Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours. Tome III
CHAPITRE II.
SECONDE BATAILLE D'ABRAHAM ET DERNIÈRE
VICTOIRE DES FRANÇAIS.
CESSION DU CANADA A L'ANGLETERRE ET DE LA
LOUISIANE À L'ESPAGNE.
1760-1763.
Sentimens divers que la prise de Québec cause en Angleterre et en France.--Les ministres de Louis XV abandonnent le Canada à lui-même.--La Grande-Bretagne, organise trois armées pour achever sa conquête.--Mesures que l'on adopte pour résister à cette triple invasion.--Forces relatives des Français et des Anglais.--Le général de Levis marche sur Québec.--Seconde bataille d'Abraham.--Défaite complète de l'armée anglaise, qui se renferme dans la ville et que les Français assiègent en attendant les secours qu'ils avaient demandés de France.--Persuasion où l'on est dans les deux armées que le Canada restera à celle qui recevra les premiers renforts.--Arrivée d'une flotte anglaise.--Le général de Levis lève le siège et commence sa retraite sur Montréal; le défaut de vivres l'oblige de renvoyer les milices et de disperser les troupes régulières.--Etat des frontières du côté des lacs Champlain et Ontario.--Les ennemis se mettent en mouvement pour attaquer Montréal.--Le général Murray s'avance de Québec avec 4,000 hommes; le chef de brigade Haviland avec un corps presqu'aussi nombreux descend le lac Champlain et le général Amherst part du lac Ontario avec 11,000 soldats et Indiens.--Les Français se retirent et se concentrent sur Montréal au nombre de 3,500 soldats.--Impossibilité d'une plus longue résistance et capitulation générale.--Triomphe et réjouissance de l'Angleterre.--Procès et condamnations des dilapidateurs du Canada à Paris.--Situation des Canadiens--Pertes immenses qu'ils font sur les ordonnances et lettres de change du gouvernement déchu.--Continuation, de la guerre dans les autres parties du monde; paix de 1763, par laquelle le Canada est cédé à l'Angleterre et la Louisiane à l'Espagne.--Tableau de la France au temps de ce traité trop fameux par Sismondi.
Après les défaites que l'Angleterre essuyait depuis 5 ans en Canada, la nouvelle de la prise de Québec, ce lieu fort si renommé du Nouveau-Monde, la remplit de joie. Londres et les autres principales villes du royaume présentèrent des adresses de félicitation au chef de l'état, dont Pitt dut s'applaudir en secret, parce que c'était à lui qu'en revenait la plus grande gloire, et le parlement ordonna que les cendres du héros à qui l'on devait une si brillante conquête, fussent déposées dans le temple de Westminster au milieu de celles des grands hommes de la patrie, et qu'un monument y fut élevé à sa mémoire. Il vota en même temps des remercîmens aux généraux et aux amiraux qui avaient fait partie de l'expédition, et le roi ordonna que des actions de grâce publiques fussent rendues dans tout l'empire.
En France, où le peuple exclu du gouvernement ne pouvait manifester ses sentimens sur la honte des actes du pouvoir que par le mépris qu'il avait pour ceux qui en étaient chargés, il y a long-temps que l'on avait perdu l'espoir de conserver les belles contrées pour la défense desquelles tant de sang et d'héroïsme n'étaient plus qu'un sacrifice dans le grand désastre qui allait terminer l'un des derniers drames de la vieille monarchie. La perte du-boulevard de l'Amérique française et la mort de Montcalm ne surprirent point, mais elle fit une impression pénible dans le public, et même au milieu des orgies de la cour de Louis XV, où l'on regarda la partie comme si bien perdue que l'on ne pensa guère à secourir ces sentinelles avancées, qui voulaient encore combattre, sinon pour triompher du moins pour sauvegarder l'honneur national et reconquérir la supériorité des armes.
«L'Europe entière aussi, dit Raynal, crut que la prise de Québec finissait la grande querelle de l'Amérique septentrionale. Personne n'imaginait qu'une poignée de Français, qui manquaient de tout, à qui la fortune même semblait interdire jusqu'à l'espérance, osassent songer à retarder une destinée inévitable.» On ne connaissait pas leur courage, leur dévoûment et les glorieux combats qu'ils avaient livrés et qu'ils pouvaient livrer encore dans ces contrées lointaines où, oubliés du reste du monde, ils versaient généreusement leur sang pour la cause de leur pays. On ignorait que cette guerre était une guerre de peuple à peuple, et qu'on ne poserait les armes que quand l'on serait cerné, écrasé par les masses anglaises; et que jusque-là l'on ne voulait pas perdre espérance.
Les Canadiens qui croyaient que le gouvernement de la métropole allaient ou du moins devaient faire les plus grands efforts pour les arracher au sort qui les menaçait, furent trompés dans leur attente. M. Lemercier trouva, en arrivant à Paris, le ministre de la guerre, le maréchal de Belle-Isle expirant. Après sa mort le portefeuille passa aux mains du duc de Choiseul déjà chargé de celui des affaires étrangères. L'envoyé du gouverneur ainsi que les officiers de la garnison de Québec qui l'avaient précédé en France, donnèrent au ministre tous les renseignemens qu'il pouvait désirer sur la situation désespérée du Canada. Les dépêches dont M. Lemercier était porteur demandaient des secours de toute espèce en vivres, en munitions de guerre et en recrues; elles informaient la cour que l'on avait formé le projet de reprendre Québec, et que le succès de cette entreprise était certain si les secours que l'on demandait arrivaient avant ceux des ennemis. Malheureusement cette demande était faite dans le moment où, par le désordre prolongé des finances, le trésor se trouvait hors d'état de faire face à ses obligations les plus nécessaires. Les administrateurs continuellement changés ne pouvaient trouver de remède pour arrêter même le mal, qui allait toujours en augmentant. Chacun venait avec son plan et était remplacé avant qu'il eût à peine eu le temps de commencer à le mettre à exécution; et dès qu'il parlait de soumettre la noblesse et le clergé à l'impôt comme le peuple, il était repoussé avec haine et renversé. L'absence de patriotisme dans les classes les plus élevées de la société rendait ainsi le mal incurable, et exposait la nation à tous les malheurs et à la perte de cette grande réputation militaire qui faisait encore la force et la gloire, par le souvenir, de cette noblesse sensuelle et dégénérée qui ne voulait rien faire pour le salut commun; car par un effort uniforme et général, l'on pouvait se remettre facilement sur un bon pied, puisque, suivant M. de Necker, 34 les dépenses publiques étant de 610 millions en 1784, et les revenus de près de 585 millions, alors que la noblesse et le clergé, possesseurs d'une grande partie du territoire, étaient encore exempts de l'impôt, en rendant ces deux classes si riches contribuables, et en développant les immenses ressources du pays, le déficit annuel pouvait être plus que comblé. Mais l'égoïsme devait tout perdre.
M. de Silhouette, qui avait succédé à M. de Boulogne aux finances, vint échouer ainsi devant l'opposition que firent à son projet de subvention territoriale, qui aurait atteint tous les propriétaires fonciers, les classes privilégiées, et il fut remplacé par M. Berlin, financier médiocre, mais plus docile aux voeux de la cour et de la noblesse. Celui-ci ne put ni ramener l'ordre dans les finances, ni trouver moyen de fournir quelques jours encore aux besoins les plus pressans du service public. Les lettres de change du Canada tirées sur le trésor à Paris ne purent être payées, circonstance aussi fâcheuse pour ce pays que la perte d'une bataille, et qui devait avoir le plus grand retentissement. Dans cet état de choses il est facile de concevoir que l'énergique résolution de reprendre Québec dût trouver peu d'écho à Versailles, où les courtisans regardaient la possession du Canada plutôt comme une charge que comme un avantage. Dans l'épuisement où l'on se trouvait, c'est tout ce que l'on put faire que d'y envoyer 400 hommes et la charge de 3 ou 4 navires en munitions de guerre et de bouche, sous la protection d'une frégate, qui s'étant amusée à enlever, chemin faisant, 13 ou 14 bâtimens anglais, finit par être obligée elle-même de se jeter dans la Baie des Chaleurs à l'entrée du golfe St.-Laurent, et par y être brûlée avec son convoi et ses prises par le capitaine Byron qui croisait dans ces parages avec une flotte nombreuse, et qui détruisit aussi un amas de cabanes décoré du nom fameux de Nouvelle-Rochelle, élevé par des réfugiés acadiens et quelques pauvres pêcheurs sous la protection de deux petites batteries placées sur un rocher.
En envoyant ces secours insuffisans au Canada, les ministres adressèrent aux divers chefs de la colonie des dépêches qu'ils ne reçurent que dans le mois de juin, pour leur recommander de disputer le pays pied à pied et de soutenir jusqu'au bout l'honneur des armes françaises à quelqu'extrémité que les affaires pussent être réduites; vaines recommandations pour des gens qui périssaient accablés sous le nombre de leurs ennemis, et qui avaient besoin non de paroles d'encouragement, mais de secours réels et efficaces.
Le gouvernement de la Grande-Bretagne, aiguillonné et soutenu par la voix puissante du peuple, tenait une conduite bien différente. Il obtint du parlement tous les subsides qu'il voulut pour continuer la guerre avec vigueur. Des flottes considérables couvrirent les mers de l'Europe, des Indes et de l'Amérique. Il fut résolu de barrer le chemin du Canada à la France, et d'employer à cet effet des forces telles que celle-ci ne put conserver dans l'état où elle se trouvait le moindre espoir d'y faire parvenir les secours nécessaires pour rétablir sa suprématie dans cette partie du monde; et c'est à la suite de ces accroissemens de forces que le petit convoi, dont l'on vient de parler tout-à-l'heure, vit fondre sur lui pas moins de onze vaisseaux de guerre en entrant dans le St.-Laurent.
Derrière ce rempart qui couvrait l'Amérique et la séparait de la France, l'Angleterre organisa, comme l'année précédente, trois armées pour achever d'abattre une puissance contre laquelle elle luttait depuis qu'elle avait planté son drapeau dans ce continent, et que sa grande supériorité numérique mettait enfin à sa merci. Toutes les provinces qu'elle y avait fondées ne cessaient point de montrer leur zèle pour l'accomplissement d'une conquête qu'elles avaient sollicitée avec ardeur. Les différentes législatures coloniales votèrent les hommes et l'argent qu'on leur demanda avec d'autant plus d'empressement que l'on touchait au succès définitif. Ces trois armées devaient marcher pour se réunir à Montréal et enlever ce dernier point qui restait encore à la France.
La garnison renfermée dans Québec devait être renforcée à l'ouverture de la campagne pour remonter le St.-Laurent. Le chef de brigade Haviland devait réunir ses troupes sur le lac Champlain, forcer le passage de l'île aux Noix et St.-Jean, et marcher sur le point indiqué; enfin, le général Amherst devait assembler une armée nombreuse à Oswégo, descendre le fleuve St.-Laurent en s'emparant de tous les postes français qu'il trouverait sur son chemin, et se réunir aux deux autres corps devant Montréal. Les Français n'ignoraient pas les préparatifs de leurs ennemis, et le gouverneur ainsi que le général de Levis ne songeaient qu'au moyen de les prévenir par une attaque subite contre le poste central où ils avaient pris pied en Canada, à savoir Québec, pour être prêts à donner la main aux secours qu'ils avaient demandés en France, et de l'arrivée desquels avant ceux des Anglais, dépendait désormais le salut du pays.
L'on avait d'abord résolu d'attaquer Québec dans l'hiver; mais il fallut ajourner cette entreprise au printemps. Ce délai fut employé à réorganiser l'armée, à ramasser des vivres et à préparer les embarcations nécessaires pour descendre le fleuve à la débâcle des glaces. Malgré les plus grands efforts, l'on ne put réunir un matériel suffisant pour faire un siège. L'on manquait complètement de grosse artillerie et il y avait peu de poudre. Cependant l'on ne désespérait pas de réussir soit à la faveur d'une surprise, soit à l'aide des secours attendus.
Afin d'empêcher l'ennemi de pénétrer le dessein que l'on avait formé, et encore plus de soutenir le courage des habitans et de fatiguer la garnison anglaise, l'on tint des partis dehors tout l'hiver.
Le général Murray ne négligeait rien de son côté pour se mettre en état de repousser toutes les tentatives jusqu'à la campagne suivante. Il était abondamment pourvu d'artillerie et de munitions de guerre et de bouche, et commandait les meilleures troupes de l'Angleterre. Il ne fut pas plutôt établi dans la ville qu'il adressa une proclamation aux Canadiens pour leur représenter l'inutilité d'une plus longue, résistance et tous les malheurs qui seraient la suite d'une opposition devenue sans objet. Onze paroisses environnantes abandonnées de l'armée française et dont la plupart des habitans, par l'incendie de leurs maisons, s'étaient vu forcés de se réfugier dans les bois que l'hiver allait rendre inhabitables, vinrent faire leur soumission et prêter le serment de fidélité, à l'exemple des habitans de Miramichi, Richibouctou et autres lieux du golfe St.-Laurent, qui, sur l'avis de leurs missionnaires, avaient fait la leur au colonel Frye, commandant anglais du fort Cumberland à Chignectou. Le général Murray avait porté ses avant-postes à Lorette et à Ste.-Foy, à 2 ou 3 lieues de la ville, et la guerre d'escarmouches ne discontinua presque point, malgré la rigueur de la saison. La garnison fut sans cesse occupée soit à tirer du bois de chauffage de la forêt du Cap-Rouge, soit à faire de petites expéditions, soit enfin à travailler aux fortifications de la ville, qu'après des travaux inouïs l'on mit en état de soutenir un siège, en achevant les remparts et les couvrant de mortiers et de canons d'un gros calibre, et en terminant les redoutes dont on a parlé et qui étaient au nombre de huit. Tous ces travaux avaient été exécutés malgré les maladies qui s'étaient mises dans les troupes, particulièrement le scorbut, et qui enlevèrent du 24 décembre au 24 avril près de 500 hommes. 35
Note 35: (retour) C'est la différence qui se trouve dans le chiffre des soldats entre ces deux époques d'après les ordonnances de paiement. 500 donneraient plus de 4 morts par jour, et Knox rapporte qu'au mois de janvier, dans le temps de la plus grande mortalité, l'on en perdait 2 à 3 par jour. Le journal manuscrit du colonel Fraser dit qu'il en mourut 682 du 18 septembre au 25 avril. La mortalité avait bien diminué à cette dernière date. Un Canadien avait enseigné qu'une infusion de branches de pruche était un remède salutaire pour le scorbut, et en effet ce remède avait eu les résultats les plus heureux.
De leur côté les Français, outre les fatigues de cette petite guerre, étaient assujettis aux privations de toute espèce qu'une disette prolongée entraîne avec elle. Le général de Levis mit ses troupes en quartier d'hiver chez les habitans dans les différentes paroisses des gouvernemens des Trois-Rivières et de Montréal, faute de provisions pour leur subsistance dans une seule localité, et il commença immédiatement ses préparatifs pour l'entreprise qu'il méditait, une défense opiniâtre, comme il le disait dans un mémoire qu'il présenta au gouverneur, ne pouvant qu'être avantageuse à l'état en occupant les forces de l'ennemi dans cette partie de l'Amérique, et honorable pour les armes françaises.
Afin de ranimer le courage de la population et l'engager à faire un nouvel effort et de nouveaux sacrifices, on invoqua la voix de l'église, qui ne devait pas rester sans écho chez un peuple profondément religieux. L'évêque, M. Dubreuil de Pontbriand, donna à cet effet à Montréal, où il s'était réfugié, un mandement au commencement de l'hiver, dans lequel l'on trouve ces mots: «Vous n'oublierez pas dans vos prières ceux qui se sont sacrifiés pour la défense de la patrie; le nom de l'illustre Montcalm, celui de tant d'officiers respectables, ceux du soldat et du milicien ne sortiront point de votre mémoire.... vous prierez pour le repos de leurs âmes.» Il y a quelque chose de singulièrement grave et solennel dans ces paroles auxquelles la religion donne un si grand caractère. Cet appel aux prières des fidèles pour les braves qui étaient morts, en combattant pour leur pays devait, au moment où l'on parlait de reprendre les armes, remuer les fibres les plus sensibles du coeur, et augmenter l'énergie des guerriers qui se défendaient depuis si long-temps et avec tant d'obstination contre les forces toujours croissantes de nos envahisseurs. Quant aux troupes régulières elles-mêmes, si elles ne combattaient plus que pour l'honneur leurs voeux pouvaient être encore remplis.
Après bien des efforts l'on réussit à ramasser assez de subsistances pour nourrir l'armée encore quelque temps lorsqu'elle serait réunie. Au mois d'avril elle se trouva prête à entrer en campagne, et l'on n'attendait plus que la débâcle des glaces.
Les troupes de terre, surtout les grenadiers, avaient été recrutées à même les deux bataillons de la colonie; elles formaient avec ceux-ci 3,600 hommes. Les milices appelées à prendre part à l'expédition s'élevèrent à un peu plus de 3,000 fusils, y compris 270 sauvages. Cette armée, composée de plus de moitié de Canadiens, parce qu'on en avait fait entrer un grand nombre dans les régimens réguliers faute de recrues européennes, n'atteignait pas encore 7,000 combattans. 36 C'est tout ce que l'on pouvait approvisionner et réunir pour marcher sur Québec, les habitans de cette partie, c'est-à-dire ceux qui n'avaient pas fait leur soumission à l'ennemi, ne pouvant se joindre à eux qu'après l'investissement de la place, et le reste de ceux de Montréal et des Trois-Rivières étant nécessaire pour ensemencer les terres et pourvoir à la défense des frontières du côté des lacs Champlain et Ontario. 37
Note 36: (retour) L'armée destinée à l'expédition de Québec était composée comme suit:+================+================+===========+=========+===========+=============+ | Brigades | Régimens | Officiers | Soldats | Miliciens | Total des | | | | | | et leurs | combattants | | | | | | officiers | | +----------------+----------------+-----------+---------+-----------+-------------+ | La Reine | La reine | 27 | 370 | 223 | 620 | | | Languedoc | 14 | 280 | 285 | 579 | | La Sarre | La Sarre | 24 | 339 | 230 | 593 | | | Béarn | 24 | 371 | 221 | 616 | | Rl. Roussillon | Rl. Roussillon | 24 | 305 | 279 | 608 | | | Guienne | 22 | 320 | 261 | 603 | | Berry | 2 bataillons | 51 | 727 | 519 | 1297 | | La Marine | 2 bataillons | 80 | 898 | 246 | 1224 | | Troupes hors | Cavalerie | 5 | 0 | 200 | 205 | | de la ligne | Sauvages | 8 | 0 | 270 | 278 | | | Bataillon de | | | | | | | milice de | | | | | | | Montréal | 0 | 0 | 287 | 287 | | +----------------+-----------+---------+-----------+-------------+ | | Totaux | 279 | 3610 | 3021 | 6910 | +----------------+----------------+-----------+---------+-----------+-------------+
Note 37: (retour) Extraits des instructions du gouverneur au chevalier de Levis:«Nous avons, après bien des soins, réuni toutes les ressources de la colonie en comestibles et munitions de guerre; les unes et les autres sont très médiocres pour ne pas dire insuffisantes, aussi usons-nous de tous les expédiens que notre zèle peut nous suggérer pour y suppléer...
«Nos forces consistent en environ 3,500 hommes de troupes, 3,000 miliciens des gouvernemens de Montréal et des Trois-Rivières et environ 400 sauvages de différentes nations.» «Nous comptons qu'indépendamment des Acadiens, les habitans du gouvernement de Québec, ou du moins la plus grande partie, se joindront à cette armée aussitôt que la place sera investie. Nous écrivons pout cet effet à Mrs. les curés et capitaines de milice....
«M. le chev. de Levis sait que nous ne pouvons pas lui donner une armée plus considérable, les milices qui resteront dans les gouvernemens des Trois-Rivières et Montréal étant indispensablement nécessaires pour ensemencer les terres; il sait aussi que nous devons en même temps pourvoir à la sûreté des frontières des lacs Champlain et Ontario.»--Document de Paris.
Sans attendre que la navigation du fleuve fut complètement ouverte, le général de Levis envoya, le 16 et le 17 avril, l'ordre aux troupes de lever leurs quartiers d'hiver et de se mettre en marche, celles qui se trouvaient les plus rapprochées de Québec par terre et les autres par eau. Les champs étaient encore couverts de neige et les rives du St.-Laurent bordées de glaces, le centre du fleuve charriant avec le flux et le reflux de la marée celles qui étaient mobiles. Le général de Levis rappela à sa petite armée que pour son honneur, la gloire des armes et le salut du pays, elle devait chercher à réparer la perte de la journée du 13 septembre, et se souvenir que c'étaient les mêmes ennemis qu'elle avait eu à combattre à Oswégo, au fort George et à Carillon. Elle s'ébranla le 20. La partie qui descendait par eau fut embarquée sur les deux frégates qui escortaient les petits vaisseaux sur lesquels étaient chargés l'artillerie, les vivres et les fascines: pour le siège. Les glaces augmentant à mesure que l'on descendait, l'on fut obligé de mettre les troupes à terre à la Pointe-aux-Trembles. Une partie seulement de l'artillerie put atteindre St-Augustin et ensuite le Foulon. La journée du 25 fut employée à réunir l'armée à la Pointe-aux-Trembles, et l'avant-garde, sous les ordres du chef de brigade Bourlamarque, se mit en mouvement dès le lendemain.
Le temps pressait. Le général de Levis voulait surprendre l'ennemi, et ayant reconnu l'impossibilité de traverser la rivière du Cap-Rouge à son embouchure, où la rive dut côté de Québec est très haute et très escarpée et se trouvait en outre gardée, il résolut sur-le-champ de la tourner et d'aller franchir ce cours d'eau à deux lieues plus haut, par Lorette, à la peine d'avoir à déboucher par les marais de la Suède pour gagner les hauteurs de Ste.-Foy.
Le chef de brigade Bourlamarque rétablit les ponts de cette rivière que l'ennemi avait rompus à son approche, et poussa les troupes en avant, faisant évacuer le poste que les Anglais avaient établi à l'ancienne Lorette. Le général de Levis qui arriva dans ce moment, s'étant aperçu qu'ils avaient négligé de rompre une chaussée de bois qui traversait une partie des marais de la Suède, en fit occuper la tête aussitôt par les sauvages. L'avant-garde atteignit ces marais à l'entrée de la nuit et les traversa sans s'arrêter, malgré un orage de pluie et de tonnerre inusité dans cette saison, et elle prit possession des maisons qui étaient au-delà, n'étant plus séparée de l'ennemi que par un bois d'une petite demi-lieue de profondeur. Au point du jour, le 26, elle passa le bois et se présenta à la vue des Anglais, dont le général de Levis alla reconnaître la position, tandis que le reste de ses troupes qui avait marché pendant toute cette nuit orageuse pour ainsi dire à la clarté des éclairs qui se succédaient sans cesse, traversait le marais et venait se former derrière ce bois.
Cependant l'armée française n'avait pu se mettre en mouvement ni assez secrètement, ni assez promptement pour surprendre l'ennemi dans Québec. Tout l'hiver l'on avait répandu à dessein le bruit que l'on allait descendre incessamment pour attaquer cette ville avec une armée de 12 à 15 mille hommes, et le général Murray, ne repoussant pas entièrement ces rapports, se tenait prêt pour tous les événemens. Dans le mois d'avril ces rapports prenant de la consistance, il crut devoir se débarrasser de la population de la ville, qui aurait pu lui devenir à charge dans un siége. En conséquence elle eut ordre, le 21, d'en sortir dans trois jours avec les effets qu'elle pourrait emporter. Cet ordre qui jeta dans le désespoir ces malheureux habitans qui avaient déjà vu leurs foyers détruits par le bombardement, qui avaient perdu presque tout ce qu'ils possédaient, fut exécuté le 24. Les soldats de la garnison quoiqu'accoutumés à toutes les horreurs de la guerre, ne purent voir sans être émus ces infortunés s'éloigner de leurs murailles suivis de leurs femmes et de leurs enfans et ne sachant où aller chercher un gîte dans un pays dévasté et réduit à la dernière misère. Le général Murray fit ensuite rompre tous les ponts de la rivière du Cap-Rouge aisi qu'on l'a rapporté ailleurs, et envoya des troupes pour observer les mouvemens des Français s'ils se présentaient. Après ces mesures de précaution, il attendit pour agir selon les circonstances. Ce sont ces troupes 38 que le général de Levis voyait devant lui sur les hauteurs de Ste.-Foy. Elles étaient au nombre de 2,500 (Mante) à 3,000 hommes avec quelques pièces de canon, et s'étendaient depuis l'église de Ste.-Foy jusqu'à la gauche de la route de la Suède, par où montaient les Français pour déboucher sur le plateau.
Le bois d'où ceux-ci sortaient, pouvait être à 200 toises de la ligne ennemie, et comme il était marécageux, l'on ne pouvait en déboucher que par le grand chemin. En outre l'espace compris entre ce bois et les Anglais n'était pas assez étendu pour leur permettre de se former et de marcher à l'attaque sans s'exposer à un combat désavantageux. La situation du général de Levis devenait donc très difficile, et si dans ce moment toute l'armée anglaise se fût trouvée là pour défendre l'accès du plateau, il se serait vu obligé probablement d'abandonner son entreprise. Mais en voyant le danger il sut avec cette décision prompte qui le caractérisait, trouver moyen de l'éviter et cacher son dessein à l'ennemi. Aussitôt que le jour fut tombé, il fit défiler ses troupes par sa droite le long de la lisière du bois jusqu'à ce qu'il eût dépassé le front de l'ennemi et tourné son flanc gauche, espérant par cette manoeuvre non seulement obtenir une position avantageuse, mais couper encore le corps placé en observation à l'embouchure de la rivière du Cap-Rouge; mais le mauvais temps et la difficulté de la marche dans cette saison ne permirent point aux soldats, déjà très fatigués, d'opérer ce mouvement avec toute la célérité désirable. Et le lendemain matin le général Murray qui s'était transporté sur les lieux, eut le temps de faire retirer ses troupes du Cap-Bouge; mais il ne put sauver le matériel qu'il y avait dans ce poste avancé. En conséquence après une fusillade et quelques coups de canon, il fit porter les vivres, munitions, armes et outils qu'il y avait dans cet endroit dans l'église de Ste.-Foy, y fit mettre le feu et opéra sa retraite vers la ville, laissant aussi plusieurs pièces de campagne entre les mains des Français, et le général de Levis maître d'un champ de bataille qu'il aurait pu avoir beaucoup de peine à obtenir.
Les cavaliers français suivirent le mouvement rétrograde de Murray, escarmouchant: avec son arrière-garde jusqu'au moulin de Dumont, situé sur le chemin de Ste.-Foy à l'extrémité du champ de bataille du 13 septembre et à une demi-lieue des remparts de la ville, où il laissa un gros détachement avec ordre de tenir ferme jusqu'à la nuit. Les troupes françaises se logèrent dans les maisons depuis l'église de Ste.-Foy jusqu'à ce moulin, occupant un espace de 5 quarts de lieue. Le temps était toujours affreux, la pluie continuant à tomber par torrens, ce qui retardait beaucoup la marche de l'armée.
Dans la nuit, les Anglais évacuèrent le moulin de Dumont et se replièrent sur les buttes à Neveu à environ 250 toises des remparts de Québec qu'elles masquaient, et commencèrent à s'y retrancher. Au point du jour le général de Levis fit occuper le moulin qui venait d'être abandonné et les plaines d'Abraham jusqu'au fleuve par son avant-garde, afin de couvrir l'anse du Foulon, où les bâtimens chargés des vivres, de l'artillerie et des bagages des troupes et qui n'avaient pas effectué leur déchargement à St.-Augustin, avaient reçu ordre de descendre. Pendant que l'on débarquerait ces effets le 28, l'armée devait se reposer pour être en état d'attaquer les buttes à Neveu le lendemain et de rejeter les Anglais dans la place.
Cependant Murray n'avait pas été plutôt rentré dans la ville qu'il avait résolu, au lieu d'attendre les Français derrière ses murailles, de se porter en avant avec toutes ses troupes dans l'intention, soit de leur livrer bataille si l'occasion s'en présentait, soit de se fortifier sur les buttes à Neveu s'ils paraissaient trop nombreux; car le rapport d'un de leurs canonniers, tombé sur une glace flottante en débarquant, et recueilli gelé et mourant par des soldats, ne lui permettait plus de douter que toute l'armée dont il était menacé depuis si long-temps, arrivait enfin. Il sortit donc de la ville le 28 au matin à la tête de toute la garnison, 39 dont les troupes de ligne seules, quoique réduites de 490 hommes par les maladies pendant l'hiver, comptaient encore 7,714 baïonnettes non compris les officiers. 40 Il ne laissa dans la place que les soldats nécessaires à sa garde et quelques centaines de malades, plus de mille en convalescence étant venus au premier bruit du combat reprendre volontairement leurs rangs sous les drapeaux, et il s'avança ainsi avec à-peu-près 6 mille hommes et 22 bouches à feu sur deux colonnes. 41
Note 40: (retour) Suivant les ordonnances de paiement pour leur solde expirée le 24 avril, ou 4 jours avant la 2de bataille d'Abraham, ordonnances dont voici une copie textuelle pour le 78e régiment (montagnards écossais):By the Honble. James Murray, Esq.,
Governor of Québec, etc.You are hereby required and directed out of such monies as shall come to your hands for the subsistence of His Majesty's forces under my command, to pay or cause to be paid to Lieut. James Henderson, Dy. Paymaster of His Majesty's 78th Regt. of Foot or his assigns, the sum of two thousand one hundred and sixty three pounds nineteen shillings and six pence sterling, being for subsistence of said Regiment between the 24th day of February and the 24th day of April 1760, both days inclusive, as p. account annexed, and for so doing this with the acquittance of the said Lieut. James Henderson or his assigns shall be to you a sufficient warrant and discharge.
Given under my hand, at Québec, this 27th day of november 1760.
Signed Ja. Murray. Counters. H. T. Cramahe. To Robert Porter, Esq., Dy. Paymaster General. 56 Sergeants @ ls p. diem £2 16 0 56 Corporals @ 8d « 1 17 4 28 Drumrs @ 8d « 0 18 8 1195 Private @ 6d « 29 17 6 _______ Total for one day 35 9 6 Total for 60 days £2163 19 6 Signed Jas. Henderson, Lt. and Dy. Paymaster 78th Régiment.
Note 41: (retour) Smith dit que les Anglais étaient 3,000 et les Français 12,000. Il a pris cela probablement dans le Journal de Fraser que nous avons cité quelquefois. Ce manuscrit est rempli d'erreurs et de contradictions, et on ne doit s'en servir qu'avec beaucoup de réserve et lorsqu'il s'accorde avec l'ensemble des faits ou les pièces authentiques. Si le simple détachement anglais qui barra le chemin de la Suède aux Français le 26 avril était, suivant Mante, de 2,500 hommes, il faut bien avouer que toute l'armée, après avoir été rejointe encore par mille invalides, comme le rapporte Fraser lui-même, devait dépasser 3,000 hommes; car autrement l'on n'aurait pas donné le nom de détachement à ce qui aurait été l'armée entière. Au reste les états officiels donnés plus haut sont concluans sur le point et s'accordent avec le chiffre des troupes, anglaises à leur arrivée en Canada et celui des pertes qu'elles avaient faites depuis.
Le général de Levis qui s'était porté en avant de sa personne avec son état-major pour reconnaître la position des Anglais sur les buttes à Neveu, n'eut pas plutôt aperçu ce mouvement qu'il envoya l'ordre à ses troupes de hâter leur marche pour se rendre sur les plaines d'Abraham. Le général anglais, de son côté, voyant qu'il n'y avait que la tête de l'armée française d'arrivée, et qu'elle ne paraissait pas s'attendre à livrer bataille ce jour-là, décida de l'attaquer immédiatement pendant qu'elle était encore dans le désordre de la marche; mais, il avait affaire à un homme de tête et d'un sang-froid qu'il était fort difficile de troubler. Il rangea ses troupes en bataille en avant des buttes à Neveu, sa droite au coteau Ste.-Geneviève et sa gauche à la falaise qui borde le St.-Laurent, sa ligne occupant un petit quart de lieu de développement. Quatre régimens, sous les ordres du colonel Burton, formaient la droite à cheval sur le chemin de Ste.-Foy; quatre autres avec les montagnards écossais, sous les ordres du colonel Fraser, formaient la gauche à cheval sur le chemin de St.-Louis. Deux bataillons étaient placés en réserve. Outre ces deux bataillons le flanc droit de l'armée était couvert par un corps d'infanterie légère sous les ordres du major Dalling; et le flanc gauche par la compagnie des rangers du capitaine Huzzen et cent volontaires conduits par le capitaine Macdonald. Le général Murray donna ensuite l'ordre de marcher en avant. Il n'y avait encore que l'avant-garde française d'arrivée composée de 10 compagnies de grenadiers; elle était rangée en bataille, occupant sur la droite une redoute élevée par les Anglais l'année précédente à l'est de la côte du Foulon, et sur la gauche le moulin de Dumont, la maison, la tannerie et les autres bâtimens qui l'environnaient, situés à 300 toises en arrière de la ligne occupée par l'ennemi à la première bataille d'Abraham, et couvrant le chemin de Ste.-Foy. Le reste de l'armée avait précipité le pas se resserrant en avançant, et les trois brigades de la droite étaient déjà formées lorsque les Anglais commencèrent l'attaque avec une grande vivacité, la mitraille de leur nombreuse artillerie faisant de terribles ravages dans les rangs des Français, qui n'avaient encore que leurs petites armes pour y répondre.
Le général Murray sentant l'importance de s'emparer du moulin de Dumont qui couvrait l'issue par laquelle les Français venant par la chaussée de Ste.-Foy, entraient sur le champ de bataille, le fit attaquer par des forces supérieures. Il espérait qu'en écrasant les 5 compagnies de grenadiers qui le défendaient, il pourrait tomber ensuite au milieu de l'armée française, refouler devant lui les bataillons qui étaient encore en marche et couper l'aile droite engagée sur le chemin de St.-Louis.
Le général de Levis, prévenant son dessein, fit retirer sa droite à l'entrée du bois qui était derrière elle, et abandonner le moulin de Dumont par les grenadiers, qui se replièrent afin d'abréger la distance à parcourir par les brigades arrivantes. Mais leur ardeur ne lui permit pas d'exécuter ce mouvement complètement. Le chef de brigade Bourlamarque, chargé du commandement de la gauche, fut dans ce moment grièvement blessé par un coup de canon qui tua son cheval, et les troupes restèrent quelque temps sans recevoir d'ordre. Les brigades de la gauche qui arrivaient, voyant les grenadiers engagés dans un combat furieux et inégal, prirent d'elles-mêmes le parti d'aller les soutenir. L'ennemi porta sur ce point une grande partie de ses forces et presque toute son artillerie; le canon et les obusiers tirant à boulet et à mitraille, labouraient l'espace qu'occupait cette aile, qui s'ébranla sous le feu le plus meurtrier. Les grenadiers remarchèrent en avant, reprirent le moulin après une lutte opiniâtre et s'y maintinrent. Ces braves soldats, commandés par le capitaine d'Aiguebelles, périrent presque tous dans cette journée, où les Français n'avaient que les trois petites pièces de canon qui avaient pu passer le marais de la Suède à opposer aux 22 bouches à feu de l'ennemi.
Pendant que ces événemens se passaient à la gauche, le général de Levis faisait reprendre par les troupes de la droite la redoute qu'ils avaient abandonnée lorsqu'il les avait fait replier. Les Canadiens de la brigade de la Reine qui occupaient cette redoute et le petit bois de pins sur le bord du cap, avaient repris leur terrain et chargé ensuite le flanc gauche des ennemis avec succès, appuyés par M. de St.-Luc, qui n'avait pu se faire suivre que par quelques sauvages. Bientôt le combat ne fut pas moins violent dans cette partie de la ligne qu'à la gauche. Toutes les troupes étaient enfin arrivées, et le feu était des plus vifs des deux côtés. L'on voyait les milices canadiennes charger leurs armes couchées, se relever après les décharges de l'artillerie ennemie et se précipiter en avant pour fusiller les canonniers sur leurs pièces. La milice de Montréal combattait avec un courage admirable, surtout le bataillon commandé par le brave colonel Rhéaume, qui fut tué. M. de Repentigny qui commandait cette brigade occupait le centre de la ligne française; il arrêta les ennemis qui la chargeaient et les força à reprendre leur première position; elle repoussa aussi à deux reprises différentes, deux corps qui se détachèrent de leur aile droite pour la déposter, et ralentit par sa fermeté et la vivacité de son feu leur poursuite contre les grenadiers de la gauche, et ensuite, en les couvrant, facilita à ceux-ci les moyens de remarcher en avant; enfin, cette brigade fut la seule qui maintint toujours son terrain pendant cette lutte acharnée.
Le général de Levis voyait des hauteurs du centre ce qui se passait sur les deux ailes. L'attaque qui avait mis les Anglais momentanément en possession des positions occupées par son avant-garde au commencement de la bataille, avait été repoussée, et les Français avaient regagné leur terrain. Ainsi le mouvement offensif du général Murray par sa droite sur le chemin de Ste.-Foy se trouvait échoué; et sa gauche qu'il avait affaiblie pour porter de plus grandes forces sur sa droite, n'était pas encore renforcée. Le général de Levis remarquant cela, résolut sur-le-champ d'en profiter. Il alla ordonner aux brigades de la droite d'aborder l'ennemi à la bayonnette, et de tâcher de le repousser du chemin St.-Louis sur celui de Ste.-Foy, afin de rejeter ensuite l'armée anglaise en bas du coteau Ste.-Geneviève et de lui couper la retraite sur la ville. Le colonel Poularier, à la tête de la brigade Royal-Roussillon, aborda la gauche des Anglais et la traversant de part en part, la mit complètement en fuite. Dans le même temps les troupes légères de leur droite étaient aussi mises en déroute, et les fuyards, se jetant en avant et en arrière de leur centre, interrompirent quelque temps son feu. Le général de Levis profitant de ce désordre fit charger sa gauche, qui enfonça à son tour la droite de l'ennemi, la poussa de front devant elle, et la mit dans une déroute complète.
Alors l'on se mit partout à la poursuite; mais le peu de distance qu'il y avait entre le champ de bataille et la ville, et la fuite précipitée des Anglais empêchèrent de les rejeter sur la rivière St.-Charles. Le général de Levis aurait pu exécuter son dessein malgré cela, peut-être, sans un ordre mal rendu par un officier qu'il chargea d'aller dire à la brigade de la Reine de soutenir la charge de celle de Royal-Roussillon à la droite, et qui, au lieu de faire ce mouvement, alla se placer derrière l'aile gauche. Sans cette erreur les ennemis auraient été enveloppés par leur gauche et vraisemblablement on leur aurait coupé la retraite sur la ville.
Quoiqu'il en soit, ils laissèrent entre les mains des vainqueurs toute leur artillerie, leurs munitions, les outils qu'ils avaient apportés pour se retrancher et une partie de leurs blessés. Leurs pertes avaient été énormes: près du quart de leurs soldats avait été tué ou blessé. Si les Français n'avaient pas été si fatigués, et, s'ils eussent pu, en les poursuivant toujours avec vigueur, attaquer la ville avant de donner le temps aux vaincus de se reconnaître, elle serait probablement retombée sous la domination de ses anciens maîtres. (Knox); car telle était la confusion qu'ils oublièrent de garnir les remparts, que les sentinelles abandonnèrent leurs postes, et que les portes même restèrent quelque temps ouvertes. Mais il était impossible d'exiger des vainqueurs plus qu'ils n'avaient fait. Leurs pertes aussi étaient immenses, ayant été obligés de se former sous le feu et de rester longtemps dans l'inaction; elles égalaient celles des ennemis qu'ils n'excédaient pas en nombre sur le-champ de bataille, en conséquence: des détachemens qu'il avait fallu laisser pour la garde de l'artillerie et des bateaux, et pour celle du pont de la rivière Jacques Cartier, position importante sur la ligne de retraite, en cas d'échec. Ils comptaient cent quatre officiers tués ou blessés, dont près de moitié Canadiens, parmi lesquels se trouvaient 1 chef de brigade, 6 commandant de bataillon et le commandant des sauvages, chiffre qui aurait dépassé les proportions ordinaires, surtout parmi les réguliers comparativement aux simples soldats, si les compagnies, quoique réduites à une trentaine d'hommes, n'avaient pas conservé toujours le même nombre d'officiers.
Les sauvages qui, sauf quelques-uns, n'avaient pris ainsi que la cavalerie aucune part à l'action, et s'étaient tenus dans le bois en arrière, se répandirent sur le champ de bataille pendant que les Français étaient à la poursuite des fuyards, et assommèrent quantité de blessés anglais, dont l'on trouva ensuite les chevelures étendues sur des buissons voisins. Mais aussitôt que le général de Levis fut informé de ces massacres, il prit les mesures les plus vigoureuses pour arrêter les barbares, et ils disparurent aussi rapidement qu'ils étaient venus. Le reste des blessés ennemis, au nombre desquels se trouvaient quantité d'officiers, fut ramassé et traité avec la même attention que les blesses français. Le lieu où l'on s'était battu présentait un spectacle repoussant. Trois mille hommes avaient été atteints par le feu dans un espace fort resserré. L'eau et la neige qui couvraient le sol étaient roupies de sang, que la terre gelée ne pouvait boire, et ces malheureux nageaient dans ces mares livides où l'on s'enfonçait en bien des endroits jusqu'à mi-jambe.
Après l'action, qui avait duré trois heures, les vainqueurs occupèrent les buttes à Neveu, et établirent leur camp dans ces mêmes plaines où ils venaient de laver si glorieusement la honte de la défaite qu'ils y avaient essuyée l'année précédente, plaines célèbres illustrées deux fois par le courage des meilleurs soldats qu'aient jamais eus la France et l'Angleterre.
Dès le lendemain les travaux du siège furent commencés. Il fut décidé de couronner, par une parallèle, les hauteurs en face des trois bastions supérieurs de la ville, et d'y élever des batteries en attendant l'arrivée de la grosse artillerie et de la poudre que l'on avait demandées de France. M. Dupont-Leroy, ingénieur en chef, fut chargé de la direction du siège. Quatre batteries furent successivement établies sur ces buttes, outre une cinquième qu'on plaça sur la rive gauche de la rivière St-Charles pour prendre le rempart à revers. Les quatre premières coûtèrent beaucoup de travail, parce que cheminant sur le roc vif, il fallait apporter la terre d'une grande distance dans des sacs pour former leurs épaulemens ainsi que ceux des parallèles. Ce ne fut que le 11 mai qu'elles purent ouvrir leur feu; mais l'éloignement et la faiblesse des pièces laissaient peu d'espoir de faire brèche si le revêtement du rempart avait quelque solidité. D'ailleurs le feu de la place était bien supérieur.
En se renfermant dans Québec, qu'il avait mis à l'abri d'un coup de main, le général Murray résolut d'opposer la plus vigoureuse défense en attendant l'arrivée de la flotte anglaise, vers laquelle il expédia en toute hâte un vaisseau pour l'informer de l'arrivée des Français, et il adressa ces paroles à ses troupes: «Si la journée du 28 avril a été malheureuse pour les armes britanniques, les affaires ne sont pas assez désespérées pour oter tout espoir. Je connais par expérience la bravoure des soldats que je commande, et je suis convaincu qu'ils feront tous leurs efforts pour regagner ce qu'ils ont perdu. Une flotte est attendue et des renforts nous arrivent. J'invite les officiers et les soldats à supporter leurs fatigues avec patience, et je les supplie de s'exposer de bon coeur à tous les périls; c'est un devoir qu'ils doivent à leur roi et à leur pays, et qu'ils se doivent aussi à eux-mêmes.»
Il fit ensuite continuer sans relâche les travaux pour augmenter les fortifications de la ville du côté de la campagne; il fit ouvrir de nouvelles embrasures dans les remparts derrière lesquels campa son armée, et sur lesquels, après que l'on en eût renforcé le parapet élevé dans l'hiver par un remblai de fascines et de terre, furent montées près de 140 pièces de canon, la plupart d'un gros calibre, et prises des batteries du côté du port devenues inutiles. Les projectiles de cette ligne de feu formidable labouraient partout les environs du camp français jusqu'à deux milles de distance. Les assiégeans n'avaient pour y répondre que 15 bouches à feu, avec lesquelles ils avaient dû commencer le siège et qui ne furent en état de tirer, comme on l'a dit, que le 11 mai. La plus grande partie, d'un très petit calibre, fut hors de service en très peu de temps, et bientôt encore le manque de munitions obligea de ne tirer que 20 coups par pièce dans les 24 heures. Tout ce qu'ils pouvaient faire, c'était de garder leurs lignes en attendant les secours d'Europe. Mais le délai qui s'écoulait faisait craindre chaque jour davantage pour leur sûreté. De leur côté les assiégés, malgré leurs remparts et leur nombreuse artillerie, n'attendaient de salut que de l'arrivée de la flotte anglaise. Ainsi de part et d'autre la croyance générale était que la ville appartiendrait au drapeau qui paraîtrait le premier dans le port. Les circonstances étaient telles pour nous, dit Knox, que si la flotte française fût entrée la première dans le fleuve la place serait retombée au pouvoir de ses anciens maîtres. Aussi tout le monde, assiégés et assiégeans, avait-il les yeux tournés vers le bas du fleuve, d'où chacun espérait voir venir son salut. La puissance sur terre dans cette contrée lointaine se trouvant ainsi en équilibre, celui qui possédait le sceptre des mers devait, en le déposant dans le plateau, faire pencher la balance de son côté, et les vastes contrées de la Nouvelle-France devenaient son glorieux partage.
Dès le 9 mai une frégate anglaise était entrée dans le port. Telle était l'anxiété de la garnison que «nous restâmes, dit l'écrivain que nous venons de citer, quelque temps en suspens, n'ayant pas assez d'yeux pour la regarder; mais nous fûmes bientôt convaincus qu'elle était britannique, quoiqu'il y eût des gens parmi nous qui, ayant leurs motifs pour paraître sages, cherchaient à tempérer notre joie en soutenant obstinément qu'elle était française. Mais le vaisseau ayant salué la place de 21 coups de canon et mis son canot à l'eau, tous les doutes disparurent. L'on ne peut exprimer l'allégresse dont fut transportée la garnison. Officiers et soldats montèrent sur les remparts faisant face aux Français, et poussèrent pendant plus d'une heure des hourras continuels, en élevant leurs chapeaux en l'air. La ville, le camp ennemi, le port et les campagnes voisines, à plusieurs milles de distance, retentirent de nos cris et du roulement de nos batteries; car le soldat, dans le délire de sa joie, ne se lassa point de tirer pendant un temps considérable; enfin, il est impossible de se faire une idée de la satisfaction que nous éprouvions, si l'on n'a pas souffert les extrémités d'un siège, et si l'on n'a pas été destinés avec de braves amis et compatriotes à une mort cruelle.» Si la joie était sans borne parmi les assiégés, l'événement qui la causait devait, au contraire, remplir les assiégeans de désappointement et de regrets. Néanmoins comme la frégate anglaise qui venait d'arriver pouvait être un vaisseau isolé, ils ne cessèrent point d'espérer que les secours qu'ils attendaient se présenteraient avant ceux de l'ennemi. Ce n'est que deux jours après que leurs batteries ouvrirent leur feu contre la ville. Mais, le 15, deux autres vaisseaux de guerre anglais étant encore entrés dans la rade, le général de Levis dut perdre alors toute espérance; il décida en conséquence de lever le siège immédiatement, craignant d'être coupé dans sa retraite et de perdre ses magasins, parce que les ennemis se trouvaient alors plus forts sur le fleuve, où les Français n'avaient plus pour vaisseaux de haut bord que deux frégates dépourvues d'artillerie et d'équipage. Ces deux frégates et d'autres bâtimens plus petits reçurent ordre de remonter le fleuve; mais cet ordre leur parvint trop tard: ils furent dispersés, pris ou forcés de s'échouer après avoir opposé toute la résistance dont ils étaient susceptibles. M. de Vauquelin, commandant de cette petite flottille, fut pris les armes à la main et couvert d'honorables blessures, après deux heures de combat qu'il soutint vis-à-vis de la Pointe-aux-Trembles contre plusieurs frégates, et dans lequel presque tous ses officiers furent tués ou blessés ainsi qu'une grande partie du faible équipage de l'Atalante, à bord de laquelle il avait arboré son pavillon, qu'il ne voulut point amener.
L'armée assiégeante décampa dans la nuit du 16 au 17 mai, après avoir jeté en bas de la falaise du Foulon une partie de l'artillerie de siège qu'elle ne pouvait emporter. Elle ne fut point poursuivie dans sa retraite. Ainsi finit cette courte mais audacieuse campagne, qui, proportionnellement au nombre des combattans, avait coûté tant de sang et tant de travaux, et qui avait achevé d'épuiser les magasins de l'armée. L'on peut dire que de ce moment la cause française fut définitivement perdue; perdue non par le défaut de résolution et de persévérance comme le prouvaient la longueur et les victoires de cette guerre, mais par l'abandon absolu de la métropole.
Le général de Levis ne pouvant plus, faute de vivres, tenir ses troupes réunies, les dispersa dans les campagnes pour les faire subsister. Il laissa seulement 1,500 hommes de la Pointe-aux-Trembles à Jacques Cartier, sous les ordres de M. Dumas, pour observer la garnison de Québec. Telle était la situation du Canada du côté de la mer à la fin de juin.
A l'autre extrémité rien d'important ne s'était encore passé. Dès le commencement d'avril, M. de Bougainville était allé à l'île aux Noix prendre le commandement de la frontière du lac Champlain; et le capitaine Pouchot, fait prisonnier à Niagara et qui venait d'être échangé, avait remplacé au fort de Levis, bâti dans une île un peu au-dessous de la Présentation (Ogdensburgh), à la tête des rapides du St.-Laurent, M. Desandrouins appelé à prendre part comme officier du génie à l'expédition de Québec. Après la levée du siège de cette ville, 500 hommes furent envoyés sur la frontière du lac Champlain, et un pareil nombre à la tête des rapides du St.-Laurent aux ordres du chevalier de la Corne. A cette époque, les forces qui gardaient le territoire qui restait encore aux Français, étaient réparties comme suit: 8 à 900 hommes défendaient la tête des rapides; 1,200 hommes la frontière du lac Champlain, et 1,500 surveillaient la garnison de Québec. Le reste des Canadiens, tout étant désormais perdu, avait repris tristement le chemin de leurs foyers pour y disputer avec le soldat mourant de faim quelques lambeaux de nourriture (Levis au ministre). Décimés, ruinés par cette longue guerre, ils venaient de voir s'éclipser le dernier rayon d'espérance qui leur restait en apprenant que non seulement il ne leur arriverait aucun secours de France, mais que le trésor du royaume était incapable pour le moment de payer les avances qu'ils avaient faites au gouvernement, et qu'il était en conséquence forcé de suspendre le paiement des lettres de change tirées par le Canada. Le gouverneur et l'intendant les informèrent de cette résolution par une circulaire, où ils les assuraient que les lettres de change tirées en 1757 et 58 seraient payées 3 mois après la paix avec intérêt, celles tirées en 59 dans les 18 mois, et que les billets de caisse ou ordonnances seraient acquittés aussitôt que les circonstances le permettraient. Cette nouvelle fut comme un coup de foudre pour ces malheureux, à qui l'on devait plus de 40,000,000 de francs; il y en avait à peine un qui n'était pas créancier de l'état. «Le papier qui nous reste, écrivit le général de Levis au ministre, est entièrement décrédité, et tous les habitans sont dans le désespoir. Ils ont tout sacrifié pour la conservation du Canada. Ils se trouvent actuellement ruinés, sans ressources; nous ne négligeons rien pour rétablir la confiance.» C'est dans cette lettre que le général français informe le ministre qu'il est hors d'état de tenir la campagne, que vivres et munitions, tout manque, et que les bataillons réguliers n'ayant plus assez d'officiers et de vieux soldats, ne composaient plus qu'environ 3,100 combattans, y compris 900 soldats de la colonie.
Le général de Levis alla visiter la frontière du lac Champlain qu'il fit renforcer d'un nouveau bataillon, et parcourut le pays profitant de la confiance que lui témoignaient les habitans pour ranimer leur zèle et leur courage, pour calmer leurs alarmes sur le papier du gouvernement, et enfin pour les engager à fournir dès vivres. Au reste il n'y avait plus de poudre que pour un combat, et les ennemie; étaient, en campagne avec trois armées nombreuses marchant sur Montréal, suivant le plan dont l'on a parlé au commencement de ce chapitre. L'une venait de Québec, la seconde du lac Champlain et la troisième d'Oswégo au pied du lac Ontario.
La première qui se mit en mouvement fut celle du général Murray. L'arrivée des trois vaisseaux anglais pendant que les Français faisaient le siège de leur capitale perdue, fut suivie le 18 mai de celle de la flotte de lord Golville, ce qui porta les forces navales anglaises devant cette ville à 6 vaisseaux de ligne et & frégates ou sloops de guerre; mais les renforts de soldats attendus n'arrivèrent que dans le mois de juillet sous les ordres de lord Rollo. Le 14 de ce mois le général Murray, laissant des forces considérables à Québec, s'embarqua avec une partie de ses troupes sur une escadrille de 32 voiles et 2 à 3 cents berges avec 9 batteries flottantes, et commença à remonter le St.-Laurent, laissant derrière lui le fort Jacques Cartier, défendu par le marquis d'Albergotti avec 200 hommes, et qui se rendit dans le mois de septembre au colonel Fraser, qui venait pour l'attaquer avec 1000 hommes; A Sorel, Murray fut rejoint par lord Rollo et deux régimens. Dans les derniers jours d'août il n'était encore rendu qu'à Varennes, où, plus circonspect que jamais depuis la journée du 28 avril, il résolut d'attendre l'arrivée du général Amherst et du chef de brigade Haviland, ayant appris que le général de Levis avait réuni les détachemens qui s'étaient repliés depuis Jacques Cartier pour ne pas être débordés, et épiait l'occasion d'attaquer les Anglais séparément s'il pouvait le faire avec avantage. En montant il avait eu quelques escarmouches, reçu la soumission de quelques paroisses, et en avait brûlé d'autres comme Sorel, où il y avait un petit camp retranché qu'il n'avait pas jugé à propos d'attaquer. A Varennes, il fit publier qu'il brûlerait les villages qui ne rendraient pas les armes, et que les Canadiens qui étaient entrés dans les bataillons réguliers subiraient le sort des troupes françaises et seraient transportés en France. Les armées du général Amherst et du brigadier Haviland approchaient alors de Montréal. Cette menace eut l'effet, désiré, et 400 hommes de la seule paroisse de Boucherville vinrent prêter le serment de fidélité et rendre leurs armes. De toutes parts les malheureux habitans offraient leur soumission, et les réguliers, laissés sans pain, réduits au désespoir, désertaient en grand nombre. Le 7 septembre l'armée d'Haviland fit son apparition, et le peu d'Indiens qui tenaient encore pour les Français les abandonnèrent tout-à-fait.
Le chef de brigade Haviland était parti: le 11 août du fort Si-Frédéric, sur le lac Champlain, avec environ 3,000 hommes. Le colonel Bougainville s'était retiré devant lui à mesure qu'il avançait, abandonnant successivement l'île aux Noix, St.-Jean et les autres petits postes, de manière que les ennemis atteignirent Longueuil sans coup férir et purent donner la main aux troupes du général Murray.
La principale armée était celle d'Amherst. Ce général arriva de Schenectady à Oswégo, le 9 juillet, avec une partie de ses forces, et fut bientôt rejoint par son arrière-garde aux ordres du chef de brigade Gage. Cette armée, consistant en 11,000 hommes dont 700 Indiens, s'embarqua du 7 au 10 août pour descendre le fleuve St.-Laurent, et arriva devant le fort de Levis, qui fut investi complètement le 20. Le commandant Pouchot, abandonné des sauvages, et n'ayant que 200 hommes avec lui, le gros des Français de ce côté étant aux Cèdres sous les ordres du chevalier de la Corne, soutint néanmoins un siège de 6 jours; et ce n'est qu'après avoir repoussé un assaut, vu ses retranchemens renversés, ses batteries ruinées, tous ses officiers et le tiers de la garnison tués ou blessés, qu'il voulut bien se rendre, ayant eu l'honneur d'arrêter, avec 200 hommes, une armée de 11,000 pendant 12 jours.
Le général Amherst se remit en route le 31 août. La descente des rapides était une opération dangereuse, mais cette voie avait été choisie afin de couper toute issue aux Français, qui avaient parlé de retraiter, s'ils étaient forcés, de Montréal au Détroit et du Détroit à la Louisiane. Il perdit dans les rapides des Cèdres 64 berges et 88 hommes, et parvint, le chevalier de la Corne reculant devant lui, sans autre accident le 6 septembre à la Chine, où il débarqua à 4 lieues de Montréal, dont il investit le côté du couchant dès le soir même. Il avait reçu en descendant la soumission des populations qui se trouvaient sur son passage. Les deux autres armées qui l'attendaient, investirent la ville du côté opposé le 8, et formaient réunies à la première plus de 17,000 hommes munis d'une artillerie formidable.
Montréal, bâti du côté sud de l'île de ce nom, entre une montagne et le St.-Laurent, était entouré d'un simple mur de 2 à 3 pieds d'épaisseur construit pour en imposer aux Indiens, et capable seulement de résister aux flèches et aux petites armes. Ce mur, protégé par un fossé, était garni de 6 à 7 petites pièces de canon. Une batterie, d'un même nombre de pièces rongées par la rouille, couronnait une petite éminence dans l'enceinte, de la ville. Telles étaient les fortifications qui couvraient les divers débris de l'armée française que le gouverneur y avait fait concentrer, formant avec les habitans qui étaient restés environ 3,000 hommes, sans compter 600 soldats placés dans l'île Ste.-Hélène vis-à-vis de la ville. On n'avait plus de vivres que pour 15 jours.
--Dans la nuit du 6 au 7 septembre M. de Vaudreuil assembla un conseil de guerre, où l'intendant, M. Bigot, lut un mémoire sur l'état de la colonie et un projet de capitulation. Tout le monde fut d'avis qu'il convenait de préférer une capitulation avantageuse aux peuples et honorable aux troupes à une défense qui ne pouvait retarder que de quelques jours la perte du pays; et le matin le colonel Bougainville fut chargé d'aller proposer aux ennemis une suspension d'armes d'un mois. Cette demande ayant été refusée, il retourna offrir la capitulation dont l'on vient de parler et qui se composait de 55 articles. Le général Amherst accorda presque tout ce que l'on demandait excepté la neutralité perpétuelle des Canadiens et les honneurs de la guerre pour les troupes. Ce dernier refus blessa profondément le général de Levis, qui voulut se retirer dans l'île Ste.-Hélène pour s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité, et qui ne posa les armes que sur un ordre impératif du gouverneur. La capitulation fut lignée le 8 septembre.
Par cet acte célèbre, le Canada passa définitivement au pouvoir de l'Angleterre. Le libre exercice de la religion catholique fut garanti aux Canadiens. Les séminaires et les communautés religieuses de femmes furent maintenus dans la possession de leurs biens, constitutions et privilèges; mais le même avantage fut refusé aux Jésuites, aux Franciscains et aux Sulpiciens jusqu'à ce que le roi de la Grande-Bretagne eût fait connaître ses intentions à leur égard. La même réserve fut faite pour les dîmes; et quant aux lois, usages et coutumes du pays, il fut répondu que les Canadiens seraient sujets du roi, paroles--qui avaient un sens beaucoup plus étendu que ce peuple ne se l'imaginait alors, et que son ignorance des institutions représentatives de l'Angleterre lui fit négliger d'invoquer pour entrer en possession des droits dont il n'avait pas encore joui, à savoir: la votation des impôts, la participation à la confection des lois et le jugement par jury. Il en fut de même du 37e article de la capitulation inséré pour tranquilliser les fortunes particulières, mais dans lequel les seigneurs eurent l'adresse de faire confirmer la conservation de leurs droits féodaux, nobles et non nobles; du moins ces droits paraissent sauvegardés par les termes dans lesquels il est couché.
Les Anglais prirent possession de Montréal le jour même de la capitulation. Le gouverneur, M. de Vaudreuil, le général de Levis, les troupes, les officiers de l'administration civile ou militaire s'embarquèrent ensuite pour la France, après que l'ordre eût été expédié à M. de Bellestre, commandant du Détroit, où étaient établies 3 ou 4 cents familles canadiennes, et aux autres chefs des postes des contrées occidentales, de les remettre au major Rogers, fameux partisan, ou aux officiers députés par lui. Il repassa ainsi en Europe environ 185 officiers, 2,400 artilleurs ou soldats de terre et de la colonie y compris les blessés et les invalides, et un peu plus de 500 matelots, domestiques, femmes et enfants; le reste, 5 à 600 soldats qui s'étaient mariés en Canada ou y avaient pris des terres, ayant abandonné les drapeaux pour ne pas quitter l'Amérique. Ces chiffres prouvent à la fois les cruels ravages de cette guerre, la faiblesse des secours envoyés par la métropole et l'immense supériorité numérique du vainqueur. Les citoyens les plus marquans et les plus éclairés abandonnèrent aussi le pays. L'on encouragea leur émigration ainsi que celle des officiers canadiens dont on désirait se débarrasser, et qui furent sollicités vivement de passer en France. Le Canada perdit par cet exil volontaire une population précieuse par l'expérience, par les lumières et par la connaissance des affaires publiques et commerciales.
Ainsi au commencement de 1761, la domination de la France avait cessé dans toute l'étendue du Canada découvert, fondé et établi sous sa protection, après avoir duré un siècle et demi. En quittant cette contrée, M. de Vaudreuil rendit cet hommage à ses habitans dans une lettre aux ministres de Louis XV: «Avec ce beau et vaste pays, la France perd 70,000 âmes dont l'espèce est d'autant plus rare que jamais peuples n'ont été aussi dociles, aussi braves et aussi attachés à leur prince. Les vexations qu'ils ont éprouvées depuis plusieurs années, et particulièrement depuis les cinq dernières avant la reddition de Québec, sans murmurer ni oser faire parvenir leurs justes plaintes au pied du trône, prouvent assez leur docilité.»
Quant aux troupes, la simple exposition de ce qu'elles ont fait suffit pour faire leur éloge. Jamais là France n'a eu de soldats plus intrépides, plus dévoués et plus patiens. Dix faibles bataillons, obligés le plus souvent de se recruter dans le pays même faute de secours d'Europe, eurent à lutter constamment contre dix fois ce nombre de troupes régulières que les ennemis amenèrent au combat, et à défendre un pays qui s'étendait depuis l'Acadie jusqu'au lac Erié. Bien peu de ces braves gens revirent leur patrie, où leur dernier général rendit pleine justice à leur mérite. «Ils ont fait des prodiges de valeur, écrivit-il au ministre, ils ont donné, comme les habitans eux-mêmes, des preuves réitérées, surtout le 28 avril, que la conservation du Canada ne pouvait dépendre ni de leur zèle, ni de leur courage; et c'est une suite des malheurs et de la fatalité auxquels depuis quelque temps ce pays était en butte, que les secours envoyés de France ne soient pas arrivés dans le moment critique. Quelques médiocres qu'ils fussent, joints au dernier succès, ils auraient détermine là reprise de Québec.» C'est dans cette dépêche qu'il observait que le gouverneur avait mis en usage, jusqu'au dernier moment, toutes les ressources dont la prudence et l'expérience humaine pouvaient être capables.
Ce général, en rentrant en, France, passa à l'armée d'Allemagne, où il assista à la bataille de Johannesberg, gagnée en 1762 par le prince de Condé sur le fameux Guillaume de Brunswick. Après la guerre, il fut nommé au gouvernement de la province d'Artois, créé maréchal de France en 1783, et duc l'année suivante. Il mourut trois ans après, à Arras, où il s'était rendu pour tenir les états de cette province, qui lui décernèrent de magnifiques, obsèques et lui firent ériger un monument dans, la cathédrale de la ville. M. de Bourlamarque mourut en 64, gouverneur de la Guadeloupe. Quant au colonel de Bougainville, chacun sait qu'il prit une part glorieuse, comme officier supérieur, aux campagnes de la marine française dans la guerre de la révolution américaine, et qu'il s'est illustré par son voyage autour du monde et ses découvertes géographiques.
La nouvelle de la soumission de la totalité du Canada fut accueillie en Angleterre avec les mêmes démonstrations de joie que celle de la reddition de Québec, et le roi donna des gratifications aux officiers qui apportèrent les dépêches confirmant cet heureux événement. En France, le gouvernement s'attendait depuis long-temps à ce résultat, puisqu'il avait envoyé des instructions pour obtenir les conditions les plus avantageuses en faveur des malheureux colons, premières victimes de ce grand désastre national. Mais la masse de la nation, qui ignorait à quel état de faiblesse était réduit tout le système colonial, fut vivement émue de la perte de leur plus belle et de leur plus ancienne colonie; elle se sentit la rougeur au front et le remords au coeur en voyant passer sous le joug étranger 70,000 de ses enfans, parlant la même langue, vivant sous les mêmes lois qu'elle, et qui s'étaient sacrifiés inutilement depuis sept ans pour éviter une destinée qu'un meilleur gouvernement eût conjurée; elle se contint néanmoins aux yeux de l'univers; elle chercha un prétexte pour voiler sa défaite, et le gouvernement, comme il faisait dans le même temps pour les Indes en sacrifiant M. de Lally, lui jeta encore pour la satisfaire de nouvelles victimes dans la personne, de fonctionnaires innocens ou d'obscurs prévaricateurs. La plupart des administrateurs du Canada, en débarquant en France, furent livrés à la vindicte publique, et traînés devant une commission judiciaire du Châtelet de Paris.
L'intendant Bigot, comme chef de l'administration des finances et des subsistances des armées, fut celui qui éprouva le premier la colère vraie ou simulée du ministère, mais qui était pourtant bien fondée. Un cri universel s'était élevé contre lui parmi ceux qui s'intéressaient aux possessions d'outre-mer; tous les Canadiens, disait-on, sont prêts à déposer des malversations qui s'étaient commises. Lorsque Bigot se présenta à Versailles, M. Berryer l'accueillit par des paroles de disgrâces et de reproches. «C'est vous, lui dit-il, qui avez perdu la colonie. Vous y avez fait des dépenses énormes; vous vous êtes permis le commerce; votre fortune est immense... votre administration a été infidèle, elle est coupable.» L'intendant essaya vainement de se justifier. Disgracié, il se relira à Bordeaux, où, ayant appris quelques mois après qu'il était question de l'arrêter, il revint à Paris pour tâcher de conjurer l'orage; mais toutes les issues du pouvoir lui furent fermées, et quatre jours après, le 17 novembre 1761, il fut jeté à la Bastille où il resta onze mois entiers sans communiquer avec personne. En même temps, 20 autres prévenus, à titre de complices, subirent le même sort, et plus de 30 furent décrétés de prise de corps comme contumaces. Le conseil d'état ordonna au Châtelet d'instruire leur procès criminellement, à eux et à leurs adhérans.
Le gouverneur lui-même, M. de Vaudreuil, n'échappa pas à la disgrâce de la Bastille, disgrâce qu'il dut peut-être autant aux insinuations des anciens partisans du général Montcalm qu'à celles plus perfides encore de Bigot. La procédure de la part du ministère public fut conduite avec la plus grande activité, et dura depuis le mois de décembre 61 jusqu'à la fin de mars 63. Les accusés obtinrent en octobre 62 des conseils pour préparer leurs défenses. Le marquis de Vaudreuil avait gouverné le Canada durant l'époque la plus difficile de son histoire, et il avait mis en usage jusqu'au dernier moment toutes les ressources dont la prudence et l'expérience humaines, peuvent être capables. 42 Il venait pauvre dans la métropole après avoir servi le roi cinquante-six ans, dont une partie comme gouverneur des Trois-Rivières et de la Louisiane. Il avait acquis des plantations dans cette dernière province, qu'il fut obligé de vendre pour soutenir la dignité de son rang en Canada. Il avait même sacrifié, comme Montcalm et le général de Levis, ses appointemens pour subvenir aux besoins publics à la fin de la guerre. Ainsi toute sa fortune, en entrant en France, comme il le disait lui-même, consistait dans l'espérance des bienfaits du roi. Aussi sa défense fut-elle calme et pleine de dignité. Il ne fit que repousser les insinuations des vrais coupables, et dédaignant de se justifier lui-même, il éleva la voix en faveur des officiers canadiens que Bigot avait accusés. «Elevé en Canada, il les connaissait, dit-il, et il soutenait qu'ils étaient presque tous d'une probité aussi éprouvée que leur valeur. En général les Canadiens semblent être nés soldats; une éducation mâle et toute militaire les endurcit de bonne heure à la fatigue et au danger. Le détail de leurs expéditions, de leurs voyages, de leurs entreprises, de leurs négociations avec les naturels du pays, offrirait des miracles de courage, d'activité, de patience dans la disette, de sang-froid dans le péril, de docilité aux ordres des généraux, qui ont coûté la vie à plusieurs sans jamais ralentir le zèle des autres. Ces commandans intrépides, avec une poignée de Canadiens et quelques guerriers sauvages, ont soin eut déconcerté les projets, ruiné les préparatifs, ravagé les provinces et battu les troupes des Anglais huit à dix fois plus nombreuses que leurs détachemens. Ces talens, ajoutait-il, étaient précieux dans un pays dont les frontières étaient si vastes,» et il termina en déclarant «qu'il manquerait à ce qu'il devait à ces généreux guerriers, à l'état et à lui-même, s'il ne publiait leurs services, leurs talens et leur innocence.» L'on peut dire aussi, en confirmation de ces paroles, que tous les officiers canadiens de l'ordre militaire qui restèrent dans le pays après la capitulation, se trouvèrent beaucoup plus pauvres qu'avant la guerre, et que dans ceux de l'ordre civil, on n'en remarqua point qui se fussent enrichis, à l'exception du contumace Deschenaux, secrétaire de l'intendant, fils, dit-on, d'un navigateur des Trois-Rivières nommé Brassard, et de quelques spéculateurs obscurs qui lui servaient d'instrumens, dont la fortune, acquise au milieu des désastres et de la ruine publique, a attaché à leurs noms une flétrissure ineffaçable. Enfin, le président de la commission, assisté de 25 conseillers au Châtelet, rendit, le 10 décembre 1763, son arrêt contre les accusés. Le marquis de Vaudreuil, qui mourut l'année suivante moins des suites de l'age que des chagrins que lui causa l'ingratitude du gouvernement, fut déchargé de l'accusation avec cinq autres. Bigot fut banni à perpétuité du royaume, et ses biens furent confisqués. Le reste des accusés fut condamné à des bannissemens, des confiscations ou restitutions plus ou moins considérables, s'élevant en totalité à 11 millions 400 mille francs, ou enfin leur jugement fut remis jusqu'à plus ample informé.
Il est indubitable que de grandes dilapidations avaient eu lieu; mais elles ont été beaucoup exagérées; et si l'on compare les dépenses du Canada à celles des colonies anglaises dans cette guerre, l'on se convaincra de la vérité de cette observation. La levée et l'entretien de 7,000 hommes coûtèrent au Massachusetts, eu 1758, 180,000 louis sterling, outre 30,000 louis pour la défense de la frontière, ou en tout 5,250,000 francs environ. Dès la première année de la guerre, le Canada eut une armée aussi nombreuse à nourrir, sans compter une partie des Acadiens. Cette armée, sans augmenter beaucoup jusqu'en 1759, eut à faire face aux forces bien supérieures de l'ennemi, et à se transporter continuellement à de grandes distances pour le repousser sur différens points d'une frontière qui s'étendait du golfe St.-Laurent au Mississipi. Les frais de transport, dans l'état où étaient alors les communications, devaient être énormes. Bientôt aussi la disette des vivres et des marchandises, causée d'une part par la suprématie de l'ennemi sur les mers, qui interrompait les communications de la France avec le Canada, et de l'autre par l'abandon dans lequel resta une partie des terres par suite de l'enlèvement des habitans pour le service militaire, vint décupler les dépenses en conséquence de la hausse exorbitante des prix 4e toutes choses. Aussi ces dépenses montèrent-elles fort rapidement. De 1,700,000 livres qu'elles étaient en 1749, comme on l'a rapporté ailleurs, elles s'élevèrent en 1750 à 2,100,000 fr., en 1751 à 2,700,000 fr., en 1752 à 4,900,000 fr., en 1753 à 5,300,000 fr., en 1754 à 4,450,000 fr., en 1755 à 6,100,000 fr., en 1756 à 11,300,000 fr. en 1757 à 19,250,000 fr., en 1758 à 27,000,00 fr., en 1759 à 26,000,000 fr., et pour les huit premiers mois de 1760 à 13,500,000; en tout, plus de 123 millions.
De cette somme il restait dû par l'état, 80 millions, dont 41 millions aux Canadiens, à savoir: 34 millions en ordonnances et 7 millions en lettres de change. La créance des Canadiens, immense pour le pays, fut presqu'entièrement perdue pour eux. Des marchands et des officiers de l'armée anglaise achetèrent à vil prix une partie de ces papiers, en revendirent une portion à des facteurs français sur la place de Londres pour de l'argent comptant, et, ayant ensuite, par leur influence auprès de leur gouvernement, fait stipuler au traité de 1763 un dédommagement de 3 millions 600 mille francs pour la réduction opérée par la France de la moitié sur les lettres de change et des trois quarts sur les ordonnances, réduction qui avait eu l'effet de faire perdre d'un seul coup 29 millions aux Canadiens sur leurs dettes, ces marchands et officiers furent les seuls qui retirèrent quelques profits de ce dédommagement. Le papier dont les Canadiens étaient encore nantis resta long-temps sans valeur; enfin en 1765, ils furent invités à en faire la déclaration à des commissaires préposés à cet effet et à en laisser des bordereaux entre leurs mains pour être envoyés en Angleterre. 43 1,639 dépôts de bordereaux furent faits, se montant à une somme considérable; mais, livrée à l'agiotage, cette somme fut presque toute absorbée par des spéculateurs pour des valeurs presque nominales. En mars 1766, une nouvelle convention fut signée entre les agens de France et d'Angleterre pour liquider ee qui restait du papier du Canada, et il fut arrêté qu'il serait soldé en reconnaissances ou contrats de rente à 4½ pour cent d'intérêt, lesquels suivraient, pour le remboursement, le sort des autres dettes de l'état. De tout cela l'on peut conclure, premièrement, que la guerre du Canada n'occasionna pas cet épuisement de la France auquel ses ministres ont bien voulu attribuer la plupart de ses malheurs, comme moyen de justification sans doute, puisqu'une très petite partie de la dépense fut payée pendant qu'elle avait encore les armes à la main; et en second lieu, que l'accusation portée contre les fonctionnaires de la colonie aait pour objet principalement de faire retomber sur eux et non sur les ministres, véritables auteurs des désastres, la responsabilité des événemens et la haine de la nation.
Cependant, depuis 1758 surtout, la fortune semblait vouloir accabler la France. Elle n'éprouvait que des revers sur terre et sur mer dans toutes les parties du monde. Le trésor étant vide et des négociations ayant été tentées inutilement avec l'Angleterre, le duc de Choiseul, qui venait d'être nommé ministre de la guerre et exerçait réellement les pouvoirs de premier ministre, entraîna l'Espagne dans la guerre par le traité de 1761, connu sous le nom de pacte de famille; mais les désastres militaires et les malheurs publics ne cessèrent pas pour cela de s'accroître; l'Espagne perdit Cuba, Manille, douze vaisseaux de ligne et cent millions de prises; pour la France il lui restait à peine une colonie, et elle n'avait rien gagné en Europe. Enfin, grâce à la médiation de la Sardaigne, aux dispositions pacifiques de lord Bute qui était parvenu à éloigner M. Pitt d'un cabinet qu'il ne gouvernait plus, et peut-être aussi à la diversion sur le Portugal, allié de l'Angleterre, et que l'Espagne et la France attaquèrent dans la vue d'en faire un objet de compensation, les préliminaires de la paix furent signés à Fontainebleau le 3 novembre 1762 entre les cours de France, d'Espagne et d'Angleterre, et la paix définitive à Paris entre ces trois nations et Portugal le 10 février suivant. La France céda entre autres territoires à la Grande-Bretagne le Canada et toutes les îles du golfe St.-Laurent, excepté les îles St.-Pierre et de Miquelon réservées pour l'usage de ses pêcheurs, et à l'Espagne la Louisiane en échange de la Floride et de la baie de Pensacola qu'elle abandonnait aux Anglais, le Mississipi devant former la limite entre les deux nations. La seule autre stipulation qui regarde le Canada fut celle par laquelle l'Angleterre déclara que les Canadiens jouiraient du libre exercice de leur religion. Le silence fut gardé sur l'article de leurs lois, attendu probablement qu'en devenant sujets anglais, ils devenaient participant du pouvoir législatif, tandis que le catholicisme, frappé alors de réprobation par la constitution de l'état, avait besoin d'une stipulation expresse pour devenir un droit.
La Louisiane, qui subissait le sort du Canada, n'avait pas été conquise. Elle avait joui même d'assez de tranquillité pendant tout le temps de la guerre. Depuis 1731, où nous avons laissé l'histoire de cette contrée, dans le volume précédent, elle avait commencé à prospérer. La guerre avec les Natchés qui avait achevé d'épuiser la compagnie des Indes créée en 1723, la força enfin de remettre, en 1731, la Louisiane au roi, qui y rendit le commerce libre. Ce beau pays, jouissant de plus de liberté, vit la population, les établissemens, le commerce augmenter d'abord lentement et ensuite avec plus de rapidité. C'est alors que l'esprit de changement vint encore planer sur cette province à peine habitée, et qui avait subi déjà tant de révolutions dans son administration. Le gouvernement français voulut réaliser le vieux projet formé dans le siècle précédent, alors que l'on connaissait à peine les vallées du Mississipi et des lacs du St.-Laurent, d'unir le Canada et la Louisiane pour fermer aux Anglais les régions mystérieuses de l'Ouest, et les tenir toujours sur les bords de la mer atlantique. Mais les impossibilités physiques, les vastes contrées désertes et sauvages qui séparaient ces deux pays, sans compter leur étendue immense, rendirent ce projet inexécutable. Après la paix de 1748 la France sembla s'occuper encore une fois sérieusement de la colonisation de cette contrée. Quoique ses mesures ne fussent pas toujours heureuses, et malgré les fausses notions de la plupart des administrateurs qu'on y envoyait d'Europe en matière de gouvernement colonial, et les désordres qu'apportaient dans le commerce et les finances, des émissions imprudentes d'ordonnances et de papier-monnaie qui tombaient bientôt dans l'agiotage et le discrédit, la Louisiane faisait des progrès assez rapides à la faveur de la paix qui y régnait. Mais le calme dont elle jouissait n'était qu'un repos trompeur. Au moment où elle croyait avoir atteint le plus haut degré de prospérité auquel elle fut parvenue depuis sa fondation, elle se vit tout-à-coup frappée des plus grands malheurs qui puissent accabler un peuple, la sujétion étrangère et le partage de son territoire entre différentes nations. 44
Lorsque le gouverneur de cette fertile contrée, M. d'Abadie, reçut de Louis XV, en 64, l'ordre, de communiquer le traité de Paris aux colons, il en fut si affligé qu'il mourut de chagrin. Son successeur, M. Aubry, dut accomplir cette triste mission; mais il laissa s'écouler du temps. Les Louisianais consternés firent des représentations en France dans les termes les plus pressans et les plus pathétiques; et lorsque les espagnols se présentèrent, en 68, avec leur chef, Don Antonio d'Ulloa, homme sage et modéré, pour prendre possession du pays, ils les forcèrent de se rembarquer, prétendant que l'on n'avait pas droit de le céder sans-leur consentement, et que d'ailleurs ils n'avaient aucun titre de leur cour. Louis XV dut alors les faire informer que la cession était irrévocable, et l'année suivante le gouvernement espagnol envoya le général O'Reilly avec, 3,000 hommes pour forcer les colons à se soumettre. Ils voulurent s'opposer à son débarquement, mais les magistrats réussirent à les appaiser et le procureur-général Lafrenière, descendant canadien, alla le recevoir et l'assurer de la soumission des habitans. O'Reilly montra d'abord beaucoup de bonté, maintint les anciennes lois et entraîna la multitude par sa générosité. Mais ces apparences de justice n'avaient pour but que de mieux cacher ses desseins ou les instructions de sa cour. Il fallut enfin lever le masque, et il voulut changer les lois qu'il avait paru d'abord respecter, et bouleverser toute l'administration intérieures Lafrenière et les tribunaux firent des représentations très vives contre ces changemens. O'Reilly profita de cette opposition pour commettre, dit Barbé-Marbois, des «actes de violence et de férocité qu'il confondait avec ceux d'une sage fermeté.» Il convoqua douze députés du peuple pour fixer le code de lois. Ces délégués se réunirent chez lui; et l'attendaient pour commencer leurs délibérations, lorsque les portes de la salle où ils étaient s'ouvrirent tout-à-coup, et O'Reilly parut à la tête d'une troupe de soldats qui se saisirent des députés, les chargèrent de chaînes et les jetèrent dans les cachots. Six d'entre eux furent fusillés par ordre de ce gouverneur dissimulé et sanguinaire. Lafrenière, avant de subir son supplice, protesta de son innocence, et encouragea ses compatriotes à mourir avec fermeté. Il chargea Noyan d'envoyer son écharpe à sa femme pour la remettre à son fils quand il aurait vingt ans, et commanda lui-même le feu aux soldats, abandonnant à ses remords le perfide Espagnol qui leur avait tendu un piège pour les perdre. Les six autres furent envoyés dans les donjons de Cuba.
Tel est l'événement tragique qui marqua le passage de la Louisiane de la domination nationale à une domination étrangère. Il ne resta plus rien à la France dans l'Amérique du nord que quelques rochers nuageux et stériles répandus sur les bords de la mer pour ses pêcheurs de Terreneuve, derniers débris d'un empire écroulé, qui surnageaient sur les flots d'une mer déjà fatiguée du joug de l'Europe.
«Depuis le traité de Bretigny, la France, observe Sismondi, n'avait point conclu de paix aussi humiliante que celle qu'elle venait de signer à Paris, pour terminer la guerre de Sept ans. Aujourd'hui que nous connaissons mieux les vastes et riches pays qu'elle venait d'abandonner en Amérique, que nous y voyans naître et grandir des nations puissantes, que ses enfans qui se sont maintenus et qui ont prospéré à Québec, à Montréal et à la Nouvelle-Orléans, attestent l'importance des colonies auxquelles elle renonçait, cet abandon d'un pays appelé à de si hautes destinées paraît plus désastreux encore. Toutefois ce n'est point une raison pour blâmer les ministres qui négocièrent ou qui signèrent la paix de 1768 Elle était sage, elle était nécessaire, elle était aussi avantageuse que les circonstances pouvaient le permettre. Les Français n'avaient réussi dans rien de ce qu'ils s'étaient proposé par la guerre de Sept ans; ils avaient éprouvé les plus sanglantes défaites et s'ils s'obstinaient à la guerre, ils avaient tout lieu de s'attendre à des revers plus accablans encore; jamais leurs généraux n'avaient paru plus universellement dépourvus de talens; jamais leurs soldats, toujours également braves, n'avaient été plus pauvres, plus mal tenus, plus souffrans, n'avaient eu moins de confiance en leurs chefs, et, en raison de leur mauvaise discipline, moins de confiance en eux-mêmes; jamais la France n'avait inspiré moins de crainte à ses ennemis. En implorant l'assistance de l'Espagne, elle n'avait fait que l'entraîner dans sa ruine et une campagne de plus pouvait faire perdre à son alliée ses plus importantes colonies.
«Quelque désastreuse que fut la paix, on n'entrevoit point dans les mémoires du temps, que la France se sentit humiliée; Bachaumont semble n'y voir autre chose que le sujet qu'elle fournit aux poètes pour des vers de félicitation et des divertissemens pour les théâtres. A chaque page on sent, en lisant ses mémoires, à quel point la France était devenue indifférente à sa politique, à sa puissance, à sa gloire. Ceux même qui prenaient plus d'intérêt aux affaires publiques, oubliaient les Français du Canada et de la Louisiane qui multipliaient en silence dans les bois, qui s'associaient avec les sauvages, mais qui ne fournissaient ni impôts au fisc, ni soldats aux armées, ni marchandises coloniales au commerce. Les petits établissemens pour la pêche de la morue, à Saint-Pierre et à Miquelon, les petites îles de Grenade, de Saint-Vincent, de la Dominique, de Tobago, cédées à l'Angleterre, paraissaient aux yeux des armateurs de Saint-Malo, de Nantes et de Bordeaux, beaucoup plus importantes que tout le autres et toute l'Acadie.
«D'ailleurs, la nation s'était accoutumée à se séparer toujours de plus en plus de son gouvernement, en raison même de ce que ses écrivains avaient commencé à aborder les études politiques. C'était l'époque ou la secte des économistes se donnait le plus de mouvement, depuis que le marquis de Mirabeau avait publié, en 1755, son Ami des hommes; la secte des encyclopédistes se montrait plus puissante encore, et la publication de son immense ouvrage était devenue une affaire d'état; enfin J. J. Rousseau, qui déjà, en 1753, avait touché aux bases mêmes de la société humaine dans son Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, publiait alors l'Emile et le Contrat social; tous les esprits étaient en mouvement sur les plus hautes questions de l'organisation publique, mais les Français n'avaient pu s'en occuper sans être frappés de la déraison, de l'absurdité de leur propre administration dans toutes ses parties; de l'exclusion donnée au tiers-état à tous les grades de l'armée, qui ôtait aux soldats toute émulation; des fardeaux accablans de la taille et de la corvée qui ruinaient les campagnes et empêchaient tout progrès de l'agriculture; de la tyrannie des intendans et des subdélégués dans les provinces; de la cruauté de la justice criminelle, procédant par le secret et la torture, et se terminant par des supplices atroces, souvent non mérités; du désordre enfin et de la confusion des finances, où personne ne pouvait plus se reconnaître. C'est ainsi que tous les Français capables de réfléchir et de sentir, tous ceux qui formaient l'opinion publique s'étaient accoutumés à se nourrir de l'espérance d'une réforme fondamentale; ils prenaient pour la France l'honneur de ses nobles inspirations, et ils laissaient à son gouvernement, ou plutôt au roi toute la honte de ses revers, conséquence inévitable des fautes dont elle avait à gémir, des vices de l'homme insouciant, sans honneur et sans désir du bien qui ne régnait que pour satisfaire à ses appétits grossiers et ceux de ses maîtresses.» 45--(Sismondi: Histoire des Français.)
LIVRE XI.
CHAPITRE I.
DESPOTISME MILITAIRE.--ABOLITION ET
RÉTABLISSEMENT DES ANCIENNES
LOIS.
1763-1774.
Cessation des hostilités; les Canadiens rentrent dans leurs foyers.--Régime militaire et loi martiale--Cession du Canada à l'Angleterre.--Emigration de Canadiens en France.--Les lois françaises sont abolies et la religion catholique est seulement tolérée.--Le général Murray remplace le général Amherst.--Etablissement d'un conseil exécutif, législatif et judiciaire.--Division du Canada en deux districts, et introduction des lois anglaises.--Murmure des habitans.--Les colons anglais demandent une chambre élective dont les Canadiens seraient exclus, et accusent de tyrannie le général Murray, qui repasse en Europe.--Soulèvement des Indiens occidentaux.--Le général Carleton gouverneur.--Il change le conseil.--Le peuple continue son opposition aux lois nouvelles.--Remontrances.--Rapports de MM. Yorke, de Grey, Marriott, Wedderburn et Thurlow, officiers de la couronne, sur les griefs des Canadiens.--Rétablissement des lois françaises.--Nouvelle demande d'un, gouvernement représentatif avec l'exclusion des catholiques,--Pétitions des Canadiens et des Anglais.--Le conseil législatif de 74 est établi.
Les Canadiens qui n'avaient pas quitté l'armée après le siège de Québec, l'abandonnèrent après la capitulation de Montréal, et la paix la plus profonde régna bientôt dans tout le pays. L'on ne se serait pas aperçu que l'on sortait d'une guerre sanglante, si tant de parties du Canada n'eussent porté des marques de ravages et de ruines, surtout le gouvernement de Québec occupé pendant deux ans par des armées hostiles, où la ville, assiégée deux fois avait été bombardée et réduite en cendres, et les environs avaient servi de théâtre à trois batailles. Les habitans ruinés, mais fiers d'avoir rempli leur devoir jusqu'au dernier moment envers leur patrie, ne songèrent plus qu'à se renfermer dans leurs terres pour réparer leurs pertes; et, s'isolant autant que possible du nouveau gouvernement, ils parurent vouloir, à la faveur de leur régime paroissial, se livrer exclusivement à l'agriculture.
Les vainqueurs, après avoir achevé leur précieuse conquête, s'occupèrent des moyens de la conserver. Le général Amherst fit d'abord le choix des troupes qui devaient rester pour la garde du pays, et envoya le reste en Europe ou dans les anciennes colonies anglaises. Le Canada fut traité comme une nation barbare sans gouvernement régulier et sans lois. Il fut divisé en trois départemens correspondant aux trois divisions du régime français et reçut une administration purement militaire. Le général Murray fut placé à la tête de celui de Québec, et le général Gage de celui de Montréal Le gouvernement des Trois-Rivières échut au colonel Burton. Ces trois chefs paraissent avoir été indépendans l'un de l'autre. Le général Amherst se réserva pour lui-même le titre de gouverneur-général, et après, avoir donné ses instructions aux gouverneurs particuliers pour la réorganisation du pays suivant le régime qu'on voulait y établir, il partit pour Mew-York.
Ceux-ci commencèrent immédiatement l'oeuvre de cette réorganisation; mais chacun d'eux procéda différemment. Le général Murray établit un conseil ou tribunal militaire composé de 7 officiers de l'armée siégeant deux fois par semaine pour la décision des affaires civiles ou criminelles les plus, importantes; et pour les autres il se les réserva à lui-même pour les juger sans appel. Il tenait pour cela cour ouverte en son hôtel une fois par semaine, son secrétaire faisant les fonctions de greffier. La connaissance des affaires de police dans les campagnes fut abandonnée aux commandans des localités. Le général Gage sembla vouloir adoucir un peu ce système arbitraire. Il autorisa les capitaines de paroisse à terminer les différends qui pourraient survenir entre leurs concitoyens, avec la réserve du droit d'appel au commandant militaire du lieu ou à lui-même; mais, à la lin de l'année suivante, il crut devoir faire des modifications. Il divisa son gouvernement en 5 arrondissemens, et établit une chambre de justice à la Longue-Pointe à Longueuil, à St.-Antoine, à la Pointe-aux-Trembles et à La Valtrie qui en étaient les chefs-lieux. Ces cours, composées au plus de 7 et au moins de 5 officiers de milice, tenaient audience tous les quinze jours, et relevaient, selon la localité, de l'un des trois conseils militaires établis à Montréal, Varennes et St.-Sulpice, et formés d'officiers de l'armée régulière. De toutes ces cours il y avait appel au gouverneur, par qui, du reste, les sentences en matières criminelles devaient être confirmées et pouvaient être changées ou remises totalement. Les Canadiens, au moyen de leurs officiers de milice, se trouvèrent ainsi avoir part à l'administration de la justice dans le gouvernement de Montréal. Mais dans celui de Québec, ils n'y participèrent que par deux hommes de loi tirés de leur sein, qui furent nommés procureurs-généraux et commissaires auprès du tribunal militaire établi dans la capitale, l'un pour les habitans de la rive gauche, et l'autre pour ceux de la rive droite du St.-Laurent, et par le greffier de cette cour supérieure. Aux Trois-Rivières, le même système à-peu-près fut adopté.
Tel fut le régime militaire établi en Canada immédiatement après la cessation des hostilités, en violation directe des capitulations, qui garantissaient aux Canadiens les droits de sujets anglais, droits par lesquels les lois ne pouvaient être changées, ni leurs personnes soustraites à leurs juges naturels sans leur consentement. Ainsi, lorsqu'ils comptaient jouir d'un gouvernement légal à l'ombre de la paix, ils virent leurs tribunaux abolis, leurs juges repoussés, leurs lois méconnues ou mises en oubli et tout leur ancien régime social entièrement bouleversé pour faire place à la plus abjecte tyrannie, celle de l'état de siège et des cours martiales. Rien ne contribua plus à isoler le gouvernement de la population que cette conduite répudiée depuis long-temps du droit public et de l'usage des nations. Ne connaissant ni la langue, ni les coutumes, ni, le caractère du peuple conquérant, les Canadiens fuirent les juges éperonnés qui s'élevaient au milieu d'eux sans même offrir le gage de la science pour les recommander; et sans se plaindre, car ils étaient peu accoutumés à solliciter, ils arrangeaient leurs différends ensemble ou à l'aide des notables du lieu et du curé, dont l'influence augmenta par-là même dans chaque paroisse. Par un heureux effet des circonstances le peuple et le clergé se trouvèrent unis d'intérêt et de sentiment et sous le règne de l'épée l'expression de la morale évangélique devint la loi de cette population fermement unie par l'instinct de sa conservation.
Cette organisation militaire qui témoigne de la crainte qu'avait inspirée la longue et glorieuse résistance du Canada, fut approuvée par la nouvelle métropole, à condition cependant qu'elle ne subsisterait que jusqu'au rétablissement de la paix; et qu'alors, si le pays lui restait, un gouvernement civil régulier serait établi. L'on demeura ainsi quatre ans sous la loi martiale. Cette époque est connue dans nos annales sous le nom de Règne militaire.
Cependant les Canadiens persistaient toujours à croire, parce qu'ils le désiraient sans doute, que la France ne voudrait pas les abandonner, et qu'elle se ferait rendre la colonie à la paix. Chaque moment ils en attendaient l'heureuse nouvelle avec une espérance toujours aussi vive; mais ils furent trompés dans ce plus cher de leurs voeux. Le traité de 1763, en assurant la possession du Canada à la Grande-Bretagne, détermina une nouvelle émigration. Les marchands, les hommes de loi, les anciens fonctionnaires, enfin la plupart des familles notables du pays passèrent en France, après avoir vendu ou même abandonné des biens qui sont encore aujourd'hui un objet de litige entre leurs descendans. Il ne reste dans les villes que quelques pares employés subalternes, quelques artisans, à peine un marchands et les corps religieux. Cette émigration ne s'étendit point aux campagnes où le sol attachait les habitans.
La France, en voyant débarquer sur ses bords les émigrans canadiens, fut touchée de leur dévoûment, et ce fut pour elle un titre suffisant pour les prendre sous sa protection. Elle les favorisa, les accueillit dans les administrations, dans la marine et dans les armées, et elle récompensa leur zèle et leur courage par de hauts grades. Ainsi plusieurs furent nommés au gouvernement de ses possessions lointaines. M. de Repentigny, fait marquis et plus tard brigadier des armées, fut gouverneur du Sénégal sur les côtes d'Afrique et de Mahé dans les Indes orientales, où il mourut en 1776. M. Dumas, qui avait remplacé M. de Beaujeu dans le commandement des Canadiens à la bataille de la Monongahéla, eut le gouvernement des îles de France et de Bourbon. Un M. de Beaujeu qui s'était déjà distingué en plusieurs rencontres, accompagna Lapeyrouse comme aide-major-général à la complète des établissemens de la baie d'Hudson en 1782, et fut ensuite un des 80 gentilshommes qui défendirent si héroïquement la redoute de Bethune contre les républicains français en 1793. On peut mentionner aussi le marquis de Villeray, capitaine dans les gardes du corps, et M. Juchereau (Duchesnay), lieutenant-colonel d'artillerie et commandant de la place de Charleville, où il fut tué dans une sédition populaire en 1792. D'autres servirent avec distinction dans la marine, comme M. Legardeur, comte de Tilly, MM. Pellegrin, de l'Echelle, La Corne, compagnon d'armes et ami du fameux bailli de Suffren, etc., lesquels commandèrent dignement des vaisseaux de la France et acquirent un nom considéré dans sa marine. Le comte de Vaudreuil y obtint le grade d'amiral dans la guerre de la révolution américaine, pendant laquelle il détruisit les établissemens anglais du Sénégal et rendit cette colonie à sa patrie. Jacques Bedout, natif de Québec, parvint à celui de contre-amiral. Il était capitaine de vaisseau quand, par le combat sous l'île de Croix (1796), il mérita cet éloge de Fox dans la chambre des communes: «Le capitaine du Tigre, combattant pour l'honneur de sa patrie, a rivalisé en mépris pour la mort, avec les héros de la Grèce et de Rome: il a été fait prisonnier, mais couvert de gloire et de blessures. 46 Le général (de) Léry, officier avant 1789, et qui a fait toutes les campagnes de la révolution et de l'empire, commandait en chef le génie à l'armée d'Espagne, où il montra un talent consommé à la défense de Badajoz qu'il dirigea en personne. Il gagna à la bataille d'Austerlitz le cordon de grand officier de la Légion d'honneur, et Napoléon, qui l'avait déjà nommé baron, lui confia le commandement du génie dans la campagne de France de 1814. D'autres officiers qui formaient comme une petite colonie canadienne dans la Touraine, y vécurent d'une pension que leur fit le gouvernement.
Ceux qui restèrent en Canada durent espérer, suivant la promesse de leur nouvelle métropole, d'avoir enfin un gouvernement régulier. Quoique l'on eût fini, sous le régime militaire, par adopter la jurisprudence française et par juger suivant les lois et dans la langue du pays, ce système ne pouvait présenter aucune garantie durable. Aussi, en 1764, un nouveau changement radical eut lieu; mais, loin d'alléger le fardeau qui pesait sur ce malheureux pays, il devait le rendre encore plus intolérable. Chaque jour les Canadiens sentaient davantage toute la grandeur des malheurs de la sujétion étrangère, et que les sacrifices qu'ils avaient faits n'étaient rien, en comparaison des souffrances et des humiliations morales qui se préparaient pour eux et pour leur postérité. D'abord l'Angleterre voulut répudier tout ce qui était français et enlever même aux anciens habitans les avantages naturels que leur offrait l'étendue de leur pays pour établir leurs enfans. Elle commença par en faire le démembrement. Le Labrador, depuis la rivière St.-Jean jusqu'à la baie d'Hudson avec les îles d'Anticosti, de la Magdeleine, etc., fut annexé au gouvernement de Terreneuve; les îles de St.-Jean et du Cap-Breton, à la Nouvelle-Ecosse. Les terres des grands lacs furent distribuées de la même manière entre les diverses colonies voisines, et bientôt après le Nouveau-Brunswick fut encore enlevé au Canada et prit le nom qu'il porte aujourd'hui.
Du territoire, la proclamation par laquelle ces grands changemens étaient décrétés, passa aux lois; et le roi, de sa propre autorité, tout en déclarant qu'il serait convoqué des assemblées des représentans du peuple aussitôt que les circonstances le permettraient, abolit d'un seul coup toutes les anciennes lois civiles si sages, si précises, si claires, pour y substituer celles de sa métropole, amas confus, vague et incohérent d'actes parlementaires et de décisions judiciaires enveloppées dans des formes compliquées et barbares dont l'administration de la justice n'a pu encore se débarrasser en Angleterre, malgré les efforts de ses plus grands jurisconsultes; et cette abolition était faite pour assurer la protection et le bénéfice des lois du royaume à ceux de ses sujets qui iraient s'établir dans la nouvelle conquête. 47 N'était-ce pas renouveler l'attentat contre lés Acadiens, s'il est vrai de dire que la patrie n'est pas dans l'enceinte d'une ville, dans les bornes d'une province, mais dans les affections et les liens de la famille, dans les lois, dans les moeurs et les usages d'un peuple. Personne dans la Grande-Bretagne n'éleva la voix contre un pareil acte de spoliation et de tyrannie. On privait une population établie de ses lois pour une immigration qui n'avait pas encore commencé. 48
Murray fut en même temps nommé gouverneur-général en remplacement de lord Amherst repassé en Europe dès l'année précédente, et qui peut être regardé comme le premier gouverneur anglais de ce pays, Gage, Murray, Burton et ensuite Haldimand qui remplaça, en 1763, aux Trois-Rivières celui-ci, promu au gouvernement de Montréal, n'ayant agi qu'en sous ordre sous lui. Le nouveau gouverneur, en obéissance à ses instructions, forma aussitôt un conseil, investi, conjointement avec lui, des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il ne lui manquait que le droit d'imposer des taxes. Ce corps, composé de huit membres, ne contenait qu'un seul habitant du pays, homme obscur et sans influence, choisi pour faire nombre. Une exclusion jalouse et haineuse avait dicté les instructions de l'Angleterre, et c'est dans ce document funeste que prit naissance la profonde antipathie de race remarquée de nos jours par lord Durham en Canada, et qui lui a servi de prétexte pour prêcher une nouvelle persécution contre les Canadiens-français.
Ce qui restait du pays subit encore une nouvelle division, et fut partagé en deux districts séparés par les rivières St.-Maurice et St,-François, qui portèrent les noms des deux principales villes qu'ils renfermaient, Québec et Montréal. Une nouvelle administration judiciaire fut établie. On érigea une cour supérieure civile et criminelle sous le nom de Cour du banc du roi, et une cour inférieure pour les petites causes dite Cour des plaidoyers communs, toutes deux calquées sur celles de l'Angleterre, et tenues de rendre leurs décisions conformément aux lois anglaises, excepté seulement dans les causes pendantes entre Canadiens commencées avant le 1er octobre 1764. Si les Canadiens accueillirent favorablement les lois criminelles de leur nouvelle métropole qu'ils connaissaient déjà un peu, et son code du commerce fait en grande partie sur celui de France, publié sous le grand Colbert, ils n'en repoussèrent pas moins les nouvelles lois civiles, et s'éloignèrent de plus en plus des tribunaux où on les administrait. Bientôt aussi l'on aperçut de l'inquiétude dans les esprits; des murmures, sourds d'abord, éclatèrent ensuite dans toutes les classes; et ceux qui connaissaient les Canadiens, de tout temps si soumis aux lois, commencèrent à craindre les suites de ce mécontentement profond, lorsqu'ils les virent critiquer tout haut les actes du gouvernement, et montrer une hardiesse qu'on ne leur avait jamais vue. Le général Murray, quoique sévère, était un homme honorable et qui avait un coeur sensible et généreux. Il aimait ces Canadiens dociles à l'autorité comme de vieux soldats, dont la plus grande partie avait contracté les habitudes dans les armées, ces habitans braves dans les combats et simples dans leurs moeurs: une sympathie née dans les horreurs de la guerre le portait encore à compatir à leur situation. Peut-être aussi que les réminiscences de son propre pays, les malheurs de ces belliqueux montagnards d'Écosse si fidèles à leurs anciens princes, augmentaient en lui ces sentimens d'humanité qui honorent plus souvent le guerrier que le politique, réduit à exploiter, la plupart du temps, les préjugés populaires les moins raisonnables. Le général Murray, pour tranquilliser les esprits, rendit, avec l'agrément de son conseil, une ordonnance dès le mois de novembre suivant, portant que dans les procès relatifs à la tenure des terres, aux successions, etc., l'on suivrait les lois en usage sous la domination française. C'était revenir à la légalité, car si l'Angleterre avait le droit de changer les lois canadiennes, elle ne pouvait le faire que par un acte de son parlement. Aussi Mazères, citant la conduite de Guillaume le conquérant et d'Edouard I relativement à elle-même et au pays de Galles, déclara-t-il que les lois de l'Angleterre n'avaient pas été légalement établies en Canada, le roi et le parlement, et non le roi seul, étant la législature propre de cette colonie, et que par conséquent les lois françaises y étaient encore en vigueur. 49
La situation de cet administrateur était des plus difficiles. En face du peuple agreste et militaire qu'il était appelé à gouverner, et qui avait dans le caractère plus de franchise que de souplesse, il était obligé d'agir avec un entourage de fonctionnaires qui le faisaient rougir chaque jour par leur conduite. Une nuée d'aventuriers, d'intrigans, de valets d'armée s'était abattue sur le Canada à la suite des troupes anglaises et de la capitulation de Montréal (Dépêches de Murray). Des marchands d'une réputation suspecte, des cabaretiers composaient la classe la plus nombreuse. Les hommes probes et honorables formaient le petit nombre. C'est avec ces instrumens qu'il était chargé de dénationaliser le pays, et d'établir de nouvelles lois et de nouvelles institutions à la place des anciennes qui avaient été renversées, enfin de répéter en Canada ce qu'on avait fait en Irlande, éloigner les natifs du gouvernement pour les remplacer par des étrangers. Il s'était déjà aperçu que ce projet était impossible et entraînerait les plus grands malheurs. Pour se conformer néanmoins à ses instructions, il convoqua les représentans du peuple pour la forme, car il savait que les membres canadiens refuseraient de prêter le serment du test comme catholiques, et il ne voulait pas admettre les protestans seuls, comme ils le demandaient; la chambre ne siégea point. Tous les fonctionnaires publics, les juges, les jurés étaient Anglais et protestans. Ces derniers voulurent même faire exécuter les proscriptions qui avaient été décrétées contre les catholiques en Angleterre. «Ils formulèrent, dit lord Thurlow, un acte d'accusation générale contre tous les habitans parce qu'ils étaient papistes.» Le juge-en-chef Gregory fut tiré du fond d'une prison pour être placé à la tête de la justice. Les capitulations et les traités garantissaient le libre exercice de la religion catholique. Les armes n'avaient été posées qu'à cette condition expresse; et néanmoins il fut question de n'accorder aux Canadiens qu'une simple tolérance comme celle dont jouissaient les catholiques d'Angleterre, et dont ils auraient profité quand bien même il n'y aurait eu aucune stipulation; et sous prétexte de religion, ils furent exclus des charges publiques.
L'inauguration du nouveau système fit surgir une légion d'hommes de lois et de suppôts de cours. Inconnus des Canadiens, ils se plaçaient aux abords des tribunaux pour attirer les regards des plaideurs. C'est ce système que l'on préconisait comme propre à anglifier le pays et à le rendre britannique de fait comme de nom, vaine chimère que cherchent des fanatiques ignorans! Le général Murray, dégoûté enfin de la tâche dont on l'avait chargé, ne put dissimuler sa mauvaise humeur au ministère. «Le gouvernement civil établi, dit-il, il fallut faire des magistrats et prendre des jurés parmi 450 commerçans, artisans et fermiers méprisables, principalement par leur ignorance. Il ne serait pas raisonnable de supposer qu'ils ne furent pas enivrés du pouvoir mis entre leurs mains contre leur attente, et qu'ils ne furent pas empressés de faire voir combien ils étaient habiles à l'exercer. Ils haïssaient, ajouta-t-il, la noblesse canadienne, à cause de sa naissance, et parce qu'elle avait des titres à leur respect: ils détestaient les habitans, parce qu'ils les voyaient soustraits à l'oppression dont ils les avaient menacés.» La représentation des grands jurés de Québec, tous Anglais et protestans, qui disait, entre autres choses, que les catholiques étaient une nuisance à cause de leur religion, ne fait qu'ajouter de la force à la vérité de ces observations. Le mauvais choix d'une partie des officiers envoyés d'Europe augmenta encore les inquiétudes de la colonie. C'étaient des gens sans moeurs et sans talens. Le juge en chef ignorait le droit civil et la langue française. Le procureur-général n'était guère mieux qualifié. Les places de secrétaire de la province, de greffier du conseil, de régistrateur, de prévôt-maréchal, etc., furent données à des favoris, qui les louèrent aux plus offrans! Enfin la métropole semblait avoir pris plaisir à choisir ce qu'il y avait de plus vil ou de plus incapable pour inaugurer le système qui devait changer le pays; et peut-être l'avait-elle fait parce qu'elle ne pouvait pas trouver d'hommes plus instruits et plus honorables qui voulussent se charger d'une pareille mission.
Le gouverneur fut bientôt obligé de suspendre le juge en chef de ses fonctions, et de le faire rappeler en Angleterre. Un chirurgien de la garnison et un capitaine en retraite étaient juges des plaidoyers communs, et cumulaient en outre plusieurs autres charges importantes, qui portaient leurs appointemens à un chiffre considérable.
Cependant, malgré toutes les concessions faites à leurs prétentions, ces étrangers avides n'étant pas encore satisfaits des privilèges dont ils jouissaient, se montrèrent furieux de ce que Murray ne voulait pas leur donner une chambre élective, et poussèrent de grandes clameurs parce qu'il les privait ainsi de leurs droits constitutionnels qu'ils tenaient de leur naissance et qu'ils portaient, disaient-ils, partout avec eux. Il était impossible de se rendre à leurs demandes, parce qu'ils voulaient être seuls électeurs et seuls éligibles en vertu de la loi anglaise qui frappait les catholiques d'interdiction politique. L'on aurait en effet empiré la situation de ces derniers. N'espérant donc pas l'influencer assez pour l'engager à favoriser leurs vues ambitieuses, ils portèrent à Londres des accusations contre son administration, et excitèrent des querelles dans la colonie, où l'on vit tout-à-coup les villes remplies de trouble et de confusion, et les gouvernans et leurs partisans se quereller entre eux. Le général Murray fut accusé de favoriser le parti militaire. Les plaintes de ses ennemis, appuyées par les marchands de Londres, qui profitèrent de cette circonstance pour présenter une pétition au Bureau du Commerce contre son administration et en faveur de l'établissement d'une chambre élective, engagèrent la métropole à rappeler ce gouverneur, qui fut plutôt sacrifié à la sympathie qu'il semblait porter aux Canadiens qu'à des abus de pouvoir. Murray, repassé à Londres, n'eut besoin que de mettre devant les yeux des ministres le recensement qu'il avait fait faire en 65 de la population du Canada, pour démontrer l'absurdité du projet d'exclure les catholiques du gouvernement, puisque d'après ce recensement il n'y avait que 500 protestans sur 69,275 habitans. 50 Le comité du conseil privé du roi, chargé de conduire l'investigation, fit rapport en 67 que les charges portées contre lui étaient scandaleuses et mal fondées, mais son acquittement ne le fit point revenir en Canada.
L'administration du général Murray n'avait pas été seulement troublée au dedans: elle avait été aussi inquiétée au dehors par une attaque des Indiens occidentaux, qui fut repoussée néanmoins avec assez de facilité. Les Français étaient à peine sortis de l'Amérique que ces peuplades barbares sentirent toute la force de l'observation qu'ils leur avaient faite bien des fois, qu'elles perdraient leur influence politique et leur indépendance du moment qu'une seule nation européenne dominerait dans ce continent. Ponthiac, chef outaouais, brave et expérimenté et ennemi mortel des Anglais qu'il avait poursuivis avec acharnement durant toute la dernière guerre, forma le complot de les chasser des bords des grands lacs, et entraîna dans son projet les Hurons, les Outaouais, les Chippaouais, les Poutouatamis et d'autres tribus que les Anglais avaient négligé de traiter avec la considération que leur montraient les Français, et que cette espèce de mépris avaient choquées. Il s'empara du fort Michilimackinac par surprise, et en massacra la garnison; il marcha ensuite vers Pittsburgh et le Détroit, où il se proposait d'établir le siège de sa domination et former le noeud d'une puissante confédération indienne, qui aurait contenu les blancs au Niagara et aux Apalaches: huit postes anglais tombèrent entre les mains de ce barbare, qui ravagea ensuite les frontières de la Pennsylvanie et de la Virginie, et détruisit un détachement de troupes dans le voisinage de Niagara; mais le projet qu'il avait formé était trop vaste pour ses forces. Ponthiac, après avoir éprouvé plusieurs échecs, fut obligé de faire la paix en 64 avant l'arrivée même des 600 Canadiens que le général Murray envoyait au secours de leurs compatriotes du Détroit. Ce chef sauvage, toujours hostile à l'Angleterre, fut assassiné par un des partisans de cette nation, trois ans après, chez les Hurons, dans un grand conseil où il parlait d'une manière menaçante.
L'administration du gouverneur Murray avait été encore signalée par l'introduction d'une presse en Canada, et la publication d'une feuille périodique en français et en anglais, «la Gazette de Québec» qui existe encore, et qui parut pour la première fois le 21 juin 1764, soutenue par 150 abonnés dont moitié canadiens. Timide à son berceau, ce journal se permettait rarement des observations sur la politique du jour; il se borna, durant bien des années, à recueillir les nouvelles et à noter les principaux événemens. Aussi y chercherait-on en vain un reflet de l'opinion publique à cette époque intéressante.
Et pourtant il se passait alors une loi dans le parlement de la Grande-Bretagne qui entraînait des principes dont la discussion devait armer toute l'Amérique septentrionale. Il s'agissait de taxer les colonies sans leur consentement. La métropole anglaise, prétextant l'augmentation de la dette nationale causée par la dernière guerre, tâchait, en passant l'acte du timbre, de faire admettre ce principe par ses sujets américains. Toutes les anciennes colonies protestèrent; le Canada et la Nouvelle-Ecosse seuls gardèrent le silence ou ne firent qu'une résistance passive.
L'on s'occupait plus alors en Canada de l'arrivée du nouvel évêque, M. Jean Olivier Briand, que de la prétention inconstitutionnelle de la Grande-Bretagne. M. de Pontbriand, son prédécesseur, était mort à Montréal en 1760. Dans le bruit des armes cet événement était passé inaperçu. Le chapitre de Québec élut, en 1763, pour le remplacer, M. Montgolfier, frère du célèbre, inventeur du ballon, et supérieur du séminaire de St.-Sulpice de Montréal. Mais le gouvernement anglais ayant fait des objections à sa nomination, peut-être parce que ses sentimens étaient trop vifs pour la France, il renonça à cette charge par une déclaration qu'il donna à Québec l'année suivante, et indiqua M. Briand, chanoine et grand-vicaire du diocèse, pour remplir le siège épiscopal auquel semblaient l'appeler d'ailleurs ses lumières et ses vertus. Cet ecclésiastique obtint l'agrément de George III en passant à Londres pour aller se faire sacrer évêque à Paris; et de ce moment l'Angleterre sachant apprécier l'influence que doit exercer un clergé fortement organisé sur une population aussi religieuse que l'est celle du pays, chercha pendant long-temps sa plus grande force dans ce même clergé, qu'il entoura d'égards et dont il soudoya aussi quelque temps après libéralement le chef, laissé sans revenus par la conquête.
Toutefois la métropole crut devoir modifier, après ce qui venait de se passer, le système gouvernemental qu'elle avait établi en Canada, de même que d'en changer les principaux fonctionnaires. Le général Carleton y arriva comme lieutenant-gouverneur en 66, avec un nouveau juge en chef et un nouveau procureur-général. Ce dernier emploi avait été confié au fils d'un réfugié français, M. Mazères, qui dut sa nomination à un trait qu'un ami avait raconté de lui au ministre, lord Shelburne, et qui valut à cet avocat célèbre les faveurs du gouvernement le reste de ses jours (Dumont). Le nouveau gouverneur prit les rênes de l'administration des mains du conseiller Irving, qui les tenait depuis le départ du général Murray, quelques semaines auparavant; et l'un des premiers actes de cet administrateur fut de retrancher de son conseil le même Irving et un autre fonctionnaire, favori de son prédécesseur. Il négligea aussi les anciens membres, qui crurent devoir faire des représentations à cet égard, mais envers lesquels il ne fut pas moins dédaigneux dans ses paroles que dans sa conduite. Il leur répondit, qu'il consulterait les conseillers qu'il croirait capables de lui donner les meilleurs avis; qu'il prendrait aussi l'opinion des amis de la vérité, de la franchise, de l'équité, du bon sens, bien qu'ils ne fussent pas du conseil, des hommes enfin qui préféraient le bien du roi et de ses sujets à des affections désordonnées, à des vues de parti et à des intérêts personnels et serviles, etc. Les conseillers auxquels s'adressaient ces insinuations indirectes, mais poignantes, jugèrent à propos de ployer la tête et de laisser passer l'orage en attendant un temps plus favorable pour la relever et faire valoir leurs prétentions, sachant bien que le gouverneur n'est qu'un chef passager, dont le caractère change avec chaque titulaire, tandis que le conseil, avec un peu de prudence, peut, à la longue, maintenir sa position en ayant soin seulement de savoir saluer chaque astre nouveau qui apparaît dans le ciel politique et s'effacer momentanément devant sa volonté trop décidée.
L'arrivée du général Carleton n'apporta pas immédiatement, comme on l'espérait, de remède à la confusion extrême qui régnait, toujours, par suite du régime extraordinaire qu'on laissait toujours subsister.
Cependant, tout faibles qu'ils étaient numériquement, les Canadiens restèrent calmes et fermes devant l'oppression qui s'appesantissait sur eux. On leur avait donné les lois criminelles anglaises, ce palladium de la liberté; mais on les administrait dans une langue qu'ils ne connaissaient pas, et on persistait à leur refuser le droit d'être jurés aussi bien que celui de remplir des charges publiques, sauf quelques rares exceptions. Le peuple en masse continuait de faire une opposition négative, tandis qu'une partie des citoyens les plus notables avait déjà envoyé, avant le départ du général Murray, des représentations à Londres. 51 Au milieu des arrêts de proscription lancés contre les institutions qu'ils tenaient de leurs aveux et qui leur étaient d'autant plus chères qu'ils avaient versé de sang pour les défendre dans la guerre de la conquête, on recommanda aux habitans la modération et la patience. On espérait que dans une cause aussi sainte, ils ne resteraient pas absolument sans amis. En effet, il s'en présenta pour protester avec eux contre l'asservissement auquel on voulait les assujettir. Des Anglais éclairés qui connaissaient l'effet démoralisateur de toute violation des règles de la justice, vinrent généreusement leur offrir leur appui. Leurs plaintes communes, soumises d'abord au Bureau des Plantations, furent ensuite renvoyées aux procureur et solliciteur généraux de l'Angleterre, MM. Yorke et de Grey. Et en attendant, l'ordre fut transmis au gouverneur par le Bureau des Plantations, qui désapprouva l'ordonnance de 64, d'en promulguer une autre pour donner aux Canadiens le droit d'être jurés dans les cas qui y seraient spécifiés, et admissibles au barreau avec certaines restrictions.
Note 51: (retour) Le détail de ces luttes, de ces remontrances, de ces pétitions et contrepétitions peut paraître trop minutieux au commun des lecteurs; mais on doit se rappeler que nos pères combattaient pour nous comme pour eux-mêmes, et que leurs efforts, pour améliorer notre destinée, ne doivent point sortir de notre mémoire.
MM. Yorke et de Grey présentèrent leur rapport dans le mois d'avril 66. Ils reconnurent tous les défauts du système de 64, et attribuèrent les désordres qui en étaient résultés à deux causes principales: 1° A la tentative de conduire l'administration de la justice sans la participation des anciens habitans du pays, non seulement dans des formes nouvelles, mais encore dans une langue qui leur était entièrement inconnue: d'où il arrivait que les parties n'entendaient rien à ce qui était plaidé et jugé, n'ayant ni procureurs, ni avocats, ni jurés canadiens pour conduire leurs causes, ou pour porter la décision, ni juges au fait de la langue française pour déclarer quelle était la loi et prononcer le jugement; ce qui produisait les maux réels de l'oppression, de l'ignorance et de la corruption; ou, ce qui est presque la même chose en matière de gouvernement, le soupçon et la croyance qu'ils existent. 2° À l'alarme causée par l'interprétation donnée à la proclamation de 63, qui pouvait faire croire que l'intention était d'abolir subitement, au moyen des juges et des officiers qu'on avait nommés, toutes les lois et coutumes du pays, et d'agir ainsi en conquérant despotique bien plus qu'en souverain légitime; et cela, non pas tant pour conférer l'avantage des lois anglaises à de nouveaux sujets, et protéger d'une manière plus efficace que par le passé, leur vie, leurs biens et leur liberté, que pour leur imposer sans nécessité des règles nouvelles et arbitraires, qui pourraient tendre à confondre et renverser leurs droits au lieu de les maintenir.
Ils approuvaient aussi, avec de légères modifications, le nouveau système de judicature proposé par les lords-commissaires, sauf sur un seul point dont nous parlerons tout-à-l'heure. Ce système consistait à diviser la province en trois départemens judiciaires, et à établir «une cour de chancellerie, composée du gouverneur et du conseil qui formeraient aussi une cour d'appel, de laquelle on pourrait s'adresser en dernier ressort au roi en conseil; une cour supérieure ou suprême, composée d'un juge en chef et de trois juges puînés, sachant la langue française, et l'un d'eux les lois et coutumes du pays, et qui seraient tenus de conférer, de temps à autre, avec les avocats canadiens les plus recommandables par leur conduite, leurs lumières et leur intégrité.»
Après avoir recommandé de plus de nommer quelques Canadiens magistrats, les rapporteurs voyant que l'on conservait les lois anglaises dans le nouveau plan de judicature, observèrent que c'était «une maxime reconnue du droit public, qu'un peuple conquis conserve ses anciennes lois jusqu'à ce que le vainqueur en ait proclamé de nouvelles. C'est agir, disaient-ils, d'une manière violente et oppressive que de changer soudainement les lois et les usages d'un pays établi: c'est pourquoi, les conquérans sages, après avoir pourvu à la sûreté de leur domination, procèdent lentement et laissent à leurs nouveaux sujets toutes les coutumes qui sont indifférentes de leur nature, et qui, en servant à régir la propriété, sont devenues des règles qui en garantissent l'existence. Il est d'autant plus essentiel que cette politique soit suivie au Canada, que c'est une grande et ancienne colonie, établie depuis très long-temps, et améliorée par des Français.... On ne pourrait, sans une injustice manifeste et sans occasionner la plus grande confusion, y introduire tout-à-coup les lois anglaises relatives à la propriété foncière, avec le mode anglais de transport et d'aliénation, le droit de succession et la manière de faire et d'interpréter les contrats et conventions. Les sujets anglais qui achètent des biens dans cette province, peuvent et doivent se conformer aux lois qui y règlent la propriété foncière, comme ils font en certaines parties du royaume et dans d'autres possessions de la couronne. Les juges anglais envoyés d'ici peuvent, avec l'aide des gens de loi et des Canadiens éclairés, se mettre promptement au fait de ces lois, et juger d'après les coutumes du pays comme on juge d'après la coutume de Normandie les causes de Jersey et Guernesey.» Enfin ils finirent par suggérer de rétablir les lois civiles françaises en autorisant les juges à faire des règles pour la conduite des procédures dans les différens tribunaux.
Malgré les raisons de haute politique et de sage équité qui les avaient motivées, les recommandations de ces deux jurisconsultes éminens restèrent cependant, comme celles du Bureau des Plantations, sans effet pour le moment, par suite peut-être des intrigues des gens intéressés au maintien du nouveau système, et des préjugés d'une grande portion du peuple anglais contre les habitans de cette colonie à cause de leur double qualité de Français et de catholiques. Mais la métropole ne pouvant laisser les choses dans l'état où elles étaient, ordonna l'année suivante (67) au gouverneur et à son conseil de faire une investigation complète de la manière dont la justice était administrée, et d'indiquer les changemens que demandait le bien du pays. L'investigation fort longue qui eut lieu, fit reconnaître les nombreuses défectuosités du nouveau régime et la confusion où il avait jeté les cours, puisque les meilleurs jurisconsultes étaient partagés sur la question de savoir quelles lois étaient légalement existantes. Les recommandations par lesquelles il fallait conclure vinrent renouveler les embarras des investigateurs, tant la tyrannie, qui veut se voiler du manteau de la justice, a d'obstacles à surmonter même lors que sa victime est faible et qu'elle est toute-puissante. L'on revenait toujours à la division de la province en trois districts; mais, après avoir suggéré de donner à chacune de ces divisions un juge avec un assistant canadien pour expliquer la loi, mais sans voix délibérative, et un shérif et un procureur du roi, l'on proposait, pour mettre fin à l'incertitude des lois, quatre modes différens tout en déclarant que l'on était incapable d'indiquer celui qui devait avoir la préférence: 1° Faire un code nouveau et abolir les lois françaises et anglaises. 2° Rétablir purement et simplement les anciennes lois, en y ajoutant les parties du code criminel anglais les plus favorables à la liberté du sujet. Enfin 3° et 4° Etablir les lois anglaises seules avec des exceptions en faveur de quelques-unes des anciennes coutumes du pays. Le gouverneur ne voulut point approuver ce rapport, et en fit un autre plus conforme aux voeux des Canadiens dans lequel il recommanda de conserver les lois criminelles anglaises, et de rétablir toutes les lois civiles qui étaient en vigueur avant la conquête. Le juge en chef Mey et le procureur-général Mazères ne partageant pas entièrement son opinion, firent chacun un rapport à part, dans lesquels ils recommandaient de ne conserver des anciennes lois que celles qui concernaient la tenure, l'aliénation, le douaire, les successions et la distribution des effets des personnes qui mourraient sans avoir fait de testament. Ces divers rapports furent transmis en Angleterre avec tous les papiers qui y étaient relatifs et renvoyés en 70 au comité du conseil d'état, qui, après avoir délibéré sur ces trois documens ainsi que sur un autre rapport que lui avaient fait les lords-commissaires en 69, et les pétitions du Canada contre le système de gouvernement qui y était établi, recommanda de renvoyer toutes ces pièces aux officiers de la couronne, avec injonction de dresser un code civil et criminel adapté aux circonstances du pays, et de profiter de la présence de son gouverneur en Angleterre pour obtenir les renseignemens dont ils pourraient avoir besoin. MM. Marriott, Thurlow et Wedderburn remplissaient alors ces différentes charges, et passaient pour des hommes éminens dans la science du droit. Ils se mirent aussitôt à l'oeuvre difficile dont on les avait chargés. Leurs rapports, qui sont de 72 et 73; différent les uns des autres sur plusieurs points, mais les conclusions générales des deux derniers sont à-peu-près les mêmes. Marriott en adopta qui différaient essentiellement, il dit qu'il pensait que l'établissement d'une assemblée représentative était prématuré chez un peuple illettré malgré le collège des Jésuites; qu'il fallait établir un conseil législatif à la nomination de la couronne, composé exclusivement de protestans, et non de protestans et de catholiques ou Canadiens comme le recommandait le Bureau du Commerce; que le code criminel anglais devait être conservé mais que l'on devait se servir indifféremment des langues française ou anglaise dans lesquelles devraient être promulgués tous les actes publics; que par le 36e article de la capitulation de Montréal, l'Angleterre s'était engagée à respecter la propriété et les lois sous la sauve-garde desquelles elle était placée, et que par conséquent la tenure et toutes les lois qui la concernent devaient être maintenues; que le silence du traité de Versailles n'annulait point, suivant lui, la capitulation de Montréal aux yeux du droit des nations, parce que c'était un pacte national et personnel conclu avec les habitans eux-mêmes en considération de la cessation de toute résistance; et tout en reconnaissant ainsi les titres sur lesquels le Canada s'appuyait, il ajoutait que néanmoins le parlement impérial avait le droit de changer ces lois, sophisme par lequel il détruisait tout ce qu'il venait de dire; que si la coutume de Paris était maintenue, il fallait l'appeler coutume du Canada pour effacer de l'esprit des habitans les idées de vénération qu'ils pourraient conserver pour la France; et que pour cette raison il convenait peut-être d'en changer une partie pour l'assimiler aux lois anglaises, tout devant tendre vers l'anglification et le protestantisme; que s'il fallait admettre le culte ou les formes du culte catholique, on devait en bannir les doctrines; que l'exercice de ce culte ne devait pas avoir plus de privilèges en Canada qu'en Angleterre; que les Canadiens ne devaient pas avoir d'évêque; que le diocèse pouvait être gouverné par un grand-vicaire élu par un chapitre et les curés de paroisses, ou un surintendant ecclésiastique nommé par le roi, et dont le pouvoir se bornerait à l'ordination des prêtres; que toutes les communautés religieuses d'hommes et de femmes devaient être abolies après l'extinction des membres actuels, et leurs biens rendus à la couronne pour être employés au soutien des cultes et à l'éducation de la jeunesse sans distinction de croyances; que les bénéfices ou cures devaient être rendus fixes, et que contre l'opinion du Bureau du Commerce qui s'était prononcé pour l'abolition du chapitre de Québec, opinion qui n'est peut-être pas étrangère à son extinction peu d'années après, quoique, comme on l'a donné pour motif, la disette de prêtres au siège de l'évêque, la difficulté d'en appeler des campagnes pour les assemblées capitulaires, et la pénurie de la caisse épiscopale privée de ses plus grands revenus par la conquête, aient probablement contribué plus que toute autre chose à sa dissolution vers la fin de 73, Marriott pensait qu'il fallait le conserver afin que les canonicats fussent de petites douceurs entre les mains du gouvernement pour récompenser la fidélité des prêtres qui montreraient du zèle pour le roi, les motifs des actions des hommes et leurs liens étant l'intérêt et la richesse, disait-il, et la conséquence, leur dépendance; que les processions ou autres pompes religieuses devaient être défendues dans les rues, les biens du séminaire de St.-Sulpice réunis à à la couronne, et les fêtes abolies excepté celles de Noël et du Vendredi saint; que les dîmes devaient être payées au receveur-général de la province pour être distribuées en proportions égales aux membres du clergé protestant et aux membres du clergé catholique qui se conformeraient aux doctrines de l'Eglise anglicane. C'était le système révoltant de l'Irlande, car la tyrannie s'exerce aussi bien au nom de la religion que de la nécessité. Les lords-commissaires du Bureau du Commerce avaient fait la même suggestion, en y ajoutant que les églises devraient servir alternativement au culte protestant et au culte catholique, chose à laquelle Marriott était opposé, excepté pour les cures des villes à la collation desquelles le général Murray avait déjà reçu ordre dans le temps d'admettre des ministres, et entre autres, M. Montmollin, à Québec, mais ordre que la politique l'avait empêché de mettre à exécution; enfin, que les cimetières devaient être ouverts à tous les chrétiens, catholiques ou non.
Dans ce long rapport, Marriott ne laisse pas échapper une pensée, pas un mot d'adoucissement pour le sort des Canadiens: c'est un long cri de proscription contre leur religion, leurs lois et leurs usages; son hostilité profonde n'est contenue que par certains préceptes de droit et certaines lois de la nécessité qu'il ne peut s'empêcher de reconnaître pour le moment, en attendant toutefois que leur infraction devienne chose possible et dès lors chose justifiable.
Le solliciteur-général, Wedderburne, guidé par des principes d'un ordre plus élevé et plus philosophique, montra aussi plus de modération et plus de justice dans ses suggestions. Il s'étendit sur la forme du gouvernement et sur la religion des habitans, parce que l'une et l'autre devaient, suivant lui, nécessairement exercer une grande influence sur le code de lois civiles et criminelles qui devait être adopté; et tout en déclarant qu'il ne serait pas prudent de donner une constitution élective aux Canadiens, il reconnut qu'ils avaient des droits qu'il fallait respecter, ce qu'on n'avait pas fait encore, et que l'on devait leur donner un gouvernement régulier et équitable. «Le gouvernement établi en Canada après le traité de 1763, dit-il, n'est ni militaire, ni civil; et il est évident qu'il n'a pas été fait pour durer. Il devrait être créé un conseil avec le pouvoir de faire des ordonnances pour le bon gouvernement du pays, mais privé du droit de taxer, droit que le parlement impérial pourrait se réserver à lui-même. Le libre exercice de la religion catholique devrait être permis aussi; mais en abolissant dans le temporel de l'Eglise tout ce qui est incompatible avec la souveraineté du roi et le gouvernement politique du pays, de même que la juridiction ecclésiastique de Rome; il faudrait encore rendre les cures fixes, et en donner la collation au roi; séculariser les ordres monastiques des hommes, et tolérer ceux des femmes; conserver le code civil français et la loi criminelle anglaise avec des modifications; établir un plan de judicature à-peu-près semblable à celui que recommandait le conseil de cette contrée; enfin, sans négliger entièrement les préjugés des Canadiens et ceux des émigrés anglais, quoique la bonne politique imposait l'obligation de montrer plus d'attention aux premiers qu'aux seconds, non seulement parce qu'ils étaient plus nombreux, mais parce qu'il n'était pas de l'intérêt de la Grande-Bretagne que beaucoup de ses habitans allassent Rétablir en Canada, l'on devait reconnaître le droit que les Canadiens avaient de jouir de toutes celles de leurs anciennes lois qui n'étaient pas contraires aux principes du nouveau gouvernement, parce que, ajoutait-il, leurs propriétés leur étant garanties, les lois qui les définissent, les créent et les modifient doivent aussi leur être conservées, autrement leurs propriétés se réduiraient à la simple possession de ce qu'ils pourraient jouir personnellement.
Thurlow, alors procureur-général et qui a été depuis l'un des chanceliers les plus éminens de l'Angleterre, et, malgré les différens reproches qu'on lui fait, l'un de ses ministres de la justice les plus indépendans, avait la réputation d'être en politique plutôt conservateur que libéral, et plutôt hostile que favorable aux libertés des colonies. Il se montra cependant l'ami le plus généreux des Canadiens, qui n'avaient personne dans la métropole pour les défendre. Sans faire de recommandations spéciales, il invoqua en leur faveur des principes plus larges et plus humains qu'aucun autre homme d'état n'avait encore fait. S'appuyant sur cette sage philosophie qui a distingué les écrivains modernes les plus célèbres, cette philosophie qui a combattu le droit de la force et défendu celui de la raison et de la justice, qui a appelé la sympathie des hommes pour les opprimés et la haine des générations pour les oppresseurs, il soutint tout ce qu'il y avait de juste, de politique et d'humain dans les suggestions qui avaient été faites depuis 64, touchant la constitution qu'il convenait de donner aux Canadiens.
Après avoir passé en revue ce qui avait été proposé pour le gouvernement, la religion et les lois de ce peuple, les changemens qu'on avait voulu introduire, et les opinions contraires qui existaient sur tous ces sujets importans, il déclara qu'ignorant de quelle manière le roi avait intention de régler ces grandes questions fondamentales et organiques, il ne pouvait faire aucune recommandation spéciale sur les points sur lesquels on demandait son opinion; mais en même temps qu'il se permettrait d'indiquer les principes qui devaient servir de guide à la métropole en faisant choix d'un code de lois pour cette colonie.
«Les Canadiens paraissent, dit-il, par le droit des gens, avoir celui de jouir de leurs propriétés comme ils en jouissaient lors de la capitulation et du traité de paix, avec tous les attributs et incidens de tenure; et aussi de leur liberté personnelle, toutes choses pour la possession desquelles ils doivent s'attendre à la protection de la couronne.
«Par une conséquence qui semble nécessaire, toutes les lois par lesquelles cette propriété a été créée, définie et doit être protégée, doivent leur être continuées. En introduire d'autres, ce serait, comme le disent très bien MM. Yorke et de Grey, tendre à confondre et renverser les droits au lieu de les maintenir.
«Là où certaines formes de justice civile ont été établies depuis long-temps, les hommes ont eu des occasions fréquentes de sentir eux-mêmes et d'observer chez les autres la puissance coercitive de la loi. La force de ces exemples va encore plus loin, elle laisse une impression sur les opinions courantes des hommes, et les arrête dans leurs actions; et ceux qui n'ont jamais vu d'exemples ou connu les lois d'où ces exemples procèdent, acquièrent encore une sorte de connaissance traditionnelle des effets et des conséquences légales de leurs actes, suffisante et en même temps absolument nécessaire pour les affaires ordinaires de la vie. Il est facile de concevoir d'après cela quel trouble infini l'introduction de mesures de justice nouvelles et inconnues doit occasionner: le doute et l'incertitude dans les transactions, le désappointement et les pertes dans le résultat.
«La même observation s'applique avec encore plus de force aux lois criminelles dans la proportion que l'exemple est plus frappant et que les conséquences sont plus importantes. La consternation générale qui résulte d'une sujétion soudaine à un nouveau système doit durer long-temps malgré le relâchement ou la douceur du code.
«De ces observations je conclus donc que de nouveaux sujets acquis par droit de conquête doivent attendre de la bonté et de la justice de leur conquérant la conservation de toutes leurs anciennes lois; et ils n'ont pas moins, ce semble, raison de l'attendre de sa sagesse. Il est de l'intérêt du conquérant de laisser ses nouveaux sujets dans le plus haut degré de tranquillité privée et de sécurité personnelle comme dans la plus grande persuasion de leur réalité, sans fournir inutilement des causes de plainte, de mécontentement et de manque de respect à la nouvelle souveraineté. Le meilleur moyen aussi de pourvoir à la paix et à l'ordre public, c'est de leur laisser leurs habitudes d'obéissance à leurs lois accoutumées, et non de les forcer à obéir à des lois dont ils n'ont jamais entendu parler; et si le vieux système se trouve être plus parfait que tout ce que l'ingénuité peut espérer d'y substituer, alors la balance l'emporte entièrement en sa faveur.
«L'on doit d'ailleurs se rappeler que le projet du gouvernement et des lois du Canada a été conçu par une cour sage, à une époque paisible et libre de passions particulières ou de préjugés publics. Des principes d'humanité et des vues d'état ont influé sur le choix du plan le plus propre au développement d'une colonie florissante. Ce plan a été amélioré de temps à autre par la sagesse et l'expérience des jours qui ont succédé; on ne l'a pas laissé tomber en décrépitude ou devenir impropre à l'état progressif de la province.» Cet homme d'état terminait en ajoutant que, quoique les observations qui précèdent pussent être considérées comme justes en général, l'on pouvait supposer néanmoins des circonstances qui exigeassent des exceptions et des restrictions; mais les changemens imposés par ces circonstances ne devaient se faire que pour des raisons de nécessité positive et insurmontable, que la véritable sagesse ne peut ni négliger ni passer sous silence; et non pas de cette nécessité idéale que des spéculateurs ingénieux peuvent toujours créer par des suppositions possibles, des inférences incertaines et des argumens forcés; non pas de la nécessité d'assimiler un pays conquis, en fait de lois et de gouvernement, à la métropole ou à de plus anciennes provinces que d'autres accidens ont attachées à l'empire, pour le plaisir de créer une harmonie, une uniformité dans ses différentes parties qu'il est, suivant moi, disait-il, impossible d'atteindre, et qui, d'ailleurs, serait inutile si l'on y réussissait; non pas de la nécessité d'ôter à l'argumentation d'un avocat la faculté d'invoquer les savantes décisions du parlement de Paris, de peur d'entretenir chez les Canadiens le souvenir historique de l'origine de leurs lois; non pas de la nécessité de satisfaire les espérances impossibles de cette poignée de sujets anglais dépourvus de tout principe, qui peuvent aller accidentellement en Canada et s'attendre à y trouver les différentes lois des différens pays d'où ils viennent; non pas, enfin, d'aucune de ces espèces de nécessité que j'ai entendu alléguer pour abolir les lois et le gouvernement de cette colonie. La logique pressante et sarcastique de Thurlow aida puissamment la cause des Canadiens.
Le conseil d'état fut en possession de tous ces rapports en 73. Depuis neuf ans l'Angleterre cherchait partout des motifs propres à justifier aux yeux des nations et de la conscience publique l'abolition des lois et peut-être de la religion d'un peuple auquel elle les avait garanties; et l'on ne hasarde rien de trop en disant que la justice et la générosité de l'éloquent plaidoyer de lord Thurlow auraient été perdues, et que le Canada serait passé sous la domination d'une poignée d'aventuriers, ayant une religion, une langue, des lois et des usages différens de ceux de ses anciens habitans, sans l'attitude hostile des autres colonies anglaises, qui commençaient à faire craindre à la Grande-Bretagne la perte de toute l'Amérique. 52 Cette métropole différa de donner son dernier mot jusqu'en 74, alors que la solution pacifique de ses difficultés avec ces dernières provinces parut plus éloignée que jamais. La révolution qui sauva les libertés américaines, força l'Angleterre à conserver la langue, les institutions et les lois des Canadiens, en un mot à leur rendre justice, afin d'avoir au moins une province pour elle dans le Nouveau-Monde.
Le ministère ne tarda pas à faire connaître ses vues. Mazères, revenu du Canada depuis trois ou quatre ans, et qui résidait alors à Londres, était l'agent ou l'homme de confiance du parti hostile aux Canadiens. Cet homme dont la famille avait tant souffert du fanatisme religieux dans son ancienne patrie, consentait à devenir lui-même l'avocat de leurs proscripteurs dans sa patrie adoptive, et pour cela il marchait dans deux voies que l'histoire n'a pas bien éclaircies. Dans un rapport, adressé au gouvernement de la métropole, sur les lois de la colonie, il en fait une revue assez favorable; et dans ses tête-à-tête avec les agens canadiens, il embrasse également leur cause avec chaleur, selon Du Calvet. Tandis que d'un autre côté, des papiers imprimés sous sa direction et qui forment plusieurs volumes, nous le montrent sinon entièrement hostile à la religion, aux lois et aux institutions de leur pays, du moins le représentent comme peu zélé pour la conservation de ces conditions essentielles à leur bonheur, quoique des personnes instruites pensent, après avoir lu ses volumineux écrits, et surtout le Canadian Freeholder, qu'il cherchait plutôt à amener les fanatiques qu'il servait, par une chaîne de raisonnemens dont ils ne voyaient pas bien la conséquence, mais dont ils ne pourraient ensuite se dégager, à un but souvent opposé à celui qu'ils voulaient atteindre. Si c'était là le motif de sa conduite, il faut avouer qu'il savait déguiser sa pensée avec un grand art; mais il est à craindre que de pareils moyens soient plus utiles à l'oppression et à la mauvaise foi qu'à la justice et à la liberté des hommes. Quoi qu'il en soit, Mazères informa ceux qu'il représentait de la décision probable du gouvernement touchant le Canada. A ces nouvelles et voyant la tournure que prenaient les affaires, et le désir du roi de s'attacher les Canadiens pour la lutte qui se préparait en Amérique, les protestans crurent qu'il était temps de faire des démonstrations plus vigoureuses, et de demander enfin formellement l'accomplissement des promesses de la proclamation de 63 d'octroyer une constitution au Canada dès que les circonstances le permettraient. Ils tinrent diverses assemblées pour pétitionner le roi, à la première desquelles assistèrent une quarantaine de personnes; ils nommèrent deux comités, l'un pour Québec et l'autre pour Montréal, et invitèrent les Canadiens à se joindre à eux, ce que ceux-ci déclinèrent de faire pour de bonnes raisons. En effet, dans tous leurs procédés, les protestans avaient tâché de dissimuler un point capital, la religion. La chambre que le général Murray avait convoquée en 64, n'avait pu s'organiser parce que les membres canadiens avaient refusé de prêter le serment du test. Ils croyaient que si le parlement impérial accordait une chambre représentative, les protestans seuls auraient droit d'y siéger, attendu que l'inéligibilité des catholiques était une des maximes fondamentales de la constitution de l'empire; et dans cette idée la conclusion de leur requête n'exposait rien de leurs prétentions, et pouvait donner le change aux catholiques. Mais ceux-ci, qui connaissaient parfaitement leur pensée secrète, exigèrent, avant toute chose, que le roi fût formellement prié d'admettre sans distinction de religion les protestans et les catholiques dans la nouvelle chambre; sommés ainsi de se prononcer formellement, ils refusèrent d'agréer cette condition, et c'est ce relus qui fut la véritable cause pour laquelle les Canadiens, qui auraient désiré avoir un gouvernement représentatif, ne voulurent pas se joindre aux premiers auteurs de la pétition. Quelques-uns se seraient rendus cependant à leur demande; mais les autres s'y refusèrent absolument, parce qu'ils savaient que le but des pétitionnaires était de soutenir le principe de l'exclusion des catholiques tout en se prévalant de leurs signatures pour obtenir un gouvernement libre, prévision que l'événement justifia, puisque Mazères, parlant en leur nom, s'opposa ensuite à ce qu'il y eut des catholiques dans le conseil législatif établi par l'acte de 74. Après ce refus des Canadiens et avoir inutilement demandé à la fin de 73 à M. Cramahe, lieutenant-gouverneur, la convocation des représentans du peuple, les protestans, réduits à agir seuls, envoyèrent leur pétition à leur agent à Londres, élevé depuis son retour du Canada à l'office de Cursitor, baron de l'échiquier, afin de la présenter au roi. Par cette pétition signée de 148 personnes seulement, dont 3 Canadiens protestans, ils demandèrent en termes généraux la convocation d'une assemblée de telle forme et manière que le roi le jugerait convenable; mais en même temps ils en adressaient une autre au comte de Darmouth, l'un des secrétaires d'état, pour le prier de s'intéresser en leur faveur, et lui exposer que le conseil et le gouverneur passaient des ordonnances contraires aux lois anglaises; que le pays manquait de ministres protestans, et que le séminaire de Québec ouvrait des classes pour l'éducation de la jeunesse, ce qui était d'autant plus alarmant que les professeurs protestans en étaient exclus. Ils écrivirent aussi aux principaux marchands de Londres pour les prier de seconder leur démarche. Ils tenaient tant à leur système d'anglification que, même encore plusieurs années après (1782), le conseiller Finlay suggérait d'établir des écoles anglaises dans les paroisses et de défendre l'usage, du français dans les cours de justice après un certain nombre d'années.
Mazères, sachant que les ministres étaient contre l'octroi d'une assemblée représentative, et en faveur d'un conseil législatif, leur suggéra de le former de 31 membres inamovibles nommés par le gouverneur, de décréter qu'il ne pourrait être assemblé qu'après convocation publique, de donner aux membres le droit d'introduire des bills et de voter comme ils l'entendraient, mais non celui d'imposer des taxes, et enfin de n'y admettre toujours que les protestans. Ces suggestions ne faisaient que justifier les méfiances des Canadiens.
Mais tandis que le parti protestant réclamait ainsi le sceptre du pouvoir pour lui, et l'esclavage pour les catholiques, ceux-ci ne restaient pas inactifs. Ils ne cessaient point par tous les moyens qu'ils avaient à leur disposition, de tâcher de détruire les préjugés du peuple anglais contre eux, préjugés que ses nationaux en Canada cherchaient continuellement à envenimer par leurs écrits et par leurs discours. Ils avaient aussi les yeux sur tout ce qui se passait dans les provinces voisines. Ils ne manquaient pas d'hommes capables de juger sainement de leur situation et de celle des intérêts de la métropole dans ce continent, comme le prouve le mémoire prophétique mentionné dans le discours placé en tête de cet ouvrage, et qui exposait avec une si grande force de logique la nécessité pour l'Angleterre, si elle voulait se maintenir en Canada, d'accorder aux habitans de cette contrée tous les privilèges d'hommes libres, et de favoriser leur religion au lieu de la détruire, même parmi les gens riches, par le moyen sourd, mais infaillible des exclusions; et que ce ne serait pas avoir la liberté d'être catholique que de ne pouvoir l'être sans perdre tout ce qui peut attacher les hommes à la patrie. Ils tinrent des assemblées et signèrent, dans le mois de décembre (1773), une pétition dont voici les principaux passages: «Dans l'année 1764, Votre Majesté daigna faire cesser le gouvernement militaire dans cette colonie pour y introduire le gouvernement civil. Et dès l'époque de ce changement nous commençâmes à nous apercevoir des inconvéniens qui résultaient des lois britanniques, qui nous étaient jusqu'alors inconnues. Nos anciens citoyens, qui avaient réglé sans frais nos difficultés, furent remerciés: cette milice qui se faisait une gloire de porter ce beau nom sous votre empire, fut supprimée. On nous accorda, à la vérité, le droit d'être jurés; mais, en même temps, on nous fit éprouver qu'il y avait des obstacles pour nous à la possession des emplois. On parla d'introduire les lois d'Angleterre, infiniment sages et utiles pour la mère-patrie, mais qui ne pourraient s'allier avec nos coutumes sans renverser nos fortunes et détruire entièrement nos possessions......
«Daignez, illustre et généreux monarque, ajoutaient les Canadiens, dissiper ces craintes en nous accordant nos anciennes lois, privilèges et coutumes, avec les limites du Canada telles qu'elles étaient ci-devant. Daignez répandre également vos bontés sur tous vos sujets sans distinction.... et nous accorder, en commun avec les autres, les droits et privilèges de citoyens anglais; alors.... nous serons toujours prêts à les sacrifier pour la gloire de notre prince et le bien de notre patrie.»
Cette requête qui passa pour l'expression des sentimens de la généralité des Canadiens, ne fut signée cependant que par une très petite partie des seigneurs et de la classe bourgeoise des villes et leurs adhérens, lesquels pouvaient avoir raison d'espérer d'être représentés dans le corps législatif qui serait donné au pays. Il y a lieu de croire aussi que le clergé partagea les sentimens des pétitionnaires, quoique, suivant son usage, s'il fit des représentations, il les fit secrètement. Le peuple ne sortit point de son immobilité, et la croyance que les remontrances qui se firent alors venaient de lui, n'a aucun fondement. Il ne fit aucune démonstration publique; et dans sa méfiance, il présumait avec raison qu'il n'obtiendrait aucune concession de l'Angleterre, puisque le parti whig ou libéral d'alors dans le parlement britannique, auquel il aurait pu s'adresser, était celui-là même qui appelait avec le plus de force la proscription de tout ce qui était français en Canada, exceptant à peine la religion. Il laissa donc faire les seigneurs et leurs amis, qui demandaient du moins tout ce qu'il aurait demandé lui-même, s'ils ne demandaient pas autant, et qui avaient plus de chance de succès, en ce que leur cause devait exciter quelque sympathie parmi les torys anglais, qui possédaient le pouvoir et qui formaient les classes privilégiées de la métropole, dont ils pouvaient être regardés comme l'image dans la colonie.
Leur langage, du reste, empreint d'un profond respect pour le trône, contrastait avec celui de leurs adversaires. Ils ne demandaient point de dépouiller personne de ses droits tout en invoquant le saint nom de la liberté; ils ne demandaient point de proscrire toute une race d'hommes parce que sa croyance religieuse différait de la leur; ils demandaient seulement à jouir en commun avec les autres sujets du roi des droits et privilèges que leur donnait cette qualité. Cette requête fut accompagnée d'un mémoire dans lequel les pétitionnaires réclamaient également le droit de participer aux emplois civils et militaires, droit contre lequel Mazères, parlant au nom du parti anglais, se prononça ensuite fortement. Ils observaient encore que la limite du Canada fixée à la parallèle 45, à 15 lieues seulement de Montréal, resserrait trop le pays de ce côté, et leur enlevait les meilleures terres; que les pays d'en haut, embrassant le Détroit et Michilimackinac, devraient être restitués au Canada jusqu'au Mississipi, pour les besoins de la traite des pelleteries, de même que la côte du Labrador pour ceux de la pêche. Ils ajoutaient que la colonie, par les fléaux et les calamités de la guerre et les fréquens incendies qu'elle avait essuyés, n'était pas encore en état de payer ses dépenses, et conséquemment de former une chambre d'assemblée; qu'un conseil plus nombreux qu'il n'avait été jusque là, composé d'anciens et nouveaux sujets, serait beaucoup plus à propos.... et, enfin, qu'ils espéraient d'autant plus cette grâce que les nouveaux sujets possédaient plus des dix douzièmes des seigneuries et presque toutes les terres en roture.
La déclaration relative à la chambre d'assemblée, a été invoquée depuis pour accuser les signataires canadiens de vues étroites et intéressées. Mais ceux-ci voyant qu'il était impossible d'obtenir une chambre élective où, contrairement à la constitution anglaise, les catholiques pussent être admis, préférèrent sagement assurer la conservation de leur religion et de leurs lois en demandant un simple conseil législatif à la nomination du roi, qu'une chambre populaire dont ils auraient été exclus, et qui aurait été formée d'ennemis déclarés de leur langue et de toutes leurs institutions sociales, d'hommes enfin qui, dans le moment même, voulaient les exclure des emplois publics, et qui auraient sans doute signalé l'existence du régime électif par la proscription de tout ce qu'il y a de plus cher et de plus vénérable parmi les hommes, la religion, les lois et la nationalité.
Les demandes des Canadiens furent accueillies comme elles devaient l'être dans les circonstances où se trouvait l'Angleterre par rapport à l'Amérique, et servirent de base à l'acte de 74, qui ne formait, du reste, qu'une partie d'un plan plus vaste embrassant toutes les colonies anglaises de ce continent, dont la puissance croissante effrayait de plus en plus la métropole, et dont l'attitude depuis la paix, exposée brièvement dans le chapitre suivant, fera connaître les vrais motifs de la politique de l'Angleterre à cette époque concernant le Canada. En même temps pour consoler de son échec le parti de la proscription, Mazères lui écrivait, «qu'il pensait que les habitans de la province seraient plus heureux de là à 7 ou 8 ans sous le gouvernement établi par l'acte de 74, que sous l'influence d'une assemblée où les papistes seraient admis,» paroles qui le font mieux connaître que tout ce que l'on pourrait dire.