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Histoires extraordinaires

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............... Un dessein si funeste,
S'il n'est digne d'Atrée, est digne de Thyeste.

Vous trouverez cela dans l'Atrée de Crébillon.


LE SCARABÉE D'OR

Oh! oh! qu'est-ce que cela? Ce garçon a une folie dans les jambes? Il a été mordu par la tarentule.

(Tout de travers.)

Il y a quelques années, je me liai intimement avec un M. William Legrand. Il était d'une ancienne famille protestante, et jadis il avait été riche; mais une série de malheurs l'avait réduit à la misère. Pour éviter l'humiliation de ses désastres, il quitta la Nouvelle-Orléans, la ville de ses aïeux, et établit sa demeure dans l'île de Sullivan, près Charleston, dans la Caroline du Sud.

Cette île est des plus singulières. Elle n'est guère composée que de sable de mer et a environ trois milles de long. En largeur, elle n'a jamais plus d'un quart de mille. Elle est séparée du continent par une crique à peine visible, qui filtre à travers une masse de roseaux et de vase, rendez-vous habituel des poules d'eau. La végétation, comme on peut le supposer, est pauvre, ou, pour ainsi dire, naine. On n'y trouve pas d'arbres d'une certaine dimension. Vers l'extrémité occidentale, à l'endroit où s'élèvent le fort Moultrie et quelques misérables bâtisses de bois habitées pendant l'été par les gens qui fuient les poussières et les fièvres de Charleston, on rencontre, il est vrai, le palmier nain sétigère; mais toute l'île, à l'exception de ce point occidental et d'un espace triste et blanchâtre qui borde la mer, est couverte d'épaisses broussailles de myrte odoriférant, si estimé par les horticulteurs anglais. L'arbuste y monte souvent à une hauteur de quinze ou vingt pieds; il y forme un taillis presque impénétrable et charge l'atmosphère de ses parfums.

Au plus profond de ce taillis, non loin de l'extrémité orientale de l'île, c'est-à-dire de la plus éloignée, Legrand s'était bâti lui-même une petite hutte, qu'il occupait quand, pour la première fois et par hasard, je fis sa connaissance. Cette connaissance mûrit bien vite en amitié,—car il y avait, certes, dans le cher reclus, de quoi exciter l'intérêt et l'estime. Je vis qu'il avait reçu une forte éducation, heureusement servie par des facultés spirituelles peu communes, mais qu'il était infecté de misanthropie et sujet à de malheureuses alternatives d'enthousiasme et de mélancolie. Bien qu'il eût chez lui beaucoup de livres, il s'en servait rarement. Ses principaux amusements consistaient à chasser et à pêcher, ou à flâner sur la plage et à travers les myrtes, en quête de coquillages et d'échantillons entomologiques;—sa collection aurait pu faire envie à un Swammerdam[9]. Dans ces excursions, il était ordinairement accompagné par un vieux nègre nommé Jupiter, qui avait été affranchi avant les revers de la famille, mais qu'on n'avait pu décider, ni par menaces ni par promesses, à abandonner son jeune massa Will; il considérait comme son droit de le suivre partout. Il n'est pas improbable que les parents de Legrand, jugeant que celui-ci avait la tête un peu dérangée, se soient appliqués à confirmer Jupiter dans son obstination, dans le but de mettre une espèce de gardien et de surveillant auprès du fugitif.

Sous la latitude de l'île de Sullivan, les hivers sont rarement rigoureux, et c'est un événement quand, au déclin de l'année, le feu devient indispensable. Cependant, vers le milieu d'octobre 18.., il y eut une journée d'un froid remarquable. Juste avant le coucher du soleil, je me frayais un chemin à travers les taillis vers la hutte de mon ami, que je n'avais pas vu depuis quelques semaines; je demeurais alors à Charleston, à une distance de neuf milles de l'île, et les facilités pour aller et revenir étaient bien moins grandes qu'aujourd'hui. En arrivant à la hutte, je frappai selon mon habitude, et, ne recevant pas de réponse, je cherchai la clef où je savais qu'elle était cachée, j'ouvris la porte et j'entrai. Un beau feu flambait dans le foyer. C'était une surprise, et, à coup sûr, une des plus agréables. Je me débarrassai de mon paletot,—je traînai un fauteuil auprès des bûches pétillantes, et j'attendis patiemment l'arrivée de mes hôtes.

Peu après la tombée de la nuit, ils arrivèrent et me firent un accueil tout à fait cordial. Jupiter, tout en riant d'une oreille à l'autre, se donnait du mouvement et préparait quelques poules d'eau pour le souper. Legrand était dans une de ses crises d'enthousiasme;—car de quel autre nom appeler cela? Il avait trouvé un bivalve[10] inconnu, formant un genre nouveau, et, mieux encore, il avait chassé et attrapé, avec l'assistance de Jupiter, un scarabée qu'il croyait tout à fait nouveau et sur lequel il désirait avoir mon opinion le lendemain matin.

—Et pourquoi pas ce soir? demandai-je en me frottant les mains devant la flamme, et envoyant mentalement au diable toute la race des scarabées.

—Ah! si j'avais seulement su que vous étiez ici, dit Legrand; mais il y a si longtemps que je ne vous ai vu! Et comment pouvais-je deviner que vous me rendriez visite justement cette nuit? En revenant au logis, j'ai rencontré le lieutenant G..., du fort, et très-étourdiment je lui ai prêté le scarabée; de sorte qu'il vous sera impossible de le voir avant demain matin. Restez ici cette nuit, et j'enverrai Jupiter le chercher au lever du soleil. C'est bien la plus ravissante chose de la création!

—Quoi? le lever du soleil?

—Eh non! que diable!—le scarabée. Il est d'une brillante couleur d'or,—gros à peu près comme une grosse noix, avec deux taches d'un noir de jais à une extrémité du dos, et une troisième, un peu plus allongée, à l'autre. Les antennes sont...

—Il n'y a pas du tout d'étain sur lui[11], massa Will, je vous le parie, interrompit Jupiter; le scarabée est un scarabée d'or, d'or massif, d'un bout à l'autre, dedans et partout, excepté les ailes;—je n'ai jamais vu de ma vie un scarabée à moitié aussi lourd.

—C'est bien, mettons que vous ayez raison, Jup, répliqua Legrand un peu plus vivement, à ce qu'il me sembla, que ne le comportait la situation, est-ce une raison pour laisser brûler les poules? La couleur de l'insecte,—et il se tourna vers moi,—suffirait en vérité à rendre plausible l'idée de Jupiter. Vous n'avez jamais vu un éclat métallique plus brillant que celui de ses élytres; mais vous ne pourrez en juger que demain matin. En attendant, j'essayerai de vous donner une idée de sa forme.

Tout en parlant, il s'assit à une petite table sur laquelle il y avait une plume et de l'encre, mais pas de papier. Il chercha dans un tiroir, mais n'en trouva pas.

—N'importe, dit-il à la fin, cela suffira.

Et il tira de la poche de son gilet quelque chose qui me fit l'effet d'un morceau de vieux vélin fort sale, et il fit dessus une espèce de croquis à la plume. Pendant ce temps, j'avais gardé ma place auprès du feu, car j'avais toujours très-froid. Quand son dessin fut achevé, il me le passa, sans se lever. Comme je le recevais de sa main, un fort grognement se fit entendre, suivi d'un grattement à la porte. Jupiter ouvrit, et un énorme terre-neuve, appartenant à Legrand, se précipita dans la chambre, sauta sur mes épaules et m'accabla de caresses; car je m'étais fort occupé de lui dans mes visites précédentes. Quand il eut fini ses gambades, je regardai le papier, et pour dire la vérité, je me trouvai passablement intrigué par le dessin de mon ami.

—Oui! dis-je après l'avoir contemplé quelques minutes, c'est là un étrange scarabée, je le confesse; il est nouveau pour moi; je n'ai jamais rien vu d'approchant, à moins que ce ne soit un crâne ou une tête de mort, à quoi il ressemble plus qu'aucune autre chose qu'il m'ait jamais été donné d'examiner.

—Une tête de mort! répéta Legrand. Ah! oui, il y a un peu de cela sur le papier, je comprends. Les deux taches noires supérieures font les yeux, et la plus longue, qui est plus bas, figure une bouche, n'est-ce pas? D'ailleurs la forme générale est ovale...

—C'est peut-être cela, dis-je; mais je crains, Legrand, que vous ne soyez pas très-artiste. J'attendrai que j'aie vu la bête elle-même, pour me faire une idée quelconque de sa physionomie.

—Fort bien! Je ne sais comment cela se fait, dit-il, un peu piqué, je dessine assez joliment, ou du moins je le devrais,—car j'ai eu de bons maîtres, et je me flatte de n'être pas tout à fait une brute.

—Mais alors, mon cher camarade, dis-je, vous plaisantez; ceci est un crâne fort passable, je puis même dire que c'est un crâne parfait, d'après toutes les idées reçues relativement à cette partie de l'ostéologie, et votre scarabée serait le plus étrange de tous les scarabées du monde, s'il ressemblait à ceci. Nous pourrions établir là-dessus quelque petite superstition naissante. Je présume que vous nommerez votre insecte scarabaeus caput hominis[12] ou quelque chose d'approchant; il y a dans les livres d'histoire naturelle beaucoup d'appellations de ce genre.—Mais où sont les antennes dont vous parliez?

—Les antennes! dit Legrand, qui s'échauffait inexplicablement; vous devez voir les antennes, j'en suis sûr. Je les ai faites aussi distinctes qu'elles le sont dans l'original, et je présume que cela est bien suffisant.

—À la bonne heure, dis-je; mettons que vous les ayez faites; toujours est-il vrai que je ne les vois pas.

Et je lui tendis le papier, sans ajouter aucune remarque, ne voulant pas le pousser à bout; mais j'étais fort étonné de la tournure que l'affaire avait prise; sa mauvaise humeur m'intriguait,—et, quant au croquis de l'insecte, il n'y avait positivement pas d'antennes visibles, et l'ensemble ressemblait, à s'y méprendre, à l'image ordinaire d'une tête de mort.

Il reprit son papier d'un air maussade, et il était au moment de le froisser, sans doute pour le jeter dans le feu, quand, son regard étant tombé par hasard sur le dessin, toute son attention y parut enchaînée. En un instant, son visage devint d'un rouge intense, puis excessivement pâle. Pendant quelques minutes, sans bouger de sa place, il continua à examiner minutieusement le dessin. À la longue, il se leva, prit une chandelle sur la table, et alla s'asseoir sur un coffre, à l'autre extrémité de la chambre. Là, il recommença à examiner curieusement le papier, le tournant dans tous les sens. Néanmoins, il ne dit rien, et sa conduite me causait un étonnement extrême; mais je jugeai prudent de n'exaspérer par aucun commentaire sa mauvaise humeur croissante. Enfin, il tira de la poche de son habit un portefeuille, y serra soigneusement le papier, et déposa le tout dans un pupitre qu'il ferma à clef. Il revint dès lors à des allures plus calmes, mais son premier enthousiasme avait totalement disparu. Il avait l'air plutôt concentré que boudeur. À mesure que la soirée s'avançait, il s'absorbait de plus en plus dans sa rêverie, et aucune de mes saillies ne put l'en arracher. Primitivement, j'avais eu l'intention de passer la nuit dans la cabane, comme j'avais déjà fait plus d'une fois; mais, en voyant l'humeur de mon hôte, je jugeai plus convenable de prendre congé. Il ne fit aucun effort pour me retenir; mais, quand je partis, il me serra la main avec une cordialité encore plus vive que de coutume.

Un mois environ après cette aventure,—et durant cet intervalle je n'avais pas entendu parler de Legrand,—je reçus à Charleston une visite de son serviteur Jupiter. Je n'avais jamais vu le bon vieux nègre si complètement abattu, et je fus pris de la crainte qu'il ne fût arrivé à mon ami quelque sérieux malheur.

—Eh bien, Jup, dis-je, quoi de neuf? Comment va ton maître?

—Dame! pour dire la vérité, massa, il ne va pas aussi bien qu'il devrait.

—Pas bien! Vraiment je suis navré d'apprendre cela. Mais de quoi se plaint-il?

—Ah! voilà la question! Il ne se plaint jamais de rien, mais il est tout de même bien malade.

—Bien malade, Jupiter!—Eh! que ne disais-tu cela tout de suite? Est-il au lit?

—Non, non, il n'est pas au lit! Il n'est bien nulle part;—voilà justement où le soulier me blesse;—j'ai l'esprit très-inquiet au sujet du pauvre massa Will.

—Jupiter, je voudrais bien comprendre quelque chose à tout ce que tu me racontes là. Tu dis que ton maître est malade. Ne t'a-t-il pas dit de quoi il souffre?

—Oh! massa, c'est bien inutile de se creuser la tête. Massa Will dit qu'il n'a absolument rien;—mais, alors, pourquoi donc s'en va-t-il, deçà et delà, tout pensif, les regards sur son chemin, la tête basse, les épaules voûtées, et pâle comme une oie? Et pourquoi donc fait-il toujours et toujours des chiffres?

—Il fait quoi, Jupiter?

—Il fait des chiffres avec des signes sur une ardoise,—les signes les plus bizarres que j'aie jamais vus. Je commence à avoir peur, tout de même. Il faut que j'aie toujours un œil braqué sur lui, rien que sur lui. L'autre jour, il m'a échappé avant le lever du soleil, et il a décampé pour toute la sainte journée. J'avais coupé un bon bâton exprès pour lui administrer une correction de tous les diables quand il reviendrait: mais je suis si bête, que je n'en ai pas eu le courage; il a l'air si malheureux!

—Ah! vraiment!—Eh bien, après tout, je crois que tu as mieux fait d'être indulgent pour le pauvre garçon. Il ne faut pas lui donner le fouet, Jupiter;—il n'est peut-être pas en état de le supporter.—Mais ne peux-tu pas te faire une idée de ce qui a occasionné cette maladie, ou plutôt ce changement de conduite? Lui est-il arrivé quelque chose de fâcheux depuis que je vous ai vus?

—Non, massa, il n'est rien arrivé de fâcheux depuis lors,—mais avant cela,—oui,—j'en ai peur,—c'était le jour même que vous étiez là-bas.

—Comment? que veux-tu dire?

—Eh! massa, je veux parler du scarabée, voilà tout.

—Du quoi?

—Du scarabée...—Je suis sûr que massa Will a été mordu quelque part à la tête par ce scarabée d'or.

—Et quelle raison as-tu, Jupiter, pour faire une pareille supposition?

—Il a bien assez de pinces pour cela, massa, et une bouche aussi. Je n'ai jamais vu un scarabée aussi endiablé;—il attrape et mord tout ce qui l'approche. Massa Will l'avait d'abord attrapé, mais il l'a bien vite lâché, je vous assure;—c'est alors, sans doute, qu'il a été mordu. La mine de ce scarabée et sa bouche ne me plaisaient guère, certes;—aussi je ne voulus pas le prendre avec mes doigts; mais je pris un morceau de papier, et j'empoignai le scarabée dans le papier; je l'enveloppai donc dans le papier, avec un petit morceau de papier dans la bouche;—voilà comment je m'y pris.

—Et tu penses donc que ton maître a été réellement mordu par le scarabée, et que cette morsure l'a rendu malade?

—Je ne pense rien du tout,—je le sais[13]. Pourquoi donc rêve-t-il toujours d'or, si ce n'est parce qu'il a été mordu par le scarabée d'or? J'en ai déjà entendu parler, de ces scarabées d'or.

—Mais comment sais-tu qu'il rêve d'or?

—Comment je le sais? parce qu'il en parle, même en dormant;—voilà comment je le sais.

—Au fait, Jupiter, tu as peut-être raison; mais à quelle bienheureuse circonstance dois-je l'honneur de ta visite aujourd'hui?

—Que voulez-vous dire, massa?

—M'apportes-tu un message de M. Legrand?

—Non, massa, je vous apporte une lettre que voici.

Et Jupiter me tendit un papier où je lus:

«Mon cher,

«Pourquoi donc ne vous ai-je pas vu depuis si longtemps? J'espère que vous n'avez pas été assez enfant pour vous formaliser d'une petite brusquerie de ma part; mais non,—cela est par trop improbable.

«Depuis que je vous ai vu, j'ai eu un grand sujet d'inquiétude. J'ai quelque chose à vous dire, mais à peine sais-je comment vous le dire. Sais-je même si je vous le dirai?

«Je n'ai pas été tout à fait bien depuis quelques jours, et le pauvre vieux Jupiter m'ennuie insupportablement par toutes ses bonnes intentions et attentions. Le croiriez-vous? Il avait, l'autre jour, préparé un gros bâton à l'effet de me châtier, pour lui avoir échappé et avoir passé la journée, seul, au milieu des collines, sur le continent. Je crois vraiment que ma mauvaise mine m'a seule sauvé de la bastonnade.

«Je n'ai rien ajouté à ma collection depuis que nous nous sommes vus.

«Revenez avec Jupiter si vous le pouvez sans trop d'inconvénients. Venez, venez. Je désire vous voir ce soir pour affaire grave. Je vous assure que c'est de la plus haute importance.

«Votre tout dévoué,

«WILLIAM LEGRAND.»

Il y avait dans le ton de cette lettre quelque chose qui me causa une forte inquiétude. Ce style différait absolument du style habituel de Legrand. À quoi diable rêvait-il? Quelle nouvelle lubie avait pris possession de sa trop excitable cervelle? Quelle affaire de si haute importance pouvait-il avoir à accomplir? Le rapport de Jupiter ne présageait rien de bon; je tremblais que la pression continue de l'infortune n'eût, à la longue, singulièrement dérangé la raison de mon ami. Sans hésiter un instant, je me préparai donc à accompagner le nègre.

En arrivant au quai, je remarquai une faux et trois bêches, toutes également neuves, qui gisaient au fond du bateau dans lequel nous allions nous embarquer.

—Qu'est-ce que tout cela signifie, Jupiter? demandai-je.

—Ça, c'est une faux, massa, et des bêches.

—Je le vois bien; mais qu'est-ce que tout cela fait ici?

—Massa Will m'a dit d'acheter pour lui cette faux et ces bêches à la ville, et je les ai payées bien cher; cela nous coûte un argent de tous les diables.

—Mais au nom de tout ce qu'il y a de mystérieux, qu'est-ce que ton massa Will a à faire de faux et de bêches?

—Vous m'en demandez plus que je ne sais; lui-même, massa, n'en sait pas davantage; le diable m'emporte si je n'en suis pas convaincu. Mais tout cela vient du scarabée.

Voyant que je ne pouvais tirer aucun éclaircissement de Jupiter dont tout l'entendement paraissait absorbé par le scarabée, je descendis dans le bateau et je déployai la voile. Une belle et forte brise nous poussa bien vite dans la petite anse au nord du fort Moultrie, et, après une promenade de deux milles environ, nous arrivâmes à la hutte. Il était à peu près trois heures de l'après-midi. Legrand nous attendait avec une vive impatience. Il me serra la main avec un empressement nerveux qui m'alarma et renforça mes soupçons naissants. Son visage était d'une pâleur spectrale, et ses yeux, naturellement fort enfoncés, brillaient d'un éclat surnaturel. Après quelques questions relatives à sa santé, je lui demandai, ne trouvant rien de mieux à dire, si le lieutenant G... lui avait enfin rendu son scarabée.

—Oh! oui, répliqua-t-il en rougissant beaucoup; je le lui ai repris le lendemain matin. Pour rien au monde je ne me séparerais de ce scarabée. Savez-vous bien que Jupiter a tout à fait raison à son égard?

—En quoi? demandai-je avec un triste pressentiment dans le cœur.

—En supposant que c'est un scarabée d'or véritable.

Il dit cela avec un sérieux profond, qui me fit indiciblement mal.

—Ce scarabée est destiné à faire ma fortune, continua-t-il avec un sourire de triomphe, à me réintégrer dans mes possessions de famille. Est-il donc étonnant que je le tienne en si haut prix? Puisque la Fortune a jugé bon de me l'octroyer, je n'ai qu'à en user convenablement, et j'arriverai jusqu'à l'or dont il est l'indice. Jupiter, apporte-le-moi.

—Quoi? le scarabée, massa? J'aime mieux n'avoir rien à démêler avec le scarabée; vous saurez bien le prendre vous-même.

Là-dessus, Legrand se leva avec un air grave et imposant, et alla me chercher l'insecte sous un globe de verre où il était déposé. C'était un superbe scarabée, inconnu à cette époque aux naturalistes, et qui devait avoir un grand prix au point de vue scientifique. Il portait à l'une des extrémités du dos deux taches noires et rondes, et à l'autre une tache de forme allongée. Les élytres étaient excessivement durs et luisants et avaient positivement l'aspect de l'or bruni. L'insecte était remarquablement lourd, et, tout bien considéré, je ne pouvais pas trop blâmer Jupiter de son opinion; mais que Legrand s'entendît avec lui sur ce sujet, voilà ce qu'il m'était impossible de comprendre, et, quand il se serait agi de ma vie, je n'aurais pas trouvé le mot de l'énigme.

—Je vous ai envoyé chercher, dit-il d'un ton magnifique, quand j'eus achevé d'examiner l'insecte, je vous ai envoyé chercher pour vous demander conseil et assistance dans l'accomplissement des vues de la Destinée et du scarabée...

—Mon cher Legrand, m'écriai-je en l'interrompant, vous n'êtes certainement pas bien, et vous feriez beaucoup mieux de prendre quelques précautions. Vous allez vous mettre au lit, et je resterai auprès de vous quelques jours, jusqu'à ce que vous soyez rétabli. Vous avez la fièvre, et...

—Tâtez mon pouls, dit-il.

Je le tâtai, et, pour dire la vérité, je ne trouvai pas le plus léger symptôme de fièvre.

—Mais vous pourriez bien être malade sans avoir la fièvre. Permettez-moi, pour cette fois seulement, de faire le médecin avec vous. Avant toute chose, allez vous mettre au lit. Ensuite...

—Vous vous trompez, interrompit-il; je suis aussi bien que je puis espérer de l'être dans l'état d'excitation que j'endure. Si réellement vous voulez me voir tout à fait bien, vous soulagerez cette excitation.

—Et que faut-il faire pour cela?

—C'est très facile. Jupiter et moi, nous partons pour une expédition dans les collines, sur le continent, et nous avons besoin de l'aide d'une personne en qui nous puissions absolument nous fier. Vous êtes cette personne unique. Que notre entreprise échoue ou réussisse, l'excitation que vous voyez en moi maintenant sera également apaisée.

—J'ai le vif désir de vous servir en toute chose, répliquai-je; mais prétendez-vous dire que cet infernal scarabée ait quelque rapport avec votre expédition dans les collines?

—Oui, certes.

—Alors, Legrand, il m'est impossible de coopérer à une entreprise aussi parfaitement absurde.

—J'en suis fâché,—très-fâché,—car il nous faudra tenter l'affaire à nous seuls.

—À vous seuls! Ah! le malheureux est fou, à coup sûr!—Mais voyons, combien de temps durera votre absence?

—Probablement toute la nuit. Nous allons partir immédiatement, et, dans tous les cas, nous serons de retour au lever du soleil.

—Et vous me promettez, sur votre honneur, que ce caprice passé, et l'affaire du scarabée—bon Dieu!—vidée à votre satisfaction, vous rentrerez au logis, et que vous y suivrez exactement mes prescriptions, comme celles de votre médecin?

—Oui, je vous le promets; et maintenant partons, car nous n'avons pas de temps à perdre.

J'accompagnai mon ami, le cœur gros. À quatre heures, nous nous mîmes en route, Legrand, Jupiter, le chien et moi. Jupiter prit la faux et les bêches; il insista pour s'en charger, plutôt, à ce qu'il me parut, par crainte de laisser un de ces instruments dans la main de son maître que par excès de zèle et de complaisance. Il était d'ailleurs d'une humeur de chien, et ces mots: Damné scarabée! furent les seuls qui lui échappèrent tout le long du voyage. J'avais, pour ma part, la charge de deux lanternes sourdes; quant à Legrand, il s'était contenté du scarabée, qu'il portait attaché au bout d'un morceau de ficelle, et qu'il faisait tourner autour de lui, tout en marchant, avec des airs de magicien. Quand j'observais ce symptôme suprême de démence dans mon pauvre ami, je pouvais à peine retenir mes larmes. Je pensai toutefois qu'il valait mieux épouser sa fantaisie, au moins pour le moment, ou jusqu'à ce que je pusse prendre quelques mesures énergiques avec chance de succès. Cependant, j'essayais, mais fort inutilement, de le sonder relativement au but de l'expédition. Il avait réussi à me persuader de l'accompagner, et semblait désormais peu disposé à lier conversation sur un sujet d'une si maigre importance. À toutes mes questions, il ne daignait répondre que par un «Nous verrons bien!».

Nous traversâmes dans un esquif la crique à la pointe de l'île, et, grimpant sur les terrains montueux de la rive opposée, nous nous dirigeâmes vers le nord-ouest, à travers un pays horriblement sauvage et désolé, où il était impossible de découvrir la trace d'un pied humain. Legrand suivait sa route avec décision, s'arrêtant seulement de temps en temps pour consulter certaines indications qu'il paraissait avoir laissées lui-même dans une occasion précédente.

Nous marchâmes ainsi deux heures environ, et le soleil était au moment de se coucher quand nous entrâmes dans une région infiniment plus sinistre que tout ce que nous avions vu jusqu'alors. C'était une espèce de plateau au sommet d'une montagne affreusement escarpée, couverte de bois de la base au sommet, et semée d'énormes blocs de pierre qui semblaient éparpillés pêle-mêle sur le sol et dont plusieurs se seraient infailliblement précipités dans les vallées inférieures sans le secours des arbres contre lesquels ils s'appuyaient. De profondes ravines irradiaient dans diverses directions et donnaient à la scène un caractère de solennité plus lugubre.

La plate-forme naturelle sur laquelle nous étions grimpés était si profondément encombrée de ronces, que nous vîmes bien que, sans la faux, il nous eût été impossible de nous frayer un passage. Jupiter, d'après les ordres de son maître, commença à nous éclaircir un chemin jusqu'au pied d'un tulipier gigantesque qui se dressait, en compagnie de huit ou dix chênes, sur la plate-forme, et les surpassait tous, ainsi que tous les arbres que j'avais vus jusqu'alors, par la beauté de sa forme et de son feuillage, par l'immense développement de son branchage et par la majesté générale de son aspect. Quand nous eûmes atteint cet arbre, Legrand se tourna vers Jupiter, et lui demanda s'il se croyait capable d'y grimper. Le pauvre vieux parut légèrement étourdi par cette question, et resta quelques instants sans répondre. Cependant, il s'approcha de l'énorme tronc, en fit lentement le tour et l'examina avec une attention minutieuse. Quand il eut achevé son examen, il dit simplement:

—Oui, massa; Jup n'a pas vu d'arbre où il ne puisse grimper.

—Alors, monte; allons, allons! et rondement! car il fera bientôt trop noir pour voir ce que nous faisons.

—Jusqu'où faut-il monter, massa? demanda Jupiter.

—Grimpe d'abord sur le tronc, et puis je te dirai quel chemin tu dois suivre.—Ah! un instant!—prends ce scarabée avec toi.

—Le scarabée, massa Will!—le scarabée d'or! cria le nègre reculant de frayeur; pourquoi donc faut-il que je porte avec moi ce scarabée sur l'arbre? Que je sois damné si je le fais!

—Jup, si vous avez peur, vous, un grand nègre, un gros et fort nègre, de toucher à un petit insecte mort et inoffensif, eh bien, vous pouvez l'emporter avec cette ficelle;—mais, si vous ne l'emportez pas avec vous d'une manière ou d'une autre, je serai dans la cruelle nécessité de vous fendre la tête avec cette bêche.

—Mon Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc, massa? dit Jup, que la honte rendait évidemment plus complaisant; il faut toujours que vous cherchiez noise à votre vieux nègre. C'est une farce, voilà tout. Moi, avoir peur du scarabée! je m'en soucie bien, du scarabée!

Et il prit avec précaution l'extrême bout de la corde, et, maintenant l'insecte aussi loin de sa personne que les circonstances le permettaient, il se mit en devoir de grimper à l'arbre.

Dans sa jeunesse, le tulipier, ou liriodendron tulipiferum, le plus magnifique des forestiers américains, a un tronc singulièrement lisse et s'élève souvent à une grande hauteur, sans pousser de branches latérales; mais quand il arrive à sa maturité, l'écorce devient rugueuse et inégale, et de petits rudiments de branches se manifestent en grand nombre sur le tronc. Aussi l'escalade, dans le cas actuel, était beaucoup plus difficile en apparence qu'en réalité. Embrassant de son mieux l'énorme cylindre avec ses bras et ses genoux, empoignant avec les mains quelques-unes des pousses, appuyant ses pieds nus sur les autres, Jupiter, après avoir failli tomber une ou deux fois, se hissa à la longue jusqu'à la première grande fourche, et sembla dès lors regarder la besogne comme virtuellement accomplie. En effet, le risque principal de l'entreprise avait disparu, bien que le brave nègre se trouvât à soixante ou soixante-dix pieds du sol.

—De quel côté faut-il que j'aille maintenant, massa Will? demanda-t-il.

—Suis toujours la plus grosse branche, celle de ce côté, dit Legrand.

Le nègre lui obéit promptement, et apparemment sans trop de peine; il monta, monta toujours plus haut, de sorte qu'à la fin sa personne rampante et ramassée disparut dans l'épaisseur du feuillage; il était tout à fait invisible. Alors, sa voix lointaine se fit entendre; il criait:

—Jusqu'où faut-il monter encore?

—À quelle hauteur es-tu? demanda Legrand.

—Si haut, si haut, répliqua le nègre, que je peux voir le ciel à travers le sommet de l'arbre.

—Ne t'occupe pas du ciel, mais fais attention à ce que je te dis. Regarde le tronc, et compte les branches au-dessus de toi, de ce côté. Combien de branches as-tu passées?

—Une, deux, trois, quatre, cinq;—j'ai passé cinq grosses branches, massa, de ce côté-ci.

—Alors monte encore d'une branche.

Au bout de quelques minutes, sa voix se fit entendre de nouveau. Il annonçait qu'il avait atteint la septième branche.

—Maintenant, Jup, cria Legrand, en proie à une agitation manifeste, il faut que tu trouves le moyen de t'avancer sur cette branche aussi loin que tu pourras. Si tu vois quelque chose de singulier, tu me le diras.

Dès lors, les quelques doutes que j'avais essayé de conserver relativement à la démence de mon pauvre ami disparurent complètement. Je ne pouvais plus ne pas le considérer comme frappé d'aliénation mentale, et je commençai à m'inquiéter sérieusement des moyens de le ramener au logis. Pendant que je méditais sur ce que j'avais de mieux à faire, la voix de Jupiter se fit entendre de nouveau.

—J'ai bien peur de m'aventurer un peu loin sur cette branche;—c'est une branche morte presque dans toute sa longueur.

—Tu dis bien que c'est une branche morte, Jupiter? cria Legrand d'une voix tremblante d'émotion.

—Oui, massa, morte comme un vieux clou de porte, c'est une affaire faite,—elle est bien morte, tout à fait sans vie.

—Au nom du ciel, que faire? demanda Legrand, qui semblait en proie à un vrai désespoir.

—Que faire? dis-je, heureux de saisir l'occasion pour placer un mot raisonnable: retourner au logis et nous aller coucher. Allons, venez!—Soyez gentil, mon camarade.—Il se fait tard, et puis souvenez-vous de votre promesse.

—Jupiter, criait-il, sans m'écouter le moins du monde, m'entends-tu?

—Oui, massa Will, je vous entends parfaitement.

—Entame donc le bois avec ton couteau, et dis-moi si tu le trouves bien pourri.

—Pourri, massa, assez pourri, répliqua bientôt le nègre, mais pas aussi pourri qu'il pourrait l'être. Je pourrais m'aventurer un peu plus sur la branche, mais moi seul.

—Toi seul!—qu'est-ce que tu veux dire?

—Je veux parler du scarabée. Il est bien lourd, le scarabée. Si je le lâchais d'abord, la branche porterait bien, sans casser, le poids d'un nègre tout seul.

—Infernal coquin! cria Legrand, qui avait l'air fort soulagé, quelles sottises me chantes-tu là? Si tu laisses tomber l'insecte, je te tords le cou. Fais-y attention, Jupiter;—tu m'entends, n'est-ce pas?

—Oui, massa, ce n'est pas la peine de traiter comme ça un pauvre nègre.

—Eh bien, écoute-moi, maintenant! Si tu te hasardes sur la branche aussi loin que tu pourras le faire sans danger et sans lâcher le scarabée, je te ferai cadeau d'un dollar d'argent aussitôt que tu seras descendu.

—J'y vais, massa Will,—m'y voilà, répliqua lestement le nègre, je suis presque au bout.

—Au bout! cria Legrand, très-radouci. Veux-tu dire que tu es au bout de cette branche?

—Je suis bientôt au bout, massa.—oh! oh! oh! Seigneur Dieu! miséricorde! qu'y a-t-il sur l'arbre?

—Eh bien, cria Legrand, au comble de la joie, qu'est-ce qu'il y a?

—Eh! ce n'est rien qu'un crâne;—quelqu'un a laissé sa tête sur l'arbre, et les corbeaux ont becqueté toute la viande.

—Un crâne, dis-tu?—Très-bien!—Comment est-il attaché à la branche?—qu'est-ce qui le retient?

—Oh! il tient bien;—mais il faut voir.—Ah! c'est une drôle de chose, sur ma parole;—il y a un gros clou dans le crâne, qui le retient à l'arbre.

—Bien! maintenant, Jupiter, fais exactement ce que je vais te dire;—tu m'entends?

—Oui, massa.

—Fais bien attention!—trouve l'œil gauche du crâne.

—Oh! oh! voilà qui est drôle! Il n'y a pas d'œil gauche du tout.

—Maudite stupidité! Sais-tu distinguer ta main droite de ta main gauche?

—Oui, je sais,—je sais tout cela; ma main gauche est celle avec laquelle je fends le bois.

—Sans doute, tu es gaucher; et ton œil gauche est du même côté que ta main gauche. Maintenant, je suppose, tu peux trouver l'œil gauche du crâne, ou la place où était l'œil gauche. As-tu trouvé?

Il y eut ici une longue pause. Enfin, le nègre demanda:

—L'œil gauche du crâne est aussi du même côté que la main gauche du crâne?—Mais le crâne n'a pas de mains du tout!—Cela ne fait rien! j'ai trouvé l'œil gauche,—voilà l'œil gauche! Que faut-il faire, maintenant?

—Laisse filer le scarabée à travers, aussi loin que la ficelle peut aller; mais prends bien garde de lâcher le bout de la corde.

—Voilà qui est fait, massa Will; c'était chose facile de faire passer le scarabée par le trou;—tenez, voyez-le descendre.

Pendant tout ce dialogue, la personne de Jupiter était restée invisible; mais l'insecte qu'il laissait filer apparaissait maintenant au bout de la ficelle, et brillait comme une boule d'or bruni aux derniers rayons du soleil couchant, dont quelques-uns éclairaient encore faiblement l'éminence où nous étions placés. Le scarabée en descendant émergeait des branches, et, si Jupiter l'avait laissé tomber, il serait tombé à nos pieds. Legrand prit immédiatement la faux et éclaircit un espace circulaire de trois ou quatre yards de diamètre, juste au-dessous de l'insecte, et, ayant achevé cette besogne, ordonna à Jupiter de lâcher la corde et de descendre de l'arbre.

Avec un soin scrupuleux, mon ami enfonça dans la terre une cheville, à l'endroit précis où le scarabée était tombé, et tira de sa poche un ruban à mesurer. Il l'attacha par un bout à l'endroit du tronc de l'arbre qui était le plus près de la cheville, le déroula jusqu'à la cheville et continua ainsi à le dérouler dans la direction donnée par ces deux points,—la cheville et le tronc,—jusqu'à la distance de cinquante pieds. Pendant ce temps, Jupiter nettoyait les ronces avec la faux. Au point ainsi trouvé, il enfonça une seconde cheville, qu'il prit comme centre, et autour duquel il décrivit grossièrement un cercle de quatre pieds de diamètre environ. Il s'empara alors d'une bêche, en donna une à Jupiter, une à moi, et nous pria de creuser aussi vivement que possible.

Pour parler franchement, je n'avais jamais eu beaucoup de goût pour un pareil amusement, et, dans le cas présent, je m'en serais bien volontiers passé; car la nuit s'avançait, et je me sentais passablement fatigué de l'exercice que j'avais déjà pris; mais je ne voyais aucun moyen de m'y soustraire, et je tremblais de troubler par un refus la prodigieuse sérénité de mon pauvre ami. Si j'avais pu compter sur l'aide de Jupiter, je n'aurais pas hésité à ramener par la force notre fou chez lui; mais je connaissais trop bien le caractère du vieux nègre pour espérer son assistance, dans le cas d'une lutte personnelle avec son maître et dans n'importe quelle circonstance. Je ne doutais pas que Legrand n'eût le cerveau infecté de quelqu'une des innombrables superstitions du Sud relatives aux trésors enfouis, et que cette imagination n'eût été confirmée par la trouvaille du scarabée, ou peut-être même par l'obstination de Jupiter à soutenir que c'était un scarabée d'or véritable. Un esprit tourné à la folie pouvait bien se laisser entraîner par de pareilles suggestions, surtout quand elles s'accordaient avec ses idées favorites préconçues; puis je me rappelais le discours du pauvre garçon relativement au scarabée, indice de sa fortune. Par-dessus tout, j'étais cruellement tourmenté et embarrassé; mais enfin je résolus de faire contre mauvaise fortune bon cœur et bêcher de bonne volonté, pour convaincre mon visionnaire le plus tôt possible, par une démonstration oculaire, de l'inanité de ses rêveries.

Nous allumâmes les lanternes, et nous attaquâmes notre besogne avec un ensemble et un zèle dignes d'une cause plus rationnelle; et, comme la lumière tombait sur nos personnes et nos outils, je ne pus m'empêcher de songer que nous composions un groupe vraiment pittoresque, et que, si quelque intimes était tombé par hasard au milieu de nous, nous lui serions apparus comme faisant une besogne bien étrange et bien suspecte.

Nous creusâmes ferme deux heures durant. Nous parlions peu. Notre principal embarras était causé par les aboiements du chien, qui prenait un intérêt excessif à nos travaux. À la longue, il devint tellement turbulent, que nous craignîmes qu'il ne donnât l'alarme à quelques rôdeurs du voisinage,—ou, plutôt, c'était la grande appréhension de Legrand,—car, pour mon compte, je me serais réjoui de toute interruption qui m'aurait permis de ramener mon vagabond à la maison. À la fin, le vacarme fut étouffé, grâce à Jupiter, qui, s'élançant hors du trou avec un air furieusement décidé, musela la gueule de l'animal avec une de ses bretelles et puis retourna à sa tâche avec un petit rire de triomphe très-grave.

Les deux heures écoulées, nous avions atteint une profondeur de cinq pieds, et aucun indice de trésor ne se montrait. Nous fîmes une pause générale, et je commençai à espérer que la farce touchait à sa fin. Cependant Legrand, quoique évidemment très-déconcerté, s'essuya le front d'un air pensif et reprit sa bêche. Notre trou occupait déjà toute l'étendue du cercle de quatre pieds de diamètre; nous entamâmes légèrement cette limite, et nous creusâmes encore de deux pieds. Rien n'apparut. Mon chercheur d'or, dont j'avais sérieusement pitié, sauta enfin du trou avec le plus affreux désappointement écrit sur le visage, et se décida, lentement et comme à regret, à reprendre son habit qu'il avait ôté avant de se mettre à l'ouvrage. Pour moi, je me gardai bien de faire aucune remarque. Jupiter, à un signal de son maître, commença à rassembler les outils. Cela fait, et le chien étant démuselé, nous reprîmes notre chemin dans un profond silence.

Nous avions peut-être fait une douzaine de pas, quand Legrand, poussant un terrible juron, sauta sur Jupiter et l'empoigna au collet. Le nègre stupéfait ouvrit les yeux et la bouche dans toute leur ampleur, lâcha les bêches et tomba sur les genoux.

—Scélérat! criait Legrand en faisant siffler les syllabes entre ses dents, infernal noir! gredin de noir!—parle, te dis-je!—réponds-moi à l'instant, et surtout ne prévarique pas!—Quel est, quel est ton œil gauche?

—Ah! miséricorde, massa Will! n'est-ce pas là, pour sûr, mon œil gauche? rugissait Jupiter épouvanté, plaçant sa main sur l'organe droit de la vision, et l'y maintenant avec l'opiniâtreté du désespoir, comme s'il eût craint que son maître ne voulût le lui arracher.

—Je m'en doutais!—je le savais bien! hourra! vociféra Legrand, en lâchant le nègre et en exécutant une série de gambades et de cabrioles, au grand étonnement de son domestique, qui, en se relevant, promenait, sans mot dire, ses regards de son maître à moi et de moi à son maître.

—Allons, il nous faut retourner, dit celui-ci; la partie n'est pas perdue.

Et il reprit son chemin vers le tulipier.

—Jupiter, dit-il quand nous fûmes arrivés au pied de l'arbre, viens ici! Le crâne est-il cloué à la branche avec la face tournée à l'extérieur ou tournée contre la branche?

—La face est tournée à l'extérieur, massa, de sorte que les corbeaux ont pu manger les yeux sans aucune peine.

—Bien. Alors, est-ce par cet œil-ci ou par celui-là que tu as fait couler le scarabée?

Et Legrand touchait alternativement les deux yeux de Jupiter.

—Par cet œil-ci, massa,—par l'œil gauche,—juste comme vous me l'aviez dit.

Et c'était encore son œil droit qu'indiquait le pauvre nègre.

—Allons, allons! il nous faut recommencer.

Alors, mon ami, dans la folie duquel je voyais maintenant, ou croyais voir certains indices de méthode, reporta la cheville qui marquait l'endroit où le scarabée était tombé, à trois pouces vers l'ouest de sa première position. Étalant de nouveau son cordeau du point le plus rapproché du tronc jusqu'à la cheville, comme il avait déjà fait, et continuant à l'étendre en ligne droite à une distance de cinquante pieds, il marqua un nouveau point éloigné de plusieurs yards de l'endroit où nous avions précédemment creusé.

Autour de ce nouveau centre, un cercle fut tracé, un peu plus large que le premier, et nous nous mîmes derechef à jouer de la bêche. J'étais effroyablement fatigué; mais, sans me rendre compte de ce qui occasionnait un changement dans ma pensée, je ne sentais plus une aussi grande aversion pour le labeur qui m'était imposé. Je m'y intéressais inexplicablement; je dirai plus, je me sentais excité. Peut-être y avait-il dans toute l'extravagante conduite de Legrand un certain air délibéré, une certaine allure prophétique qui m'impressionnait moi-même. Je bêchais ardemment et de temps à autre je me surprenais cherchant, pour ainsi dire, des yeux, avec un sentiment qui ressemblait à de l'attente, ce trésor imaginaire dont la vision avait affolé mon infortuné camarade. Dans un de ces moments où ces rêvasseries s'étaient plus singulièrement emparées de moi, et comme nous avions déjà travaillé une heure et demie à peu près, nous fûmes de nouveau interrompus par les violents hurlements du chien. Son inquiétude, dans le premier cas, n'était évidemment que le résultat d'un caprice ou d'une gaieté folle; mais, cette fois, elle prenait un ton plus violent et plus caractérisé. Comme Jupiter s'efforçait de nouveau de le museler, il fit une résistance furieuse, et, bondissant dans le trou, il se mit à gratter frénétiquement la terre avec ses griffes. En quelques secondes, il avait découvert une masse d'ossements humains, formant deux squelettes complets et mêlés de plusieurs boutons de métal, avec quelque chose qui nous parut être de la vieille laine pourrie et émiettée. Un ou deux coups de bêche firent sauter la lame d'un grand couteau espagnol; nous creusâmes encore, et trois ou quatre pièces de monnaie d'or et d'argent apparurent éparpillées.

À cette vue, Jupiter put à peine contenir sa joie, mais la physionomie de son maître exprima un affreux désappointement. Il nous supplia toutefois de continuer nos efforts, et à peine avait-il fini de parler que je trébuchai et tombai en avant; la pointe de ma botte s'était engagée dans un gros anneau de fer qui gisait à moitié enseveli sous un amas de terre fraîche.

Nous nous remîmes au travail avec une ardeur nouvelle; jamais je n'ai passé dix minutes dans une aussi vive exaltation. Durant cet intervalle, nous déterrâmes complètement un coffre de forme oblongue, qui, à en juger par sa parfaite conservation et son étonnante dureté, avait été évidemment soumis à quelque procédé de minéralisation,—peut-être au bichlorure de mercure. Ce coffre avait trois pieds et demi de long, trois de large et deux et demi de profondeur. Il était solidement maintenu par des lames de fer forgé, rivées et formant tout autour une espèce de treillage. De chaque côté du coffre, près du couvercle, étaient trois anneaux de fer, six en tout, au moyen desquels six personnes pouvaient s'en emparer. Tous nos efforts réunis ne réussirent qu'à le déranger légèrement de son lit. Nous vîmes tout de suite l'impossibilité d'emporter un si énorme poids. Par bonheur, le couvercle n'était retenu que par deux verrous que nous fîmes glisser,—tremblants et pantelants d'anxiété. En un instant, un trésor d'une valeur incalculable s'épanouit, étincelant, devant nous. Les rayons des lanternes tombaient dans la fosse, et faisaient jaillir d'un amas confus d'or et de bijoux des éclairs et des splendeurs qui nous éclaboussaient positivement les yeux.

Je n'essayerai pas de décrire les sentiments avec lesquels je contemplais ce trésor. La stupéfaction, comme on peut le supposer, dominait tous les autres. Legrand paraissait épuisé par son excitation même, et ne prononça que quelques paroles. Quant à Jupiter, sa figure devint aussi mortellement pâle que cela est possible à une figure de nègre. Il semblait stupéfié, foudroyé. Bientôt il tomba sur ses genoux dans la fosse, et plongeant ses bras nus dans l'or jusqu'au coude, il les y laissa longtemps, comme s'il jouissait des voluptés d'un bain. Enfin, il s'écria avec un profond soupir, comme se parlant à lui-même:

—Et tout cela vient du scarabée d'or? Le joli scarabée d'or! le pauvre petit scarabée d'or que j'injuriais, que je calomniais! N'as-tu pas honte de toi, vilain nègre?—hein, qu'as-tu à répondre?

Il fallut que je réveillasse, pour ainsi dire, le maître et le valet, et que je leur fisse comprendre qu'il y avait urgence à emporter le trésor. Il se faisait tard, et il nous fallait déployer quelque activité, si nous voulions que tout fût en sûreté chez nous avant le jour. Nous ne savions quel parti prendre, et nous perdions beaucoup de temps en délibérations, tant nous avions les idées en désordre. Finalement nous allégeâmes le coffre en enlevant les deux tiers de son contenu, et nous pûmes enfin, mais non sans peine encore, l'arracher de son trou. Les objets que nous en avions tirés furent déposés parmi les ronces, et confiés à la garde du chien, à qui Jupiter enjoignit strictement de ne bouger sous aucun prétexte, et de ne pas même ouvrir la bouche jusqu'à notre retour. Alors, nous nous mîmes précipitamment en route avec le coffre, nous atteignîmes la hutte sans accident, mais après une fatigue effroyable et à une heure du matin. Épuisés comme nous l'étions, nous ne pouvions immédiatement nous remettre à la besogne, c'eût été dépasser les forces de la nature. Nous nous reposâmes jusqu'à deux heures, puis nous soupâmes; enfin nous nous remîmes en route pour les montagnes, munis de trois gros sacs que nous trouvâmes par bonheur dans la hutte. Nous arrivâmes un peu avant quatre heures à notre fosse, nous nous partageâmes aussi également que possible le reste du butin, et, sans nous donner la peine de combler le trou, nous nous remîmes en marche vers notre case, où nous déposâmes pour la seconde fois nos précieux fardeaux, juste comme les premières bandes de l'aube apparaissaient à l'est, au-dessus de la cime des arbres.

Nous étions absolument brisés; mais la profonde excitation actuelle nous refusa le repos. Après un sommeil inquiet de trois ou quatre heures, nous nous levâmes, comme si nous nous étions concertés, pour procéder à l'examen du trésor.

Le coffre avait été rempli jusqu'aux bords, et nous passâmes toute la journée et la plus grande partie de la nuit suivante à inventorier son contenu. On n'y avait mis aucune espèce d'ordre ni d'arrangement; tout y avait été empilé pêle-mêle. Quand nous eûmes fait soigneusement un classement général, nous nous trouvâmes en possession d'une fortune qui dépassait tout ce que nous avions supposé. Il y avait en espèces plus de 450 000 dollars,—en estimant la valeur des pièces aussi rigoureusement que possible d'après les tables de l'époque. Dans tout cela, pas une parcelle d'argent. Tout était en or de vieille date et d'une grande variété: monnaies française, espagnole et allemande, quelques guinées anglaises, et quelques jetons dont nous n'avions jamais vu aucun modèle. Il y avait plusieurs pièces de monnaie, très-grandes et très-lourdes, mais si usées, qu'il nous fut impossible de déchiffrer les inscriptions. Aucune monnaie américaine. Quant à l'estimation des bijoux, ce fut une affaire un peu plus difficile. Nous trouvâmes des diamants, dont quelques-uns très beaux et d'une grosseur singulière,—en tout, cent dix, dont pas un n'était petit; dix-huit rubis d'un éclat remarquable; trois cent dix émeraudes toutes très-belles; vingt et un saphirs et une opale. Toutes ces pierres avaient été arrachées de leurs montures et jetées pêle-mêle dans le coffre. Quant aux montures elles-mêmes, dont nous fîmes une catégorie distincte de l'autre or, elles paraissaient avoir été broyées à coups de marteau comme pour rendre toute reconnaissance impossible. Outre tout cela, il y avait une énorme quantité d'ornements en or massif;—près de deux cents bagues ou boucles d'oreilles massives; de belles chaînes, au nombre de trente, si j'ai bonne mémoire; quatre-vingt-trois crucifix très-grands et très-lourds; cinq encensoirs d'or d'un grand prix; un gigantesque bol à punch en or, orné de feuilles de vigne et de figures de bacchantes largement ciselées; deux poignées d'épées merveilleusement travaillées, et une foule d'autres articles plus petits et dont j'ai perdu le souvenir. Le poids de toutes ces valeurs dépassait trois cent cinquante livres; et dans cette estimation j'ai omis cent quatre-vingt dix-sept montres d'or superbes, dont trois valaient chacune cinq cents dollars. Plusieurs étaient très-vieilles, et sans aucune valeur comme pièces d'horlogerie, les mouvements ayant plus ou moins souffert de l'action corrosive de la terre; mais toutes étaient magnifiquement ornées de pierreries, et les boîtes étaient d'un grand prix. Nous évaluâmes cette nuit le contenu total du coffre à un million et demi de dollars; et, lorsque plus tard nous disposâmes des bijoux et des pierreries,—après en avoir gardé quelques-uns pour notre usage personnel,—nous trouvâmes que nous avions singulièrement sous-évalué le trésor.

Lorsque nous eûmes enfin terminé notre inventaire et que notre terrible exaltation fut en grande partie apaisée, Legrand, qui voyait que je mourais d'impatience de posséder la solution de cette prodigieuse énigme, entra dans un détail complet de toutes les circonstances qui s'y rapportaient.

—Vous vous rappelez, dit-il, le soir où je vous fis passer la grossière esquisse que j'avais faite du scarabée. Vous vous souvenez aussi que je fus passablement choqué de votre insistance à me soutenir que mon dessin ressemblait à une tête de mort. La première fois que vous lâchâtes cette assertion, je crus que vous plaisantiez; ensuite je me rappelai les taches particulières sur le dos de l'insecte, et je reconnus en moi-même que votre remarque avait en somme quelque fondement. Toutefois, votre ironie à l'endroit de mes facultés graphiques m'irritait, car on me regarde comme un artiste fort passable; aussi, quand vous me tendîtes le morceau de parchemin, j'étais au moment de le froisser avec humeur et de le jeter dans le feu.

—Vous voulez parler du morceau de papier, dis-je.

—Non, cela avait toute l'apparence du papier, et, moi-même, j'avais d'abord supposé que c'en était; mais, quand je voulus dessiner dessus, je découvris tout de suite que c'était un morceau de parchemin très-mince. Il était fort sale, vous vous le rappelez. Au moment même où j'allais le chiffonner, mes yeux tombèrent sur le dessin que vous aviez regardé, et vous pouvez concevoir quel fut mon étonnement quand j'aperçus l'image positive d'une tête de mort à l'endroit même où j'avais cru dessiner un scarabée. Pendant un moment, je me sentis trop étourdi pour penser avec rectitude. Je savais que mon croquis différait de ce nouveau dessin par tous ses détails, bien qu'il y eût une certaine analogie dans le contour général. Je pris alors une chandelle, et, m'asseyant à l'autre bout de la chambre, je procédai à une analyse plus attentive du parchemin. En le retournant, je vis ma propre esquisse sur le revers, juste comme je l'avais faite. Ma première impression fut simplement de la surprise; il y avait une analogie réellement remarquable dans le contour, et c'était une coïncidence singulière que ce fait de l'image d'un crâne, inconnue à moi, occupant l'autre côté du parchemin immédiatement au-dessous de mon dessin du scarabée,—et d'un crâne qui ressemblait si exactement à mon dessin, non seulement par le contour, mais aussi par la dimension. Je dis que la singularité de cette coïncidence me stupéfia positivement pour un instant. C'est l'effet ordinaire de ces sortes de coïncidences. L'esprit s'efforce d'établir un rapport, une liaison de cause à effet,—et, se trouvant impuissant à y réussir, subit une espèce de paralysie momentanée. Mais, quand je revins de cette stupeur, je sentis luire en moi par degrés une conviction qui me frappa bien autrement encore que cette coïncidence. Je commençai à me rappeler distinctement, positivement, qu'il n'y avait aucun dessin sur le parchemin quand j'y fis mon croquis du scarabée. J'en acquis la parfaite certitude; car je me souvins de l'avoir tourné et retourné en cherchant l'endroit le plus propre. Si le crâne avait été visible, je l'aurais infailliblement remarqué. Il y avait réellement là un mystère que je me sentais incapable de débrouiller; mais, dès ce moment même, il me sembla voir prématurément poindre une faible lueur dans les régions les plus profondes et les plus secrètes de mon entendement, une espèce de ver luisant intellectuel, une conception embryonnaire de la vérité, dont notre aventure de l'autre nuit nous a fourni une si splendide démonstration. Je me levai décidément, et serrant soigneusement le parchemin, je renvoyai toute réflexion ultérieure jusqu'au moment où je pourrais être seul.

«Quand vous fûtes parti et quand Jupiter fut bien endormi, je me livrai à une investigation un peu plus méthodique de la chose. Et d'abord je voulus comprendre de quelle manière ce parchemin était tombé dans mes mains. L'endroit où nous découvrîmes le scarabée était sur la côte du continent, à un mille environ à l'est de l'île, mais à une petite distance au-dessus du niveau de la marée haute. Quand je m'en emparai, il me mordit cruellement, et je le lâchai. Jupiter, avec sa prudence accoutumée, avant de prendre l'insecte, qui s'était envolé de son côté, chercha autour de lui une feuille ou quelque chose d'analogue, avec quoi il pût s'en emparer. Ce fut en ce moment que ses yeux et les miens tombèrent sur le morceau de parchemin, que je pris alors pour du papier. Il était à moitié enfoncé dans le sable, avec un coin en l'air. Près de l'endroit où nous le trouvâmes, j'observai les restes d'une coque de grande embarcation, autant du moins que j'en pus juger. Ces débris de naufrage étaient là probablement depuis longtemps, car à peine pouvait-on y trouver la physionomie d'une charpente de bateau.

«Jupiter ramassa donc le parchemin, enveloppa l'insecte et me le donna. Peu de temps après, nous reprîmes le chemin de la hutte, et nous rencontrâmes le lieutenant G... Je lui montrai l'insecte, et il me pria de lui permettre de l'emporter au fort. J'y consentis, et il le fourra dans la poche de son gilet sans le parchemin qui lui servait d'enveloppe, et que je tenais toujours à la main pendant qu'il examinait le scarabée. Peut-être eut-il peur que je ne changeasse d'avis, et jugea-t-il prudent de s'assurer d'abord de sa prise; vous savez qu'il est fou d'histoire naturelle et de tout ce qui s'y rattache. Il est évident qu'alors, sans y penser, j'ai remis le parchemin dans ma poche.

«Vous vous rappelez que, lorsque je m'assis à la table pour faire un croquis du scarabée, je ne trouvai pas de papier à l'endroit où on le met ordinairement. Je regardai dans le tiroir, il n'y en avait point. Je cherchai dans mes poches, espérant trouver une vieille lettre, quand mes doigts rencontrèrent le parchemin. Je vous détaille minutieusement toute la série de circonstances qui l'ont jeté dans mes mains; car toutes ces circonstances ont singulièrement frappé mon esprit.

«Sans aucun doute, vous me considérerez comme un rêveur,—mais j'avais déjà établi une espèce de connexion. J'avais uni deux anneaux d'une grande chaîne. Un bateau échoué à la côte, et non loin de ce bateau un parchemin,—non pas un papier,—portant l'image d'un crâne. Vous allez naturellement me demander où est le rapport? Je répondrai que le crâne ou la tête de mort est l'emblème bien connu des pirates. Ils ont toujours, dans tous leurs engagements, hissé le pavillon à tête de mort.

«Je vous ai dit que c'était un morceau de parchemin et non pas de papier. Le parchemin est une chose durable, presque impérissable. On confie rarement au parchemin des documents d'une minime importance, puisqu'il répond beaucoup moins bien que le papier aux besoins ordinaires de l'écriture et du dessin. Cette réflexion m'induisit à penser qu'il devait y avoir dans la tête de mort quelque rapport, quelque sens singulier. Je ne faillis pas non plus à remarquer la forme du parchemin. Bien que l'un des coins eût été détruit par quelque accident, on voyait bien que la forme primitive était oblongue. C'était donc une de ces bandes qu'on choisit pour écrire, pour consigner un document important, une note qu'on veut conserver longtemps et soigneusement.

—Mais, interrompis-je, vous dites que le crâne n'était pas sur le parchemin quand vous y dessinâtes le scarabée. Comment donc pouvez-vous établir un rapport entre le bateau et le crâne,—puisque ce dernier, d'après votre propre aveu, a dû être dessiné—Dieu sait comment ou par qui!—postérieurement à votre dessin du scarabée?

—Ah! c'est là-dessus que roule tout le mystère; bien que j'aie eu comparativement peu de peine à résoudre ce point de l'énigme. Ma marche était sûre, et ne pouvait me conduire qu'à un seul résultat. Je raisonnais ainsi, par exemple: quand je dessinai mon scarabée, il n'y avait pas trace de crâne sur le parchemin; quand j'eus fini mon dessin, je vous le fis passer, et je ne vous perdis pas de vue que vous ne me l'eussiez rendu. Conséquemment ce n'était pas vous qui aviez dessiné le crâne, et il n'y avait là aucune autre personne pour le faire. Il n'avait donc pas été créé par l'action humaine; et cependant, il était là, sous mes yeux!

«Arrivé à ce point de mes réflexions, je m'appliquai à me rappeler et je me rappelai en effet, et avec une parfaite exactitude, tous les incidents survenus dans l'intervalle en question. La température était froide,—oh! l'heureux, le rare accident!—et un bon feu flambait dans la cheminée. J'étais suffisamment réchauffé par l'exercice, et je m'assis près de la table. Vous, cependant, vous aviez tourné votre chaise tout près de la cheminée. Juste au moment où je vous mis le parchemin dans la main, et comme vous alliez l'examiner, Wolf, mon terre-neuve, entra et vous sauta sur les épaules. Vous le caressiez avec la main gauche, et vous cherchiez à l'écarter, en laissant tomber nonchalamment votre main droite, celle qui tenait le parchemin, entre vos genoux et tout près du feu. Je crus un moment que la flamme allait l'atteindre, et j'allais vous dire de prendre garde; mais avant que j'eusse parlé vous l'aviez retiré, et vous vous étiez mis à l'examiner. Quand j'eus bien considéré toutes ces circonstances, je ne doutai pas un instant que la chaleur n'eût été l'agent qui avait fait apparaître sur le parchemin le crâne dont je voyais l'image. Vous savez bien qu'il y a—il y en a eu de tout temps—des préparations chimiques, au moyen desquelles on peut écrire sur du papier ou sur du vélin des caractères qui ne deviennent visibles que lorsqu'ils sont soumis à l'action du feu. On emploie quelquefois le safre, digéré dans l'eau régale et délayé dans quatre fois son poids d'eau; il en résulte une teinte verte. Le régule de cobalt dissous dans l'esprit de nitre donne une couleur rouge. Ces couleurs disparaissent plus ou moins longtemps après que la substance sur laquelle on a écrit s'est refroidie, mais reparaissent à volonté par application nouvelle de la chaleur.

«J'examinai alors la tête de mort avec le plus grand soin. Les contours extérieurs, c'est-à-dire les plus rapprochés du bord du vélin, étaient beaucoup plus distincts que les autres. Évidemment l'action du calorique avait été imparfaite ou inégale. J'allumai immédiatement du feu, et je soumis chaque partie du parchemin à une chaleur brûlante. D'abord, cela n'eut d'autre effet que de renforcer les lignes un peu pâles du crâne; mais, en continuant l'expérience, je vis apparaître, dans un coin de la bande, au coin diagonalement opposé à celui où était tracée la tête de mort, une figure que je supposai d'abord être celle d'une chèvre. Mais un examen plus attentif me convainquit qu'on avait voulu représenter un chevreau.

—Ah! ah! dis-je, je n'ai certes pas le droit de me moquer de vous;—un million et demi de dollars! c'est chose trop sérieuse pour qu'on en plaisante;—mais vous n'allez pas ajouter un troisième anneau à votre chaîne; vous ne trouverez aucun rapport spécial entre vos pirates et une chèvre;—les pirates, vous le savez, n'ont rien à faire avec les chèvres.—Cela regarde les fermiers.

—Mais je viens de vous dire que l'image n'était pas celle d'une chèvre.

—Bon! va pour un chevreau; c'est presque la même chose.

—Presque, mais pas tout à fait, dit Legrand.—Vous avez entendu parler peut-être d'un certain capitaine Kidd. Je considérai tout de suite la figure de cet animal comme une espèce de signature logogriphique ou hiéroglyphique (kid, chevreau). Je dis signature, parce que la place qu'elle occupait sur le vélin suggérait naturellement cette idée. Quant à la tête de mort placée au coin diagonalement opposé, elle avait l'air d'un sceau, d'une estampille. Mais je fus cruellement déconcerté par l'absence du reste,—du corps même de mon document rêvé,—du texte de mon contexte.

—Je présume que vous espériez trouver une lettre entre le timbre et la signature.

—Quelque chose comme cela. Le fait est que je me sentais comme irrésistiblement pénétré du pressentiment d'une immense bonne fortune imminente. Pourquoi? Je ne saurais trop le dire. Après tout, peut-être était-ce plutôt un désir qu'une croyance positive;—mais croiriez-vous que le dire absurde de Jupiter, que le scarabée était en or massif, a eu une influence remarquable sur mon imagination? Et puis cette série d'accidents et de coïncidences était vraiment si extraordinaire! Avez-vous remarqué tout ce qu'il y a de fortuit là-dedans? Il a fallu que tous ces événements arrivassent le seul jour de toute l'année où il a pu faire assez froid pour nécessiter du feu; et, sans ce feu et sans l'intervention du chien au moment précis où il a paru, je n'aurais jamais eu connaissance de la tête de mort et n'aurais jamais possédé ce trésor.

—Allez, allez, je suis sur des charbons.

—Eh bien, vous avez donc connaissance d'une foule d'histoires qui courent, de mille rumeurs vagues relatives aux trésors enfouis quelque part sur la côte de l'Atlantique, par Kidd et ses associés? En somme, tous ces bruits devaient avoir quelque fondement. Et si ces bruits duraient depuis si longtemps et avec tant de persistance, cela ne pouvait, selon moi, tenir qu'à un fait, c'est que le trésor enfoui était resté enfoui. Si Kidd avait caché son butin pendant un certain temps et l'avait ensuite repris, ces rumeurs ne seraient pas sans doute venues jusqu'à nous sous leur forme actuelle et invariable. Remarquez que les histoires en question roulent toujours sur des chercheurs et jamais sur des trouveurs de trésors. Si le pirate avait repris son argent, l'affaire en serait restée là. Il me semblait que quelque accident, par exemple la perte de la note qui indiquait l'endroit précis, avait dû le priver des moyens de le recouvrer. Je supposais que cet accident était arrivé à la connaissance de ses compagnons, qui autrement n'auraient jamais su qu'un trésor avait été enfoui, et qui, par leurs recherches infructueuses, sans guide et sans notes positives, avaient donné naissance à cette rumeur universelle et à ces légendes aujourd'hui si communes. Avez-vous jamais entendu parler d'un trésor important qu'on aurait déterré sur la côte?

—Jamais.

—Or, il est notoire que Kidd avait accumulé d'immenses richesses. Je considérais donc comme chose sûre que la terre les gardait encore; et vous ne vous étonnerez pas quand je vous dirai que je sentais en moi une espérance,—une espérance qui montait presque à la certitude;—c'est que le parchemin, si singulièrement trouvé, contiendrait l'indication disparue du lieu où avait été fait le dépôt.

—Mais comment avez-vous fait?

—J'exposai de nouveau le vélin au feu, après avoir augmenté la chaleur; mais rien ne parut. Je pensai que la couche de crasse pouvait bien être pour quelque chose dans cet insuccès; aussi je nettoyai soigneusement le parchemin en versant de l'eau chaude dessus, puis je le plaçai dans une casserole de fer-blanc, le crâne en dessous, et je posai la casserole sur un réchaud de charbons allumés. Au bout de quelques minutes, la casserole étant parfaitement chauffée, je retirai la bande de vélin, et je m'aperçus, avec une joie inexprimable, qu'elle était mouchetée en plusieurs endroits de signes qui ressemblaient à des chiffres rangés en lignes. Je replaçai la chose dans la casserole, et l'y laissai encore une minute, et, quand je l'en retirai, elle était juste comme vous allez la voir.

Ici, Legrand, ayant de nouveau chauffé le vélin, le soumit à mon examen. Les caractères suivants apparaissaient en rouge, grossièrement tracés entre la tête de mort et le chevreau:

53‡‡+305))6*;4826)4‡.)4‡);806*;48+8¶60))85;1‡
(;:‡*8+83(88)5*+;46(;88*96*?;8)*‡(;485);5*+2:*‡(;4956*2(5*—4)
8¶8*;4069285);)6+8)4‡‡1(‡9;48081;8:8‡1;48+85;4)485+528806*81
(‡9;48;(88;4(‡?34;48)4‡;161;:188;‡?;

—Mais, dis-je, en lui tendant la bande de vélin, je n'y vois pas plus clair. Si tous les trésors de Golconde devaient être pour moi le prix de la solution de cette énigme, je serais parfaitement sûr de ne pas les gagner.

—Et cependant, dit Legrand, la solution n'est certainement pas aussi difficile qu'on se l'imaginerait au premier coup d'œil. Ces caractères, comme chacun pourrait le deviner facilement, forment un chiffre, c'est-à-dire qu'ils présentent un sens; mais, d'après ce que nous savons de Kidd, je ne devais pas le supposer capable de fabriquer un échantillon de cryptographie bien abstruse. Je jugeai donc tout d'abord que celui-ci était d'une espèce simple,—tel cependant qu'à l'intelligence grossière du marin il dût paraître absolument insoluble sans la clef.

—Et vous l'avez résolu, vraiment?

—Très-aisément; j'en ai résolu d'autres dix mille fois plus compliqués. Les circonstances et une certaine inclination d'esprit m'ont amené à prendre intérêt à ces sortes d'énigmes, et il est vraiment douteux que l'ingéniosité humaine puisse créer une énigme de ce genre dont l'ingéniosité humaine ne vienne à bout par une application suffisante. Aussi, une fois que j'eus réussi à établir une série de caractères lisibles, je daignai à peine songer à la difficulté d'en dégager la signification.

«Dans le cas actuel,—et, en somme, dans tous les cas d'écriture secrète,—la première question à vider, c'est la langue du chiffre: car les principes de solution, particulièrement quand il s'agit des chiffres les plus simples, dépendent du génie de chaque idiome, et peuvent être modifiés. En général, il n'y a pas d'autre moyen que d'essayer successivement, en se dirigeant suivant les probabilités, toutes les langues qui vous sont connues jusqu'à ce que vous ayez trouvé la bonne. Mais, dans le chiffre qui nous occupe, toute difficulté à cet égard était résolue par la signature. Le rébus sur le mot Kidd n'est possible que dans la langue anglaise. Sans cette circonstance, j'aurais commencé mes essais par l'espagnol et le français, comme étant les langues dans lesquelles un pirate des mers espagnoles aurait dû le plus naturellement enfermer un secret de cette nature. Mais, dans le cas actuel, je présumai que le cryptogramme était anglais.

«Vous remarquez qu'il n'y a pas d'espaces entre les mots. S'il y avait eu des espaces, la tâche eût été singulièrement plus facile. Dans ce cas, j'aurais commencé par faire une collation et une analyse des mots les plus courts, et, si j'avais trouvé, comme cela est toujours probable, un mot d'une seule lettre, a ou I (un, je) par exemple, j'aurais considéré la solution comme assurée. Mais, puisqu'il n'y avait pas d'espaces, mon premier devoir était de relever les lettres prédominantes, ainsi que celles qui se rencontraient le plus rarement. Je les comptai toutes, et je dressai la table que voici:

Le caractère 8 se trouve 33 fois.

Le caractère; se trouve 26 fois.

Le caractère 4 se trouve 19 fois.

Le ‡ et) se trouvent 16 fois.

Le caractère * se trouve 13 fois.

Le caractère 5 se trouve 12 fois.

Le caractère 6 se trouve 11 fois.

Le + et 1 se trouvent 8 fois.

Le caractère 0 se trouve 6 fois.

Le 9 et 2 se trouvent 5 fois.

Le: et 3 se trouvent 4 fois.

Le caractère? se trouve 3 fois.

Le caractère ¶ se trouve 2 fois.

Le—et. se trouvent 1 fois.

«Or, la lettre qui se rencontre le plus fréquemment en anglais est e. Les autres lettres se succèdent dans cet ordre: a o i d h n r s t u y c f g l m w b k p q x z. E prédomine si singulièrement, qu'il est très-rare de trouver une phrase d'une certaine longueur dont il ne soit pas le caractère principal.

«Nous avons donc, tout en commençant, une base d'opérations qui donne quelque chose de mieux qu'une conjecture. L'usage général qu'on peut faire de cette table est évident; mais, pour ce chiffre particulier, nous ne nous en servirons que très-médiocrement. Puisque notre caractère dominant est 8, nous commencerons par le prendre pour l'e de l'alphabet naturel. Pour vérifier cette supposition, voyons si le 8 se rencontre souvent double; car l'e se redouble très-fréquemment en anglais, comme par exemple dans les mots: meet, fleet, speed, seen, been, agree, etc. Or, dans le cas présent, nous voyons qu'il n'est pas redoublé moins de cinq fois, bien que le cryptogramme soit très-court.

«Donc 8 représentera e. Maintenant, de tous les mots de la langue, the est le plus utilisé; conséquemment, il nous faut voir si nous ne trouverons pas répétée plusieurs fois la même combinaison de trois caractères, ce 8 étant le dernier des trois. Si nous trouvons des répétitions de ce genre, elles représenteront très-probablement le mot the. Vérification faite, nous n'en trouvons pas moins de 7; et les caractères sont;48. Nous pouvons donc supposer que ; représente t, que 4 représente h, et que 8 représente e,—la valeur du dernier se trouvant ainsi confirmée de nouveau. Il y a maintenant un grand pas de fait.

«Nous n'avons déterminé qu'un mot, mais ce seul mot nous permet d'établir un point beaucoup plus important, c'est-à-dire les commencements et les terminaisons d'autres mots. Voyons, par exemple, l'avant-dernier cas où se présente la combinaison;48, presque à la fin du chiffre. Nous savons que le ; qui vient immédiatement après est le commencement d'un mot, et des six caractères qui suivent ces the, nous n'en connaissons pas moins de cinq. Remplaçons donc ces caractères par les lettres qu'ils représentent, en laissant un espace pour l'inconnu:

t eeth.

«Nous devons tout d'abord écarter le th comme ne pouvant pas faire partie du mot qui commence par le premier t, puisque nous voyons, en essayant successivement toutes les lettres de l'alphabet pour combler la lacune, qu'il est impossible de former un mot dont ce th puisse faire partie. Réduisons donc nos caractères à:

t ee,

et reprenant de nouveau tout l'alphabet, s'il le faut, nous concluons au mot tree (arbre), comme à la seule version possible. Nous gagnons ainsi une nouvelle lettre, r, représentée par (, plus deux mots juxtaposés, the tree (l'arbre).

«Un peu plus loin, nous retrouvons la combinaison;48, et nous nous en servons comme de terminaison à ce qui précède immédiatement. Cela nous donne l'arrangement suivant:

the tree; 4(‡?34 the,

ou, en substituant les lettres naturelles aux caractères que nous connaissons,

the tree thr‡? 3 h the.

Maintenant, si aux caractères inconnus nous substituons des blancs ou des points, nous aurons:

the tree thr... h the,

et le mot through (par, à travers) se dégage pour ainsi dire de lui-même. Mais cette découverte nous donne trois lettres de plus, o, u et g, représentées par ‡,? et 3.

«Maintenant, cherchons attentivement dans le cryptogramme des combinaisons de caractères connus, et nous trouverons, non loin du commencement, l'arrangement suivant:

83(88, ou egree,

qui est évidemment la terminaison du mot degree (degré), et qui nous livre encore une lettre d représentée par +.

«Quatre lettres plus loin que ce mot degree, nous trouvons la combinaison:

;46(;88,

dont nous traduisons les caractères connus et représentons l'inconnu par un point; cela nous donne:

th. rtee*,

arrangement qui nous suggère immédiatement le mot thirteen (treize), et nous fournit deux lettres nouvelles, i et n, représentées par 6 et *.

«Reportons-nous maintenant au commencement du cryptogramme, nous trouvons la combinaison:

53‡‡+.

«Traduisant comme nous avons déjà fait, nous obtenons

.good,

ce qui nous montre que la première lettre est un a, et que les deux premiers mots sont a good (un bon, une bonne).

«Il serait temps maintenant, pour éviter toute confusion, de disposer toutes nos découvertes sous forme de table. Cela nous fera un commencement de clef:

5 représente a

+ représente d

8 représente e

3 représente g

4 représente h

6 représente i

* représente n

‡ représente o

(représente r

; représente t

? représente u

Ainsi, nous n'avons pas moins de onze des lettres les plus importantes, et il est inutile que nous poursuivions la solution à travers tous ses détails. Je vous en ai dit assez pour vous convaincre que des chiffres de cette nature sont faciles à résoudre, et pour vous donner un aperçu de l'analyse raisonnée qui sert à les débrouiller. Mais tenez pour certain que le spécimen que nous avons sous les yeux appartient à la catégorie la plus simple de la cryptographie. Il ne me reste plus qu'à vous donner la traduction complète du document, comme si nous avions déchiffré successivement tous les caractères. La voici:

A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat forty-one degrees and thirteen minutes northeast and by north main branch seventh limb east side shoot from the left eye of the death's-head a bee-line from the tree through the shot fifty feet out.

(Un bon verre dans l'hostel de l'évêque dans la chaise du diable quarante et un degrés et treize minutes nord-est quart de nord principale tige septième branche côté est lâchez de l'œil gauche de la tête de mort une ligne d'abeille de l'arbre à travers la balle cinquante pieds au large.)

—Mais, dis-je, l'énigme me paraît d'une qualité tout aussi désagréable qu'auparavant. Comment peut-on tirer un sens quelconque de tout ce jargon de chaise du diable, de tête de mort et d'hostel de l'évêque?

—Je conviens, répliqua Legrand, que l'affaire a l'air encore passablement sérieux, quand on y jette un simple coup d'œil. Mon premier soin fut d'essayer de retrouver dans la phrase les divisions naturelles qui étaient dans l'esprit de celui qui l'écrivit.

—De la ponctuer, voulez-vous dire?

—Quelque chose comme cela.

—Mais comment diable avez-vous fait?

—Je réfléchis que l'écrivain s'était fait une loi d'assembler les mots sans aucune division, espérant rendre ainsi la solution plus difficile. Or, un homme qui n'est pas excessivement fin sera presque toujours enclin, dans une pareille tentative, à dépasser la mesure. Quand, dans le cours de sa composition, il arrive à une interruption de sens qui demanderait naturellement une pause ou un point, il est fatalement porté à serrer les caractères plus que d'habitude. Examinez ce manuscrit, et vous découvrirez facilement cinq endroits de ce genre où il y a pour ainsi dire encombrement de caractères. En me dirigeant d'après cet indice j'établis la division suivante:

A good glass in the bishop's hostel in the devil's seat—forty-one degrees and thirteen minutes—northeast and by north—main branch seventh limb east side—shoot from the left eye of the death's-head—a bee line from the tree through the shot fifty feet out.

(Un bon verre dans l'hostel de l'évêque dans la chaise du diable—quarante et un degrés et treize minutes—nord-est quart de nord—principale tige septième branche côté est—lâchez de l'œil gauche de la tête de mort—une ligne d'abeille de l'arbre à travers la balle cinquante pieds au large.)

—Malgré votre division, dis-je, je reste toujours dans les ténèbres.

—J'y restai moi-même pendant quelques jours, répliqua Legrand. Pendant ce temps, je fis force recherches dans le voisinage de l'île de Sullivan sur un bâtiment qui devait s'appeler l'Hôtel de l'Évêque, car je ne m'inquiétai pas de la vieille orthographe du mot hostel. N'ayant trouvé aucun renseignement à ce sujet, j'étais sur le point d'étendre la sphère de mes recherches et de procéder d'une manière plus systématique, quand, un matin, je m'avisai tout à coup que ce Bishop's hostel pouvait bien avoir rapport à une vieille famille du nom de Bessop, qui, de temps immémorial, était en possession d'un ancien manoir à quatre milles environ au nord de l'île. J'allai donc à la plantation, et je recommençai mes questions parmi les plus vieux nègres de l'endroit. Enfin, une des femmes les plus âgées me dit qu'elle avait entendu parler d'un endroit comme Bessop's castle (château de Bessop), et qu'elle croyait bien pouvoir m'y conduire, mais que ce n'était ni un château, ni une auberge, mais un grand rocher.

«Je lui offris de la bien payer pour sa peine, et, après quelque hésitation, elle consentit à m'accompagner jusqu'à l'endroit précis. Nous le découvrîmes sans trop de difficulté, je la congédiai, et commençai à examiner la localité. Le château consistait en un assemblage irrégulier de pics et de rochers, dont l'un était aussi remarquable par sa hauteur que par son isolement et sa configuration quasi artificielle. Je grimpai au sommet, et, là, je me sentis fort embarrassé de ce que j'avais désormais à faire.

«Pendant que j'y rêvais, mes yeux tombèrent sur une étroite saillie dans la face orientale du rocher, à un yard environ au-dessous de la pointe où j'étais placé. Cette saillie se projetait de dix-huit pouces à peu près, et n'avait guère plus d'un pied de large; une niche creusée dans le pic juste au-dessus lui donnait une grossière ressemblance avec les chaises à dos concave dont se servaient nos ancêtres. Je ne doutai pas que ce ne fût la chaise du Diable dont il était fait mention dans le manuscrit, et il me sembla que je tenais désormais tout le secret de l'énigme.

«Le bon verre, je le savais, ne pouvait pas désigner autre chose qu'une longue-vue; car nos marins emploient rarement le mot glass dans un autre sens. Je compris tout de suite qu'il fallait ici se servir d'une longue-vue, en se plaçant à un point de vue défini et n'admettant aucune variation. Or, les phrases: quarante et un degrés et treize minutes, et nord-est quart de nord,—je n'hésitai pas un instant à le croire,—devaient donner la direction pour pointer la longue-vue. Fortement remué par toutes ces découvertes, je me précipitai chez moi, je me procurai une longue-vue, et je retournai au rocher.

«Je me laissai glisser sur la corniche, et je m'aperçus qu'on ne pouvait s'y tenir assis que dans une certaine position. Ce fait confirma ma conjecture. Je pensai alors à me servir de la longue-vue. Naturellement, les quarante et un degrés et treize minutes ne pouvaient avoir trait qu'à l'élévation au-dessus de l'horizon sensible, puisque la direction horizontale était clairement indiquée par les mots nord-est quart de nord. J'établis cette direction au moyen d'une boussole de poche; puis, pointant, aussi juste que possible par approximation, ma longue-vue à un angle de quarante et un degrés d'élévation, je la fis mouvoir avec précaution de haut en bas et de bas en haut, jusqu'à ce que mon attention fût arrêtée par une espèce de trou circulaire ou de lucarne dans le feuillage d'un grand arbre qui dominait tous ses voisins dans l'étendue visible. Au centre de ce trou, j'aperçus un point blanc, mais je ne pus pas tout d'abord distinguer ce que c'était. Après avoir ajusté le foyer de ma longue-vue, je regardai de nouveau, et je m'assurai enfin que c'était un crâne humain.

«Après cette découverte qui me combla de confiance, je considérai l'énigme comme résolue; car la phrase: principale tige, septième branche, côté est, ne pouvait avoir trait qu'à la position du crâne sur l'arbre, et celle-ci: lâchez de l'œil gauche de la tête de mort, n'admettait aussi qu'une interprétation, puisqu'il s'agissait de la recherche d'un trésor enfoui. Je compris qu'il fallait laisser tomber une balle de l'œil gauche du crâne et qu'une ligne d'abeille, ou, en d'autres termes, une ligne droite, partant du point le plus rapproché du tronc, et s'étendant, à travers la balle, c'est-à-dire à travers le point où tomberait la balle, indiquerait l'endroit précis,—et sous cet endroit je jugeai qu'il était pour le moins possible qu'un dépôt précieux fût encore enfoui.

—Tout cela, dis-je, est excessivement clair, et tout à la fois ingénieux, simple et explicite. Et, quand vous eûtes quitté l'Hôtel de l'Évêque, que fîtes-vous?

—Mais, ayant soigneusement noté mon arbre, sa forme et sa position, je retournai chez moi. À peine eus-je quitté la chaise du Diable, que le trou circulaire disparut, et, de quelque côté que je me tournasse, il me fut désormais impossible de l'apercevoir. Ce qui me paraît le chef-d'œuvre de l'ingéniosité dans toute cette affaire, c'est ce fait (car j'ai répété l'expérience et me suis convaincu que c'est un fait), que l'ouverture circulaire en question n'est visible que d'un seul point, et cet unique point de vue, c'est l'étroite corniche sur le flanc du rocher.

«Dans cette expédition à l'Hôtel de l'Évêque j'avais été suivi par Jupiter, qui observait sans doute depuis quelques semaines mon air préoccupé, et mettait un soin particulier à ne pas me laisser seul. Mais, le jour suivant, je me levai de très-grand matin, je réussis à lui échapper, et je courus dans les montagnes à la recherche de mon arbre. J'eus beaucoup de peine à le trouver. Quand je revins chez moi à la nuit, mon domestique se disposait à me donner la bastonnade. Quant au reste de l'aventure, vous êtes, je présume, aussi bien renseigné que moi.

—Je suppose, dis-je, que, lors de nos premières fouilles, vous aviez manqué l'endroit par suite de la bêtise de Jupiter, qui laissa tomber le scarabée par l'œil droit du crâne au lieu de le laisser filer par l'œil gauche.

—Précisément. Cette méprise faisait une différence de deux pouces et demi environ relativement à la balle, c'est-à-dire à la position de la cheville près de l'arbre; si le trésor avait été sous l'endroit marqué par la balle, cette erreur eût été sans importance; mais la balle et le point le plus rapproché de l'arbre étaient deux points ne servant qu'à établir une ligne de direction; naturellement, l'erreur, fort minime au commencement, augmentait en proportion de la longueur de la ligne, et, quand nous fûmes arrivés à une distance de cinquante pieds, elle nous avait totalement dévoyés. Sans l'idée fixe dont j'étais possédé, qu'il y avait positivement là, quelque part, un trésor enfoui, nous aurions peut-être bien perdu toutes nos peines.

—Mais votre emphase, vos attitudes solennelles, en balançant le scarabée!—quelles bizarreries! Je vous croyais positivement fou. Et pourquoi avez-vous absolument voulu laisser tomber du crâne votre insecte, au lieu d'une balle?

—Ma foi! pour être franc, je vous avouerai que je me sentais quelque peu vexé par vos soupçons relativement à l'état de mon esprit, et je résolus de vous punir tranquillement, à ma manière, par un petit brin de mystification froide. Voilà pourquoi je balançais le scarabée, et voilà pourquoi je voulus le faire tomber du haut de l'arbre. Une observation que vous fîtes sur son poids singulier me suggéra cette dernière idée.

—Oui, je comprends; et maintenant il n'y a plus qu'un point qui m'embarrasse. Que dirons-nous des squelettes trouvés dans le trou?

—Ah! c'est une question à laquelle je ne saurais pas mieux répondre que vous. Je ne vois qu'une manière plausible de l'expliquer,—et mon hypothèse implique une atrocité telle que cela est horrible à croire. Il est clair que Kidd,—si c'est bien Kidd qui a enfoui le trésor, ce dont je ne doute pas, pour mon compte,—il est clair que Kidd a dû se faire aider dans son travail. Mais, la besogne finie, il a pu juger convenable de faire disparaître tous ceux qui possédaient son secret. Deux bons coups de pioche ont peut-être suffi, pendant que ses aides étaient encore occupés dans la fosse; il en a peut être fallu une douzaine.—Qui nous le dira?


LE CANARD AU BALLON

ÉTONNANTES NOUVELLES PAR EXPRÈS, VIA NORFOLK!—L'ATLANTIQUE TRAVERSÉ EN TROIS JOURS!—TRIOMPHE SIGNALÉ DE LA MACHINE VOLANTE DE M. MONCK MASSON!—ARRIVÉE À L'ÎLE DE SULLIVAN, PRÈS CHARLESTON, S. C., DE MM. MASON, ROBERT HOLLAND, HENSON, HARRISON AINSWORTH, ET DE QUATRE AUTRES PERSONNES, PAR LE BALLON DIRIGEABLE VICTORIA, APRÈS UNE TRAVERSÉE DE SOIXANTE-CINQ HEURES D'UN CONTINENT À L'AUTRE!—DÉTAILS CIRCONSTANCIÉS DU VOYAGE!

Le jeu d'esprit ci-dessous, avec l'en-tête qui précède en magnifiques capitales, soigneusement émaillé de points d'admiration, fut publié primitivement, comme un fait positif, dans le New-York Sun, feuille périodique, et y remplit complètement le but de fournir un aliment indigeste aux insatiables badauds durant les quelques heures d'intervalle entre deux courriers de Charleston. La cohue qui se fit pour se disputer le seul journal qui eût les nouvelles fut quelque chose qui dépasse même le prodige; et, en somme, si, comme quelques-uns l'affirment, le VICTORIA n'a pas absolument accompli la traversée en question, il serait difficile de trouver une raison quelconque qui l'eût empêché de l'accomplir.

Le grand problème est à la fin résolu! L'air, aussi bien que la terre et l'Océan, a été conquis par la science, et deviendra pour l'humanité une grande voie commune et commode. L'Atlantique vient d'être traversé en ballon! et cela, sans trop de difficultés,—sans grand danger apparent,—avec une machine dont on est absolument maître,—et dans l'espace inconcevablement court de soixante-cinq heures d'un continent à l'autre! Grâce à l'activité d'un correspondant de Charleston, nous sommes en mesure de donner les premiers au public un récit détaillé de cet extraordinaire voyage, qui a été accompli,—du samedi 6 du courant, à quatre heures du matin, au mardi 9 du courant, à deux heures de l'après-midi,—par sir Everard Bringhurst, M. Osborne, un neveu de lord Bentinck, MM. Monck Mason et Robert Holland, les célèbres aéronautes, M. Harrison Ainsworth[14], auteur de Jack Sheppard, etc., M. Henson, inventeur du malheureux projet de la dernière machine volante,—et deux marins de Woolwich,—en tout huit personnes. Les détails fournis ci-dessous peuvent être considérés comme parfaitement authentiques et exacts sous tous les rapports, puisqu'ils sont, à une légère exception près, copiés mot à mot d'après les journaux réunis de MM. Monck Mason et Harrison Ainsworth, à la politesse desquels notre agent doit également bon nombre d'explications verbales relativement au ballon lui-même, à sa construction, et à d'autres matières d'un haut intérêt. La seule altération dans le manuscrit communiqué a été faite dans le but de donner au récif hâtif de notre agent, M. Forsyth, une forme suivie et intelligible.

Le ballon

Deux insuccès notoires et récents—ceux de M. Henson et de sir George Cayley—avaient beaucoup amorti l'intérêt du public relativement à la navigation aérienne. Le plan de M. Henson (qui fut d'abord considéré comme très-praticable, même par les hommes de science) était fondé sur le principe d'un plan incliné, lancé d'une hauteur par une force intrinsèque créée et continuée par la rotation de palettes semblables, en forme et en nombre, aux ailes d'un moulin à vent. Mais, dans toutes les expériences qui furent faites avec des modèles à l'Adelaïde-Gallery, il se trouva que l'opération de ces ailes, non seulement ne faisait pas avancer la machine, mais empêchait positivement son vol.

La seule force propulsive qu'elle ait jamais montrée fut le simple mouvement acquis par la descente du plan incliné; et ce mouvement portait la machine plus loin quand les palettes étaient au repos que quand elles fonctionnaient,—fait qui démontrait suffisamment leur inutilité; et, en l'absence du propulseur, qui lui servait en même temps d'appui, toute la machine devait nécessairement descendre vers le sol. Cette considération induisit sir George Cayley à ajuster un propulseur à une machine qui aurait en elle-même la force de se soutenir,—en un mot, à un ballon. L'idée, néanmoins, n'était nouvelle ou originale, chez sir George, qu'en ce qui regardait le mode d'application pratique. Il exhiba un modèle de son invention à l'Institution polytechnique. La force motrice, ou principe propulseur, était, ici encore, attribuée à des surfaces non continues ou ailes tournantes. Ces ailes étaient au nombre de quatre; mais il se trouva qu'elles étaient totalement impuissantes à mouvoir le ballon ou à aider sa force ascensionnelle. Tout le projet, dès lors, n'était plus qu'un four complet.

Ce fut dans cette conjoncture que M. Monck Mason (dont le voyage de Douvres à Weilburg sur le ballon le Nassau excita un si grand intérêt en 1837) eut l'idée d'appliquer le principe de la vis d'Archimède au projet de la navigation aérienne, attribuant judicieusement l'insuccès des plans de M. Henson et de sir George Cayley à la non-continuité des surfaces dans l'appareil des roues. Il fit sa première expérience publique à Willis's Rooms, puis plus tard porta son modèle à l'Adelaïde-Gallery.

Comme le ballon de sir George Cayley, le sien était un ellipsoïde. Sa longueur était de treize pieds six pouces, sa hauteur de six pieds huit pouces. Il contenait environ trois cent vingt pieds cubes de gaz, qui, si c'était de l'hydrogène pur, pouvaient supporter vingt et une livres aussitôt après qu'il était enflé, avant que le gaz n'eût eu le temps de se détériorer ou de fuir. Le poids de toute la machine et de l'appareil était de dix-sept livres,—donnant ainsi une économie de quatre livres environ. Au centre du ballon, en dessous, était une charpente de bois fort léger, longue d'environ neuf pieds, et attachée au ballon par un réseau de l'espèce ordinaire. À cette charpente était suspendue une corbeille ou nacelle d'osier.

La vis consiste en un axe formé d'un tube de cuivre creux, long de six pouces, à travers lequel, sur une spirale inclinée à un angle de quinze degrés, passe une série de rayons de fil d'acier, longs de deux pieds et se projetant d'un pied de chaque côté. Ces rayons sont réunis à leurs extrémités externes par deux lames de fil métallique aplati,—le tout formant ainsi la charpente de la vis, qui est complétée par un tissu de soie huilée, coupée en pointes et tendue de manière à présenter une surface passablement lisse. Aux deux bouts de son axe, cette vis est surmontée par des montants cylindriques de cuivre descendant du cerceau. Aux bouts inférieurs de ces tubes sont des trous dans lesquels tournent les pivots de l'axe. Du bout de l'axe qui est le plus près de la nacelle part une flèche d'acier qui relie la vis à une machine à levier fixée à la nacelle. Par l'opération de ce ressort, la vis est forcée et tournée avec une grande rapidité, communiquant à l'ensemble un mouvement de progression.

Au moyen du gouvernail, la machine pouvait aisément s'orienter dans toutes les directions. Le levier était d'une grande puissance, comparativement à sa dimension, pouvant soulever un poids de quarante-cinq livres sur un cylindre de quatre pouces de diamètre après le premier tour, et davantage à mesure qu'il fonctionnait. Il pesait en tout huit livres six onces. Le gouvernail était une légère charpente de roseau recouverte de soie, façonnée à peu près comme une raquette, de trois pieds de long à peu près et d'un pied dans sa plus grande largeur. Son poids était de deux onces environ. Il pouvait se tourner à plat et se diriger en haut et en bas, aussi bien qu'à droite et à gauche, et donner à l'aéronaute la faculté de transporter la résistance de l'air, qu'il devait, dans une position inclinée, créer sur son passage, du côté sur lequel il désirait agir, déterminant ainsi pour le ballon la direction opposée.

Ce modèle (que, faute de temps, nous avons nécessairement décrit d'une manière imparfaite) fut mis en mouvement dans l'Adelaïde-Gallery, où il donna une vélocité de cinq milles à l'heure; et, chose étrange à dire, il n'excita qu'un mince intérêt en comparaison de la précédente machine compliquée de M. Henson,—tant le monde est décidé à mépriser toute chose qui se présente avec un air de simplicité! Pour accomplir le grand desideratum de la navigation aérienne, on supposait généralement l'application singulièrement compliquée de quelque principe extraordinairement profond de dynamique.

Toutefois, M. Mason était tellement satisfait du récent succès de son invention qu'il résolut de construire immédiatement, s'il était possible, un ballon d'une capacité suffisante pour vérifier le problème par un voyage de quelque étendue;—son projet primitif était de traverser la Manche comme il avait déjà fait avec le ballon le Nassau. Pour favoriser ses vues, il sollicita et obtint le patronage de sir Everard Bringhurst et de M. Osborne, deux gentlemen bien connus par leurs lumières scientifiques et spécialement pour l'intérêt qu'ils ont manifesté pour les progrès de l'aérostation. Le projet, selon le désir de M. Osborne, fut soigneusement caché au public;—les seules personnes auxquelles il fut confié furent les personnes engagées dans la construction de la machine, qui fut établie sous la surveillance de MM. Mason, Holland, de sir Everard Bringhurst et de M. Osborne, dans l'habitation de ce dernier, près de Penstruthal, dans le pays de Galles.

M. Henson, accompagné de son ami M. Ainsworth, fut admis à examiner le ballon samedi dernier,—après les derniers arrangements pris par ces messieurs pour être admis à la participation de l'entreprise. Nous ne savons pas pour quelle raison les deux marins firent aussi partie de l'expédition,—mais dans un délai d'un ou deux jours nous mettrons le lecteur en possession des plus minutieux détails concernant cet extraordinaire voyage.

Le ballon est fait de soie recouverte d'un vernis de caoutchouc. Il est conçu dans de grandes proportions et contient plus de 40 000 pieds cubes de gaz; mais, comme le gaz de houille a été employé préférablement à l'hydrogène, dont la trop grande force d'expansion a des inconvénients, la puissance de l'appareil, quand il est parfaitement gonflé et aussitôt après son gonflement, n'enlève pas plus de 2 500 livres environ. Non seulement le gaz de houille est moins coûteux, mais on peut se le procurer et le gouverner plus aisément.

L'introduction de ce gaz dans les procédés usuels de l'aérostation est due à M. Charles Green. Avant sa découverte, le procédé du gonflement était non seulement excessivement dispendieux, mais peu sûr. On a souvent perdu deux ou même trois jours en efforts futiles pour se procurer la quantité suffisante d'hydrogène pour un ballon d'où il avait toujours une tendance à fuir, grâce à son excessive subtilité et à son affinité pour l'atmosphère ambiante. Un ballon assez bien fait pour tenir sa contenance de gaz de houille intacte, en qualité et en quantité, pendant six mois, ne pourrait pas conserver six semaines la même quantité d'hydrogène dans une égale intégrité.

La force du support étant estimée à 2 500 livres, et les poids réunis de cinq individus seulement à 1 200 environ, il restait un surplus de 1 300, dont 1 200 étaient prises par le lest, réparti en différents sacs, dont le poids était marqué sur chacun,—par les cordages, les baromètres, les télescopes, les barils contenant des provisions pour une quinzaine, les barils d'eau, les portemanteaux, les sacs de nuits et divers autres objets indispensables, y compris une cafetière à faire bouillir le café à la chaux, pour se dispenser totalement de feu, si cela était jugé prudent. Tous ces articles, à l'exception du lest et de quelques bagatelles, étaient appendus au cerceau. La nacelle est plus légère et plus petite à proportion que celle qui la représente dans le modèle. Elle est faite d'un osier fort léger, et singulièrement forte pour une machine qui a l'air si fragile. Elle a environ quatre pieds de profondeur. Le gouvernail diffère aussi de celui du modèle en ce qu'il est beaucoup plus large, et que la vis est considérablement plus petite. Le ballon est en outre muni d'un grappin et d'un guide-rope, ce dernier étant de la plus indispensable utilité. Quelques mots d'explication seront nécessaires ici pour ceux de nos lecteurs qui ne sont pas versés dans les détails de l'aérostation.

Aussitôt que le ballon quitte la terre, il est sujet à l'influence de mille circonstances qui tendent à créer une différence dans son poids, augmentant ou diminuant sa force ascensionnelle. Par exemple, il y a parfois sur la soie une masse de rosée qui peut aller à quelques centaines de livres; il faut alors jeter du lest, sinon l'aérostat descendra. Ce lest jeté, et un bon soleil vaporisant la rosée et augmentant la force d'expansion du gaz dans la soie, le tout montera de nouveau très-rapidement. Pour modérer notre ascension, le seul moyen est (ou plutôt était jusqu'au guide-rope inventé par M. Charles Green) la faculté de faire échapper du gaz par une soupape; mais la perte du gaz impliquait une déperdition proportionnelle de la force d'ascension; si bien que, dans un laps de temps comparativement très-bref, le ballon le mieux construit devait nécessairement épuiser toutes ses ressources et s'abattre sur le sol. C'était là le grand obstacle aux voyages un peu longs.

Le guide-rope remédie à la difficulté de la manière la plus simple du monde. C'est simplement une très-longue corde qu'on laisse traîner hors de la nacelle, et dont l'effet est d'empêcher le ballon de changer de niveau à un degré sensible. Si, par exemple, la soie est chargée d'humidité, et si conséquemment la machine commence à descendre, il n'y a pas de nécessité de jeter du lest pour compenser l'augmentation du poids, car on y remédie ou on la neutralise, dans une proportion exacte, en déposant à terre autant de longueur de corde qu'il est nécessaire. Si, au contraire, quelques circonstances amènent une légèreté excessive et une ascension précipitée, cette légèreté sera immédiatement neutralisée par le poids additionnel de la corde qu'on ramène de terre.

Ainsi le ballon ne peut monter ou descendre que dans des proportions très-petites, et ses ressources en gaz et en lest restent à peu près intactes. Quand on passe au-dessus d'une étendue d'eau, il devient nécessaire d'employer de petits barils de cuivre ou de bois remplis d'un lest liquide plus léger que l'eau. Ils flottent et remplissent l'office d'une corde sur la terre. Un autre office très-important du guide-rope est de marquer la direction du ballon. La corde drague pour ainsi dire, soit sur terre, soit sur mer, quand le ballon est libre; ce dernier conséquemment, toutes les fois qu'il marche, est en avance; ainsi, une appréciation faite, au compas, des positions des deux objets, indiquera toujours la direction. De la même façon, l'angle formé par la corde avec l'axe vertical de la machine indique la vitesse. Quand il n'y a pas d'angle,—en d'autres termes, quand la corde descend perpendiculairement, c'est que la machine est stationnaire; mais plus l'angle est ouvert, c'est-à-dire plus le ballon est en avance sur le bout de la corde, plus grande est la vitesse;—et réciproquement.

Comme le projet des voyageurs, dans le principe, était de traverser le canal de la Manche, et de descendre aussi près de Paris qu'il serait possible, ils avaient pris la précaution de se munir de passeports visés pour toutes les parties du continent, spécifiant la nature de l'expédition comme dans le cas du voyage sur le Nassau, et assurant aux courageux aventuriers une dispense des formalités usuelles de bureaux; mais des événements inattendus rendirent les passeports superflus. L'opération du gonflement commença fort tranquillement samedi matin, 6 du courant, au point du jour, dans la grande cour de Weal-Vor-House, résidence de M. Osborne, à un mille environ de Penstruthal, dans la Galles du Nord; et, à onze heures sept minutes, tout étant prêt pour le départ, le ballon fut lâché et s'éleva doucement, mais constamment, dans une direction presque sud. On ne fit point usage, pendant la première demi-heure, de la vis ni du gouvernail.

Nous nous servons maintenant du journal, tel qu'il a été transcrit par M. Forsyth d'après les manuscrits réunis de MM. Monck, Mason et Ainsworth. Le corps du journal, tel que nous le donnons, est de la main de M. Mason, et il a été ajouté un post-scriptum ou appendice de M. Ainsworth, qui a en préparation et donnera très-prochainement au public un compte rendu plus minutieux du voyage, et, sans aucun doute, d'un intérêt saisissant.

Le journal

Samedi, 6 avril.—Tous les préparatifs qui pouvaient nous embarrasser ont été finis cette nuit; nous avons commencé le gonflement ce matin au point du jour; mais, par suite d'un brouillard épais qui chargeait d'eau les plis de la soie et la rendait peu maniable, nous ne nous sommes pas élevés avant onze heures à peu près. Alors, nous fîmes tout larguer, dans un grand enthousiasme, et nous nous élevâmes doucement, mais sans interruption, par une jolie brise du nord, qui nous porta dans la direction du canal de la Manche. Nous trouvâmes la force ascensionnelle plus forte que nous ne l'avions espéré, et, comme nous montions assez haut pour dominer toutes les falaises et nous trouver soumis à l'action plus prochaine des rayons du soleil, notre ascension devenait de plus en plus rapide. Cependant je désirais ne pas perdre de gaz dès le commencement de notre tentative, et je résolus qu'il fallait monter pour le moment présent. Nous retirâmes bien vite à nous notre guide-rope; mais, même après l'avoir absolument enlevé de terre, nous continuâmes à monter très-rapidement. Le ballon marchait avec une assurance singulière et avait un aspect magnifique. Dix minutes environ après notre départ, le baromètre indiquait une hauteur de 15 000 pieds.

Le temps était remarquablement beau, et l'aspect de la campagne placée sous nos pieds,—un des plus romantiques à tous les points de vue,—était alors particulièrement sublime. Les gorges nombreuses et profondes présentaient l'apparence de lacs, en raison des épaisses vapeurs dont elles étaient remplies, et les hauteurs et les rochers situés au sud-est, empilés dans un inextricable chaos, ressemblaient absolument aux cités géantes de la fable orientale. Nous approchions rapidement des montagnes vers le sud; mais notre élévation était plus que suffisante pour nous permettre de les dépasser en toute sûreté. En quelques minutes, nous planâmes au-dessus magnifiquement, et M. Ainsworth ainsi que les marins furent frappés de leur apparence peu élevée, vue ainsi de la nacelle; une grande élévation en ballon ayant pour résultat de réduire les inégalités de la surface située au-dessous à un niveau presque uni. À onze heures et demie, nous dirigeant toujours vers le sud, ou à peu près, nous aperçûmes pour la première fois le canal de Bristol; et, quinze minutes après, la ligne des brisants de la côte apparut brusquement au-dessous de nous, et nous marchâmes rondement au-dessus de la mer. Nous résolûmes alors de lâcher assez de gaz pour laisser notre guide-rope traîner dans l'eau avec les bouées attenantes. Cela fut fait à la minute, et nous commençâmes à descendre graduellement. Au bout de vingt minutes environ, notre première bouée toucha, et, au plongeon de la seconde, nous restâmes à une élévation fixe. Nous étions tous très-inquiets de vérifier l'efficacité du gouvernail et de la vis, et nous les mîmes immédiatement en réquisition dans le but de déterminer davantage notre route vers l'est et de mettre le cap sur Paris.

Au moyen du gouvernail, nous effectuâmes à l'instant le changement nécessaire de direction, et notre route se trouva presque à angle droit avec le vent; puis nous mîmes en mouvement le ressort de la vis, et nous fûmes ravis de voir qu'elle nous portait docilement dans le sens voulu. Là-dessus, nous poussâmes neuf fois un fort vivat, et nous jetâmes à la mer une bouteille qui contenait une bande de parchemin avec le bref compte rendu du principe de l'invention. Toutefois, nous en avions à peine fini avec nos manifestations de triomphe qu'il survint un accident imprévu qui n'était pas peu propre à nous décourager.

La verge d'acier qui reliait le levier au propulseur fut soudainement jetée hors de sa place par le bout qui confinait à la nacelle (ce fut l'effet de l'inclinaison de la nacelle par suite de quelque mouvement de l'un des marins que nous avions pris avec nous), et, en un instant, se trouva suspendue et dansante hors de notre portée, loin du pivot de l'axe de la vis. Pendant que nous nous efforcions de la rattraper, et que toute notre attention y était absorbée, nous fûmes enveloppés dans un violent courant d'air de l'est qui nous porta avec une force rapide et croissante du côté de l'Atlantique.

Nous nous trouvâmes chassés en mer par une vitesse qui n'était certainement pas moins de cinquante ou de soixante milles à l'heure, si bien que nous atteignîmes le cap Clear, à quarante milles vers notre nord, avant d'avoir pu assurer la verge d'acier et d'avoir eu le temps de penser à virer de bord. Ce fut alors que M. Ainsworth fit une proposition extraordinaire, mais qui, dans mon opinion, n'était nullement déraisonnable ni chimérique, dans laquelle il fut immédiatement encouragé par M. Holland,—à savoir, que nous pourrions profiter de la forte brise qui nous emportait, et tenter, au lieu de rabattre sur Paris, d'atteindre la côte du Nord-Amérique.

Après une légère réflexion, je donnai de bon gré mon assentiment à cette violente proposition, qui, chose étrange à dire, ne trouva d'objections que dans les deux marins.

Toutefois, comme nous étions la majorité, nous maîtrisâmes leurs appréhensions, et nous maintînmes résolument notre route. Nous gouvernâmes droit à l'ouest; mais, comme le traînage des bouées faisait un obstacle matériel à notre marche, et que nous étions suffisamment maîtres du ballon, soit pour monter, soit pour descendre, nous jetâmes tout d'abord cinquante livres de lest, et nous ramenâmes, au moyen d'une manivelle, toute la corde hors de la mer. Nous constatâmes immédiatement l'effet de cette manœuvre par un prodigieux accroissement de vitesse; et, comme la brise fraîchissait, nous filâmes avec une vélocité presque inconcevable; le guide-rope s'allongeait derrière la nacelle comme un sillage de navire. Il est superflu de dire qu'il nous suffit d'un très-court espace de temps pour perdre la côte de vue. Nous passâmes au-dessus d'innombrables navires de toute espèce, dont quelques-uns louvoyaient avec peine, mais dont la plupart restaient en panne. Nous causâmes à leur bord le plus grand enthousiasme,—enthousiasme fortement savouré par nous-mêmes, et particulièrement par nos deux hommes, qui, maintenant, sous l'influence de quelques petits verres de genièvre, semblaient résolus à jeter au vent toutes craintes et tous scrupules. Plusieurs navires tirèrent le canon de signal; et tous nous saluèrent par de grands vivats que nous entendions avec une netteté surprenante, et par l'agitation des chapeaux et des mouchoirs. Nous marchâmes ainsi tout le jour, sans incident matériel, et, comme les premières ombres se formaient autour de nous, nous fîmes une estimation approximative de la distance parcourue. Elle ne pouvait pas être de moins de cinq cents milles, probablement davantage. Pendant tout ce temps le propulseur fonctionna et, sans aucun doute, aida positivement notre marche. Quand le soleil se coucha, la brise fraîchit et se transforma en une vraie tempête. Au-dessous de nous, l'Océan était parfaitement visible en raison de sa phosphorescence. Le vent souffla de l'est toute la nuit, et nous donna les plus brillants présages de succès. Nous ne souffrîmes pas peu du froid, et l'humidité de l'atmosphère nous était fort pénible; mais la place libre dans la nacelle était assez vaste pour nous permettre de nous coucher, et au moyen de nos manteaux et de quelques couvertures nous nous tirâmes passablement d'affaire.

Post-scriptum (par M. Ainsworth).—Ces neuf dernières heures ont été incontestablement les plus enflammées de ma vie. Je ne peux rien concevoir de plus enthousiasmant que l'étrange péril et la nouveauté d'une pareille aventure. Dieu veuille nous donner le succès! Je ne demande pas le succès pour le simple salut de mon insignifiante personne, mais pour l'amour de la science humaine et pour l'immensité du triomphe. Et cependant l'exploit est si évidemment faisable que mon seul étonnement est que les hommes aient reculé jusqu'à présent devant la tentative. Qu'une simple brise comme celle qui nous favorise maintenant,—qu'une pareille rafale pousse un ballon pendant quatre ou cinq jours (ces brises durent quelquefois plus longtemps), et le voyageur sera facilement porté, dans ce laps de temps, d'une rive à l'autre. Avec une pareille brise, le vaste Atlantique n'est plus qu'un lac.

Je suis plus frappé, au moment où j'écris, du silence suprême qui règne sur la mer, malgré son agitation, que d'aucun autre phénomène. Les eaux ne jettent pas de voix vers les cieux. L'immense Océan flamboyant au-dessous de nous se tord et se tourmente sans pousser une plainte. Les houles montagneuses donnent l'idée d'innombrables démons, gigantesques et muets, qui se tordaient dans une impuissante agonie. Dans une nuit telle qu'est pour moi celle-ci, un homme vit,—il vit un siècle de vie ordinaire,—et je ne donnerais pas ce délice ravissant pour ce siècle d'existence vulgaire.

Dimanche, 7 (manuscrit de M. Mason).—Ce matin, vers dix heures, la tempête n'était plus qu'une brise de huit ou neuf nœuds (pour un navire en mer), et elle nous fait parcourir peut-être trente milles à l'heure, peut-être davantage. Néanmoins, elle a tourné ferme vers le nord; et, maintenant, au coucher du soleil, nous nous dirigeons droit à l'ouest, grâce surtout à la vis et au gouvernail, qui fonctionnent admirablement. Je regarde l'entreprise comme entièrement réussie, et la navigation aérienne dans toutes les directions (si ce n'est peut-être avec le vent absolument debout) comme un problème résolu. Nous n'aurions pas pu faire tête à la rude brise d'hier; mais, en montant, nous aurions pu sortir du champ de son action, si nous en avions eu besoin. Je suis convaincu qu'avec notre propulseur, nous pourrions marcher contre une jolie brise carabinée. Aujourd'hui, à midi, nous nous sommes élevés à une hauteur de 25 000 pieds, en jetant du lest. Nous avons agi ainsi pour chercher un courant plus direct, mais nous n'en avons pas trouvé de plus favorable que celui dans lequel nous sommes à présent. Nous avons surabondamment de gaz pour traverser ce petit lac, dût le voyage durer trois semaines. Je n'ai pas la plus légère crainte relativement à l'issue de notre entreprise. Les difficultés ont été étrangement exagérées et incomprises. Je puis choisir mon courant, et, eussé-je contre moi tous les courants, je puis faire passablement ma route avec mon propulseur. Nous n'avons pas eu d'incidents notables. La nuit s'annonce bien.

Post-scriptum (par M. Ainsworth).—J'ai peu de chose à noter, excepté le fait (fort surprenant pour moi) qu'à une élévation égale à celle du Cotopaxi, je n'ai éprouvé ni froid trop intense, ni migraine, ni difficulté de respiration; M. Mason, M. Holland, sir Everard n'ont pas plus souffert que moi, je crois. M. Osborne s'est plaint d'une constriction de la poitrine,—mais cela a disparu assez vite. Nous avons filé avec une grande vitesse toute la journée, et nous devons être à plus de moitié chemin de l'Atlantique. Nous avons passé au-dessus de vingt ou trente navires de toute sorte, et tous semblaient délicieusement étonnés. Traverser l'Océan en ballon n'est pas une affaire si difficile après tout! Omne ignotum pro magnifico.

Nota.—À une hauteur de 25 000 pieds, le ciel apparaît presque noir, et les étoiles se voient distinctement; pendant que la mer, au lieu de paraître convexe, comme on pourrait le supposer, semble absolument et entièrement concave[15].

Lundi, 8 (manuscrit de M. Mason).—Ce matin, nous avons encore eu quelque embarras avec la tige du propulseur, qui devra être entièrement modifiée, de crainte de sérieux accidents;—je parle de la tige d'acier et non pas des palettes; ces dernières ne laissaient rien à désirer. Le vent a soufflé tout le jour du nord-est, roide et sans interruption, tant la fortune semble résolue à nous favoriser. Juste avant le jour, nous fûmes tous un peu alarmés par quelques bruits singuliers et quelques secousses dans le ballon, accompagnés de la soudaine interruption du jeu de la machine. Ces phénomènes étaient occasionnés par l'expansion du gaz, résultant d'une augmentation de chaleur dans l'atmosphère, et la débâcle naturelle des particules de glace dont le filet s'était incrusté pendant la nuit. Nous avons jeté quelques bouteilles aux navires que nous avons aperçus. L'une d'elles a été recueillie par un grand navire, vraisemblablement un des paquebots qui font le service de New York. Nous avons essayé de déchiffrer son nom, mais nous ne sommes pas sûrs d'y avoir réussi. Le télescope de M. Osborne nous a laissé lire quelque chose comme l'Atalante. Il est maintenant minuit, et nous marchons toujours à peu près vers l'ouest d'une allure rapide. La mer est singulièrement phosphorescente.

Post-scriptum (par M. Ainsworth).—Il est maintenant deux heures du matin, et il fait presque calme, autant du moins que j'en peux juger;—mais c'est un point qu'il est fort difficile d'apprécier, depuis que nous nous mouvons si complètement avec et dans l'air. Je n'ai point dormi depuis que j'ai quitté Weal-Vor, mais je ne peux plus y tenir, et je vais faire un somme. Nous ne pouvons pas être loin de la côte d'Amérique.

Mardi, 9 (manuscrit de M. Ainsworth).—Une heure de l'après-midi.—Nous sommes en vue de la côte basse de la Caroline du Sud! Le grand problème est résolu. Nous avons traversé l'Atlantique,—nous l'avons traversé en ballon, facilement, rondement! Dieu soit loué! Qui osera dire maintenant qu'il y a quelque chose d'impossible?

Ici finit le journal. Quelques détails sur la descente ont été communiqués toutefois par M. Ainsworth à M. Forsyth. Il faisait presque un calme plat quand les voyageurs arrivèrent en vue de la côte, qui fut immédiatement reconnue par les deux marins et par M. Osborne. Ce gentleman ayant des connaissances au fort Moultrie, on résolut immédiatement de descendre dans le voisinage.

Le ballon fut porté vers la plage; la marée était basse, le sable ferme, uni, admirablement approprié à une descente, et le grappin mordit du premier coup et tint bon. Les habitants de l'île et du fort se pressaient naturellement pour voir le ballon; mais ce n'était qu'avec difficulté qu'on ajoutait foi au voyage accompli,—la traversée de l'Atlantique! L'ancre mordait à deux heures de l'après-midi; ainsi le voyage entier avait duré soixante-quinze heures; ou plutôt un peu moins, si on compte simplement le trajet d'un rivage à l'autre. Il n'était arrivé aucun accident sérieux. On n'avait eu à craindre aucun danger réel. Le ballon fut dégonflé et serré sans peine; et ces messieurs étaient encore au fort Moultrie, quand les manuscrits d'où ce récit est tiré partaient par le courrier de Charleston. On ne sait rien de positif sur leurs intentions ultérieures; mais nous pouvons promettre en toute sûreté à nos lecteurs quelques informations supplémentaires, soit pour lundi, soit pour le jour suivant au plus tard.

Voilà certainement l'entreprise la plus prodigieuse, la plus intéressante, la plus importante qui ait jamais été accomplie ou même tentée par un homme. Quels magnifiques résultats on en peut tirer, n'est-il pas superflu maintenant de le déterminer?


AVENTURE SANS PAREILLE D'UN CERTAIN HANS PFAALL

Avec un cœur plein de fantaisies délirantes
Dont je suis le capitaine,
Avec une lance de feu et un cheval d'air,
À travers l'immensité je voyage.

Chanson de Tom O'Bedlam.[16]

D'après les nouvelles les plus récentes de Rotterdam, il paraît que cette ville est dans un singulier état d'effervescence philosophique. En réalité, il s'y est produit des phénomènes d'un genre si complètement inattendu, si entièrement nouveau, si absolument en contradiction avec toutes les opinions reçues que je ne doute pas qu'avant peu toute l'Europe ne soit sens dessus dessous, toute la physique en fermentation, et que la raison et l'astronomie ne se prennent aux cheveux.

Il paraît que le... du mois de... (je ne me rappelle pas positivement la date), une foule immense était rassemblée, dans un but qui n'est pas spécifié, sur la grande place de la Bourse de la confortable ville de Rotterdam. La journée était singulièrement chaude pour la saison, il y avait à peine un souffle d'air, et la foule n'était pas trop fâchée de se trouver de temps à autre aspergée d'une ondée amicale de quelques minutes, qui s'épanchait des vastes masses de nuages blancs abondamment éparpillés à travers la voûte bleue du firmament.

Toutefois, vers midi, il se manifesta dans l'assemblée une légère mais remarquable agitation, suivie du brouhaha de dix mille langues; une minute après, dix mille visages se tournèrent vers le ciel, dix mille pipes descendirent simultanément du coin de dix mille bouches, et un cri, qui ne peut être comparé qu'au rugissement du Niagara, retentit longuement, hautement, furieusement, à travers toute la cité et tous les environs de Rotterdam.

L'origine de ce vacarme devint bientôt suffisamment manifeste. On vit déboucher et entrer dans une des lacunes de l'étendue azurée, du fond d'une de ces vastes masses de nuages, aux contours vigoureusement définis, un être étrange, hétérogène, d'une apparence solide, si singulièrement configuré, si fantastiquement organisé que la foule de ces gros bourgeois qui le regardaient d'en bas, bouche béante, ne pouvait absolument y rien comprendre ni se lasser de l'admirer.

Qu'est-ce que cela pouvait être? Au nom de tous les diables de Rotterdam, qu'est-ce que cela pouvait présager? Personne ne le savait, personne ne pouvait le deviner; personne,—pas même le bourgmestre Mynheer Superbus Von Underduk,—ne possédait la plus légère donnée pour éclaircir ce mystère; en sorte que, n'ayant rien de mieux à faire, tous les Rotterdamois, à un homme près, remirent sérieusement leurs pipes dans le coin de leurs bouches, et gardant toujours un œil braqué sur le phénomène, se mirent à pousser leur fumée, firent une pause, se dandinèrent de droite à gauche, et grognèrent significativement,—puis se dandinèrent de gauche à droite, grognèrent, firent une pause, et finalement, se remirent à pousser leur fumée.

Cependant, on voyait descendre, toujours plus bas vers la béate ville de Rotterdam, l'objet d'une si grande curiosité et la cause d'une si grosse fumée. En quelques minutes, la chose arriva assez près pour qu'on pût la distinguer exactement. Cela semblait être,—oui! c'était indubitablement une espèce de ballon, mais jusqu'alors, à coup sûr, Rotterdam n'avait pas vu de pareil ballon. Car qui—je vous le demande—a jamais entendu parler d'un ballon entièrement fabriqué avec des journaux crasseux? Personne en Hollande, certainement; et cependant, là, sous le nez même du peuple ou plutôt à quelque distance au-dessus de son nez, apparaissait la chose en question, la chose elle-même, faite—j'ai de bonnes autorités pour l'affirmer—avec cette même matière à laquelle personne n'avait jamais pensé pour un pareil dessein. C'était une énorme insulte au bon sens des bourgeois de Rotterdam.

Quant à la forme du phénomène, elle était encore plus répréhensible,—ce n'était guère qu'un gigantesque bonnet de fou tourné sens dessus dessous. Et cette similitude fut loin d'être amoindrie, quand, en l'inspectant de plus près, la foule vit un énorme gland pendu à la pointe, et autour du bord supérieur ou de la base du cône un rang de petits instruments qui ressemblaient à des clochettes de brebis et tintinnabulaient incessamment sur l'air de Betty Martin.

Mais voilà qui était encore plus violent:—suspendu par des rubans bleus au bout de la fantastique machine, se balançait, en manière de nacelle, un immense chapeau de castor gris américain, à bords superlativement larges, à calotte hémisphérique, avec un ruban noir et une boucle d'argent. Chose assez remarquable toutefois, maint citoyen de Rotterdam aurait juré qu'il connaissait déjà ce chapeau, et, en vérité, toute l'assemblée le regardait presque avec des yeux familiers; pendant que dame Grettel Pfaall poussait en le voyant une exclamation de joie et de surprise, et déclarait que c'était positivement le chapeau de son cher homme lui-même. Or, c'était une circonstance d'autant plus importante à noter que Pfaall, avec ses trois compagnons, avait disparu de Rotterdam, depuis cinq ans environ, d'une manière soudaine et inexplicable, et, jusqu'au moment où commence ce récit, tous les efforts pour obtenir des renseignements sur eux avaient échoué. Il est vrai qu'on avait découvert récemment, dans une partie retirée de la ville, à l'est, quelques ossements humains, mêlés à un amas de décombres d'un aspect bizarre; et quelques profanes avaient été jusqu'à supposer qu'un hideux meurtre avait dû être commis en cet endroit, et que Hans Pfaall et ses camarades en avaient été très-probablement les victimes. Mais revenons à notre récit.

Le ballon (car c'en était un, décidément) était maintenant descendu à cent pieds du sol, et montrait distinctement à la foule le personnage qui l'habitait. Un singulier individu, en vérité. Il ne pouvait guère avoir plus de deux pieds de haut. Mais sa taille, toute petite qu'elle était, ne l'aurait pas empêché de perdre l'équilibre, et de passer par-dessus le bord de sa toute petite nacelle, sans l'intervention d'un rebord circulaire qui lui montait jusqu'à la poitrine, et se rattachait aux cordes du ballon. Le corps du petit homme était volumineux au delà de toute proportion, et donnait à l'ensemble de son individu une apparence de rotondité singulièrement absurde. De ses pieds, naturellement, on n'en pouvait rien voir. Ses mains étaient monstrueusement grosses, ses cheveux, gris et rassemblés par derrière en une queue; son nez, prodigieusement long, crochu et empourpré; ses yeux bien fendus, brillants et perçants, son menton et ses joues,—quoique ridées par la vieillesse,—larges, boursouflés, doubles; mais, sur les deux côtés de sa tête, il était impossible d'apercevoir le semblant d'une oreille.

Ce drôle de petit monsieur était habillé d'un paletot-sac de satin bleu de ciel et de culottes collantes assorties, serrées aux genoux par une boucle d'argent. Son gilet était d'une étoffe jaune et brillante; un bonnet de taffetas blanc était gentiment posé sur le côté de sa tête; et, pour compléter cet accoutrement, un foulard écarlate entourait son cou, et, contourné en un nœud superlatif, laissait traîner sur sa poitrine ses bouts prétentieusement longs.

Étant descendu, comme je l'ai dit, à cent pieds environ du sol, le vieux petit monsieur fut soudainement saisi d'une agitation nerveuse, et parut peu soucieux de s'approcher davantage de la terre ferme. Il jeta donc une quantité de sable d'un sac de toile qu'il souleva à grand-peine, et resta stationnaire pendant un instant. Il s'appliqua alors à extraire de la poche de son paletot, d'une manière agitée et précipitée, un grand portefeuille de maroquin. Il le pesa soupçonneusement dans sa main, l'examina avec un air d'extrême surprise, comme évidemment étonné de son poids. Enfin, il l'ouvrit, en tira une énorme lettre scellée de cire rouge et soigneusement entortillée de fil de même couleur, et la laissa tomber juste aux pieds du bourgmestre Superbus Von Underduk.

Son Excellence se baissa pour la ramasser. Mais l'aéronaute, toujours fort inquiet, et n'ayant apparemment pas d'autres affaires qui le retinssent à Rotterdam, commençait déjà à faire précipitamment ses préparatifs de départ; et, comme il fallait décharger une portion de son lest pour pouvoir s'élever de nouveau, une demi-douzaine de sacs qu'il jeta l'un après l'autre, sans se donner la peine de les vider, tombèrent coup sur coup sur le dos de l'infortuné bourgmestre, et le culbutèrent juste une demi-douzaine de fois à la face de tout Rotterdam.

Il ne faut pas supposer toutefois que le grand Underduk ait laissé passer impunément cette impertinence de la part du vieux petit bonhomme. On dit, au contraire, qu'à chacune de ses six culbutes il ne poussa pas moins de six bouffées, distinctes et furieuses, de sa chère pipe qu'il retenait pendant tout ce temps et de toutes ses forces, et qu'il se propose de tenir ainsi—si Dieu le permet—jusqu'au jour de sa mort.

Cependant, le ballon s'élevait comme une alouette, et, planant au-dessus de la cité, finit par disparaître tranquillement derrière un nuage semblable à celui d'où il avait si singulièrement émergé, et fut ainsi perdu pour les yeux éblouis des bons citoyens de Rotterdam.

Toute l'attention se porta alors sur la lettre, dont la transmission avec les accidents qui la suivirent avait failli être si fatale à la personne et à la dignité de Son Excellence Von Underduk. Toutefois, ce fonctionnaire n'avait pas oublié durant ses mouvements giratoires de mettre en sûreté l'objet important,—la lettre,—qui, d'après la suscription, était tombée dans des mains légitimes, puisqu'elle était adressée à lui d'abord, et au professeur Rudabub, en leurs qualités respectives de président et de vice-président du Collège astronomique de Rotterdam. Elle fut donc ouverte sur-le-champ par ces dignitaires, et ils y trouvèrent la communication suivante, très-extraordinaire, et, ma foi, très-sérieuse:

À Leurs Excellences Von Underduk et Rudabub, président et vice-président du Collège national astronomique de la ville de Rotterdam.

Vos Excellences se souviendront peut-être d'un humble artisan, du nom de Hans Pfaall, raccommodeur de soufflets de son métier, qui disparut de Rotterdam, il y a environ cinq ans, avec trois individus et d'une manière qui a dû être regardée comme inexplicable. C'est moi, Hans Pfaall lui-même—n'en déplaise à Vos Excellences—qui suis l'auteur de cette communication. Il est de notoriété parmi la plupart de mes concitoyens que j'ai occupé, quatre ans durant, la petite maison de briques placée à l'entrée de la ruelle dite Sauerkraut, et que j'y demeurais encore au moment de ma disparition. Mes aïeux y ont toujours résidé, de temps immémorial, et ils y ont invariablement exercé comme moi-même la très-respectable et très-lucrative profession de raccommodeurs de soufflets; car, pour dire la vérité, jusqu'à ces dernières années, où toutes les têtes de la population ont été mises en feu par la politique, jamais plus fructueuse industrie n'avait été exercée par un honnête citoyen de Rotterdam, et personne n'en était plus digne que moi. Le crédit était bon, la pratique donnait ferme, on ne manquait ni d'argent ni de bonne volonté. Mais, comme je l'ai dit, nous ressentîmes bientôt les effets de la liberté, des grands discours, du radicalisme et de toutes les drogues de cette espèce. Les gens qui jusque-là avaient été les meilleures pratiques du monde n'avaient plus un moment pour penser à nous. Ils en avaient à peine assez pour apprendre l'histoire des révolutions et pour surveiller dans sa marche l'intelligence et l'idée du siècle. S'ils avaient besoin de souffler leur feu, ils se faisaient un soufflet avec un journal. À mesure que le gouvernement devenait plus faible, j'acquérais la conviction que le cuir et le fer devenaient de plus en plus indestructibles; et bientôt il n'y eut pas dans tout Rotterdam un seul soufflet qui eût besoin d'être repiqué, ou qui réclamât l'assistance du marteau. C'était un état de choses impossible. Je fus bientôt aussi gueux qu'un rat, et, comme j'avais une femme et des enfants à nourrir, mes charges devinrent à la longue intolérables, et je passai toutes mes heures à réfléchir sur le mode le plus convenable pour me débarrasser de la vie.

Cependant, mes chiens de créanciers me laissaient peu de loisir pour la méditation. Ma maison était littéralement assiégée du matin au soir. Il y avait particulièrement trois gaillards qui me tourmentaient au delà du possible, montant continuellement la garde devant ma porte, et me menaçant toujours de la loi. Je me promis de tirer de ces trois êtres une vengeance amère, si jamais j'étais assez heureux pour les tenir dans mes griffes; et je crois que cette espérance ravissante fut la seule chose qui m'empêcha de mettre immédiatement à exécution mon plan de suicide, qui était de me faire sauter la cervelle d'un coup d'espingole. Toutefois, je jugeai qu'il valait mieux dissimuler ma rage, et les bourrer de promesses et de belles paroles, jusqu'à ce que, par un caprice heureux de la destinée, l'occasion de la vengeance vînt s'offrir à moi.

Un jour que j'étais parvenu à leur échapper, et que je me sentais encore plus abattu que d'habitude, je continuai à errer pendant longtemps encore et sans but à travers les rues les plus obscures, jusqu'à ce qu'enfin je butai contre le coin d'une échoppe de bouquiniste. Trouvant sous ma main un fauteuil à l'usage des pratiques, je m'y jetai de mauvaise humeur, et, sans savoir pourquoi, j'ouvris le premier volume qui me tomba sous la main. Il se trouva que c'était une petite brochure traitant de l'astronomie spéculative, et écrite, soit par le professeur Encke, de Berlin, soit par un Français dont le nom ressemblait beaucoup au sien. J'avais une légère teinture de cette science, et je fus bientôt tellement absorbé par la lecture de ce livre que je le lus deux fois d'un bout à l'autre avant de revenir au sentiment de ce qui se passait autour de moi.

Cependant, il commençait à faire nuit, et je repris le chemin de mon logis. Mais la lecture de ce petit traité (coïncidant avec une découverte pneumatique[17] qui m'avait été récemment communiquée par un cousin de Nantes, comme un secret d'une haute importance) avait fait sur mon esprit une impression indélébile; et, tout en flânant à travers les rues crépusculeuses, je repassais minutieusement dans ma mémoire les raisonnements étranges, et quelquefois inintelligibles, de l'écrivain. Il y avait quelques passages qui avaient affecté mon imagination d'une manière extraordinaire.

Plus j'y rêvais, plus intense devenait l'intérêt qu'ils avaient excité en moi. Mon éducation, généralement fort limitée, mon ignorance spéciale des sujets relatifs à la philosophie naturelle, loin de m'ôter toute confiance dans mon aptitude à comprendre ce que j'avais lu, ou de m'induire à mettre en suspicion les notions confuses et vagues qui avaient surgi naturellement de ma lecture, devenaient simplement un aiguillon plus puissant pour mon imagination; et j'étais assez vain, ou peut-être assez raisonnable, pour me demander si ces idées indigestes qui surgissent dans les esprits mal réglés ne contiennent pas souvent en elles—comme elles en ont la parfaite apparence—toute la force, toute la réalité, et toutes les autres propriétés inhérentes à l'instinct et à l'intuition.

Il était tard quand j'arrivai à la maison, et je me mis immédiatement au lit. Mais mon esprit était trop préoccupé pour que je pusse dormir, et je passai la nuit entière en méditations. Je me levai de grand matin, et je courus vivement à l'échoppe du bouquiniste, où j'employai tout le peu d'argent qui me restait à l'acquisition de quelques volumes de mécanique et d'astronomie pratiques. Je les transportai chez moi comme un trésor, et je consacrai à les lire tous mes instants de loisir. Je fis ainsi assez de progrès dans mes nouvelles études pour mettre à exécution certain projet qui m'avait été inspiré par le diable ou par mon bon génie.

Pendant tout ce temps, je fis tous mes efforts pour me concilier les trois créanciers qui m'avaient causé tant de tourments. Finalement, j'y réussis, tant en vendant une assez grande partie de mon mobilier pour satisfaire à moitié leurs réclamations qu'en leur faisant la promesse de solder la différence après la réalisation d'un petit projet qui me trottait dans la tête, et pour l'accomplissement duquel je réclamais leurs services. Grâce à ces moyens (car c'étaient des gens fort ignorants), je n'eus pas grand-peine à les faire entrer dans mes vues.

Les choses ainsi arrangées, je m'appliquai, avec l'aide de ma femme, avec les plus grandes précautions et dans le plus parfait secret, à disposer du bien qui me restait, et à réaliser par de petits emprunts, et sous différents prétextes, une assez bonne quantité d'argent comptant, sans m'inquiéter le moins du monde, je l'avoue à ma honte, des moyens de remboursement.

Grâce à cet accroissement de ressources, je me procurai, en diverses fois, plusieurs pièces de très-belle batiste, de douze yards chacune,—de la ficelle,—une provision de vernis de caoutchouc,—un vaste et profond panier d'osier, fait sur commande,—et quelques autres articles nécessaires à la construction et à l'équipement d'un ballon d'une dimension extraordinaire. Je chargeai ma femme de le confectionner le plus rapidement possible, et je lui donnai toutes les instructions nécessaires pour la manière de procéder.

En même temps, je fabriquais avec de la ficelle un filet d'une dimension suffisante, j'y adaptais un cerceau et des cordes, et je faisais l'emplette des nombreux instruments et des matières nécessaires pour faire des expériences dans les plus hautes régions de l'atmosphère. Une nuit, je transportai prudemment dans un endroit retiré de Rotterdam, à l'est, cinq barriques cerclées de fer, qui pouvaient contenir chacune environ cinquante gallons, et une sixième d'une dimension plus vaste; six tubes en fer-blanc, de trois pouces de diamètre et de quatre pieds de long, façonnés ad hoc; une bonne quantité d'une certaine substance métallique ou demi-métal, que je ne nommerai pas, et une douzaine de dames-jeannes remplies d'un acide très-commun. Le gaz qui devait résulter de cette combinaison est un gaz qui n'a jamais été, jusqu'à présent, fabriqué que par moi, ou du moins qui n'a jamais été appliqué à un pareil objet. Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est une des parties constituantes de l'azote, qui a été si longtemps regardé comme irréductible, et que sa densité est moindre que celle de l'hydrogène d'environ trente-sept fois et quatre dixièmes. Il est sans saveur, mais non sans odeur; il brûle, quand il est pur, avec une flamme verdâtre; il attaque instantanément la vie animale. Je ne ferais aucune difficulté d'en livrer tout le secret, mais il appartient de droit, comme je l'ai déjà fait entendre, à un citoyen de Nantes, en France, par qui il m'a été communiqué sous condition.

Le même individu m'a confié, sans être le moins du monde au fait de mes intentions, un procédé pour fabriquer les ballons avec un certain tissu animal, qui rend la fuite du gaz chose presque impossible; mais je trouvai ce moyen beaucoup trop dispendieux, et, d'ailleurs, il se pouvait que la batiste, revêtue d'une couche de caoutchouc, fût tout aussi bonne. Je ne mentionne cette circonstance que parce que je crois probable que l'individu en question tentera, un de ces jours, une ascension avec le nouveau gaz et la matière dont j'ai parlé, et que je ne veux pas le priver de l'honneur d'une invention très-originale.

À chacune des places qui devaient être occupées par l'un des petits tonneaux, je creusai secrètement un petit trou; les trous formant de cette façon un cercle de vingt-cinq pieds de diamètre. Au centre du cercle, qui était la place désignée pour la plus grande barrique, je creusai un trou plus profond. Dans chacun des cinq petits trous, je disposai une boîte de fer-blanc, contenant cinquante livres de poudre à canon, et dans le plus grand un baril qui en tenait cent cinquante. Je reliai convenablement le baril et les cinq boîtes par des traînées couvertes, et, ayant fourré dans l'une des boîtes le bout d'une mèche longue de quatre pieds environ, je comblai le trou et plaçai la barrique par-dessus, laissant dépasser l'autre bout de la mèche d'un pouce à peu près au delà de la barrique, et d'une manière presque invisible. Je comblai successivement les autres trous, et disposai chaque barrique à la place qui lui était destinée.

Outre les articles que j'ai énumérés, je transportai à mon dépôt général et j'y cachai un des appareils perfectionnés de Grimm pour la condensation de l'air atmosphérique. Toutefois, je découvris que cette machine avait besoin de singulières modifications pour devenir propre à l'emploi auquel je la destinais. Mais, grâce à un travail entêté et à une incessante persévérance, j'arrivai à des résultats excellents dans tous mes préparatifs. Mon ballon fut bientôt parachevé. Il pouvait contenir plus de quarante mille pieds cubes de gaz; il pouvait facilement m'enlever, selon mes calculs, moi et tout mon attirail, et même, en le gouvernant convenablement, cent soixante-quinze livres de lest par-dessus le marché. Il avait reçu trois couches de vernis, et je vis que la batiste remplissait parfaitement l'office de la soie; elle était également solide et coûtait beaucoup moins cher.

Tout étant prêt, j'exigeai de ma femme qu'elle me jurât le secret sur toutes mes actions depuis le jour de ma première visite à l'échoppe du bouquiniste, et je lui promis de mon côté de revenir aussitôt que les circonstances me le permettraient. Je lui donnai le peu d'argent qui me restait et je lui fis mes adieux. En réalité, je n'avais pas d'inquiétude sur son compte. Elle était ce que les gens appellent une maîtresse femme, et pouvait très-bien faire ses affaires sans mon assistance. Je crois même, pour tout dire, qu'elle m'avait toujours regardé comme un triste fainéant,—un simple complément de poids,—un remplissage,—une espèce d'homme bon pour bâtir des châteaux en l'air, et rien de plus,—et qu'elle n'était pas fâchée d'être débarrassée de moi. Il faisait nuit sombre quand je lui fis mes adieux, et, prenant avec moi, en manière d'aides de camp, les trois créanciers qui m'avaient causé tant de souci, nous portâmes le ballon avec sa nacelle et tous ses accessoires par une route détournée, à l'endroit où j'avais déposé les autres articles. Nous les y trouvâmes parfaitement intacts, et je me mis immédiatement à la besogne.

Nous étions au 1er avril. La nuit, comme je l'ai dit, était sombre; on ne pouvait pas apercevoir une étoile; et une bruine épaisse, qui tombait par intervalles, nous incommodait fort. Mais ma grande inquiétude, c'était le ballon, qui, en dépit du vernis qui le protégeait, commençait à s'alourdir par l'humidité; la poudre aussi pouvait s'avarier. Je fis donc travailler rudement mes trois gredins, je leur fis piler de la glace autour de la barrique centrale et agiter l'acide dans les autres. Cependant, ils ne cessaient de m'importuner de questions pour savoir ce que je voulais faire avec tout cet attirail, et exprimaient un vif mécontentement de la terrible besogne à laquelle je les condamnais. Ils ne comprenaient pas—disaient-ils—ce qu'il pouvait résulter de bon à leur faire ainsi se mouiller la peau uniquement pour les rendre complices d'une aussi abominable incantation. Je commençais à être un peu inquiet, et j'avançais l'ouvrage de toute ma force; car, en vérité, ces idiots s'étaient figuré, j'imagine, que j'avais fait un pacte avec le diable, et que dans tout ce que je faisais maintenant il n'y avait rien de bien rassurant. J'avais donc une très-grande crainte de les voir me planter là. Toutefois, je m'efforçai de les apaiser en leur promettant de les payer jusqu'au dernier sou, aussitôt que j'aurais mené à bonne fin la besogne en préparation. Naturellement ils interprétèrent ces beaux discours comme ils voulurent, s'imaginant sans doute que de toute manière j'allais me rendre maître d'une immense quantité d'argent comptant; et, pourvu que je leur payasse ma dette, et un petit brin en plus, en considération de leurs services, j'ose affirmer qu'ils s'inquiétaient fort peu de ce qui pouvait advenir de mon âme ou de ma carcasse.

Au bout de quatre heures et demie environ, le ballon me parut suffisamment gonflé. J'y suspendis donc la nacelle, et j'y plaçai tous mes bagages, un télescope, un baromètre avec quelques modifications importantes, un thermomètre, un électromètre, un compas, une boussole, une montre à secondes, une cloche, un porte-voix, etc., etc., ainsi qu'un globe de verre où j'avais fait le vide, et hermétiquement bouché, sans oublier l'appareil condensateur, de la chaux vive, un bâton de cire à cacheter, une abondante provision d'eau, et des vivres en quantité, tels que le pemmican[18], qui contient une énorme matière nutritive comparativement à son petit volume. J'installai aussi dans ma nacelle un couple de pigeons et une chatte.

Nous étions presque au point du jour, et je pensai qu'il était grandement temps d'effectuer mon départ. Je laissai donc tomber par terre, comme par accident, un cierge allumé et, en me baissant pour le ramasser, j'eus soin de mettre sournoisement le feu à la mèche, dont le bout, comme je l'ai dit, dépassait un peu le bord inférieur d'un des petits tonneaux.

J'exécutai cette manœuvre sans être vu le moins du monde par mes trois bourreaux; je sautai dans la nacelle, je coupai immédiatement l'unique corde qui me retenait à la terre, et je m'aperçus avec bonheur que j'étais enlevé avec une inconcevable rapidité; le ballon emportait très-facilement ses cent soixante-quinze livres de lest de plomb; il aurait pu en porter le double. Quand je quittai la terre, le baromètre marquait trente pouces, et le thermomètre centigrade 19 degrés.

Cependant, j'étais à peine monté à une hauteur de cinquante yards, quand arriva derrière moi, avec un rugissement et un grondement épouvantables, une si épaisse trombe de feu et de gravier, de bois et de métal enflammés, mêlés à des membres humains déchirés, que je sentis mon cœur défaillir, et que je me jetai tout au fond de ma nacelle tremblant de terreur.

Alors, je compris que j'avais horriblement chargé la mine, et que j'avais encore à subir les principales conséquences de la secousse. En effet, en moins d'une seconde, je sentis tout mon sang refluer vers mes tempes, et immédiatement, inopinément, une commotion que je n'oublierai jamais éclata à travers les ténèbres et sembla déchirer en deux le firmament lui-même. Plus tard, quand j'eus le temps de la réflexion, je ne manquai pas d'attribuer l'extrême violence de l'explosion relativement à moi, à sa véritable cause,—c'est-à-dire à ma position, directement au-dessus de la mine et dans la ligne de son action la plus puissante. Mais, en ce moment, je ne songeais qu'à sauver ma vie. D'abord, le ballon s'affaissa, puis il se dilata furieusement, puis il se mit à pirouetter avec une vélocité vertigineuse, et finalement, vacillant et roulant comme un homme ivre, il me jeta par-dessus le bord de la nacelle, et me laissa accroché à une épouvantable hauteur, la tête en bas par un bout de corde fort mince, haut de trois pieds de long environ, qui pendait par hasard à travers une crevasse, près du fond du panier d'osier, et dans lequel, au milieu de ma chute, mon pied gauche s'engagea providentiellement. Il est impossible, absolument impossible, de se faire une idée juste de l'horreur de ma situation. J'ouvrais convulsivement la bouche pour respirer, un frisson ressemblant à un accès de fièvre secouait tous les nerfs et tous les muscles de mon être,—je sentais mes yeux jaillir de leurs orbites, une horrible nausée m'envahit,—enfin je m'évanouis et perdis toute conscience.

Combien de temps restai-je dans cet état, il m'est impossible de le dire. Il s'écoula toutefois un assez long temps, car, lorsque je recouvrai en partie l'usage de mes sens, je vis le jour qui se levait;—le ballon se trouvait à une prodigieuse hauteur au-dessus de l'immensité de l'Océan, et dans les limites de ce vaste horizon, aussi loin que pouvait s'étendre ma vue, je n'apercevais pas trace de terre. Cependant, mes sensations, quand je revins à moi, n'étaient pas aussi étrangement douloureuses que j'aurais dû m'y attendre. En réalité, il y avait beaucoup de folie dans la contemplation placide avec laquelle j'examinai d'abord ma situation. Je portai mes deux mains devant mes yeux, l'une après l'autre, et me demandai avec étonnement quel accident pouvait avoir gonflé mes veines et noirci si horriblement mes ongles. Puis j'examinai soigneusement ma tête, je la secouai à plusieurs reprises, et la tâtai avec une attention minutieuse, jusqu'à ce que je me fusse heureusement assuré qu'elle n'était pas, ainsi que j'en avais eu l'horrible idée, plus grosse que mon ballon. Puis, avec l'habitude d'un homme qui sait où sont ses poches, je tâtai les deux poches de ma culotte, et, m'apercevant que j'avais perdu mon calepin et mon étui à cure-dent, je m'efforçai de me rendre compte de leur disparition, et, ne pouvant y réussir, j'en ressentis un inexprimable chagrin. Il me sembla alors que j'éprouvais une vive douleur à la cheville de mon pied gauche, et une obscure conscience de ma situation commença à poindre dans mon esprit.

Mais—chose étrange!—je n'éprouvai ni étonnement ni horreur. Si je ressentis une émotion quelconque, ce fut une espèce de satisfaction ou d'épanouissement en pensant à l'adresse qu'il me faudrait déployer pour me tirer de cette singulière alternative; et je ne fis pas de mon salut définitif l'objet d'un doute d'une seconde. Pendant quelques minutes, je restai plongé dans la plus profonde méditation. Je me rappelle distinctement que j'ai souvent serré les lèvres, que j'ai appliqué mon index sur le côté de mon nez, et j'ai pratiqué les gesticulations et grimaces habituelles aux gens qui, installés tout à leur aise dans leur fauteuil, méditent sur des matières embrouillées ou importantes.

Quand je crus avoir suffisamment rassemblé mes idées, je portai avec la plus grande précaution, la plus parfaite délibération, mes mains derrière mon dos, et je détachai la grosse boucle de fer qui terminait la ceinture de mon pantalon. Cette boucle avait trois dents qui, étant un peu rouillées, tournaient difficilement sur leur axe. Cependant, avec beaucoup de patience, je les amenai à angle droit avec le corps de la boucle et m'aperçus avec joie qu'elles restaient fermes dans cette position. Tenant entre mes dents cette espèce d'instrument, je m'appliquai à dénouer le nœud de ma cravate. Je fus obligé de me reposer plus d'une fois avant d'avoir accompli cette manœuvre; mais, à la longue, j'y réussis. À l'un des bouts de la cravate, j'assujettis la boucle, et, pour plus de sécurité, je nouai étroitement l'autre bout autour de mon poing. Soulevant alors mon corps par un déploiement prodigieux de force musculaire, je réussis du premier coup à jeter la boucle par-dessus la nacelle et à l'accrocher, comme je l'avais espéré, dans le rebord circulaire de l'osier.

Mon corps faisait alors avec la paroi de la nacelle un angle de quarante-cinq degrés environ; mais il ne faut pas entendre que je fusse à quarante-cinq degrés au-dessous de la perpendiculaire; bien loin de là, j'étais toujours placé dans un plan presque parallèle au niveau de l'horizon; car la nouvelle position que j'avais conquise avait eu pour effet de chasser d'autant le fond de la nacelle, et conséquemment ma position était des plus périlleuses.

Mais qu'on suppose que, dans le principe, lorsque je tombai de la nacelle, je fusse tombé la face tournée vers le ballon au lieu de l'avoir tournée du côté opposé, comme elle était maintenant,—ou, en second lieu, que la corde par laquelle j'étais accroché eût pendu par hasard du rebord supérieur, au lieu de passer par une crevasse du fond,—on concevra facilement que, dans ces deux hypothèses, il m'eût été impossible d'accomplir un pareil miracle,—et les présentes révélations eussent été entièrement perdues pour la postérité. J'avais donc toutes les raisons de bénir le hasard; mais, en somme, j'étais tellement stupéfié que je me sentais incapable de rien faire, et que je restai suspendu, pendant un quart d'heure peut-être, dans cette extraordinaire situation, sans tenter de nouveau le plus léger effort, perdu dans un singulier calme et dans une béatitude idiote. Mais cette disposition de mon être s'évanouit bien vite et fit place à un sentiment d'horreur, d'effroi, d'absolue désespérance et de destruction. En réalité, le sang si longtemps accumulé dans les vaisseaux de la tête et de la gorge, et qui avait jusque-là créé en moi un délire salutaire dont l'action suppléait à l'énergie, commençait maintenant à refluer et à reprendre son niveau; et la clairvoyance qui me revenait, augmentant la perception du danger, ne servait qu'à me priver du sang-froid et du courage nécessaires pour l'affronter. Mais, par bonheur pour moi, cette faiblesse ne fut pas de longue durée. L'énergie du désespoir me revint à propos, et, avec des cris et des efforts frénétiques, je m'élançai convulsivement et à plusieurs reprises par une secousse générale, jusqu'à ce qu'enfin, m'accrochant au bord si désiré avec des griffes plus serrées qu'un étau, je tortillai mon corps par-dessus et tombai la tête la première et tout pantelant dans le fond de la nacelle.

Ce ne fut qu'après un certain laps de temps que je fus assez maître de moi pour m'occuper de mon ballon. Mais alors je l'examinai avec attention et découvris, à ma grande joie, qu'il n'avait subi aucune avarie. Tous mes instruments étaient sains et saufs, et, très-heureusement, je n'avais perdu ni lest ni provisions. À la vérité, je les avais si bien assujettis à leur place qu'un pareil accident était chose tout à fait improbable. Je regardai à ma montre, elle marquait six heures. Je continuais à monter rapidement, et le baromètre me donnait alors une hauteur de trois milles trois quarts. Juste au-dessous de moi apparaissait dans l'Océan un petit objet noir, d'une forme légèrement allongée, à peu près de la dimension d'un domino, et ressemblant fortement, à tous égards, à l'un de ces petits joujoux. Je dirigeai mon télescope sur lui, et je vis distinctement que c'était un vaisseau anglais de quatre-vingt-quatorze canons tanguant lourdement dans la mer, au plus près du vent, et le cap à l'ouest-sud-ouest. À l'exception de ce navire, je ne vis rien que l'Océan et le ciel, et le soleil qui était levé depuis longtemps.

Il est grandement temps que j'explique à Vos Excellences l'objet de mon voyage. Vos Excellences se souviennent que ma situation déplorable à Rotterdam m'avait à la longue poussé à la résolution du suicide. Ce n'était pas cependant que j'eusse un dégoût positif de la vie elle-même, mais j'étais harassé, à n'en pouvoir plus, par les misères accidentelles de ma position. Dans cette disposition d'esprit, désirant vivre encore, et cependant fatigué de la vie, le traité que je lus à l'échoppe du bouquiniste, appuyé par l'opportune découverte de mon cousin de Nantes, ouvrit une ressource à mon imagination. Je pris enfin un parti décisif. Je résolus de partir, mais de vivre,—de quitter le monde, mais de continuer mon existence;—bref, et pour couper court aux énigmes, je résolus, sans m'inquiéter du reste, de me frayer, si je pouvais, un passage jusqu'à la lune.

Maintenant, pour qu'on ne me croie pas plus fou que je ne le suis, je vais exposer en détail, et le mieux que je pourrai, les considérations qui m'induisirent à croire qu'une entreprise de cette nature, quoique difficile sans doute et pleine de dangers, n'était pas absolument, pour un esprit audacieux, située au delà des limites du possible.

La première chose à considérer était la distance positive de la lune à la terre. Or, la distance moyenne ou approximative entre les centres de ces deux planètes est de cinquante-neuf fois, plus une fraction, le rayon équatorial de la terre, ou environ 237 000 milles. Je dis la distance moyenne ou approximative, mais il est facile de concevoir que, la forme de l'orbite lunaire étant une ellipse d'une excentricité qui n'est pas de moins de 0,05484 de son demi-grand axe, et le centre de la terre occupant le foyer de cette ellipse, si je pouvais réussir d'une manière quelconque à rencontrer la lune à son périgée, la distance ci-dessus évaluée se trouverait sensiblement diminuée. Mais, pour laisser de côté cette hypothèse, il était positif qu'en tout cas j'avais à déduire des 237 000 milles le rayon de la terre, c'est-à-dire 4 000, et le rayon de la lune, c'est-à-dire 1 080, en tout 5 080, et qu'il ne me resterait ainsi à franchir qu'une distance approximative de 231 920 milles. Cet espace, pensais-je, n'était pas vraiment extraordinaire. On a fait nombre de fois sur cette terre des voyages d'une vitesse de 60 milles par heure, et, en réalité, il y a tout lieu de croire qu'on arrivera à une plus grande vélocité; mais, même en me contentant de la vitesse dont je parlais, il ne me faudrait pas plus de cent soixante et un jours pour atteindre la surface de la lune.

Il y avait toutefois de nombreuses circonstances qui m'induisaient à croire que la vitesse approximative de mon voyage dépasserait de beaucoup celle de soixante milles à l'heure; et, comme ces considérations produisirent sur moi une impression profonde, je les expliquerai plus amplement par la suite.

Le second point à examiner était d'une bien autre importance. D'après les indications fournies par le baromètre, nous savons que, lorsqu'on s'élève, au-dessus de la surface de la terre, à une hauteur de 1 000 pieds, on laisse au-dessous de soi environ un trentième de la masse atmosphérique; qu'à 10 000 pieds, nous arrivons à peu près à un tiers; et qu'à 18 000 pieds, ce qui est presque la hauteur du Cotopaxi, nous avons dépassé la moitié de la masse fluide, ou, en tout cas, la moitié de la partie pondérable de l'air qui enveloppe notre globe. On a aussi calculé qu'à une hauteur qui n'excède pas la centième partie du diamètre terrestre,—c'est-à-dire 80 milles,—la raréfaction devait être telle que la vie animale ne pouvait en aucune façon s'y maintenir; et, de plus, que les moyens les plus subtils que nous ayons de constater la présence de l'atmosphère devenaient alors totalement insuffisants. Mais je ne manquai pas d'observer que ces derniers calculs étaient uniquement basés sur notre connaissance expérimentale des propriétés de l'air et des lois mécaniques qui régissent sa dilatation et sa compression dans ce qu'on peut appeler, comparativement parlant, la proximité immédiate de la terre. Et, en même temps, on regarde comme chose positive qu'à une distance quelconque donnée, mais inaccessible, de sa surface, la vie animale est et doit être essentiellement incapable de modification. Maintenant, tout raisonnement de ce genre, et d'après de pareilles données, doit évidemment être purement analogique. La plus grande hauteur où l'homme soit jamais parvenu est de 25 000 pieds; je parle de l'expédition aéronautique de MM. Gay-Lussac et Biot. C'est une hauteur assez médiocre, même quand on la compare aux 80 milles en question; et je ne pouvais m'empêcher de penser que la question laissait une place au doute et une grande latitude aux conjectures.

Mais, en fait, en supposant une ascension opérée à une hauteur donnée quelconque, la quantité d'air pondérable traversée dans toute période ultérieure de l'ascension n'est nullement en proportion avec la hauteur additionnelle acquise, comme on peut le voir d'après ce qui a été énoncé précédemment, mais dans une raison constamment décroissante. Il est donc évident que, nous élevant aussi haut que possible, nous ne pouvons pas, littéralement parlant, arriver à une limite au delà de laquelle l'atmosphère cesse absolument d'exister. Elle doit exister, concluais-je, quoiqu'elle puisse, il est vrai, exister à un état de raréfaction infinie.

D'un autre côté, je savais que les arguments ne manquent pas pour prouver qu'il existe une limite réelle et déterminée de l'atmosphère, au delà de laquelle il n'y a absolument plus d'air respirable. Mais une circonstance a été omise par ceux qui opinent pour cette limite, qui semblait, non pas une réfutation péremptoire de leur doctrine, mais un point digne d'une sérieuse investigation. Comparons les intervalles entre les retours successifs de la comète d'Encke à son périhélie, en tenant compte de toutes les perturbations dues à l'attraction planétaire, et nous verrons que les périodes diminuent graduellement, c'est-à-dire que le grand axe de l'ellipse de la comète va toujours se raccourcissant dans une proportion lente, mais parfaitement régulière. Or, c'est précisément le cas qui doit avoir lieu, si nous supposons que la comète subisse une résistance par le fait d'un milieu éthéré excessivement rare qui pénètre les régions de son orbite. Car il est évident qu'un pareil milieu doit, en retardant la vitesse de la comète, accroître sa force centripète et affaiblir sa force centrifuge. En d'autres termes, l'attraction du soleil deviendrait de plus en plus puissante, et la comète s'en rapprocherait davantage à chaque révolution. Véritablement, il n'y a pas d'autre moyen de se rendre compte de la variation en question.

Mais voici un autre fait: on observe que le diamètre réel de la partie nébuleuse de cette comète se contracte rapidement à mesure qu'elle approche du soleil, et se dilate avec la même rapidité quand elle repart vers son aphélie. N'avais-je pas quelque raison de supposer avec M. Valz que cette apparente condensation de volume prenait son origine dans la compression de ce milieu éthéré dont je parlais tout à l'heure, et dont la densité est en proportion de la proximité du soleil? Le phénomène qui affecte la forme lenticulaire et qu'on appelle la lumière zodiacale était aussi un point digne d'attention. Cette lumière si visible sous les tropiques, et qu'il est impossible de prendre pour une lumière météorique quelconque, s'élève obliquement de l'horizon et suit généralement la ligne de l'équateur du soleil. Elle me semblait évidemment provenir d'une atmosphère rare qui s'étendrait depuis le soleil jusque par delà l'orbite de Vénus au moins, et même, selon moi, indéfiniment plus loin. Je ne pouvais pas supposer que ce milieu fût limité par la ligne du parcours de la comète, ou fût confiné dans le voisinage immédiat du soleil. Il était si simple d'imaginer au contraire qu'il envahissait toutes les régions de notre système planétaire, condensé autour des planètes en ce que nous appelons atmosphère, et peut-être modifié chez quelques-unes par des circonstances purement géologiques, c'est-à-dire modifié ou varié dans ses proportions ou dans sa nature essentielle par les matières volatilisées émanant de leurs globes respectifs.

Ayant pris la question sous ce point de vue, je n'avais plus guère à hésiter. En supposant que dans mon passage je trouvasse une atmosphère essentiellement semblable à celle qui enveloppe la surface de la terre, je réfléchis qu'au moyen du très-ingénieux appareil de M. Grimm je pourrais facilement la condenser en suffisante quantité pour les besoins de la respiration. Voilà qui écartait le principal obstacle à un voyage à la lune. J'avais donc dépensé quelque argent et beaucoup de peine pour adapter l'appareil au but que je me proposais, et j'avais pleine confiance dans son application, pourvu que je pusse accomplir le voyage dans un espace de temps suffisamment court. Ceci me ramène à la question de la vitesse possible.

Tout le monde sait que les ballons, dans la première période de leur ascension, s'élèvent avec une vélocité comparativement modérée. Or la force d'ascension consiste uniquement dans la pesanteur de l'air ambiant relativement au gaz du ballon; et, à première vue, il ne paraît pas du tout probable ni vraisemblable que le ballon, à mesure qu'il gagne en élévation et arrive successivement dans des couches atmosphériques d'une densité décroissante, puisse gagner en vitesse et accélérer sa vélocité primitive. D'un autre côté, je n'avais pas souvenir que, dans un compte rendu quelconque d'une expérience antérieure, l'on eût jamais constaté une diminution apparente dans la vitesse absolue de l'ascension, quoique tel eût pu être le cas, en raison de la fuite du gaz à travers un aérostat mal confectionné et généralement revêtu d'un vernis insuffisant, ou pour toute autre cause. Il me semblait donc que l'effet de cette déperdition pouvait seulement contrebalancer l'accélération acquise par le ballon à mesure qu'il s'éloignait du centre de gravitation. Or, je considérai que, pourvu que dans ma traversée je trouvasse le milieu que j'avais imaginé, et pourvu qu'il fût de même essence que ce que nous appelons l'air atmosphérique, il importait relativement assez peu que je le trouvasse à tel ou tel degré de raréfaction, c'est-à-dire relativement à ma force ascensionnelle; car non seulement le gaz du ballon serait soumis à la même raréfaction (et, dans cette occurrence, je n'avais qu'à lâcher une quantité proportionnelle de gaz, suffisante pour prévenir une explosion), mais, par la nature de ses parties intégrantes, il devait, en tout cas, être toujours spécifiquement plus léger qu'un composé quelconque de pur azote et d'oxygène. Il y avait donc une chance,—et même, en somme, une forte probabilité, pour qu'à aucune période de mon ascension je n'arrivasse à un point où les différentes pesanteurs réunies de mon immense ballon, du gaz inconcevablement rare qu'il renfermait, de sa nacelle et de son contenu pussent égaler la pesanteur de la masse d'atmosphère ambiante déplacée; et l'on conçoit facilement que c'était là l'unique condition qui pût arrêter ma fuite ascensionnelle. Mais encore, si jamais j'atteignais ce point imaginaire, il me restait la faculté d'user de mon lest et d'autres poids montant à peu près à un total de 300 livres.

En même temps, la force centripète devait toujours décroître en raison du carré des distances, et ainsi je devais, avec une vélocité prodigieusement accélérée, arriver à la longue dans ces lointaines régions où la force d'attraction de la lune serait substituée à celle de la terre.

Il y avait une autre difficulté qui ne laissait pas de me causer quelque inquiétude. On a observé que dans les ascensions poussées à une hauteur considérable, outre la gêne de la respiration, on éprouvait dans la tête et dans tout le corps un immense malaise, souvent accompagné de saignements de nez et d'autres symptômes passablement alarmants, et qui devenait de plus en plus insupportable à mesure qu'on s'élevait[19]. C'était là une considération passablement effrayante. N'était-il pas probable que ces symptômes augmenteraient jusqu'à ce qu'ils se terminassent par la mort elle-même? Après mûre réflexion, je conclus que non. Il fallait en chercher l'origine dans la disparition progressive de la pression atmosphérique, à laquelle est accoutumée la surface de notre corps, et dans la distension inévitable des vaisseaux sanguins superficiels,—et non dans une désorganisation positive du système animal, comme dans le cas de difficulté de respiration, où la densité atmosphérique est chimiquement insuffisante pour la rénovation régulière du sang dans un ventricule du cœur. Excepté dans le cas où cette rénovation ferait défaut, je ne voyais pas de raison pour que la vie ne se maintînt pas, même dans le vide; car l'expansion et la compression de la poitrine, qu'on appelle communément respiration, est une action purement musculaire; elle est la cause et non l'effet de la respiration. En un mot, je concevais que, le corps s'habituant à l'absence de pression atmosphérique, ces sensations douloureuses devaient diminuer graduellement; et, pour les supporter tant qu'elles dureraient, j'avais toute confiance dans la solidité de fer de ma constitution.

J'ai donc exposé quelques-unes des considérations—non pas toutes certainement—qui m'induisirent à former le projet d'un voyage à la lune. Je vais maintenant, s'il plaît à Vos Excellences, vous exposer le résultat d'une tentative dont la conception paraît si audacieuse, et qui, dans tous les cas, n'a pas sa pareille dans les annales de l'humanité.

Ayant atteint la hauteur dont il a été parlé ci-dessus, c'est-à-dire trois milles trois quarts[20], je jetai hors de la nacelle une quantité de plumes, et je vis que je montais toujours avec une rapidité suffisante; il n'y avait donc pas nécessité de jeter du lest. J'en fus très-aise, car je désirais garder avec moi autant de lest que j'en pourrais porter, par la raison bien simple que je n'avais aucune donnée positive sur la puissance d'attraction et sur la densité atmosphérique. Je ne souffrais jusqu'à présent d'aucun malaise physique, je respirais avec une parfaite liberté et n'éprouvais aucune douleur dans la tête. La chatte était couchée fort solennellement sur mon habit, que j'avais ôté, et regardait les pigeons avec un air de nonchaloir. Ces derniers, que j'avais attachés par la patte, pour les empêcher de s'envoler, étaient fort occupés à piquer quelques grains de riz éparpillés pour eux au fond de la nacelle.

À six heures vingt minutes, le baromètre donnait une élévation de 26 400 pieds, ou cinq milles, à une fraction près. La perspective semblait sans bornes. Rien de plus facile d'ailleurs que de calculer à l'aide de la trigonométrie sphérique l'étendue de surface terrestre qu'embrassait mon regard. La surface convexe d'un segment de sphère est à la surface entière de la sphère comme le sinus verse du segment est au diamètre de la sphère. Or, dans mon cas, le sinus verse—c'est-à-dire l'épaisseur du segment situé au-dessous de moi était à peu près égal à mon élévation, ou à l'élévation du point de vue au-dessus de la surface. La proportion de cinq milles à huit milles exprimerait donc l'étendue de la surface que j'embrassais, c'est-à-dire que j'apercevais la seize centième partie de la surface totale du globe. La mer apparaissait polie comme un miroir, bien qu'à l'aide du télescope je découvrisse qu'elle était dans un état de violente agitation. Le navire n'était plus visible, il avait sans doute dérivé vers l'est. Je commençai dès lors à ressentir par intervalles une forte douleur à la tête, bien que je continuasse à respirer à peu près librement. La chatte et les pigeons semblaient n'éprouver aucune incommodité.

À sept heures moins vingt, le ballon entra dans la région d'un grand et épais nuage qui me causa beaucoup d'ennui; mon appareil condensateur en fut endommagé, et je fus trempé jusqu'aux os. C'est, à coup sûr, une singulière rencontre, car je n'aurais pas supposé qu'un nuage de cette nature pût se soutenir à une si grande élévation. Je pensai faire pour le mieux en jetant deux morceaux de lest de cinq livres chaque, ce qui me laissait encore cent soixante-cinq livres de lest. Grâce à cette opération, je traversai bien vite l'obstacle, et je m'aperçus immédiatement que j'avais gagné prodigieusement en vitesse. Quelques secondes après que j'eus quitté le nuage, un éclair éblouissant le traversa d'un bout à l'autre et l'incendia dans toute son étendue, lui donnant l'aspect d'une masse de charbon en ignition. Qu'on se rappelle que ceci se passait en plein jour. Aucune pensée ne pourrait rendre la sublimité d'un pareil phénomène se déployant dans les ténèbres de la nuit. L'enfer lui-même aurait trouvé son image exacte. Tel que je le vis, ce spectacle me fit dresser les cheveux. Cependant, je dardais au loin mon regard dans les abîmes béants; je laissais mon imagination plonger et se promener sous d'étranges et immenses voûtes dans des gouffres empourprés, dans les abîmes rouges et sinistres d'un feu effrayant et insondable. Je l'avais échappé belle. Si le ballon était resté une minute de plus dans le nuage,—c'est-à-dire si l'incommodité dont je souffrais ne m'avait pas déterminé à jeter du lest,—ma destruction pouvait en être et en eût très-probablement été la conséquence. De pareils dangers, quoiqu'on y fasse peu d'attention, sont les plus grands peut-être qu'on puisse courir en ballon. J'avais pendant ce temps atteint une hauteur assez grande pour n'avoir aucune inquiétude à ce sujet.

Je m'élevais alors très-rapidement, et à sept heures le baromètre donnait une hauteur qui n'était pas moindre de neuf milles et demi. Je commençais à éprouver une grande difficulté de respiration. Ma tête aussi me faisait excessivement souffrir; et, ayant senti depuis quelque temps de l'humidité sur mes joues, je découvris à la fin que c'était du sang qui suintait continuellement du tympan de mes oreilles. Mes yeux me donnaient aussi beaucoup d'inquiétude. En passant ma main dessus, il me sembla qu'ils étaient poussés hors de leurs orbites, et à un degré assez considérable; et tous les objets contenus dans la nacelle et le ballon lui-même se présentaient à ma vision sous une forme monstrueuse et faussée. Ces symptômes dépassaient ceux auxquels je m'attendais, et me causaient quelque alarme. Dans cette conjoncture, très-imprudemment et sans réflexion, je jetai hors de la nacelle trois morceaux de lest de cinq livres chaque. La vitesse dès lors accélérée de mon ascension m'emporta, trop rapidement et sans gradation suffisante, dans une couche d'atmosphère singulièrement raréfiée, ce qui faillit amener un résultat fatal pour mon expédition et pour moi-même. Je fus soudainement pris par un spasme qui dura plus de cinq minutes, et, même quand il eut en partie cessé, il se trouva que je ne pouvais plus aspirer qu'à de longs intervalles et d'une manière convulsive, saignant copieusement pendant tout ce temps par le nez, par les oreilles, et même légèrement par les yeux. Les pigeons semblaient en proie à une excessive angoisse et se débattaient pour s'échapper, pendant que la chatte miaulait lamentablement, chancelant çà et là à travers la nacelle comme sous l'influence d'un poison.

Je découvris alors trop tard l'immense imprudence que j'avais commise en jetant du lest, et mon trouble devint extrême. Je n'attendais pas moins que la mort, et la mort dans quelques minutes. La souffrance physique que j'éprouvais contribuait aussi à me rendre presque incapable d'un effort quelconque pour sauver ma vie. Il me restait à peine la faculté de réfléchir, et la violence de mon mal de tête semblait augmenter de minute en minute. Je m'aperçus alors que mes sens allaient bientôt m'abandonner tout à fait, et j'avais déjà empoigné une des cordes de la soupape, quand le souvenir du mauvais tour que j'avais joué aux trois créanciers et la crainte des conséquences qui pouvaient m'accueillir à mon retour m'effrayèrent et m'arrêtèrent pour le moment. Je me couchai au fond de la nacelle et m'efforçai de rassembler mes facultés. J'y réussis un peu, et je résolus de tenter l'expérience d'une saignée.

Mais, comme je n'avais pas de lancette, je fus obligé de procéder à cette opération tant bien que mal, et finalement j'y réussis en m'ouvrant une veine au bras gauche avec la lame de mon canif. Le sang avait à peine commencé à couler que j'éprouvais un soulagement notable, et, lorsque j'en eus perdu à peu près la valeur d'une demi-cuvette de dimension ordinaire, les plus dangereux symptômes avaient pour la plupart entièrement disparu. Cependant, je ne jugeai pas prudent d'essayer de me remettre immédiatement sur mes pieds; mais, ayant bandé mon bras du mieux que je pus, je restai immobile pendant un quart d'heure environ. Au bout de ce temps je me levai et me sentis plus libre, plus dégagé de toute espèce de malaise que je ne l'avais été depuis une heure un quart.

Cependant la difficulté de respiration n'avait que fort peu diminué, et je pensai qu'il y aurait bientôt nécessité urgente à faire usage du condensateur. En même temps, je jetai les yeux sur ma chatte qui s'était commodément réinstallée sur mon habit, et, à ma grande surprise, je découvris qu'elle avait jugé à propos, pendant mon indisposition, de mettre au jour une ventrée de cinq petits chats. Certes, je ne m'attendais pas le moins du monde à ce supplément de passagers, mais, en somme, l'aventure me fit plaisir. Elle me fournissait l'occasion de vérifier une conjecture qui, plus qu'aucune autre, m'avait décidé à tenter cette ascension.

J'avais imaginé que l'habitude de la pression atmosphérique à la surface de la terre était en grande partie la cause des douleurs qui attaquaient la vie animale à une certaine distance au-dessus de cette surface. Si les petits chats éprouvaient du malaise au même degré que leur mère, je devais considérer ma théorie comme fausse, mais je pouvais regarder le cas contraire comme une excellente confirmation de mon idée.

À huit heures, j'avais atteint une élévation de dix-sept milles. Ainsi il me parut évident que ma vitesse ascensionnelle non seulement augmentait, mais que cette augmentation eût été légèrement sensible, même dans le cas où je n'aurais pas jeté de lest, comme je l'avais fait. Les douleurs de tête et d'oreilles revenaient par intervalles avec violence, et, de temps à autre, j'étais repris par mes saignements de nez; mais, en somme, je souffrais beaucoup moins que je ne m'y étais attendu. Cependant, de minute en minute, ma respiration devenait plus difficile, et chaque inhalation était suivie d'un mouvement spasmodique de la poitrine des plus fatigants. Je déployai alors l'appareil condensateur, de manière à le faire fonctionner immédiatement.

L'aspect de la terre, à cette période de mon ascension, était vraiment magnifique. À l'ouest, au nord et au sud, aussi loin que pénétrait mon regard, s'étendait une nappe illimitée de mer en apparence immobile, qui, de seconde en seconde, prenait une teinte bleue plus profonde. À une vaste distance vers l'est, s'allongeaient très-distinctement les îles Britanniques, les côtes occidentales de la France et de l'Espagne, ainsi qu'une petite portion de la partie nord du continent africain. Il était impossible de découvrir une trace des édifices particuliers, et les plus orgueilleuses cités de l'humanité avaient absolument disparu de la surface de la terre.

Ce qui m'étonna particulièrement dans l'aspect des choses situées au-dessous de moi, ce fut la concavité apparente de la surface du globe. Je m'attendais, assez sottement, à voir sa convexité réelle se manifester plus distinctement à proportion que je m'élèverais; mais quelques secondes de réflexion me suffirent pour expliquer cette contradiction. Une ligne abaissée perpendiculairement sur la terre du point où je me trouvais aurait formé la perpendiculaire d'un triangle rectangle dont la base se serait étendue de l'angle droit à l'horizon, et l'hypoténuse de l'horizon au point occupé par mon ballon. Mais l'élévation où j'étais placé n'était rien ou presque rien comparativement à l'étendue embrassée par mon regard; en d'autres termes, la base et l'hypoténuse du triangle supposé étaient si longues, comparées à la perpendiculaire, qu'elles pouvaient être considérées comme deux lignes presque parallèles. De cette façon l'horizon de l'aéronaute lui apparaît toujours au niveau de sa nacelle. Mais, comme le point situé immédiatement au-dessous de lui lui apparaît et est, en effet, à une immense distance, naturellement il lui paraît aussi à une immense distance au-dessous de l'horizon. De là, l'impression de concavité; et cette impression durera jusqu'à ce que l'élévation se trouve relativement à l'étendue de la perspective dans une proportion telle que le parallélisme apparent de la base et de l'hypoténuse disparaisse.

Cependant, comme les pigeons semblaient souffrir horriblement, je résolus de leur donner la liberté. Je déliai d'abord l'un d'eux, un superbe pigeon gris saumoné, et le plaçai sur le bord de la nacelle. Il semblait excessivement mal à son aise, regardait anxieusement autour de lui, battait des ailes, faisait entendre un roucoulement très-accentué, mais ne pouvait pas se décider à s'élancer hors de la nacelle. À la fin, je le pris et le jetai à six yards environ du ballon. Cependant, bien loin de descendre, comme je m'y attendais, il fit des efforts véhéments pour rejoindre le ballon, poussant en même temps des cris très-aigus et très-perçants. Enfin, il réussit à rattraper sa première position sur le bord du panier; mais à peine s'y était-il posé qu'il pencha sa tête sur sa gorge et tomba mort au fond de la nacelle. L'autre n'eut pas un sort aussi déplorable. Pour l'empêcher de suivre l'exemple de son camarade et d'effectuer un retour vers le ballon, je le précipitai vers la terre de toute ma force, et vis avec plaisir qu'il continuait à descendre avec une grande vélocité, faisant usage de ses ailes très-facilement et d'une manière parfaitement naturelle. En très-peu de temps, il fut hors de vue, et je ne doute pas qu'il ne soit arrivé à bon port. Quant à la minette, qui semblait en grande partie remise de sa crise, elle se faisait maintenant un joyeux régal de l'oiseau mort, et finit par s'endormir avec toutes les apparences du contentement. Les petits chats étaient parfaitement vivants et ne manifestaient pas le plus léger symptôme de malaise.

À huit heures un quart, ne pouvant pas respirer plus longtemps sans une douleur intolérable, je commençai immédiatement à ajuster autour de la nacelle l'appareil attenant au condensateur. Cet appareil demande quelques explications, et Vos Excellences voudront bien se rappeler que mon but, en premier lieu, était de m'enfermer entièrement, moi et ma nacelle, et de me barricader contre l'atmosphère singulièrement raréfiée au sein de laquelle j'existais, et enfin d'introduire à l'intérieur, à l'aide de mon condensateur, une quantité de cette même atmosphère suffisamment condensée pour les besoins de la respiration.

Dans ce but, j'avais préparé un vaste sac de caoutchouc très-flexible, très-solide, absolument imperméable. La nacelle tout entière se trouvait en quelque sorte placée dans ce sac dont les dimensions avaient été calculées pour cet objet, c'est-à-dire qu'il passait sous le fond de la nacelle, s'étendait sur ses bords, et montait extérieurement le long des cordes jusqu'au cerceau où le filet était attaché. Ayant ainsi déployé le sac et fait hermétiquement la clôture de tous les côtés, il fallait maintenant assujettir le haut ou l'ouverture du sac en faisant passer le tissu de caoutchouc au-dessus du cerceau, en d'autres termes, entre le filet et le cerceau. Mais, si je détachais le filet du cerceau pour opérer ce passage, comment la nacelle pourrait-elle se soutenir? Or le filet n'était pas ajusté au cerceau d'une manière permanente, mais attaché par une série de brides mobiles ou de nœuds coulants. Je ne défis donc qu'un petit nombre de ces brides à la fois, laissant la nacelle suspendue par les autres. Ayant fait passer ce que je pus de la partie supérieure du sac, je rattachai les brides,—non pas au cerceau, car l'interposition de l'enveloppe de caoutchouc rendait cela impossible,—mais à une série de gros boutons fixés à l'enveloppe elle-même, à trois pieds environ au-dessous de l'ouverture du sac, les intervalles des boutons correspondant aux intervalles des brides. Cela fait, je détachai du cerceau quelques autres brides, j'introduisis une nouvelle portion de l'enveloppe, et les brides dénouées furent à leur tour assujetties à leurs boutons respectifs. Par ce procédé, je pouvais faire passer toute la partie supérieure du sac entre le filet et le cerceau.

Il est évident que le cerceau devait dès lors tomber dans la nacelle, tout le poids de la nacelle et de son contenu n'étant plus supporté que par la force des boutons. À première vue, ce système pouvait ne pas offrir une garantie suffisante; mais il n'y avait aucune raison de s'en défier, car non seulement les boutons étaient solides par eux-mêmes, mais, de plus, ils étaient si rapprochés que chacun ne supportait en réalité qu'une très-légère partie du poids total. La nacelle et son contenu auraient pesé trois fois plus que je n'en aurais pas été inquiet le moins du monde. Je relevai alors le cerceau le long de l'enveloppe de caoutchouc et je l'étayai sur trois perches légères préparées pour cet objet. Cela avait pour but de tenir le sac convenablement distendu par le haut, et de maintenir la partie inférieure du filet dans la position voulue. Tout ce qui me restait à faire maintenant était de nouer l'ouverture du sac,—ce que j'opérai facilement en rassemblant les plis du caoutchouc, et en les tordant étroitement ensemble au moyen d'une espèce de tourniquet à demeure.

Sur les côtés de l'enveloppe ainsi déployée autour de la nacelle, j'avais fait adapter trois carreaux de verre ronds, très-épais, mais très-clairs, au travers desquels je pouvais voir facilement autour de moi dans toutes les directions horizontales. Dans la partie du sac qui formait le fond était une quatrième fenêtre analogue, correspondant à une petite ouverture pratiquée dans le fond de la nacelle elle-même. Celle-ci me permettait de regarder perpendiculairement au-dessous de moi. Mais il m'avait été impossible d'ajuster une invention du même genre au-dessus de ma tête, en raison de la manière particulière dont j'étais obligé de fermer l'ouverture et des plis nombreux qui en résultaient; j'avais donc renoncé à voir les objets situés dans mon zénith. Mais c'était là une chose de peu d'importance; car, lors même que j'aurais pu placer une fenêtre au-dessus de moi, le ballon aurait fait obstacle à ma vue et m'aurait empêché d'en faire usage.

À un pied environ au-dessous d'une des fenêtres latérales était une ouverture circulaire de trois pouces de diamètre, avec un rebord de cuivre façonné intérieurement pour s'adapter à la spirale d'une vis. Dans ce rebord se vissait le large tube du condensateur, le corps de la machine étant naturellement placé dans la chambre de caoutchouc. En faisant le vide dans le corps de la machine, on attirait dans ce tube une masse d'atmosphère ambiante raréfiée, qui de là était déversée à l'état condensé et mêlée à l'air subtil déjà contenu dans la chambre. Cette opération, répétée plusieurs fois, remplissait à la longue la chambre d'une atmosphère suffisant aux besoins de la respiration. Mais, dans un espace aussi étroit que celui-ci, elle devait nécessairement, au bout d'un temps très-court, se vicier et devenir impropre à la vie par son contact répété avec les poumons. Elle était alors rejetée par une petite soupape placée au fond de la nacelle, l'air dense se précipitant promptement dans l'atmosphère raréfiée. Pour éviter à un certain moment l'inconvénient d'un vide total dans la chambre, cette purification ne devait jamais être effectuée en une seule fois, mais graduellement, la soupape n'étant ouverte que pour quelques secondes, puis refermée, jusqu'à ce qu'un ou deux coups de pompe du condensateur eussent fourni de quoi remplacer l'atmosphère expulsée. Par amour des expériences, j'avais placé la chatte et ses petits dans un petit panier, et les avais suspendus en dehors de la nacelle par un bouton placé près du fond, tout auprès de la soupape, à travers laquelle je pouvais leur faire passer de la nourriture quand besoin était.

J'accomplis cette manœuvre avant de fermer l'ouverture de la chambre, et non sans quelque difficulté, car il me fallut, pour atteindre le dessous de la nacelle, me servir d'une des perches dont j'ai parlé, à laquelle était fixé un crochet. Aussitôt que l'air condensé eut pénétré dans la chambre, le cerceau et les perches devinrent inutiles: l'expansion de l'atmosphère incluse distendit puissamment le caoutchouc.

Quand j'eus fini tous ces arrangements et rempli la chambre d'air condensé, il était neuf heures moins dix. Pendant tout le temps qu'avaient duré ces opérations, j'avais horriblement souffert de la difficulté de respiration, et je me repentais amèrement de la négligence ou plutôt de l'incroyable imprudence dont je m'étais rendu coupable en remettant au dernier moment une affaire d'une si haute importance.

Mais enfin, lorsque j'eus fini, je commençai à recueillir, et promptement, les bénéfices de mon invention. Je respirai de nouveau avec une aisance et une liberté parfaites; et vraiment, pourquoi n'en eût-il pas été ainsi? Je fus aussi très-agréablement surpris de me trouver en grande partie soulagé des vives douleurs qui m'avaient affligé jusqu'alors. Un léger mal de tête accompagné d'une sensation de plénitude ou de distension dans les poignets, les chevilles et la gorge était à peu près tout ce dont j'avais à me plaindre maintenant. Ainsi, il était positif qu'une grande partie du malaise provenant de la disparition de la pression atmosphérique s'était absolument évanouie, et que presque toutes les douleurs que j'avais endurées pendant les deux dernières heures devaient être attribuées uniquement aux effets d'une respiration insuffisante.

À neuf heures moins vingt—c'est-à-dire peu de temps après avoir fermé l'ouverture de ma chambre—le mercure avait atteint son extrême limite et était retombé dans la cuvette du baromètre, qui, comme je l'ai dit, était d'une vaste dimension. Il me donnait alors une hauteur de 132 000 pieds ou de 25 milles, et conséquemment mon regard en ce moment n'embrassait pas moins de la 320e partie de la superficie totale de la terre. À neuf heures, j'avais de nouveau perdu de vue la terre dans l'est, mais pas avant de m'être aperçu que le ballon dérivait rapidement vers le nord-nord-ouest. L'Océan, au-dessous de moi, gardait toujours son apparence de concavité; mais sa vue était souvent interceptée par des masses de nuées qui flottaient çà et là.

À neuf heures et demie, je recommençai l'expérience des plumes, j'en jetai une poignée à travers la soupape. Elles ne voltigèrent pas, comme je m'y attendais, mais tombèrent perpendiculairement, en masse, comme un boulet et avec une telle vélocité que je les perdis de vue en quelques secondes. Je ne savais d'abord que penser de cet extraordinaire phénomène; je ne pouvais croire que ma vitesse ascensionnelle se fût si soudainement et si prodigieusement accélérée. Mais je réfléchis bientôt que l'atmosphère était maintenant trop raréfiée pour soutenir même des plumes,—qu'elles tombaient réellement, ainsi qu'il m'avait semblé, avec une excessive rapidité,—et que j'avais été simplement surpris par les vitesses combinées de leur chute et de mon ascension.

À dix heures, il se trouva que je n'avais plus grand-chose à faire et que rien ne réclamait mon attention immédiate. Mes affaires allaient donc comme sur des roulettes, et j'étais persuadé que le ballon montait avec une vitesse incessamment croissante, quoique je n'eusse plus aucun moyen d'apprécier cette progression de vitesse. Je n'éprouvais de peine ni de malaise d'aucune espèce; je jouissais même d'un bien-être que je n'avais pas encore connu depuis mon départ de Rotterdam. Je m'occupais tantôt à vérifier l'état de tous mes instruments, tantôt à renouveler l'atmosphère de la chambre. Quant à ce dernier point, je résolus de m'en occuper à des intervalles réguliers de quarante minutes, plutôt pour garantir complètement ma santé que par une absolue nécessité. Cependant, je ne pouvais pas m'empêcher de faire des rêves et des conjectures. Ma pensée s'ébattait dans les étranges et chimériques régions de la lune. Mon imagination, se sentant une bonne fois délivrée de toute entrave, errait à son gré parmi les merveilles multiformes d'une planète ténébreuse et changeante. Tantôt c'étaient des forêts chenues et vénérables, des précipices rocailleux et des cascades retentissantes s'écroulant dans des gouffres sans fond. Tantôt j'arrivais tout à coup dans de calmes solitudes inondées d'un soleil de midi, où ne s'introduisait jamais aucun vent du ciel, et où s'étalaient à perte de vue de vastes prairies de pavots et de longues fleurs élancées semblables à des lis, toutes silencieuses et immobiles pour l'éternité. Puis je voyageais longtemps, et je pénétrais dans une contrée qui n'était tout entière qu'un lac ténébreux et vague, avec une frontière de nuages. Mais ces images n'étaient pas les seules qui prissent possession de mon cerveau. Parfois des horreurs d'une nature plus noire, plus effrayante s'introduisaient dans mon esprit, et ébranlaient les dernières profondeurs de mon âme par la simple hypothèse de leur possibilité. Cependant, je ne pouvais permettre à ma pensée de s'appesantir trop longtemps sur ces dernières contemplations; je pensais judicieusement que les dangers réels et palpables de mon voyage suffisaient largement pour absorber toute mon attention.

À cinq heures de l'après-midi, comme j'étais occupé à renouveler l'atmosphère de la chambre, je pris cette occasion pour observer la chatte et ses petits à travers la soupape. La chatte semblait de nouveau souffrir beaucoup, et je ne doutai pas qu'il ne fallût attribuer particulièrement son malaise à la difficulté de respirer; mais mon expérience relativement aux petits avait eu un résultat des plus étranges. Naturellement je m'attendais à les voir manifester une sensation de peine, quoique à un degré moindre que leur mère, et cela eût été suffisant pour confirmer mon opinion touchant l'habitude de la pression atmosphérique. Mais je n'espérais pas les trouver, après un examen scrupuleux, jouissant d'une parfaite santé et ne laissant pas voir le plus léger signe de malaise. Je ne pouvais me rendre compte de cela qu'en élargissant ma théorie, et en supposant que l'atmosphère ambiante hautement raréfiée pouvait bien, contrairement à l'opinion que j'avais d'abord adoptée comme positive, n'être pas chimiquement insuffisante pour les fonctions vitales, et qu'une personne née dans un pareil milieu pourrait peut-être ne s'apercevoir d'aucune incommodité de respiration, tandis que, ramenée vers les couches plus denses avoisinant la terre, elle souffrirait vraisemblablement des douleurs analogues à celles que j'avais endurées tout à l'heure. Ç'a été pour moi, depuis lors, l'occasion d'un profond regret qu'un accident malheureux m'ait privé de ma petite famille de chats et m'ait enlevé le moyen d'approfondir cette question par une expérience continue. En passant ma main à travers la soupape avec une tasse pleine d'eau pour la vieille minette, la manche de ma chemise s'accrocha à la boucle qui supportait le panier, et du coup la détacha du bouton. Quand même tout le panier se fût absolument évaporé dans l'air, il n'aurait pas été escamoté à ma vue d'une manière plus abrupte et plus instantanée. Positivement, il ne s'écoula pas la dixième partie d'une seconde entre le moment où le panier se décrocha et celui où il disparut complètement avec tout ce qu'il contenait. Mes souhaits les plus heureux l'accompagnèrent vers la terre, mais, naturellement, je n'espérais guère que la chatte et ses petits survécussent pour raconter leur odyssée.

À six heures, je m'aperçus qu'une grande partie de la surface visible de la terre, vers l'est, était plongée dans une ombre épaisse, qui s'avançait incessamment avec une grande rapidité; enfin, à sept heures moins cinq, toute la surface visible fut enveloppée dans les ténèbres de la nuit. Ce ne fut toutefois que quelques instants plus tard que les rayons du soleil couchant cessèrent d'illuminer le ballon; et cette circonstance, à laquelle je m'attendais parfaitement, ne manqua pas, de me causer un immense plaisir. Il était évident qu'au matin je contemplerais le corps lumineux à son lever plusieurs heures au moins avant les citoyens de Rotterdam, bien qu'ils fussent situés beaucoup plus loin que moi dans l'est, et qu'ainsi, de jour en jour, à mesure que je serais placé plus haut dans l'atmosphère, je jouirais de la lumière solaire pendant une période de plus en plus longue. Je résolus alors de rédiger un journal de mon voyage en comptant les jours de vingt-quatre heures consécutives, sans avoir égard aux intervalles de ténèbres.

À dix heures, sentant venir le sommeil, je résolus de me coucher pour le reste de la nuit; mais ici se présenta une difficulté qui, quoique de nature à sauter aux yeux, avait échappé à mon attention jusqu'au dernier moment. Si je me mettais à dormir, comme j'en avais l'intention, comment renouveler l'air de la chambre pendant cet intervalle? Respirer cette atmosphère plus d'une heure, au maximum, était une chose absolument impossible; et, en supposant ce terme poussé jusqu'à une heure un quart, les plus déplorables conséquences pouvaient en résulter. Cette cruelle alternative ne me causa pas d'inquiétude; et l'on croira à peine qu'après les dangers que j'avais essuyés je pris la chose tellement au sérieux que je désespérais d'accomplir mon dessein, et que finalement je me résignai à la nécessité d'une descente.

Mais cette hésitation ne fut que momentanée. Je réfléchis que l'homme est le plus parfait esclave de l'habitude, et que mille cas de la routine de son existence sont considérés comme essentiellement importants, qui ne sont tels que parce qu'il en fait des nécessités de routine. Il était positif que je ne pouvais pas ne pas dormir; mais je pouvais facilement m'accoutumer à me réveiller sans inconvénient d'heure en heure durant tout le temps consacré à mon repos. Il ne me fallait pas plus de cinq minutes au plus pour renouveler complètement l'atmosphère; et la seule difficulté réelle était d'inventer un procédé pour m'éveiller au moment nécessaire. Mais c'était là un problème dont la solution, je le confesse, ne me causait pas peu d'embarras.

J'avais certainement entendu parler de l'étudiant qui, pour s'empêcher de tomber de sommeil sur ses livres, tenait dans une main une boule de cuivre, dont la chute retentissante dans un bassin de même métal placé par terre, à côté de sa chaise, servait à le réveiller en sursaut si quelquefois il se laissait aller à l'engourdissement. Mon cas, toutefois, était fort différent du sien et ne livrait pas de place à une pareille idée; car je ne désirais pas rester éveillé, mais me réveiller à des intervalles réguliers. Enfin, j'imaginai l'expédient suivant qui, quelque simple qu'il paraisse, fut salué par moi, au moment de ma découverte, comme une invention absolument comparable à celle du télescope, des machines à vapeur, et même de l'imprimerie.

Il est nécessaire de remarquer d'abord que le ballon, à la hauteur où j'étais parvenu, continuait à monter en ligne droite avec une régularité parfaite, et que la nacelle le suivait conséquemment sans éprouver la plus légère oscillation. Cette circonstance me favorisa grandement dans l'exécution du plan que j'avais adopté. Ma provision d'eau avait été embarquée dans des barils qui contenaient chacun cinq gallons et étaient solidement arrimés dans l'intérieur de la nacelle. Je détachai l'un de ces barils et, prenant deux cordes, je les attachai étroitement au rebord d'osier, de manière qu'elles traversaient la nacelle, parallèlement, et à une distance d'un pied l'une de l'autre; elles formaient ainsi une sorte de tablette, sur laquelle je plaçai le baril et l'assujettis dans une position horizontale.

À huit pouces environ au-dessous de ces cordes et à quatre pieds du fond de la nacelle, je fixai une autre tablette, mais faite d'une planche mince, la seule de cette nature qui fût à ma disposition. Sur cette dernière, et juste au-dessous d'un des bords du baril, je déposai une petite cruche de terre.

Je perçai alors un trou dans le fond du baril, au-dessus de la cruche, et j'y fichai une cheville de bois taillée en cône, ou en forme de bougie. J'enfonçai et je retirai cette cheville, plus ou moins, jusqu'à ce qu'elle s'adaptât, après plusieurs tâtonnements, juste assez pour que l'eau filtrant par le trou et tombant dans la cruche la remplît jusqu'au bord dans un intervalle de soixante minutes. Quant à ceci, il me fut facile de m'en assurer en peu de temps; je n'eus qu'à observer jusqu'à quel point la cruche se remplissait dans un temps donné. Tout cela dûment arrangé, le reste se devine.

Mon lit était disposé sur le fond de la nacelle de manière que ma tête, quand j'étais couché, se trouvait immédiatement au-dessous de la gueule de la cruche. Il était évident qu'au bout d'une heure la cruche remplie devait déborder, et le trop-plein s'écouler par la gueule qui était un peu au-dessous du niveau du bord. Il était également certain que l'eau tombant ainsi d'une hauteur de plus de quatre pieds ne pouvait pas ne pas tomber sur ma face, et que le résultat devait être un réveil instantané, quand même j'aurais dormi du plus profond sommeil.

Il était au moins onze heures quand j'eus fini toute cette installation, et je me mis immédiatement au lit, plein de confiance dans l'efficacité de mon invention. Et je ne fus pas désappointé dans mes espérances. De soixante en soixante minutes, je fus ponctuellement éveillé par mon fidèle chronomètre; je vidais le contenu de la cruche par le trou de bonde du baril, je faisais fonctionner le condensateur, et je me remettais au lit. Ces interruptions régulières dans mon sommeil me causèrent même moins de fatigue que je ne m'y étais attendu; et, quand enfin je me levai pour tout de bon, il était sept heures, et le soleil avait atteint déjà quelques degrés au-dessus de la ligne de mon horizon.

3 avril.—Je trouvai que mon ballon était arrivé à une immense hauteur, et que la convexité de la terre se manifestait enfin d'une manière frappante. Au-dessous de moi, dans l'Océan, se montrait un semis de points noirs qui devaient être indubitablement des îles. Au-dessus de ma tête, le ciel était d'un noir de jais, et les étoiles visibles et scintillantes; en réalité, elles m'avaient toujours apparu ainsi depuis le premier jour de mon ascension. Bien loin vers le nord, j'apercevais au bord de l'horizon une ligne ou une bande mince, blanche et excessivement brillante, et je supposai immédiatement que ce devait être la limite sud de la mer de glaces polaires. Ma curiosité fut grandement excitée, car j'avais l'espoir de m'avancer beaucoup plus vers le nord, et peut-être, à un certain moment, de me trouver directement au-dessus du pôle lui-même. Je déplorai alors que l'énorme hauteur où j'étais placé m'empêchât d'en faire un examen aussi positif que je l'aurais désiré. Toutefois, il y avait encore quelques bonnes observations à faire.

Il ne m'arriva d'ailleurs rien d'extraordinaire durant cette journée. Mon appareil fonctionnait toujours très-régulièrement, et le ballon montait toujours sans aucune vacillation apparente. Le froid était intense et m'obligeait de m'envelopper soigneusement d'un paletot. Quand les ténèbres couvrirent la terre, je me mis au lit, quoique je dusse être pour plusieurs heures encore enveloppé de la lumière du plein jour. Mon horloge hydraulique accomplit ponctuellement son devoir, et je dormis profondément jusqu'au matin suivant, sauf les interruptions périodiques.

4 avril.—Je me suis levé en bonne santé et en joyeuse humeur, et j'ai été fort étonné du singulier changement survenu dans l'aspect de la mer. Elle avait perdu, en grande partie, la teinte de bleu profond qu'elle avait revêtue jusqu'à présent; elle était d'un blanc grisâtre et d'un éclat qui éblouissait l'œil. La convexité de l'Océan était devenue si évidente que la masse entière de ses eaux lointaines semblait s'écrouler précipitamment dans l'abîme de l'horizon, et je me surpris prêtant l'oreille et cherchant les échos de la puissante cataracte.

Les îles n'étaient plus visibles, soit qu'elles eussent passé derrière l'horizon vers le sud-est, soit que mon élévation croissante les eût chassées au delà de la portée de ma vue; c'est ce qu'il m'est impossible de dire. Toutefois j'inclinais vers cette dernière opinion. La bande de glace, au nord, devenait de plus en plus apparente. Le froid avait beaucoup perdu de son intensité. Il ne m'arriva rien d'important, et je passai tout le jour à lire, car je n'avais pas oublié de faire une provision de livres.

5 avril.—J'ai contemplé le singulier phénomène du soleil levant pendant que presque toute la surface visible de la terre restait enveloppée dans les ténèbres. Toutefois, la lumière commença à se répandre sur toutes choses, et je revis la ligne de glaces au nord. Elle était maintenant très-distincte, et paraissait d'un ton plus foncé que les eaux de l'Océan. Évidemment, je m'en rapprochais, et avec une grande rapidité. Je m'imaginai que je distinguais encore une bande de terre vers l'est, et une autre vers l'ouest, mais il me fut impossible de m'en assurer. Température modérée. Rien d'important ne m'arriva ce jour-là. Je me mis au lit de fort bonne heure.

6 avril.—J'ai été fort surpris de trouver la bande de glace à une distance assez modérée, et un immense champ de glaces s'étendant à l'horizon vers le nord. Il était évident que, si le ballon gardait sa direction actuelle, il devait arriver bientôt au-dessus de l'Océan boréal, et maintenant j'avais une forte espérance de voir le pôle. Durant tout le jour, je continuai à me rapprocher des glaces.

Vers la nuit, les limites de mon horizon s'agrandirent très-soudainement et très-sensiblement, ce que je devais sans aucun doute à la forme de notre planète qui est celle d'un sphéroïde écrasé, et parce que j'arrivais au-dessus des régions aplaties qui avoisinent le cercle arctique. À la longue, quand les ténèbres m'envahirent, je me mis au lit dans une grande anxiété, tremblant de passer au-dessus de l'objet d'une si grande curiosité sans pouvoir l'observer à loisir.

7 avril.—Je me levai de bonne heure et, à ma grande joie, je contemplai ce que je n'hésitai pas à considérer comme le pôle lui-même. Il était là, sans aucun doute, et directement sous mes pieds; mais, hélas! j'étais maintenant placé à une si grande hauteur que je ne pouvais rien distinguer avec netteté. En réalité, à en juger d'après la progression des chiffres indiquant mes diverses hauteurs à différents moments, depuis le 2 avril à six heures du matin jusqu'à neuf heures moins vingt de la même matinée (moment où le mercure retomba dans la cuvette du baromètre), il y avait vraisemblablement lieu de supposer que le ballon devait maintenant—7 avril, quatre heures du matin—avoir atteint une hauteur qui était au moins de 7 254 milles au-dessus du niveau de la mer. Cette élévation peut paraître énorme; mais l'estime sur laquelle elle était basée donnait très-probablement un résultat bien inférieur à la réalité. En tout cas, j'avais indubitablement sous les yeux la totalité du plus grand diamètre terrestre; tout l'hémisphère nord s'étendait au-dessous de moi comme une carte en projection orthographique; et le grand cercle même de l'équateur formait la ligne frontière de mon horizon. Vos Excellences, toutefois, concevront facilement que les régions inexplorées jusqu'à présent et confinées dans les limites du cercle arctique, quoique situées directement au-dessous de moi, et conséquemment aperçues sans aucune apparence de raccourci, étaient trop rapetissées et placées à une trop grande distance du point d'observation pour admettre un examen quelque peu minutieux.

Néanmoins, ce que j'en voyais était d'une nature singulière et intéressante. Au nord de cette immense bordure dont j'ai parlé, et que l'on peut définir, sauf une légère restriction, la limite de l'exploration humaine dans ces régions, continue de s'étendre sans interruption ou presque sans interruption une nappe de glace. Dès son commencement, la surface de cette mer de glace s'affaisse sensiblement; plus loin, elle est déprimée jusqu'à paraître plane, et finalement elle devient singulièrement concave, et se termine au pôle lui-même en une cavité centrale circulaire dont les bords sont nettement définis, et dont le diamètre apparent sous-tendait alors, relativement à mon ballon, un angle de soixante-cinq secondes environ; quant à la couleur, elle était obscure, variant d'intensité, toujours plus sombre qu'aucun point de l'hémisphère visible, et s'approfondissant quelquefois jusqu'au noir parfait. Au delà, il était difficile de distinguer quelque chose. À midi, la circonférence de ce trou central avait sensiblement décru, et, à sept heures de l'après-midi, je l'avais entièrement perdu de vue; le ballon passait vers le bord ouest des glaces et filait rapidement dans la direction de l'équateur.

8 avril.—J'ai remarqué une sensible diminution dans le diamètre apparent de la terre, sans parler d'une altération positive dans sa couleur et son aspect général. Toute la surface visible participait alors, à différents degrés, de la teinte jaune pâle, et dans certaines parties elle avait revêtu un éclat presque douloureux pour l'œil. Ma vue était singulièrement gênée par la densité de l'atmosphère et les amas de nuages qui avoisinaient cette surface; c'est à peine si entre ces masses je pouvais de temps à autre apercevoir la planète. Depuis les dernières quarante-huit heures, ma vue avait été plus ou moins empêchée par ces obstacles; mais mon élévation actuelle, qui était excessive, rapprochait et confondait ces masses flottantes de vapeur, et l'inconvénient devenait de plus en plus sensible à mesure que je montais. Néanmoins, je percevais facilement que le ballon planait maintenant au-dessus du groupe des grands lacs du Nord-Amérique et courait droit vers le sud, ce qui devait m'amener bientôt vers les tropiques.

Cette circonstance ne manqua pas de me causer la plus sensible satisfaction, et je la saluai comme un heureux présage de mon succès final. En réalité, la direction que j'avais prise jusqu'alors m'avait rempli d'inquiétude; car il était évident que, si je l'avais suivie longtemps encore, je n'aurais jamais pu arriver à la lune, dont l'orbite n'est inclinée sur l'écliptique que d'un petit angle de 5 degrés 8 minutes 48 secondes. Quelque étrange que cela puisse paraître, ce ne fut qu'à cette période tardive que je commençai à comprendre la grande faute que j'avais commise en n'effectuant pas mon départ de quelque point terrestre situé dans le plan de l'ellipse lunaire.

9 avril.—Aujourd'hui, le diamètre de la terre est grandement diminué, et la surface prend d'heure en heure une teinte jaune plus prononcée. Le ballon a toujours filé droit vers le sud, et est arrivé à neuf heures de l'après-midi au-dessus de la côte nord du golfe du Mexique.

10 avril.—J'ai été soudainement tiré de mon sommeil vers cinq heures du matin par un grand bruit, un craquement terrible, dont je n'ai pu en aucune façon me rendre compte. Il a été de courte durée; mais, tant qu'il a duré, il ne ressemblait à aucun bruit terrestre dont j'eusse gardé la sensation. Il est inutile de dire que je fus excessivement alarmé, car j'attribuai d'abord ce bruit à une déchirure du ballon. Cependant, j'examinai tout mon appareil avec une grande attention et je n'y pus découvrir aucune avarie. J'ai passé la plus grande partie du jour à méditer sur un accident aussi extraordinaire, mais je n'ai absolument rien trouvé de satisfaisant. Je me suis mis au lit fort mécontent et dans un état d'agitation et d'anxiété excessives.

11 avril.—J'ai trouvé une diminution sensible dans le diamètre apparent de la terre et un accroissement considérable, observable pour la première fois, dans celui de la lune, qui n'était qu'à quelques jours de son plein. Ce fut alors pour moi un très-long et très-pénible labeur de condenser dans la chambre une quantité d'air atmosphérique suffisante pour l'entretien de la vie.

12 avril.—Un singulier changement a eu lieu dans la direction du ballon, qui, bien que je m'y attendisse parfaitement, m'a causé le plus sensible plaisir. Il était parvenu dans sa direction première au vingtième parallèle de latitude sud, et il a tourné brusquement vers l'est, à angle aigu, et a suivi cette route tout le jour, en se tenant à peu près, sinon absolument, dans le plan exact de l'ellipse lunaire. Ce qui était digne de remarque, c'est que ce changement de direction occasionnait une oscillation très-sensible de la nacelle,—oscillation qui a duré plusieurs heures à un degré plus ou moins vif.

13 avril.—J'ai été de nouveau très-alarmé par la répétition de ce grand bruit de craquement qui m'avait terrifié le 10. J'ai longtemps médité sur ce sujet, mais il m'a été impossible d'arriver à une conclusion satisfaisante. Grand décroissement dans le diamètre apparent de la terre. Il ne sous-tendait plus, relativement au ballon, qu'un angle d'un peu plus de 25 degrés. Quant à la lune, il m'était impossible de la voir, elle était presque dans mon zénith. Je marchais toujours dans le plan de l'ellipse, mais je faisais peu de progrès vers l'est.

14 avril.—Diminution excessivement rapide dans le diamètre de la terre. Aujourd'hui, j'ai été fortement impressionné de l'idée que le ballon courait maintenant sur la ligne des apsides en remontant vers le périgée,—en d'autres termes, qu'il suivait directement la route qui devait le conduire à la lune dans cette partie de son orbite qui est la plus rapprochée de la terre. La lune était juste au-dessus de ma tête, et conséquemment cachée à ma vue. Toujours ce grand et long travail indispensable pour la condensation de l'atmosphère.

15 avril.—Je ne pouvais même plus distinguer nettement sur la planète les contours des continents et des mers. Vers midi, je fus frappé pour la troisième fois de ce bruit effrayant qui m'avait déjà si fort étonné. Cette fois-ci, cependant, il dura quelques moments et prit de l'intensité. À la longue, stupéfié, frappé de terreur, j'attendais anxieusement je ne sais quelle épouvantable destruction, lorsque la nacelle oscilla avec une violence excessive, et une masse de matière que je n'eus pas le temps de distinguer passa à côté du ballon, gigantesque et enflammée, retentissante et rugissante comme la voix de mille tonnerres. Quand mes terreurs et mon étonnement furent un peu diminués, je supposai naturellement que ce devait être quelque énorme fragment volcanique vomi par ce monde dont j'approchais si rapidement, et, selon toute probabilité, un morceau de ces substances singulières qu'on ramasse quelquefois sur la terre, et qu'on nomme aérolithes, faute d'une appellation plus précise.

16 avril.—Aujourd'hui, en regardant au-dessous de moi, aussi bien que je pouvais, par chacune des deux fenêtres latérales alternativement, j'aperçus, à ma grande satisfaction, une très-petite portion du disque lunaire qui s'avançait, pour ainsi dire de tous les côtés, au delà de la vaste circonférence de mon ballon. Mon agitation devint extrême, car maintenant je ne doutais guère que je n'atteignisse bientôt le but de mon périlleux voyage.

En vérité, le labeur qu'exigeait alors le condensateur s'était accru jusqu'à devenir obsédant, et ne laissait presque pas de répit à mes efforts. De sommeil, il n'en était, pour ainsi dire, plus question. Je devenais réellement malade, et tout mon être tremblait d'épuisement. La nature humaine ne pouvait pas supporter plus longtemps une pareille intensité dans la souffrance. Durant l'intervalle des ténèbres, bien court maintenant, une pierre météorique passa de nouveau dans mon voisinage, et la fréquence de ces phénomènes commença à me donner de fortes inquiétudes.

17 avril.—Cette matinée a fait époque dans mon voyage. On se rappellera que, le 13, la terre sous-tendait relativement à moi un angle de 25 degrés. Le 14, cet angle avait fortement diminué; le 15, j'observai une diminution encore plus rapide; et, le 16, avant de me coucher, j'avais estimé que l'angle n'était plus que de 7 degrés et 15 minutes. Qu'on se figure donc quelle dut être ma stupéfaction, quand, en m'éveillant ce matin, 17, et sortant d'un sommeil court et troublé, je m'aperçus que la surface planétaire placée au-dessous de moi avait si inopinément et si effroyablement augmenté de volume que son diamètre apparent sous-tendait un angle qui ne mesurait pas moins de 39 degrés! J'étais foudroyé! Aucune parole ne peut donner une idée exacte de l'horreur extrême, absolue, et de la stupeur dont je fus saisi, possédé, écrasé. Mes genoux vacillèrent sous moi,—mes dents claquèrent,—mon poil se dressa sur ma tête.—Le ballon a donc fait explosion? Telles furent les premières idées qui se précipitèrent tumultueusement dans mon esprit. Positivement, le ballon a crevé!—Je tombe,—je tombe avec la plus impétueuse, la plus incomparable vitesse! À en juger par l'immense espace déjà si rapidement parcouru, je dois rencontrer la surface de la terre dans dix minutes au plus;—dans dix minutes, je serai précipité, anéanti!

Mais, à la longue, la réflexion vint à mon secours. Je fis une pause, je méditai et je commençai à douter. La chose était impossible. Je ne pouvais en aucune façon être descendu aussi rapidement. En outre, bien que je me rapprochasse évidemment de la surface située au-dessous de moi, ma vitesse réelle n'était nullement en rapport avec l'épouvantable vélocité que j'avais d'abord imaginée.

Cette considération calma efficacement la perturbation de mes idées, et je réussis finalement à envisager le phénomène sous son vrai point de vue. Il fallait que ma stupéfaction m'eût privé de l'exercice de mes sens pour que je n'eusse pas vu quelle immense différence il y avait entre l'aspect de cette surface placée au-dessous de moi et celui de ma planète natale. Cette dernière était donc au-dessus de ma tête et complètement cachée par le ballon, tandis que la lune,—la lune elle-même dans toute sa gloire,—s'étendait au-dessous de moi;—je l'avais sous mes pieds!

L'étonnement et la stupeur produits dans mon esprit par cet extraordinaire changement dans la situation des choses étaient peut-être, après tout, ce qu'il y avait de plus étonnant et de moins explicable dans mon aventure. Car ce bouleversement en lui-même était non seulement naturel et inévitable, mais depuis longtemps même je l'avais positivement prévu comme une circonstance toute simple, comme une conséquence qui devait se produire quand j'arriverais au point exact de mon parcours où l'attraction de la planète serait remplacée par l'attraction du satellite,—ou, en termes plus précis, quand la gravitation du ballon vers la terre serait moins puissante que sa gravitation vers la lune.

Il est vrai que je sortais d'un profond sommeil, que tous mes sens étaient encore brouillés, quand je me trouvai soudainement en face d'un phénomène des plus surprenants,—d'un phénomène que j'attendais, mais que je n'attendais pas en ce moment.

La révolution elle-même devait avoir eu lieu naturellement, de la façon la plus douce et la plus graduée, et il n'est pas le moins du monde certain que, lors même que j'eusse été éveillé au moment où elle s'opéra, j'eusse eu la conscience du sens dessus dessous,—que j'eusse perçu un symptôme intérieur quelconque de l'inversion,—c'est-à-dire une incommodité, un dérangement quelconque, soit dans ma personne, soit dans mon appareil.

Il est presque inutile de dire qu'en revenant au sentiment juste de ma situation, et émergeant de la terreur qui avait absorbé toutes les facultés de mon âme, mon attention s'appliqua d'abord uniquement à la contemplation de l'aspect général de la lune. Elle se développait au-dessous de moi comme une carte,—et, quoique je jugeasse qu'elle était encore à une distance assez considérable, les aspérités de sa surface se dessinaient à mes yeux avec une netteté très-singulière dont je ne pouvais absolument pas me rendre compte. L'absence complète d'océan, de mer, et même de tout lac et de toute rivière, me frappa, au premier coup d'œil, comme le signe le plus extraordinaire de sa condition géologique.

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