totale dans les mots à côté d'une grande ressemblance dans la structure. Ce sont comme des matières différentes revêtues de formes analogues. Si l'on se rappelle que ce phénomène embrasse presque de pôle à pôle tout un côté de notre planète, si l'on considère les nuances qui existent dans les combinaisons grammaticales (dans les genres appliqués aux trois personnes du verbe, les réduplications, les fréquentatifs, les duels), on ne saurait être surpris de trouver chez une portion si considérable de l'espèce humaine une tendance uniforme dans le développement de l'intelligence et du langage.» (Voyage de Humboldt et Bonpland).
Gallatin va encore plus loin; il est d'opinion que l'uniformité de caractère dans les formes grammaticales et la structure de toutes les langues indiennes, indique une origine commune à une époque très reculée.
De tout cela, l'on peut conclure avec Duponceau que les formes grammaticales qui constituent l'ordre, l'ensemble d'une langue, ne sont pas l'ouvrage de la civilisation, mais de la nature; et qu'elles sont une conséquence de notre organisation. Le caractère synthétique des langues sauvages nous permet, selon les uns, de tirer une autre conclusion encore plus certaine, c'est que les ancêtres des Indiens ne descendent pas de nations plus civilisées qu'eux. Leurs langues porteraient en elles-mêmes la preuve qu'elles n'ont jamais été parlées que par des peuples plongés dans des ténèbres, où n'avait jamais lui la lumière de la civilisation.
D'autres, parmi lesquels il faut compter Alexandre de Humboldt, disent qu'aucune des langues de l'Amérique n'est dans cet état d'abrutissement, que longtemps et à tort on a cru caractériser l'enfance des peuples; et que plus on pénètre dans la structure d'un grand nombre d'idiomes, et plus on se défie de ces grandes divisions de langues, en langues synthétiques et langues analytiques, qui n'offrent qu'une trompeuse simplicité. 73
Note 73: (retour) On lit dans le second entretien du comte de Maistre, que le Sauvage est le descendant dégénéré d'un homme civilisé. «Par une suite de la même erreur on a pris, dit-il, les langues de ces Sauvages pour des langues commencées, tandis qu'elles sont et ne peuvent être que des débris de langues antiques, ruinées s'il est permis de s'exprimer ainsi, et dégradées comme les hommes qui les parlent.» C'est à ce sujet que cet écrivain plein d'imagination exprime l'opinion, que les castors, les hirondelles et les abeilles sont des êtres dégénérés! Soirées de St.-Petersbourg.
On s'est demandé quelquefois si les hommes de la race rouge étaient doués de facultés intellectuelles aussi puissantes que ceux de la race européenne. Si la même question avait été faite aux Romains, sur les barbares qui envahissaient leur empire, ils auraient probablement répondu comme nous le faisons aujourd'hui à l'égard des Sauvages. En vain veut-on tirer des déductions, pour expliquer les efforts infructueux qu'on a faits pour les civiliser, de la conformation physique de leur crâne et de leur figure, même de leur teint, elles seront toujours entachées de l'esprit de système, répudié avec raison de nos jours dans la solution de questions de cette nature. Combien n'a-t-il pas fallu de générations pour civiliser les barbares qui inondèrent l'Europe dans les premiers siècles de l'ère chrétienne? Et ils étaient venus s'asseoir au sein de populations policées et très nombreuses; ils étaient entourés des monumens que les arts et les sciences avaient élevés dans la Grèce, en Italie, dans les Gaules et en Espagne. Si, au lieu d'avoir tous les jours sous les yeux une civilisation aussi avancée, et vers laquelle ils étaient entraînés comme malgré eux, puisqu'ils vivaient sous son influence immédiate, ils n'avaient trouvé que des forêts et des bêtes sauvages, pourrait-on calculer le temps qu'il leur aurait fallu pour sortir de la barbarie.
Rien n'autorise donc à croire que les facultés intellectuelles des Indiens fussent inférieures à celles des barbares qui ont renversé l'empire Romain. S'ils ont succombé devant la civilisation, c'est que cette civilisation leur est apparue tout à coup, sans transition, avec toute la hauteur qu'elle avait acquise dans quinze siècles. On a voulu leur enseigner en quelques années, ce qu'on avait mis soi-même tant de temps à apprendre. Il aurait fallu les former graduellement, et non pas faire briller tout à coup sur leur intelligence encore si faible, tout l'éclat des feux étincellans du génie moderne.
Si les Indiens n'ont jamais été civilisés, s'ils étaient avec cela susceptibles de le devenir, il est impossible non plus de croire qu'ils soient venus même en contact avec aucune autre nation plus avancée qu'eux, car ils en auraient conservé quelque chose. Ils ne connaissaient point la vie pastorale; ils n'avaient ni vaches, ni moutons, et ils ignoraient l'usage du lait pour la nourriture. 74 La cire leur était également inconnue de même que le fer. Ils n'auraient jamais perdu l'usage de ce métal, qui eût été d'un si grand avantage pour eux, s'ils en eussent une fois acquis la connaissance. Doit-on inférer de là que leurs ancêtres n'ont pas émigré de l'Asie, où toutes ces choses sont connues et utilisées? D'où viennent donc les hommes de la race rouge? Sont-ils les propres enfans du sol américain? Mais, d'un côté, l'Amérique centrale aurait été jadis civilisée; les ruines de Palenque et de Mitla sur le plateau du Mexique indiquent l'existence d'une nation très avancée dans les arts; et de l'autre, la race rouge offre une ressemblance frappante avec la race mogole. M. Ledyard, voyageur américain, écrivait de la Sibérie, que les Mogols ressemblaient sous tous les rapports aux Aborigènes de l'Amérique. Ces diverses circonstances réunies et comparées semblent appuyer et détruire à la fois les diverses hypothèses de l'ingénuité humaine. L'on a découvert dans l'Amérique les traces d'un courant d'émigration venant du nord-ouest et allant vers l'est et le sud. Les Tschukchi du nord-est de l'Asie et les Esquimaux de l'Amérique paraissent avoir la même origine, comme semble le prouver l'affinité de leurs langues. On a remarqué que, quoique les Tschukchi et les Tungousses n'entendent rien à la langue des Esquimaux, ceux-ci les regardaient néanmoins comme des peuples de la même race qu'eux 75. Les Tungousses de la Sibérie sont l'image de nos Indiens; et si nous parcourons l'Amérique en partant du nord, nous trouvons plus de langues primitives vers le golfe du Mexique que partout ailleurs, 76 comme si les nations, arrêtées par le rétrécissement soudain du continent en cet endroit, s'étaient précipitées les unes sur les autres. Néanmoins aucune de ces langues n'a d'analogie avec celles de l'Asie ou de l'Europe. Si l'on adopte l'hypothèse de l'émigration asiatique, 77 il faut supposer que les Esquimaux et les Tschukchi formaient la queue de cet immense torrent de population, qui s'est arrêté au moment où ces deux peuples étaient, l'un sur la rive de l'Amérique, et l'autre sur celle de l'Asie, séparés au détroit de Behring par un bras de mer de quarante quatre milles géographiques de largeur seulement. Les Californiens et les Aztèques prétendent, d'après leurs traditions, venir du nord. 78 On a inventé bien des systèmes pour expliquer l'origine des Indiens; les uns les font descendre des tribus perdues d'Israël, 79 les autres des peuples de l'Atlas, 80 ceux-ci des Chinois, ceux-là des nations polynésiennes; et en effet nous ignorons combien le globe a subi de révolutions physiques dans les mers du sud et dans l'océan Pacifique et Atlantique 81; des continens peuvent y avoir été submergés, et qui sait si les nombreuses îles qu'on y rencontre, n'en sont pas des débris? Suivant la tradition des Indous, il existait autrefois une région nommée Atala, laquelle s'est abîmée dans la mer 82. Mais, à l'aide de ces suppositions, on peut enfanter ainsi bien des hypothèses, sans que les unes jettent plus de lumière sur la question qui nous occupe que les autres. Jusqu'à ce que l'on ait des données plus certaines; que l'étude comparée des races et des langues américaines et asiatiques soit plus approfondie; que l'archéologie nous ait mieux fait connaître, par ses découvertes, tous les secrets que peut renfermer ce continent sur son ancienne histoire, il est donc plus sage de se ranger à l'opinion qui paraît la plus vraisemblable, d'après toutes les connaissances qui ont été recueillies jusqu'à ce jour, savoir; que les Sauvages de l'Amérique septentrionale ont eu leur berceau dans les déserts de la Tartarie.
Note 74: (retour) «Il existe entre les Sauvages américains et les Arabes-Bédouins d'Afrique et d'Asie, cette différence essentielle, que le Bédouin vivant sur un sol pauvre d'herbage, a été forcé de rassembler près de lui, et d'apprivoiser des animaux doux et patiens, de les traiter avec économie et douceur, et de vivre de leur produit, lait et fromage, plutôt que de leur chair; comme aussi de se vêtir de leur poil plutôt que de leur peau; en sorte que par la nature de ces circonstances topographiques, il a été conduit à se faire pasteur et à vivre frugalement sous peine de périr tout à fait: tandis que le Sauvage américain, placé sur un sol luxuriant d'herbes et de bocages, trouvant difficile de captiver des animaux toujours prêts à fuir dans la forêt, trouvant même plus attrayant de les y poursuivre, et plus commode de les tuer que de les nourrir, a été conduit par la nature de sa position à être chasseur, verseur de sang, et mangeur de chair.» Volney:--Tableau des États-Unis.