Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome III
CHAPITRE III.
BATAILLE DE CARILLON.
1758.
Le Canada, abandonné de la France, résout de combattre jusqu'à la dernière extrémité.--Plan de campagne de l'Angleterre: elle se propose d'attaquer simultanément Louisbourg, Carillon et le fort Duquesne.--Prise de Louisbourg après un siège mémorable, et invasion de l'île St.-Jean; les vainqueurs ravagent les établissemens de Gaspé et de Mont-Louis.--Mesures défensives du Canada.--Marche du général Abercromby avec une armée de 16,000 hommes sur Carillon défendu par moins de 3,500 Français.--Bataille de Carillon livrée le 8 juillet.--Défaite d'Abercromby et sa fuite précipitée.--Le colonel Bradstreet surprend et brûle le fort Frontenac.--Le général Forbes s'avance contre le fort Duquesne.--Défaite du major Grant.--Les Français brûlent le fort Duquesne et se retirent.--Vicissitudes de la guerre dans toutes les parties du monde.--Changement de ministres en France.--Brouille entre le général Montcalm et le gouverneur.--Observations des ministres sur les dilapidations du Canada et reproches sévères à l'intendant Bigot.--Intrigues pour faire rappeler M. de Vaudreuil et nommer Montcalm gouverneur.--Les ministres décident de faire rentrer ce dernier en France; le roi s'y oppose.--Dépêches conciliatrices envoyées avec des récompenses et des avancemens.--On n'expédie point de renforts.--Défection des nations indiennes, qui embrassent la cause de l'Angleterre par le traité de Easton.--Cette dernière puissance décide d'attaquer Québec avec trois armées qui se réuniront sous les murs de cette capitale.--Forces du Canada et moyens défensifs adoptés pour résister à cette triple invasion.
Les efforts gigantesques et la persévérance de la Grande-Bretagne pour s'emparer du Canada, durent faire croire qu'elle allait envahir ce pays par tous les côtés à la fois, et tâcher enfin de terminer la guerre d'un seul coup par une attaque générale et irrésistible, et laver, par cette conquête, la honte de toutes ses défaites passées. Aussi la France perdait-elle tous les jours l'espoir de conserver cette belle contrée, et c'est ce qui l'empêcha sans doute de lui envoyer les secours dont elle avait un si pressant besoin. Mais ses défenseurs, laissés à eux-mêmes, ne fléchirent pas encore devant l'orage qui augmentait chaque année de fureur. «Nous combattrons, écrivait Montcalm au ministre, nous nous ensevelirons, s'il le faut, sous les ruines de la colonie.» Il faut ajoutait-on encore, que tous les hommes agiles marchent au combat; que les officiers civils, les prêtres, les moines, les femmes, les enfans, les vieillards, fassent les travaux des champs, et que les femmes des chefs et des officiers donnent l'exemple. Tels étaient l'enthousiasme et la détermination des habitans et des soldats pour la défense commune.
Cependant l'Angleterre avait décidé d'attaquer simultanément Louisbourg, Carillon sur le lac Champlain et la route de Montréal qu'elle aurait ensuite assiégé, et le fort Duquesne. 14,000 hommes et une escadre considérable furent destinés pour la première entreprise; 16 à 18 mille hommes reçurent l'ordre d'envahir le Canada par le lac St.-Sacrement, et environ 9,000 hommes par l'Ohio. On était loin de croire à Québec à des armemens aussi formidables, et le pays ne fut sauvé que par la victoire de Carillon, où, comme à Créci, les vainqueurs durent repousser une armée cinq fois plus nombreuse que la leur.
Dans le printemps les troupes françaises, après quelque délai causé par le défaut de vivres, allèrent reprendre leurs positions sur les frontières avec l'ordre de tenir constamment des partis en campagne, afin d'inquiéter l'ennemi, l'obliger à diviser ses forces et découvrir autant que possible quels étaient ses desseins. 3,000 hommes se rassemblèrent ainsi dans le voisinage de Carillon, et à peu près un pareil nombre sur le lac Ontario et au fort Niagara. Ces mesures prises, l'on attendit les événemens, tandis que les Canadiens jetaient sur leurs guérets le peu de semence qu'ils avaient pu dérober à la faim.
De leur côté les Anglais s'étaient aussi mis partout en mouvement. C'est contre Louisbourg qu'ils portèrent leur premier coup.
L'amiral Boscawen fit voile d'Halifax, le 28 mai, à la tête d'une escadre de 20 vaisseaux de ligne, 18 frégates et d'un grand nombre de transports portant une armée de débarquement de 14,000 hommes, comme on l'a déjà mentionné, sous les ordres du général Amherst, avec un train considérable d'artillerie, et arriva le 2 juin devant cette forteresse. Louisbourg, outre 5 vaisseaux de ligne et 5 frégates ancrés dans son port, avait une garnison de 2,100 hommes de troupes régulières et de 600 miliciens pour résister à des forces de terre et de mer formant réunies plus de 30,000 hommes. Le gouverneur, M. de Drucourt, qui avait remplacé le comte de Raymond au commencement des hostilités, résolut de faire la défense la plus énergique, et s'il n'était pas secouru, la plus longue que l'on pouvait attendre de l'état de la place et du nombre de ses défenseurs.
Les fortifications de Louisbourg tombaient en ruine faute d'argent pour les réparer. Les revêtemens de la plupart des courtines étaient entièrement écroulés, et il n'y avait qu'une casemate et une poudrière à l'abri des bombes. La principale force de la place consistait dans les difficultés du débarquement et dans le barrage du port. D'ailleurs, ce qui restait debout des murailles était d'une construction défectueuse, parce que le sable de la mer, dont on avait été obligé de se servir pour les bâtir, n'est point propre à la maçonnerie, et l'on devait craindre l'effet du boulet sur des ouvrages d'une liaison si fragile. Le gouverneur jugea donc à propos de s'opposer au débarquement.
Il fortifia tous les endroits faibles de la côte aux environs de Louisbourg jusqu'à la baie de Gabarus, qui en est éloignée d'une demi-lieue, et où la flotte anglaise avait jeté l'ancre. L'anse au Cormoran était l'endroit le plus faible de cette ligne. Les Français l'avaient étayée d'un bon parapet fortifié par des canons dont le feu se soutenait et par des pierriers d'un gros calibre. En avant on avait fait un abattis d'arbres si serré qu'on aurait eu bien de la peine à y passer, quand même il n'aurait pas été défendu. Cette espèce de palissade, qui cachait tous les préparatifs de défense, ne paraissait dans l'éloignement qu'une plaine ondoyante (Raynal). On avait placé aussi une chaîne de bateaux le long du rivage depuis le Cap-Noir jusqu'au Cap-Blanc, des troupes irrégulières dans toute cette étendue et des batteries dans tous les lieux où la descente était praticable.
En présence de ces obstacles, le débarquement était une opération fort difficile et remplie de périls. Mais comme l'ennemi ne pouvait avoir que des soupçons sur ceux de l'anse au Cormoran, ce fut dans cet endroit-là même qu'il entreprit de mettre pied à terre le 8 juin. Pour tromper la vigilance des Français, il prolongea la ligne de ses vaisseaux de manière à envelopper et menacer toute la côte, et feignant de débarquer à Laurembec et sur plusieurs autres points du littoral, il se jeta tout-à-coup à terre, en trois divisions, dans l'anse au Cormoran, tandis que le général Wolfe faisait gravir un peu plus loin un rocher jugé jusqu'alors inaccessible par une centaine d'hommes, qui s'y maintinrent malgré le feu de quelques habitans et sauvages qui accoururent pour les y attaquer.
Le gouverneur, ne laissant que 300 hommes dans la ville, était sorti avec le reste de la garnison. 2,000 soldats et quelques Indiens garnissaient les retranchemens de l'anse au Cormoran, sur lesquels les troupes comptaient beaucoup plus que sur la place. Les assaillans qui ne voyaient point le piège dans lequel ils allaient tomber, continuaient à descendre à terre. La colonie aurait été sauvée, si on leur eût laissé le temps d'achever leur débarquement et de s'avancer avec la confiance de ne trouver que peu d'obstacles à forcer. Alors, accablés tout-à-coup par le feu de l'artillerie et de la mousqueterie, ils eussent infailliblement péri sur le rivage ou dans les flots, dans la précipitation du rembarquement, car la mer était dans cet instant fort agitée. Mais l'impétuosité française, dit Raynal, fit échouer toutes les précautions de la prudence. A peine les Anglais eurent débarqué une partie de leurs soldats et se préparaient à faire approcher l'autre du rivage, qu'on se hâta de découvrir le piège où ils allaient se jeter. Au feu brusque et précipité qu'on fit sur leurs chaloupes, et plus encore à l'empressement qu'on eût de déranger les branches d'arbres qui masquaient les forces qu'on avait tant d'intérêt à cacher, ils devinèrent le péril et l'évitèrent. Revenant sur leurs pas, ils ne virent plus d'autre endroit pour descendre que le rocher où le général Wolfe avait envoyé les cent hommes. Ce général occupé du soin de faire rembarquer les troupes et d'éloigner les bateaux, ordonna à un officier de s'y rendre.
Le major Scott s'y porte aussitôt avec les soldats qu'il commande. Sa chaloupe s'étant enfoncée dans le moment qu'il mettait pied à terre, il grimpe sur les rochers tout seul. Il ne trouve plus que dix hommes des cent qui y avaient été envoyés. Avec ce petit nombre, il ne laisse pas de gagner les hauteurs. A la faveur d'un taillis épais il se maintient avec un courage héroïque dans ce poste important contre un parti de Français et de sauvages sept fois plus nombreux. Les troupes anglaises bravant le courroux de la mer et le feu des batteries françaises qui se dirigent maintenant sur ce rocher, achèvent de le rendre maître du seul point qui pouvait assurer leur descente. La position des Français sur le rivage dès lors ne fut plus tenable. Ils furent tournés, débordés par les ennemis qui les prirent en flanc et enlevèrent une de leurs batteries. Dans le même instant le bruit courut quelle général Whitmore était débarqué au Cap-Blanc et qu'il allait couper de la ville les 2,000 soldats de l'anse au Cormoran. L'on trembla pour Louisbourg, où il n'avait été laissé, comme on l'a dit, que 300 hommes, et l'on s'empressa d'y rentrer, après avoir perdu deux, cents tués ou prisonniers dans cette journée funeste, qui décida du sort du Cap-Breton.
Les Français n'eurent plus rien à faire alors qu'à se renfermer dans la place avec peu d'espérance de pouvoir s'y défendre long-temps; mais, ils pensaient qu'une longue résistance aurait au moins l'effet de retarder l'attaque que les ennemis projetaient de faire contre le Canada, 16 et ils refusèrent en conséquence la permission que demandait le commandant des cinq vaisseaux qu'il y avait dans le port de se retirer.
Les assaillans ne perdirent pas un moment de délai. Le 12 juin le général Wolfe, à la tête de 2,000 hommes, prit possession de la batterie du Phare, de la batterie royale et des autres postes extérieurs détachés abandonnés par les assiégés. La batterie du Phare était importante en ce qu'elle, commandait le port, les fortifications de la ville et la batterie de l'île située en face. Les travaux du siége contre le corps même de la place commencèrent alors. L'attaque fut conduite avec autant de courage que soutenue avec résolution. Sept mille hommes au plus, en y comptant les matelots des vaisseaux de guerre et le régiment de Cambis qui, débarqué au port Dauphin, pénétra dans la ville pendant le siége, luttèrent contre les forcés quadruples de l'ennemi pendant deux mois avec une opiniâtreté et une patience admirable.
Les assiégeans avaient porté leurs lignes à 300 toises des murailles, favorisés par le terrain qui offrait des protections naturelles à leurs batteries. Ils poussèrent leurs travaux avec la plus grande activité, et firent échouer toutes les sorties que tentèrent les Français non moins alertes qu'eux. Le 19 la batterie du Phare, placée sur une hauteur que les assiégés pouvaient à peine atteindre, commença à tirer. Des deux côtés le feu fut extrêmement vif, mais les Français furent obligés de rapprocher leurs vaisseaux de 600 verges de la ville pour les soustraire aux projectiles de l'ennemi, qui commença aussi alors à bombarder la muraille du côté opposé à la batterie du Phare. Il établit encore successivement trois nouvelles batteries, et fit un épaulement d'un quart de mille de longueur pour faciliter les approches de la ville par une colline qui la commandait. Le 29 juin, les assiégés craignant que la flotte anglaise ne s'emparât du port, coulèrent 2 de leurs vaisseaux et 2 frégates dans la partie la plus étroite de l'entrée du havre. Deux jours après ils coulèrent encore deux autres frégates dont les mâts restèrent hors de l'eau. Ils continuaient en même temps à faire des sorties et un feu très vif de tous les remparts. La femme du gouverneur, madame de Drucourt, s'est acquise pendant ce siège un nom immortel par son héroïsme. Pour encourager les soldats, elle parcourait les remparts au milieu du feu, tirait elle-même plusieurs coups de canon tous les jours, donnait des récompenses aux artilleurs les plus adroits. Elle pansait les blessés, relevait leur courage par des paroles bienveillantes, et se rendait aussi chère au soldat qui l'admirait par son courage que par les vertus plus douces qui appartiennent à son sexe.
Cependant les murailles s'écroulaient de toutes parts sous le feu des batteries anglaises, qui faisaient d'autant plus d'efforts que les assiégés mettaient de vigueur à se défendre. Ceux-ci pouvaient à peine suffire à boucher les plus grandes brèches, lorsque le 21 juillet un boulet mit le feu à l'un des cinq vaisseaux de guerres qui restaient à flot dans le port. C'était un 74; il sauta et en incendia deux autres qui étaient près de lui et qui furent consumés. Les deux derniers échappèrent ce jour-là aux plus grands périls, étant obligés de passer entre les batteries ennemies et le canon des vaisseaux embrasés que le feu faisait partir, mais ce fut pour tomber quelque temps après entre les mains des assiégeans, qui entrèrent dans le port pendant une nuit fort obscure, les surprirent, en brûlèrent un et emmenèrent l'autre.
Après ce dernier coup, les Français durent songer à abandonner la lutte. Le port était ouvert et sans défense. On n'y voyait plus que des débris de vaisseaux; les fortifications n'étaient plus tenables; toutes les batteries des remparts étaient rasées; il restait à peine une douzaine de pièces de canon sur leurs affûts, et la brèche était praticable en beaucoup d'endroits, tellement que les femmes, après le siège, entraient par ces brèches dans la ville. 1,500 hommes ou le tiers de la garnison avaient été tués ou blessés. L'on s'attendait d'une heure à l'autre à voir les ennemis monter à l'assaut. Les habitans, qui en redoutaient les suites, pressèrent le gouverneur à capituler. Celui-ci n'attendant plus de secours dut, le 26 Juillet, accepter les conditions du vainqueur. Louisbourg qui n'était plus qu'un monceau de ruines, retomba avec les îles du Cap-Breton et St.-Jean pour la seconde fois au pouvoir de l'Angleterre. La garnison, formant avec les matelots 5,600 hommes, resta prisonnière de guerre, et les habitans furent transportés en France.
Cette conquête qui coûta aux Anglais 400 hommes mis hors de combat, excita des réjouissances extraordinaires dans, la Grande-Bretagne et dans ses colonies. L'on porta à Londres les trophées de la victoire, en procession du palais de Kensington à l'église St.-Paul, et des actions solennelles de grâces furent rendues dans toutes les églises; moins peut-être pour célébrer ce triomphe que pour faire oublier la perte de la bataille de Carillon, dont l'on venait de recevoir la nouvelle, mais qui ne fut rendue publique qu'après celle de la prise de Louisbourg, car cette ville n'était, après tout qu'une place de guerre, fort secondaire. 17
Note 17: (retour) «Louisbourg is a little place and has but one casement in it, hardly big enough to hold the women. Our artillery made havock among them (the garrison) and soon opened the rempart: in two days more we should certainly have, carried it. If this force had been properly managed, there was an end of the french colony in North America, in one campaign, for we have exclusive of seamen and mariners, near to forty thousand men in arms.»--Lettre du général Wolfe à son oncle le major Wolfe, 27 juillet 1758.
Après cet exploit, la flotte anglaise alla se mettre en possession de l'île St.-Jean, et détruire les établissemens de Gaspé et de Mont-Louis, formés dans le golfe St.-Laurent par des Acadiens rt de pauvres pêcheurs qu'elle emmena. Elle fit aussi une tentative contre Miramichi; puis se retira vers la mi-octobre. Dans le même temps d'autres Anglais construisaient de petits forts, comme pour s'y établir à demeure, dans la partie septentrionale de la baie de Fondy. La destruction de Louisbourg et la perte du Cap-Breton laissèrent le Canada sans défense du côté de la mer, et ouvrirent le chemin de Québec aux ennemis pour l'année suivante.
Mais tandis que le général Amherst et l'amiral Boscawen cueillaient des lauriers dans l'île du Cap-Breton sur le bord de la mer, le général Abercromby, tapi au fond du lac St.-Sacrement, sur la frontière centrale du Canada, dévorait dans l'immobilité et le silence les cuisans chagrins de la cruelle défaite qu'il venait d'essuyer.
Ce général qui s'était réservé pour lui-même le commandement de l'armée qui devait agir sur le lac Champlain, parce que c'était, dans le plan de campagne, la principale opération, avait réuni ses forces, composées de 7,000 hommes de troupes réglées et de 9,000 hommes de troupes provinciales, dans les environs du lac St.-Sacrement, où le colonel Johnson vint le rejoindre avec 4 ou 5 cents sauvages. Cette armée qui avait, comme on l'a déjà fait observer, pour mission de franchir tous les obstacles qui pouvaient se trouver sur la route de Montréal, faisait ses préparatifs pour attaquer les lignes des Français. M. de Vaudreuil ne doutait point qu'avec les forces considérables que l'ennemi avait à sa disposition, il ne pût attaquer Carillon, même après le départ du général Amherst pour Louisbourg; mais n'ayant pas encore reçu de vivres de France, il pensa que le meilleur moyen de défendre cette frontière, serait de faire une diversion. C'est pourquoi il persistait dans le plan qu'il avait formé de jeter un gros corps sur la rive méridionale du lac Ontario, 1° pour faire prononcer définitivement les Iroquois contre l'Angleterre, 2° pour empêcher le rétablissement d'Oswégo, et 3° pour faire une irruption vers Schenectady et obliger l'ennemi à se retirer du lac Champlain. Cette démonstration, à la fois politique et militaire, était une opération fort délicate. 800 soldats et 2,200 Canadiens et sauvages des tribus de l'Ouest furent donnés au chevalier de Levis pour l'accomplir; mais au moment où il allait se mettre en marche; des nouvelles de M. de Bourlamarque, qui commandait sur la frontière du lac St.-Sacrement, informèrent, le gouverneur que le général Abercromby, avec une armée nombreuse et déjà rendue au fort Édouard, était sur le point d'envahir le Canada. Le départ du chevalier de Levis fut aussitôt contremandé, et le général Montcalm, après quelques démêlés avec le gouverneur au sujet de ses instructions, partit de Montréal le 24 juin avec M. de Pont-Leroy, ingénieur en chef, pour aller se mettre à la tête des troupes à Carillon, où il arriva le 30. Trois mille soldats s'y trouvaient rassemblés. Ce fut avec quelque surprise qu'il y apprit que les Anglais étaient prêts à descendre le lac St.-Sacrement, quoique depuis le printemps: il appelât lui-même constamment l'attention de M. de Vaudreuil sur le fort Édouard, et le pressât d'envoyer des renforts à M. de Bourlamarque afin d'être préparé à tous les événemens. Il manda sans délai ce qui se passait au gouverneur, qui fit hâter la marche des secours qu'il lui envoyait et qui étaient déjà en chemin, à savoir: 1,600 Canadiens et des sauvages, et 400 réguliers sous les ordres du chevalier de Levis. Il expédia en même temps l'ordre aux milices du pays de se rendre sur le lac Champlain en toute hâte; mais il était impossible que ces secours pussent arriver avant quelques semaines, une petite partie seulement put atteindre Carillon à marches forcées avant la bataille.
Le 1 juillet le général Montcalm se porta en avant, échelonnant ses troupes depuis le fort Carillon jusqu'au pied du lac St.-Sacrement, afin d'en imposer à l'ennemi, et de s'opposer à son débarquement s'il se présentait une occasion favorable de le faire avec quelque chance de succès.
Dans le même temps (5 juillet) celui-ci s'embarquait à la tête du lac St.-Sacrement sur 900 berges et 135 bateaux; et, précédé par de nombreux radeaux garnis de canons, nouvelle espèce de batteries flottantes, il commença à le descendre. «Le ciel était extrêmement pur, dit le Dr Dwight, et le temps superbe; la flotte avançait avec une exacte régularité au son d'une belle musique guerrière. Les drapeaux flottaient étincelans aux rayons du soleil, et l'anticipation d'un triomphe futur brillait dans tous les yeux. Le Ciel, la terre, et tout ce qui nous environnait présentaient un spectacle enchanteur. Le soleil, depuis qu'il brillait dans les cieux, avait rarement éclairé autant de beauté et de magnificence.» Ces fiers ennemis ne songeaient guère alors dans leur admiration qu'avant quatre jours ils remonteraient le même lac remplis d'épouvante, et comme une troupe fugitive.
L'avant-garde, forte de 6,000 hommes, commandée par lord Howe, atteignit le pied du lac le 6 au matin, et débarqua au Camp-Brûlé. M. de Bourlamarque se replia à son approche à la Chute, où était le général Montcalm, après avoir attendu vainement M. de Trépézée qu'il avait détaché en avant en observation sur la Mqntagne-Pelée avec 300 hommes. Cet officier, voyant paraître les ennemis, voulut rejoindre M. de Bourlamarque, mais s'étant égaré, dans les bois, il perdit du temps, et au lieu de trouver les Français là où il les avait laissés, il se vit tout-à-coup cerné par l'avant-garde ennemie, qui l'attaqua sans lui donner le temps de se reconnaître, et tua, prit ou noya les deux tiers de son détachement. L'autre tiers qui, formait son arrière-garde et qui avait pris une autre route parvint, le 7, sans mésaventure à la Chute, où M. de Trépézée fut apporté blessé mortellement avec un autre officier. C'est dans cette escarmouche que fut tué lord Howe, jeune officier anglais plein d'espérance, et dont ses compatriotes regrettèrent vivement la perte.
Les desseins et la force de l'ennemi étant maintenant pleinement connus, le général Montcalm fit lever le camp de la Chute, et sous la protection des troupes de la colonie et de 4 à 5 cents Canadiens qui venaient d'arriver, il défila, vers les hauteurs de Carillon qu'il avait choisies pour livrer bataille, étant décidé quelle que fût la disproportion des deux armées, de ne point abandonner l'entrée du Canada sans combattre. Il avait d'abord paru incliner pour St.-Frédéric; mais M. de Lotbinière, qu'il consulta, et qui connaissait très bien le pays, avait recommandé les hauteurs de Carillon que les ennemis, suivant lui, ne pourraient passer tant qu'elles, seraient occupées, et qu'il était facile de fortifier par des retranchemens sous le canon du fort; tandis que les travaux qu'il faudrait faire pour se couvrir à St.-Frédéric, prendraient deux mois, et que d'ailleurs Carillon passé, l'ennemî pourrait descendre le lac Champlain et laisser cette place derrière lui. Le général, sentant la force de ces raisons, arrivé sur ces hauteurs devenues si célèbres, fit cesser le mouvement rétrograde des troupes, et leur donna ordre de prendre position en avant du fort, et de s'y retrancher.
Les hauteurs de Carillon se trouvent dans l'angle formé par la déchargé du lac St.-Sacrement nommée rivière à la Chute, et le lac Champlain dans lequel elle va se jeter. Ces buttes du reste, peu élevées, et qui ont leur point culminant au sommet de l'angle même, s'abaissent en en gagnant la base, se terminant en pente douce avant d'arriver au lac Champlain, et en pente plus abrupte du côté de la rivière à la Chute, sur le bord de laquelle règne un petit fond d'environ 25 toises de largeur. Dans le fond de l'angle, sur le bord de l'escarpement, il y avait une petite redoute dont le feu rayonnait sur le lac et la rivière, et enfilait la pente du terrain le long de ce cours d'eau. Cette redoute se reliait, par un parapet, au fort Carillon dont on voit encore des ruines, et qui, pouvant contenir 3 ou 4 cents hommes, se trouvait placé dans le milieu de l'angle et dominait le centre et la droite du plateau, ainsi que la plaine au pied du côté du lac Champlain et de la rivière St.-Frédéric. L'armée passa la nuit du 6 au 7 au bivouac. Les feux de l'ennemi indiquaient qu'il était en force au portage. Les retranchemens formés par angles entrans et sortans, commencés le 6 au soir et continués le 7 avec la plus grande activité, prenaient au fort, suivaient quelque temps la crête des hauteurs du côté de la rivière à la Chute, puis tournaient à droite pour traverser l'angle à sa base, en suivant les sinuosités d'une gorge à double rampe peu profonde qui traverse le plateau, et enfin descendaient dans le bas fond qui s'étend jusqu'au lac. Ces retranchemens pouvaient avoir 600 verges de développement, et 5 pieds de hauteur; ils étaient formés d'arbres ronds posés les uns contre les autres, avec les grosses branches coupées en pointes placées en avant en manière de chevaux de frise. Chaque bataillon, ayant en arrivant pris la place qu'il devait occuper dans l'action, faisait la partie du retranchement destinée à le protéger. Tout le monde travaillait avec une ardeur incroyable. Les Canadiens n'ayant pu recevoir de haches plus tôt, ne commencèrent leur abattis, dans le bas fond du côté du lac Champlain où leur position fut marquée, que dans l'après-midi; ils l'achevèrent le lendemain au milieu du jour au moment où les Anglais paraissaient. Le pays en avant étant couvert de bois, le général Montcalm fit abattre les arbres jusqu'à une certaine distance, afin de voir déboucher les assaillans à découvert et de plus loin.
Dans le même temps le général Abercromby avait débarqué avec toute son armée. Ayant appris par des prisonniers que les Français se retranchaient pour attendre un renfort de 3,000 hommes que devait leur amener le chevalier de Levis, il décida de les attaquer avant la jonction de ce corps; et sur le rapport d'un ingénieur envoyé en reconnaissance, que leurs retranchemens n'étaient pas achevés, il se mit aussitôt en mouvement poussant son avant-garde, sous les ordres du colonel Bradstreet, le? au soir, jusqu'à 700 toises des Français; et des deux côtés l'on se prépara pour l'affaire du lendemain.
L'armée anglaise, défalcation faite de quelques centaines d'hommes laissés à la Chute et à la garde des bateaux au pied du lac, était encore composée de plus de 15,000 hommes d'élite commandés par des officiers expérimentés, et marchant au combat avec toute la confiance que donne une grande supériorité numérique. L'armée française ne comptait que 3,600 hommes dont 150 Canadiens ou soldats de la marine: il n'y avait pas de sauvages. Trois cents hommes furent chargés de la garde du fort, et 3,300 de la défense des retranchemens, que leur peu d'étendue permit de garnir de troupes sur trois hommes de hauteur. L'ordre fut donné que chaque bataillon aurait en réserve sa compagnie de grenadiers et un piquet de soldats: rangés en arrière et prêts à se porter où le besoin le demanderait. Le chevalier de Levis arrivé du matin même de sa personne, fut chargé du commandement de l'aile droite, ayant sous lui les Canadiens formant l'extrême droite sous les ordres de M. de Raymond; M. de Bourlamarque eut le commandement de l'aile gauche. Le général Montcalm se réserva celui du centre. Tel fut l'ordre de bataille des Français.
A midi et demi, les gardes avancées rentrèrent dans les lignes en fusillant avec les troupes légères anglaises. Un coup de canon tiré du fort, donna le signal aux troupes de border les ouvrages. L'ennemi s'ébranlait.
Le général Abercromby forma son armée en quatre colonnes pour attaquer sur tous les points à la fois, et les grenadiers et l'élite des soldats, choisis pour composer la tête des colonnes, eurent ordre de s'élancer contre les retranchemens la bayonnette au bout du fusil, et de ne tirer que quand ils auraient sauté dedans. En même temps un certain nombre de barges devait descendre la rivière à la Chute pour menacer le flanc gauche des Français. A l'heure les colonnes ennemies se mirent en mouvement, entremêlées de troupes légères parmi lesquelles il y avait des Indiens, qui, couverts par les arbres, firent le feu le plus meurtrier. Les colonnes sortirent du bois, descendirent dans la gorge en avant des retranchemens, et s'avancèrent avec une assurance et un ordre admirable, les deux premières contre la gauche des Français, la troisième contre leur centre et la dernière contre leur droite en suivant le pied du coteau dans le bas-fond où se trouvaient les Canadiens. Le feu commença par la colonne de droite des assaillans, et s'étendit graduellement d'une colonne à l'autre, jusqu'à celle de gauche, qui chercha à pénétrer dans les retranchemens par le flanc droit du corps du chevalier de Levis. Cet officier, voyant leur dessein, ordonna aux Canadiens de faire une sortie, et d'attaquer en flanc cette colonne composée de grenadiers et de montagnards écossais. Cette attaque réussit si bien, que le feu des Canadiens, joint à celui des deux bataillons sur le côteau, obligea la colonne ennemie de se jeter sur celle qui était à sa droite, afin d'éviter un double feu de flanc. Les quatre colonnes, obligées de converger un peu en avançant, soit pour protéger leurs flancs, soit pour atteindre le point d'attaque, se trouvèrent réunies en débouchant sur les hauteurs. Dans le même moment, une trentaine de berges se présentaient sur la rivière à la Chute pour menacer la gauche des Français. Quelques coups de canon tirés du fort, qui en coulèrent deux bas et quelques hommes envoyés sur le rivage, suffirent pour les mettre en fuite. Le générai Montcalm avait donné ordre de laisser avancer les ennemis jusqu'à 20 pas des retranchemens. Cet ordre fut ponctuellement exécuté, et ce ne fut que lorsqu'elles arrivèrent à la distance indiquée, que la mousqueterie assaillit ces masses compactes avec un effet si terrible qu'elles tressaillirent, chancellèrent et tombèrent en désordre. Elles se remirent aussitôt néanmoins, et revinrent à la charge; mais, oubliant leur consigne, elles commencèrent à tirer, et le feu devint d'une vivacité extrême sur toute la ligne et se prolongea fort long-temps; mais après avoir fait les plus grands efforts, les assaillans furent obligés de reculer une seconde fois, laissant le terrain jonché de leurs cadavres. Après avoir, repris haleine, ils reformèrent leurs colonnes, et se précipitèrent de nouveau contre les retranchemens avec furie; mais partout ils furent reçus avec la même fermeté et le feu le plus vif et le plus soutenu qu'on eût jamais vu. Le général français s'exposait comme le dernier des soldats. Du centre où il s'était placé, il se portait partout pour donner ses ordres, ou mener lui-même des secours sur les points qui périclitaient. Après avoir fait des efforts inouïs, les assaillans furent encore repoussés.
Etonné de plus en plus d'une résistance si vigoureuse, le général Abercromby, qui avait cru que rien n'oserait tenir devant lui avec les forces accablantes qu'il avait à sa disposition, ne pouvait se persuader qu'il échouerait devant un ennemi qui lui était si inférieur en nombre, et pensa que quelque fût leur courage, les Français finiraient par se lasser d'une résistance qui ne ferait qu'empirer leur perte. Il résolut donc de continuer ses attaques avec la plus grande vigueur jusqu'à ce qu'il eût triomphé; et depuis une heure jusqu'à cinq ses troupes revinrent six fois à la charge, et chaque fois elles furent repoussées avec de grandes pertes. Les fragiles remparts qui protégeaient les Français prirent plusieurs fois en feu dans le cours de l'action. Les colonnes des ennemis n'ayant pu réussir dans les premières attaques faites simultanément sur le centre et les deux ailes de leurs adversaires, se joignirent pour faire des efforts communs; elles assaillirent ainsi réunies tantôt la droite, tantôt le centre, tantôt la gauche des retranchemens sans plus de succès. C'est contre la droite qu'elles s'acharnèrent le plus longtemps, et où le combat fut le plus meurtrier. Les grenadiers et les montagnards écossais continuèrent; à charger pendant trois heures sans se rebuter ni se rompre. Le régiment de montagnards surtout, commandé par lord John Murray, se couvrit de gloire. Il formait la tête d'une colonne presqu'en face des Canadiens. Son costume léger et pittoresque se distinguait entre tous les autres au milieu de la flamme et de la fumée. Ce corps perdit la moitié de ses soldats et 25 officiers tués ou grièvement blessés. Mais enfin cette attaque fut repoussée comme les autres, et les efforts des assaillans échouèrent encore une fois devant l'intrépidité calme mais opiniâtre des troupes françaises. Pendant ces différentes charges les Canadiens firent plusieurs sorties pour prendre l'ennemi en flanc, dans lesquelles ils montrèrent beaucoup de zèle et de courage, et firent des prisonniers.
A cinq heures et demie le général Abercromby, n'osant plus conserver d'espérance, fit retirer toutes ses colonnes dans le bois qu'il y avait derrière lui, et qu'il fit border de tirailleurs, afin de leur laisser prendre haleine, voulant faire une dernière tentative avant de se retirer tout-à-fait. Une heure après elles en sortirent de nouveau et commencèrent une attaque générale sur tous les points à la fois de la ligne française. Toutes les troupes y prirent part, mais elles furent reçues avec la même fermeté qu'auparavant; et après des efforts inutiles, elles durent abandonner définitivement la victoire à leurs adversaires. Le général Abercromby donna l'ordre alors de la retraite, se couvrant d'une nuée de tirailleurs dont le feu avec celui des Canadiens qui sortirent à sa poursuite, se prolongea jusqu'à la'nuit. Les troupes françaises étaient épuisées de fatigues, mais pleines de joie, parce qu'elles sentaient qu'elles avaient fait leur devoir. Le général Montcalm, accompagné du chevalier de Levis et de son état-major, en parcourut les rangs, et les remercia au nom du roi de la conduite qu'elles avaient tenue dans cette importante journée, l'une des plus mémorables dans les fastes de la valeur française. Ne pouvant croire cependant à la retraite définitive des Anglais, et s'attendant à un nouveau combat pour le lendemain, il donna ses ordres et fit ses préparatifs en conséquence. Les troupes passèrent la nuit dans leurs positions; elles nettoyèrent leurs armes, et dès que le jour parut se mirent à perfectionner les retranchemens qu'elles renforcèrent de deux batteries, l'une à droite de 4 pièces de canon et l'autre à gauche de 6. Ne voyant point paraître d'ennemis, le général Montcalm envoya à la découverte des détachemens, qui s'avancèrent jusqu'à quelque distance de la Chute, et brûlèrent un retranchement que les Anglais avaient commencé à y élever et qu'ils avaient abandonné. Le lendemain, 10, le chevalier de Levis poussa jusqu'au pied du lac St.-Sacrement avec les grenadiers, des volontaires et des Canadiens; il ne trouva que des marques de la fuite précipitée d'Abercromby. Dans la nuit même qui suivit la bataille, l'armée anglaise continuant son mouvement rétrograde, s'était mise en marche pour regagner le lac, et ce mouvement était devenu une véritable fuite. Elle avait abandonné sur les chemins ses outils, une partie de ses bagages et un grand nombre de blessés, qui furent ramassés par le chevalier de Levis, et elle s'était rembarquée à la hâte le lendemain au point du jour, après avoir jeté ses vivres à l'eau.
Telle fut la bataille de Carillon, où 3,600 hommes avaient lutté victorieusement pendant plus de six heures contre 15,000, et dont le gain accrut singulièrement la réputation du général Montcalm, que la victoire s'était plu à couronner depuis qu'il était en Amérique, et augmenta encore sa popularité parmi les soldats. L'on n'avait perdu que 337 hommes dont 37 officiers, au nombre desquels se trouvaient M. de Bourlamarque dangereusement blessé à l'épaule, et M. de Bougainville, promu récemment au grade d'aide-maréchal des logis. Le chevalier de Levis reçut plusieurs balles dans ses habits et son chapeau. Les pertes des Anglais furent considérables. Ils avouèrent eux-mêmes 2,000 hommes tués et blessés dont 126 officiers; toutes les correspondances françaises les portent de 4 à 5 mille.
Le général Abercromby remonta le lac St.-Sacrement avec autant de précipitation qu'il en avait mis pour l'atteindre de Carillon, et en arrivant à la tête de ce lac, il se retrancha fortement dans le camp qu'il avait occupé avant cette courte campagne, écrivant en même temps au général Amherst à Louisbourg pour lut ordonner de venir le rejoindre sans délai. Celui-ci, qui ne fut de retour à Boston que le 13 septembre, se mit en marche pour Albany avec 4,500 hommes. Mais la saison était déjà trop avancée pour faire une nouvelle tentative cette année, si toutefois on en avait le projet, et l'invasion du Canada fut ajournée à une autre campagne. Au reste le passage de Carillon aurait été encore plus difficile à forcer que la première fois, parce que les retranchemens qui ne consistaient qu'en arbres renversés le 8 juillet, avaient été refaits depuis en terre et flanqués de redoutes couvertes de canons. Des bandes canadiennes et sauvages battaient la campagne, et tenaient le général Montcalm au courant de tout ce qui se passait dans l'armée anglaise, dont elles allaient attaquer les détachemens et les convois jusque sous les murs du fort Édouard, dans le voisinage duquel M. de St.-Luc en prit un de 150 voitures.
Cependant la grande supériorité numérique des ennemis faisait que leurs pertes étaient à peine sensibles et qu'ils se relevaient plus forts et plus redoutables après chaque défaite, tandis que celles des Français les affaiblissaient réellement, et que chaque victoire diminuait leurs moyens de résistance et les chances d'un succès définitif.
Aussi le général Abercromby apprenant que son mouvement sur Carillon avait fait contremander l'ordre donné au chevalier de Levis de se porter à Oswégo, et que le fort Frontenac, entrepôt de la marine française sur le lac Ontario, se trouvait presqu'abandonné, ce général ordonna au colonel Bradstreet de prendre 3,000 hommes et 11 bouches à feu, et de tâcher de surprendre ce poste important, qui ne s'attendait point dans le moment à une pareille attaque. Cet officier partit sans bruit du camp anglais, descendit la rivière Oswégo, traversa le lac Ontario, au pied, et parut soudainement devant la place le 25 août. Elle n'était gardée que par 70 hommes sous les ordres de M. de Noyan, qui osa se défendre dans ce mauvais poste, et attendre que les bombes fissent voler le fort en éclats pour se rendre. Outre beaucoup de canons, de petites armes et une grande quantité de vivres et de marchandises, les vainqueurs trouvèrent à l'ancre dans le port neuf barques armées, reste des trophées de la conquête d'Oswégo. Après avoir chargé tout ce qu'ils purent emporter sur leurs vaisseaux, ils renvoyèrent la garnison sur parole, brûlèrent les ouvrages et les barques, à l'exception de deux et reprirent le chemin de leur pays où ils rétablirent l'ancien fort de Bull.
Cette expédition, exécutée avec autant de bonheur que d'habileté, fit le plus grand honneur au colonel Bradstreet, et jeta un moment le Canada dans une grande inquiétude pour la sûreté de la partie supérieure du pays; et le commandement du lac Ontario, que les Français croyaient avoir perdu avec l'escadrille de Frontenac. La possession de ce point paraissait si importante, que M. de Vaudreuil, à la première nouvelle de l'apparition du colonel Bradstreet, fit battre la générale et chargea le major de Montréal, M. Duplessis, de prendre 1,500 Canadiens, qui laissèrent là leurs récoltes, et tous les sauvages qu'il pourrait rassembler, et d'aller à marches forcées à son secours; mais cet officier apprit en chemin, à la Présentation, que le poste dont l'on redoutait tant la perte, venait de capituler. Il crut devoir attendre alors de nouveaux ordres du gouverneur, qui lui fit détacher 600 hommes pour renforcer la garnison de Niagara, et manda le général Montcalm à Montréal, afin de délibérer sur ce qu'il y avait à faire dans les circonstances pénibles dans lesquelles la chute de Louisbourg que l'on venait d'apprendre, et la destruction de Frontenac, mettaient le pays. Il fut résolu par ces deux chefs de rétablir ce dernier fort, de reprendre Niagara s'il était tombé au pouvoir de l'ennemi, comme on le craignait, n'étant gardé que par quelques hommes, et d'attaquer Oswégo si les Anglais cherchaient à en relever les fortifications. Le chevalier de Levis fut désigné pour commander cette partie des frontières et M. de Pont-Leroy, ingénieur, pour relever les murs de Frontenac, dont la saison força d'ajourner les travaux à l'année suivante.
Si la force du nombre assurait ainsi aux ennemis les avantages de la campagne dans la partie de la Nouvelle-France qui était la plus voisine de la mer, il en était de même dans la vallée de l'Ohio, où les succès des Français furent insuffisans pour suppléer à leur faiblesse. Comme on l'a déjà dit, c'est le général Forbes qui devait diriger les opérations des Anglais sur cette frontière. Son armée composée de réguliers sous le colonel Bouquet et de milices virginiennes sous le colonel Washington se réunit au nombre de 6,000 hommes, après bien des délais, à Raystown à 30 lieues du fort Duquesne, qu'elle devait attaquer. Mais le triste souvenir de la défaite du général Braddock, tout, frais, encore dans la mémoire, fit choisir une route nouvelle, pour traverser les montagnes. A la, mi-septembre cette armée n'était encore qu'à Loyal-Hanna, où elle éleva un fort, à 45 milles du poste français. Avant de se remettre en chemin, le général Forbes jugea à propos de détacher de son armée 800 soldats sous les ordres du major Grant, pour aller reconnaître, ce poste. Cet officier parvint, par une marche fort secrète, à un quart de lieue du fort Duquesne sans être découvert. Son intention était d'attaquer dans la nuit les Indiens qui se tenaient ordinairement campés autour de la place; mais les feux allumés devant leurs cabanes, qui, devaient lui indiquer leur véritable position étaient éteints lorsqu'il arriva, et il dut se retirer au point du jour sur la crête d'une montagne voisine où il fut aperçu par les Français avec surprise. M. de Ligneris, successeur de M. Dumas, assembla aussitôt les Canadiens et les troupes de la colonie au nombre de 7 à 800, et les mit sous les ordres de M. Aubry, qui marcha droit aux ennemis dans la montagne, les attaqua brusquement et les rejeta en bas dans la plaine fort en désordre. Les sauvages qui s'étaient retirés d'abord, au-delà de la rivière pour ne pas être surpris, en voyant les Anglais repoussés, revinrent sur leurs pas et se réunirent aux Canadiens. La déroute des ennemis devint alors complète; ils furent dispersés et perdirent 300 hommes tués ou blessés, et cent et quelques prisonniers, au nombre desquels se trouvèrent vingt officiers y compris le major Grant lui-même.
La nouvelle de ce désastre trouva le général Forbes à Loyal-Hanna, d'où il n'avait pas bougé. On était en novembre; la saison des gelées était venue, et la neige commençait à blanchir la cime des collines. Il fut décidé dans un conseil de guerre de remettre l'attaque du fort Duquesne à l'année suivante. Malheureusement des prisonniers révélèrent sur ces entrefaites la situation des Français. Les sauvages alliés avaient repris le chemin de leurs bourgades, et les secours venus des postes du Détroit et des Illinois, comptant les ennemis en pleine retraite, s'étaient retirés, de sorte qu'il restait à peine 500 hommes dans ce poste important. A cette nouvelle on changea d'avis dans l'armée anglaise; le général Forbes, laissant derrière lui ses tentes et ses gros bagages, s'avança à marches forcées vers la place avec toutes ses troupes. M. de Ligneris, hors d'état de se défendre contre des forces aussi supérieures, et n'attendant plus aucun secours, embarqua son artillerie sur l'Ohio pour les Illinois, brûla le for et se retira avec sa garnison dans celui de Machault du côté dû lac Erié. Le général Forbes ne trouva plus en arrivant que l'emplacement sur lequel avait existé ce fort si fameux et qui avait tant offusqué l'Angleterre. Il voulut néanmoins en changer le nom, et en l'honneur du ministre, M. Pitt, il donna à cet amas de cendre celui de Pittsburgh, qu'il a conservé, mais qui est devenu aujourd'hui celui d'une ville belle, riche et florissante.
Partout, maintenant la saison du repos était arrivée, et les troupes des deux côtés des frontières avaient pris ou s'en allaient prendre leurs quartiers d'hiver. Les deux armées opposantes sur le lac St.-Sacrement, après avoir reçu l'une et l'autre des renforts que leur inactivité rendit inutiles, s'étaient aussi mises en chemin pour leurs cantonnemens, celle du général Abercromby, après avoir incendié les barraques et les retranchemens qu'elle avait élevés à la tête du lac St.-Sacrement.
L'avantage des opérations de cette campagne, la cinquième depuis le commencement des hostilités, resta aux Anglais, en Amérique; ils se trouvèrent maîtres dans l'automne de Louisbourg et de l'île St.-Jean; ils avaient brûlé les côtes de Gaspé et pris pied sur la rive septentrionale de la baie de Fondy; ils avaient détruit le fort Frontenac et forcé enfin les Français d'abandonner avec le fort Duquesne cette verdoyante et délicieuse vallée de l'Ohio, aux eaux de laquelle ils s'étaient plu à donner le nom de Belle-Rivière. Mais on peut dire que la gloire des armes appartenait à la France. «Partout ses soldats avaient eu à lutter contre des forces très supérieures; supérieures de plus de trois contre un à Louisbourg, de près de cinq contre un à Carillon! Jamais ils ne s'étaient battus avec plus de dévoûment et plus d'intrépidité. Si les chefs commirent quelquefois des fautes, on doit dire qu'elles ne changèrent rien à un dénouement devenu inévitable, et dont l'histoire doit laisser peser la responsabilité sur la caducité du gouvernement de la métropole. Le Canada, abandonné à la double attaque de la famine et de l'épée, ne pouvait résister toujours si celle-ci ne faisait face elle-même à l'Angleterre sur les mers, qui apportaient chaque année des armées entières à nos adversaires déjà beaucoup trop puissans.
Dans les autres parties du monde, la France avait été plus heureuse. Dans les Indes, ses flottes s'étaient emparé de Gondeloue, où dix frégates anglaises avaient été brûlées; elles avaient pris le fort David sur la côte de Pondichéri et Divicoté. Après avoir échoué devant Raga, elles avaient enlevé Arcate, capitale de la Nababie. Mais des combats navals livrés à l'amiral Pocock, étaient restés indécis. En Europe, quoique ses succès eussent été mêlés de revers, sa position n'était pas pire. Ses victoires balançaient ses défaites en Allemagne, et le duc d'Aiguillon, ayant rejoint les Anglais qui tentaient depuis quelque temps des débarquemens en France, avait anéanti leur arrière-garde à St.-Cast. Tant d'efforts cependant pour soutenir, la guerre sur terre et sur mer dans toutes les parties du globe, avaient achevé d'épuiser le trésor. Pitt le savait, et il redoublait d'énergie pour détruire ou paralyser complètement les forces des Français dans le Nouveau-Monde. Les embarras des finances et l'aspect de l'avenir amenèrent un nouveau changement de ministère à Paris. M. Berryer remplaça M. de Moras au bureau de la marine et des colonies; le maréchal de Belle-Isle, le marquis de Paulmy au bureau de la guerre; et le duc de Choiseul, le cardinal de Bernis, à celui des affaires étrangères. Ce changement annonça le triomphe du parti de la guerre à la cour. Mais les affaires militaires n'en réussirent pas mieux; au contraire, l'on va voir les désastres s'accroître de jour en jour. Quant au Canada le nouveau ministère parut lui être moins favorable que l'ancien, et si le général Montcalm eût un ami dans le maréchal de Belle-Isle, M. Bigot eut un censeur sévère dans M. Berryer, qui parut s'occuper davantage du soin d'apurer les comptes de l'intendant, que d'envoyer les secours de tous genres dont ce pays avait besoin.
En effet, les soldats et les vivres manquaient toujours. Une partie de la population ayant été arrachée à l'agriculture pour les besoins de la guerre, la terre était restée sans laboureurs; ce qui nécessitait des importations de céréales encore plus considérables que dans les années précédentes. D'un autre côté les hostilités sur mer rendaient les importations plus difficiles, et il fallait ménager le temps des cultivateurs et régler les opérations militaires de manière à pouvoir en laisser libre le plus grand nombre possible pour le temps des semailles et de la moisson: ainsi la guerre et la culture s'entrenuisaient, et toutes deux marchaient ensemble vers une ruine commune.
Dès le mois d'octobre le gouverneur et l'intendant avaient écrit au ministre pour l'avertir que le projet des ennemis était d'assiéger Québec l'année suivante avec une armée formidable; et que d'après les progrès qu'ils avaient faits dans la campagne actuelle, si le Canada ne recevait point de secours, attaqué de toutes parts, il ne pourrait manquer de succomber; que l'on n'avait que 10,000 hommes à opposer aux forces nombreuses des Anglais, parce qu'il fallait en réserver 4,000 pour les transports et laisser des soldats et des Canadiens dans les garnisons des forts du lac Erié ainsi que dans ceux de Niagara, Frontenac et de la Présentation. «Il ne faut pas compter sur les habitans, disaient-ils, ils sont exténués par les marches continuelles. Ce sont eux qui font toutes les découvertes de l'armée. Leurs terres ne sont point cultivées à moitié. Leurs maisons tombent en ruine. Ils sont toujours en campagne, abandonnant et femmes et enfans, qui pour l'ordinaire sont sans pain.... Il n'y aura point de culture cette année faute de cultivateurs.» Ils ajoutaient que l'on serait forcé de distribuer aux pauvres à bas prix du boeuf ou du cheval. Les demandes du munitionnaire en France en comestibles seuls devaient occuper 35 navires de 3 à 400 tonneaux.
Toutes les correspondances confirmaient ce triste et trop fidèle tableau de la colonie tracé par le gouverneur et l'intendant. M. de Bougainville s'embarqua à Québec pour la France, afin d'engager la cour à faire un grand effort pour épargner au pays le sort qui le menaçait; et le commissaire des guerres, M. Doreil, qui repassait aussi en Europe, fut chargé d'appuyer les représentations de Bougainville.
Des sollicitations si pressantes devaient rester sans résultat. Dans leur impuissance de secourir une si noble contrée qu'ils allaient perdre, les ministres, le coeur rempli de douloureux regrets, éclattèrent en reproches amers contre l'intendant sur les dépenses excessives du Canada, qu'ils attribuaient à sa négligence, comme pour se justifier eux-mêmes aux yeux de la France de la situation malheureuse où elle se trouvait. Berryer écrivait à ce fonctionnaire le 19 janvier (1759) que la fortune de ceux qui avaient suivi ses ordres, rendait son administration suspecte. Dans une autre dépêche (29 août), ce ministre, informé que le tirage des lettres de change allait monter pour 1759 de 31 à 33 millions, observait que les dépenses étaient faites sans ordre, souvent sans nécessité, toujours sans économie, et terminait par ces mots: «On vous attribue directement d'avoir gêné le commerce dans le libre approvisionnement de la colonie; le munitionnaire général s'est rendu maître de tout, et donne à tout le prix qu'il veut; vous avez vous-même fait acheter pour le compte du roi, de la seconde et troisième main, ce que vous auriez pu vous procurer de la première à moitié meilleur marché; vous avez fait la fortune des personnes qui ont des relations avec vous par les intérêts que vous avez fait prendre dans ces achats ou dans d'autres entreprises; vous tenez l'état le plus splendide et le plus grand jeu au milieu de la misère, publique.... Je vous prie de faire de très sérieuses réflexions sur la façon dont l'administration qui vous est confiée a été conduite jusqu'à présent. C'est plus important que peut-être vous ne le pensez.»
Cette dépêche foudroyante et qui semblait mettre à nu les spéculations secrètes de l'intendant, le trouva impassible en apparence; mais il fut intérieurement pénétré à la fois de douleur, de crainte et d'humiliation. Une seconde dépêche répétait les mêmes reproches et comportait des menaces encore plus explicites et plus directes. C'était tout ce qui pouvait être fait pour le moment; les événemens se pressaient avec trop de rapidité pour permettre de porter remède à des abus, dont la cause, soigneusement cachée, exigeait une investigation attentive et minutieuse.
Les obstacles et les malheurs aigrissent le caractère des hommes fiers, et excitent souvent leurs plus mauvaises passions. La division entre le gouverneur et le général Montcalm, à laquelle l'on a fait allusion déjà, prit un caractère plus grave après la bataille de Carillon; et il paraît qu'à la cour, où aboutissaient les accusations et les récriminations, l'on crut alors s'appercevoir que cette malheureuse affaire dégénérait en intrigue, dont M. Doreil était comme l'agent actif et le directeur secret, et le gouverneur devait être la victime. La rentrée de M. Doreil en France ne fut peut-être pas entièrement étrangère à cette menée.
Le général Montcalm et ses partisans accusaient M. de Vaudreuil d'avoir exposé l'armée à une complète destruction par son imprévoyance, en la dispersant sur le lac Ontario et au pied du lac St.-Sacrement, et en n'appelant pas les Canadiens et les tribus sauvages sous les armes, afin d'être prêts à se porter sur les points qui pourraient être menacés. Il est bon d'observer qu'avant le 8 juillet leurs correspondances étaient très circonspectes, contenaient peu de suggestions, n'exprimaient que des doutes, et que Montcalm lui-même croyait l'ennemi si peu préparé à entrer en campagne, qu'il mit six jours à se rendre de Montréal à Carillon. Après la bataille, ce général écrivit au ministre que les mesures du gouverneur l'avaient exposé sans forces suffisantes aux coups de l'ennemi; mais puisque la victoire avait réparé cette faute, ce qui le flattait le plus, disait-il, c'est que les troupes régulières n'en partageaient la gloire avec personne, observation peu généreuse qu'expliquent du reste les jalousies que nous avons signalées déjà plusieurs fois. Après avoir sollicité les grâces que méritait une armée qui s'était couverte de gloire, il ajoutait: «Pour moi, je ne vous en demande d'autre que de me faire accorder par le roi mon retour, ma santé s'use, ma bourse s'épuise. Je devrai à la fin de l'année dix mille écus au trésorier de la colonie, et plus que tout encore, les désagrémens, les contradictions que j'éprouve, l'impossibilité où je suis de faire le bien et d'empêcher le mal, me déterminent de supplier avec instance sa majesté de m'accorder cette grâce, la seule que j'ambitionne.» Doreil, son confident, qui ne se croyait pas tenu d'observer la même réserve, critiquait depuis longtemps, avec une extrême vivacité, tous les actes de l'administration. Depuis le dernier succès surtout, il ne mettait plus de mesure dans ses attaques: «La négligence, l'ignorance, la lenteur et l'opiniâtreté du gouverneur, disait-il, ont pensé perdre la colonie... l'ineptie, l'intrigue, le mensonge, l'avidité, la feront sans doute périr.» Et comme la commune renommée attribuait aux Canadiens une grande part dans les victoires obtenues dans le cours de la guerre, et que le roi pouvait croire au dévouement de ce peuple, il informait le ministre que te général Montcalm lui avait écrit confidentiellement que les Canadiens qu'il y avait à la bataille de Carillon s'étaient conduits fort médiocrement de même que les troupes de la colonie, quoiqu'il eût dit le contraire dans le rapport officiel transmis à Paris. Après plusieurs lettres écrites dans les mêmes termes de blâme et de censure, M. Doreil, croyant avoir bien disposé les ministres à son dessein, les invita enfin dans une dernière dépêche plus violente encore que les autres, à changer le gouverneur, et à choisir le général Montcalm pour le remplacer. «Si la guerre doit durer encore ou non, disait-il, si l'on veut sauver ou établir le Canada solidement, que sa majesté lui en confie le gouvernement. Il possède la science politique, comme les talens militaires. Homme de cabinet comme de détails, il est grand travailleur, juste, désintéressé jusqu'au scrupule, clairvoyant, actif, et n'a en vue que le bien; en un mot, il est homme vertueux et universel.... Quand M. de Vaudreuil, ajoutait-il, aurait de pareils talens en partage, il aurait toujours un défaut originel, il est Canadien.
Toute ces intrigues, qui n'étaient pas assez secrètes pour qu'il n'en transpirât pas quelque chose, même dans le public, parvenaient à la connaissance du gouverneur. Déjà les officiers et les soldats de l'armée attaquaient, critiquaient tout haut sa conduite dans leurs propos, et lui attribuaient la détresse et les malheurs dont ils étaient les victimes. Il voulut mettre un terme à un état de chose qui pouvait avoir des suites les plus lâcheuses; mais il n'échappa point lui-même à la passion qui animait ses ennemis. Dans une lettre pleine de récriminations qu'il adressa aux ministres, il demanda le rappel du général Montcalm, qu'il déclara n'avoir pas les qualités qu'il faut pour la guerre du Canada, beaucoup de douceur et de patience étant nécessaire pour commander les Canadiens et les sauvages, et il désigna le chevalier de Levis pour succéder dans le commandement des troupes.
Ces malheureuses querelles embarrassèrent beaucoup les ministres. Une note fut dressée et soumise au conseil d'état pour rappeler Montcalm, comme il le demandait lui-même, avec le titre de lieutenant-général, et le remplacer par le chevalier de Levis avec le grade de maréchal de camp. Mais le roi, après réflexion, n'approuva point cet arrangement, et les choses restèrent comme elles étaient. L'on peut peut-être dire qu'il serait dangereux, d'une part, d'ôter à ce pays un général aimé du soldat et qui avait toujours été victorieux; et, de l'autre, de changer un gouverneur qui avait obtenu des Canadiens tous les sacrifices de sang et d'argent que l'on pouvait attendre du peuple le plus dévoué, sans qu'ils eussent fait entendre seulement un murmure. Des dépêches conciliantes furent adressées au gouverneur et au général, à qui les ministres, au nom du roi, recommandèrent instamment l'union et la concorde, chose d'une absolue nécessité dans les circonstances où l'on se trouvait. Et dans le printemps M. de Bougainville arriva à Québec avec ses mains pleines de récompenses. M. de Vaudreuil était nommé grand'croix de l'ordre de St. Louis; M. de Montcalm commandeur du même ordre et lieutenant-général; M. de Levis maréchal de camp; Bourlamarque et de Sénezergues, brigadiers; Bougainville colonel, et Dumas, major-général et inspecteur des troupes de la marine. Des croix et des avancemens étaient aussi accordés à beaucoup d'officiers de grades inférieurs. Ces récompenses, surtout les pressantes recommandations des ministres rapprochèrent les deux chefs sans les réconcilier.
Quant aux secours à attendre de la métropole, le ministre de la guerre, à qui M. de Montcalm avait mandé qu'à moins d'un bonheur inattendu d'une grande diversion sur les colonies anglaises par mer, ou de grandes fautes de la part des ennemis, le Canada serait pris dans la campagne de 59 et sûrement dans la suivante, les Anglais ayant 60,000 hommes et les Français au plus de 10 à 11 mille, ce ministre l'informa qu'il ne devait pas espérer de troupes de renfort; 18 et en effet, 600 recrues, 2 frégates et 12 à 15 navires du commerce appartenant la plupart au munitionnaire avec des marchandises et des vivres, furent tout ce qui entra dans le port de Québec avant l'apparition de la flotte ennemie. Quoique par cette conduite de la France, les Canadiens pussent se croire déliés de la fidélité qu'ils lui devaient, puisqu'elle reconnaissait elle-même la supériorité absolue de l'ennemi en Amérique, pas un cependant ne parla de rendre les armes; ils avaient encore du sang à verser et des sacrifices à faire pour cette ancienne patrie d'où sortaient leurs pères, et s'il y eût des paroles de découragement, elles partirent plutôt des rangs de l'armée régulière que de ceux des colons.
Note 18: (retour) «Je suis bien fâché d'avoir à vous mander que vous ne devez point espérer de recevoir de troupes de renfort. Outre qu'elles augmenteraient la disette des vivres que vous n'avez que trop éprouvée jusqu'à présent, il serait fort à craindre qu'elles ne fussent interceptées par les Anglais dans le passage; et comme le roi ne pourrait jamais vous envoyer des secours proportionnés aux forces que les Anglais sont en état de vous opposer, les efforts que l'on ferait ici pour vous en procurer n'auraient d'autre effet que d'exciter le ministère de Londres; à en faire de plus considérables pour conserver la supériorité qu'il s'est acquise dans cette partie du continent.» Lettre du 19 février 1759.
Le gouvernement britannique, de son côté n'ignorait point à quel état de détresse le Canada était réduit. Ce fut un motif de plus pour lui de redoubler de vigueur. Il demanda et obtint des communes tout ce qui était nécessaire, hommes, argent et vaisseaux, pour mener à bonne fin l'entreprise glorieuse qu'il avait commencée. Si les progrès faits jusque là étaient peu brillans, du moins ils étaient solides; le chemin de Québec était frayé, de même que celui de Niagara et du Canada occidental. Les diverses tribus de ces contrées, voulant prévenir le moment de la chute de la puissance française dans cette partie du Nouveau-Monde, et s'assurer de l'amitié de la Grande-Bretagne avant qu'il fût trop tard, avaient signé avec elle un traité de paix dans le mois d'octobre précédent, à Easton, où s'étaient exprès rendus sir William Johnson et plusieurs gouverneurs accompagnés d'un grand nombre des personnes les plus marquantes des provinces anglaises. Ainsi se brisait chaque jour cet admirable système des alliances indiennes commencé par Champlain et organisé par Talon et Frontenac. Le traité d'Easton prépara la voie, suivant Smollett, aux opérations militaires qui furent projetées contre le Canada pour la célèbre campagne de 59.
Comme l'année précédente, l'Angleterre persista dans son plan d'envahir le Canada à la fois par le centre et par les deux extrémités. L'immensité de ses forces l'obligeait, du reste, à les diviser ainsi; car, réunies, elles se seraient nui et une partie serait restée inutile. Louisbourg étant pris, Québec était la seconde ville qu'il fallait attaquer du côté de la mer, et sous les murs de laquelle les trois armées envahissantes devaient se réunir pour enlever de vive force ce dernier boulevard des Français dans le continent. Le général Amherst, à qui la chambre des communes avait voté des remercîmens en même temps qu'à l'amiral Boscawen, pour la conquête de Louisbourg, fut choisi pour commander en chef l'armée anglaise à la place du général Abercromby rappelé après la bataille de Carillon. Un corps d'environ dix mille hommes de troupes de débarquement sous les ordres du général Wolfe qui s'était distingué, comme on l'a vu, au au siège de Louisbourg par son activité et par son audace, fut chargé de remonter le St.-Laurent et d'assiéger Québec; un autre de douze mille hommes, commandé par le général en chef lui-même, devait tenter pour la troisième fois le passage du lac Champlain, descendre la rivière Richelieu et le St.-Laurent, et se réunir à celle du général Wolfe. Le général Prideaux avec un troisième corps, composé de troupes régulières et provinciales, et de plusieurs milliers d'Indiens sous les ordres de sir William Johnson, était chargé de prendre Niagara, descendre le lac Ontario, enlever, chemin faisant, Montréal, et enfin venir se joindre aussi aux deux armées déjà rendues sous les murailles de la capitale canadienne. Un quatrième corps moins considérable devait, sous les ordres du colonel Stanwix, battre la campagne, enlever les petits forts et purger d'ennemis les rives du lac Ontario. Outre ces forces, qui composaient un total de plus de 30,000 hommes avec des parcs formidables d'artillerie et de toutes sortes de machines de guerre, les amiraux Sounders, Durell et Holmes firent voile d'Angleterre avec une escadre de 20 vaisseaux de ligne, 10 frégates, 18 autres bâtimens plus petits, lesquels furent joints par un grand nombre d'autres, pour transporter l'armée du général Wolfe de Louisbourg à Québec et couvrir le siège de cette ville du côté de la mer: cette flotte n'avait pas moins de 18,000 hommes d'équipages et soldats de marine. Si, à cela, l'on ajoute encore les troupes destinées à la garde des colonies anglaises elles-mêmes et qui étaient considérables, on voit que l'estimation des forces de l'ennemi, faite par le général Montcalm, n'était pas loin de la vérité, et que la conquête du Canada avait occasionné à ses envahisseurs l'armement de trois fois plus d'hommes qu'il comptait lui-même dans son sein de soldats et d'habitans capables de porter les armes, 19 fait qui témoigne de la crainte que ces braves, si faibles en nombre, avaient inspirée à leurs ennemis.
En vue de ces immenses préparatifs, l'on fit faire dans l'hiver le dénombrement des hommes capables de servir; il s'en trouva 15,000 20 de l'âge de 16 à 60 ans. Les troupes régulières montèrent seulement à 5,300 hommes après l'arrivée des 600 recrues dont nous avons parlé plus haut. 21 On sait que depuis l'origine de la colonie toute la population était armée en Canada. Le 20 mai le gouverneur adressa une circulaire à tous les capitaines de milice pour leur enjoindre de tenir leurs compagnies prêtes à marcher au premier ordre, chaque homme portant des vivres pour six jours. Dès le mois d'avril le peuple avait été prévenu de l'orage qui allait fondre sur lui, et des prières publiques avaient été ordonnées dans toutes les églises du pays où les habitans se portèrent en foule comme ils allaient bientôt se porter au combat.
Note 19: (retour) Les journaux des colonies anglaises portaient leurs forces de terre à 60,000 hommes. «L'Angleterre a actuellement plus de troupes en mouvement dans ce continent que le Canada ne contient d'habitans, en comprenant les vieillards, les femmes et les enfans. Quel moyen de pouvoir résister à cette multitude.»--Lettre de M. Doreil, commissaire des guerres, au ministre.
Dès le petit printemps le capitaine Pouchot partit pour Niagara avec environ 300 hommes de renfort, réguliers et Canadiens, et l'ordre de réparer les ouvrages de ce fort, de s'y défendre s'il était attaqué, et s'il ne l'était pas, de soutenir les postes du voisinage de l'Ohio, d'y prendre l'offensive même s'il se présentait une occasion favorable de le faire avec succès. Quelques barques avaient été construites dans l'hiver à la Présentation pour aller relever les ruines du fort Frontenac et reprendre la supériorité sur le lac Ontario. M. de Corbière fut choisi pour remplir cette double mission. De petits bâtimens avaient été construits aussi au pied du lac Champlain, afin de protéger les communications avec St.-Frédéric et Carillon, et, dans tous les cas, d'aider à la défense du fort St.-Jean. Environ 2,600 hommes furent échelonnés dès que la saison le permit sur cette frontière depuis Chambly jusqu'au pied du lac St.-Sacrement, sous les ordres du brigadier Bourlamarque. Il devait faire travailler aux retranchement de Carillon qui n'étaient pas encore finis; mais les nouvelles apportées par le colonel Bougainville ayant fait supposer que Québec était le point le plus menacé, l'ordre lui fut transmis, si l'ennemi se présentait en force, d'abandonner les positions de Carillon et de St.-Frédéric, après en avoir fait sauter les fortifications, et de se replier sur l'île aux Noix. Le chevalier de la Corne, chargé de tenir la campagne au pied du lac Ontario avec 1,200 hommes, devait aussi, lui, s'il était forcé, se retirer à la tête des rapides du St.-Laurent au-dessous de la Présentation, et là faire ferme contenance. Ces précautions prises, le surplus des troupes resta dans ses quartiers, se tenant prêt à marcher au premier ordre. Le gouverneur et les généraux Montcalm et de Levis, résolurent ensuite d'attendre à Montréal que l'ennemi se mît en campagne, pour voir où il faudrait se porter; car sa supériorité forçait les Français à recevoir la loi de lui pour leurs mouvemens. Le général Montcalm souffrait de cette inaction, et il trouvait les dispositions pour la défense de Québec trop tardives; mais M. de Vaudreuil, portant les yeux sur tous les points menacés, n'osait se décider encore, d'autant plus que toutes les armées anglaises devaient agir simultanément; et il attendit qu'elles s'ébranlassent pour marcher à la première qui paraîtrait.
LIVRE X.
CHAPITRE I.
VICTOIRE DE MONTMORENCY ET PREMIÈRE
BATAILLE D'ABRAHAM.
REDDITION DE QUÉBEC.
1759.
Invasion du Canada.--Moyens défensifs qu'on adopte.--L'armée française se retranche à Beauport, en face de Québec.--Arrivée de la flotte ennemie.--Les troupes anglaises débarquent à l'île d'Orléans.--Manifeste du général Wolfe aux Canadiens.--Ce général, jugeant trop hasardeux d'attaquer le camp français, décide de bombarder la capitale et de ravager les campagnes.--La ville est incendiée.--Attaque des lignes françaises à Montmorency.--Wolfe repoussé, rentre accablé dans son camp et tombe malade.--Il tente vainement de se mettre en communication avec le général Amherst sur le lac Champlain.--Les autres généraux lui suggèrent de s'emparer des hauteurs d'Abraham par surprise afin de forcer les Français à sortir de leur camp.--Le général Montcalm envoie des troupes pour garder la rive gauche du St.-Laurent depuis Québec jusqu'à Jacques Cartier.--Grand nombre de Canadiens, croyant le danger passé, quittent l'armée pour aller vaquer aux travaux des champs.--Du côté du lac Champlain M. de Bourlamarque fait sauter les forts Carillon et St.-Frédéric, et se replie à l'île aux Noix devant le général Amherst qui s'avance avec 12,000 hommes.--Le corps du général anglais Prideaux, opérant vers le lac Erié, prend le fort Niagara et force les Français à se retirer à la Présentation au-dessous du lac Ontario.--Les Anglais surprennent les hauteurs d'Abraham le 13 septembre.--Première bataille qui s'y livre et défaite des Français.--Mort de Montcalm: capitulation de Québec.--Le général de Levis prend le commandement de l'armée et veut livrer une autre bataille; mais en apprenant la reddition de la ville il se retire à Jacques Cartier et s'y fortifie.--L'armée anglaise, renfermée dans Québec, fait ses préparatifs pour y passer l'hiver.--Demande de secours en France pour reprendre cette ville.
Tandis que le gouverneur et les généraux attendaient à Montréal des nouvelles de l'ennemi, l'on reçut des dépêches de France qui déterminèrent le départ de Montcalm pour Québec, où il arriva le 22 mai, et fut suivi bientôt après par M. de Vaudreuil et le chevalier de Levis. Les navires d'Europe confirmaient le rapport des dépêches qu'une flotte anglaise était en route pour attaquer la capitale, laquelle devint dès lors le principal point à défendre. Le 23 un courrier annonça l'apparition de cette flotte au Bic. Les événemens se précipitaient. On redoubla d'activité pour la défense; et afin de retarder l'approche des envahisseurs, les bouées et autres indications nécessaires à la navigation du St.-Laurent furent enlevées, et des brûlots furent préparés pour lancer contre eux lorsqu'il paraîtrait en vue du port. L'on fit acheminer aussi les approvisionnemens sur les Trois-Rivières avec les archives publiques: on ne réserva dans Québec que ce qu'il fallait pour nourrir l'armée et le peuple pendant un mois. On leva le peu de céréales qui restait encore dans les campagnes de la partie supérieure du pays, et pour le paiement desquelles les officiers de l'armée avancèrent leur argent. Les magasins pour l'équipement des troupes furent placés à Montréal. Enfin il fut acheté des marchandises pour donner en présent aux tribus indiennes de Niagara et du Détroit qui étaient restées attachées à la France ou qui dissimulaient leur traité avec les Anglais, afin de les induire aussi à garder au moins la neutralité.
Ces premiers points réglés, l'on s'occupa de l'organisation de l'armée et de la défense de la capitale, dont la perte devait entraîner celle du Canada. D'abord, quant à cette ville elle-même, elle ne fut point jugée tenable ni même à l'abri d'un coup de main du côté de la campagne, où le rempart commencé, dépourvu de parapet, d'embrasures et de canons, n'avait que six à sept pieds de hauteur, et n'était protégé extérieurement par aucun fossé ni glacis; et d'un commun accord, il fut décidé de la couvrir par un camp retranché où l'armée prendrait position.
Québec est bâti, comme on l'a dit ailleurs, sur un promontoire formant l'extrémité est d'un îlot qui se termine du côté opposé, au bout d'environ 12 milles, par un escarpement dont la rivière du Cap-Roupe baigne le pied. A l'est et au sud de cet îlot le St.-Laurent, large d'un mille ou moins, roule des flots profonds; au nord règne la belle vallée St.-Charles, qui forme un bassin de 3 à 4 milles de large en arrivant au fleuve et que chaque marée recouvre d'eau l'espace d'un petit mille du côté de Québec et de plus de 4 milles le long de Beauport et de la Canardière. A marée basse le cours d'eau qui descend dans cette vallée est guéable. Cet îlot très escarpé du côté du fleuve, et haut de 100 à 300 pieds, était regardé comme inaccessible surtout dans l'endroit qu'occupait la ville, 22 dont les points les plus faibles en face du port furent garnis de muraille et de palissades et les communications entre les parties hautes et basses coupées et défendues par de l'artillerie. On pensait que des batteries placées sur les quais de la basse-ville et sur l'escarpement de la haute, dont le feu se croiserait sur le port et le bassin, outre qu'elles serviraient à protéger l'accès de la plage, seraient suffisantes pour empêcher aucun vaisseau de remonter le fleuve au-dessus. Il ne restait donc plus dans cette hypothèse, qu'à défendre l'entrée de la rivière St.-Charles et à fortifier le rivage de la Canardière et de Beauport jusqu'au sault de la rivière Montmorency, et ensuite le côté droit de ce cours d'eau, qui descend des montagnes et qui coupe la communication de la rive gauche du St.-Laurent par une suite de cascades jusqu'à la grande cataracte qu'il forme en se jetant dans le fleuve d'une hauteur de 260 pieds.
On barra en conséquence la rivière St.-Charles au fond du bassin, vis-à-vis de la porte du Palais, avec des mâtures enchaînées les unes aux autres, retenues par des ancres et protégées par 5 bateaux placés en avant, portant chacun une pièce de canon. En arrière de ce barrage on coula deux navires marchands pour y établir une batterie de gros calibre rayonnant sur le bassin. La rive droite de la rivière St.-Charles, depuis la porte du Palais jusqu'au pont de bateaux établi sur cette rivière à l'endroit où aboutissaient les routes de Beauport et Charlesbourg, fut bordée de retranchemens sur lesquels on plaça aussi de l'artillerie pour défendre l'entrée de St.-Roch et empêcher l'ennemi de s'emparer par surprise des hauteurs de Québec. La position de l'armée fut marquée de ce pont communiquant à la ville et dont les têtes étaient défendues par des ouvrages à corne, jusqu'à la rivière Montmorency, et dès que les troupes eurent passé de la rive droite de la rivière St.-Charles, où elles s'étaient d'abord retranchées, dans leur nouvelle position, du côté opposé, elles se couvrirent de retranchemens qui suivaient les sinuosités du rivage, et qu'elles flanquèrent de redoutes garnies de canons dans les endroits où la descente paraissait le plus facile. Dans le centre de cette ligne, à l'embouchure de la rivière Beauport, on établit encore une batterie flottante de 12 bouches à feu.
La petite flottille qui restait, c'est-à-dire les deux frégates, les bateaux et les brûlots, fut mise sous les ordres du capitaine Vauquelin. On posa des gardes de distance en distance au pied de la falaise le long du fleuve depuis la ville jusqu'au dessus du Foulon, où une rampe avait été pratiquée pour communiquer avec le plateau au fond des plaines d'Abraham. Une petite redoute avec du canon gardait cette issue. Tels sont les préparatifs de défense que l'on fît à Québec et dans les environs.
Dans ce plan, supposant toujours le fleuve infranchissable devant Québec, et l'armée de Beauport trop solidement établie pour être forcée, il ne restait plus à l'armée envahissante qu'à débarquer sur la rive droite du St.-Laurent, la remonter une certaine distance, traverser ensuite sur la rive gauche et la descendre pour venir prendre l'armée française à revers en l'attaquant par les routes de Charlesbourg et Bourg-Royal. C'était une opération difficile et sans doute jugée impraticable à cette époque, la retraite étant impossible en cas d'échec.
L'armée française grossissait chaque jour par l'arrivée des milices de toutes les parties du pays. Il ne resta bientôt plus dans les campagnes que des femmes, des enfants et des vieillards. Tous les hommes en état de porter les armes étaient à Québec, à Carillon, sur le lac Ontario, à Niagara et dans les postes du lac Erié et de la partie de la vallée de l'Ohio qui restait encore aux Français.
Par l'ordre de bataille, la droite de l'armée de Québec, composée des milices des gouvernemens de ce nom et des Trois-Rivières, formant 4,380 hommes sous les ordres de MM. de St.-Ours et de Bonne, occupait la Canardière; le centre, fort de 5 bataillons de réguliers comptant 2,000 combattans, sous les ordres du brigadier de Sénezergues, gardait l'espace compris entre la rivière et l'église de Beauport, et la gauche, formée des milices du gouvernement de Montréal au nombre de 3,450 hommes, sous le commandement de MM. Prud'homme et d'Herbin, s'étendait depuis cette église jusqu'à la rivière Montmorency. Le général de Levis commandait la gauche et le colonel de Bougainville la droite. Le général en chef se réserva le centre, où il établit son quartier général. Un corps de réserve composé de 1,400 soldats de la colonie, 350 hommes de cavalerie et 450 Sauvages, en tout 2,200 combattans, commandés M. de Boishébert revenu des frontières de l'Acadie, prit position en arrière du centre de l'armée sur les hauteurs de Beauport. Si à ces forces l'on ajoute la garnison de Québec formée de ses habitans et comptant 650 hommes aux ordres de M. de Ramsay, et les marins, l'on aura un grand total de 13,000 combattans. 23 «On n'avait pas compté, dit un témoins oculaire (documens de Paris), sur une armée aussi forte, parce qu'on ne s'était pas attendu à avoir un si grand nombre de Canadiens; on n'avait eu intention d'assembler que les hommes en état de soutenir les fatigues de la guerre; mais il régnait une telle émulation dans ce peuple que l'on vit arriver au camp des vieillards de 80 ans et des enfans de 12 à 13 qui ne voulurent jamais profiter de l'exemption accordée à leur âge: jamais sujets ne furent plus dignes des bontés de leur souverain soit par leur constance dans le travail, soit par leur patience dans les peines et les misères qui, dans ce pays, ont été extrêmes; ils étaient dans l'armée exposés à toutes les corvées. 24»
Note 24: (retour) Les 3 autres bataillons de troupes réglées qu'il y avait en Canada étaient sur le lac Champlain avec en outre 300 hommes détachés des 5 bataillons des troupes réglées du camp de Beauport: Lettre de M. de Bourlamarque au ministre, 1 novembre 1759. L'auteur du Journal tenu à l'armée du marquis de Montcalm dit 5 bataillons de troupes de terre (environ 1,600 hommes), 600 des troupes de la colonie, 10,400 Canadiens, 918 sauvages et 200 hommes de cavalerie, total 13,718 combattans.--Document de Paris.
L'on attendit les ennemis dans cette position vraiment formidable. Le gouverneur et les officiers de l'administration laissèrent la ville et se retirèrent à Beauport. Les principales familles gagnèrent les campagnes emportant avec elles ce qu'elles avaient de plus précieux.
Cependant les vaisseaux anglais que l'on avait vus au Bic, et dont l'immobilité dans cette partie du fleuve avait fini par surprendre, n'était qu'une avant-garde commandée par l'amiral Durell, envoyée de Louisbourg pour intercepter les secours venant de France. Une puissante escadre, sous les ordres de l'amiral Saunders, avait fait voile dans le mois de février pour aller prendre l'armée du général Wolfe à Louisbourg et la transporter à Québec. Mais ayant trouvé le port de Louisbourg fermé par les glaces, elle alla en attendre la débâcle à Halifax. Au retour de la flotte, le général Wolfe s'embarqua immédiatement avec 8 régimens de ligne, 2 bataillons de fusiliers royal-américains, les 3 compagnies de grenadiers de Louisbourg, 3 compagnies de chasseurs (rangers), une brigade de soldats du génie, formant en tout, y compris 1000 soldats de marine, 11,000 hommes environ. 25
Note 25: (retour) Louisbourg, 19 mai 1759.--«We are ordered to attack Québec, a very nice operation. The fleet consists of 22 sails of the line and many frigates. The army is 9,000 men (in England it is called 12,000). We have 10 battalions, 3 companies of grenadiers, some mariners (if the admiral can spare them), and six new-raised companies of north american rangers not complete and the worse soldiers in the universe; a great train of artillery, plenty of provisions, tools and implements of all sorts 5; the brigadiers under one all men of great spirit, some colonels of reputation. Carleton for a Qr.-Mr.-General, and upon whom I chiefly rely; for the engineering part, engineers very indifferent and of little experience, but we have none better. The regular troops in Canada consist of 8 battalions of old foot, about a battalion or 40 companies of mariners or colony troops, 40 men a company. They can gather together 8 or 10 thousand Canadians, and perhaps a thousand Indians. As they are attacked on the side of Montreal, by an army of 12 thousand fighting men, they must necessarily divide their force, but as the loss of the capital implies the loss of the colony, their chief attention will naturally be there, and therefore I reckon we may find at Québec 6 battalions, some companies of mariners, 4 or 5,000 Canadians and some Indians all together not much inferior to their enemy. The town of Québec is poorly, but the ground round about it is rocky. To invest the place and cut off all communications with the colony it will be necessary to encamp with our right to the river St. Lawrence and our left to the river St. Charles.»Note.--Le général Wolfe dit ici que son armée était de 9,000 hommes, chiffres ronds; mais les ordonnances de paiement des troupes prouvent qu'elle était d'au moins 10,000 hommes, y compris les officiers, outre les soldats de marine.
Le général Wolfe était un jeune officier plein de talens et brûlant du désir de se distinguer. Le duc de Bedford lui avait donné un emploi assez considérable en Irlande; il l'avait quitté pour prendre part à la guerre, laissant son avancement à la fortune. «Elle a été écrivait-il, peu favorable à ma famille; mais pour moi elle m'a souri quelquefois et m'a fait participer à ses faveurs. Je me remets entièrement à sa discrétion. 26» Sa conduite au siège de Louisbourg attira l'attention sur lui, et le fit choisir pour commander l'expédition de Québec, qui demandait à la fois de l'activité, de la hardiesse et de la prudence. On lui donna des lieutenans animés de la même ambition. Les brigadiers Monckton, Townshend et Murray, quoiqu'aussi à la fleur de l'âge, avaient étudié la guerre avec fruit, et s'ils étaient jeunes en années, dit un historien, ils étaient déjà vieux par l'expérience. Wolfe était fils d'un ancien major-général qui avait servi avec quelque distinction. Les trois autres appartenaient à la noblesse: Townshend à l'ordre de la pairie. Tous ils s'embarquèrent remplis d'émulation et d'espérance. «Si le général Montcalm, s'écriait Wolfe, est capable de frustrer nos efforts encore cette année, il pourra passer pour un officier habile, ou la colonie, a des ressources que l'on ne connaît pas, ou enfin nos généraux sont plus mauvais que de coutume.»
L'escadre forte de 20 vaisseaux de ligne, d'un pareil nombre de frégates et autres bâtimens de guerre plus petits et d'une multitude de transports, remonta le St. Laurent et atteignit l'île d'Orléans sans aucun accident le 25 juin. On fut étonné dans le pays de l'heureuse fortune de cette flotte, qui avait su éviter tous les périls de la navigation du fleuve. On a ignoré jusqu'à nos jours que le commandant d'une frégate française, Denis de Vitré, fait prisonnier pendant la guerre, avait été forcé de lui servir de pilote jusqu'à Québec, sa patrie, trahison dont il fut récompensé ensuite par un grade au service de l'Angleterre. Bientôt l'ennemi eut près de 30,000 hommes; de terre et de mer devant cette ville.
L'armée anglaise débarqua en deux divisions sur l'île d'Orléans évacuée de la veille par les habitans, et vint prendre position à son extrémité supérieure en face de Québec et du camp de Beauport. Le général Wolfe adressa un manifeste au peuple canadien, qui devait demeurer sans effet. L'escadre anglaise se réunit graduellement sous cette île, et on commença à faire reconnaître le bassin et la rade de la ville. Le capitaine Cook, qui s'est immortalisé par ses voyages de découverte, fut un des officiers employés pour ce service. Il est digne de remarque que des deux premiers navigateurs qui aient fait le tour; du globe, Cook et Bougainville, se trouvaient alors sous les murs de Québec combattant chacun pour sa patrie.
Pendant ces reconnaissances, les Français préparèrent les brûlots qu'ils tenaient en réserve pour les lancer contre la flotte ennemie: toujours groupée sous l'île d'Orléans; Le 28 juin le vent étant favorable, sept brûlots de 3 à 400 tonneaux chacun furent lâchés; mais ceux qui les conduisaient y ayant mis le feu trop tôt, les Anglais eurent le temps d'en changer la direction en les remorquant au large de leurs vaisseaux, qui en furent quittes pour la peur. Un mois après furent lancés les radeaux enflammés, qui se consumèrent avec le même résultat; de sorte que ces machines, dans le fond rarement dangereuses, mais auxquelles l'imagination du peuple attribue toujours un effet extraordinaire, s'évanouirent en fumée, et débarrassèrent l'ennemi de l'inquiétude qu'elles pouvaient lui causer.
Le général Wolfe cependant après avoir examiné la situation de la ville et de l'armée française, trouva les difficultés de son entreprise encore plus grandes qu'il ne les avait supposées. D'un côté une ville bâtie sur un rocher inaccessible, de l'autre une armée nombreuse fortement retranchée pour en défendre l'approche. Il paraît qu'il commença dès lors à avoir des doutes sur le résultat. Ses tâtonnemens dévoilèrent au général Montcalm l'indécision de ses plans et le confirmèrent dans sa résolution de rester immobile dans son camp de Beauport. Ne pouvant approcher de Québec, Wolfe résolut, en attendant qu'il découvrit quelque point vulnérable pour attaquer Montcalm, de bombarder la ville et de dévaster les campagnes dans l'espoir d'obliger les Canadiens à laisser l'armée pour mettre leurs familles et leurs effets en sûreté.
Une partie de l'armée anglaise qui était débarquée sur l'île d'Orléans, traversa à cet effet à la Pointe-Levy le 30 juin, et y prit position en face de la ville en délogeant un petit corps de Canadiens et de sauvages qui y avait été placé en observation; c'était ce que le général Montcalm appréhendait le plus et ne pouvait empêcher à cause de la nature des lieux N'osant risquer un gros corps au-delà du fleuve, il donna, lorsqu'il vit les préparatifs de l'ennemi pour le bombardement; 14 ou 1500 hommes de toutes sortes à M. Dumas pour tâcher de surprendre et détruire les ouvrages et les batteries du-général Monckton. Cet officier traversa le fleuve au sault de la Chaudière dans la nuit du 12 au 13 juillet et se mit en marche sur deux colonnes; mais dans l'obscurité une colonne devança l'autre en passant un bois, et celle qui se trouva en arrière, apercevant tout-à-coup des troupes devant elle, les prit pour des ennemis et les attaqua. La première colonne se voyant assaillie par-derrière brusquement, se crut coupée, riposta, tomba en désordre et, saisie d'une terreur panique, elle prit la fuite, entraînant la seconde après elle. Dès 6 heures du matin le détachement avait repassé le fleuve. On a donné à cette échauffourée le nom de Coup des écoliers, parce que les élèves des écoles qui formaient partie du détachement, furent la cause première du désordre.
C'est dans la même nuit que les batteries de la Pointe-Levy ouvrirent leur feu sur la ville: L'on dut voir alors que les assiégeans ne reculeraient devant aucune mesure extrêmes, et que les lois de la guerre seraient suivies avec rigueur, puisque ce bombardement était complètement inutile pour avancer la conquête. Mais ce n'était que le commencement d'un système de dévastation qui, en Europe, eût attiré sur son auteur l'animadversion des peuples, et dont l'exemple donné autrefois en Allemagne par Turenne a été blâmé par tous les historiens anglais. Les premiers projectiles qui tombèrent sur cette cité dont chaque maison pouvait être distinguée de l'ennemi, fit fuir les habitants qui y étaient restés, d'abord derrière les remparts du côté des faubourgs, et ensuite dans les campagnes. On retira les poudres, et une partie de la garnison s'organisa en sapeurs-pompiers pour éteindre les incendies. Dans l'espace d'un mois les plus belles maisons de la ville avec la cathédrale devinrent la proie des flammes. La basse-ville fut entièrement incendiée dans la nuit du 8 au 9 août. La plus grande et la plus riche portion de Québec n'était plus qu'un monceau de ruines, et quantité de citoyens riches auparavant se trouvèrent réduits à l'indigence. Bon nombre de personnes furent tuées. Le canon des remparts était inutile. La distance, plus d'un mille, par-dessus le fleuve, était trop grande pour qu'il pût incommoder les batteries anglaises, invisibles à l'oeil nu au travers des bois et des broussailles qui les masquaient.
Après avoir détruit la ville, le général Wolfe se rejeta sur les campagnes. Il fit brûler toutes les paroisses depuis l'Ange-Gardien au levant du sault Montmorency jusqu'aux montagnes du cap Tourmente et couper les arbres fruitiers. Il fit subir le même sort à la Malbaie, à la baie St.-Paul, et aux paroisses St.-Nicolas et Ste.-Croix sur la rive droite du St.-Laurent, à quelques lieues au-dessus de Québec. L'île d'Orléans fut également incendiée d'un bout à l'autre On choisissait la nuit pour commettre ces ravages, que l'on portait ainsi sur les deux rives de ce grand fleuve partout où l'on pensait mettre le pied, enlevant les femmes et les enfans, les vivres et les bestiaux. Plus la saison avançait plus on se livrait à cette guerre de brigandages par vengeance des échecs qu'on éprouvait et pour effrayer la population. Un détachement de 300 hommes sous les ordres du capitaine Montgomery, envoyé à St.-Joachim où quelques habitans se mirent en défense, y commit les plus grandes cruautés. 27 Du camp de Beauport l'on apercevait à la fois les embrâsemens de la côte de Beaupré, de l'île d'Orléans et d'une partie de la rive droite du fleuve.
Note 27: (retour) «There were several of the enemy killed and wounded and a few prisoners taken, all of whom the barbarous Capt. Montgomery who commanded us, ordered to be butchered in a most inhuman and cruel manner,» &c.--Manuscript Journal relative to the operations before Québec in 1759, kept by Colonel Malcolm Fraser, then lieutenant of the 78th (Fraser's Highlanders).
Ces dévastations, dans lesquelles plus de 1,400 maisons furent incendiées dans les campagnes, 28 n'avançaient pas cependant le but de la guerre. Les Français ne bougeaient pas. Après beaucoup de délais le général Wolfe, ne voyant point d'autre alternative que d'attaquer le général Montcalm par son flanc gauche dans la position qu'il s'était choisie, prit la résolution de faire passer le gros de son armée de l'île d'Orléans à l'Ange-Gardien, et de chercher des gués pour franchir la rivière Montmorency. Mais Montcalm avait déjà fait reconnaître et fortifier ceux qui existaient. Frustré de ce côté, le général anglais dut tourner son attention ailleurs. Il ordonna à quelques vaisseaux de tâcher de remonter au-dessus de la ville. S'il réussissait et s'il pouvait mettre son armée à terre à l'ouest de Québec, la position du général Montcalm était tournée. La force de cette position consistait toute dans l'impossibilité de ce passage; si cette impossibilité disparaissait, l'ordre de bataille devait être aussitôt changé. Le 18 juillet les ennemis tentèrent ce passage avec deux vaisseaux de guerre, deux chaloupes armées et deux transports, et malgré les boulets de la ville l'exécutèrent avec la plus grande facilité en serrant de près le rivage de la Pointe-Levy. Mais l'examen de la côte leur fit regarder le débarquement entre la ville et le Cap-Rouge comme trop chanceux, et après avoir poussé un détachement jusqu'à la Pointe-aux-Trembles pour faire des prisonniers, le général Wolfe ne vit plus d'autre parti à prendre que d'aborder de front les retranchemens des Français où se retirer. L'attaque de leur droite et de leur centre présentant trop de dangers, il décida de limiter ses efforts à leur gauche, en l'attaquant en front par le fleuve St-Laurent et en flanc par la rivière Montmorency. Voici quelles furent ses dispositions.
Note 28: (retour) «We burned and destroyed upwards of 1,400 fine farm houses, for we durin the siege were masters of a great part or their country along shore, and parties were almost continually kept out, ravaging the country; so that'tis tho't it will take them half a century to recover the damage.»--A Journal of the expedition up the river St.-Lawrence &c., publié dans le New-York Mercury du 31 décembre 1759. Et cependant un écrivain du temps, parlant de la conduite de M. de Contades et du maréchal Richelieu en Allemagne par opposition à celle du général Wolfe en Canada, ajoute avec naïveté: «But (said the late general Wolfe) Britons breathe higher sentiments of humanity and listen to the merciful dictates of the Christian Religion, which was verified in the brave soldiers whom he led on to conquest, by their shewing more of the true Christian spirit than the subjects of His Most Christian Majesty can pretend to.»
La rive gauche du Montmorency qu'il occupait étant près du fleuve plus élevée que la droite, il y fit augmenter les batteries qu'il y avait déjà et qui enfilaient par-dessus la rivière tes retranchemens des Français. Le nombre des canons, mortiers ou obusiers fut porté à plus de 60. Il fit échouer ensuite sur les récifs deux transports portant chacun 14 pièces de canon, l'un à droite et l'autre à gauche d'une petite redoute en terre élevée sur le rivage, au pied de la route de Courville, pour défendre à la fois l'entrée de cette route qui conduit sur la hauteur et le passage du gué de Montmorency en bas de la chute. Le feu de ces deux transports devait se croiser sur cette redoute, la réduire au silence et couvrir la marche des assaillans sur ce point accessible de notre ligne. Le Centurion de soixante canons vint-ensuite se placer vis-à-vis de la chute, pour protéger le passage du gué dont nous venons de parler aux troupes qui devaient descendre du camp de l'Ange-Gardien. Ainsi 118 bouches à feu devaient tonner contre l'aile gauche de l'armée de Montcalm. Vers midi, le 31 juillet, elles ouvrirent leur feu. Dans le même temps le général Wolfe forma ses colonnes d'attaque. Plus de 1,500 berges étaient en mouvement sur le bassin de Québec. 1,200 grenadiers et une partie de la brigade du général Monckton s'embarquèrent à la Pointe-Levy pour venir débarquer entre le Centurion et les transports échoués. La seconde colonne, composée des brigades Murray et Townshend, descendit des hauteurs de l'Ange-Gardien pour venir, par le gué, se joindre à la première colonne au pied de la route de Courville, afin d'aborder ensemble cette route et les retranchemens qui l'avoisinaient. Ces deux corps formaient 6,000 hommes. Un troisième corps de 2,000 soldats fut chargé de remonter la rive gauche du Montmorency pour franchir cette rivière à un gué qui est à une lieue environ de la chute, et qui était gardé par un détachement sous les ordres de M. de Repentigny. À une heure ces trois colonnes étaient en marche pour exécuter un plan d'attaque qui aurait été beaucoup trop complexe pour des troupes moins disciplinées que celles du général Wolfe.
Le général Montcalm, quelque temps incertain sur le point qui allait être assailli, avait envoyé ses ordres sur toute la ligne pour se tenir prêt à repousser les ennemis partout où ils se présenteraient; mais bientôt leurs mouvemens firent connaître le lieu précis où ils voulaient opérer leur débarquement, et où le général de Levis se préparait à les bien recevoir. Celui-ci détacha 500 hommes au secours de M. de Repentigny, et ordonna à un petit parti de suivre le mouvement du corps anglais qui allait l'attaquer au gué du Montmorency. Il fit demander en même temps quelques bataillons de réguliers du centre pour le soutenir en cas de besoin. Le général Montcalm vint à deux heures examiner la situation de sa gauche, en parcourut les lignes, approuva les dispositions du chevalier de Levis, donna de nouveaux ordres et retourna au centre afin d'être plus à portée d'observer ce qui se passait partout. Trois bataillons avec quelques Canadiens des Trois-Rivières vinrent renforcer cette aile gauche; la plus grande partie se plaça en réserve sur la grande route de Beauport et le reste gagna le gué défendu par M. de Repentigny. Cet officier avait été attaqué par la colonne anglaise avec assez de vivacité; mais il l'avait forcée d'abandonner son entreprise après lui avoir mis quelques hommes hors de combat. La retraite de ce corps permit aux renforts qui arrivaient à M. de Repentigny de rebrousser chemin et de revenir sur le théâtre de la principale attaque.
La colonne de la Pointe-Levy cependant qui venait sur des berges, sous les ordres immédiats du général Wolfe lui-même, après avoir fait beaucoup de mouvemens divers comme pour tromper les Français sur le véritable point où elle voulait opérer sa descente, se dirigea enfin vers les transports échoués; en arrivant la marée étant basse une partie des berges fut arrêtée par une chaîne de cailloux et de galets, qui la retint quelque temps et causa quelque désordre; mais le général en chef fit surmonter bientôt tous les obstacles. Les grenadiers et 200 hommes d'autres troupes furent les premiers qui mirent pied à terre sur une place très large et unie. Ils devaient se former en quatre divisions et marcher soutenus par la brigade Monkton qui était derrière eux. Par quelque malentendu cet ordre ne fut pas ponctuellement exécuté. Ils se mirent en colonne; et suivis, mais de trop loin, par la brigade Monckton rangée en trois divisions, ils marchèrent sur la redoute qui gardait l'entrée de la route de Courville, au son d'une musique guerrière. La redoute avait été évacuée. Les grenadiers s'y arrêtèrent et se formèrent en colonnes d'attaque pour assaillir les retranchemens qui étaient à une petite portée de fusil, tandis que toutes les batteries ennemies, redoublant de vigueur, faisaient pleuvoir depuis midi sur les Canadiens qui défendaient cette partie de la ligne française, une grêle de bombes et de boulets que ceux-ci essuyaient avec la plus grande patience et la plus grande fermeté. Lorsque les assaillans furent formés, ils s'ébranlèrent la bayonnette au bout du fusil pour aborder les retranchemens. Leur costume et leur attitude contrastaient singulièrement avec l'apparence de leurs adversaires, enveloppés d'une légère capote fortement serrée autour des reins et n'ayant, pour suppléer à leur discipline, que leur courage et la justesse remarquable de leur tir. Ils attendirent froidement que l'ennemi atteignit le pied du côteau, à quelques verges seulement de leur ligne, pour les coucher en joue. Alors 29 ils lâchèrent, des décharges si meurtrières sur les deux colonnes anglaises, qu'en peu de temps elles furent jetées en désordre, et, malgré, les efforts des officiers, elles prirent toutes la fuite pêle-mêle pour aller chercher un abri derrière la redoute, où elles ne purent jamais être reformées, et ensuite derrière le reste de leur armée, qui était en lignes développées un peu plus loin. Au même moment survint un orage furieux de pluie et de tonnerre, qui déroba les combattans à la vue les uns des autres pendant quelque temps, et dont le bruit plus imposant et plus vaste, fit taire celui de la bataille. Lorsque la tempête fut finie et que le brouillard se fut dissipé, les Français aperçurent les ennemis qui se rembarquaient avec leurs blessés, après avoir mis le feu aux deux transports échoués, se retirant comme ils étaient venus, les uns dans leurs berges, et les autres par le gué de Montmorency. Le feu de leur nombreuse artillerie, à laquelle on n'avait pu répondre qu'avec une dizaine de pièces de canon, qui avaient incommodé cependant beaucoup les troupes de débarquement, le feu de leur artillerie dura sans discontinuer jusqu'au soir, et l'on estime qu'elle tira 3000 coups de canon dans cette journée. La perte des Français, causée presqu'entièrement par cette arme fut peu considérable, si l'on considère qu'ils furent plus de six heures exposés à une grêle de projectiles. Les ennemis eurent environ 5100 hommes hors de combat dont un grand nombre d'officiers.
La victoire remportée à Montmorency fut due, principalement aux judicieuses dispositions et à l'activité du chevalier de Levis, qui avec moins de troupes immédiatement sous la main que le général Wolfe, sut néanmoins en réunir un plus grand nombre que lui au point d'attaque. Et quand bien même les grenadiers anglais auraient franchi le retranchement, il est encore fort douteux s'ils eussent pu réussir à gagner la victoire appuyés même du reste de l'armée de. Wolfe. Le terrain de la grève au chemin de Beauport s'élève dans cet endroit par petits gradins, ou pentes assez inclinées, et est entrecoupé de ravines entre lesquelles serpente la route de Courville, théâtre conséquemment très favorable au tirailleur canadien. De plus, deux bataillons de réguliers étaient de réserve en arrière prêts à marcher à son secours s'il en avait eu besoin.
Le général Wolfe rentra dans son camp, accablé de l'échec qu'il venait d'éprouver. Dans son désappointement amer, son noble coeur envisageait avec une espèce d'effroi l'impression que sa défaite allait causer en Angleterre, et les propos malveillans que l'on tiendrait sans doute sur l'audace qu'il avait eue de se charger d'une entreprise aussi difficile et au-dessus de ses forces. Il voyait dans un moment s'évanouir tous ses rêves d'ambition et de gloire, et la fortune entre les mains de laquelle il avait confié son avenir, l'abandonner presque aux premiers pas qu'il faisait sous ses auspices. Il semblerait que son esprit n'avait plus sa lucidité ordinaire, quand on le voit, après avoir perdu tout espoir de forcer le camp du général Montcalm, détacher sérieusement le général Murray avec douze cents hommes, pour détruire la flottille française aux Trois-Rivières et ouvrir une communication avec le général Amherst sur le lac Champlain. Cet officier partit pourtant avec 300 berges; mais il s'avança peu avant dans le pays. Ayant été repoussé deux fois à la Pointe-aux-Trembles par le colonel de Bougainville à la tête de 1,000 hommes détachés de l'armée pour suivre ses mouvemens, il débarqua à Ste.-Croix, qu'il incendia, comme nous l'avons rapporté ailleurs. De là il se jeta sur Deschambault où il pilla et brûla les équipages des officiers français, et se retira ensuite précipitamment sans avoir pu accomplir l'objet de sa mission; mais non cependant sans avoir considérablement inquiété le général Montcalm, qui, à la première nouvelle de ces incursions, se mit en chemin incognito pour Jacques-Cartier, craignant que les Anglais ne s'emparassent de cette rivière et ne coupassent le pays en deux, en se fortifiant dans cette importante position; mais rendu à la Pointe-aux-Trembles il apprit leur retraite, et il revint sur ses pas.
Après ce nouvel échec, une maladie dont le général Wolfe portait déjà le germe depuis long-temps, favorisé par les fatigues du corps et les inquiétudes de l'esprit, se développa tout-à-coup et le mit aux portes du tombeau. Lorsqu'il fut assez bien rétabli pour pouvoir s'occuper d'affaires, il adressa une longue dépêche à son gouvernement dans laquelle il exposa tous les obstacles contre lesquels il avait eu à lutter et les regrets cuisans qu'il éprouvait du peu de succès de ses efforts; mais dans laquelle respirait en même temps ce dévoûment pour la patrie qui animait à un si haut degré l'âme de ce guerrier. On fut plus touché en Angleterre de la douleur du jeune commandant que de l'échec des armes de la nation.
L'esprit de Wolfe avait fléchi, comme son corps, sous le poids de sa situation, qui ne lui laissait plus que le choix des difficultés, comme il le disait lui-même. Il appela à son secours l'aide de ses lieutenans, dont nous avons fait connaître déjà les talens et le caractère. Il les invita à considérer quel était, dans leur opinion, le meilleur plan à suivre pour attaquer le général Montcalm avec quelque chance de succès, leur faisant part en même temps de son avis, qui était de renouveler l'attaque de l'aile gauche du camp de Beauport, et de dévaster et ruiner le pays autant que cela serait possible sans nuire à la principale opération de la campagne.
Les généraux Monckton, Townshend et Murray répondirent le 29 août qu'une nouvelle attaque du camp de Beauport serait une entreprise fort hasardeuse; que, suivant eux, le moyen le plus sûr de frapper un coup décisif, serait de se retirer sur la rive droite du St.-Laurent, de la remonter quelque distance et de traverser de nouveau sur la rive gauche, afin de porter les opérations au-dessus de la ville. «Si nous réussissons, disaient ces généraux, à nous maintenir dans cette nouvelle position, nous forcerons le général Montcalm à combattre là où nous voudrons; nous serons entre lui et ses magasins, entre son camp et l'armée qui s'oppose au général Amherst. S'il nous offre la bataille et qu'il la perde, Québec et probablement tout le Canada tomberont entre nos mains, avantage plus grand que celui que l'on peut attendre d'une victoire à Beauport; s'il traverse la rivière St.-Charles avec des forces suffisantes pour s'opposer à cette opération, le camp de Beauport ainsi affaibli pourra être attaqué plus facilement.» Les forces navales des Anglais en leur assurant la possession du fleuve, mettaient le général Wolfe à même de porter ses troupes sur tous les points accessibles du pays. Le plan des trois généraux anglais fut approuvé par leur chef, et les ordres nécessaires furent donnés afin de le mettre sans délai à exécution. On ne parlait point de donner l'assaut à Québec par le port; on avait reconnu que cette entreprise aurait été plus que téméraire.
Après cette décision, les Anglais levèrent leur camp du sault Montmorency ou de l'Ange-Gardien sans être inquiétés dans leur retraite, chose que l'on reprocha au général Montcalm comme une faute, et les troupes et l'artillerie furent transportées à la Pointe-Levy le 3 septembre. Le bombardement de la ville et les ravages des campagnes étaient les seules entreprises dans lesquelles ils eussent encore réussi, entreprises qui étaient elles-mêmes une espèce d'hommage, mais d'hommage terrible, rendu à l'opiniâtreté des défenseurs du Canada.
Le général Montcalm voyant que l'ennemi allait maintenant porter son attention au-dessus de Québec, s'occupa de la garde de la rive gauche du fleuve sur laquelle est située cette ville. Il envoya un bataillon camper sur les hauteurs d'Abraham pour se porter au besoin soit dans la place, soit du côté de Sillery ou de la rivière St.-Charles; mais le malheur voulut qu'on le retirât deux jours après. Il donna ensuite au colonel de Bougainville chargé du commandement de cette rive, outre les 1000 hommes qu'il avait déjà, 1000 autres tant réguliers que miliciens y compris 5 compagnies de grenadiers et la cavalerie; et il fit renforcer les gardes placées sur le rivage entre la ville et le Cap-Rouge. Trouvant ces troupes encore trop faibles, en voyant les vaisseaux anglais s'étendre de Sillery à la Pointe-aux-Trembles, et inquiet pour la sûreté de ses vivres, il envoya de nouveaux renforts à M. de Bougainville dont presque tous les sauvages de l'armée avaient rejoint le détachement. Cet officier se trouva alors avoir à ses ordres, en y comprenant les Indiens, environ 3000 hommes répandus en différens postes depuis Sillery jusqu'à la Pointe-aux-Trembles; c'était l'élite des troupes. On lui réitéra l'ordre de continuer à suivre attentivement tous les mouvemens des ennemis, qui depuis plusieurs jours, menaçaient et le camp de Beauport et la ville et les magasins de l'armée.
Jusqu'à ce moment les choses avaient assez bonne apparence du côté de Québec; mais les nouvelles que l'on recevait du lac Champlain et du lac Ontario n'étaient pas fort rassurantes. Le chef de brigade Bourlamarque, qui commandait sur la frontière du lac Champlain avait, comme on l'a vu, sous ses ordres 3 bataillons de troupes réglées, 300 hommes tirés de ceux qui étaient à l'armée de Québec, et 800 Canadiens, en tout 2,300 hommes. D'après les ordres de Paris, il devait se replier si l'ennemi se présentait avec des forces supérieures. Le général en chef des armées anglaises, lord Amherst, devait opérer de ce côté avec des forces imposantes. Le souvenir de la sanglante défaite de Carillon encore tout frais dans la mémoire, ne fit que l'engager à augmenter de précautions. Ce général arriva le 3 mai à Albany, où il rassembla son armée, et d'où il dirigea tous les préparatifs de la campagne. Le 6 juin il vint camper au fort Edouard; chaque régiment se couvrant d'un blockhaus tant il craignait les entreprises des Français, et le 21 il se porta avec 6,000 soldats à la tête du lac St.-Sacrement, où son ingénieur en chef, le colonel Montrésor, traça le plan du fort George sur une éminence à quelque distance du lac et de l'emplacement qu'avait occupé celui de William-Henry. Le général Amherst y ayant réuni toutes ses forces, s'embarqua le 21 juillet avec 15 bataillons formant 12,000 hommes, dont 5,700 réguliers, et 54 bouches à feu (Mante), et vint débarquer, au pied du lac sans opposition. Après quelques petites escarmouches d'avant-garde, il parvint au bout de deux jours en vue du fort Carillon, où M. de Bourlamarque s'était replié en bon ordre, et fit mine de vouloir se défendre pour couvrir sa retraite. Le lendemain les Français se replièrent sur le fort St.-Frédéric laissant 400 hommes dans le premier, qui l'évacuèrent le 26 en faisant sauter une partie des fortifications. Cette importante position ne coûta qu'une soixantaine d'hommes aux Anglais. Bourlamarque craignant d'être tourné par l'ennemi, qui faisait des berges et des radeaux pour descendre le lac, fit sauter aussi le fort St.-Frédéric et se retira à l'île aux Noix. Aussitôt (4 août) le général Amherst se porta avec le gros de son armée dans le poste évacué, et y fit élever un nouveau fort auquel fut donné le nom de Crown Point, pour protéger cette partie contre les irruptions des bandes canadiennes. En même temps, voulant obtenir la supériorité sur le lac Champlain, il donna l'ordre de construire des vaisseaux et de relever les barques françaises qui avaient été coulées avant l'évacuation de Carillon: cela le retint jusqu'au mois d'octobre. De son côté, le chef de brigade Bourlamarque retiré à l'île aux Noix et s'attendant à être attaqué d'un moment à l'autre, prenait tous les moyens de retarder la marche de l'ennemi, soit par des embarras dans le bas du lac, soit par des fortifications sur l'île où il était. Mais là comme à Québec l'on regardait cette frontière comme perdue si le général Amherst montrait un peu de vigueur.
Les nouvelles du lac Ontario et de Niagara étaient encore plus mauvaises. Le capitaine Pouchot, qui était parti pour le dernier poste l'automne précédent, mais qui n'avait pu aller au-delà de la Présentation, fut chargé de s'y rendre dès le petit printemps afin de relever M. de Vassan. Il partit de Montréal à la fin de mars avec environ 300 réguliers et Canadiens, attendit à la Présentation 2 corvettes de 10 pièces de canon que l'on se hâta d'achever, et parvînt le 30 avril à Niagara. Il commença aussitôt à faire travailler aux réparations de la place, dont les murailles étaient en ruine et les fossés presque comblés. Ayant été chargé de faire replier les postes de l'Ohio s'ils étaient attaqués, et n'entendant parler d'aucun mouvement de ce côté, il envoya un renfort avec des vivres et des marchandises à Machault, où commandait M. de Lignéris, se proposant de faire détruire les forts de Pittsburgh et de Loyal-Hanna si l'occasion s'en présentait. La plus grande fermentation régnait toujours parmi les tribus sauvages de l'Ohio et des lacs, parce qu'il y en avait qui s'obstinaient à tenir pour les Français malgré les traités avec leurs ennemis; mais les succès des Anglais allaient bientôt donner une solution définitive à tous ces débats, dans lesquels perçaient les doutes, les inquiétudes, les projets des Indiens pour l'avenir. Etourdis par tout ce qui se passait sous leurs yeux, ils se voyaient écrasés par les deux grandes nations belligérantes sans oser les offenser. Le commandant de Niagara eut de nombreuses conférences avec ces tribus sans qu'il en résultât rien d'important. Les cinq nations se rapprochaient complètement des Anglais; de sorte qu'il ne pouvait avoir de renseignemens exacts sur leurs mouvemens; et il les croyait encore loin de lui, lorsque le 6 juillet ils arrivèrent dans son voisinage.
Suivant le plan général adopté par l'Angleterre pour les opérations de la campagne, une armée devait aller mettre le siège devant Niagara. Le chef de brigade Prideaux fut chargé de cette entreprise. Il partit de Schenectady le 20 mai à la tête de 5 bataillons, dont 2 de troupes réglées, un détachement d'artillerie et un corps considérable de sauvages sous les ordres de sir William Johnson. Il laissa à Oswégo, en passant, le colonel Haldimand pour y bâtir un fort, s'embarqua sur le lac Ontario le 1 juillet et vint débarquer à 6 milles de Niagara sans en être aperçu.
Ce fort, bâti sur une pointe de terre étroite, était facile à investir. Le commandant Pouchot venait de finir les remparts; mais les batteries des bastions qui étaient à barbette, n'étaient pas encore achevées. Il les forma de tonneaux remplis de terre. Il renforça par des blindages une grande maison du côté du lac pour y établir des hôpitaux; et couvrit par d'autres ouvrages les magasins à poudre. La garnison était composée d'un peu moins de 500 hommes. 30 Aussitôt qu'il se fût assuré de la présence de l'ennemi, il expédia un courrier pour ordonner à Chabert au fort du Portage, à de Ligneris au fort Machault et aux autres commandans du Détroit et des postes de la Presqu'île, Venango et Le Boeuf, de se replier sur Niagara avec ce qu'ils auraient de Français et de sauvages. On abandonnait encore ainsi une autre vaste étendue de territoire et l'un des plus beaux pays du monde. Chabert brûla son fort et atteignit Niagara le 10 juillet. Dans la nuit même les assiégeans commencèrent une parallèle à 300 toises des murailles. Du 13 au 22 ils ouvrirent successivement le feu de plusieurs batteries de mortiers et de canons, et parvinrent au corps même de la place. La mort de leur commandant, le général Prideaux, tué par un mortier qui éclata, ne ralentit point leurs travaux, que sir William Johnson qui le remplaça en attendant son successeur, poussa avec la plus grande vigueur malgré la vivacité du feu des assiégés. Bientôt les bastions du fort furent en ruine et les batteries complètement rasées. L'on était réduit à faire des embrasures avec des paquets de pelleteries, et à bourrer les canons avec des couvertes et des chemises, faute d'autres matières. Cependant le feu de l'ennemi augmentait à chaque moment de force et d'efficacité, et les murailles s'écroulaient de toutes parts. Déjà la brèche était praticable sur un large front, et on n'avait qu'un homme par 10 pieds pour garnir celui d'attaque. Depuis 17 jours personne ne s'était couché: un grand nombre d'hommes était hors de combat. On n'attendait plus enfin de salut que des renforts demandés et qui arrivaient des postes supérieurs. Dès le 23 Pouchot avait reçu des lettres d'Aubry, commandant du Détroit, et de Ligneris, qui l'informaient qu'on arrivait à son secours avec 600 Français, dont 300 tirés des Illinois, et 1000 Indiens. Malheureusement l'ennemi savait tout ce qui se passait chez les assiégés par les courriers d'Aubry et de Ligneris, qui avaient même eu une entrevue avec les sauvages alliés des Anglais, à laquelle Johnson avait assisté. Celui-ci, informé par eux de l'approche de ces secours, résolut de leur tendre une embuscade pour les intercepter. Il plaça à cet effet la plus grande partie de ses troupes sur la gauche du chemin conduisant de la chute au fort Niagara, derrière des abattis d'arbres qui les cachaient complètement, et attendit les Français, qui après avoir laissé 150 hommes au pied du lac Erié pour la garde des bateaux, s'avançaient sans soupçon au nombre de 450, outre le millier de sauvages, lorsque des ennemis furent tout-à-coup signalés. A la vue des Iroquois anglais, les sauvages refusèrent de marcher en avant sous prétexte de pactiser avec les guerriers des cantons. Abandonnés ainsi de leur principale force, Aubry et de Ligneris crurent devoir cependant continuer leur marche, ignorant l'embuscade qu'on leur avait tendue et croyant que ce n'étaient que des sauvages isolés que l'on voyait, et ils cheminaient rapidement dans un chemin étroit lorsqu'ils découvrirent des forces plus considérables devant eux. Ils voulurent mettre leurs troupes en bataille, mais le temps ainsi que l'espace leur manquèrent. Néanmoins ils forcèrent les Anglais qui étaient sortis de l'abattis pour les attaquer, d'y rentrer avec précipitation, et ils allaient les y charger lorsqu'ils se virent assaillis eux-mêmes, de front et de flanc, par près de 2,000 hommes qui sortirent de l'embuscade. La queue de leur colonne, incapable de résister, se replia et laissa la tête exposée aux coups de l'ennemi, qui dirigea sur elle tout son feu et l'écrasa. Une cinquantaine d'hommes seulement restèrent debout et essayèrent de se retirer en combattant; mais ils furent chargés à la bayonnette et la plus grande partie resta sur la place. Le reste fut poursuivi par les vainqueurs; et les Indiens, qui avaient refusé de combattre, furent exposés comme les vaincus à toute la vengeance de l'ennemi, et un grand nombre tomba sous ses coups dans les bois. Presque tous les officiers furent tués, blessés ou faits prisonniers. Aubry, Ligneris et plusieurs autres chefs tombèrent blessés entre les mains des Anglais. Ce qui échappa au massacre atteignit le détachement de M. de Rocheblave, et tous ensemble ils rétrogradèrent vers le Détroit et les autres postes de l'Ouest.
Après ce désastre, Pouchot reçut de sir William Johnson une liste des officiers tombés en son pouvoir. Ne pouvant croire tout ce qui venait de se passer, il envoya un officier pour s'assurer de la vérité au camp anglais. Le doute n'étant plus possible, et la garnison étant réduite du tiers et épuisée de fatigues, il ne lui resta plus d'autre alternative que d'accepter la capitulation honorable que lui offrait Johnson, désireux de se rendre maître de la place avant l'arrivée du général Gage, déjà en chemin pour venir remplacer le général Brideaux, et la capitulation fut signée le 2£ juillet.
Niagara était le poste fortifié le plus considérable du Canada, et le plus important des lacs par sa situation. Sa perte sépara les lacs supérieurs du bas de la province, et les Français se trouvèrent par cet événement refoulés d'un côté jusqu'au Détroit, et de l'autre jusqu'aux rapides du St.-Laurent au-dessus de Montréal, le fort Frontenac, faute de temps, n'ayant pas été relevé. La possession du lac Ontario appartint de ce moment aux ennemis.
Les progrès des Anglais jetaient naturellement le gouverneur, M. de Vaudreuil, dans une grande perplexité. Dans la situation critique où l'on se trouvait, il fallait donner un peu à la fortune. Il résolut d'envoyer le chevalier de Levis faire un tour d'inspection vers cette frontière, afin d'examiner et d'ordonner ce qu'il conviendrait de faire pour retarder la marche de l'ennemi tant sur le St.-Laurent que sur le lac Champlain. On lui donna, 800 hommes, tirés de l'armée de Beauport dont 100 réguliers, pour renforcer M. de la Corne, qui commandait au-dessus du lac St.-François. Il partit le 9 août de Québec et laissa, en passant à Montréal, 400 hommes pour aider à récolter les grains en attendant qu'on eût des nouvelles positives de la marche des Anglais, encourageant en même temps les femmes, les religieuses, les moines, les prêtres et généralement tout le monde de la ville à prendre part aux travaux de la moisson, dont dépendait le salut du pays, du moins pour le présent. Cet officier général poussa sa reconnaissance jusqu'à Frontenac, examina tout, indiqua les endroits qu'il fallait défendre ou fortifier depuis le lac Ontario jusqu'à Montréal, et ordonna à M. de la Corne de disputer le terrain pied à pied si l'ennemi se présentait, et que l'on savait avoir 6,000 hommes sur cette ligne sous îes ordres du général Gage.
Le chevalier de Levis visita ensuite le lac Champlain, où il approuva tout ce que le chef de brigade Bourlamarque avait fait.
Il était de retour à Montréal depuis le 11 septembre, lorsque le 15, à 6 heures du matin, il reçut un courrier extraordinaire du marquis de Vaudreuil, qui lui apprit le funeste résultat de la bataille d'Abraham du 13 septembre, la mort du général Montcalm, et qui lui ordonnait de descendre au plus vite prendre le commandement de l'armée. Trois heures après le général de Levis était en poste sur la grande route de Québec.
M. de Bougainville épiait, comme on l'a dit plus haut, les mouvemens des Anglais devant cette ville. Ceux-ci faisaient divers mouvemens pour cacher leur véritable dessein. Le 7, le 8 et le 9 septembre une douzaine de vaisseaux remontèrent le fleuve avec une grande partie de l'armée et jetèrent l'ancre au Cap-Rouge, envoyant simultanément des détachemens sur divers points du rivage pour diviser l'attention des Français. La moitié de ces troupes fut débarquée sur la rive droite du St.-Laurent, pendant que les officiers examinaient attentivement la rive gauche, de Québec au Cap-Rouge, où ils découvrirent le chemin qui conduisait de l'anse du Foulon au fond des plaines d'Abraham, Dans le même temps ils apprirent qu'un convoi de vivres pour Québec devait passer dans la nuit du 12 au 13.
Depuis que les Anglais s'étaient rendus maîtres du fleuve au-dessus de la capitale, l'approvisionnement de l'armée était devenu fort difficile, ses magasins, étant à Batiscan et aux Trois-Rivières. Il fallait faire venir les vivres par terre, et cette voie ne laissait point que d'offrir des obstacles; il n'était resté d'abord dans la campagne, comme on se rappelle, que des enfans en bas âge, des femmes et des vieillards auxquels leurs infirmités n'avaient pas permis de porter les armes. C'était cependant avec le secours de bras si faibles que l'on avait fait transporter sur 271 charrettes de Batiscan à l'armée, 18 lieues, 700 quarts de lard et de farine, la subsistance de 12 à 15 jours; mais l'on fut effrayé des difficultés que ce service entraînait; beaucoup de charrettes étaient déjà brisées; les femmes et les enfans qui les conduisaient, rebutés d'un travail si rude, ne laissaient point espérer qu'ils pussent le soutenir long-temps, et les hommes qui étaient revenus de l'armée ne pouvaient abandonner les travaux des champs qui pressaient. On essaya donc de se servir encore de la voie de l'eau, toute hasardeuse qu'elle était, pour faire descendre des vivres, et c'est à la suite de cette résolution qu'avait été expédié le convoi dont l'on vient de parler. Malheureusement des prisonniers communiquèrent la consigne que les bateaux de ce convoi devaient donner en passant aux sentinelles placées sur le rivage. Le général Wolfe s'empressa de profiter de ces heureuses circonstances pour jeter son armée à terre dans l'anse du Toulon et s'emparer des hauteurs Voisines. Afin de mieux cacher son dessein aux Français, il donna des ordres d'une part pour qu'un grand nombre de barques fissent des mouvemens en face du camp de Beauport comme s'il s'agissait d'opérer une descente, et de l'autre, pour que les vaisseaux restés au Cap-Rouge fissent des démonstrations vers St.-Augustin, afin d'attirer l'attention du colonel de Bougainville de ce côte. Ces instructions données, il ne pensa plus qu'à exécuter son entreprise. Le 13, à 1 heure du matin, une partie des troupes anglaises rembarquées de la veille sur les vaisseaux, descendit dans des bateaux plats et se laissa dériver dans le plus grand silence par une nuit noire avec le reflux de la marée le long du rivage jusqu'au Foulon, les officiers parlant français ayant été choisis pour répondre au qui-vive des sentinelles, qui, dans l'obscurité, laissèrent passer ces bateaux croyant que c'était le convoi de vivres attendu. Les vaisseaux de l'amiral Holmes les suivaient à 3 quarts d'heure de distance avec le reste des troupes. Rendus au point indiqué les Anglais débarquèrent sans coup férir. L'infanterie légère, en mettant pied à terre avec le générai Wolfe à sa tête, s'empara du poste qui défendait le pied du chemin conduisant au sommet de la falaise, gravit l'escarpement qui n'est pas assez abrupte dans cet endroit pour empêcher les arbres d'y pousser, et parvenu sur le plateau, surprit et dispersa après quelques coups de fusil la garde qui y était placée et dont le commandant fut pris dans son lit. Pendant ce temps-là les bateaux étaient retournés aux vaisseaux et en ramenaient le reste des troupes de débarquement sous les ordres du général Townshend. Au jour l'armée anglaise était en bataille sur les plaines d'Abraham.
Le gouverneur, M. de Vaudreuil, reçut la nouvelle inattendue de ce débarquement à 6 heures du matin; elle fut aussitôt communiquée au général Montcalm qui ne pouvait y croire. Il pensait que c'était quelque détachement isolé qui s'était aventuré jusque-là par hasard comme l'on en avait vu en d'autres endroits des bords du St.-Laurent; et, croyant n'avoir affaire au plus qu'à une partie de l'armée ennemie, emporté par sa vivacité ordinaire, il se mit en marche avec une portion seulement de ses troupes, sans même faire part de ses dispositions au gouverneur, laissant 1,500 hommes pour la garde du camp et les artilleurs répandus sur la ligne des retranchemens.
Dans ce moment, l'armée de Beauport se trouvait réduite à environ 6,000 combattans par les corps qu'on en avait détachés (Documens officiels). Dans sa plus grande force elle avait été de 13,000 hommes. 800 étaient partis avec le chevalier de Levis. Le colonel Bougainville en avait avec lui 3,000, tous soldats d'élite outre la cavalerie. La garnison de Québec qui ne prit point part à la bataille qui suivit, comptait 7 à 800 hommes; et enfin, comme on l'a déjà dit, un grand nombre de Canadiens avaient obtenu la permission d'aller faire leurs récoltes, et les plus âgés et les plus jeunes de s'en retourner chez eux croyant le danger passé; de sorte que cette armée était réduite de plus de moitié. Le général Montcalm prit avec lui 4,500 hommes (Documens officiels) et laissa le reste dans le camp. Ces troupes défilèrent par le pont de bateaux établi Sur la rivière St.-Charles, entrèrent dans la ville par la porte du Palais au nord, la traversèrent et en sortirent par les portes St.-Jean et St.-Louis à l'ouest du côté des plaines d'Abraham, où elles arrivèrent à 8 heures à la vue de l'ennemi. Montcalm aperçut non sans étonnement l'armée anglaise rangée en bataille et prête à le recevoir. Mais, quoique surpris, il résolut de brusquer l'attaque, malgré tous les avis contraires qu'on put lui donner, et l'ordre positif du gouverneur, qui lui mandait, par un billet, d'attendre pour commencer qu'il eut réuni toutes ses forces, et qu'il marchait lui-même à son secours avec les troupes qu'il avait laissées pour la garde du camp. Soit par suite de la division profonde qui séparait, comme l'on sait, ces deux hommes, soit que ce général craignît, comme il le donna pour raison, que les Anglais ne se retranchassent là où ils étaient, ce qu'ils avaient déjà commencé de faire, et ne se rendissent par là inexpugnables, il donna l'ordre du combat malgré l'opinion de plusieurs de ses officiers, comme on vient de le dire, et entre autres de son major-général le chevalier de Montreuil, qui lui représenta qu'il n'était pas en état d'attaquer les ennemis avec des forces aussi faibles que celles qu'il avait sous la main (Documens de Paris).
Persistant dans sa résolution, il rangea ses troupes en bataille sur une seule ligne de trois hommes de profondeur, la droite sur le chemin de Ste.-Foy et la gauche sur le chemin de St-Louis, sans corps de réserve. Les réguliers, dont les grenadiers étaient avec M. de Bougainville, formaient cette ligne. Les milices et quelques sauvages qu'il y avait furent jetés sur les deux ailes. Et sans donner le temps à ses troupes de prendre haleine, il se mit en mouvement et marcha avec une telle précipitation que sa ligne se rompit et que les bataillons se trouvèrent en avant les uns des autres, de manière à faire croire, aux ennemis qu'ils s'avançaient en colonnes, surtout le centre.
Le général Wolfe avait rangé son armée en face des buttes à Neveu, le visage tourné vers la ville. Sa droite était appuyée à une petite éminence sur le bord de l'escarpement du St.-Laurent, et la gauche vers le chemin de Ste.-Foy, à une ligne de petites redoutes en terre qu'il avait fait commencer le long de ce chemin, et qui se prolongeait en demi-cercle, sur ses derrières. Six régimens formaient son front de bataille avec les grenadiers de Louisbourg et 2 pièces de canon, ayant pour réserve un autre régiment formé en 8 divisions pour se porter là où le besoin l'exigerait, 3 régimens se formèrent en potence le long du chemin de Ste.-Foy pour contenir les tirailleurs Canadiens qui devaient attaquer son flanc gauche tandis que Montcalm le chargerait en front. Les montagnards écossais formaient partie de cette ligne et couvraient les derrières de l'armée avec 2 pièces de canon, en cas d'attaque de ce côté.
L'action commença par les tirailleurs canadiens et quelques sauvages. Ils assaillirent d'un feu, très vif la ligne anglaise qui essuya cette mousqueterie sans s'ébranler, mais en faisant des pertes. Le général Wolfe qui savait que la retraite était impossible s'il était battu, parcourait les rangs de son armée, animait les soldats, faisait mettre deux balles dans les fusils et ordonnait de ne tirer que lorsque les Français seraient à vingt pas d'eux. Ceux-ci qui avaient perdu toute leur consistance lorsqu'ils arrivèrent à portée, des Anglais, ouvrirent irrégulièrement, et dans quelques bataillons de trop loin, un feu de pelotons qui fit peu d'effet. Ils n'attaquèrent pas moins cependant avec beaucoup de valeur; mais en arrivant à 40 pas de leurs adversaires, ils furent reçus par un feu si meurtrier que dans le désordre où ils étaient déjà, il fut impossible de régulariser leurs mouvemens, et en peu de temps, tout tomba dans la plus étrange confusion. Le général Wolfe, à la tête de son aile-droite, voyant l'état des Français, jugea le moment favorable de les attaquer à son tour, et, quoique déjà blessé au poignet par un tirailleur, il prit ses grenadiers pour les aborder à la bayonnette; mais il avait à peine fait quelques pas qu'il fut atteint pour la seconde fois d'une balle qui lui traversa la poitrine. On le porta en arrière, et ses troupes, dont la plupart ignorèrent sa mort jusqu'après la bataille, continuèrent toujours leur mouvement offensif et se mirent à la poursuite des Français, dont le centre et l'aile gauche, saisis d'une terreur panique, lâchaient le pied dans le moment même pêle-mêle, malgré les efforts du général Montcalm et des principaux officiers pour arrêter le désordre. Une des personnes qui étaient auprès du général Wolfe s'étant écriée: Ils fuient! Qui? demanda le général mourant, sa figure s'animant tout-à-coup. Les Français! lui répondit-on. Quoi, déjà! dit ce héros, alors je meurs content, et il expira.
Presqu'en même temps le colonel Carleton était blessé à la tête, et le chef de brigade Monkton, atteint d'un coup de feu, était obligé de quitter le champ de bataille et le commandement de l'armée, qui échut au général Townshend, troisième en grade, et chargé du commandement de la gauche.
Les vainqueurs cependant pressaient les fuyards de toutes parts à la bayonnette ou le sabre à la main. La résistance ne venait guère plus alors que des tirailleurs. Le chef de brigade M. de Sénezergues et le baron de St.-Ours, qui remplissait le même grade dans cette bataille, tombèrent mortellement blessés au pouvoir des ennemis. Le général Montcalm, quoiqu'ayant déjà reçu deux blessures, dirigeait lui-même la retraite au milieu des Canadiens, et il se trouvait entre la porte St.-Louis et les buttes à Neveu, quand un nouveau coup de feu dans les reins le jeta aussi blessé à mort en bas de son cheval. Il fut emporté dans la ville, où se jettait une partie des Français, tandis que l'autre, la plus considérable, fuyait vers le pont de bateaux de la rivière St-Charles. Le gouverneur arriva de Beauport au moment ou les troupes se débandaient. Il rallia un millier de Canadiens entre les portes St.-Jean et St-Louis, lesquels, par leur bonne contenance et un feu très nourri, arrêtèrent quelque temps l'ennemi dans sa poursuite et sauvèrent les fuyards. 31 La déroute ne fut totale que parmi les troupes réglées. Les Canadiens combattirent toujours quoiqu'en retraitant, et ils forcèrent, à la faveur des petits bois dont ils étaient environnés, différens corps ennemis à plier, et ne cédèrent enfin qu'à la supériorité du nombre. C'est dans cette résistance que les vainqueurs éprouvèrent les plus grandes pertes. Trois cents montagnards écossais, revenant de la poursuite vers la rivière St.-Charles, furent ainsi attaqués sur le côteau Ste.-Geneviève par ces Canadiens et forcés de reculer jusqu'à ce que deux régimens envoyés à leur secours vinssent les dégager.
Le colonel de Bougainville qui était au Cap-Bouge, ne reçut qu'à 8 heures du matin l'ordre: de marcher sur les plaines d'Abraham; il se mit immédiatement en chemin avec à-peu-près la moitié de ses troupes seulement à cause de leur dispersion jusqu'à la Pointe-aux-Trembles; mais il ne put arriver assez tôt pour prendre part à l'action, et voyant tout perdu lorsqu'il atteignit les derrières du champ de bataille, il se retira. Les Anglais ne jugèrent pas à propos de profiter de l'épouvante de leurs ennemis pour pénétrer dans Québec, ou s'emparer du camp de Beauport, que purent regagner ensuite les combattans qui s'étaient retirés dans la ville.
Telle fut l'issue de la première bataille d'Abraham, qui décida de la possession d'une contrée presqu'aussi vaste que la moitié de l'Europe. Les pertes des Français dans cette fatale journée furent considérables; elles se montèrent à près du quart des soldats y compris 250 prisonniers qui tombèrent entre les mains des vainqueurs avec la plupart des blessés. Trois officiers généraux moururent de leurs blessures. Celles des Anglais s'élevèrent à un peu moins de 700 hommes, parmi lesquels se trouvaient les principaux officiers de l'armée, outre le général en chef.
La perte, de cette bataille peut être attribuée aux fautes que fit le général Montcalm, fautes qu'il reconnut lui-même, dit-on, avant de mourir. Au lieu de combattre avec une partie de ses forces seulement, il pouvait attendre l'arrivée du colonel Bougainville et tirer la garnison de la ville et les corps qu'il avait laissés dans le camp, et avec toutes ces forces réunies attaquer les ennemis en tête et en queue. Il pouvait aussi se retrancher sur les buttes à Neveu, et, comme la saison était avancée, attendre les Anglais dans ses lignes en épiant tous leurs mouvemens, ce qui les aurait mis dans l'obligation de combattre avec désavantage, car le temps les pressait. Après ces premières fautes, il en commit une autre presqu'aussi grave en rangeant son armée sur une seule ligne et sans corps de réserve, et en ne se donnant pas le temps de tirer l'artillerie de campagne qu'il y avait dans la ville afin de contrebalancer au moins l'infériorité d'une partie de ses troupes sous le rapport de la discipline. On lui reproche encore, son armée étant partiellement composée de milices, d'avoir voulu combattre en bataille rangée. On dit «qu'il devait attendre l'ennemi et profiter de la nature du terrain pour placer par pelotons dans les bouquets de broussailles dont il était environné les Canadiens qui, arrangés de la sorte, surpassaient par l'adresse avec laquelle ils tiraient toutes les troupes de l'univers.»
Quoiqu'il en soit de ces fautes, il sembla qu'il les avait suffisamment expiées par sa mort; et devant ses dépouilles funèbres on les oublia toutes pour ne se rappeler que ses triomphes et sa bravoure. Les Canadiens comme les Français pleurèrent sa perte comme un malheur public. Il rendit le dernier soupir le lendemain matin de la bataille au château St.-Louis et fut enterré le même soir, à la clarté des flambeaux, dans l'église conventuelle des Ursulines en présence de quelques officiers. Montcalm avait montré en Canada toutes les qualités et tous les défauts qu'on avait déjà remarqués en lui. Il était plus brillant par les avantages d'une mémoire ornée que profond dans l'art de la guerre; brave mais peu entreprenant, il négligea la discipline des troupes et ne proposa jamais aucune entreprise importante. Il ne voulait pas attaquer Oswégo s'il n'y eût été forcé pour ainsi dire par les reproches que lui fit sur la timidité qu'il montrait, M. Rigaud, homme borné à la vérité, mais plein de valeur et d'audace et accoutumé à la guerre des bois; il aurait aussi, dit-on, abandonné le siège du fort William-Henry sans le chevalier de Levis, et encore devant Québec, dans le printemps, n'osant se flatter de pouvoir arrêter le premier efforts du général Wolfe, il parla de lui abandonner cette place dans le moment même où il en faisait dépendre le sort du Canada (Documens de Paris). Ses divisions avec le gouverneur dont il feignait de dédaigner les avis eurent des suites déplorables; et la popularité qu'il avait su acquérir parmi les habitans et les soldats le rendait de plus en plus indépendant du chef de la colonie. Il n'avait cessé de le décrier auprès de ceux qui formaient sa société; il le traitait d'homme de mauvaise foi, incapable et irrésolu, et par un artifice qui ne réussit que trop souvent, il établissait sa réputation en ruinait celle de son supérieur. Du reste, il avait beaucoup d'esprit, le goût de l'étude, et des connaissances étendues qui le firent admettre peu de temps avant sa mort à l'académie royale des inscriptions et belles lettres de Paris. Il aimait le luxe et était désintéressé. Il devait au trésor 10,000 écus qu'il avait empruntés pour soutenir son rang et soulager ses officiers dans la disette de tout où se trouvait le Canada. Mais son ambition et le désir trop peu caché de supplanter M. de Vaudreuil, furent une des causes de la désunion à laquelle on peut attribuer principalement le désastre que l'on venait d'essuyer.
Cependant le soir de la bataille, le gouverneur tint un conseil de guerre où tous les officiers opinèrent pour se retirer derrière la rivière Jacques Cartier, afin de conserver, une ligne de retraite, et la communication avec les magasins de l'armée, motif qui avait pu contribuer à déterminer la conduite du général Montcalm le matin. Le gouverneur, l'intendant et le colonel Bougainville étaient d'une opinion contraire, et voulaient tenter une seconde fois le sort des armes; mais la majorité l'emporta, Montcalm, que l'on consulta, répondit qu'il restait trois partis à prendre, à savoir: attaquer l'ennemi une seconde fois, se retirer à Jacques Cartier ou capituler pour toute la colonie.
Le marquis de Vaudreuil, après cette résolution, envoya environ 150 réguliers pour renforcer la garnison de Québec toute composée de citoyens: et de matelots, lesquels avaient été engagés pendant la bataille avec les batteries de la Pointe-Levy. En même temps il écrivit à M. de Ramsay pour le prévenir qu'il ne devait pas attendre que l'ennemi l'emportât d'assaut, et qu'aussitôt qu'il manquerait de vivres il arborât le drapeau blanc. L'armée craignant à tout instant d'être coupée de ses magasins, commença sa retraite à l'entrée de la nuit. Afin que l'ennemi ne s'aperçût pas de ce funeste mouvement, elle laissa, le camp de Beauport tendu, abandonna, faute de moyens de transport, une partie des bagages, l'artillerie et les munitions, et défila dans le plus profond silence par la jeune et l'ancienne-Lorette, traversa St.-Augustin et arriva à la Pointe-aux-Trembles le 14 au soir. Le colonel Bougainville, commandant l'arrière-garde, s'établit à St.-Augustin. Ce mouvement était fatal de toute manière; il laissait Québec à lui-même et sans provisions de bouche; il exposait l'armée à l'anéantissement, parce que l'on ne devait pas s'attendre que les miliciens de ce gouvernement abandonneraient leurs familles sans pain, leurs récoltes encore sur pied là ou l'ennemi ne les avait pas ravagées ou avait empêché de les faire, pour aller on ne savait où. Aussi la désertion fut-elle considérable pendant cette retraite, les cultivateurs quittaient les drapeaux pour rentrer dans leurs foyers, et beaucoup d'autres pour piller dans les campagnes. Le lendemain on atteignit Jacques Cartier, et l'arrière-garde la Pointe-aux-Trembles, où il fut résolu d'attendre le chevalier de Levis qui descendait en toute hâte, comme on l'a dit plus haut.
Il arriva le 17. En partant de Montréal il avait envoyé ses ordres sur les frontières de l'Ouest pour la subsistance des troupes, subsistance qui manquait sans cesse, et pour l'acheminement immédiat sur l'armée battue des outils, de l'artillerie et des munitions de guerre et de bouche qui pouvaient être disponibles. Il eut, en rejoignant l'armée, une entrevue avec le gouverneur, et lui représenta qu'il fallait arrêter la retraite, et que pour empêcher la désertion et mettre fin au désordre qui régnait, le seul moyen était de marcher en avant; qu'il fallait tout hasarder pour prévenir la prise de Québec, et dans le cas extrême en faire sortir la population et détruire la ville afin d'empêcher les ennemis d'y passer l'hiver, résolution patriotique qui, mise à exécution, eût pu sauver le Canada. Il observa que les Anglais n'étaient pas assez nombreux pour garder la circonvallation de la place et empêcher les Français d'y communiquer; qu'il fallait se rassembler et faire des dispositions pour les menacer; profiter pour cela des bois du Cap-Rouge, Ste.-Foy et St. Michel afin de s'approcher d'eux, et que s'ils venaient pour attaquer dans ces bois il fallait combattre, ou s'iks fournissaient quelqu'autre occasion en profiter, parce que se trouvant entre deux feux ils n'oseraient pas faire de siège; qu'il y avait raisons de croire qu'ils viendraient attaquer; que si l'on était battu, l'on retraiterait le haut de la rivières du Cap-Rouge laissant un gros détachement dans le bas, et facilitant la sortie de la garnison de la ville, après qu'elle l'aurait incendiée complètement; qu'un mouvement offensif arrêterait la désertion des habitans, et ferait revenir un grand nombre de ceux du gouvernement de Québec. Le marquis de Vaudreuil approuva tout, et ces deux chefs dépêchèrent sur-le-champ des courriers au commandant de la place pour l'informer que l'on marchait à son secours. Le départ de l'armée elle-même fut différé au lendemain faute de vivres. M. de la Rochebeaucourt entra dans la ville où l'on manquait de provisions avec cent chevaux portant des sacs de biscuit, et fit part aux habitans du retour des troupes, qui vinrent coucher le 18 à la Pointe-aux-Trembles et M. de Bougainville avec l'avant-garde sur le haut de la rivière du Cap-Rouge.
Le général de Levis prenait le commandement de l'armée au moment où les affaires se trouvaient dans l'état le plus désespéré; mais c'était un de ces hommes dont les circonstances difficiles font ressortir avec éclat les talens et l'énergie. Il était né au château d'Ajac en Languedoc, de l'une des plus anciennes maisons de France. Entré de bonne heure au service, il s'était fait remarquer par son activité et sa bravoure. En Canada il avait montré un esprit sobre, réfléchi, attentif à ses devoirs et sévère pour la discipline des troupes, qualité rare malheureusement à cette époque dans les armées françaises; et la suite des événemens prouva que si le résultat ne fut pas plus favorable, la faute n'en pouvait rejaillir sur lui.
Le lendemain 19, il marcha sur Lorette et M. de Bougainville sur la rivière St-Charles, où celui-ci apprit que la ville venait de se rendre malgré les ordres positifs qui avaient été envoyés au commandant de rompre les négociations, dès que l'on sût qu'il y en avait d'entamé, et la réponse que cet officier avait faite qu'il s'y conformerait. Cette nouvelle, parvint au gênerai en chef à St.-Augustin. Il ne put contenir son indignation, et l'exprima dans les tenues les plus amers. Mais le mal était sans remède.
La reddition de Québec fut un acte, pour dire le moins, de grande pusillanimité, et le fruit de l'esprit de découragement que, par ses propos le général Montcalm avait répandu parmi les troupes. Un seul des officiers de la garnison, M. de Piedmont, jeune homme dont le nom mérite d'être conservé, se déclara dans le conseil de guerre pour la défense de la place jusqu'à la dernière extrémité. Quoique l'on manquât de vivres; que par la négligence de la métropole les fortifications n'eussent été que commencées, comme on l'a dit ailleurs, et qu'enfin la ville pût être facilement enlevée d'un coup de main; quoique faute de bras aussi l'on fût incapable de la mettre dans le moment dans un état respectable de défense, l'ennemi n'avait encore fait rien qui put faire craindre un assaut, et l'on savait que le général de Levis arrivait.
En effet les Anglais ne songeaient point à emporter la place par escalade. Immédiatement après la bataille ils achevèrent les redoutes qu'ils avaient commencées autour de leur camp, et se mirent en frais d'élever des batteries sur les buttes à Neveu en face du rempart qu'elles commandent dans sa plus grande longueur, pour le battre en brèche. Il leur fallait encore deux ou trois jours pour mettre en état de tirer ces batteries, qui auraient consisté en 60 pièces de canon et 58 mortiers (Knox), lorsqu'ils virent avec surprise arborer le drapeau blanc. La garnison voyant les plus gros vaisseaux de la flotte anglaise s'avancer, s'était crû menacée d'une double attaque du côté de la campagne et du côté du port. Le général Townshend s'empressa d'accepter les articles de capitulation qu'elle lui proposait, à l'exception du premier, qui portait qu'elle sortirait avec les honneurs de la guerre et huit pièces de canon pour aller rejoindre l'armée française à Jacques Cartier, et qui fut modifié de manière à ce qu'elle fût transportée en France; et le lendemain, 18 septembre, la ville fut remise aux assiégeans. Par les termes de la capitulation les habitans étaient maintenus dans la propriété de leurs biens et de leurs privilèges; et le libre exercice de leur religion était garanti jusqu'à la paix définitive. Ainsi la faiblesse d'un conseil de guerre, composé d'officiers subalternes, rendit irréparables les suites d'un échec qui aurait pu être réparé facilement.
Malgré la perte de leur capitale, que les habitans attribuèrent à la trahison, «ces braves gens, dit Sismondi, aussi Français de coeur que s'ils avaient vécu au milieu de la France,» ne s'abandonnèrent point. En effet, quoique Québec eût été détruit, que les côtes de Beaupré et l'île d'Orléans, ainsi que 36 lieues de pays établi, contenant 19 paroisses sur la rive droite du fleuve, eussent été ravagées pendant que la population mâle était à l'armée; que les habitans eussent perdu leurs hardes, leurs meubles, leurs instrumens d'agriculture et presque tous leurs chevaux et bestiaux, et fussent obligés en retournant sur leurs terres avec leurs femmes et leurs enfans de s'y cabanner à la façon des Indiens; malgré qu'un grand nombre d'habitans de Québec et des campagnes, faute de vivres, se trouvassent dans la nécessité d'émigrer dans les gouvernemens des Trois-Rivières et de Montréal pour y trouver des secours; 32 enfin, malgré tous ces désastres, et qu'ils redoutassent les sauvages plus que l'ennemi même, ils ne parlèrent point de se rendre, et demandèrent encore à marcher au combat: c'était l'opiniâtreté vendéenne, c'était la détermination indomptable de cette race dont descendent la plupart des Canadiens, et dont Napoléon appréciait tant la bravoure, le caractère et le dévoûment sans borne.
Note 32: (retour) Description imparfaite de la, misère du Canada, (Montréal, 5 novembre 1759). Adresse de l'évêque de Québec aux évêques et personnes charitables de France en faveur de la colonie. On devait recevoir des ornemens d'église à Paris. Dans les ports de mer, à Brest M. Hocquart, à Bordeaux M. Estèbe, à la Rochelle M. Goguet, devaient se charger de faire tenir les toiles, les étoffes, le lard, la farine, l'eau-de-vie, le vin et généralement tout ce que l'on voudrait envoyer pour les habitans.
En apprenant la nouvelle de la reddition de Québec, le général de Levis ne vit point d'autre parti à prendre pour le moment que de se fortifier sur la rivière Jacques Cartier. En conséquence il rétrograda, laissant quelques petits détachemens au Cap-Rouge et sur d'autres points de sa route, et il fit commencer un fort sur la rive droite de la rivière qu'il avait choisie pour ses lignes. Les Anglais ne songeant de leur côté qu'à se fortifier dans la ville où ils se renfermèrent, les deux armées restèrent dans ces positions jusqu'à la fin de la campagne, M. de Vaudreuil ayant transporté le siège du gouvernement à Montréal, où il s'était retiré. Les Canadiens regagnèrent leurs foyers dans les derniers jours d'octobre, et peu de temps après les troupes quittèrent de toutes parts les frontières afin de venir prendre leurs quartiers d'hiver dans les gouvernemens de Montréal et des Trois-Rivières. De petits corps furent laissés dans les postes avancés, dont la position indique ce qui restait à la France à la fin de 59 de ces immenses territoires qu'elles s'enorgueillissait naguère encore de posséder. 300 hommes furent chargés de la garde du fort de Levis entre la Présentation et la tête des rapides du St.-Laurent aux ordres de M. Desandrouins, ingénieur; 400 hommes, commandés par M. de Lusignan, de celle de l'île aux Noix dans le lac Champlain, où le général Amherst n'avait fait aucun progrès, et qui devaient être soutenus par 300 autres placés à St.-Jean; et enfin 600 furent laissés à Jacques Cartier sous le commandement de M. Dumas, major-général des troupes de la marine, dont 2 à 300 jetés en avant à la Pointe-aux-Trembles sous les ordres de M. de Repentigny.
Après avoir ainsi réglé la disposition de ses troupes pour l'hiver, le général de Levis rejoignit le gouverneur à Montréal le 14 novembre, et tous deux députèrent aussitôt le commandant d'artillerie Lemercier avec leurs dépêches pour Paris, afin d'instruire le roi de la situation du Canada et des secours qu'il fallait y envoyer. Cet officier s'embarqua à Montréal dans un navire qui parvint en France sans accident, après être passé devant Québec inaperçu.
Après la capitulation de cette ville, les troupes anglaises restèrent campées dans les environs en attendant qu'on eût pourvu à leur logement dans l'intérieur. Il fut ordonné de relever ou réparer 500 maisons sans délai, et décidé que toute l'armée resterait pour former la garnison jusqu'à la prochaine campagne, excepté les trois compagnies de grenadiers de Louisbourg et cinq compagnies de rangers, qui se rembarquèrent sur la flotte, qui fit voile pour l'Angleterre ou les anciennes colonies. Le général Murray fut nommé gouverneur de Québec La garnison se composait le 24 décembre, après le départ de ces 8 compagnies; de 8,200 hommes de troupes de ligne sans compter les officiers, l'artillerie, et les rangers qui restèrent et formant encore plusieurs centaines de combattans. 33 Elle se mit de suite en frais de débarquer de la flotte des vivres pour une année, et les munitions et le matériel de guerre dont elle pouvait avoir besoin; de déblayer les rues, de niveler les redoutes élevées dans les plaines d'Abraham et d'en élever d'autres en face du rempart sur le sommet de la falaise qui borde le St.-Laurent, et dont l'on voit encore les ruines aujourd'hui au couchant de la citadelle; enfin, de fortifier le rempart déjà existant, le couvrir d'artillerie et d'adopter toutes les mesures jugées nécessaires pour pouvoir soutenir un siège en cas de besoin.
Note 33: (retour) M. Smith dans son histoire du Canada dit 5,000, quoique les auteurs qu'il a suivis presque textuellement, Knox et Mante, disent plus de 7,000 hommes. L'on a découvert récemment dans les archives du secrétariat provincial à Québec un registre des ordonnances de paiement des troupes sous les ordres du général Murray, qui doit fixer désormais cette question. Ces ordonnances contiennent le chiffre exact de chaque régiment, sauf les officiers; et voici ce qu'il était le 24 décembre 1759:Hommes. Hommes 47e régiment. 680 2d bataillon fusiliers. 871 35e 876 3e « « 930 43e « 693 28e régiment 623 58e « 653 48e « 882 78e (montagnards écos- 619 15e « sais) 1377 ______ 8,204Le registre dont on a tiré ces chiffres, a été déposé à la bibliothèque de la Société littéraire et historique de cette ville par son président, M. Faribault, aux recherches duquel elle doit la plupart des précieux manuscrits, livres et documens qu'elle possède sur ce pays.
Tel fut le résultat de la campagne de 59. Les Français se trouvaient resserrés entre Québec, la tête du lac Champlain et Frontenac, coupés de la mer et manquant de tout, soldats, argent, munitions de guerre et de bouche. Les deux armées anglaises qui avaient attaqué le Canada par mer et par terre ne se trouvaient plus qu'à environ 70 lieues l'une de l'autre, et prêtes à tomber sur le centre du pays le printemps suivant avec un grand accroissement de forces. Le général Amherst qui s'était avancé, comme on l'a vu plus haut, jusqu'au fort St.-Frédéric, n'avait pu pénétrer au-delà. Il laissa de fortes garnisons à Crown-Point et au fort Carillon, dont il avait relevé les ruines et changé le nom pour celui de Ticondéroga, et alla passer l'hiver à New-York, afin d'être plus à portée de communiquer avec la métropole et les différentes colonies sur le plan des opérations de la campagne prochaine. Quant au Détroit et aux autres postes supérieurs, ils étaient, il est vrai, encore en notre pouvoir; mais par la perte de Frontenac, ils ne devaient plus attendre de secours que de la Louisiane, qui devint dès lors leur point d'appui et la seule ligne de retraite en cas de malheur, cette province, pendant que le Canada était désolé par une guerre acharnée et cruelle, jouissant comparativement d'assez de tranquillité.