Histoire Médicale de l'Armée d'Orient. Volume 1
The Project Gutenberg eBook of Histoire Médicale de l'Armée d'Orient. Volume 1
Title: Histoire Médicale de l'Armée d'Orient. Volume 1
Author: R. Desgenettes
Release date: May 3, 2008 [eBook #25310]
Language: French
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HISTOIRE MÉDICALE
DE L'ARMÉE
D'ORIENT,PAR
le médecin en chef R. DESGENETTES.
Cherchons à tirer des malheurs de la guerre quelque avantage pour le genre humain.
Pringle, Maladies des armées.
À PARIS,
Chez Croullebois, libraire de la Société de médecine, rue des Mathurins, no 398,
Et chez Bossange, Masson, et Besson, rue de Tournon.An X.—M.DCCCII.
HISTOIRE MÉDICALE
DE L'ARMÉE
D'ORIENT.THE FRENCH REVOLUTION RESEARCH COLLECTION
LES ARCHIVES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
MAXWELL Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UK
AU
PREMIER CONSUL
BONAPARTE.TABLE DES MATIÈRES.
PREMIÈRE PARTIE.
RAPPORT adressé au conseil de santé des armées, par le citoyen Desgenettes.
SECONDE PARTIE.
Lettre circulaire du citoyen Desgenettes aux médecins de l'armée d'Orient sur la rédaction de la topographie physique et médicale de l'Égypte.
Notice sur l'ophtalmie régnante, par le citoyen Bruant, médecin ordinaire de l'armée.
Notice sur la topographie de Ménouf, dans le Delta, par le citoyen Carrié, médecin ordinaire de l'armée.
Observations sur les maladies, et en particulier la dysenterie, qui ont régné en fructidor an VI dans l'armée d'Orient, par le citoyen Bruant, médecin ordinaire de l'armée.
Notice sur l'emploi de l'huile dans la peste, par le citoyen Desgenettes.
Extrait des observations du citoyen Cérésole, médecin ordinaire de l'armée, dans un voyage, sur la rive occidentale du Nil, du Kaire à Syouth.
Notes sur les maladies qui ont régné en frimaire an VII, recueillies dans l'hôpital militaire du vieux Kaire, par le citoyen Barbès, médecin ordinaire de l'armée.
Topographie physique et médicale du vieux Kaire, par le citoyen Renati, médecin ordinaire de l'armée.
Essai sur la topographie physique et médicale de Damiette, suivi d'observations sur les maladies qui ont régné dans cette place pendant le premier semestre de l'an VII, par le citoyen Savaresi, médecin ordinaire de l'armée.
Description et traitement de l'ophtalmie d'Égypte, par le citoyen Savaresi, médecin ordinaire de l'armée.
Notice sur la topographie physique et médicale de Ssalehhyéh, par le citoyen Savaresi, médecin ordinaire de l'armée.
Notice sur la topographie physique et médicale de Belbéis, par le citoyen Vautier, médecin ordinaire de l'armée.
Notice sur la topographie physique et médicale de Rosette, par le citoyen L. Frank, médecin ordinaire de l'armée.
Notes pour servir à la topographie physique et médicale d'Alexandrie, par le citoyen Salze, médecin ordinaire de l'armée.
Observations météorologiques communiquées par le citoyen Nouet, membre de l'institut d'Égypte.
Observations sur la pesanteur de l'air, la direction des vents, et l'état du ciel, communiquées par le citoyen Coutelle, membre de la commission des arts.
Tables nécrologiques du Kaire, les années VII, VIII, et IX, publiées par le citoyen Desgenettes.
Procès-verbal d'une réunion des officiers de santé, à Rosette, le 4 thermidor an IX.
ERRATA.
On est invité avant de lire cet ouvrage à faire les corrections suivantes.
PREMIÈRE PARTIE.
Page 75, lig. 17, Au lieu de avec avantage sur des jeunes gens, lisez avec avantage des jeunes gens.
Page 139, lig. 12, Au lieu de officiers en chef, lisez officiers de santé en chef.
Page 170, lig. 4, Au lieu de sevices, lisez services.
Page 174, lig. 23, Au lieu de eoutenant, lisez soutenant.
Page 175, lig. 19, Au lieu de fructidor fructidor, lisez fructidor.
Page 220, lig. 21, Au lieu de 388, lisez 380.
SECONDE PARTIE.
Page 6, lig. 11, Au lieu de allèguent, lisez allègent.
Page 8, lig. 3, Au lieu de esimable, lisez estimable.
Page 17, lig. 4, Au lieu de de Ménoufyéz, lisez du Ménoufyèh.
Page 19, lig. 24, Au lieu de enchnatements, lisez enchantements.
Page 90, lig. 3, Au lieu de révulsif, lisez révulsifs.
Page 105, lig. 1, Au lieu de comprimées, lisez comprimés.
PREMIÈRE PARTIE.
RAPPORT
ADRESSÉ
AU CONSEIL DE SANTÉ DES ARMÉES,Par R. DESGENETTES.
CITOYENS,
Je reçus, le 25 ventôse an VI, ordre du ministre de la guerre de me rendre à Toulon, où je devais recevoir des instructions ultérieures.
Le 12 germinal j'arrivai à Marseille, où je trouvai une commission revêtue par le directoire exécutif de tous les pouvoirs nécessaires pour l'organisation d'une grande expédition.
Cette commission me remit le surlendemain l'arrêté suivant:
Marseille, le 14 germinal an VI.
«Vu l'urgente nécessité de donner aux officiers de santé en chef tous les moyens de se procurer les collaborateurs nécessaires pour assurer dans le plus court délai leurs services respectifs;
«La commission arrête que le citoyen Desgenettes, médecin en chef de l'armée d'Angleterre, est autorisé à requérir les médecins dont il aura besoin dans les lieux où ils pourront se trouver.
«Requérons les autorités civiles et militaires de faire exécuter ponctuellement les dispositions du présent arrêté.
«Signé S. Sucy, Blanquet-du-Chayla, Leroi, et Dommartin.
«Contre-signé par le secrétaire de la commission
Marillier.»J'adressai le 15, de Toulon, à l'inspection générale du service de santé des armées copie de l'arrêté ci-dessus.
Le même jour j'écrivis à l'école de médecine de Montpellier pour la prier de vouloir bien m'envoyer six médecins; et je crus que son choix offrirait au gouvernement une ample garantie de leur capacité: l'expédition, par cela même peut-être que le but en était moins connu, occupait tous les esprits dans le midi de la France, et l'on se disputa dans l'école comme une sorte de récompense l'honneur d'en faire partie. Vous verrez dans la suite de ce rapport que les sujets présentés par l'école se sont constamment montrés dignes de l'adoption de ce corps si justement célèbre.
Le 17, les officiers de santé en chef mirent sous les yeux de l'ordonnateur en chef de l'armée, 1o l'état par aperçu des médicaments, 2o celui des caisses d'instruments de chirurgie et d'appareils, 3o celui des officiers de santé de toutes les professions et de toutes les classes nécessaires pour l'expédition.
Le 21, ils ordonnèrent aux officiers de santé de deuxième et de troisième classe, faisant partie de l'expédition, d'assister (conformément à l'article II du titre IV du règlement du 5 vendémiaire an V) pendant leur séjour à Toulon aux cours de l'hôpital militaire d'instruction.
Le même jour les officiers de santé en chef prirent, de concert avec les conservateurs de la santé publique, le général commandant des armes, et les ingénieurs de la marine, les mesures convenables pour convertir en hôpital le vaisseau de guerre le Causse, faisant partie de la flotte aux ordres du vice-amiral Brueys, et qui terminait sa quarantaine au retour de Corfou.
Je me rendis à Marseille, où je déterminai et pressai, d'après les ordres de la commission, l'équipement des bâtiments destinés à servir d'hôpitaux aux troupes qui devaient s'embarquer dans le port de cette commune.
Je procédai pendant ce temps à l'examen et à la réception de nos médicaments, conjointement avec le citoyen Rassicod, ancien pharmacien en chef des hôpitaux militaires de Corse, homme d'une probité devenue fort rare, et d'une expérience consommée.
Le 3 floréal, l'ordonnateur de la huitième division militaire, faisant fonctions d'ordonnateur en chef de l'armée, demanda les états et la répartition des officiers de santé.
Le 9, j'écrivis à l'inspection que pas un seul des médecins, déjà trop peu nombreux, qu'elle m'avait désignés ne s'était rendu à son poste.
J'éprouvai aussi une autre contrariété; séduit par le zèle mensonger de quelques médecins licenciés des armées, je les avais requis à leur sollicitation réitérée: ils me prouvèrent bientôt, en refusant de s'embarquer sous des prétextes vains, qu'ils n'avaient cherché dans cette réquisition qu'un titre pour obtenir une prolongation de traitement.
D'autres médecins, désignés par l'inspection, sont venus de très loin faire à Toulon un simple acte de comparution, pour obtenir probablement des frais de route.
Cependant cette même inspection, qui n'était sûrement pas dans la confidence de l'expédition, s'opposait au nom du ministre, par des lettres réitérées et très impératives, à toutes les mesures d'organisation des officiers de santé en chef dont elle ignorait la position et les devoirs dans cette circonstance.
Je fus donc forcé de passer outre, et m'adressai de nouveau à l'école de médecine de Montpellier, qui m'envoya de suite six sujets d'élite; car l'enthousiasme n'avait plus de bornes depuis que l'on avait appris que l'expédition était commandée par Bonaparte.
Le 24, jour où l'ordre d'embarquement fut donné, je me rendis à la pointe du jour dans la rade, par ordre du général en chef, avec le général d'artillerie Dommartin, et le chef de division Dumanoir, à bord du convoi venant de Marseille, qui portait la division Reynier, afin de visiter les différents bâtiments, et de faire un rapport sur leur salubrité.
La commission avait arrêté que le service des vaisseaux-hôpitaux, serait fait par la marine, et il était convenu qu'en cas d'urgence les officiers de santé de l'armée de terre y seraient employés comme auxiliaires.
Il y eut beaucoup d'harmonie pendant l'armement entre le comité de salubrité navale du port de Toulon et les officiers de santé en chef de l'armée de terre.
Trois médecins désignés par l'inspection arrivèrent à Toulon, et s'embarquèrent du 24 au 27.
La lettre suivante, qu'écrivirent de Malte à l'inspection les officiers de santé en chef, offre l'histoire de notre traversée (no 34 de ma correspondance.)
Au quartier-général de Cité-Valette, le 30 prairial an VI.
Citoyens,
«Nous sommes partis le 30 floréal au soir de la rade de Toulon, et, après vingt-un jours de navigation, nous sommes arrivés à la hauteur de Malte.
Quelques jours avant notre départ, une division d'environ six mille hommes, partie de Marseille, et commandée par le général Reynier, était venue nous joindre dans la rade de Toulon; mais deux bâtiments-hôpitaux, qui en faisaient partie et qui devaient porter trois médecins, douze chirurgiens, et huit pharmaciens, des chefs, des employés et sous-employés de l'administration, des effets, et la presque totalité des médicaments, n'ont pas suivi, par des retards dont nous ignorons la cause.
Avant d'être à la hauteur du Cap-Corse nous fûmes encore joints par un convoi considérable, portant une division d'environ huit mille hommes, sortie du port de Gênes, et commandée par le général Baraguai-d'Hilliers; deux ambulances bien organisées, et établies sur deux bâtiments de transport, suivaient cette division; chacune avait deux médecins, six chirurgiens, et quatre pharmaciens; elles étaient bien approvisionnées en médicaments et en effets. D'après le compte qui nous a été rendu, la division entière a fourni cent vingt malades seulement, et elle n'a perdu que trois hommes dans la traversée de Gênes à Malte.
Un convoi de douze à quinze cents hommes, parti d'Ajaccio, escorté par une frégate et un brick, est venu nous joindre le 8 prairial; il ne portait que des troupes, des munitions, des vivres, et n'avait pas de malades.
Nous avons trouvé devant Malte la division du général Desaix, partie de Civita-Vecchia; elle avait deux bâtiments-ambulances, avec deux médecins, douze chirurgiens, et huit pharmaciens. Cette division, composée d'environ six mille hommes, n'a guère fourni plus de soixante-dix malades: nous n'avons pas obtenu les détails que nous désirions.
Le 21, nous étions à la hauteur de Malte et à la vue du port.
Le lendemain 22, les troupes descendirent au lever du soleil sur différents points de l'île. D'abord elles n'éprouvèrent presque aucune résistance; mais s'étant avancées jusque sous les glacis de Cité-Valette, le canon des remparts blessa encore douze hommes.
Le 23 au matin, les assiégés demandèrent une suspension d'armes, qui fut conclue pour vingt-quatre heures, et à minuit on signa à bord de l'Orient une convention définitive.
L'armée est entrée en conséquence dans la place le 24, et a pris possession des forts.
Le 25 à midi, l'escadre est venue mouiller dans le port, et l'on a descendu à terre, et transporté nos malades dans le grand et magnifique hôpital de Cité-Valette, monument respectable des antiques institutions de l'ordre, et où nous avons trouvé les chevaliers malades confondus avec les soldats, les matelots, les pauvres habitants de l'île, et des étrangers, tous soignés sans autres préférences que celles qu'exigeait la gravité de leurs maux.
Le mouvement du 29 a donné cent soixante-dix-huit fiévreux, soixante-quinze blessés, et soixante-cinq vénériens; ce qui forme un total de trois cents dix-huit malades pour plus de quarante mille hommes.
Il y a eu dans la traversée, à bord du Causse, trois petites-véroles confluentes, qui se terminent heureusement.
Les maladies prédominantes consistent dans quelques inflammations de poitrine, des fièvres gastriques, des intermittentes, des diarrhées bilieuses, et un petit nombre de dysenteries muqueuses.
Parmi les blessés il y en a peu qui le soient grièvement.
L'ancienne administration de l'hôpital, fort bien organisée, continuera ses fonctions.
Nous laissons à Malte deux médecins, un chirurgien de première classe, un de deuxième, et quatre de troisième. Par un ordre exprès de l'ordonnateur en chef l'ancien pharmacien de l'établissement est conservé, et aura sous ses ordres quatre pharmaciens de l'armée, dont un de deuxième classe, et les autres de troisième.
Le général en chef a ordonné qu'il serait fait dans l'hôpital de Malte des cours d'anatomie, de médecine, et d'accouchements.
En quittant cette île nous prescrivons aux officiers de santé en chef que nous y laissons de correspondre directement et fréquemment avec vous, de vous demander une confirmation ou des mutations, car nous pressentons que nous allons nous éloigner d'eux de manière à ne plus conserver de rapports de service.
Signés les officiers de santé en chef.
P. S. Cette lettre, expédiée double sous l'enveloppe du ministre de la guerre, est envoyée par la frégate la Sensible.»
En laissant à Malte une garnison, on emmena à-peu-près un nombre équivalent de troupes de terre et de mer.
On évaluait, le 1er messidor, jour de notre départ, l'armée de terre à trente mille hommes, et celle de mer à douze mille.
François Ygré, second maître canonnier sur la galiote à bombes l'Hercule, offrit au général en chef, par une lettre du 12 du même mois, ses services dans le traitement de la peste, avec laquelle il se disait très familiarisé. J'ai conservé son nom, parce que, quoiqu'il n'ait point eu de mission spéciale, il a, d'après la voix publique, assisté à Alexandrie, pendant tout notre séjour en Égypte, beaucoup de pestiférés avec assiduité, courage, et même une sorte de désintéressement.
Le 13, l'armée débarqua à la vue d'Alexandrie; le lendemain la place fut emportée.
En mettant pied à terre nos troupes furent extrêmement inquiétées par la piqûre des scorpions, qui sont plus gros que ceux d'Europe; je remis en conséquence et sur sa demande au général de division Berthier, chef de l'état-major-général, l'avis suivant, qui fut inséré dans l'ordre du jour de l'armée du 15 (no 56 de ma correspondance.)
«La piqûre du scorpion dans le pays où nous sommes est peu dangereuse; jamais, quoi qu'on en ait pu dire, l'expérience n'a prouvé qu'elle fût mortelle. Cette piqûre produit tout au plus une douleur assez vive, suivie d'inflammation, d'enflure, et quelquefois d'un léger mouvement de fièvre, qui se termine assez généralement par des sueurs. Au reste, si ces piqûres étaient très douloureuses ou multipliées dans le même individu, on peut les toucher avec l'ammoniac (alcali volatil) ou le nitrate d'argent fondu (pierre infernale) si l'on est à portée de s'en procurer; un moyen plus actif, même violent, mais le plus sûr et le plus à portée de tous, c'est de les brûler avec le fer».
Notre propre expérience a démontré depuis, que cette piqûre abandonnée à elle-même n'était jamais suivie d'accidents sérieux, et que par conséquent on pouvait se dispenser de donner et surtout de suivre l'avis ci-dessus.
Le 18, jour où je quittai Alexandrie pour m'embarquer sur la flottille aux ordres du chef de division Perrée, destinée à remonter le Nil, j'écrivis à l'école de médecine de Montpellier la lettre suivante (no 39 de ma correspondance.)
Au quartier-général d'Alexandrie, le 18 messidor an VI.
Citoyens professeurs,
«Le général Bonaparte m'a chargé de vous remercier de l'empressement avec lequel vous avez fourni des médecins à l'armement des côtes de la Méditerranée.
«J'ai dû attendre pour vous transmettre l'assurance de l'estime et de la reconnaissance du général en chef que le but de l'expédition fût plus déterminé.
«Recevez de nouveau le témoignage de mon respectueux attachement.»
Le général de division Dugua se porta sur Rosette, s'en empara, et protégea l'entrée de la flottille dans le Nil. Les troupes sous les ordres de ce général eurent peu à souffrir: j'organisai du 21 au 24 l'établissement des hôpitaux de cette place.
Le corps d'armée précédé depuis plusieurs jours par l'avant-garde aux ordres du général de division Desaix se mit en mouvement le 18 et le 19 pour se rendre au Kaire; il arriva le 20 à Damenhour après une traversée de quinze lieues d'un désert affreux.
L'armée se remit en marche le 22 au lever du soleil pour aller à Rahmanyéh. À neuf heures et demie on aperçut le Nil; et tout le monde courut avec des cris de joie s'y précipiter pour étancher sa soif.
Le général Berthier a suffisamment fait connaître, dans son histoire de l'expédition, ce que l'armée eut à souffrir dans ces circonstances, soit de la fatigue des marches, soit de celles inséparables de la bataille et du combat naval de Chébreisse, de la bataille des Pyramides, et des actions de tous les jours et de tous les instants avec cette nuée d'Arabes qui voltigeaient autour de l'armée comme des vautours: mais il y eut des faits particuliers relatifs à notre objet.
Quelques hommes se portèrent au dernier désespoir, et d'autres, s'étant abandonnés à des accès de fureur, se trouvèrent subitement saisis d'un affaissement qui les arrêta dans leur marche. L'exemple du général en chef, celui de son état-major, et de tous les chefs bravant les mêmes fatigues et les mêmes privations, soutint la patience de l'armée.
L'excès avec lequel plusieurs hommes avaient bu les incommoda; mais ils furent plus affectés par l'intempérance avec laquelle ils se gorgèrent de pastèques (cucurbita, citrullus, Lin.) qui ont au reste nourri et sauvé l'armée. Les hommes attaqués de ces indigestions étaient saisis d'une sueur surabondante, à la suite de laquelle ils semblaient presque asphyxiés; leur pouls était faible, lent, et presque imperceptible, leur bouche était écumeuse, et leur prodigieux affaissement n'était interrompu que par des tremblements tels que ceux qui se manifestent dans les accès d'épilepsie; souvent il y avait un léger vomissement. Les cordiaux agirent avec succès.
Après la bataille des Pyramides on établit un hôpital à Gizeh dans une portion de la vaste maison de plaisance de Mourad-bey, et on y reçut les blessés, les fiévreux presque tous dysentériques, et les hommes déjà très nombreux attaqués d'inflammation des yeux.
Le général en chef fit son entrée victorieuse au Kaire le 7 thermidor; et on s'occupa de suite avec beaucoup d'activité à former des établissements pour recevoir nos malades dans les plus belles maisons des beys fugitifs.
J'adressai le 25 une circulaire aux médecins de l'armée sur un plan propre à rédiger la topographie physique et médicale de l'Égypte.[1]
Le général en chef avait établi en arrivant dans cette contrée une administration destinée à faire exécuter, autant que les circonstances et les localités pourraient le permettre, les règlements sanitaires adoptés dans plusieurs ports de la Méditerranée. Il avait placé à la tête de cette administration, sous le titre d'ordonnateur des lazarets, le citoyen Blanc, un des anciens conservateurs du lazaret de Marseille, le plus vaste, le plus commode, et le mieux administré de l'Europe. Les sous-chefs furent particulièrement choisis parmi les anciens capitaines du commerce, et les gardes de santé parmi les marins de tout grade, tous habitués à la navigation du levant.
On créa à-peu-près dans le même temps une commission, puis un bureau de santé particulier pour les villes du grand Kaire, du Vieux-Kaire, et de Boulak. Je me fis rendre compte, pendant leur durée, de leurs délibérations par l'un des médecins de l'armée, qui y était attaché, et j'eus souvent occasion de me réunir à eux pour l'exécution de plusieurs mesures utiles qu'ils avaient proposées.
Le conservateur de la santé publique à Alexandrie fit passer au chef de son administration au Kaire trois procès-verbaux, du 27 messidor, 21 et 22 thermidor, desquels il résultait authentiquement:
1o Que le Juif Raphaël, logé maison du rabin Mouza, près du marché au poisson, étant mort assez subitement, on avait trouvé sur son cadavre un large bubon ecchymose à la partie supérieure de l'avant-bras (extrait du procès-verbal du 27 messidor, signé Dussap, chirurgien de la frégate la Léoben, et Mathieu-David, conservateur de la santé publique). Une apostille de l'ordonnateur des lazarets porte que, peu avant notre arrivée, six personnes, savoir, la femme, la belle-sœur, deux fils, une fille, et une domestique de Raphaël, étaient mortes de la peste dans la même maison.
2o Que le 21 thermidor au soir le fils et la fille d'un nommé Campagnini, soupçonnés de peste, étaient, le premier, dans un abattement extrême, la seconde, dans le délire (extrait du procès-verbal du 21, signé Alex. Gisleni, docteur en médecine, et Mathieu-David, conservateur de la santé publique). Une apostille de l'ordonnateur des lazarets apprend que Campagnini était connu dans la ville pour acheter les hardes des pestiférés.
3o Le 22, de midi à midi et demie, le frère et la sœur Campagnini expirèrent. Les assistants déclarèrent que la fille portait constamment les mains dans l'aine droite, où l'on n'a observé qu'une rougeur sans tumeur (extrait du procès-verbal du 22 thermidor, signé Alex. Gisleni, docteur en médecine, et Mathieu-David, conservateur de la santé publique).
Les procès-verbaux mentionnés ci-dessus indiquaient que les précautions d'usage avaient été prises pour la mise en quarantaine des personnes ou des choses qui avaient approché et touché les décédés.
Je fis insérer à l'ordre du jour de l'armée les avis suivants, dont le second est tiré d'un travail destiné pour l'armée d'Italie, par l'inspection et publié par ordre du ministre de la guerre dans l'an IV (no 61 et 67 de ma correspondance).
Au quartier-général du Kaire, le 29 thermidor an VI.
«Depuis le débordement périodique du Nil les nuits sont plus fraîches qu'elles ne l'étaient auparavant: ce changement remarquable de l'état de l'atmosphère exige quelques précautions relatives aux vêtements: il est devenu indispensable d'être bien couvert pendant la nuit. Ceux qui pendant ce temps s'exposent à l'air, en chemise ou peu couverts, éprouvent facilement des dérangements dans la transpiration, qui peuvent produire plusieurs maladies, entre autres des inflammations des yeux, qui sont fort incommodes, fort douloureuses, et même susceptibles d'entraîner la perte de la vue.»
Au quartier général du Kaire, le 12 fructidor an VI.
«Les bains sont un des meilleurs moyens d'entretenir la santé et de préserver des maladies inflammatoires; mais quand ils sont pris inconsidérément ils peuvent devenir la source de beaucoup de maux; ils sont dangereux, et même mortels au moment de la fatigue et de la chaleur; ils sont nuisibles pendant la digestion; ils le sont au lever du soleil, et longtemps après son coucher. Il faut éviter soigneusement de se baigner dans l'eau stagnante, comme celle qui couvre Birket-el-fil pour en citer un exemple. Il est à désirer que les militaires se baignent dans une eau courante, bien exposée à l'air, et point trop profonde; l'heure la plus convenable pour se baigner, est celle qui précède le repas du soir».
Le 15 fructidor, je reçus du citoyen Bruant, l'un des médecins de l'armée envoyés par l'école de Montpellier, une notice sur l'ophtalmie régnante.[2]
Dans les derniers jours complémentaires, le citoyen Carrié, médecin de l'armée, également envoyé par l'école de Montpellier, m'adressa une notice sur la topographie de Ménouf, ville du Delta.[3]
Il entra douze à quinze cents malades dans les hôpitaux, dans l'an VI, et il en mourut environ soixante.
Le citoyen Bruant me remit le 9 vendémiaire an VII des observations sur les maladies, et en particulier la dysenterie régnante en fructidor an VI.[4]
Je fis mettre à l'ordre du jour l'avis suivant (no 87 de ma correspondance).
Au quartier-général du Kaire, le 15 vendémiaire an VII.
«L'armée a déjà été prévenue à une autre époque du danger qu'il y avait à passer les nuits mal couverts. Le matin, le soir, les nuits, sont encore plus froids qu'ils ne l'étaient alors, et peuvent donc produire plus de dérangements dans la santé.
Un grand nombre de personnes ont éprouvé dans la transpiration des variations qui ont occasionné deux ou trois accès de fièvre, qui se terminent généralement par une transpiration abondante, ce qui rétablit l'équilibre interrompu.
Il faut encore avertir l'armée que les brouillards qui s'élèvent maintenant le soir, et se prolongent dans la nuit, et le matin sur les terrains couverts d'eau, et dans les environs, peuvent devenir dangereux, et qu'il faut se soustraire, quand il est possible, à leur action».
Damiette a offert les seconds accidents de fièvres pestilentielles ou contagieuses, accompagnées communément de bubons, souvent de charbons et de pétéchies, et que je nommerai toujours dorénavant l'épidémie.
Je dois au général Vial, qui a le goût, l'habitude, et le talent de l'observation, les faits suivants:
Il arriva à Damiette dès le 19 thermidor an VI, et il ne fut question dans cette place de maladies alarmantes que le 12 vendémiaire an VII.
Une femme du pays, et chrétienne, fut saisie à cette époque d'une fièvre violente, accompagnée d'un bubon; elle guérit sans que sa maladie se communiquât à aucun de ceux qui l'environnaient, et lui avaient donné des soins assidus.
Le même jour, un garde-magasin des vivres fut attaqué d'une grande fièvre, le 15, il fut transporté à l'hôpital militaire; il avait le délire, les yeux enflammés, une grande prostration des forces musculaires, un bubon volumineux dans l'aine droite, les extrémités livides, le scrotum enflammé; les yeux devinrent de plus en plus fixes, et la faiblesse augmenta aussi graduellement: le 18, au matin, le malade mourut.
Dans l'examen du cadavre, on observa que les paupières, les ailes et la pointe du nez, les lèvres et le menton, étaient livides. Les régions lombaires, toute l'étendue des téguments qui recouvrent l'épine dorsale, le scrotum, et le bubon, paraissaient sphacélés. Les recherches ne furent pas portées plus loin.
On dressa procès-verbal de cette visite, par un ordre exprès du général Vial; mais les avis ayant été violemment partagés sur la nature de la maladie, entre des officiers de santé qui, par la distinction de leurs fonctions, et leurs grades, n'auraient pas dû être consultés contradictoirement, le général en chef m'adressa cette pièce le 22 vendémiaire, et je lui fis le lendemain le rapport suivant (no 95 de ma correspondance).
Au quartier-général du Kaire, le 23 vendémiaire an VII.
GÉNÉRAL,
«J'ai lu, conformément à vos ordres, le procès-verbal rédigé à Damiette le 19 du courant, relativement à la maladie et à la mort du citoyen Lintring.
L'opinion du citoyen Savaresi et de M. Patriarcha, que la maladie a été une fièvre pestilentielle ou contagieuse, est appuyée sur des faits recueillis avec sagacité, et exposés avec précision; ainsi il ne peut s'élever aucun doute sur leur assertion.
Il serait très utile que vous ordonnassiez que toutes les fois que des officiers de santé du même grade, seront appelés pour prononcer sur l'existence de la peste, il suffira que l'un d'eux affirme le danger de la contagion, pour qu'il soit pris des précautions en conséquence.»
Salut et respect.
Le général en chef se contenta de rappeler l'exécution de la mesure que je proposais, parce qu'elle était déjà ordonnée par l'administration sanitaire.
Le directeur de la poste militaire de Damiette avait couché avec le garde-magasin, la même nuit où il se plaignit d'être malade; on prit des précautions nécessaires, mais un peu brusques à son égard; ce citoyen, d'un moral calme et d'une constitution forte, ne fut pas même indisposé.
Il entra successivement à l'hôpital militaire plusieurs soldats gravement attaqués de la même maladie, et un très petit nombre guérit. Des recherches exactes ont fait connaître qu'au début de l'épidémie, ces militaires, qui étaient presque tous à la vérité du même corps, la 2e demi-brigade d'infanterie légère, n'étaient ni de la même compagnie, ni de la même caserne ou chambrée.
L'officier-général qui donne ces détails quitta Damiette à la fin de vendémiaire, et il a observé que les grandes chaleurs avaient cessé brusquement, qu'il avait plu abondamment au commencement et quelquefois dans le courant du mois, et qu'enfin la température était devenue très humide.
Si la gravité que m'impose la nature des matières dont j'ai à traiter ne me l'interdisait pas, je pourrais produire ici une lettre extrêmement originale, écrite au général en chef par un Provençal vieilli dans les fonctions de marmiton à bord des vaisseaux, et qui proposait, pour une légère rétribution par tête, de couper, comme avec le tranchant du fer, toutes les dysenteries de l'armée.
Ce fut vers la fin de frimaire que l'épidémie commença à Alexandrie dans l'hôpital de la marine. Le rapport qui le constate est du 24 de ce mois, et on ne peut se dissimuler qu'il y eut au moins de la lenteur dans les déclarations, et par conséquent dans les mesures de précaution et d'isolement, ainsi que l'ordonnateur des lazarets le releva, cependant avec beaucoup de modération.
Je publiai le 30 une notice sur l'emploi de l'huile dans la peste.[5]
Le citoyen Cérésole, médecin de l'armée, que j'avais envoyé dans la haute Égypte, et rappelé depuis à cause de sa mauvaise santé, m'adressa des observations recueillies pendant son séjour dans ce pays.[6]
Les troupes ont joui en général d'une très bonne santé dans le Saïd, quoiqu'elles n'aient pas été exemptes d'ophtalmies et de dysenteries.
Le général Desaix m'a raconté que peu après son arrivée dans le Saïd plusieurs soldats de la vingt-unième demi-brigade d'infanterie légère ayant mangé des graines de ricin en assez grande quantité, ils furent saisis d'un vomissement violent et d'abondantes évacuations par les selles. Cette observation qui s'est représentée depuis, et les premiers avis pour éviter cette indisposition grave furent dus à ce général, passionné pour tous les genres de connaissances comme il l'était pour la gloire, et dont l'âme active voulait se concentrer à la paix dans l'étude des arts utiles et surtout de l'agriculture, occupation si estimable, et qui a fait le délassement de plusieurs grands hommes de guerre comme lui.
Le citoyen Barbès, l'un des médecins de l'armée envoyé par l'école de Montpellier, me remit le 3 nivôse des notes sur les maladies observées en frimaire dans l'hôpital militaire du Vieux-Kaire.[7]
Le 15 nivôse, l'ordonnateur des lazarets, sur l'invitation du général en chef de se concerter avec le médecin en chef de l'armée, écrivit à ce dernier pour lui faire part des accidents arrivés à Alexandrie, et lui demander son avis sur ce qu'il était le plus prudent d'employer, ou du brûlement total des effets des pestiférés, ou de leur lavage et sérénage. Le médecin en chef répondit le même jour que, vu la difficulté d'employer la lessive d'acide muriatique oxygéné, le brûlement était une mesure indispensable, parce qu'elle était la seule qui pût vraiment assurer de la destruction de la matière de la contagion. L'action du lavage ordinaire et du serein peut n'enlever qu'imparfaitement cette matière, et souvent même l'étendre sur une plus grande surface, ou lui faire pénétrer plus profondément certains corps, en particulier les étoffes. En mettant cette opinion sous les yeux du général en chef, il fallut lui observer que cela pouvait entraîner beaucoup de dépense, soit par la perte des fournitures appartenant à l'état, soit pour les indemnités qui seraient infailliblement réclamées par les particuliers. Le général ne fut point arrêté par ces considérations, et il répondit comme le héros du Tasse quand il rejette la rançon d'Altamore: Je suis venu ici pour fixer l'attention, et reporter les intérêts de l'Europe sur le centre de l'ancien Monde, et non pour entasser des richesses. On a depuis cette époque brûlé les effets des pestiférés ou suspects de peste toutes les fois qu'il a été possible d'en disposer. Malheureusement la cupidité, encore plus que la négligence, s'est souvent opposée à l'entière exécution de cette mesure.
Le général Dugua avait pris le commandement de Damiette: extrêmement attentif à tout ce qui peut tenir à la conservation et au bien-être des troupes sous ses ordres, il faisait des visites journalières dans les hôpitaux, et adressait, sur cet objet, de fréquents rapports au général en chef, qui m'ordonna de lui rendre un compte particulier de l'état des hôpitaux de cette place.
Les lettres d'Alexandrie, du 2 nivôse, arrivées au quartier-général de l'armée le 17 du même mois, confirmaient et circonstanciaient le développement de la contagion dans l'hôpital de la marine. Déjà un infirmier et un volontaire avaient donné des soupçons alarmants dans les hôpitaux militaires, et on avait pris le parti de les isoler promptement. Le général Marmont, commandant de la province, déploya, dès le moment de l'invasion, la plus grande et la plus sage activité; il fit établir dans une vaste mosquée un hôpital d'observation, et ouvrir un hôpital spécial pour les pestiférés; il éloigna les troupes de l'intérieur de la place, il publia un règlement, et organisa une surveillance rigoureuse sur la ville, les deux ports, et les hôpitaux.
On comptait, à l'époque indiquée ci-dessus, douze à quinze morts, parmi lesquels cinq officiers de santé attachés aux hôpitaux de la marine.
Les musulmans, les juifs, et les chrétiens qui forment la population d'Alexandrie, ne ressentaient point les atteintes de l'épidémie.
Les maladies régnantes dans les hôpitaux militaires étaient de vieilles diarrhées, des dysenteries, et quelques cas de scorbut.
Je fis le 21 nivôse le rapport suivant au général en chef:
Au quartier-général du Kaire, le 21 nivôse an VII
GÉNÉRAL,
Le citoyen Gabinet, capitaine de bâtiment du commerce, que vous m'avez envoyé ce matin, m'a communiqué la recette suivante pour les ophtalmies:
- Eau commune.................... une pinte de Paris.
- Eau de roses................... tiers de pinte.
- Sulfate de zinc (vitriol blanc). deux pincées.
Verser quelques gouttes de cette eau cinq à six fois le jour dans les yeux.
Cette eau est un bon résolutif, connu et employé».
Salut et respect.
Le général en chef me renvoya le 23 une lettre du général Dugua datée de Damiette du 14, qui annonçait que l'épidémie perdait dans cette place de son activité; la correspondance du citoyen Savaresi confirmait la même chose, avec plus de détails.
Le 25, les officiers de santé en chef de l'armée adressèrent une circulaire aux officiers de santé chargés en chef des divers hôpitaux de l'armée, pour leur notifier les précautions demandées par l'administration sanitaire et ordonnées par le général en chef, pour la réception dans les hôpitaux des malades attaqués ou suspects de fièvres pestilentielles, et leur translation dans les lazarets, ainsi que les peines sévères portées contre les infractions aux lois sanitaires.
Le médecin en chef pendant le même temps faisait faire par les médecins répartis sur tous les points de l'armée de fréquentes visites de salubrité dans tous les établissements militaires, et il en adressait les résultats dans des rapports très circonstanciés au général de division Berthier, chef de l'état-major-général, qui donnait de suite les ordres nécessaires pour l'exécution de toutes les mesures utiles qui lui étaient proposées.
Les lettres du 15 nivôse du citoyen Sotira, médecin chargé du service de l'hôpital militaire de Rosette, arrivées au quartier-général du Kaire le 26, portaient qu'il n'y avait dans son établissement que des dysenteries et des diarrhées. Il se plaignait de manquer de remèdes, entre autres d'ipécacuanha et de simarouba.
Une lettre du citoyen Salze, médecin de l'armée, employé à Alexandrie, écrite de la même date et reçue le même jour que la précédente, annonçait que les ravages de l'épidémie continuaient dans cette place, que les hôpitaux militaires no 1 et 2 étaient contaminés et en quarantaine de rigueur depuis trois jours; que le nombre des morts se portait à plus de trente dans la dernière quinzaine, et que la contagion était même répandue dans le camp. On continuait à prendre des mesures pour l'isolement, et l'on formait un établissement destiné aux convalescents. Les officiers de santé chargés en chef des hôpitaux, dont le zèle se trouvait enchaîné par des ordres peut-être nécessaires dans ces circonstances difficiles, dirigeaient par leurs avis le service du lazaret confié à des officiers de santé des classes inférieures qui se trouvaient retenus en quarantaine rigoureuse près des malades, et qui ont depuis succombé sans donner aucun renseignement sur la marche, l'issue de la maladie, et les tentatives de traitement.
Le citoyen Masclet, chirurgien de première classe, qui avait reçu des témoignages aussi publics qu'honorables de la satisfaction du général en chef pour son dévouement dans le traitement de cette épidémie, mourut également à Alexandrie.
Tandis que les autorités militaires, l'administration et les officiers de santé prenaient tant de précautions, et qu'ils prodiguaient tant de soins pour combattre ce fléau, quelques égoïstes glacés abandonnaient les malheureux; des lâches exaltés semaient publiquement leurs terreurs; et d'autres hommes aussi méprisables et plus criminels que les premiers, trafiquant des effets des morts quand ils ne dépouillaient pas les vivants, allaient propageant partout la contagion. Le général en chef reçut à ce sujet une lettre très détaillée de son aide-de-camp, le citoyen Lavalette, dans laquelle il lui peignait ce tableau déchirant d'une manière qui honore sa sensibilité. (Lettre d'Alexandrie 17 nivôse, arrivée au quartier-général vers la fin du même mois.)
Les lettres du général Dugua et celles du citoyen Savaresi, du 28 nivôse, annonçaient que l'épidémie cessait à Damiette, mais qu'on y perdait beaucoup de militaires de la dysenterie: on réclamait du vin pour les hôpitaux.
Le général Verdier écrivait, en date du 29 nivôse, de Mansshoura, au général en chef, une lettre renvoyée à l'ordonnateur des lazarets, et au médecin en chef, par laquelle il annonçait que la deuxième demi-brigade d'infanterie légère, arrivée de Damiette depuis le 24 du même mois, avait apporté avec elle la maladie régnante à Damiette, et qu'il était déjà mort plusieurs hommes; ce général accompagne ce récit de celui des précautions qu'il a prises pour isoler les malades et le corps entier, ainsi que pour leur procurer des couvertures pour passer les nuits; et il observe avec raison que l'état de nudité de cette demi-brigade influe évidemment sur sa santé. Venue de l'armée de Sambre et Meuse avec le général Bernadotte, elle était peut-être aussi moins susceptible de s'acclimater que les troupes qui avaient fait toutes les campagnes d'Italie.
Pour terminer ce qui concerne cette partie de l'Égypte, je copie encore une note du général Vial.
La population de Damiette a perdu dans l'épidémie, pendant l'hiver et le printemps de l'an 7, environ cinquante musulmans et quinze chrétiens.
À Mansshoura, dont la population n'est pas la moitié de celle de Damiette, il est mort huit, dix et jusqu'à douze habitants par jour.
Farascour perdait moins de monde; cette ville est plus voisine de Damiette que Mansshoura, mais elle avait moins de communications avec elle.
À Samanhout, il n'y a eu qu'un accident connu, et pas un seul en remontant le Nil jusqu'au Kaire.
Le supplément à l'ordre du jour du 5 pluviôse prescrivait, sur la demande de l'ordonnateur des lazarets, les mesures et les précautions à prendre pour la réception et le traitement des malades susceptibles de quarantaine rigoureuse.
Le citoyen Frank, médecin ordinaire de l'armée, adressait au médecin en chef, dans les premiers jours de pluviôse, un rapport sur les maladies régnantes en nivôse, et observées dans l'hôpital militaire dit ferme d'Ibrahim-bey; d'où il résulte que la plus grande partie des malades évacués des hôpitaux du vieux Kaire et de Gizeh étaient attaqués de dysenteries et de diarrhées, maladies généralement inhérentes aux armées, et particulières au climat de l'Égypte. Toutes ces maladies étaient invétérées, et souvent même des rechutes, ce qui les rendait très difficiles à guérir. L'usage du simarouba en poudre, de la rhubarbe à petite dose, du diascordium, du laudanum, et de l'eau-de-vie même en petite quantité, a été utile. Ce praticien a trouvé peu d'avantage à donner la décoction blanche et l'eau de riz, qui lui semblent plus convenables dans le commencement de la maladie, surtout quand elle est accompagnée de fièvre. Il ne s'est pas servi de vomitifs, parce qu'une grande partie des malades en avait déjà pris plusieurs fois sans succès: les vomitifs paraissaient même avoir quelquefois empiré le mal. Le citoyen Frank a relevé deux grands obstacles à la guérison; le premier, c'est que les malades se lèvent fréquemment pour aller aux latrines pendant le froid de la nuit, et sans capotes; le second, c'est qu'ils sont astreints, sans qu'on ait pû le changer, à un régime contraire. L'expérience prouve, selon lui, dans ce pays, qu'il faut dans les dysenteries s'abstenir de la viande et des œufs; qu'il est avantageux de donner du riz simplement cuit à l'eau et un peu de pain: on vante également, d'après des succès, la fève d'Égypte en purée, légèrement acidulée avec le citron, les graines du sumac (rhus coriaria) mêlées avec la semence de coriandre et un peu de sel. Si l'on ne peut rien changer aux aliments des malades, il serait au moins avantageux de leur procurer de la moutarde pour manger avec leur viande, et quelques tasses de café pour remplacer en quelque sorte le vin, et éviter de leur donner de l'eau-de-vie, qui est rarement de bonne qualité. Le citoyen Frank a guéri en nivôse cinq fièvres quotidiennes, par l'usage seul du quinquina, sans avoir recours aux vomitifs et aux potions purgatives; il a aussi guéri quelques fièvres et une pleurésie nerveuses, par les bols camphrés et la décoction de quinquina: il insiste sur les inconvénients et les dangers qui résultent du défaut de couvertures et autres moyens de se garantir des intempéries du froid.
Les citoyens Carrié et Claris, médecins de l'armée, qui, d'après un ordre particulier du général en chef, avaient été désignés pour se rendre à Alexandrie, écrivaient de Rosette le 5 pluviôse une lettre arrivée le 9 du même mois au quartier-général, dans laquelle ils rapportaient que la frayeur et la consternation régnaient à Rosette, depuis que l'on avait appris que la garnison d'Aboukir était en quarantaine: on redoutait que la contagion ne remontât le cours du Nil.
Le général de division Menou prévenait le général en chef, par une lettre du 3 pluviôse, en date de Rosette, de l'usage établi en Égypte, et qu'il regardait comme dangereux de plonger du cuivre et de dissoudre de l'opium dans le café. Le médecin en chef, auquel cette lettre fut renvoyée le 11, fit le même jour un rapport où, sans blâmer la proposition d'interdire aux cafetiers un pareil usage, il détruisait les craintes inspirées par la sollicitude d'ailleurs la plus louable, en faisant apercevoir que les doses de ces substances étaient trop légères pour produire les désordres infiniment graves dont on les accusait.
Une lettre des officiers de santé chargés en chef du service des hôpitaux militaires d'Alexandrie, du 28 nivôse, mais qui ne parvint au quartier-général que le 16 pluviôse, annonçait que les hôpitaux no 1 et 2 continuaient à être infectés et en quarantaine de rigueur.
Un empirique vénitien qui avait séduit par ses jactances des hommes estimables et en crédit, parvint à se faire envoyer du Kaire à Alexandrie pour y traiter spécifiquement l'épidémie. Il se tint soigneusement séquestré, ne rendit aucun service; et on ne pourrait citer rien de plus honteux que sa conduite sans celle de ceux qui s'oublièrent assez pour lui délivrer des certificats pompeux de ses prétendus miracles.
Le 17 pluviôse, le général en chef adressa au médecin en chef le rapport suivant, fait au général de division Kléber, par les citoyens Barbès, médecin ordinaire de l'armée, et Millioz, chirurgien de première classe.
Damiette, le 11 pluviôse an VII.
Citoyen général,
«À l'heure prescrite par votre lettre, en date d'hier, nous avons fait la visite de la 2e demi-brigade d'infanterie légère, assemblée sur la place. Le citoyen Desnoyer, chef de cette demi-brigade, avait eu le soin de faire former sur deux rangs chacun des trois bataillons qui la composent, de manière qu'en les parcourant nous pouvions alternativement fixer et examiner chaque militaire en particulier.
Nous n'ignorions pas que les bruits populaires, ainsi que les préjugés, toute méprisable qu'est leur source commune, prennent de l'empire, surtout lorsque la distance des lieux les favorise; nous redoublions donc d'attention.
Notre principal objet était de juger si cette demi-brigade, dans laquelle l'épidémie, il est vrai, n'a fait que trop de victimes, se trouvait, ainsi qu'on le suppose, non seulement infectée au point qu'il ne fût permis de la mettre en ligne qu'en courant des dangers pour elle-même, mais en outre si elle était susceptible de communiquer aux autres corps la contagion.
Et à cet égard nous avons la satisfaction de vous annoncer, citoyen général, premièrement, que les militaires qui la composent jouissent dans ce moment d'une santé assez vigoureuse pour que, dans le cas où nous serions chargés de faire un semblable examen des autres demi-brigades, nous eussions à être aussi satisfaits de pouvoir adresser un rapport aussi favorable que celui qui la concerne; en second lieu, que, lors même que quelques uns de ces militaires porteraient en eux le germe de la maladie, il ne s'ensuivrait pas moins que toutes les craintes que l'on a voulu exciter sur l'infection imminente des autres corps ne soient nullement fondées, puisque la contagion ne s'est manifestée que dans l'hôpital. Lorsque les malades, dans le principe, étaient foudroyés, ou parvenaient à ce degré où la maladie se complique de malignité, de putridité, c'est alors seulement qu'on a perdu des employés, grand nombre de servants, des officiers de santé; et certes, dans ce dernier cas, la contagion ne peut être révoquée en doute, l'habitude de ces derniers auprès des malades étant un préservatif toutes les fois qu'elle n'est pas portée à une extrême violence. Les militaires de la deuxième demi-brigade principalement, de la soixante-quinzième, de la vingt-cinquième, ainsi que tous les autres individus quelconques, n'ont été successivement frappés que parce qu'ils apportaient des dispositions aux maladies muqueuses, pituiteuses, lymphatiques, n'importe lequel de ces noms on voudra leur donner, dont le développement a été favorisé par le séjour des troupes dans un pays où la saison automnale s'est prolongée, où une température froide et humide a régné complètement durant un espace de temps considérable.
D'un autre côté, nous avons noté scrupuleusement tous les militaires dont la santé ne nous a pas paru bien affermie, soit qu'ils eussent été d'anciens ophtalmiques, dysentériques, ou atteints de l'épidémie: ce nombre ne s'élèvera pas aussi haut qu'on pourrait le penser. Combien il va nous en coûter pour les déterminer à ne pas vous suivre, c'est-à-dire à ne pas encore cette fois partager vos lauriers!
Nous nous sommes concertés, et nous nous concerterons de nouveau avec les officiers de santé attachés à cette demi-brigade, à laquelle ils ont été si utiles dans cette circonstance, entre autres le citoyen Sibilla, qui, ayant été chargé momentanément de l'hôpital de Mansshoura, a dissipé par une conduite éclairée l'effroi, toujours funeste, répandu par l'ignorance, peut-être aussi par l'hypocrisie.
Nous nous résumons, citoyen général, à exposer que, dans le cas où vous vous décideriez à faire entrer cette demi-brigade en campagne, bien loin de lui être préjudiciable, bien loin de devenir funeste à l'armée elle-même, elle fera cesser une maladie dont les causes se trouvent dans le séjour qu'elle a fait dans des lieux où l'humidité était extrême, tandis que les vêtements, les couvertures pendant la nuit, les aliments peu fortifiants dont elle faisait usage, ne la mettaient nullement à l'abri de cette intempérie, de toutes la plus redoutable.
L'histoire des guerres, vous le savez mieux que nous, général, rapporte un grand nombre de circonstances où, pour faire cesser des épidémies qui ravageaient des armées entières, il a fallu s'aviser de leur faire quitter leurs cantonnements, leurs camps, leur faire exécuter des marches fatigantes, souvent même les conduire à l'ennemi. La cessation presque subite de notre maladie épidémique, depuis le départ pour Mansshoura de la deuxième demi-brigade d'infanterie légère, et son retour successif à Damiette, confirment déjà le succès de cette pratique.»
Salut et respect,
Signé Barbès et Millioz.Peu de jours après l'envoi de ce rapport, dont j'approuvai la conclusion, je suivis le quartier-général, qui partit pour la Syrie; et il est bon d'observer, sans s'astreindre à l'ordre des temps, que la deuxième demi-brigade d'infanterie légère n'eut presque pas de malades pendant l'expédition, dont elle essuya toutes les fatigues comme elle partagea la gloire des mémorables combats de Nazareth, de Cana, et de la bataille du mont Thabor.
Avant d'entrer dans l'histoire de l'expédition de Syrie il faut rapprocher un fait qui a de l'analogie avec celui qui vient d'être rapporté. La légion nautique reçut ordre, au commencement de germinal, de se porter d'Aboukir à Rosette. Arrivée dans cette place, elle envoya pendant plusieurs jours de suite dans les hôpitaux dix à douze hommes attaqués de l'épidémie. Ceux qui semaient leurs terreurs à Alexandrie et à Damiette, les semèrent encore à Rosette. Heureusement pour ce corps, devenu une sorte d'objet d'horreur, qu'il reçut l'ordre de se rendre à Damenhour en passant par Alexandrie; il partit par un vent affreux, et fut forcé de tourner le lac Madiéh, parce que le passage par lequel il communique à la mer n'était pas praticable. Ces troupes essuyèrent une pluie abondante et continue, et elles bivouacquèrent dans la fange. Cependant personne ne tomba malade en route. Un seul homme entra à l'hôpital d'Alexandrie trois jours après son arrivée dans cette place. La légion se rendit enfin à Damenhour, où elle a joui d'une parfaite santé. Ces détails m'ont été fournis par l'adjudant-général Martinet, officier distingué par sa bravoure, chéri pour sa cordialité, et enlevé l'an IX par une mort honorable dans une malheureuse journée.
Les forces destinées à l'expédition de Syrie l'an VII, étaient de quinze mille hommes, dont douze mille neuf cents quarante-cinq portant les armes, d'après les rapports faits par le chef de l'état-major-général au gouvernement.
La division Reynier, partie de Ssalehhyéh, était le 16 pluviôse à Catiéh, et arriva devant êl-A'rich le 21.
Les autres divisions la suivirent en faisant les mêmes marches déterminées par les lieux où l'on trouve de l'eau potable.
Le général en chef, accompagné de son état-major, partit du Kaire le 22 du même mois, et vint coucher à Belbéis en passant par êl-Mattaryéb, Berkét-êl-Hadj, êl-Khanqah, êl-Ménayéh et Retéh. La distance du Kaire à Belbéis est de quatorze heures de marche. On côtoie le désert, qui se trouve à la droite; le terrain est ferme et souvent parsemé de cailloux.[8]
Le 23, le général en chef partit de Belbéis, et alla coucher à Qorayn, en passant par le village d'Asouah et le Cheik-êl-Naser. La distance est de sept heures de marche, et la route est en partie sablonneuse. Après avoir traversé jusques à Asouah un pays beau et bien cultivé, on marcha dans le désert jusqu'à Qorayn.
Le 24, il partit de Qorayn pour se rendre à Ssalehhyéh, en passant près d'un santon dans le désert, et d'une tour, à côté de laquelle on trouve de l'eau, ensuite le bois de Ssalehhyéh. Il y a neuf heures de marche; le chemin est très bon jusqu'à la tour, où il est très mouvant; il devient marécageux et difficile après l'inondation. Le désert est moins nu qu'aux environs de Belbéis.[9]
Le 25 au matin, le général en chef continua sa route en se rendant au pont dit Kantara-êl-Kesnéh. Il y a neuf heures de marche. D'abord on traverse le champ de bataille du 24 thermidor an VI; on trouve ensuite des palmiers et de l'eau. La route pendant deux heures et demie est dans un sable mouvant, puis elle est bien tracée jusqu'au pont, où l'on passe l'eau à gué. On voit à la gauche le lac Menzaléh,[10] à la droite un immense désert: un quart de lieue en avant du pont on trouve de l'eau en creusant un peu la terre; au-delà il y a deux citernes.
De ce pont brisé par les Mameloukes jusqu'à Cathiéh il y a treize heures de marche. On passe l'eau trois autres fois; le chemin était très humide et très fangeux aux environs des mares d'eau, qui avaient trois pieds et demi de plus grande profondeur. Il y a un bon chemin depuis la dernière rencontre de l'eau jusques aux palmiers de Bir-êl-Duedar, où on trouve deux citernes; on marche ensuite sur des sables mobiles jusqu'à Cathiéh, lieu remarquable, au milieu des déserts, par un beau bois de dattiers, des puits, et une bonne citerne, dans une enceinte retranchée par nos troupes, et couverte de palissades.
Arrivé à Cathiéh le 26, je ne suivis point, d'après un ordre, le quartier-général, qui était le 27 au soir aux puits dits Bir-êl-Ab. De Cathiéh à cette station il y a huit heures de marche. On trouve des sables mouvants et formant des monticules[11]. Quoique la végétation soit extrêmement faible, on rencontre plus ou moins répandue une espèce de petite oseille qui rafraîchit agréablement la bouche, et servit souvent dans nos marches à calmer le tourment aigu de la soif.
De Bir-êl-Ab, où l'on trouve deux puits d'eau médiocrement bonne et en petite quantité, jusques aux puits de Messoudiat, dont l'eau est abondante et excellente, il y a vingt heures de marche. Le chemin présente d'abord des sables mouvants, puis une plaine ferme, et couverte de coquillages; il devient difficile en approchant le rivage, dont les sables sont très mouvants, ensuite il se raffermit jusqu'à Messoudiat: cette journée offre les plus grandes fatigues.
De Messoudiat à êl-A'rich il y a quatre heures de marche. On s'avance le long du rivage sur un terrain assez ferme jusques à un santon, puis on entre dans les sables en obliquant sur la droite. Le quartier-général était le 29 à êl-A'rich, où se réunirent en même temps les divisions commandées par les généraux Bon et Lasnes, et le parc d'artillerie de l'expédition.
Le général Reynier avait déjà investi et attaqué cette place, et dans la nuit du 26 au 27 il avait emporté le camp des Mamelouks, établi à une demi-lieue d'êl-A'rich sur un plateau couvert par un ravin très escarpé. Le général en chef ayant poursuivi le siège avec vivacité, le 30, il s'engagea une négociation, et la garnison capitula le 2 ventôse.
Pendant mon séjour à Cathiéh je fis brûler quatre ballots d'effets, provenant des hôpitaux de Damiette, et contenant cinquante paillasses, cinquante traversins, et cinquante mauvaises couvertures de laine; et je fis traîner à une certaine distance du fort et enfouir les cadavres de plusieurs chameaux qui répandaient une grande infection. Environ trente malades, qui restèrent à l'ambulance, étaient accablés de fatigue, et presque tous attaqués d'inflammations de poitrine ou de dysenteries.
À êl-A'rich je convins avec le commandant que les blessés et les fiévreux, au nombre de plus de deux cents cinquante resteraient sous la tente, et à l'extérieur du fort jusques à ce que l'on eût complètement enlevé tous les cadavres, et déblayé les fumiers.
Le 4 ventôse, la division Kléber partit pour Kan-Iounes; le quartier-général partit le lendemain. La division s'égara, et souffrit prodigieusement, car elle marcha quarante-huit heures sans trouver de l'eau.
D'êl-A'rich à Kan-Iounes, en suivant la route la plus directe, il y a quinze bonnes heures de marche. On trouve d'abord le Cheikh-Zoé, les colonnes, et ensuite le grand et beau puits de Reffa.
Les divisions Bon et Lasnes, égarées sur les traces de la division Kléber, se réunirent toutes au santon, où elles épuisèrent toute l'eau. On avait bien trouvé quelques citernes sur la route, mais les Arabes les avaient comblées.
Le 6, le quartier-général et l'armée, après une traversée de soixante lieues de désert, arrivèrent à Kan-Iounes. L'aspect de ce premier village de la Palestine nous fut extrêmement agréable. On remarque un beau château, et les jardins offrent une culture précieuse au sortir des sables stériles. C'est le signe de démarcation de l'Afrique. Le climat, la végétation, le gibier, tout annonce l'Asie, et se rapproche de notre Europe.
L'armée partit le 7 de Kan-Iounes pour se rendre à Gaza, qui ouvrit ses portes. Il y a sept heures de marche, et la route est bonne excepté dans deux points, où il fallut traverser des torrents formés par des pluies très abondantes.
Gaza, si célèbre dans l'histoire, est située en partie sur un plateau et en partie en plaine, au centre d'un vaste bassin couvert de forêts de beaux oliviers; son aspect est gracieux et varié, et le château circulaire, flanqué de quatre tours, offre une belle masse qui couronne avantageusement cette ville.
L'armée séjourna à Gaza le 8 et le 9; on y forma divers établissements, et entre autres un hôpital que des évacuations d'êl-A'rich, les pluies, et la fatigue remplirent bientôt de malades.
Les vents d'ouest qui soufflaient alors régulièrement produisaient des ouragans affreux, qui ajoutaient singulièrement aux fatigues des marches et des opérations militaires.
L'armée partit le 10 pour Jaffa. Il y a environ vingt-quatre heures de marche. Le 11, on arriva à Ezdod, et le 12 à Ramléh. La pluie avait rendu les chemins presque impraticables, et il fallut passer à gué beaucoup de ruisseaux.
Ramléh, l'ancienne Arymathie, est une petite ville assez bien bâtie dans un bassin entouré d'oliviers. Nous y trouvâmes deux ou trois monastères de catholiques, et nous formâmes un hôpital dans le plus vaste et le plus commode, qui se trouvait encore trop resserré et mal aéré: cet établissement fut bientôt rempli de malades.
Le 13, l'avant-garde était devant Jaffa; le 14, on en fait la reconnaissance; dans la nuit du 14 au 15 la tranchée est ouverte; on perfectionne les travaux le 15 et le 16. La place est emportée d'assaut le 17, et la garnison passée au fil de l'épée présenta l'une de ces scènes d'horreur que justifient les lois nécessaires et terribles de la guerre.
Le chef de brigade Darmagnac, commandant la trente-deuxième de ligne, remit le 15 au général en chef un rapport du citoyen S. Ours, chirurgien de première classe, attaché à ce corps; en voici le résumé:
Au camp devant Jaffa, le 15 ventôse an VII.
«Hier soir je fus appelé pour voir Roubion, grenadier du second bataillon; je le trouvai sans vie; le tronc et les extrémités supérieures étaient couverts de taches livides; il avait une tumeur molle sous l'aisselle droite.
Ce citoyen était indisposé depuis trois jours; il avait perdu l'appétit, respirait difficilement, éprouvait un sentiment de pesanteur dans les lombes, et de l'élancement dans l'aisselle droite; il avait eu de la fièvre dans la nuit du 13, et s'était couvert de pétéchies une demi-heure avant sa mort.
Il avait fait usage pendant sa maladie d'une boisson acidulée, et mis un cataplasme émollient sur l'engorgement glanduleux qui s'annonçait.
Deux heures après sa mort constatée il fut ouvert: les glandes axillaires étaient engorgées considérablement; l'estomac était farci d'oignons encore verts.
Je viens d'être appelé pour un soldat de la dix-huitième demi-brigade, que j'ai trouvé expirant près de la tente de notre général divisionnaire Bon. À l'existence de la tumeur près, la maladie de ce militaire a présenté les mêmes phénomènes que celle de Roubion.
On m'appelle encore pour un soldat du troisième bataillon attaqué de la même maladie; mais les taches ont paru plutôt.
Je soupçonne des fièvres pestilentielles, en redoutant cependant d'être l'écho d'une terreur qui pourrait être funeste...
Le général en chef auquel vous vous proposez de remettre ce rapport sera facilement et beaucoup mieux éclairé...
En attendant je propose de brûler la baraque qui a été habitée par les décédés, de s'emparer de leurs hardes pour les séquestrer, de tenir à l'écart ceux qui les ont approchés, et d'éloigner nos fiévreux du camp.»
Le citoyen Auriol, médecin de l'armée chargé de l'ambulance établie au village d'Yassour, fit au général en chef, le 18, et d'après ses ordres, un rapport dans lequel il lui exposa le tableau de la maladie tel qu'il est tracé ci-dessus. Il se plaignait de ce que la position des malades, couchés presque en plein air sous le portique d'une mosquée, ne lui permettait pas d'espérer du succès des remèdes toniques, qui, réunis aux antiseptiques, constituaient son traitement; il réclamait un abri, des couvertures, des médicaments, des soins administratifs; enfin il annonçait avec méfiance le développement d'une maladie contagieuse.
Je reçus le même jour au camp de Ramléh l'ordre de me rendre promptement au quartier-général, où j'arrivai le soir même.
Le 19, au matin, l'évacuation de l'ambulance d'Yassour sur l'hôpital sédentaire établi à Jaffa fut ordonnée et exécutée.
Mouvement des fiévreux à l'ambulance d'Yassour, du 16 au 19 ventôse an VII.
| Entrés le 16 | 9 |
| Ibidem le 17 | 22 |
| — | |
| 31 | |
| == | |
| Morts le 16 | 3 |
| Ibidem le 17 | 5 |
| Ibidem du 18 au 19 | 6 |
| — | |
| 14 | |
| == | |
| Nombre des restants | 17 |
| == | |
Le 20, l'hôpital s'organisait mal et très lentement; cependant on sépara très à propos les blessés et les fiévreux en les plaçant dans deux couvents différents. Il se trouva parmi les premiers comme parmi les derniers des hommes attaqués de l'épidémie; les charbons vinrent se joindre aux symptômes déjà énumérés.
Le général Bon proposa au général en chef de nourrir exclusivement sa division et l'armée avec du riz. Je n'approuvai point cette proposition, qui fut rejetée; d'ailleurs je reconnus que le peu de viande que nous avions, et que l'on regardait comme suspecte, était de bonne qualité.
Le même général se trouvait campé avec sa division sur le bord d'un marais: il demanda à changer de position, et en la quittant il brûla ses baraques. Je me rendis le même soir près de lui; et les généraux, les chefs de corps, et plusieurs officiers de différents grades m'ayant environné, je leur parlai de manière à rassurer des hommes qui quoiqu'habitués à braver journellement la mort dans les combats ne l'attendent pas d'ordinaire dans leurs lits avec plus d'indifférence que les autres.
Le 21, le général en chef, suivi de son état-major, vint visiter les hôpitaux. Un moment avant son départ du camp le bruit s'était répandu jusque dans sa tente que plusieurs militaires étaient tombés morts en se promenant sur le quai: le fait est simplement que des infirmiers turcs, chargés de jeter à la mer des hommes morts dans la nuit à l'hôpital, s'étaient contentés de les déposer devant la porte de cet établissement. Le général parcourut les deux hôpitaux, parla à presque tous les militaires, et s'occupa plus d'une heure et demie de tous les détails d'une bonne et prompte organisation; se trouvant dans une chambre étroite et très encombrée, il aida à soulever le cadavre hideux d'un soldat dont les habits en lambeaux étaient souillés par l'ouverture d'un bubon abcédé. Après avoir essayé sans affectation de reconduire le général en chef vers la porte, je lui fis entendre qu'un plus long séjour devenait beaucoup plus qu'inutile. Cette conduite n'a pas empêché que l'on ait souvent murmuré dans l'armée sur ce que je ne m'étais pas opposé plus formellement à la visite si prolongée du général en chef: ceux-là le connaissent bien peu qui croient qu'il est des moyens faciles pour changer ses résolutions ou l'intimider par quelques dangers.
Je reçus le même jour une lettre du citoyen Boussenard, chirurgien de première classe, chargé du service de la division Reynier et de l'hôpital de Ramléh, qui m'annonçait qu'il venait de paraître dans la division, et plus particulièrement dans la neuvième demi-brigade de ligne, une maladie, dont les symptômes étaient une grande douleur de tête, lassitude extrême, sécrétions éteintes, la langue enduite d'un limon jaunâtre, envie de vomir, une tumeur dans les aines ou sous les aisselles, souvent le délire. Cet officier de santé ajoutait qu'il donnait d'abord des vomitifs, qu'il entretenait ensuite la liberté du ventre avec la décoction de tamarins, qu'il donnait du café et du quinquina mêlés ensemble, du camphre à haute dose; il se plaignait d'être mal secondé, et finissait par me demander quelques avis.
Comme les accidents se multipliaient devant Jaffa, et enlevaient les malades du cinquième au sixième jour, et souvent plus rapidement, je ne pus méconnaître le danger de notre position. Cependant, comme j'espérais beaucoup du progrès de la belle saison dans laquelle nous entrions, de la diversion des marches, des meilleurs campements, de l'abondance et de la qualité des vivres, et que je n'étais pas du tout convaincu de la communication très facile de la maladie, sur laquelle on se livrait à toutes les exagérations de la frayeur, je pris un parti. Sachant combien le prestige des dénominations influe souvent vicieusement sur les têtes humaines, je me refusai à jamais prononcer le mot de peste. Je crus devoir dans cette circonstance traiter l'armée entière comme un malade qu'il est presque toujours inutile et souvent fort dangereux d'éclairer sur sa maladie quand elle est très critique. Je communiquai cette détermination au chef de l'état-major-général, qui, indépendamment de l'attachement particulier dont il m'honorait, me sembla devoir être par sa place le dépositaire des motifs politiques qui dirigeaient ma conduite.
Presque immédiatement après la prise de Jaffa, Mustapha Hadji de Constantinople, envoyé pour prendre soin des blessés de la garnison, fut arrêté à la hauteur du port. Le général en chef, occupé au moment où on lui présenta ce Turc, me l'envoya; je partageai ma tente avec lui. Le soir du même jour le général nous fit appeler ensemble: il questionna Mustapha sur ce qui se passait à Acre d'où il venait, sur les maladies qui pouvaient y régner, et sur leurs causes. Ce Turc donna des renseignements très vagues sur le premier objet, et déraisonna si ridiculement et si longuement sur le reste que le général, qui s'endormait, reporta la conversation sur Constantinople, et obtint des réponses curieuses et satisfaisantes. Lorsque l'on battit la générale le 24 à la pointe du jour pour lever le camp, j'allai prendre les ordres du général en chef, et lui demandai ce qu'il voulait que je fisse de Mustapha; il me permit de le recommander à l'adjudant-général Grezieux, commandant de Jaffa, pour qu'il fût traité dans cette place avec égards jusqu'à son échange. Mustapha montra de la reconnaissance pour la générosité des Français à son égard; il offrit de pratiquer dans les hôpitaux des pestiférés des opérations réputées et en effet dangereuses; et, quoique repoussé même violemment par un opérateur chrétien dont il sera parlé ailleurs, il se présenta à plusieurs reprises. Ce malheureux, après avoir vu mourir de la peste le commandant, son protecteur, subsista jusqu'à notre retour, au commencement de prairial, du métier de barbier; ses instruments et ses emplâtres, dont il était très satisfait, appartenaient, pour les classer dans l'histoire de l'art, tout au plus à la fin du seizième siècle. On pourra procurer aux Turcs, et il est très probable qu'ils ont déjà des instruments plus perfectionnés; mais quand sauront-ils ce qu'il faut pour ne s'en servir jamais qu'utilement?
De Jaffa à Acre il y a vingt-trois à vingt-quatre lieues, et environ trente heures de marche.
Le quartier-général était le 24 au soir au Miski; le 25, à la tour de Zéta; le 26, près le village d'Haniéh; le 27, sur le bord du Keïsson; le 28, nous bivouaquâmes sur la hauteur de Decouéh, en face d'Acre.
D'abord de Jaffa au Miski il y a sept heures de marche: le pays est cultivé; on trouve un marais difficile à passer; la Houja présente un gué, mais peu profond; les forêts qui sont sur la route sont formées de chênes tortueux (quercus ilex).
Du Miski à la tour de Zéta il y a six heures de marche; le chemin est bon pendant une lieue et demie: arrivé à la plaine, on trouve un terrain difficile et fangeux, ensuite le village de Cacoun, bâti sur une hauteur qui domine une vaste plaine, bornée à l'est par les montagnes de Naplouse.
De Zéta au village d'Haniéh, près duquel l'armée campa, il y a plus de quatre heures de marche; les chemins sont très mauvais jusqu'à une fontaine; la plaine cesse, on entre dans un pays montagneux couvert de bois, et que l'on regarde comme faisant partie de la chaîne du mont Carmel: les chemins sont difficiles, cependant praticables.
D'Haniéh à la rivière de Keïsson, en face du village d'Arthye, il y a plus de cinq heures de marche: on quitte les bois; au bout de deux heures on découvre le mont Thabor, la vaste plaine d'Esdrelon; enfin, après avoir traversé quelques vallées qui offrent peu de difficultés, on arrive au bord du Keïsson; la chaîne du mont Carmel, qui borde ce petit fleuve, est presque taillée à pic; le chemin est très resserré, et offre des passages difficiles dans l'hiver et dans les temps pluvieux.
D'Arthye à Découéh il y a six bonnes heures de marche. L'armée passa le Keïsson à gué dans l'endroit où les montagnes de droite s'écartent pour dessiner avec le Carmel l'immense bassin d'Acre. Ce passage fut pénible, la rivière avait deux pieds et demi à trois pieds de profondeur; on côtoya le plus possible les hauteurs pour éviter les mauvais chemins: le temps était très humide et très brumeux, et l'on sait combien cet état de l'atmosphère énerve les forces; enfin on parvint à traverser les marais qui entourent les moulins de Cherdan.
De Découéh à Acre il n'y a plus que deux heures de marche, et le chemin est assez bon jusqu'à un marais formé par la rivière d'Acre, dont l'embouchure est à environ quinze cents toises de la place: c'est là qu'on jeta un pont pour le passage de l'armée, et que l'on plaça l'hôpital ambulant dans les étables de Djezzâr pacha, seules constructions dont on pût disposer pour ce service.
Le 29, on reconnut la place, et le 30 on ouvrit la tranchée.
Quelques hommes du parc d'artillerie étant tombés malades en route et sous mes yeux, je reconnus la maladie observée à Jaffa, et je fis mettre à l'ordre du jour l'avis suivant (no 190 de ma correspondance):
Au quartier-général devant Acre, le 30 ventôse an VII.
«L'armée est prévenue qu'il est avantageux pour sa santé de se laver fréquemment les pieds et les mains ainsi que la face avec de l'eau fraîche, et préférable de les laver avec de l'eau tiède, dans laquelle on met quelques gouttes de vinaigre ou d'eau-de-vie.
Il faut éviter quand on a chaud de boire une trop grande quantité d'eau, et il est très prudent d'avoir toujours l'attention de se rincer la bouche auparavant, et de tremper ses mains dans l'eau.
L'armée doit rejeter avec soupçon les vêtements et le linge des Turcs, parce que ceux qui les ont portés sont mal-propres, et souvent malades sans prendre aucun soin raisonné de leur santé.
Les fièvres malignes, qui se développent, et qui effraient beaucoup trop, demandent que l'on rétablisse la transpiration arrêtée; on le fait par les ablutions ou lavages tièdes indiqués ci-dessus, par l'administration d'un vomitif, surtout quand il y a, comme presque toujours, disposition à vomir, et en soutenant tout de suite la moiteur et les forces par une boisson, composée d'une décoction de café et de quinquina, aromatisée avec le citron. Il faut mettre sur les bubons des cataplasmes émollients: il ne faut pas tenter de les résoudre, c'est la crise de la maladie. Quand ces tumeurs sont à maturité on doit les ouvrir avec le bistouri. Pour les charbons, il faut les brûler en les circonscrivant avec la pierre infernale ou avec un fer chaud.»
Le 3 germinal, j'adressai au chef de l'état-major-général la note suivante (no 191 de ma correspondance).
Au quartier-général devant Acre, le 3 germinal an VII
«Général, il est utile pour maintenir la santé de l'armée de faire soigneusement enfouir les débris d'animaux qui sont, malgré vos ordres, à la proximité du camp; il est également utile de faire journellement couvrir de terre les fosses d'aisances, et de les renouveler souvent.»
J'allais monter à cheval le même jour pour me rendre à Cheif-Amrs, et déterminer s'il serait possible d'y établir un hôpital, lorsque je reçus une lettre, écrite de Gaza le 24 ventôse par le citoyen Bruant, auquel j'avais permis de réunir à ses fonctions celles d'agent national, qui pouvaient le mettre à portée de procurer à son établissement tout ce qui lui serait nécessaire.
Cette lettre m'annonçait l'envoi du rapport suivant; elle contenait en outre une note étendue pour servir de développement au rapport. Ces pièces étaient suivies du mouvement de l'hôpital de Gaza du 19 au 24 ventôse.
RAPPORT adressé au chef de bataillon du génie Touzard, commandant des province et ville de Gaza, par les officiers de santé en chef de l'hôpital militaire de la place.
Gaza, le 21 ventôse an VII.
Vous nous avez invité, citoyen commandant, à prendre des informations sur la mortalité qui afflige les habitants de la contrée. Les recherches que nous avons faites à ce sujet nous ont fourni les résultats suivants:
Depuis la retraite des Mamelouks de l'Égypte et leur séjour à Gaza il a régné dans cette ville une maladie épidémique, qui a enlevé un grand nombre d'individus; plusieurs Mamelouks en ont été les victimes, et les ravages qu'elle a faits parmi le peuple n'ont fait qu'augmenter jusqu'à ce jour.
On l'attribue généralement dans le pays aux exhalaisons pernicieuses qui se sont élevées pendant l'été des cadavres en putréfaction des animaux de toute espèce, dont la mortalité a été assez considérable à cette époque pour nous faire croire qu'une maladie épizootique a précédé l'épidémie.
Les circonstances sous lesquelles elle se présente sont à-peu-près celles-ci:
Elle attaque principalement les enfants et les femmes.
L'invasion s'annonce par un léger frisson, suivi de chaleur et d'abattement extrême; le malade tombe bientôt après dans un état de stupeur et d'anéantissement presque total; le troisième jour il se déclare des bubons, dont le siège est le plus ordinairement dans les parotides; à-peu-près dans le même temps la peau se couvre de pétéchies.
Cet état est le même durant tout le cours de la maladie; lorsque sa terminaison est funeste, elle a lieu depuis le troisième jusqu'au huitième jour de la maladie: passé ce terme on conçoit les plus grandes espérances pour le salut du malade.
Le nombre des personnes qui meurent journellement de cette maladie se monte depuis cinq jusqu'à dix, et même douze; peu de quartiers de la ville en sont exempts; les Arabes des lieux voisins en éprouvent eux-mêmes les atteintes: le village situé au-dessous du fort paraît néanmoins souffrir le plus de ses ravages.
Ces faits, et tous ceux que nous avons pu recueillir à leur appui, ne nous permettent pas de douter de l'existence d'une maladie contagieuse vraiment maligne et pestilentielle.
Jusqu'ici elle ne s'est manifestée sur aucun des malades que nous avons reçus dans notre hôpital, à l'exception d'un seul, qui en offre maintenant de légers soupçons, et que nous avons fait isoler sur-le-champ. Nous attribuons ce phénomène à la circonstance singulière dont nous avons fait mention dans l'histoire de cette maladie, qui, comme on l'a vu, attaque presque exclusivement les femmes et les enfants.
Mais comme cette circonstance n'est qu'accidentelle, et qu'elle peut changer d'un moment à l'autre, nous ne croyons pas qu'elle puisse s'opposer à ce qu'on prenne les précautions générales usitées dans les cas semblables.
Ces précautions nous paraissent devoir consister:
1o À surveiller exactement le commerce que la garnison est obligée d'entretenir avec les habitants, et à ne permettre, autant que possible, les communications qu'avec les lieux les moins soupçonnés de la contagion.
2o À entretenir la plus grande propreté dans les casernes et autres lieux où logent les troupes, et à faire enlever avec soin les cadavres et autres substances putréfiées qui se trouvent dans la ville et au dehors.
3o À empêcher que les troupes et les convois qui viennent du dehors communiquent avec la garnison et la ville.
4o Enfin à mettre dans le plus bref délai à la disposition des officiers de santé un local dont ils puissent se servir suivant l'exigence des cas.
Nous espérons, citoyen commandant, que les renseignements que nous allons continuer de prendre nous mettront à même de nous assurer de ce qu'on pourrait retrancher ou ajouter aux articles ci-dessus mentionnés.
Signés J. B. Bruant, et Dewevre.
NOTE additionnelle au rapport du 21, adressée au médecin en chef.
Gaza, le 24 ventôse an VII.
Comme on avait répandu l'alarme, il a fallu faire un rapport mesuré, et aussi rassurant que possible, en indiquant pourtant soigneusement les moyens préservatifs.
Tous les faits que j'ai pu recueillir jusqu'à présent paraissent prouver l'existence d'une maladie pestilentielle. L'avis des hommes sensés de ce pays est que nous avons positivement la peste, et je ne suis plus éloigné de partager leur opinion; ils ajoutent que ce fléau n'avait pas paru dans leur contrée depuis quarante ans. Les bubons, il est vrai, ne paraissent guère qu'aux parotides; mais c'est parce que les malades sont presque tous en bas âge: circonstance, qui, bien que remarquable, ne change rien à la maladie. D'ailleurs deux militaires viennent d'entrer dans l'hôpital avec une prostration des forces plus absolue que dans les affections du caractère le plus malin, dépravation ou absence totale des forces intellectuelles, pétéchies, et bubons dans les aines.
Le malade, dont il est question dans le rapport, est un pharmacien de troisième classe; il est au sixième jour de sa maladie, et donne peu d'espoir de guérison; il a conservé l'usage de sa tête; les bubons ont paru dans les deux aines le troisième jour de l'invasion: je ne lui ai pas découvert de pétéchies; le quatrième jour il a eu des faiblesses fréquentes, les traits de la figure se sont altérés, son état a été de plus en plus critique.
Le premier jour de l'invasion, je donnai au malade un vomitif en lavage, je le mis à l'usage des sudorifiques pour tâcher de porter à la peau; ce moyen n'ayant pas réussi, je me suis borné à tenir les émonctoires libres, et surtout à soutenir les forces en employant des fortifiants énergiques; c'est dans ces vues que j'ai fait successivement appliquer les vésicatoires aux jambes, puis aux bras; mais sans beaucoup de succès.
Je vous envoie le mouvement de l'hôpital depuis sa formation jusqu'à ce jour.
Les maladies régnantes ont été jusqu'ici de nature catarrhale; plusieurs n'ont été attaqués que d'un rhume simple, d'autres, de pneumonie catarrhale. Les boissons chaudes, adoucissantes, les vésicatoires sur la partie, et les expectorants un peu forts vers la fin de la maladie ont été les remèdes le plus généralement employés. J'ai perdu quelques malades attaqués de dysenteries anciennes, et que les fatigues d'une longue route, et l'humidité, avaient réduits à la dernière extrémité: les signes les plus certains de la mort chez ces malades étaient le hoquet, la noirceur et la sécheresse de la langue, et un sentiment de resserrement au creux de l'estomac: dans cet état le camphre mêlé dans toutes leurs boissons était le seul remède qui leur procurât du soulagement. Deux malades sont morts de fièvres bilieuses putrides: parmi ceux qui sont morts ou blessés il s'est présenté un troisième cas de cette espèce; le malade a été attaqué deux jours avant de mourir d'une érysipèle qui occupait presque toute l'étendue des cuisses.
Le nombre des fiévreux ne va pas au-delà de trente.
Nous sommes à la veille de manquer de médicaments essentiels; nous n'avons plus de cantharides.
J'aurai le plus grand soin de vous instruire de tout ce qui pourra survenir d'intéressant dans mon service.
Signé J. B. Bruant.
Mouvement de l'hôpital militaire de Gaza du 19 au 24 ventôse an VII.
| Entrés | 170 |
| Sortis | 70 |
| Morts | 12 |
| —— | |
| Nombre des restants | 88 |
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Cheif-Amrs est un beau village, sur une hauteur bien exposée, entourée et couverte de végétation, avec de bonnes eaux, au sud-est et à trois lieues de distance d'Acre. Nous y trouvâmes un vaste palais, bâti par le cheikh Daher, et réunissant à la hardiesse et la grandiose qui caractérisent l'architecture arabe la solidité d'une forteresse. C'est cet édifice, capable de recevoir six cents malades, que nous choisîmes pour y établir notre hôpital, sur lequel on évacua journellement l'ambulance d'Acre.
De retour de Cheif-Amrs je continuai le service de l'ambulance devant Acre, où je visitais les malades deux fois par jour.
Le 6, je reçus une lettre du 3, écrite de Jaffa par le citoyen S.-Ours, requis pour le service médical de cette place. Voici l'extrait de cette lettre:
Le citoyen Auriol vient de tomber malade.
Le relevé des cahiers de visite du 19 ventôse au 1er germinal donne pour résultats:
| Malades existants le 19 ventôse au soir | 80 |
| Entrés du 19 ventôse au 1er germinal | 266 |
| Sortis du 19 ventôse au 1er germinal | 128 |
| Morts du 19 ventôse au 1er germinal | 87 |
| —— | |
| Restants le 1er germinal au matin | 132 |
| ==== |
Il est entré dans les premiers jours plus de deux cents malades. Les cinq derniers jours nous en avons reçu environ cent, compris l'évacuation de Ramléh.
Sur les trois cent quarante-six malades que nous avons eu à traiter, deux cents ont été attaqués de fièvre avec engorgement des glandes jugulaires, parotides, et surtout des axillaires et des inguinales, et souvent des anthrax aux régions scapulaires, pectorales, et lombaires.
Les excitants, les acides, et les corroborants de toute espèce, joints à un régime analeptique, prescrit d'une manière convenable à l'état fébrile, et à celui des premières voies, peuvent seuls donner d'heureux résultats.
Les acides minéraux manquent, et nous ne pouvons prescrire le camphre qu'avec parcimonie: nous n'avons plus de quinquina en poudre, quoique ce soit sous cette forme qu'il soit le plus avantageux de l'administrer; nous avons beaucoup insisté sur la décoction de café.
Nous avons renoncé à l'application du feu dans les bubons, et nous préférons les incisions.
L'épidémie régnante nous a paru curable aux trois quarts: l'art en sauverait davantage si nous réunissions plus de soins administratifs, chirurgicaux, et pharmaceutiques.
Nous venons de perdre un chirurgien, et un pharmacien; deux autres pharmaciens sont attaqués de l'épidémie.
J'ai proposé et fait approuver par les autorités de la place la formation d'un troisième hôpital, consacré aux fiévreux exempts de l'épidémie, et qui sont presque tous affectés de diarrhées et de dysenteries.
Les habitants de Jaffa ont fort peu de malades.
Je reçus le 12 une nouvelle lettre du citoyen S.-Ours, datée de Jaffa le 9.
Elle m'apprenait d'abord la mort du citoyen Auriol, et me donnait l'histoire de la maladie de ce jeune médecin, pour lequel j'avais de l'amitié, et dont le caractère ardent, les dispositions cultivées, et les talents bien dirigés auraient pu former un homme très utile à la société.
Sa maladie, qui avait débuté par des nausées, ne fut caractérisée que le troisième jour par l'apparition d'un bubon sous l'aisselle droite; le quatrième jour la fièvre augmenta vers le soir, et il parut des pétéchies; le cinquième jour au matin adynamie totale, propagation des taches: maître de sa raison, Auriol pronostiqua avec sang-froid l'heure de sa mort, qui arriva effectivement à onze heures du matin.
Le traitement ordonné par le malade lui-même avait consisté dans l'usage abondant des sudorifiques, des acides végétaux, et du quinquina.
Les deux pharmaciens dont il est parlé dans la lettre du 3 sont morts.
Quatre blessés, attaqués de l'épidémie, viennent d'être évacués sur l'hôpital des fiévreux.
Deux infirmiers-majors des blessés ont eu la maladie, mais si bénigne qu'à peine ont-ils été alités. Un servant français est mort, et un autre est guéri. Sur vingt servants du pays deux seuls jusqu'ici ont été malades; l'un est mort dans trois jours, et l'autre guérit.
Le troisième hôpital n'est point encore établi.
De cent vingt-huit malades existants à la visite du 9 au matin, plus de soixante sont entièrement hors de danger; ils ont un appétit extrême, et ils rentreraient dans l'armée active, sans la plaie de leurs bubons qui exige un pansement suivi.
On a trouvé à Jaffa un homme du pays qui nous rend beaucoup de services, par cela seul qu'il ne redoute pas la maladie; c'est un chrétien très exercé dans ce genre, et qui est aussi fataliste que les musulmans; il fait les opérations ordonnées et les pansements nécessaires sous la direction particulière de l'un de nos chirurgiens employé à l'hôpital, du service duquel est chargé en chef le citoyen Assalini, chirurgien de première classe, distingué dans l'armée.
Je reçus également le 12 germinal une lettre du citoyen Bruant, datée du 1er; elle contenait les faits suivants:
«L'épidémie attaque toujours les enfants de la contrée; mais la mortalité diminue chaque jour.
«Nos malades graves arrivent généralement des différents points de l'armée; il est rare que ceux même de la garnison entrent à l'hôpital avant le troisième jour; et ils meurent le quatrième, le cinquième, ou le sixième jour après l'invasion; la plupart des malades à qui on a pu administrer l'émétique en lavage le premier ou le second jour ont été sauvés: les uns n'ont été attaqués que légèrement de la maladie; chez d'autres elle a poursuivi son cours ordinaire; mais dans la nuit du 7 au 8 il survenait un changement notable, sans évacuation sensible; la maladie prenait alors les signes les plus caractéristiques de la putridité; la plaie des vésicatoires se couvrait même parfois d'escarres gangréneux; c'est ce qui est arrivé au pharmacien dont il est parlé dans la note du 21 ventôse, et qui, contre tout espoir, avance rapidement vers la guérison. Les remèdes employés dans cet état de la maladie sont le quinquina, le camphre pendant quelques jours, et la limonade végétale, parce que nous manquons d'acide sulfurique.
«Il y a dans ce moment quelques dysenteries anciennes, qui résistent à tous les remèdes: il est vrai que la plupart datent de quatre à cinq mois, et qu'il nous manque un grand nombre d'objets nécessaires pour leur traitement.»
«Par P. S. Nous avons pris les plus grandes précautions pour empêcher que l'épidémie ne fît des ravages parmi les autres malades; tous ceux qui en sont atteints sont parfaitement isolés. Deux exemples malheureux ont justifié cette conduite: un infirmier-major et un servant viennent d'en être attaqués».
Mouvement général de l'hôpital militaire de Gaza pendant le mois de ventôse an VII.
| Entrés du 19 au 30 | 191 |
| Sortis | 98 |
| Morts | 17 |
| —— | |
| Restants le 1er germinal au matin | 76 |
| ==== |
C'est la dernière lettre que j'ai reçue du citoyen Bruant, qui succomba, ainsi que presque tous les officiers de santé employés à Gaza assez peu de temps après. Au reste, quoique l'époque précise de sa mort ne me soit pas connue, j'ai appris quelques unes des particularités qui l'ont accompagnée. Ce jeune médecin d'une grande instruction, toute dirigée vers la pratique, était extrêmement zélé pour son service; malgré le peu de confiance que sa physionomie adolescente devait inspirer d'abord aux militaires, il en était chéri et considéré à cause de l'assiduité de ses soins, et de ses succès. Distingué parmi les officiers de santé de son âge et ceux d'un âge supérieur, il était écouté de tous avec plaisir. Dans l'hôpital de Gaza il avait surtout contracté des liaisons intimes avec le citoyen Dewevre, chirurgien attaché à la commission des arts, depuis employé dans les hôpitaux de l'armée, et chargé en chef du service de cet établissement. Formés, l'un à Montpellier, l'autre à Paris, le mode d'enseignement, la direction des études, les opinions diverses accréditées dans ces écoles célèbres étaient pour eux l'objet d'agréables et d'utiles entretiens; car ils étaient encore à cette époque heureuse de la vie où la passion de s'instruire n'allume dans les esprits qu'une noble émulation sans dégrader le cœur par les bassesses de la jalousie. Bruant, que la nature de son service exposait le plus, tomba malade le premier: deux jours de suite il se traîna dans ses salles appuyé sur Dewevre; l'accablement le fixa le troisième jour sur son lit, et l'esprit encore assez libre il annonça sa fin prochaine: Dewevre apprécie la justesse du pronostic; il est frappé de stupeur, se couche près de son ami, et ne lui survit que trois jours... Excellents jeunes gens, puisse l'hommage que ma plume rend à votre mémoire offrir quelques consolations à vos proches et à vos amis! ou, si l'importance et la célébrité des événements auxquels cet écrit est lié peuvent le soustraire à l'oubli de la postérité, puisse-t-elle s'occuper de vos noms avec attendrissement!
J'adressai au chef de l'état-major-général les notes suivantes, dont la seconde fut mise à l'ordre du jour (no 199 et 201 de ma correspondance):
Au quartier-général devant Acre, le 14 germinal an VII.
«Général, je vous prie de vouloir bien adresser de nouveau aux généraux-commandants des différentes armes, aux chefs d'états-majors divisionnaires, aux commandants des places et des corps, et aux chefs d'administrations, copie de mon avis, inséré dans l'ordre du jour du 30 ventôse dernier; je crois que cette mesure est très utile d'après les questions que l'on m'adresse de tous côtés sur le traitement de la maladie dominante.»
Au quartier-général devant Acre, le 15 germinal an VII.
«Il y a plusieurs militaires qui ont des vers de différentes espèces.
«Ceux qui en ont reconnu l'existence doivent s'empresser de les détruire, parce que c'est d'abord un mal dans les hommes d'ailleurs sains, et ensuite une complication désavantageuse dans la plupart des maladies.
«Les hommes de l'art soupçonnent la présence des vers par la dilatation de la pupille, un picotement particulier vers le nombril ou la région de l'estomac, des points douloureux et vagues dans les parties latérales et internes de la poitrine; mais ce qui est une preuve convaincante pour tous les hommes c'est la sortie des vers eux-mêmes.
«On peut se servir avec succès du remède suivant, qu'il est facile de se procurer dans notre position:
«Prenez quatre fortes cuillerées d'huile, et autant de suc de citron, buvez cette potion à jeun deux ou trois jours de suite.»
Le même jour je reçus une lettre du citoyen S.-Ours, datée de Jaffa le 12.
Cette lettre m'annonçait que le service de l'hôpital des fiévreux allait très mal.
Il n'y avait plus à la pharmacie de quoi faire des vésicatoires et des sinapismes; le quinquina, la rhubarbe, les acides, jusqu'au vinaigre même manquaient.
Sur les cent trente malades que m'a donnés la visite de ce matin, cent dix sont atteints de la maladie régnante, et le reste de dysenteries, auxquelles se joignent souvent des affections de poitrine.
La diathèse inflammatoire semble prendre de la prépondérance, et le régime corroborant paraît moins convenir qu'en ventôse.
Les infirmiers-majors français sont réduits à un; les servants français et turcs meurent journellement.
L'épidémie fait des progrès parmi les habitants.
Un quatrième pharmacien en est atteint depuis avant-hier.
Mouvement de l'hôpital militaire de Jaffa du 1er au 12 germinal an VII.
| Malades restants le 1er au matin | 149 |
| Entrés du 1er au 12 | 86 |
| Sortis | 50 |
| Morts | 55 |
| —— | |
| Restants le 12 au matin | 130 |
| ==== |
Je reçus le 18 une nouvelle lettre du citoyen S.-Ours, datée de Jaffa le 15; elle portait:
1o Qu'un bataillon de la quatre-vingt-cinquième demi-brigade d'infanterie de ligne, arrivé dans la place, avait envoyé plusieurs hommes à l'hôpital;
2o Que l'interprète et deux servants turcs de l'hôpital des fiévreux venaient de tomber malades;
3o Que le pharmacien mentionné dans la lettre du 12 était mourant dans l'hôpital des blessés;
4o Que l'adjudant-général Grezieux était mort;
5o Que l'épidémie continuait de faire de grands ravages parmi les habitants.
Un détachement du corps des dromadaires étant parti le même jour pour l'Égypte, je profitai de cette circonstance pour écrire a Jaffa, à Gaza, et au Kaire.
1o En accusant au citoyen S.-Ours la réception de ses lettres, j'ajoutais, après plusieurs instructions sur des détails de service qu'il est inutile de rapporter: «J'ai fait saigner avec avantage tout au commencement de la maladie, quand l'inflammation est bien violente, et le sujet robuste; la pléthore gastrique ne m'a point arrêté, et j'ai renvoyé le vomitif au lendemain.»
2o J'adressai au citoyen Bruant l'ordre de se rendre au quartier-général... Triste effet de l'éloignement; on s'occupe souvent avec sollicitude de ceux qui n'existent plus!
3o J'envoyais au citoyen Emeric, médecin de l'armée, et mon suppléant en Égypte, diverses instructions en réponse aux comptes qu'il m'adressait, et dont je renvoie le résumé à la fin de l'expédition de Syrie, pour ne pas interrompre la suite de ma narration.
Le citoyen Vallat, chirurgien de la dix-huitième demi-brigade d'infanterie de bataille, requis pour le service médical, m'annonçait que l'hôpital de Cheif-Amrs était dépourvu de médicaments, et de toute espèce de fourniture. La mortalité avait été de trois jusqu'à six hommes par jour; le 18, il y avait soixante-douze à quinze malades, presque tous donnant beaucoup d'espérance de guérison.
Le 21, l'ordre fut donné d'évacuer complètement l'hôpital de Cheif-Amrs sur l'ambulance d'Acre, et d'évacuer journellement ce dernier établissement sur Haïffa, et le couvent du mont Carmel, à quatre grandes heures de distance, en côtoyant presque toujours la mer, et en passant un gué assez difficile.
Je reçus le 24 une lettre du citoyen S.-Ours, datée de Jaffa du 21; en voici l'extrait:
«On manque toujours de vésicatoires et de sinapismes.
«Cependant les vésicatoires ont fait des merveilles, appliqués le deuxième, le troisième, et même le quatrième jour, comme excitants et dérivatifs; ils empêchent ou terminent ces léthargies funestes, ces métastases cérébrales, dont les deux tiers des malades sont atteints dès les premiers jours.
«Encouragé par votre exemple et vos succès, j'ai fait saigner avec avantage des jeunes gens pléthoriques sanguins; jusqu'ici je n'avais osé faire pratiquer que des scarifications légères.
«J'administre aussi avec plus de sécurité les vomitifs.
«Soixante de mes malades sont bien guéris, et dans un dépôt de convalescents.
«Pareil nombre est en très bon état à l'hôpital; mais avec plus de secours on aurait plus de succès... Le commandant de la place et le commissaire des guerres m'assistent de tout leur pouvoir... L'administration crie sans cesse qu'elle est sans argent, et se refuse à faire des avances... cependant la journée ne lui revient pas à cinq sous par malades...»
Cette lettre est terminée par des témoignages réitérés de la confiance de celui qui me l'écrivait, et l'explosion vive d'une âme sensible, déchirée par les contrariétés de l'insouciance et de la cupidité.
Mouvement de l'hôpital militaire de Jaffa du 12 au 21 germinal an VII.
| Malades restants le 12 au matin | 130 |
| Entrés du 12 au 21 | 67 |
| Sortis | 51 |
| Morts | 55 |
| —— | |
| Restants le 21 au matin | 91 |
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Je répondis le 25 au citoyen S.-Ours, et je finissais en lui disant que, manquant comme lui de cantharides, j'avais substitué quelques gouttes d'eau bouillante versées de haut: en effet ce moyen m'avait réussi sur un grand nombre de malades, notamment sur le citoyen Boussenard, dont il est parlé ci-dessus page 50, et plus récemment encore au premier moment de l'invasion sur un garde-magasin, et un officier d'artillerie, qui se promenaient librement au bout de deux jours. Ces faits observés au milieu d'un camp étaient devenus très publics, et cette pratique a été répétée avec succès.
Au reste il est probable que le citoyen S.-Ours ne reçut point ma lettre; il était mort ou mourant quand elle arriva à Jaffa.
Les regrets les plus vifs éclatèrent universellement dans les rangs de la trente-deuxième demi-brigade quand on apprit la mort de cet officier de santé, et les braves qui composent ce corps, frappés depuis dans les combats, l'appelèrent encore longtemps pour étancher le sang dont ils couvrirent une terre barbare.
Le même jour le général en chef ordonna qu'il serait fait une évacuation partielle de nos hôpitaux sur Damiette, et que l'on profiterait du retour des djermes qui avaient apporté des munitions de guerre à Jaffa et à Tentoura.
J'écrivis la lettre suivante au chef de l'état-major-général (no 206 de ma correspondance).
Au camp devant Acre, le 25 germinal an VII.
«Général, il est reçu que lorsque les officiers de santé en chef des hôpitaux jugent nécessaire d'accorder aux militaires une exemption de service pour quelques jours, cela est porté en marge du billet de sortie et exécuté. Aujourd'hui cette mesure, qui peut être de la plus grande utilité, est contrariée par plusieurs officiers. Je vous prie de prendre sur cet objet une détermination, et de la faire connaître par l'ordre du jour.»
Je remis encore au chef de l'état-major-général la note suivante (no 208 de ma correspondance).
Au camp devant Acre, le 29 germinal an VII.
«Général, il est de la plus grande utilité pour la conservation de la santé de l'armée de faire changer l'emplacement des camps du quartier-général et des divisions Reynier et Lasnes.»
Le même jour j'eus l'honneur de demander par écrit au général en chef la formation d'une commission sanitaire, pour avertir indirectement l'armée entière des précautions qu'il convenait de prendre (no 209 de ma correspondance).
Le lendemain 30, j'en informai l'ordonnateur des lazarets en Égypte, afin que connaissant notre position il put prendre à notre retour les mesures qu'il jugerait convenables (no 210 de ma correspondance).
J'écrivis également au citoyen Emeric (no 211 de ma correspondance), et je lui traçai l'esquisse suivante de notre épidémie, toujours désignée sous le nom de fièvres contagieuses.
Ier degré; fièvre légère, sans délire, bubons; presque tous les malades guérissent facilement et promptement.
IIe degré; fièvre, délire, et des bubons; le délire s'apaise vers le cinquième jour, et se termine ainsi que la fièvre vers le septième; plusieurs guérissent.
IIIe degré; fièvre, délire considérable, bubons, charbons, ou pétéchies séparément ou réunis; rémission ou mort du troisième au cinquième ou sixième jour; très peu de guérisons.
Le général en chef me remit le 1er floréal une lettre qui lui était adressée par le capitaine du corps du génie Michaux, commandant de Cathiéh, en date du 13 germinal: voici ce qui pouvait m'intéresser:
«Une maladie dangereuse s'est déclarée dans le fort le 10 de ce mois; les symptômes sont un mal de tête, des bubons dans les aines, ou sous les aisselles, et le délire.
«L'hôpital était sans malades le 8.
«Deux infirmiers, un ouvrier d'artillerie, un sapeur, et un volontaire, tombèrent successivement malades du 8 au 10.
«L'ouvrier mourut le 10, et le sapeur le 11.
«Ces deux évènements subits me déterminèrent à faire sur-le-champ mettre la mosquée de la redoute en état de recevoir nos malades, qui y furent transférés le 11, suivis des employés nécessaires.
«J'ai établi une garde extérieure, et je communique avec l'hôpital avec les plus grandes précautions.
«Le 12, les deux infirmiers sont morts.
«Aujourd'hui 13, il est mort un volontaire de la dix-huitième demi-brigade, et un sapeur, entrés tous les deux la veille.
«Il reste cinq malades; savoir, trois sapeurs, un sergent, et un fusilier de la trente-deuxième demi-brigade.
«Nous n'avons qu'un chirurgien de troisième classe, et un infirmier pour soigner nos malades: on a demandé des secours à Damiette.»
Je remis au chef de l'état-major-général la note suivante (no 212 de ma correspondance).
Au camp devant Acre, le 3 floréal an VII.
«Général, il serait avantageux pour la salubrité d'ordonner qu'on mette le feu aux fumiers qui sont aux environs du quartier-général, et du parc d'artillerie, ainsi qu'on l'a fait ces jours passés près des autres camps.»
Le lendemain je fus visiter l'hôpital du mont Carmel, dont la belle position est indiquée dans l'estimable voyage de Volney. Cet établissement de fiévreux, sous la direction du citoyen Vallat, était dans un état satisfaisant; il y avait le 4 à peu près cent cinquante malades, dont près de cent convalescents, auxquels il ne restait que la plaie résultant de l'ouverture de leurs bubons.
Le 6, il n'y avait plus de chirurgien attaché à cet établissement, ce qui retarda la guérison de plusieurs malades.
Je mis sous les yeux du général en chef, le 7, une note, suivie des mouvements de l'ambulance devant Acre, d'où il résultait une diminution sensible dans le nombre des morts, qui, sur trente entrant par jour, avait été souvent de six à neuf, et n'était plus guère que de trois (no 216 de ma correspondance).
J'eus l'honneur de lui communiquer, le 8, les mouvements des hôpitaux du Kaire pendant la première décade de germinal, en ajoutant par observation, qu'une fièvre violente avec pétéchies, qui avait excité des alarmes, était calmée, et qu'une fièvre gastrique ou putride vermineuse, qui avait attaqué les élèves de l'école nationale, avait été traitée avec succès, et était complètement disparue (no 217 de ma correspondance).
Les citoyens Pugnet et Renati, médecins de l'armée, s'étant rendus au quartier-général, j'envoyai le premier au mont Carmel, et je chargeai le second de l'ambulance devant Acre; mais sa santé ne lui ayant pas permis au bout de trois jours d'en continuer le service, je le repris, quoique je fusse appelé de toutes parts et à toutes les heures du jour et de la nuit.
J'écrivis, le 13, au Kaire au citoyen Emeric pour ordonner des dispositions de service en Égypte, et je terminai ainsi ma lettre: «L'épidémie sur laquelle je vous ai donné des détails dans ma lettre du 30 germinal est très mitigée, malgré les fatigues de la campagne, et l'inconstance du climat (no 222 de ma correspondance).»
Le 15, il y eut de nouveaux ordres pour évacuer partiellement l'ambulance d'Acre sur Haïffa, Tentoura, et ensuite par mer sur Damiette.
Le 18, au matin, ordre d'évacuer sur-le-champ l'ambulance entière sur Haïffa.
Le même jour plaintes vives portées par les citoyens Pugnet et Vallat sur le manque absolu de médicaments et de pharmaciens au mont Carmel; les remontrances que je fais à cette occasion sont suivies de promesses qui restent sans aucun effet.
De nouveaux ordres du 22 pressent l'évacuation des malades et des blessés; on met à la disposition de l'ambulance des prolonges d'artillerie; l'ordonnateur en chef demande des états de situation pour diriger ses évacuations, et je lui adresse la note suivante (no 225 de ma correspondance).
Au quartier-général devant Acre, le 22 floréal an VII.
«Citoyen, je vous envoie, conformément à votre lettre d'aujourd'hui, le résultat de ma visite à l'ambulance centrale.
Vous trouverez ci-joint un état qui constate que de trente-huit fiévreux, huit sont hors d'état d'être transférés, six ont indispensablement besoin de voitures, et vingt-quatre de montures pour être évacués.
Les malades sont prévenus et disposés à faire ce qu'exigent les circonstances.»
Je crains que la multiplicité des affaires ne fasse oublier un moment celle qui m'occupe tout entier, et je remets aux mains propres de l'ordonnateur en chef la lettre suivante (no 227 de ma correspondance).
Au quartier-général devant Acre, le 27 floréal an VII.
«Citoyen, je vous prie de me faire connaître à quelle époque vous avez fixé l'évacuation des fiévreux de l'établissement du mont Carmel, pour que je puisse faire les dispositions qui me concernent.»
Une lettre du citoyen Pugnet du 22, écrite cependant par duplicata, ne m'arriva que le 27: ce médecin me prévenait que l'hôpital, complètement encombré, recevait journellement des mourants; que le citoyen Vallat, l'économe, et tous les infirmiers français étaient attaqués de l'épidémie, et qu'il n'y avait même plus de papier pour faire les visites; enfin il m'envoyait le mouvement suivant, le seul qu'il eut été possible de relever d'après les billets d'entrée et de sortie.
Mouvement de l'hôpital militaire du mont Carmel du 21 germinal au 6 floréal an VII.
| Malades évacués sur l'établissement le 21 germinal | 152 |
| Entrés du 21 germinal au 6 floréal | 269 |
| Sortis | 137 |
| Morts | 54 |
| —— | |
| Restants le 6 au soir | 230 |
| ==== |
État des blessés et fiévreux qui sont dans les hôpitaux de Haïffa et du mont Carmel le 27 floréal à dix heures du soir.
| 550 blessés; savoir | 100 peuvent marcher. |
| 300 peuvent aller sur des montures. | |
| 150 sur des brancards ou prolonges. | |
| 222 fiévreux | 150 peuvent marcher. |
| 72 peuvent aller sur des montures. | |
| —— | |
| Total 772 | |
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Signé l'adjudant-général
Leturq.
Le 29, je reçus du citoyen Pugnet une lettre du même jour, par laquelle il me peignait sa situation difficile des couleurs les plus vives, en protestant d'un zèle dont il a donné en effet des preuves éclatantes.
Je répondis à ce médecin le 30 au matin qu'un adjudant-général venait d'être spécialement chargé de faire évacuer les hôpitaux, et qu'il eût à faire lui-même, à la réception de ma lettre, les dispositions les plus actives pour suivre le corps de l'armée, qui devait passer sous le mont Carmel dans la nuit du 1er au 2 prairial pour se diriger vers Jaffa.
Avant de quitter Acre, il me reste peu à ajouter à ce qui a été exposé ci-dessus sur la marche ou l'issue de l'épidémie, soit que j'aie parlé d'après mes propres observations, ou plus souvent encore confondu les miennes avec celles des autres, en les analysant, pour n'offrir que ce qu'elles avaient d'utile.
Cependant il est à remarquer:
1o Que l'ambulance d'Acre, quoique désavantageusement placée près d'un marais, et recevant tous les blessés de la tranchée, fut encore moins encombrée que les autres établissements;
2o Que les malades y arrivaient plus directement et plus tôt, à cause du voisinage de la masse de l'armée;
3o Que les secours, quoique très insuffisants, manquèrent moins qu'ailleurs.
Il n'est pas inutile de dire que le chef de l'entreprise des hôpitaux ayant essuyé précédemment en Égypte une humiliation publique, et, à ce qu'il a paru depuis, peu méritée, chercha à la faire oublier par des services très actifs; que l'ordonnateur en chef, et les commissaires des guerres, chargés de la police de l'ambulance, s'en occupèrent beaucoup; et que le général en chef et son état-major, retranchant de la table la plus frugale ce qui pouvait être utile à l'hôpital, améliorèrent sensiblement la position de nos malades.
On a vu que l'ambulance était mal placée: son insalubrité était augmentée depuis qu'on l'avait entourée de cadavres, les uns à peine recouverts, les autres sortant à moitié de terre; et, comme si ce n'eût été assez de tant de sources de mort, les approches de l'hôpital étaient souvent sillonnées par des boulets de canon, et des bombes tombèrent plusieurs fois sur l'établissement lui-même.
Vers la fin du siège nous n'avions plus d'infirmiers; ils étaient malades ou morts. C'était au reste le rebut et la honte de la société: presque tous, flétris pour des crimes, étaient des étrangers échappés des bagnes de Gênes, de Civita-Vecchia, ou de Malte; ils n'étaient attirés dans les hôpitaux que par la soif de l'argent dont ils dépouillaient les malades.
Je me trouvais donc fréquemment obligé de nettoyer l'espèce de souterrain fangeux, où mes malades étaient étendus sur des joncs, c'est-à-dire de ramasser les bâillons, les sacs, les baudriers, les casquettes, les chapeaux ou les bonnets à poil des morts, pour les jeter moi-même au feu, que je faisais allumer à cet effet derrière l'hôpital.
Dans mes visites mon plus grand soin était de classer mes malades, conformément aux trois degrés indiqués, page 79, mais dans un ordre inverse.
1o Je cherchais à juger d'un coup-d'œil s'il était encore temps d'administrer quelques secours;
2o Je m'occupais plus attentivement de ceux qui étaient au second degré, comme présentant beaucoup plus d'espoir de guérison;
3o Je confondais souvent ceux du premier degré avec les convalescents, et je me contentais de leur indiquer leur régime et leurs pansements.
Il m'était impossible de faire autrement: averti par l'infection, et par la lassitude étant presque toujours obligé de me tenir à genoux, je fus souvent forcé d'interrompre jusqu'à trois fois ma visite pour aller prendre l'air au dehors.
Le grand nombre de blessés empêcha que j'eusse constamment un chirurgien à ma visite, et je ne l'exigeai pas; mais toutes les opérations indiquées n'en furent pas moins pratiquées à l'ambulance comme dans les camps.
Je dois ici des remerciements publics aux citoyens Millioz, chirurgien de première classe, Dieche, du corps des guides, Zink, et Leclerc, chirurgiens de seconde classe, pour le zèle affectueux avec lequel ils me secondèrent dans différentes occasions.
Le citoyen Vautier, pharmacien de première classe, chargé du magasin central des médicaments au Kaire, et depuis employé comme médecin, suivit longtemps ma visite avec un sang-froid qu'il a toujours conservé depuis en traitant cette maladie.
J'avais formé les convalescents à rendre des services aux malades graves en y attachant un certain prix, et je ne dois pas dissimuler que plusieurs reprirent la maladie; ce qui est contre l'assertion de plusieurs célèbres écrivains qui ont prétendu que l'on ne pouvait en être attaqué deux fois dans une même saison.
Ce fut pour rassurer les imaginations et le courage ébranlé de l'armée, qu'au milieu de l'hôpital je trempai une lancette dans le pus d'un bubon, appartenant à un convalescent de la maladie au premier degré, et que je me fis une légère piqûre dans l'aine et au voisinage de l'aisselle, sans prendre d'autres précautions que celles de me laver avec de l'eau et du savon qui me furent offerts. J'eus pendant plus de trois semaines deux petits points d'inflammation correspondants aux deux piqûres et ils étaient encore très sensibles lorsqu'au retour d'Acre je me baignai en présence d'une partie de l'armée dans la baie de Césarée.
Cette expérience incomplète, et sur laquelle je me suis vu obligé de donner quelques détails à cause du bruit qu'elle a fait, prouve peu de chose pour l'art; elle n'infirme point la transmission de la contagion, démontrée par mille exemples; elle fait seulement voir que les conditions nécessaires pour qu'elle ait lieu ne sont pas bien déterminées. Je crois avoir couru plus de danger avec un but d'utilité moins grand, lorsqu'invité par le quartier-maître de la soixante-quinzième demi-brigade, une heure avant sa mort, à boire dans son verre une portion de son breuvage, je n'hésitai pas à lui donner cet encouragement. Ce fait, qui se passa devant un grand nombre de témoins, fit notamment reculer d'horreur le citoyen Durand, payeur de la cavalerie, qui se trouvait dans la tente du malade.
C'est au reste dans les murs de cette même ville d'Acre qu'au temps des croisades, l'épouse d'un prince anglais, renouvelant aussi l'heureuse audace des psylles, osa sucer les plaies de son mari réputées empoisonnées, et donna au monde ce bel exemple de la piété conjugale.
Le citoyen Berthollet me dit un jour qu'il était porté à croire que la contagion se communiquait souvent par les organes de la déglutition, et qu'elle avait pour véhicule l'humeur salivaire; soit que l'opinion de ce grand chimiste qui a cultivé et honoré la médecine fut trop présente à mon esprit, ou bien parce qu'il est dans la nature de l'homme de n'avoir pas à tous les instants le même degré de résolution, tant est-il que j'acceptai depuis dans le désert avec une répugnance extrême, suivie de réflexions importunes, de l'eau que me présenta par reconnaissance, dans sa gourde, le même soldat, parfaitement guéri, qui m'avait fourni du pus pour m'inoculer.
Au milieu des témoignages précieux d'affection dont j'étais journellement comblé par l'armée j'entendis souvent demander par quels moyens j'étais inaccessible à la contagion. Cependant je prenais assez peu de précautions: aussi bien nourri que les circonstances le permirent, je faisais un fréquent usage des spiritueux, pris à petites doses, et très étendus; j'allais constamment à l'ambulance à cheval et au petit pas: on a vu comment je m'y comportais; au sortir de cet établissement je me lavais soigneusement les mains avec de l'eau et du vinaigre, ou de l'eau et du savon, et je revenais au camp au petit galop; ce qui me procurait un léger état de moiteur; je changeais de linge et d'habits, et je me faisais laver le corps entier avec de l'eau tiède et du vinaigre avant de me mettre à manger. Quoique ce soit trop longtemps parler de soi-même, j'appréciai aussi pour la première fois le bonheur rare d'une constitution qui, au milieu des plus grandes fatigues, me fait retrouver dans quelques heures de sommeil les forces du corps et le calme de l'esprit.
Les maladies intercurrentes ont quelquefois, mais pas toujours, participé du caractère de l'épidémie; cette assertion, positivement contradictoire à l'opinion reçue, et accréditée par de savants médecins, anciens et modernes, est fondée sur des observations exactes; et le célèbre Monge en a offert lui-même un heureux exemple.
L'influence des vents du sud dans ces contrées est assez connue; c'est en effet quand ils soufflèrent que nous eûmes le plus de malades: on sait également combien l'air humide, et surtout humide et chaud, influe sur la production ou le développement de la peste.
On trouvera ici avec plaisir un résultat d'observations météorologiques, qu'a bien voulu me communiquer le citoyen Costaz, membre de l'institut d'Égypte.
Résumé d'observations faites au camp devant Acre, en germinal et floréal an VII.
«Lorsque le vent soufflait des rhombes, entre le sud et l'est, il charriait une poussière noire-jaunâtre, extrêmement fine, qui pénétrait partout; les meubles faits de bois mince se gerçaient ou se voilaient; les lèvres et la peau étaient desséchées; on éprouvait un sentiment de lassitude dans toute l'habitude du corps, et un besoin continuel de boire. Lorsqu'on en recevait l'impression sur la peau nue, on sentait une chaleur à peu près pareille à celle qui sort des tuyaux de chaleur que l'on dispose dans quelques uns de nos appartements en Europe. Ce vent s'établissait vers le milieu de la nuit, et finissait ordinairement vers les une ou deux heures après midi; il faisait monter le thermomètre de Réaumur de trente-deux à trente-trois degrés: le vent d'ouest lui succédait, et faisait descendre le thermomètre autour de dix-huit degrés; il se maintenait deux ou trois jours à l'ouest, et passait au nord, où il demeurait à peu près deux jours, maintenant toujours le thermomètre à la même hauteur; après quoi il sautait entre le sud et l'est, et produisait les effets dont nous avons parlé en commençant.»
L'avant-garde de l'armée se porta pendant le siège d'Acre à Nazareth, à Cana, au pied du mont Thabor, aux bords du Jourdain, à Tibériade, etc, où elle se couvrit de gloire; elle eut pendant dix jours beaucoup de fatigues à essuyer, et fit dans un pays, souvent très difficile, une marche de plus de cinquante heures[12].
La cavalerie, en quatre jours et vingt heures de marches, souvent très pénibles, et en passant par Raméh, Safet, et Djaoun, se porta au pont de Iacoub.
Un corps de troupes aux ordres du général Vial, était allé à douze heures de distance d'Acre, prendre possession de Sour, l'ancienne Tyr, lieu célèbre, et sur lequel on peut consulter le Voyage de Volney.
Il y eut pendant le siège d'Acre un exemple remarquable d'aberration d'esprit momentanée, produite par un excès de sensibilité.
Un très jeune officier du génie fut tué à la tranchée; il rappelait par les plus aimables dons de la nature, comme il retraça par ses malheurs l'image et le sort de ce beau Lesbin du Tasse,
A cui non anco la stagion novella
Il bel mento spargea de primi fiori:[13]
La veille de sa mort il s'était entretenu longtemps dans une promenade avec son meilleur ami de ses honorables dangers, peut-être aussi de ses tristes pressentiments... ils se renouvelèrent cent fois l'assurance de l'attachement qui les unissait... L'ami du jeune ingénieur, étranger par ses fonctions aux opérations du siège, y fut entraîné le lendemain par une vive sollicitude... il gagnait la tranchée lorsqu'il trouva sur ses pas deux sapeurs qui creusaient une fosse sous l'une des arcades de ce même aqueduc, près duquel il avait eu l'entretien de la veille... il s'avance, et reconnaît étendu mort près d'eux son fidèle ami...