Histoires extraordinaires
Depuis ces dernières années désolées!
Une multitude d'anges, ailés, ornés
De voiles, et noyés dans les larmes,
Est assise dans un théâtre, pour voir
Un drame d'espérance et de craintes,
Pendant que l'orchestre soupire par intervalles
La musique des sphères.
Marmottent et marmonnent tout bas
Et voltigent de côté et d'autre;
Pauvres poupées qui vont et viennent
Au commandement des vastes êtres sans forme
Qui transportent la scène çà et là,
Secouant de leurs ailes de condor
L'invisible Malheur!
Il ne sera pas oublié,
Avec son Fantôme éternellement pourchassé
Par une foule qui ne peut pas le saisir,
À travers un cercle qui toujours retourne
Sur lui-même, exactement au même point!
Et beaucoup de Folie, et encore plus de Péché
Et d'Horreur font l'âme de l'intrigue!
Une forme rampante fait son entrée!
Une chose rouge de sang qui vient en se tordant
De la partie solitaire de la scène!
Elle se tord! elle se tord!—Avec des angoisses mortelles
Les mimes deviennent sa pâture,
Et les séraphins sanglotent en voyant les dents du ver
Mâcher des caillots de sang humain.
Et sur chaque forme frissonnante,
Le rideau, vaste drap mortuaire,
Descend avec la violence d'une tempête,
—Et les anges, tous pâles et blêmes,
Se levant et se dévoilant, affirment
Que ce drame est une tragédie qui s'appelle l'Homme,
Et dont le héros est le ver conquérant.
—Ô Dieu! cria presque Ligeia, se dressant sur ses pieds et étendant ses bras vers le ciel dans un mouvement spasmodique, comme je finissais de réciter ces vers, ô Dieu! ô Père céleste!—ces choses s'accompliront-elles irrémissiblement?—Ce conquérant ne sera-t-il jamais vaincu?—Ne sommes-nous pas une partie et une parcelle de Toi? Qui donc connaît les mystères de la volonté ainsi que sa vigueur? L'homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté.
Et alors, comme épuisée par l'émotion, elle laissa retomber ses bras blancs, et retourna solennellement à son lit de mort. Et, comme elle soupirait ses derniers soupirs, il s'y mêla sur ses lèvres comme un murmure indistinct. Je tendis l'oreille, et je reconnus de nouveau la conclusion du passage de Glanvill: L'homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté.
Elle mourut; et moi, anéanti, pulvérisé par la douleur, je ne pus pas supporter plus longtemps l'affreuse désolation de ma demeure dans cette sombre cité délabrée au bord du Rhin. Je ne manquais pas de ce que le monde appelle la fortune. Ligeia m'en avait apporté plus, beaucoup plus que n'en comporte la destinée ordinaire des mortels. Aussi, après quelques mois perdus dans un vagabondage fastidieux et sans but, je me jetai dans une espèce de retraite dont je fis l'acquisition,—une abbaye dont je ne veux pas dire le nom,—dans une des parties les plus incultes et les moins fréquentes de la belle Angleterre. La sombre et triste grandeur du bâtiment, l'aspect presque sauvage du domaine, les mélancoliques et vénérables souvenirs qui s'y rattachaient étaient à l'unisson du sentiment de complet abandon qui m'avait exilé dans cette lointaine et solitaire région. Cependant, tout en laissant à l'extérieur de l'abbaye son caractère primitif presque intact et le verdoyant délabrement qui tapissait ses murs, je me mis avec une perversité enfantine, et peut-être avec une faible espérance de distraire mes chagrins, à déployer au-dedans des magnificences plus que royales. Je m'étais, depuis l'enfance, pénétré d'un grand goût pour ces folies, et maintenant elles me revenaient comme un radotage de la douleur. Hélas! je sens qu'on aurait pu découvrir un commencement de folie dans ces splendides et fantastiques draperies, dans ces solennelles sculptures égyptiennes, dans ces corniches et ces ameublements bizarres, dans les extravagantes arabesques de ces tapis tout fleuris d'or! J'étais devenu un esclave de l'opium, il me tenait dans ses liens,—et tous mes travaux et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves. Mais je ne m'arrêterai pas au détail de ces absurdités. Je parlerai seulement de cette chambre, maudite à jamais, où dans un moment d'aliénation mentale je conduisis à l'autel et pris pour épouse,—après l'inoubliable Ligeia!—lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la blonde chevelure et aux yeux bleus.
Il n'est pas un détail d'architecture ou de la décoration de cette chambre nuptiale qui ne soit maintenant présent à mes yeux. Où donc la hautaine famille de la fiancée avait-elle l'esprit, quand, mue par la soif de l'or, elle permit à une fille si tendrement chérie de passer le seuil d'un appartement décoré de cette étrange façon? J'ai dit que je me rappelais minutieusement les détails de cette chambre, bien que ma triste mémoire perde souvent des choses d'une rare importance; et pourtant il n'y avait pas dans ce luxe fantastique de système ou d'harmonie qui pût s'imposer au souvenir.
La chambre faisait partie d'une haute tour de cette abbaye, fortifiée comme un château; elle était d'une forme pentagone et d'une grande dimension. Tout le côté sud du pentagone était occupé par une fenêtre unique, faite d'une immense glace de Venise, d'un seul morceau et d'une couleur sombre, de sorte que les rayons du soleil ou de la lune qui la traversaient jetaient sur les objets intérieurs une lumière sinistre. Au-dessus de cette énorme fenêtre se prolongeait le treillis d'une vieille vigne qui grimpait sur les murs massifs de la tour. Le plafond, de chêne presque noir, était excessivement élevé, façonné en voûte et curieusement sillonné d'ornements des plus bizarres et des plus fantastiques, d'un style semi-gothique, semi-druidique. Au fond de cette voûte mélancolique, au centre même, était suspendue, par une seule chaîne d'or faite de longs anneaux, une vaste lampe de même métal en forme d'encensoir, conçue dans le goût sarrasin et brodée de perforations capricieuses, à travers lesquelles on voyait courir et se tortiller avec la vitalité d'un serpent les lueurs continues d'un feu versicolore.
Quelques rares ottomanes et des candélabres d'une forme orientale occupaient différents endroits, et le lit aussi,—le lit nuptial,—était dans le style indien,—bas, sculpté en bois d'ébène massif, et surmonté d'un baldaquin qui avait l'air d'un drap mortuaire. À chacun des angles de la chambre se dressait un gigantesque sarcophage de granit noir, tiré des tombes des rois en face de Louqsor, avec son antique couvercle chargé de sculptures immémoriales. Mais c'était dans la tenture de l'appartement, hélas! qu'éclatait la fantaisie capitale. Les murs, prodigieusement hauts,—au delà même de toute proportion,—étaient tendus du haut jusqu'en bas d'une tapisserie lourde et d'apparence massive qui tombait pas vastes nappes,—tapisserie faite avec la même matière qui avait été employée pour le tapis du parquet, les ottomanes, le lit d'ébène, le baldaquin du lit et les somptueux rideaux qui cachaient en partie la fenêtre. Cette matière était un tissu d'or des plus riches, tacheté, par intervalles réguliers, de figures arabesques, d'un pied de diamètre environ, qui enlevaient sur le fond leurs dessins d'un noir de jais. Mais ces figures ne participaient du caractère arabesque que quand on les examinait à un seul point de vue. Par un procédé aujourd'hui fort commun, et dont on retrouve la trace dans la plus lointaine antiquité, elles étaient faites de manière à changer d'aspect. Pour une personne qui entrait dans la chambre, elles avaient l'air de simples monstruosités; mais, à mesure qu'on avançait, ce caractère disparaissait graduellement, et, pas à pas, le visiteur changeant de place se voyait entouré d'une procession continue de formes affreuses, comme celles qui sont nées de la superstition du Nord, ou celles qui se dressent dans les sommeils coupables des moines. L'effet fantasmagorique était grandement accru par l'introduction artificielle d'un fort courant d'air continu derrière la tenture,—qui donnait au tout une hideuse et inquiétante animation.
Telle était la demeure, telle était la chambre nuptiale où je passai avec la dame de Tremaine les heures impies du premier mois de notre mariage,—et je les passai sans trop d'inquiétude.
Que ma femme redoutât mon humeur farouche, qu'elle m'évitât, qu'elle ne m'aimât que très-médiocrement,—je ne pouvais pas me le dissimuler; mais cela me faisait presque plaisir. Je la haïssais d'une haine qui appartient moins à l'homme qu'au démon. Ma mémoire se retournait,—oh! avec quelle intensité de regret!—vers Ligeia, l'aimée, l'auguste, la belle, la morte. Je faisais des orgies de souvenirs, je me délectais dans sa pureté, dans sa sagesse, dans sa haute nature éthéréenne, dans son amour passionné, idolâtrique. Maintenant, mon esprit brûlait pleinement et largement d'une flamme plus ardente que n'avait été la sienne. Dans l'enthousiasme de mes rêves opiacés,—car j'étais habituellement sous l'empire du poison,—je criais son nom à haute voix durant le silence de la nuit, et, le jour, dans les retraites ombreuses des vallées, comme si, par l'énergie sauvage, la passion solennelle, l'ardeur dévorante de ma passion pour la défunte je pouvais la ressusciter dans les sentiers de cette vie qu'elle avait abandonnée; pour toujours? était-ce vraiment possible?
Au commencement du second mois de notre mariage, lady Rowena fut attaquée d'un mal soudain dont elle ne se releva que lentement. La fièvre qui la consumait rendait ses nuits pénibles, et, dans l'inquiétude d'un demi-sommeil, elle parlait de sons et de mouvements qui se produisaient çà et là dans la chambre de la tour, et que je ne pouvais vraiment attribuer qu'au dérangement de ses idées ou peut-être aux influences fantasmagoriques de la chambre. À la longue, elle entra en convalescence, et finalement elle se rétablit.
Toutefois, il ne s'était écoulé qu'un laps de temps fort court quand une nouvelle attaque plus violente la rejeta sur son lit de douleur, et, depuis cet accès, sa constitution, qui avait toujours été faible, ne put jamais se relever complètement. Sa maladie montra, dès cette époque, un caractère alarmant et des rechutes plus alarmantes encore, qui défiaient toute la science et tous les efforts de ses médecins. À mesure qu'augmentait ce mal chronique qui, dès lors sans doute, s'était trop bien emparé de sa constitution pour en être arraché par des mains humaines, je ne pouvais m'empêcher de remarquer une irritation nerveuse croissante dans son tempérament et une excitabilité telle que les causes les plus vulgaires lui étaient des sujets de peur. Elle parla encore, et plus souvent alors, avec plus d'opiniâtreté, des bruits,—des légers bruits,—et des mouvements insolites dans les rideaux, dont elle avait, disait-elle, déjà souffert.
Une nuit,—vers la fin de septembre,—elle attira mon attention sur ce sujet désolant avec une énergie plus vive que de coutume. Elle venait justement de se réveiller d'un sommeil agité, et j'avais épié, avec un sentiment moitié d'anxiété moitié de vague terreur, le jeu de sa physionomie amaigrie. J'étais assis au chevet du lit d'ébène, sur un des divans indiens. Elle se dressa à moitié, et me parla à voix basse, dans un chuchotement anxieux, de sons qu'elle venait d'entendre, mais que je ne pouvais pas entendre,—de mouvements qu'elle venait d'apercevoir, mais que je ne pouvais apercevoir. Le vent courait activement derrière les tapisseries, et je m'appliquai à lui démontrer—ce que, je le confesse, je ne pouvais pas croire entièrement,—que ces soupirs à peine articulés et ces changements presque insensibles dans les figures du mur n'étaient que les effets naturels du courant d'air habituel. Mais une pâleur mortelle qui inonda sa face me prouva que mes efforts pour la rassurer seraient inutiles. Elle semblait s'évanouir, et je n'avais pas de domestiques à ma portée. Je me souvins de l'endroit où avait été déposé un flacon de vin léger ordonné par les médecins, et je traversai vivement la chambre pour me le procurer. Mais, comme je passais sous la lumière de la lampe, deux circonstances d'une nature saisissante attirèrent mon attention. J'avais senti que quelque chose de palpable, quoique invisible, avait frôlé légèrement ma personne, et je vis sur le tapis d'or, au centre même du riche rayonnement projeté par l'encensoir, une ombre,—une ombre faible, indéfinie, d'un aspect angélique,—telle qu'on peut se figurer l'ombre d'une Ombre. Mais, comme j'étais en proie à une dose exagérée d'opium, je ne fis que peu d'attention à ces choses, et je n'en parlai point à Rowena.
Je trouvai le vin, je traversai de nouveau la chambre, et je remplis un verre que je portai aux lèvres de ma femme défaillante. Cependant, elle était un peu remise, et elle prit le verre elle-même, pendant que je me laissais tomber sur l'ottomane, les yeux fixés sur sa personne.
Ce fut alors que j'entendis distinctement un léger bruit de pas sur le tapis et près du lit; et, une seconde après, comme Rowena allait porter le vin à ses lèvres, je vis,—je puis l'avoir rêvé,—je vis tomber dans le verre, comme de quelque source invisible suspendue dans l'atmosphère de la chambre, trois ou quatre grosses gouttes d'un fluide brillant et couleur de rubis. Si je le vis,—Rowena ne le vit pas. Elle avala le vin sans hésitation, et je me gardai bien de lui parler d'une circonstance que je devais, après tout, regarder comme la suggestion d'une imagination surexcitée, et dont tout, les terreurs de ma femme, l'opium et l'heure, augmentait l'activité morbide.
Cependant, je ne puis pas me dissimuler qu'immédiatement après la chute des gouttes rouges un rapide changement—en mal—s'opéra dans la maladie de ma femme; si bien que, la troisième nuit, les mains de ses serviteurs la préparaient pour la tombe, et que j'étais assis seul, son corps enveloppé dans le suaire, dans cette chambre fantastique qui avait reçu la jeune épouse.—D'étranges visions, engendrées par l'opium, voltigeaient autour de moi comme des ombres. Je promenais un œil inquiet sur les sarcophages, dans les coins de la chambre, sur les figures mobiles de la tenture et sur les lueurs vermiculaires et changeantes de la lampe du plafond. Mes yeux tombèrent alors,—comme je cherchais à me rappeler les circonstances d'une nuit précédente,—sur le même point du cercle lumineux, là où j'avais vu les traces légères d'une ombre. Mais elle n'y était plus; et, respirant avec plus de liberté, je tournai mes regards vers la pâle et rigide figure allongée sur le lit. Alors, je sentis fondre sur moi mille souvenirs de Ligeia,—je sentis refluer vers mon cœur, avec la tumultueuse violence d'une marée, toute cette ineffable douleur que j'avais sentie quand je l'avais vue, elle aussi, dans son suaire.—La nuit avançait, et toujours,—le cœur plein des pensées les plus amères dont elle était l'objet, elle, mon unique, mon suprême amour,—je restais les yeux fixés sur le corps de Rowena.
Il pouvait bien être minuit, peut-être plus tôt, peut-être plus tard, car je n'avais pas pris garde au temps, quand un sanglot, très-bas, très-léger, mais très-distinct, me tira en sursaut de ma rêverie. Je sentis qu'il venait du lit d'ébène,—du lit de mort. Je tendis l'oreille, dans une angoisse de terreur superstitieuse, mais le bruit ne se répéta pas. Je forçai mes yeux à découvrir un mouvement quelconque dans le corps, mais je n'en aperçus pas le moindre. Cependant, il était impossible que je me fusse trompé. J'avais entendu le bruit, faible à la vérité, et mon esprit était bien éveillé en moi. Je maintins résolument et opiniâtrement mon attention clouée au cadavre. Quelques minutes s'écoulèrent sans aucun incident qui pût jeter un peu de jour sur ce mystère. À la longue, il devint évident qu'une coloration légère, très-faible, à peine sensible, était montée aux joues et avait filtré le long des petites veines déprimées des paupières. Sous la pression d'une horreur et d'une terreur inexplicables, pour lesquelles le langage de l'humanité n'a pas d'expression suffisamment énergique, je sentis les pulsations de mon cœur s'arrêter et mes membres se roidir sur place.
Cependant, le sentiment du devoir me rendit finalement mon sang-froid. Je ne pouvais pas douter plus longtemps que nous n'eussions fait prématurément nos apprêts funèbres;—Rowena vivait encore. Il était nécessaire de pratiquer immédiatement quelques tentatives; mais la tour était tout à fait séparée de la partie de l'abbaye habitée par les domestiques,—il n'y en avait aucun à portée de la voix,—je n'avais aucun moyen de les appeler à mon aide, à moins de quitter la chambre pendant quelques minutes,—et, quant à cela, je ne pouvais m'y hasarder. Je m'efforçai donc de rappeler à moi seul et de fixer l'âme voltigeante. Mais, au bout d'un laps de temps très court, il y eut une rechute évidente; la couleur disparut de la joue et de la paupière, laissant une pâleur plus que marmoréenne; les lèvres se serrèrent doublement et se recroquevillèrent dans l'expression spectrale de la mort; une froideur et une viscosité répulsives se répandirent rapidement sur toute la surface du corps, et la complète rigidité cadavérique survint immédiatement. Je retombai en frissonnant sur le lit de repos d'où j'avais été arraché si soudainement, et je m'abandonnai de nouveau à mes rêves, à mes contemplations passionnées de Ligeia.
Une heure s'écoula ainsi, quand—était-ce, grand Dieu! possible?—j'eus de nouveau la perception d'un bruit vague qui partait de la région du lit. J'écoutai, au comble de l'horreur. Le son se fit entendre de nouveau, c'était un soupir. Je me précipitai vers le corps, je vis,—je vis distinctement un tremblement sur les lèvres. Une minute après, elles se relâchaient, découvrant une ligne brillante de dents de nacre. La stupéfaction lutta alors dans mon esprit avec la profonde terreur qui jusque-là l'avait dominé. Je sentis que ma vue s'obscurcissait, que ma raison s'enfuyait: et ce ne fut que par un violent effort que je trouvai à la longue le courage de me roidir à la tâche que le devoir m'imposait de nouveau. Il y avait maintenant une carnation imparfaite sur le front, la joue et la gorge; une chaleur sensible pénétrait tout le corps; et même une légère pulsation remuait imperceptiblement la région du cœur.
Ma femme vivait; et, avec un redoublement d'ardeur, je me mis en devoir de la ressusciter. Je frictionnai et je bassinai les tempes et les mains, et j'usai de tous les procédés que l'expérience et de nombreuses lectures médicales pouvaient me suggérer. Mais ce fut en vain. Soudainement, la couleur disparut, la pulsation cessa, l'expression de mort revint aux lèvres, et, un instant après, tout le corps reprenait sa froideur de glace, son ton livide, sa rigidité complète, son contour amorti, et toute la hideuse caractéristique de ce qui a habité la tombe pendant plusieurs jours.
Et puis je retombai dans mes rêves de Ligeia,—et de nouveau—s'étonnera-t-on que je frissonne en écrivant ces lignes?—de nouveau un sanglot étouffé vint à mon oreille de la région du lit d'ébène. Mais à quoi bon détailler minutieusement les ineffables horreurs de cette nuit? Raconterai-je combien de fois, coup sur coup, presque jusqu'au petit jour, se répéta ce hideux drame de ressuscitation; que chaque effrayante rechute se changeait en une mort plus rigide et plus irrémédiable; que chaque nouvelle agonie ressemblait à une lutte contre quelque invisible adversaire, et que chaque lutte était suivie de je ne sais quelle étrange altération dans la physionomie du corps? Je me hâte d'en finir.
La plus grande partie de la terrible nuit était passée, et celle qui était morte remua de nouveau,—et cette fois-ci, plus énergiquement que jamais quoique se réveillant d'une mort plus effrayante et plus irréparable. J'avais depuis longtemps cessé tout effort et tout mouvement et je restais cloué sur l'ottomane, désespérément englouti dans un tourbillon d'émotions violentes, dont la moins terrible peut-être, la moins dévorante, était un suprême effroi. Le corps, je le répète, remuait, et, maintenant plus activement qu'il n'avait fait jusque-là. Les couleurs de la vie montaient à la face avec une énergie singulière,—les membres se relâchaient,—et, sauf que les paupières restaient toujours lourdement fermées, et que les bandeaux et les draperies funèbres communiquaient encore à la figure leur caractère sépulcral, j'aurais rêvé que Rowena avait entièrement secoué les chaînes de la Mort. Mais si, dès lors, je n'acceptai pas entièrement cette idée, je ne pus pas douter plus longtemps, quand, se levant du lit,—et vacillant,—d'un pas faible,—les yeux fermés,—à la manière d'une personne égarée dans un rêve,—l'être qui était enveloppé du suaire s'avança audacieusement et palpablement dans le milieu de la chambre.
Je ne tremblai pas,—je ne bougeai pas,—car une foule de pensées inexprimables, causées par l'air, la stature, l'allure du fantôme, se ruèrent à l'improviste dans mon cerveau, et me paralysèrent,—me pétrifièrent. Je ne bougeais pas, je contemplais l'apparition. C'était dans mes pensées un désordre fou, un tumulte inapaisable. Était-ce bien la vivante Rowena que j'avais en face de moi? cela pouvait-il être vraiment Rowena,—lady Rowena Trevanion de Tremaine, à la chevelure blonde, aux yeux bleus? Pourquoi, oui, pourquoi en doutais-je?—Le lourd bandeau oppressait la bouche;—pourquoi donc cela n'eût-il pas été la bouche respirante de la dame de Tremaine?—Et les joues?—oui, c'étaient bien là les roses du midi de sa vie;—oui, ce pouvait être les belles joues de la vivante lady de Tremaine.—Et le menton, avec les fossettes de la santé, ne pouvait-il pas être le sien? Mais avait-elle donc grandi depuis sa maladie? Quel inexprimable délire s'empara de moi à cette idée! D'un bond, j'étais à ses pieds! Elle se retira à mon contact, et elle dégagea sa tête de l'horrible suaire qui l'enveloppait; et alors déborda dans l'atmosphère fouettée de la chambre une masse énorme de longs cheveux désordonnés; ils étaient plus noirs que les ailes de minuit, l'heure au plumage de corbeau! Et alors je vis la figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement les yeux.
—Enfin, les voilà donc! criai-je d'une voix retentissante; pourrais-je jamais m'y tromper?—Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux noirs, les yeux étranges de mon amour perdu,—de lady,—de LADY LIGEIA!
METZENGERSTEIN
Pestis eram vivus,—moriens tua mors ero.
MARTIN LUTHER.
L'horreur et la fatalité se sont donné carrière dans tous les siècles. À quoi bon mettre une date à l'histoire que j'ai à raconter? Qu'il me suffise de dire qu'à l'époque dont je parle existait dans le centre de la Hongrie une croyance secrète, mais bien établie, aux doctrines de la métempsycose. De ces doctrines elles-mêmes, de leur fausseté ou de leur probabilité,—je ne dirai rien. J'affirme, toutefois, qu'une bonne partie de notre crédulité vient,—comme dit La Bruyère, qui attribue tout notre malheur à cette cause unique—de ne pouvoir être seuls[47].
Mais il y avait quelques points dans la superstition hongroise qui tendaient fortement à l'absurde. Les Hongrois différaient très-essentiellement de leurs autorités d'Orient. Par exemple,—l'âme, à ce qu'ils croyaient,—je cite les termes d'un subtil et intelligent Parisien,—ne demeure qu'une seule fois dans un corps sensible. Ainsi, un cheval, un chien, un homme même, ne sont que la ressemblance illusoire de ces êtres[48].
Les familles Berlifitzing et Metzengerstein avaient été en discorde pendant des siècles. Jamais on ne vit deux maisons aussi illustres réciproquement aigries par une inimitié aussi mortelle. Cette haine pouvait tirer son origine des paroles d'une ancienne prophétie:—Un grand nom tombera d'une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son cheval, la mortalité de Metzengerstein triomphera de l'immortalité de Berlifitzing.
Certes, les termes n'avaient que peu ou point de sens. Mais des causes plus vulgaires ont donné naissance—et cela, sans remonter bien haut,—à des conséquences également grosses d'événements. En outre, les deux maisons, qui étaient voisines, avaient longtemps exercé une influence rivale dans les affaires d'un gouvernement tumultueux. De plus, des voisins aussi rapprochés sont rarement amis; et, du haut de leurs terrasses massives, les habitants du château Berlifitzing pouvaient plonger leurs regards dans les fenêtres mêmes du palais Metzengerstein. Enfin, le déploiement d'une magnificence plus que féodale était peu fait pour calmer les sentiments irritables des Berlifitzing, moins anciens et moins riches. Y a-t-il donc lieu de s'étonner que les termes de cette prédiction, bien que tout à fait saugrenus, aient si bien créé et entretenu la discorde entre deux familles déjà prédisposées aux querelles par toutes les instigations d'une jalousie héréditaire? La prophétie semblait impliquer,—si elle impliquait quelque chose,—un triomphe final du côté de la maison déjà plus puissante, et naturellement vivait dans la mémoire de la plus faible et de la moins influente, et la remplissait d'une aigre animosité.
Wilhelm, comte Berlifitzing, bien qu'il fût d'une haute origine, n'était, à l'époque de ce récit, qu'un vieux radoteur infirme, et n'avait rien de remarquable, si ce n'est une antipathie invétérée et folle contre la famille de son rival, et une passion si vive pour les chevaux et la chasse, que rien, ni ses infirmités physiques, ni son grand âge, ni l'affaiblissement de son esprit, ne pouvait l'empêcher de prendre journellement sa part des dangers de cet exercice. De l'autre côté, Frédérick, baron Metzengerstein, n'était pas encore majeur. Son père, le ministre G..., était mort jeune. Sa mère, madame Marie, le suivit bientôt. Frédérick était à cette époque dans sa dix-huitième année. Dans une ville, dix-huit ans ne sont pas une longue période de temps; mais dans une solitude, dans une aussi magnifique solitude que cette vieille seigneurie, le pendule vibre avec une plus profonde et plus significative solennité.
Par suite de certaines circonstances résultant de l'administration de son père, le jeune baron, aussitôt après la mort de celui-ci, entra en possession de ses vastes domaines. Rarement on avait vu un noble de Hongrie posséder un tel patrimoine. Ses châteaux étaient innombrables. Le plus splendide et le plus vaste était le palais Metzengerstein. La ligne frontière de ses domaines n'avait jamais été clairement définie; mais son parc principal embrassait un circuit de cinquante milles.
L'avènement d'un propriétaire si jeune, et d'un caractère si bien connu, à une fortune si incomparable laissait peu de place aux conjectures relativement à sa ligne probable de conduite. Et, en vérité, dans l'espace de trois jours, la conduite de l'héritier fit pâlir le renom d'Hérode et dépassa magnifiquement les espérances de ses plus enthousiastes admirateurs. De honteuses débauches, de flagrantes perfidies, des atrocités inouïes, firent bientôt comprendre à ses vassaux tremblants que rien,—ni soumission servile de leur part, ni scrupules de conscience de la sienne,—ne leur garantirait désormais de sécurité contre les griffes sans remords de ce petit Caligula. Vers la nuit du quatrième jour, on s'aperçut que le feu avait pris aux écuries du château Berlifitzing, et l'opinion unanime du voisinage ajouta le crime d'incendie à la liste déjà horrible des délits et des atrocités du baron.
Quant au jeune gentilhomme, pendant le tumulte occasionné par cet accident, il se tenait, en apparence plongé dans une méditation, au haut du palais de famille des Metzengerstein, dans un vaste appartement solitaire. La tenture de tapisserie, riche, quoique fanée, qui pendait mélancoliquement aux murs, représentait les figures fantastiques et majestueuses de mille ancêtres illustres. Ici des prêtres richement vêtus d'hermine, des dignitaires pontificaux, siégeaient familièrement avec l'autocrate et le souverain, opposaient leur veto aux caprices d'un roi temporel, ou contenaient avec le fiat de la toute-puissance papale le sceptre rebelle du Grand Ennemi, prince des ténèbres. Là, les sombres et grandes figures des princes Metzengerstein—leurs musculeux chevaux de guerre piétinant les cadavres des ennemis tombés—ébranlaient les nerfs les plus fermes par leur forte expression; et ici, à leur tour, voluptueuses et blanches comme des cygnes, les images des dames des anciens jours flottaient au loin dans les méandres d'une danse fantastique aux accents d'une mélodie imaginaire.
Mais, pendant que le baron prêtait l'oreille ou affectait de prêter l'oreille au vacarme toujours croissant des écuries de Berlifitzing,—et peut-être méditait quelque trait nouveau, quelque trait décidé d'audace,—ses yeux se tournèrent machinalement vers l'image d'un cheval énorme, d'une couleur hors nature, et représenté dans la tapisserie comme appartenant à un ancêtre sarrasin de la famille de son rival. Le cheval se tenait sur le premier plan du tableau,—immobile comme une statue,—pendant qu'un peu plus loin, derrière lui, son cavalier déconfit mourait sous le poignard d'un Metzengerstein.
Sur la lèvre de Frédérick surgit une expression diabolique, comme s'il s'apercevait de la direction que son regard avait pris involontairement. Cependant, il ne détourna pas les yeux. Bien loin de là, il ne pouvait d'aucune façon avoir raison de l'anxiété accablante qui semblait tomber sur ses sens comme un drap mortuaire. Il conciliait difficilement ses sensations incohérentes comme celles des rêves avec la certitude d'être éveillé. Plus il contemplait, plus absorbant devenait le charme,—plus il lui paraissait impossible d'arracher son regard à la fascination de cette tapisserie. Mais le tumulte du dehors devenant soudainement plus violent, il fit enfin un effort, comme à regret, et tourna son attention vers une explosion de lumière rouge, projetée en plein des écuries enflammées sur les fenêtres de l'appartement.
L'action toutefois ne fut que momentanée; son regard retourna machinalement au mur. À son grand étonnement, la tête du gigantesque coursier—chose horrible!—avait pendant ce temps changé de position. Le cou de l'animal, d'abord incliné comme par la compassion vers le corps terrassé de son seigneur, était maintenant étendu, roide et dans toute sa longueur, dans la direction du baron. Les yeux, tout à l'heure invisibles, contenaient maintenant une expression énergique et humaine, et ils brillaient d'un rouge ardent et extraordinaire; et les lèvres distendues de ce cheval à la physionomie enragée laissaient pleinement apercevoir ses dents sépulcrales et dégoûtantes.
Stupéfié par la terreur, le jeune seigneur gagna la porte en chancelant. Comme il l'ouvrait, un éclat de lumière rouge jaillit au loin dans la salle, qui dessina nettement son reflet sur la tapisserie frissonnante; et, comme le baron hésitait un instant sur le seuil, il tressaillit en voyant que ce reflet prenait la position exacte et remplissait précisément le contour de l'implacable et triomphant meurtrier du Berlifitzing sarrasin.
Pour alléger ses esprits affaissés, le baron Frédérick chercha précipitamment le plein air. À la porte principale du palais, il rencontra trois écuyers. Ceux-ci, avec beaucoup de difficulté et au péril de leur vie, comprimaient les bonds convulsifs d'un cheval gigantesque couleur de feu.
—À qui est ce cheval? Où l'avez-vous trouvé? demanda le jeune homme d'une voix querelleuse et rauque, reconnaissant immédiatement que le mystérieux coursier de la tapisserie était le parfait pendant du furieux animal qu'il avait devant lui.
—C'est votre propriété, monseigneur, répliqua l'un des écuyers, du moins il n'est réclamé par aucun autre propriétaire. Nous l'avons pris comme il s'échappait, tout fumant et écumant de rage, des écuries brûlantes du château Berlifitzing. Supposant qu'il appartenait au haras des chevaux étrangers du vieux comte, nous l'avons ramené comme épave. Mais les domestiques désavouent tout droit sur la bête; ce qui est étrange, puisqu'il porte des traces évidentes du feu, qui prouvent qu'il l'a échappé belle.
—Les lettres W. V. B. sont également marquées au fer très-distinctement sur son front, interrompit un second écuyer; je supposais donc qu'elles étaient les initiales de Wilhelm von Berlifitzing, mais tout le monde au château affirme positivement n'avoir aucune connaissance du cheval.
—Extrêmement singulier! dit le jeune baron, avec un air rêveur et comme n'ayant aucune conscience du sens de ses paroles. C'est, comme vous dites, un remarquable cheval,—un prodigieux cheval! bien qu'il soit, comme vous le remarquez avec justesse, d'un caractère ombrageux et intraitable; allons! qu'il soit à moi, je le veux bien, ajouta-t-il après une pause; peut-être un cavalier tel que Frédérick de Metzengerstein pourra-t-il dompter le diable même des écuries de Berlifitzing.
—Vous vous trompez, monseigneur; le cheval, comme nous vous l'avons dit, je crois, n'appartient pas aux écuries du comte. Si tel eût été le cas, nous connaissons trop bien notre devoir pour l'amener en présence d'une noble personne de votre famille.
—C'est vrai! observa le baron sèchement.
Et, à ce moment, un jeune valet de chambre arriva du palais, le teint échauffé et à pas précipités. Il chuchota à l'oreille de son maître l'histoire de la disparition soudaine d'un morceau de la tapisserie, dans une chambre qu'il désigna, entrant alors dans des détails d'un caractère minutieux et circonstancié; mais, comme tout cela fut communiqué d'une voix très-basse, pas un mot ne transpira qui pût satisfaire la curiosité excitée des écuyers.
Le jeune Frédérick, pendant l'entretien, semblait agité d'émotions variées. Néanmoins, il recouvra bientôt son calme, et une expression de méchanceté décidée était déjà fixée sur sa physionomie, quand il donna des ordres péremptoires pour que l'appartement en question fût immédiatement condamné et la clef remise entre ses mains propres.
—Avez-vous appris la mort déplorable de Berlifitzing, le vieux chasseur? dit au baron un de ses vassaux, après le départ du page, pendant que l'énorme coursier que le gentilhomme venait d'adopter comme sien s'élançait et bondissait avec une furie redoublée à travers la longue avenue qui s'étendait du palais aux écuries de Metzengerstein.
—Non, dit le baron se tournant brusquement vers celui qui parlait; mort! dis-tu?
—C'est la pure vérité, monseigneur; et je présume que, pour un seigneur de votre nom, ce n'est pas un renseignement trop désagréable.
Un rapide sourire jaillit sur la physionomie du baron.
—Comment est-il mort?
—Dans ses efforts imprudents pour sauver la partie préférée de son haras de chasse, il a péri misérablement dans les flammes.
—En... vé... ri... té...! exclama le baron, comme impressionné lentement et graduellement par quelque évidence mystérieuse.
—En vérité, répéta le vassal.
—Horrible! dit le jeune homme avec beaucoup de calme.
Et il rentra tranquillement dans le palais.
À partir de cette époque, une altération marquée eut lieu dans la conduite extérieure du jeune débauché, baron Frédérick von Metzengerstein. Véritablement, sa conduite désappointait toutes les espérances et déroutait les intrigues de plus d'une mère. Ses habitudes et ses manières tranchèrent de plus en plus et, moins que jamais, n'offrirent d'analogie sympathique quelconque avec celle de l'aristocratie du voisinage. On ne le voyait jamais au delà des limites de son propre domaine, et, dans le vaste monde social, il était absolument sans compagnon, à moins que ce grand cheval impétueux, hors nature, couleur de feu, qu'il monta continuellement à partir de cette époque, n'eût en réalité quelque droit mystérieux au titre d'ami.
Néanmoins, de nombreuses invitations de la part du voisinage lui arrivaient périodiquement.—«Le baron honorera-t-il notre fête de sa présence?»—«Le baron se joindra-t-il à nous pour une chasse au sanglier?»—«Metzengerstein ne chasse pas»,—«Metzengerstein n'ira pas,»—telles étaient ses hautaines et laconiques réponses.
Ces insultes répétées ne pouvaient pas être endurées par une noblesse impérieuse. De telles invitations devinrent moins cordiales,—moins fréquentes;—avec le temps elles cessèrent tout à fait. On entendit la veuve de l'infortuné comte Berlifitzing exprimer le vœu «que le baron fût au logis quand il désirerait n'y pas être, puisqu'il dédaignait la compagnie de ses égaux; et qu'il fût à cheval quand il voudrait n'y pas être, puisqu'il leur préférait la société d'un cheval.» Ceci à coup sûr n'était que l'explosion niaise d'une pique héréditaire et prouvait que nos paroles deviennent singulièrement absurdes quand nous voulons leur donner une forme extraordinairement énergique.
Les gens charitables, néanmoins, attribuaient le changement de manières du jeune gentilhomme au chagrin naturel d'un fils privé prématurément de ses parents,—oubliant toutefois son atroce et insouciante conduite durant les jours qui suivirent immédiatement cette perte. Il y en eut quelques-uns qui accusèrent simplement en lui une idée exagérée de son importance et de sa dignité. D'autres, à leur tour (et parmi ceux-là peut être cité le médecin de la famille), parlèrent sans hésiter d'une mélancolie morbide et d'un mal héréditaire; cependant, des insinuations plus ténébreuses, d'une nature plus équivoque, couraient parmi la multitude.
En réalité, l'attachement pervers du baron pour sa monture de récente acquisition,—attachement qui semblait prendre une nouvelle force dans chaque nouvel exemple que l'animal donnait de ses féroces et démoniaques inclinations,—devint à la longue, aux yeux de tous les gens raisonnables, une tendresse horrible et contre nature. Dans l'éblouissement du midi,—aux heures profondes de la nuit,—malade ou bien portant,—dans le calme ou dans la tempête,—le jeune Metzengerstein semblait cloué à la selle du cheval colossal dont les intraitables audaces s'accordaient si bien avec son propre caractère.
Il y avait, de plus, des circonstances qui, rapprochées des événements récents, donnaient un caractère surnaturel et monstrueux à la manie du cavalier et aux capacités de la bête. L'espace qu'elle franchissait d'un seul saut avait été soigneusement mesuré, et se trouva dépasser d'une différence stupéfiante les conjectures les plus larges et les plus exagérées. Le baron, en outre, ne se servait pour l'animal d'aucun nom particulier, quoique tous les chevaux de son haras fussent distingués par des appellations caractéristiques. Ce cheval-ci avait son écurie à une certaine distance des autres; et, quant au pansement et à tout le service nécessaire, nul, excepté le propriétaire en personne, ne s'était risqué à remplir ces fonctions, ni même à entrer dans l'enclos où s'élevait son écurie particulière. On observa aussi que, quoique les trois palefreniers qui s'étaient emparés du coursier, quand il fuyait l'incendie de Berlifitzing, eussent réussi à arrêter sa course à l'aide d'une chaîne à nœud coulant, cependant aucun des trois ne pouvait affirmer avec certitude que, durant cette dangereuse lutte, ou à aucun moment depuis lors, il eût jamais posé la main sur le corps de la bête. Des preuves d'intelligence particulière dans la conduite d'un noble cheval plein d'ardeur ne suffiraient certainement pas à exciter une attention déraisonnable; mais il y avait ici certaines circonstances qui eussent violenté les esprits les plus sceptiques et les plus flegmatiques; et l'on disait que parfois l'animal avait fait reculer d'horreur la foule curieuse devant la profonde et frappante signification de sa marque,—que parfois le jeune Metzengerstein était devenu pâle et s'était dérobé devant l'expression soudaine de son œil sérieux et quasi humain.
Parmi toute la domesticité du baron, il ne se trouva néanmoins personne pour douter de la ferveur extraordinaire d'affection qu'excitaient dans le jeune gentilhomme les qualités brillantes de son cheval; personne, excepté du moins un insignifiant petit page malvenu, dont on rencontrait partout l'offusquante laideur, et dont les opinions avaient aussi peu d'importance qu'il est possible. Il avait l'effronterie d'affirmer,—si toutefois ses idées valent la peine d'être mentionnées,—que son maître ne s'était jamais mis en selle sans un inexplicable et presque imperceptible frisson, et qu'au retour de chacune de ses longues et habituelles promenades, une expression de triomphante méchanceté faussait tous les muscles de sa face.
Pendant une nuit de tempête, Metzengerstein, sortant d'un lourd sommeil, descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant à cheval en toute hâte, s'élança en bondissant à travers le labyrinthe de la forêt.
Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particulièrement l'attention; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par tous ses domestiques, quand, après quelques heures d'absence, les prodigieux et magnifiques bâtiments du palais Metzengerstein se mirent à craquer et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l'action d'un feu immense et immaîtrisable,—une masse épaisse et livide.
Comme les flammes, quand on les aperçut pour la première fois, avaient déjà fait un si terrible progrès que tous les efforts pour sauver une portion quelconque des bâtiments eussent été évidemment inutiles, toute la population du voisinage se tenait paresseusement à l'entour, dans une stupéfaction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et nouveau fixa bientôt l'attention de la multitude, et démontra combien est plus intense l'intérêt excité dans les sentiments d'une foule par la contemplation d'une agonie humaine que celui qui est créé par les plus effrayants spectacles de la matière inanimée.
Sur la longue avenue de vieux chênes qui commençait à la forêt et aboutissait à l'entrée principale du palais Metzengerstein, un coursier, portant un cavalier décoiffé et en désordre, se faisait voir bondissant avec une impétuosité qui défiait le démon de la tempête lui-même.
Le cavalier n'était évidemment pas le maître de cette course effrénée. L'angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son être, rendaient témoignage d'une lutte surhumaine; mais aucun son, excepté un cri unique, ne s'échappa de ses lèvres lacérées, qu'il mordait d'outre en outre dans l'intensité de sa terreur. En un instant, le choc des sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le mugissement des flammes et le glapissement du vent un instant encore, et, franchissant d'un seul bond la grande porte et le fossé, le coursier s'élança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.
La furie de la tempête s'apaisa tout à coup et un calme absolu prit solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le bâtiment comme un suaire, et ruisselant au loin dans l'atmosphère tranquille, dardait une lumière d'un éclat surnaturel, pendant qu'un nuage de fumée s'abattait pesamment sur les bâtiments sous la forme distincte d'un gigantesque cheval.
EDGAR ALLAN POE, SA VIE ET SES OUVRAGES[49]
I
Il existe des destinées fatales; il existe dans la littérature de chaque pays des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts. Il y a quelque temps, on amenait devant les tribunaux un malheureux qui avait sur le front un tatouage singulier: pas de chance. Il portait ainsi partout avec lui l'étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l'interrogatoire prouva que son existence s'était conformée à cet écriteau. Dans l'histoire littéraire, il y a des fortunes analogues. On dirait que l'Ange aveugle de l'expiation s'est emparé de certains hommes, et les fouette à tour de bras pour l'édification des autres. Cependant, vous parcourez attentivement leur vie, et vous leur trouvez des vertus, des talents, de la grâce. La société les frappe d'un anathème spécial, et argue contre eux des vices que sa persécution leur a donnés. Que ne fit pas Hoffmann pour désarmer la destinée? Que n'entreprit pas Balzac pour conjurer la fortune? Hoffmann fut obligé de se faire brûler l'épine dorsale au moment tant désiré où il commençait à être à l'abri du besoin, où les libraires se disputaient ses contes, où il possédait enfin cette chère bibliothèque tant rêvée. Balzac avait trois rêves: une grande édition bien ordonnée de ses œuvres, l'acquittement de ses dettes, et un mariage depuis longtemps choyé et caressé au fond de son esprit; grâce à des travaux dont la somme effraye l'imagination des plus ambitieux et des plus laborieux, l'édition se fait, les dettes se payent, le mariage s'accomplit. Balzac est heureux sans doute. Mais la destinée malicieuse, qui lui avait permis de mettre un pied dans sa terre promise, l'en arracha violemment tout d'abord. Balzac eut une agonie horrible et digne de ses forces.
Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau? Tel homme, dont le talent sombre et désolé nous fait peur, a été jeté avec préméditation dans un milieu qui lui était hostile. Une âme tendre et délicate, un Vauvenargues, pousse lentement ses feuilles maladives dans l'atmosphère grossière d'une garnison. Un esprit amoureux d'air et épris de la libre nature se débat longtemps derrière les parois étouffantes d'un séminaire. Ce talent bouffon, ironique et ultra-grotesque, dont le rire ressemble quelquefois à un hoquet ou à un sanglot, a été encagé dans de vastes bureaux à cartons verts, avec des hommes à lunettes d'or. Y a-t-il donc des âmes vouées à l'autel, sacrées pour ainsi dire, et qui doivent marcher à la mort et à la gloire à travers un sacrifice permanent d'elles-mêmes? Le cauchemar des Ténèbres enveloppera-t-il toujours ces âmes d'élite? En vain elles se défendent, elles prennent toutes leurs précautions, elles perfectionnent la prudence. Bouchons toutes les issues, fermons la porte à double tour, calfeutrons les fenêtres. Oh! nous avons oublié le trou de la serrure; le Diable est déjà entré.
Un ami jurera qu'ils ont trahi le roi.
Alfred de Vigny a écrit un livre pour démontrer que la place du poëte n'est ni dans une république, ni dans une monarchie absolue, ni dans une monarchie constitutionnelle; et personne ne lui a répondu.
C'est une lamentable tragédie que la vie d'Edgar Poe, et qui eut un dénoûment dont l'horrible est augmenté par le trivial. Les divers documents que je viens de lire ont créé en moi cette persuasion que les États-Unis furent pour Poe une vaste cage, un grand établissement de comptabilité, et qu'il fit toute sa vie de sinistres efforts pour échapper à l'influence de cette atmosphère antipathique. Dans l'une de ces biographies il est dit que, si M. Poe avait voulu régulariser son génie et appliquer ses facultés créatrices d'une manière plus appropriée au sol américain, il aurait pu être un auteur à argent, a making-money author; qu'après tout, les temps ne sont pas si durs pour l'homme de talent, pourvu qu'il ait de l'ordre et de l'économie, et qu'il use avec modération des biens matériels. Ailleurs, un critique affirme sans vergogne que, quelque beau que soit le génie de M. Poe, il eût mieux valu pour lui n'avoir que du talent, parce que le talent s'escompte plus facilement que le génie. Dans une note que nous verrons tout à l'heure, et qui fut écrite par un de ses amis, il est avoué qu'il était difficile d'employer M. Poe dans une revue, et qu'on était obligé de le payer moins que d'autres, parce qu'il écrivait dans un style trop au-dessus du vulgaire. Tout cela me rappelle l'odieux proverbe paternel: make money, my son, honestly, if you can, BUT MAKE MONEY.—Quelle odeur de magasin! comme disait J. de Maistre, à propos de Locke.
Si vous causez avec un Américain, et si vous lui parlez de M. Poe, il vous avouera son génie; volontiers même, peut-être en sera-t-il fier, mais il finira par vous dire avec un ton supérieur: «Mais moi, je suis un homme positif»; puis, avec un petit air sardonique, il vous parlera de ces grands esprits qui ne savent rien conserver; il vous parlera de la vie débraillée de M. Poe, de son haleine alcoolisée, qui aurait pris feu à la flamme d'une chandelle, de ses habitudes errantes; il vous dira que c'était un être erratique, une planète désorbitée, qu'il roulait sans cesse de New-York à Philadelphie, de Boston à Baltimore, de Baltimore à Richmond. Et si, le cœur déjà ému à cette annonce d'une existence calamiteuse, vous lui faites observer que la démocratie a bien des inconvénients, que, malgré son masque bienveillant de liberté, elle ne permet peut-être pas toujours l'expansion des individualités, qu'il est souvent bien difficile de penser et d'écrire dans un pays où il y a vingt, trente millions de souverains, que d'ailleurs vous avez entendu dire qu'aux États-Unis il existait une tyrannie bien plus cruelle et plus inexorable que celle d'un monarque, celle de l'opinion,—alors, oh! alors, vous verrez ses yeux s'écarquiller et jeter des éclairs, la bave du patriotisme blessé lui monter aux lèvres, et l'Amérique, par sa bouche, lancera des injures à la métaphysique et à l'Europe, sa vieille mère. L'Américain est un être positif, vain de sa force industrielle, et un peu jaloux de l'ancien continent. Quant à avoir pitié d'un poëte que la douleur et l'isolement pouvaient rendre fou, il n'en a pas le temps. Il est si fier de sa jeune grandeur, il a une foi si naïve dans la toute-puissance de l'industrie, il est tellement convaincu qu'elle finira par manger le Diable, qu'il a une certaine pitié pour toutes ces rêvasseries. «En avant, dit-il, en avant et négligeons nos morts.» Il passerait volontiers sur les âmes solitaires et libres, et les foulerait aux pieds avec autant d'insouciance que ses immenses lignes de chemin de fer les forêts abattues, et ses bateaux-monstres les débris d'un bateau incendié la veille. Il est si pressé d'arriver. Le temps et l'argent, tout est là.
Quelque temps avant que Balzac descendît dans le gouffre final en poussant les nobles plaintes d'un héros qui a encore de grandes choses à faire, Edgar Poe, qui a plus d'un rapport avec lui, tombait frappé d'une mort affreuse. La France a perdu un de ses plus grands génies, et l'Amérique un romancier, un critique, un philosophe qui n'était guère fait pour elle. Beaucoup de personnes ignorent ici la mort d'Edgar Poe, beaucoup d'autres ont cru que c'était un jeune gentleman riche, écrivant peu, produisant ses bizarres et terribles créations dans les loisirs les plus riants, et ne connaissant la vie littéraire que par de rares et éclatants succès. La réalité fut le contraire.
La famille de M. Poe était une des plus respectables de Baltimore. Son grand-père était quartermaster-general[50] dans la révolution, et Lafayette l'avait en haute estime et amitié. La dernière fois qu'il vint visiter ce pays, il pria sa veuve d'agréer les témoignages de sa reconnaissance pour les services que lui avait rendus son mari. Son arrière-grand-père avait épousé une fille de l'amiral anglais Mac Bride, et par lui la famille de Poe était alliée aux plus illustres maisons d'Angleterre. Le père d'Edgar reçut une éducation honorable. S'étant violemment épris d'une jeune et belle actrice, il s'enfuit avec elle et l'épousa. Pour mêler plus intimement sa destinée à la sienne, il voulut aussi monter sur le théâtre. Mais ils n'avaient ni l'un ni l'autre le génie du métier, et ils vivaient d'une manière fort triste et fort précaire. Encore la jeune dame s'en tirait par sa beauté, et le public charmé supportait son jeu médiocre. Dans une de leurs tournées, ils vinrent à Richmond, et c'est là que tous deux moururent, à quelques semaines de distance l'un de l'autre, tous deux pour la même cause: la faim, le dénûment, la misère.
Ils abandonnaient ainsi au hasard, sans pain, sans abri, sans ami, un pauvre petit malheureux que, d'ailleurs, la nature avait doué d'une manière charmante. Un riche négociant de cette place, M. Allan, fut ému de pitié. Il s'enthousiasma de ce joli garçon, et, comme il n'avait pas d'enfants, il l'adopta. Edgar Poe fut ainsi élevé dans une belle aisance, et reçut une éducation complète. En 1816 il accompagna ses parents adoptifs dans un voyage qu'ils firent en Angleterre, en Écosse et en Irlande. Avant de retourner dans leur pays, ils le laissèrent chez le docteur Bransby, qui tenait une importante maison d'éducation à Stoke-Newington, près de Londres, où il passa cinq ans.
Tous ceux qui ont réfléchi sur leur propre vie, qui ont souvent porté leurs regards en arrière pour comparer leur passé avec leur présent, tous ceux qui ont pris l'habitude de psychologiser facilement sur eux-mêmes, savent quelle part immense l'adolescence tient dans le génie définitif d'un homme. C'est alors que les objets enfoncent profondément leurs empreintes dans l'esprit tendre et facile; c'est alors que les couleurs sont voyantes, et que les sons parlent une langue mystérieuse. Le caractère, le génie, le style d'un homme est formé par les circonstances en apparence vulgaires de sa première jeunesse. Si tous les hommes qui ont occupé la scène du monde avaient noté leurs impressions d'enfance, quel excellent dictionnaire psychologique nous posséderions! Les couleurs, la tournure d'esprit d'Edgar Poe tranchent violemment sur le fond de la littérature américaine. Ses compatriotes le trouvent à peine Américain, et cependant il n'est pas Anglais. C'est donc une bonne fortune que de ramasser dans un de ses contes, un conte peu connu, William Wilson, un singulier récit de sa vie à cette école de Stoke-Newington. Tous les contes d'Edgar Poe sont pour ainsi dire biographiques. On trouve l'homme dans l'œuvre. Les personnages et les incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs.
Mes plus matineuses impressions de la vie de collège sont liées à une vaste et extravagante maison du style d'Elisabeth, dans un village brumeux d'Angleterre, où était un grand nombre d'arbres gigantesques et noueux, et où toutes les maisons étaient excessivement anciennes. En vérité, cette vénérable vieille ville avait un aspect fantasmagorique qui enveloppait et caressait l'écrit comme un rêve. En ce moment même, je sens en imagination le frisson rafraîchissant de ses avenues profondément ombrées; je respire l'émanation de ses mille taillis, et je tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde et sourde de la cloche, déchirant à chaque heure, de son rugissement soudain et solennel, la quiétude de l'atmosphère brunissante dans laquelle s'allongeait le clocher gothique, enseveli et endormi.
Je trouve peut-être autant de plaisir qu'il m'est donné d'en éprouver maintenant à m'appesantir sur ces minutieux souvenirs de collège. Plongé dans la misère comme je le suis, misère, hélas! trop réelle, on me pardonnera de chercher un soulagement bien léger et bien court, dans ces mimes et fugitifs détails. D'ailleurs, quelque trivials et mesquins qu'ils soient en eux-mêmes, ils prennent, dans mon imagination, une importance toute particulière, à cause de leur intime connexion avec les lieux et l'époque où je retrouve maintenant les premiers avertissements ambigus de la Destinée, qui depuis lors m'a si profondément enveloppé de son ombre. Laissez-moi donc me souvenir.
La maison, je l'ai dit, était vieille et irrégulière. Les terrains étaient vastes, et un haut et solide mur de briques, revêtu d'une couche de mortier et de verre pilé, en faisait le circuit. Ce rempart de prison formait la limite de notre domaine. Nos regards ne pouvaient aller au delà que trois fois par semaine; une fois chaque samedi, dans l'après-midi, quand, sous la conduite de deux surveillants, il nous était accordé de faire de courtes promenades en commun à travers les campagnes voisines; et deux fois le dimanche, quand, avec le cérémonial formel des troupes à la parade, nous allions assister aux offices du soir et du matin à l'unique église du village. Le principal de notre école était pasteur de cette église. Avec quel profond sentiment d'admiration et de perplexité je le contemplais du banc où nous étions assis, dans le fond de la nef, quand il montait en chaire d'un pas solennel et lent! Ce personnage vénérable, avec sa contenance douce et composée, avec sa robe si bien lustrée et si cléricalement ondoyante, avec sa perruque si minutieusement poudrée, si rigide et si vaste, pouvait-il être le même homme qui, tout à l'heure, avec un visage aigre et dans des vêtements graisseux, exécutait, férule en main, les lois draconiennes de l'école? O gigantesque paradoxe dont la monstruosité exclut toute solution!
Dans un angle du mur massif rechignait une porte massive; elle était marquetée de clous, garnie de verrous, et surmontée d'un buisson de ferrailles. Quels sentiments profonds de crainte elle inspirait! Elle n'était jamais ouverte que pour les trois sorties et rentrées périodiques déjà mentionnées; chaque craquement de ses gonds puissants exhalait le mystère, et un monde de méditations solennelles et mélancoliques.
Le vaste enclos était d'une forme irrégulière et divisé en plusieurs parties, dont trois ou quatre des plus larges constituaient le jardin de récréation; il était aplani et recouvert d'un cailloutis propre et dur. Je me rappelle bien qu'il ne contenait ni arbres, ni bancs, ni quoi que ce soit d'analogue; il était situé derrière la maison. Devant la façade, s'étendait un petit parterre semé de buis et d'autres arbustes; mais nous ne traversions cette oasis sacrée que dans de bien rares occasions, telles que la première arrivée à l'école ou le départ définitif; ou peut-être quand un ami, un parent nous ayant fait appeler, nous prenions joyeusement notre route vers le logis, à la Noël ou aux vacances de la Saint-Jean.
Mais la maison! quelle jolie vieille bâtisse cela faisait! Pour moi, c'était comme un vrai palais d'illusions. Il n'y avait réellement pas de fin à ses détours et à ses incompréhensibles subdivisions. Il était difficile, à un moment donné, de dire avec certitude lequel de ses deux étages s'appuyait sur l'autre. D'une chambre à la chambre voisine, on était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches à monter ou à descendre. Puis les corridors latéraux étaient innombrables, inconcevables, tournaient et retournaient si souvent sur eux-mêmes que nos idées les plus exactes, relativement à l'ensemble du bâtiment, n'étaient pas très-différentes de celles à l'aide desquelles nous essayons d'opérer sur l'infini. Durant les cinq ans de ma résidence, je n'ai jamais été capable de déterminer avec précision dans quelle localité lointaine était situé le petit dortoir qui m'était assigné en commun avec dix-huit ou vingt autres écoliers[51].
La salle d'études était la plus vaste de toute la maison, et, je ne pouvais m'empêcher de le penser, du monde entier. Elle était très-longue, très-étroite, et sinistrement basse, avec des fenêtres en ogive et un plafond en chêne. Dans son angle éloigné et inspirant la terreur était une cellule carrée de huit ou dix pieds représentant le sanctuaire où se tenait plusieurs heures durant notre principal, le révérend docteur Brandsby. C'était une solide construction, avec une porte massive que nous n'aurions jamais osé ouvrir en l'absence du maître; nous aurions tous préféré mourir de la peine forte et dure. À d'autres angles étaient deux autres loges analogues, objets d'une vénération beaucoup moins grande, il est vrai, mais toutefois d'une frayeur assez considérable. L'une était la chaire du maître des études classiques; l'autre, du maître d'anglais et de mathématiques. Répandus à travers la salle et se croisant dans une irrégularité sans fin, étaient d'innombrables bancs et des pupitres, noirs, anciens et usés par le temps, désespérément écrasés sous des livres, bien étrillés et si bien agrémentés de lettres initiales, de noms entiers, de figures grotesques, et d'autres chefs-d'œuvre du couteau, qu'ils avaient entièrement perdu la forme qui constituait leur pauvre individualité dans les anciens jours. À une extrémité de la salle, un énorme baquet avec de l'eau, et, à l'autre, une horloge d'une dimension stupéfiante.
Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable académie, je passai, sans trop d'ennui et de dégoût, les années du troisième lustre de ma vie. Le cerveau fécond de l'enfance n'exige pas d'incidents du monde extérieur pour s'occuper ou s'amuser, et la monotonie sinistre en apparence de l'école était remplie d'excitations plus intenses que ma jeunesse hâtive n'en tira jamais de la luxure, ou que celles que ma pleine maturité a demandées au crime. Encore faut-il croire que mon premier développement mental eut quelque chose de peu commun, et même quelque chose de tout à fait extra-commun. En général les événements de la première existence laissent rarement sur l'humanité arrivée à l'âge mûr une impression bien définie. Tout est ombre grise, tremblotant et irrégulier souvenir, fouillis confus de plaisirs et de peines fantasmagoriques. Chez moi, il n'en fut point ainsi. Il faut que j'aie senti dans mon enfance avec l'énergie d'un homme ce que je trouve maintenant estampillé sur ma mémoire en lignes aussi vivantes, aussi profondes et aussi durables que les exergues des médailles carthaginoises.
Encore, comme faits (j'entends le mot faits dans le sens restreint des gens du monde), quelle pauvre moisson pour le souvenir! Le réveil du matin, le soir, l'ordre du coucher; les leçons à apprendre, les récitations, les demi-congés périodiques et les promenades, la cour de récréation avec ses querelles, ses passe-temps, ses intrigues, tout cela, par une magie psychique depuis longtemps oubliée, était destiné à envelopper un débordement de sensations, un monde riche d'incidents, un univers d'émotions variées et d'excitations les plus passionnées et les plus fiévreuses. Oh! le beau temps que ce siècle de fer!
Que dites-vous de ce morceau? Le caractère de ce singulier homme ne se révèle-t-il pas déjà un peu? Pour moi, je sens s'exhaler de ce tableau de collège comme un parfum noir. J'y sens circuler le frisson des premières années de la claustration. Les heures de cachot, le malaise de l'enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la haine des camarades tyranniques, la solitude du cœur, toutes ces tortures du jeune âge, Edgar Poe ne les a pas éprouvées. Tant de sujets de mélancolie ne l'ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude, ou plutôt il ne se sent pas seul; il aime ses passions. Le cerveau fécond de l'enfance rend tout agréable, illumine tout. On voit déjà que l'exercice de la volonté et l'orgueil solitaire joueront un grand rôle dans sa vie. Eh quoi! ne dirait-on pas qu'il aime un peu la douleur, qu'il pressent la future compagne inséparable de sa vie, et qu'il l'appelle avec une âpreté lubrique, comme un jeune gladiateur? Le pauvre enfant n'a ni père ni mère, mais il est heureux: il se glorifie d'être marqué profondément comme une médaille carthaginoise.
Edgar Poe revint de la maison du docteur Brandsby à Richmond en 1822, et continua ses études sous la direction des meilleurs maîtres. Il était alors un jeune homme très-remarquable par son agilité physique, ses tours de souplesse, et aux séductions d'une beauté singulière il joignait une puissance de mémoire poétique merveilleuse avec la faculté précoce d'improviser des contes. En 1825, il entra à l'université de Virginie, qui était alors un des établissements où régnait la plus grande dissipation. M. Edgar Poe se distingua parmi tous ses condisciples par une ardeur encore plus vive pour le plaisir. Il était déjà un élève très-recommandable et faisait d'incroyables progrès dans les mathématiques; il avait une aptitude singulière pour la physique et les sciences naturelles ce qui est bon à noter en passant, car, dans plusieurs de ses ouvrages, on retrouve une grande préoccupation scientifique; mais en même temps déjà, il buvait, jouait et faisait tant de fredaines que finalement, il fut expulsé. Sur le refus de M. Allan de payer quelques dettes de jeu, il fit un coup de tête, rompit avec lui et reprit son vol vers la Grèce. C'était le temps de Botzaris et de la révolution des Hellènes. Arrivé à Saint-Pétersbourg, sa bourse et son enthousiasme étaient un peu épuisés; il se fit une méchante querelle avec les autorités russes, dont on ignore le motif. La chose alla si loin, qu'on affirme qu'Edgar Poe fut au moment d'ajouter l'expérience des brutalités sibériennes à la connaissance précoce qu'il avait des hommes et des choses[52]. Enfin, il se trouva fort heureux d'accepter l'intervention et le secours du consul américain Henry Middleton, pour retourner chez lui. En 1829, il entra à l'école militaire de West-Point. Dans l'intervalle, M. Allan, dont la première femme était morte, avait épousé une dame plus jeune que lui d'un grand nombre d'années. Il avait alors soixante-cinq ans. On dit que M. Poe se conduisit malhonnêtement avec la dame et qu'il ridiculisa le mariage. Le vieux gentleman lui écrivit une lettre fort dure, à laquelle celui-ci répondit par une lettre encore plus amère. La blessure était inguérissable et peu de temps après, M. Allan mourait sans laisser un sou à son fils adoptif.
Ici je trouve, dans des notes biographiques, des paroles très-mystérieuses, des allusions très-obscures et très-bizarres sur la conduite de notre futur écrivain. Très-hypocritement et tout en jurant qu'il ne veut absolument rien dire, qu'il y a des choses qu'il faut toujours cacher (pourquoi?), que dans de certains cas énormes le silence doit primer l'histoire, le biographe jette sur M. Poe une défaveur très-grave. Le coup est d'autant plus dangereux qu'il reste suspendu dans les ténèbres. Que diable veut-il dire? Veut-il insinuer que Poe chercha à séduire la femme de son père adoptif? Il est réellement impossible de le deviner. Mais je crois avoir déjà suffisamment mis le lecteur en défiance contre les biographes américains. Il sont trop bons démocrates pour ne pas haïr leurs grands hommes, et la malveillance qui poursuit Poe après la conclusion lamentable de sa triste existence, rappelle la haine britannique qui persécuta Byron.
M. Poe quitta West-Point sans prendre ses grades, et commença sa désastreuse bataille de la vie. En 1831, il publia un petit volume de poésies qui fut favorablement accueilli par les revues, mais qu'on n'acheta pas. C'est l'éternelle histoire du premier livre. M. Lowell, un critique américain, dit qu'il y a dans une de ces pièces, adressées à Hélène, «un parfum d'ambroisie», et qu'elle ne déparerait pas l'Anthologie grecque. Il est question dans cette pièce des barques de Nicée, de naïades, de la gloire et de la beauté grecques, et de la lampe de Psyché. Remarquons en passant le faible américain, littérature trop jeune, pour le pastiche. Il est vrai que, par son rhythme harmonieux, et ses rimes sonores, cinq vers, deux masculines et trois féminines, elle rappelle les heureuses tentatives du romantisme français. Mais on voit qu'Edgar Poe était encore bien loin de son excentrique et fulgurante destinée littéraire.
Cependant le malheureux écrivait pour les journaux, compilait et traduisait pour les libraires, faisait de brillants articles et des contes pour les revues. Les éditeurs les inséraient volontiers, mais ils payaient si mal le pauvre jeune homme qu'il tomba dans une misère affreuse. Il descendit même si bas, qu'il put entendre crier les gonds des portes de la mort. Un jour, un journal de Baltimore proposa deux prix pour le meilleur poëme et le meilleur conte en prose. Un comité de littérateurs, dont faisait partie M. John Kennedy, fut chargé de juger les productions. Toutefois, ils ne s'occupaient guère de les lire; la sanction de leurs noms était tout ce que leur demandait l'éditeur. Tout en causant de choses et d'autres, l'un d'eux fut attiré par un manuscrit qui se distinguait par la beauté, la propreté et la netteté de ses caractères. À la fin de sa vie, Edgar Poe possédait encore une écriture incomparablement belle. (Je trouve cette remarque bien américaine.) M. Kennedy lut une page seul, et ayant été frappé par le style, il lut la composition à haute voix. Le comité vota le prix par acclamation au premier des génies qui sût écrire lisiblement. L'enveloppe secrète fut brisée, et livra le nom alors inconnu de Poe.
L'éditeur parla du jeune auteur à M. Kennedy dans des termes qui lui donnèrent l'envie de le connaître. La fortune cruelle avait donné à M. Poe la physionomie classique du poëte à jeun. Elle l'avait aussi bien grimé que possible pour l'emploi. M. Kennedy raconta qu'il trouva un jeune homme que les privations avaient aminci comme un squelette, vêtu d'une redingote dont on voyait la grosse trame, et qui était, suivant une tactique bien connue, boutonnée jusqu'au menton, de culottes en guenilles, de bottes déchirées sous lesquelles il n'y avait évidemment pas de bas, et avec tout cela un air fier, de grandes manières, et des yeux éclatants d'intelligence. Kennedy lui parla comme un ami, et le mit à son aise. Poe lui ouvrit son cœur, lui raconta toute son histoire, son ambition et ses grands projets. Kennedy alla au plus pressé, le conduisit dans un magasin d'habits, chez un fripier, aurait dit Lesage, et lui donna des vêtements convenables; puis il lui fit faire des connaissances.
C'est à cette époque qu'un M. Thomas White, qui achetait la propriété du Messager littéraire du Sud, choisit M. Poe pour le diriger et lui donna 2 500 francs par an. Immédiatement celui-ci épousa une jeune fille qui n'avait pas un sol. (Cette phrase n'est pas de moi; je prie le lecteur de remarquer le petit ton de dédain qu'il y a dans cet immédiatement, le malheureux se croyait donc riche, et, dans ce laconisme, cette sécheresse avec laquelle est annoncé un événement important; mais aussi, une jeune fille sans le sol! a girl without a cent!). On dit qu'alors l'intempérance prenait déjà une certaine part dans sa vie, mais le fait est qu'il trouva le temps d'écrire un très-grand nombre d'articles et de beaux morceaux de critique pour le Messager. Après l'avoir dirigé un an et demi, il se retira à Philadelphie, et dirigea le Gentleman's Magazine. Ce recueil périodique se fondit un jour dans le Graham's Magazine, et Poe continua à écrire pour celui-ci. En 1840, il publia The Tales of the grotesque and arabesque. En 1844, nous le trouvons à New-York dirigeant le Broadway-journal. En 1845, parut la petite édition, bien connue, de Wiley et Putnam, qui renferme une partie poétique et une série de contes. C'est de cette édition que les traducteurs français ont tiré presque tous les échantillons du talent d'Edgar Poe qui ont paru dans les journaux de Paris. Jusqu'en 1847, il publia successivement différents ouvrages dont nous parlerons tout à l'heure. Ici nous apprenons que sa femme meurt dans un état de dénûment profond dans une ville appelée Fordham, près New-York. Il se fait une souscription parmi les littérateurs de New-York, pour soulager Edgar Poe. Peu de temps après, les journaux parlent de nouveau de lui comme un homme aux portes de la mort. Mais cette fois, c'est chose plus grave, il a le delirium tremens. Une note cruelle, insérée dans un journal de cette époque, accuse son mépris envers tous ceux qui se disaient ses amis, et son dégoût général du monde. Cependant il gagnait de l'argent, et ses travaux littéraires pouvaient à peu près sustenter sa vie; mais j'ai trouvé, dans quelques aveux des biographes, la preuve qu'il eut de dégoûtantes difficultés à surmonter. Il paraît que durant les deux dernières années où on le vit de temps à autre à Richmond, il scandalisa fort les gens par ses habitudes d'ivrognerie. À entendre les récriminations sempiternelles à ce sujet, on dirait que tous les écrivains des États-Unis sont des modèles de sobriété. Mais, à sa dernière visite, qui dura près de deux mois, on le vit tout d'un coup propre, élégant, correct, avec des manières charmantes, et beau comme le génie. Il est évident que je manque de renseignements, et que les notes que j'ai sous les yeux ne sont pas suffisamment intelligentes pour rendre compte de ces singulières transformations. Peut-être en trouverons-nous l'explication dans une admirable protection maternelle qui enveloppait le sombre écrivain, et combattait avec des armes angéliques le mauvais démon né de son sang et de ses douleurs antécédentes.
À cette dernière visite à Richmond, il fit deux lectures publiques. Il faut dire un mot de ces lectures qui jouent un grand rôle dans la vie littéraire aux États-Unis. Aucune loi ne s'oppose à ce qu'un écrivain, un philosophe, un poëte, quiconque sait parler, annonce une lecture, une dissertation publique sur un objet littéraire ou philosophique. Il faut la location d'une salle. Chacun paye une rétribution pour le plaisir d'entendre émettre des idées et phraser des phrases telles quelles. Le public vient ou ne vient pas. Dans ce dernier cas, c'est une spéculation manquée comme toute autre spéculation commerciale aventureuse. Seulement, quand la lecture doit être faite par un écrivain célèbre, il y a affluence, et c'est une espèce de solennité littéraire. On voit que ce sont les chaires du Collège de France mises à la disposition de tout le monde. Cela fait penser à Andrieux, à La Harpe, à Baour-Lormian, et rappelle cette espèce de restauration littéraire qui se fit après l'apaisement de la Révolution française dans les lycées, les athénées et les casinos.
Edgar Poe choisit pour sujet de son discours un thème qui est toujours intéressant, et qui a été fort débattu chez nous. Il annonça qu'il parlerait du principe de la poésie. Il y a, depuis longtemps déjà aux États-Unis, un mouvement utilitaire qui veut entraîner la poésie comme le reste. Il y a là des poëtes humanitaires, des poëtes du suffrage universel, des poëtes abolitionnistes des lois sur les céréales, et des poëtes qui veulent faire bâtir des work-houses. Je jure que je ne fais aucune allusion à des gens de ce pays-ci. Ce n'est pas ma faute si les mêmes disputes et les mêmes théories agitent différentes nations. Dans ses lectures, Poe leur déclara la guerre. Il ne soutenait pas, comme certains sectaires fanatiques insensés de Goethe et autres poëtes marmoréens et anti-humains, que toute chose belle est essentiellement inutile; mais il se proposait surtout pour objet la réfutation de ce qu'il appelait spirituellement la grande hérésie poétique des temps modernes. Cette hérésie, c'est l'idée d'utilité directe. On voit qu'à un certain point de vue, Edgar Poe donnait raison au mouvement romantique français. Il disait: notre esprit possède des facultés élémentaires dont le but est différent. Les unes s'appliquent à satisfaire la rationalité, les autres perçoivent les couleurs et les formes, les autres remplissent un but de construction. La logique, la peinture, la mécanique sont les produits de ces facultés. Et comme nous avons des nerfs pour aspirer les bonnes odeurs, des nerfs pour sentir les belles couleurs, et pour nous délecter au contact des corps polis, nous avons une faculté élémentaire pour percevoir le beau; elle a son but à elle et ses moyens à elle. La poésie est le produit de cette faculté; elle s'adresse au sens du beau et non à un autre. C'est lui faire injure que de la soumettre au critérium des autres facultés, et elle ne s'applique jamais à d'autres matières qu'à celles qui sont nécessairement la pâture de l'organe intellectuel auquel elle doit sa naissance. Que la poésie soit subséquemment et conséquemment utile, cela est hors de doute, mais ce n'est pas son but; cela vient par-dessus le marché! Personne ne s'étonne qu'une halle, un embarcadère ou toute autre construction industrielle, satisfasse aux conditions du beau, bien que ce ne fût pas là le but principal et l'ambition première de l'ingénieur ou de l'architecte. Poe illustra sa thèse par différents morceaux de critique appliqués aux poëtes, ses compatriotes, et par des récitations de poëtes anglais. On lui demanda la lecture de son Corbeau. C'est un poëme dont les critiques américains font grand cas. Ils en parlent comme d'une très-remarquable pièce de versification, au rhythme vaste et compliqué, un savant entrelacement de rimes chatouillant leur orgueil national un peu jaloux des tours de force européens. Mais il paraît que l'auditoire fut désappointé par la déclamation de son auteur, qui ne savait pas faire briller son œuvre. Une diction pure, mais une voix sourde, une mélopée monotone, une assez grande insouciance des effets musicaux que sa plume savante avait pour ainsi dire indiqués, satisfirent médiocrement ceux qui s'étaient promis comme une fête de comparer le lecteur avec l'auteur. Je ne m'en étonne pas du tout. J'ai remarqué souvent que des poëtes admirables étaient d'exécrables comédiens. Cela arrive souvent aux esprits sérieux et concentrés. Les écrivains profonds ne sont pas orateurs, et c'est bien heureux.
Un très vaste auditoire encombrait la salle. Tous ceux qui n'avaient pas vu Edgar Poe depuis les jours de son obscurité accouraient en foule pour contempler leur compatriote devenu illustre. Cette belle réception inonda son pauvre cœur de joie. Il s'enfla d'un orgueil bien légitime et bien excusable. Il se montrait tellement enchanté qu'il parlait de s'établir définitivement à Richmond. Le bruit courait qu'il allait se remarier. Tous les yeux se tournaient vers une dame veuve, aussi riche que belle, qui était une ancienne passion de Poe et que l'on soupçonne d'être le modèle original de sa Lénore. Cependant il fallait qu'il allât quelque temps à New-York pour publier une nouvelle édition de ses Contes. De plus, le mari d'une dame fort riche de cette ville l'appelait pour mettre en ordre les poésies de sa femme, écrire des notes, une préface, etc.
Poe quitta donc Richmond, mais lorsqu'il se mit en route, il se plaignit de frissons et de faiblesses. Se sentant toujours assez mal en arrivant à Baltimore, il prit une petite quantité d'alcool pour se remonter. C'était la première fois que cet alcool maudit effleurait ses lèvres depuis plusieurs mois; mais cela suffit pour réveiller le Diable qui dormait en lui. Une journée de débauche amena une nouvelle attaque de delirium tremens, sa vieille connaissance. Le matin, des hommes de police le ramassèrent par terre, dans un état de stupeur. Comme il était sans argent, sans amis et sans domicile, ils le portèrent à l'hôpital, et c'est dans un de ces lits que mourut l'auteur du Chat noir et d'Eureka, le 7 octobre 1849, à l'âge de 37 ans.
Edgar Poe ne laissait aucun parent, excepté une sœur qui demeure à Richmond. Sa femme était morte quelque temps avant lui, et ils n'avaient pas d'enfants. C'était une demoiselle Clemm, et elle était un peu cousine de son mari. Sa mère était profondément attachée à Poe. Elle l'accompagna à travers toutes ses misères, et elle fut effroyablement frappée par sa fin prématurée. Le lien qui unissait leurs âmes ne fut point relâché par la mort de sa fille. Un si grand dévouement, une affection si noble, si inébranlable, fait le plus grand honneur à Edgar Poe. Certes, celui qui a pu inspirer une si immense amitié avait des vertus, et sa personne spirituelle devait être bien séduisante.
M. Willis a publié une petite notice sur Poe; j'en tire le morceau suivant:
«La première connaissance que nous eûmes de la retraite de M. Poe dans cette ville nous vint d'un appel qui nous fut fait par une dame qui se présenta à nous comme la mère de sa femme. Elle était à la recherche d'un emploi pour lui. Elle motiva sa conduite en nous expliquant qu'il était malade, que sa fille était tout à fait infirme, et que leur situation était telle, qu'elle avait cru devoir prendre sur elle-même de faire cette démarche. La contenance de cette dame, que son dévouement, que le complet abandon de sa vie chétive à une tendresse pleine de chagrins rendait belle et sainte, la voix douce et triste avec laquelle elle pressait son plaidoyer, ses manières d'un autre âge, mais habituellement et involontairement grandes et distinguées, l'éloge et l'appréciation qu'elle faisait des droits et des talents de son fils, tout nous révéla la présence d'un de ces Anges qui se font femmes dans les adversités humaines. C'était une rude destinée que celle qu'elle surveillait et protégeait. M. Poe écrivait avec une fastidieuse difficulté et dans un style trop au-dessus du niveau intellectuel commun pour qu'on pût le payer cher. Il était toujours plongé dans des embarras d'argent, et souvent, avec sa femme malade, manquant des premières nécessités de la vie. Chaque hiver, pendant des années, le spectacle le plus touchant que nous ayons vu dans cette ville a été cet infatigable serviteur du génie, pauvrement et insuffisamment vêtu, et allant de journal en journal avec un poëme à vendre ou un article sur un sujet littéraire; quelquefois expliquant souvent d'une voix entrecoupée qu'il était malade, et demandant pour lui, ne disant pas autre chose que cela: il est malade, quelles que fussent les raisons qu'il avait de ne rien écrire, et jamais, à travers ses larmes et ses récits de détresse, ne permettant à ses lèvres de lâcher une syllabe qui pût être interprétée comme un doute, une accusation, ou un amoindrissement de confiance dans le génie et les bonnes intentions de son fils. Elle ne l'abandonna pas après la mort de sa fille. Elle continua son ministère d'Ange, vivant avec lui, prenant soin de lui, le surveillant, le protégeant, et quand il était emporté au-dehors par les tentations, à travers son chagrin et la solitude de ses sentiments refoulés, et son abnégation se réveillant dans l'abandon, les privations et les souffrances, elle demandait encore pour lui. Si le dévouement de la femme né avec un premier amour, et entretenu par la pensée humaine, glorifie et consacre son objet, comme cela est généralement reconnu et avoué, que ne dit pas en faveur de celui qui l'inspira un dévouement comme celui-ci; pur, désintéressé et sain comme la garde d'un esprit.
«Nous avons sous les yeux une lettre, écrite par cette dame, Mistress Clemm, le matin où elle apprit la mort de l'objet de cet amour infatigable. Ce serait la meilleure requête que nous pourrions faire pour elle, mais nous n'en copierons que quelques mots,—cette lettre est sacrée comme la solitude—pour garantir l'exactitude du tableau que nous venons de tracer, et pour ajouter de la force à l'appel que nous désirons faire en sa faveur:
«J'ai appris ce matin la mort de mon bien-aimé Eddie[53]...Pouvez-vous me transmettre quelques détails, quelques circonstances?... Oh! n'abandonnez pas votre pauvre amie dans cette amère affliction... Dites à M*** de venir; j'ai à m'acquitter d'une commission envers lui de la part de mon pauvre Eddie... Je n'ai pas besoin de vous prier d'annoncer sa mort et de bien parler de lui. Je sais que vous le ferez. Mais dites bien quel affectueux fils il était pour moi, sa pauvre mère désolée!...»
Comme cette pauvre femme se préoccupe de la réputation de son fils! Que c'est beau! que c'est grand! Admirable créature, autant ce qui est libre domine ce qui est fatal, autant l'esprit est au-dessus de la chair, autant son affection plane sur toute les affections humaines! Puissent nos larmes traverser l'Océan, les larmes de tous ceux qui, comme ton pauvre Eddie, sont malheureux, inquiets, et que la misère et la douleur ont souvent traînés à la débauche, puissent-elles aller rejoindre ton cœur! Puissent ces lignes, empreintes de la plus sincère et de la plus respectueuse admiration, plaire à tes yeux maternels! Ton image quasi divine voltigera incessamment au-dessus du martyrologe de la littérature!
La mort de M. Poe causa en Amérique une réelle émotion De différentes parties de l'Union s'élevèrent de véritables témoignages de douleur. La mort fait quelquefois pardonner bien des choses. Nous sommes heureux de mentionner une lettre de M Longfellow qui lui fait d'autant plus d'honneur qu'Edgar Poe l'avait fort maltraité. «Quelle mélancolique fin, que celle de M. Poe, un homme si richement doué de génie! Je ne l'ai jamais connu personnellement, mais j'ai toujours eu une haute estime pour sa puissance de prosateur et de poëte. Sa prose est remarquablement vigoureuse, directe, et néanmoins abondante, et son vers exhale un charme particulier de mélodie, une atmosphère de vraie poésie qui est tout à fait envahissante. L'âpreté de sa critique, je ne l'ai jamais attribuée qu'à l'irritabilité d'une nature ultra-sensible, exaspérée par toute manifestation du faux.»
Il est plaisant, avec son abondance, le prolixe auteur d'Évangéline. Prend-il donc Edgar Poe pour un miroir?
II
C'est un plaisir très-grand et très-utile que de comparer les traits d'un grand homme avec ses œuvres. Les biographies, les notes sur les mœurs, les habitudes, le physique des artistes et des écrivains ont toujours excité une curiosité bien légitime. Qui n'a cherché quelquefois l'acuité du style et la netteté des idées d'Érasme dans le coupant de son profil, la chaleur et le tapage de leurs œuvres dans la tête de Diderot et dans celle de Mercier, où un peu de fanfaronnade se mêle à la bonhomie, l'ironie opiniâtre dans le sourire persistant de Voltaire, sa grimace de combat, la puissance de commandement et de prophétie dans l'œil jeté à l'horizon, et la solide figure de Joseph de Maistre, aigle et bœuf tout à la fois? Qui ne s'est ingénié à déchiffrer la Comédie humaine dans le front et le visage puissants et compliqués de Balzac?
M. Edgar Poe était d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais toute sa personne solidement bâtie; ses pieds et ses mains petits. Avant que sa constitution fût attaquée, il était capable de merveilleux traits de force. On dirait que la Nature, et je crois qu'on l'a souvent remarqué, fait à ceux dont elle veut tirer de grandes choses la vie très-dure. Avec des apparences quelquefois chétives, ils sont taillés en athlètes, ils sont bons pour le plaisir comme pour la souffrance. Balzac, en assistant aux répétitions des Ressources de Quinola, les dirigeant et jouant lui-même tous les rôles, corrigeait des épreuves de ses livres; il soupait avec les acteurs, et quand tout le monde fatigué allait au sommeil, il retournait légèrement au travail. Chacun sait qu'il a fait de grands excès d'insomnie et de sobriété. Edgar Poe, dans sa jeunesse, s'était fort distingué à tous les exercices d'adresse et de force; cela rentrait un peu dans son talent: calculs et problèmes. Un jour il paria qu'il partirait d'un des quais de Richmond, qu'il remonterait à la nage jusqu'à sept milles dans la rivière James, et qu'il reviendrait à pied dans le même jour. Et il le fit. C'était une journée brûlante d'été, et il ne s'en porta pas plus mal. Contenance, gestes, démarche, airs de tête, tout le désignait, quand il était dans ses bons jours, comme un homme de haute distinction. Il était marqué par la Nature, comme ces gens qui, dans un cercle, au café, dans la rue, tirent l'œil de l'observateur et le préoccupent. Si jamais le mot: étrange, dont on a tant abusé dans les descriptions modernes, s'est bien appliqué à quelque chose, c'est certainement au genre de beauté de M. Poe. Ses traits n'étaient pas grands, mais assez réguliers, le teint brun clair, la physionomie triste et distraite, et quoiqu'elle ne portât ni le caractère de la colère, ni de l'insolence, elle avait quelque chose de pénible. Ses yeux, singulièrement beaux, semblaient être au premier aspect d'un gris sombre, mais à un meilleur examen ils apparaissaient glacés d'une légère teinte violette indéfinissable. Quant au front, il était superbe, non qu'il rappelât les proportions ridicules qu'inventent les mauvais artistes, quand, pour flatter le génie, ils le transforment en hydrocéphale, mais on eût dit qu'une force intérieure débordante poussait en avant les organes de la perfection et de la construction. Les parties auxquelles les craniologistes attribuent le sens du pittoresque n'étaient cependant pas absentes, mais elles semblaient dérangées, opprimées, coudoyées par la tyrannie hautaine et usurpatrice de la comparaison, de la construction et de la causalité. Sur ce front trônait aussi, dans un orgueil calme, le sens de l'idéalité et du beau absolu, le sens esthétique par excellence. Malgré toutes ces qualités, cette tête n'offrait pas un ensemble agréable et harmonieux. Vue de face, elle frappait et commandait l'attention par l'expression dominatrice et inquisitoriale du front, mais le profil dévoilait certaines absences; il y avait une immense masse de cervelle devant et derrière, et une quantité médiocre au milieu; enfin une énorme puissance animale et intellectuelle, et un manque à l'endroit de la vénérabilité et des qualités affectives. Les échos désespérés de la mélancolie qui traversent les ouvrages de Poe ont un accent pénétrant, il est vrai, mais il faut dire aussi que c'est une mélancolie bien solitaire et peu sympathique au commun des hommes. Je ne puis m'empêcher de rire en pensant aux quelques lignes qu'un écrivain fort estimé aux États-Unis, et dont j'ai oublié le nom, a écrites sur Poe, quelque temps après sa mort. Je cite de mémoire, mais je réponds du sens: «Je viens de relire les ouvrages du regrettable Poe. Quel poëte admirable! Quel conteur surprenant! Quel esprit prodigieux et surnaturel! C'est bien la tête forte de notre pays! Eh bien! je donnerais ses soixante-dix contes mystiques, analytiques et grotesques, tous si brillants et pleins d'idées, pour un bon petit livre du foyer, un livre de famille, qu'il aurait pu écrire avec ce style merveilleusement pur qui lui donnait une si grande supériorité sur nous. Combien M. Poe serait plus grand»! Demander un livre de famille à Edgar Poe! Il est donc vrai que la sottise humaine sera la même sous tous les climats, et que le critique voudra toujours arracher de lourds légumes à des arbustes de délectation.
Poe avait des cheveux noirs, traversés de quelques fils blancs, une grosse moustache hérissée, et qu'il oubliait de mettre en ordre et de lisser proprement. Il s'habillait avec bon goût mais négligemment, comme un gentleman qui a bien autre chose à faire. Ses manières étaient excellentes, très-polies et pleines de certitude. Mais sa conversation mérite une mention particulière. La première fois que je questionnai un Américain là-dessus, il me répondit en riant beaucoup: «Oh! oh! il avait une conversation qui n'était pas du tout consécutive!». Après quelques explications, je compris que M. Poe faisait de vastes enjambées dans le monde des idées, comme un mathématicien qui démontrerait devant des élèves déjà très-forts, et qu'il monologuait beaucoup. De fait, c'était une conversation essentiellement nourrissante. Il n'était pas beau parleur, et d'ailleurs saparole, comme ses écrits, avait horreur de la convention; mais un vaste savoir, la connaissance de plusieurs langues, de fortes études, des idées ramassées dans plusieurs pays faisaient de cette parole un excellent enseignement. Enfin, c'était un homme à fréquenter pour les gens qui mesurent leur amitié d'après le gain spirituel qu'ils peuvent retirer d'une fréquentation. Mais il paraît que Poe était fort peu difficile sur le choix de son auditoire. Que ses auditeurs fussent capables de comprendre ses abstractions ténues, ou d'admirer les glorieuses conceptions qui coupaient incessamment de leurs lueurs le ciel sombre de son cerveau, il ne s'en inquiétait guère. Il s'asseyait dans une taverne, à côté d'un sordide polisson, et lui développait gravement les grandes lignes de son terrible livre, Eureka, avec un sang-froid implacable, comme s'il eût dicté à un secrétaire, ou disputé avec Kepler, Bacon ou Swedenborg. C'est là un trait particulier de son caractère. Jamais homme ne s'affranchit plus complètement des règles de la société, s'inquiéta moins des passants, et pourquoi, certains jours, on le recevait dans les cafés de bas-étage, et pourquoi on lui refusait l'entrée des endroits où boivent les honnêtes gens. Jamais aucune société n'a absous ces choses-là, encore moins une société anglaise ou américaine. Poe avait déjà son génie à se faire pardonner; il avait fait dans le Messager une chasse terrible à la médiocrité; sa critique avait été disciplinaire et dure, comme celle d'un homme supérieur et solitaire qui ne s'intéresse qu'aux idées. Il vint un moment où il prit toutes les choses humaines en dégoût, et où la métaphysique seule lui était de quelque chose. Poe, éblouissant par son esprit son pays jeune et informe, choquant par ses mœurs des hommes qui se croyaient ses égaux, devenait fatalement l'un des plus malheureux écrivains. Les rancunes s'ameutèrent, la solitude se fit autour de lui. À Paris, en Allemagne, il eût trouvé facilement des amis qui l'auraient compris et soulagé; en Amérique, il fallait qu'il arrachât son pain. Ainsi s'expliquent parfaitement l'ivrognerie et le changement perpétuel de résidence. Il traversait la vie comme un Saharah, et changeait de place comme un Arabe.
Mais il y a encore d'autres raisons: les douleurs profondes du ménage, par exemple. Nous avons vu que sa jeunesse précoce avait été tout d'un coup jetée dans les hasards de la vie. Poe fut presque toujours seul; de plus, l'effroyable contention de son cerveau et l'âpreté de son travail devaient lui faire trouver une volupté d'oubli dans le vin et les liqueurs. Il tirait un soulagement de ce qui fait une fatigue pour les autres. Enfin, rancunes littéraires, vertiges de l'infini, douleurs de ménage, insultes de la misère, Poe fuyait tout dans le noir de l'ivresse, comme dans le noir de la tombe; car il ne buvait pas en gourmand, mais en barbare; à peine l'alcool avait-il touché ses lèvres, qu'il allait se planter au comptoir, et il buvait coup sur coup, jusqu'à ce que son bon Ange fût noyé, et ses facultés anéanties. Il est un fait prodigieux, mais qui est attesté par toutes les personnes qui l'ont connu, c'est que ni la pureté, ni le fini de son style ni la netteté de sa pensée, ni son ardeur au travail et à des recherches difficiles ne furent altérés par sa terrible habitude. La confection de la plupart de ses bons morceaux a précédé ou suivi une de ses crises. Après l'apparition d'Eureka, il s'adonna à la boisson avec fureur. À New York, le matin même où la Revue Whig publiait le Corbeau, pendant que le nom de Poe était dans toutes les bouches et que tout le monde se disputait son poëme, il traversait Broadway[54] en battant les maisons et en trébuchant.
L'ivrognerie littéraire est un des phénomènes les plus communs et les plus lamentables de la vie moderne; mais peut-être y a-t-il bien des circonstances atténuantes. Du temps de Saint-Amant, de Chapelle et de Colletet, la littérature se soûlait aussi, mais joyeusement, en compagnie de nobles et de grands qui étaient fort lettrés, et qui ne craignaient pas le cabaret. Certaines dames ou demoiselles elles-mêmes ne rougissaient pas d'aimer un peu le vin, comme le prouve l'aventure de celle que sa servante trouva en compagnie de Chapelle, tous deux pleurant à chaudes larmes, après souper, sur ce pauvre Pindare, mort par la faute des médecins ignorants. Au XVIIIe siècle, la tradition continue, mais s'altère un peu. L'école de Rétif boit, mais c'est déjà une école de parias, un monde souterrain. Mercier, très-vieux, est rencontré rue du Coq-Honoré; Napoléon est monté sur le XVIIIe siècle, Mercier est un peu ivre, et il dit qu'il ne vit plus que par curiosité[55]. Aujourd'hui, l'ivrognerie littéraire a pris un caractère sombre et sinistre. Il n'y a plus de classe spécialement lettrée qui se fasse honneur de frayer avec des hommes de lettres. Leurs travaux absorbants et les haines d'école les empêchent de se réunir entre eux. Quant aux femmes, leur éducation informe, leur incompétence politique et littéraire empêchent beaucoup d'auteurs de voir en elles autre chose que des ustensiles de ménage ou des objets de luxure. Le dîner absorbé et l'animal satisfait, le poëte entre dans la vaste solitude de sa pensée; quelquefois il est très-fatigué par le métier. Que devenir alors? Puis son esprit s'accoutume à l'idée de sa force invincible, et il ne peut plus résister à l'espérance de retrouver dans la boisson les visions calmes ou effrayantes qui sont déjà ses vieilles connaissances. C'est sans doute à la même transformation de mœurs, qui a fait du monde lettré une classe à part, qu'il faut attribuer l'immense consommation de tabac que fait la nouvelle littérature.
III
Je vais m'appliquer à donner une idée du caractère général qui domine les œuvres d'Edgar Poe. Quant à faire une analyse de toutes, à moins d'écrire un volume, ce serait chose impossible, car ce singulier homme, malgré sa vie déréglée et diabolique, a beaucoup produit. Poe se présente sous trois aspects: critique, poëte et romancier; encore dans le romancier y a-t-il un philosophe.
Quand il fut appelé à la direction du Messager littéraire du Sud, il fut stipulé qu'il recevrait 2 500 francs par an. En échange de ces très-médiocres appointements, il devait se charger de la lecture et du choix des morceaux destinés à composer le numéro du mois, et de la rédaction de la partie dite éditorial, c'est-à-dire de l'analyse de tous les ouvrages parus et de l'appréciation de tous les faits littéraires. En outre, il donnait très-souvent une nouvelle ou un morceau de poésie. Il fit ce métier pendant deux ans à peu près. Grâce à son active direction et à l'originalité de sa critique, le Messager littéraire attira bientôt tous les yeux, j'ai là, devant moi, la collection des numéros de ces deux années: la partie éditorial est considérable; les articles sont très longs. Souvent, dans le même numéro, on trouve un compte rendu d'un roman, d'un livre de poésie, d'un livre de médecine, de physique ou d'histoire. Tous sont faits avec le plus grand soin, et dénotent chez leur auteur une connaissance des différentes littératures et une aptitude scientifique qui rappelle les écrivains français du XVIIIe siècle. Il paraît que pendant ses précédentes misères, Edgar Poe avait mis son temps à profit et remué bien des idées. Il y a là une collection remarquable d'appréciations critiques des principaux auteurs anglais et américains, souvent des mémoires français. D'où partait une idée, quelle était son origine, son but, à quelle école elle appartenait, quelle était la méthode de l'auteur, salutaire et dangereuse, tout cela était nettement, clairement et rapidement expliqué. Si Poe attira fortement les yeux sur lui, il se fit aussi beaucoup d'ennemis. Profondément pénétré de ses convictions, il fit une guerre infatigable aux faux raisonnements, aux postiches niais, aux solécismes, aux barbarismes et à tous les délits littéraires qui se commettent journellement dans les journaux et les livres. De ce côté-là, on n'avait rien à lui reprocher, il prêchait l'exemple; son style est pur, adéquat à ses idées, et en rend l'empreinte exacte. Poe est toujours correct. C'est un fait très-remarquable qu'un homme d'une imagination aussi vagabonde et aussi ambitieuse soit en même temps si amoureux des règles, et capable de studieuses analyses et de patientes recherches. On eût dit une antithèse faite chair. Sa gloire de critique nuisit beaucoup à sa fortune littéraire. Beaucoup de gens voulurent se venger. Il n'est sorte de reproches qu'on ne lui ait plus tard jetés à la figure, à mesure que son œuvre grossissait. Tout le monde connaît cette longue kyrielle banale: immoralité, manque de tendresse, absence de conclusions, extravagance, littérature inutile. Jamais la critique française n'a pardonné à Balzac le Grand homme de province à Paris.
Comme poëte, Edgar Poe est un homme à part. Il représente presque à lui seul le mouvement romantique de l'autre côté de l'Océan. Il est le premier Américain qui, à proprement parler, ait fait de son style un outil. Sa poésie, profonde et plaintive, est néanmoins ouvragée, pure, correcte et brillante comme un bijou de cristal. On voit que malgré leurs étonnantes qualités, qui les ont fait adorer des âmes tendres et molles, MM. Alfred de Musset et Alphonse de Lamartine n'eussent pas été de ses amis, s'il eût vécu parmi nous. Ils n'ont pas assez de volonté et ne sont pas assez maîtres d'eux-mêmes. Edgar Poe aimait les rhythmes compliqués, et, quelque compliqués qu'ils fussent, il y enfermait une harmonie profonde. Il y a un petit poëme de lui, intitulé les Cloches, qui est une véritable curiosité littéraire; traduisible, cela ne l'est pas. Le Corbeau eut un vaste succès. De l'aveu de MM. Longfellow et Emerson, c'est une merveille. Le sujet en est mince, c'est une pure œuvre d'art. Dans une nuit de tempête et de pluie, un étudiant entend tapoter à sa fenêtre d'abord, puis à sa porte; il ouvre, croyant à une visite. C'est un malheureux corbeau perdu qui a été attiré par la lumière de la lampe. Ce corbeau apprivoisé a appris à parler chez un autre maître, et le premier mot qui tombe par hasard du bec du sinistre corbeau frappe juste un des compartiments de l'âme de l'étudiant, et en fait jaillir une série de tristes pensées endormies: une femme morte, mille aspirations trompées, mille désirs déçus, une existence brisée, un fleuve de souvenirs qui se répand dans la nuit froide et désolée. Le ton est grave et quasi-surnaturel, comme les pensées de l'insomnie; les vers tombent un à un, comme des larmes monotones. Dans le Pays des Songes, the Dreamland, il a essayé de peindre la succession des rêves et des images fantastiques qui assiègent l'âme quand l'œil du corps est fermé. D'autres morceaux tels qu'Ulalume, Annabel Lee, jouissent d'une égale célébrité. Mais le bagage poétique d'Edgar Poe est mince. Sa poésie, condensée et laborieuse, lui coûtait sans doute beaucoup de peine, et il avait trop souvent besoin d'argent pour se livrer à cette voluptueuse et infructueuse douleur.
Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est unique dans son genre, comme Maturin, Balzac, Hoffmann, chacun dans le sien. Les différents morceaux qu'il a éparpillés dans les Revues ont été réunis en deux faisceaux, l'un Tales of the grotesque and arabesque, l'autre, Edgar A. Poe's Tales, édition Wiley et Putnam. Cela fait un total de soixante-douze morceaux à peu près. Il y a là-dedans des bouffonneries violentes, du grotesque pur, des aspirations effrénées vers l'infini, et une grande préoccupation du magnétisme. La petite édition des contes a eu un grand succès à Paris comme en Amérique, parce qu'elle contient des choses très-dramatiques, mais d'un dramatique tout particulier.
Je voudrais pouvoir caractériser d'une manière très-brève et très-sûre la littérature de Poe, car c'est une littérature toute nouvelle. Ce qui lui imprime un caractère essentiel et la distingue entre toutes, c'est, qu'on me pardonne ces mots singuliers, le conjecturisme et le probabilisme. On peut vérifier mon assertion sur quelques-uns de ses sujets.
Le Scarabée d'or: analyse des moyens successifs à employer pour deviner un cryptogramme, avec lequel on peut découvrir un trésor enfoui: Je ne puis m'empêcher de penser avec douleur que l'infortuné E. Poe a dû plus d'une fois rêver aux moyens de découvrir des trésors. Que l'explication de cette méthode, qui fait la curieuse et littéraire spécialité de certains secrétaires de police, est logique et lucide! Que la description du trésor est belle, et comme on en reçoit une bonne sensation de chaleur et d'éblouissement! Car on le trouve, le trésor! ce n'était point un rêve, comme il arrive généralement dans tous ces romans, où l'auteur vous réveille brutalement après avoir excité votre esprit par des espérances apéritives; cette fois, c'est un trésor vrai, et le déchiffreur l'a bien gagné. En voici le compte exact: en monnaie, quatre cent cinquante mille dollars, pas un atome d'argent, tout en or, et d'une date très-ancienne; les pièces très-grandes et très-pesantes, inscriptions illisibles; cent dix diamants, dix-huit rubis, trois cent dix émeraudes, vingt et un saphirs, et une opale; deux cents bagues et boucles d'oreilles massives, une trentaine de chaînes, quatre-vingt-trois crucifix, cinq encensoirs, un énorme bol à punch en or avec feuilles de vigne et bacchantes, deux poignées d'épée, cent quatre-vingt-dix-sept montres ornées de pierreries. Le contenu du coffre est d'abord évalué à un million et demi de dollars, mais la vente des bijoux porte le total au delà. La description de ce trésor donne des vertiges de grandeur et des ambitions de bienfaisance. Il y avait, certes, dans le coffre enfoui, par le pirate Kidd de quoi soulager bien des désespoirs inconnus.
Le Maelslrom: ne pourrait-on pas descendre dans un gouffre dont on n'a pas encore trouvé le fond, en étudiant d'une manière nouvelle les lois de la pesanteur?
L'Assassinat de la rue Morgue pourrait en remontrer à des juges d'instruction. Un assassinat a été commis. Comment? par qui? Il y a dans cette affaire des faits inexplicables et contradictoires. La police jette sa langue aux chiens. Un homme se présente qui va refaire l'instruction par amour de l'art.
Par une concentration extrême de sa pensée, et par l'analyse successive de tous les phénomènes de son entendement, il est parvenu, à surprendre la loi de la génération des idées. Entre une parole et une autre, entre deux idées tout à fait étrangères en apparence, il peut rétablir toute la série intermédiaire, et combler aux yeux éblouis la lacune des idées non exprimées et presque inconscientes. Il a étudié profondément tous les possibles et tous les enchaînements probables des faits. Il remonte d'induction en induction, et arrive à démontrer péremptoirement que c'est un singe qui a fait le crime.
La Révélation magnétique: le point de départ de l'auteur a évidemment été celui-ci: ne pourrait-on pas, à l'aide de la force inconnue dite fluide magnétique, découvrir la loi qui régit les mondes ultérieurs? Le début est plein de grandeur et de solennité. Le médecin a endormi son malade seulement pour le soulager. «Que pensez-vous de votre mal?—J'en mourrai.—Cela vous cause-t-il du chagrin?—Non.» Le malade se plaint qu'on l'interroge mal. «Dirigez-moi, dit le médecin.—Commencez par le commencement.—Qu'est-ce que le commencement?—(À voix très-basse.) C'est DIEU.—Dieu est-il esprit?—Non.—Est-il donc matière?—Non.» Suit une très-vaste théorie de la matière, des gradations de la matière et de la hiérarchie des êtres. J'ai publié ce morceau dans un des numéros de la Liberté de penser, en 1848.
Ailleurs, voici le récit d'une âme qui vivait sur une planète disparue. Le point de départ a été: peut-on, par voie d'induction et d'analyse, deviner quels seraient les phénomènes physiques et moraux chez les habitants d'un monde dont s'approcherait une comète homicide?
D'autres fois, nous trouverons du fantastique pur, moulé sur nature, et sans explication, à la manière d'Hoffmann; l'Homme des foules se plonge sans cesse au sein de la foule; il nage avec délices dans l'océan humain. Quand descend le crépuscule plein d'ombres et de lumières tremblantes, il fuit les quartiers pacifiés, et recherche avec ardeur ceux où grouille vivement la matière humaine. À mesure que le cercle de la lumière et de la vie se rétrécit, il en cherche le centre avec inquiétude; comme les hommes du déluge, il se cramponne désespérément aux derniers points culminants de l'agitation politique. Et voilà tout. Est-ce un criminel qui a horreur de la solitude? Est-ce un imbécile qui ne peut pas se supporter lui-même?
Quel est l'auteur parisien un peu lettré qui n'a pas lu le Chat noir? Là, nous trouvons des qualités d'un ordre différent. Comme ce terrible poëme du crime commence d'une manière douce et innocente! «Ma femme et moi nous fûmes unis par une grande communauté de goûts, et par notre bienveillance pour les animaux; nos parents nous avaient légué cette passion. Aussi notre maison ressemblait à une ménagerie; nous avions chez nous des bêtes de toute espèce.» Leurs affaires se dérangent. Au lieu d'agir, l'homme s'enferme dans la rêverie noire de la taverne. Le beau chat noir, l'aimable Pluton, qui se montrait jadis si prévenant quand le maître rentrait, a pour lui moins d'égards et de caresses; on dirait même qu'il le fuit et qu'il flaire les dangers de l'eau-de-vie et du genièvre. L'homme est offensé. Sa tristesse, son humeur taciturne et solitaire augmentent avec l'habitude du poison. Que la vie sombre de la taverne, que les heures silencieuses de l'ivresse morne sont bien décrites! Et pourtant c'est rapide et bref. Le reproche muet du chat l'irrite de plus en plus. Un soir, pour je ne sais quel motif, il saisit la bête, tire son canif et lui extirpe un œil. L'animal borgne et sanglant le fuira désormais, et sa haine s'en accroîtra. Enfin il le pend et l'étrangle. Ce passage mérite d'être cité.
Cependant le chat guérit lentement. L'orbite de l'œil perdu présentait, il est vrai, un spectacle effrayant; toutefois, il ne paraissait plus souffrir. Il parcourait la maison comme à l'ordinaire, mais, ainsi que cela devait être, il se sauvait dans une terreur extrême à mon approche. Il me restait assez de cœur pour que je m'affligeasse d'abord de cette aversion évidente d'une créature qui m'avait tant aimé. Ce sentiment céda bientôt à l'irritation; et puis vint, pour me conduire à une chute finale et irrévocable, l'esprit de perversité. De cette force, la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi fermement que je crois à l'existence de mon âme, je crois que la perversité est une des impulsions primitives du cœur humain, l'une des facultés ou sentiments primaires, indivisibles, qui constituent le caractère de l'homme.—Qui n'a pas cent fois commis une action folle ou vile, par la seule raison qu'il savait devoir s'en abstenir? N'avons-nous pas une inclination perpétuelle, en dépit de notre jugement, à violer ce qui est la loi, seulement parce que nous savons que c'est la loi? Cet esprit de perversité, dis-je, causa ma dernière chute. Ce fut ce désir insondable que l'âme éprouve de s'affliger elle-même,—de violenter sa propre nature,—de faire mal pour le seul amour du mal,—qui me poussa à continuer, et enfin à consommer la torture que j'avais infligée à cette innocente bête. Un matin, de sang-froid, j'attachai une corde à son cou, et je le pendis à une branche d'arbre.—Je le pendis en versant d'abondantes larmes et le cœur plein du remords le plus amer;—je le pendis, parce que je savais qu'il m'avait aimé et parce que je sentais qu'il ne m'avait donné aucun sujet de colère;—je le pendis, parce que je savais qu'en faisant ainsi je commettais un crime, un péché mortel qui mettait en péril mon âme immortelle, au point de la placer, si une telle chose était possible, hors de la sphère de la miséricorde infinie du Dieu très-miséricordieux et très-terrible.
Un incendie achève de ruiner les deux époux, qui se réfugient dans un pauvre quartier. L'homme boit toujours. Sa maladie fait d'effroyables progrès, «car quelle maladie est comparable à l'alcool.» Un soir, il aperçoit sur un des tonneaux du cabaret un fort beau chat noir, exactement semblable au sien. L'animal se laisse approcher et lui rend ses caresses. Il l'emporte pour consoler sa femme. Le lendemain on découvre que le chat est borgne, et du même œil. Cette fois-ci, c'est l'amitié de l'animal qui l'exaspérera lentement; sa fatigante obséquiosité lui fait l'effet d'une vengeance, d'une ironie, d'un remords incarné dans une bête mystérieuse. Il est évident que la tête du malheureux est troublée. Un soir, comme il descendait à la cave avec sa femme pour une besogne de ménage, le fidèle chat qui les accompagne s'embarrasse dans ses jambes en le frôlant. Furieux, il veut s'élancer sur lui; sa femme se jette au devant; il l'étend d'un coup de hache. Comment fait-on disparaître un cadavre, telle est sa première pensée. La femme est mise dans le mur, convenablement recrépi et bouché avec du mortier sali habilement. Le chat a fui. «Il a compris ma colère, et a jugé qu'il était prudent de s'esquiver.» Notre homme dort du sommeil des justes, et le matin, au soleil levant, sa joie et son allégement sont immenses de ne pas sentir son réveil assassiné par les caresses odieuses de la bête. Cependant, la justice a fait plusieurs perquisitions chez lui, et les magistrats découragés vont se retirer, quand tout à coup: «Vous oubliez la cave, Messieurs», dit-il. On visite la cave, et comme ils remontent les marches sans avoir trouvé aucun indice accusateur, «voilà que, pris d'une idée diabolique et d'une exaltation d'orgueil inouïe, je m'écriai: beau mur! belle construction, en vérité! On ne fait plus de caves pareilles! Et ce disant, je frappai le mur de ma canne à l'endroit même où était cachée la victime». Un cri profond, lointain, plaintif se fait entendre; l'homme s'évanouit; la justice s'arrête, abat le mur, le cadavre tombe en avant, et un chat effrayant, moitié poil, moitié plâtre, s'élance avec son œil unique, sanglant et fou.
Ce ne sont pas seulement les probabilités et les possibilités qui ont fortement allumé l'ardente curiosité de Poe, mais aussi les maladies de l'esprit. Bérénice est un admirable échantillon dans ce genre; quelque invraisemblable et outrée que ma sèche analyse la fasse paraître, je puis affirmer au lecteur que rien n'est plus logique et possible que cette affreuse histoire. Egaeus et Bérénice sont cousins; Egaeus, pâle, acharné à la théosophie, chétif et abusant des forces de son esprit pour l'intelligence des choses abstruses; Bérénice, folle et joyeuse, toujours en plein air dans les bois et les jardins, admirablement belle, d'une beauté lumineuse et charnelle. Bérénice est attaquée d'une maladie mystérieuse et horrible désignée quelque part sous le nom assez bizarre de distorsion de personnalité. On dirait qu'il est question d'hystérie. Elle subit aussi quelques attaques d'épilepsie, fréquemment suivies de léthargie, tout à fait semblables à la mort, et dont le réveil est généralement brusque et soudain. Cette admirable beauté s'en va, pour ainsi dire, en dissolution. Quant à Egaeus, sa maladie, pour parler, dit-il, le langage du vulgaire, est encore plus bizarre. Elle consiste dans une exagération de la puissance méditative, une irritation morbide des facultés attentives. «Perdre de longues heures les yeux attachés à une phrase vulgaire, rester absorbé une grande journée d'été dans la contemplation d'une ombre sur le parquet, m'oublier une nuit entière à surveiller la flamme droite d'une lampe ou les braises du foyer, répéter indéfiniment un mot vulgaire jusqu'à ce que le son cessât d'apporter à mon esprit une idée distincte, perdre tout sentiment de l'existence physique dans une immobilité obstinée, telles étaient quelques-unes des aberrations dans lesquelles m'avait jeté une condition intellectuelle qui, si elle n'est pas sans exemple, appelle certainement l'étude et l'analyse.» Et il prend bien soin de nous faire remarquer que ce n'est pas là l'exagération de la rêverie commune à tous les hommes; car le rêveur prend un objet intéressant pour point de départ, il roule de déduction en déduction, et, après une longue journée de rêverie, la cause première est tout à fait envolée, l'incitamentum a disparu. Dans le cas d'Egaeus, c'est le contraire. L'objet est invariablement puéril; mais, à travers le milieu d'une contemplation violente, il prend une importance de réfraction. Peu de déductions, point de méditations agréables; et, à la fin, la cause première, bien loin d'être hors de vue, a conquis un intérêt surnaturel, elle a pris une grosseur anormale qui est le caractère distinctif de cette maladie.
Egaeus va épouser sa cousine. Au temps de son incomparable beauté, il ne lui a jamais adressé un seul mot d'amour; mais il éprouve pour elle une grande amitié et une grande pitié. D'ailleurs, n'a-t-elle pas l'immense attrait d'un problème? Et, comme il l'avoue, dans l'étrange anomalie de son existence, les sentiments ne lui sont jamais venus du cœur, et les passions lui sont toujours venues de l'esprit. Un soir, dans la bibliothèque, Bérénice se trouve devant lui. Soit qu'il ait l'esprit troublé, soit par l'effet du crépuscule, il la voit plus grande que de coutume. Il contemple longtemps sans dire un mot ce fantôme aminci qui, dans une douloureuse coquetterie de femme enlaidie, essaye un sourire, un sourire qui veut dire: Je suis bien changée, n'est-ce pas? Et alors elle montre entre ses pauvres lèvres tortillées toutes ses dents. «Plût à Dieu que je ne les eusse jamais vues, ou que, les ayant vues, je fusse mort!»
Voilà les dents installées dans la tête de l'homme. Deux jours et une nuit il reste cloué à la même place, avec les dents flottantes autour de lui. Les dents sont daguerréotypées dans son cerveau, longues, étroites, comme des dents de cheval mort; pas une tache, pas une crénelure, pas une pointe ne lui a échappé. Il frissonne d'horreur quand il s'aperçoit qu'il en est venu à leur attribuer une faculté de sentiment et une puissance d'expression morale indépendante même des lèvres. «On disait de Mlle Sallé que tous ses pas étaient des sentiments, et de Bérénice, je croyais plus sérieusement que toutes ses dents étaient des idées.»
Vers la fin du second jour, Bérénice est morte; Egaeus n'ose pas refuser d'entrer dans la chambre funèbre et de dire un dernier adieu à la dépouille de sa cousine. La bière a été déposée sur le lit. Les lourdes courtines du lit qu'il soulève retombent sur ses épaules et l'enferment dans la plus étroite communion avec la défunte. Chose singulière, un bandeau qui entourait les joues s'est dénoué. Les dents reluisent implacablement blanches et longues. Il s'arrache du lit avec énergie, et se sauve épouvanté.
Depuis lors, les ténèbres se sont amoncelées dans son esprit, et le récit devient trouble et confus. Il se retrouve dans la bibliothèque à une table, avec une lampe, un livre ouvert devant lui, et ses yeux tressaillent en tombant sur cette phrase: Dicebant mihi sodales, si sepulchrum amicae visitarem, curas meas aliquantulum fore levatas. À côté, une boîte d'ébène. Pourquoi cette boîte d'ébène? N'est-ce pas celle du médecin de la famille? Un domestique entre pâle et troublé; il parle bas et mal. Cependant il est question dans ses phrases entrecoupées de violation de sépulture, de grands cris qu'on aurait entendus, d'un cadavre encore chaud et palpitant qu'on aurait trouvé au bord de sa fosse tout sanglant et tout mutilé. Il montre à Egaeus ses vêtements; ils sont terreux et sanglants. Il le prend par la main; elle porte des empreintes singulières, des déchirures d'ongles. Il dirige son attention sur un outil qui repose contre le mur. C'est une bêche. Avec un cri effroyable Egaeus saute sur la boîte; mais dans sa faiblesse et son agitation il la laisse tomber, et la boîte, en s'ouvrant, donne passage à des instruments de chirurgie dentaire qui s'éparpillent sur le parquet avec un affreux bruit de ferraille mêlés aux objets maudits de son hallucination. Le malheureux, dans son absence de conscience, est allé arracher son idée fixe de la mâchoire de sa cousine, ensevelie par erreur pendant une de ses crises.
Généralement Edgar Poe supprime les accessoires, ou du moins ne leur donne qu'une valeur très-minime. Grâce à cette sobriété cruelle, l'idée génératrice se fait mieux voir et le sujet se découpe ardemment sur ces fonds nus. Quant à sa méthode de narration, elle est simple. Il abuse du je avec une cynique monotonie. On dirait qu'il est tellement sûr d'intéresser, qu'il s'inquiète peu de varier ses moyens. Ses contes sont presque toujours des récits ou des manuscrits du principal personnage. Quant à l'ardeur avec laquelle il travaille souvent dans l'horrible, j'ai remarqué chez plusieurs hommes qu'elle était souvent le résultat d'une très-grande énergie vitale inoccupée, quelquefois d'une opiniâtre chasteté, et aussi d'une profonde sensibilité refoulée. La volupté surnaturelle que l'homme peut éprouver à voir couler son propre sang, les mouvements brusques et inutiles, les grands cris jetés en l'air presque involontairement sont des phénomènes analogues. La douleur est un soulagement à la douleur, l'action délasse du repos.
Un autre caractère particulier de sa littérature est qu'elle est tout à fait anti-féminine. Je m'explique. Les femmes écrivent, écrivent avec une rapidité débordante; leur cœur bavarde à la rame. Elles ne connaissent généralement ni l'art, ni la mesure, ni la logique, leur style traîne et ondoie comme leurs vêtements. Un très-grand et très-justement illustre écrivain, George Sand elle-même, n'a pas tout à fait, malgré sa supériorité, échappé à cette loi du tempérament; elle jette ses chefs-d'œuvre à la poste comme des lettres. Ne dit-on pas qu'elle écrit ses livres sur du papier à lettre?
Dans les livres d'Edgar Poe, le style est serré, concaténé; la mauvaise volonté du lecteur ou sa paresse ne pourront pas passer à travers les mailles de ce réseau tressé par la logique. Toutes les idées, comme des flèches obéissantes, volent au même but.
J'ai traversé une longue enfilade de contes sans trouver une histoire d'amour. Sans vouloir préconiser d'une manière absolue ce système ascétique d'une âme ambitieuse, je pense qu'une littérature sévère serait chez nous une protestation utile contre l'envahissante fatuité des femmes, de plus en plus surexcitée par la dégoûtante idolâtrie des hommes, et je suis très-indulgent pour Voltaire, trouvant bon, dans sa préface de la Mort de César, tragédie sans femmes, sous de feintes excuses de son impertinence, de bien, faire remarquer son glorieux tour de force.
Dans Edgar Poe, point de pleurnicheries énervantes; mais partout, mais sans cesse l'infatigable ardeur vers l'idéal. Comme Balzac, qui mourut peut-être triste de ne pas être un pur savant, il a des rages de science. Il a écrit un Manuel du conchyliologiste que j'ai oublié de mentionner. Il a, comme les conquérants et les philosophes, une entraînante aspiration vers l'unité; il assimile les choses morales aux choses physiques. On dirait qu'il cherche à appliquer à la littérature les procédés de la philosophie, et à la philosophie la méthode de l'algèbre. Dans cette incessante ascension vers l'infini, on perd un peu l'haleine. L'air est raréfié dans cette littérature comme dans un laboratoire. On y contemple sans cesse la glorification de la volonté s'appliquant à l'induction et à l'analyse. Il semble que Poe veuille arracher la parole aux prophètes, et s'attribuer le monopole de l'explication rationnelle. Ainsi, les paysages qui servent quelquefois de fond à ses fictions fébriles sont-ils pâles comme des fantômes. Poe, qui ne partageait guère les passions des autres hommes, dessine des arbres et des nuages qui ressemblent à des rêves de nuages et d'arbres, ou plutôt, qui ressemblent à ses étranges personnages, agités comme eux d'un frisson surnaturel et galvanique.
Une fois, cependant, il s'est appliqué à faire un livre purement humain. La Narration d'Arthur Gordon Pym, qui n'a pas eu un grand succès, est une histoire de navigateurs qui, après de rudes avaries, ont été pris par les calmes dans les mers du Sud. Le génie de l'auteur se réjouit dans ces terribles scènes et dans les étonnantes peintures de peuplades et d'îles qui ne sont point marquées sur les cartes. L'exécution de ce livre est excessivement simple et minutieuse. D'ailleurs, il est présenté comme un livre de bord. Le navire est devenu ingouvernable; les vivres et l'eau buvable sont épuisés; les marins sont réduits au cannibalisme. Cependant, un brick est signalé.
Nous n'aperçûmes personne à son bord jusqu'à ce qu'il fût arrivé à un quart de mille de nous. Alors nous vîmes trois hommes qu'à leur costume nous prîmes pour des Hollandais. Deux d'entre eux étaient couchés sur de vieilles voiles près du gaillard d'avant, et le troisième, qui paraissait nous regarder avec curiosité, était à l'avant, à tribord, près du beaupré. Ce dernier était un homme grand et vigoureux, avec la peau très-noire. Il semblait, par ses gestes, nous encourager à prendre patience, nous faisant des signe qui nous semblaient pleins de joie, mais qui ne laissaient pas que d'être bizarres, et souriant immuablement, comme pour déployer une rangée de dents blanches très brillantes. Le navire approchant davantage, nous vîmes un bonnet de laine rouge tomber de sa tête dans l'eau; mais il n'y prit pas garde, continuant toujours ses sourires et ses gestes baroques. Je rapporte toutes ces choses et ces circonstances minutieusement, et je les rapporte, cela doit être compris, précisément comme elles nous apparurent.
Le brick venait à nous lentement, et mettait maintenant le cap droit sur nous,—et, je ne puis parler de sang-froid de cette aventure,—nos cœurs sautaient follement au-dedans de nous, et nous répandions toutes nos âmes en cris d'allégresse et en allions de grâces à Dieu pour la complète, glorieuse et inespérée délivrance que nous avions si palpablement sous la main. Tout à coup et tout à la fois, de l'étrange navire,—nous étions maintenant sous le vent à lui,—nous arrivèrent, portées sur l'océan, une odeur, une puanteur telles qu'il n'y a pas dans le monde de mots pour les exprimer: infernales, suffocantes, intolérables, inconcevables. J'ouvris la bouche pour retirer, et me tournant vers mes camarades, je m'aperçus qu'ils étaient plus pâles que du marbre. Mais nous n'avions pas le temps de nous questionner ou de raisonner, le brick était à cinquante pieds de nous, et il semblait dans l'intention de nous accoster par notre arrière, afin que nous pussions l'aborder sans l'obliger à mettre son canot à la mer. Nous nous précipitâmes au-devant, quand, tout à coup, une forte embardée le jeta de cinq ou six points hors du cap qu'il tenait, et, comme il passait à notre arrière à une distance d'environ vingt pieds, nous vîmes son pont en plein. Oublierais-je jamais la triple horreur de ce spectacle? Vingt-cinq ou trente corps humains, parmi lesquels quelques femmes, gisaient disséminés çà et là entre la dunette et la cuisine, dans le dernier et le plus dégoûtant état de putréfaction! Nous vîmes clairement qu'il n'y avait pas une âme vivante sur ce bateau maudit! Cependant, nous ne pouvions pas nous empêcher d'implorer ces morts pour notre salut! Oui, dans l'agonie du moment, nous avons longtemps et fortement prié ces silencieuses et dégoûtantes images de s'arrêter pour nous, de ne pas nous abandonner à un sort semblable au leur, et de vouloir bien nous recevoir dans leur gracieuse compagnie! La terreur et le désespoir nous faisaient extravaguer, l'angoisse et le découragement nous avaient rendus totalement fous.
À nos premiers hurlements de terreur, quelque chose répondit qui venait du côté du beaupré du navire étranger, et qui ressemblait de si près au cri d'un gosier humain que l'oreille la plus délicate eût été surprise et trompée. À ce moment, une autre embardée soudaine ramena le gaillard d'avant sous nos yeux, et nous pûmes comprendre l'origine de ce bruit. Nous vîmes la grande forme robuste toujours appuyée sur le plat-bord et remuant toujours la tête de çà, de là, mais tournée maintenant de manière que nous ne pouvions lui voir la face. Ses bras étaient étendus sur la lisse du bastingage, et ses mains tombaient en dehors. Ses genoux étaient placés sur une grosse amarre, largement ouverts et allant du talon du beaupré à l'un des bossoirs. À l'un de ses côtés, où un morceau de la chemise avait été arraché et laissait voir le nu, se tenait une énorme mouette, se gorgeant activement de l'horrible viande, son bec et ses serres profondément enfoncés, et son blanc plumage tout éclaboussé de sang. Comme le brick tournait et allait nous passer sous le vent, l'oiseau avec une apparente difficulté, retira sa tête rouge, et, après nous avoir regardés un moment comme s'il était stupéfié, se détacha paresseusement du corps sur lequel il festinait, puis il prit directement son vol au-dessus de notre pont, et plana quelque temps avec un morceau de la substance coagulée et quasi vivante dans son bec. À la fin, l'horrible morceau tomba, en l'éclaboussant, juste aux pieds de Parker. Dieu veuille me pardonner, mais alors, dans le premier moment, une pensée traversa mon esprit, une pensée que je n'écrirai pas, et je me sentis faisant un pas machinal vers le morceau sanglant. Je levai les yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d'Auguste qui étaient pleins d'une intensité et d'une énergie de désir telle, que cela me rendit immédiatement à moi-même. Je m'élançai vivement, et, avec un profond frisson, je jetai l'horrible chose à la mer.
Le cadavre d'où le morceau avait été arraché, reposant ainsi sur l'amarre, était aisément ébranlé par les efforts de l'oiseau carnassier, et c'étaient d'abord ces secousses qui nous avaient induits à croire à un être vivant.
Quand l'oiseau le débarrassa de son poids, il chancela, tourna et tomba à moitié, et nous montra tout à fait sa figure. Non, jamais il n'y eut d'objet aussi terrible! Les yeux n'y étaient plus, et toutes les chairs de la bouche rongées, les dents étaient entièrement à nu. Tel était donc ce sourire qui avait encouragé notre espérance! Tel était..., mais je m'arrête. Le brick, comme je l'ai dit, passa à notre arrière, et continua sa route en tombant sous le vent. Avec lui et son terrible équipage s'évanouirent lentement toutes nos heureuses visions de joie et de délivrance.
Eureka était sans doute le livre chéri et longtemps rêvé d'Edgar Poe. Je ne puis en rendre compte ici d'une manière précise. C'est un livre qui demande un article particulier. Quiconque a lu la Révélation magnétique connaît les tendances métaphysiques de notre auteur. Eureka prétend développer le procédé, et démontrer la loi suivant laquelle l'univers a revêtu sa forme actuelle visible, et trouve sa présente organisation, et aussi comment cette même loi, qui fut l'origine de la création, sera le moyen de sa destruction et de l'absorption définitive du monde. On comprendra facilement pourquoi je ne veux pas m'engager à la légère dans la discussion d'une si ambitieuse tentative. Je craindrais de m'égarer et de calomnier un auteur pour qui j'ai le plus profond respect. On a déjà accusé Edgar Poe d'être un panthéiste, et quoique je sois forcé d'avouer que les apparences induisent à le croire tel, je puis affirmer que, comme bien d'autres grands hommes épris de la logique, il se contredit quelquefois fortement, ce qui fait son éloge; ainsi, son panthéisme est fort contrarié par ses idées sur la hiérarchie des êtres, et beaucoup de passages qui affirment évidemment la permanence des personnalités.
Edgar Poe était très-fier de ce livre, qui n'eut pas, ce qui est tout naturel, le succès de ses contes. Il faut le lire avec précaution et faire la vérification de ses étranges idées par la juxtaposition de systèmes analogues et contraires.
IV
J'avais un ami qui était aussi un métaphysicien à sa manière, enragé et absolu, avec des airs de Saint-Just. Il me disait souvent en prenant un exemple dans le monde, et en me regardant moi-même de travers: «Tout mystique a un vice caché.» Et je continuais sa pensée en moi-même: donc, il faut le détruire. Mais je riais, parce que je ne comprenais pas. Un jour, comme je causais avec un libraire bien connu et bien achalandé, dont la spécialité est de servir les passions de toute la bande mystique et des courtisans obscurs des sciences occultes, et comme je lui demandais des renseignements sur ses clients, il me dit: «Rappelez-vous que tout mystique a un vice caché, souvent très-matériel; celui-ci l'ivrognerie, celui-là la goinfrerie, un autre la paillardise; l'un sera très-avare, l'autre très-cruel, etc.»
Mon Dieu! me dis-je, quelle est donc cette loi fatale qui nous enchaîne, nous domine, et se venge de la violation de son insupportable despotisme par la dégradation et l'amoindrissement de notre être moral? Les illuminés ont été les plus grands des hommes. Pourquoi faut-il qu'ils soient châtiés de leur grandeur? Leur ambition n'était-elle pas la plus noble? L'homme sera-t-il éternellement si limité qu'aucune de ses facultés ne puisse s'agrandir qu'au détriment des autres? Si vouloir à tout prix connaître la vérité est un grand crime, ou au moins peut conduire à de grandes fautes, si la niaiserie et l'insouciance sont une vertu et une garantie d'équilibre, je crois que nous devons être très-indulgents pour ces illustres coupables, car, enfant du XVIIIe et du XIXe siècle, ce même vice nous est à tous imputable.
Je le dis sans honte, parce que je sens que cela part d'un profond sentiment de pitié et de tendresse, Edgar Poe, ivrogne, pauvre, persécuté, paria, me plaît plus que calme et vertueux, un Goethe ou un W. Scott. Je dirais volontiers de lui et d'une classe particulière d'hommes, ce que le catéchisme dit de notre Dieu: «Il a beaucoup souffert pour nous.»
On pourrait écrire sur son tombeau: «Vous tous qui avez ardemment cherché à découvrir les lois de votre être, qui avez aspiré à l'infini, et dont les sentiments refoulés ont dû chercher un affreux soulagement dans le vin de la débauche, priez pour lui. Maintenant son être corporel purifié nage au milieu des êtres dont il entrevoyait l'existence, priez pour lui qui voit et qui sait, il intercédera pour vous.»
NOTES:
[1] Cette préface est une refonte de l'article paru en 1852 dans la Revue de Paris. Cet article figure à la fin du livre. (Note du correcteur—ELG.)
[2] Les poëmes d'Edgar Poe, traduits par Stéphane Mallarmé, parurent vers 1888.
[3] Aucun des membres du jury ne connaissait Poe, fût-ce de nom. Un d'eux, John Pendleton Kennedy, auteur de nombreux romans populaires, désireux de savoir un peu plus sur ce remarquable inconnu, lui adressa une invitation à dîner. S'imagine-t-on quel tourment douloureux ce fut pour un poëte toujours fier et discret d'avoir à une si bienveillante prévenance à répondre en ces termes: «Votre aimable invitation à dîner aujourd'hui m'a causé la plus vive blessure.—Je ne puis pas venir—et pour des raisons de la nature la plus humiliante: l'aspect de ma personne. Vous pouvez imaginer ma mortification à vous devoir faire cet aveu, mais il était indispensable.»—Alors Kennedy se mit à sa recherche, le découvrit comme il l'a consigné, dans son journal, sans aucun ami et réellement mourant de faim. (La vie d'Edgar A. Poe, d'André Fontainas.)
[4] Le Dr Moran qui lui prodigua ses soins à l'hôpital de Baltimore (on l'y soigna pour un transport au cerveau) a dans une lettre adressée à Mrs Clemm, belle-mère de Poe, décrit les derniers moments de sa maladie; plus tard, à plusieurs reprises, il a protesté dans les journaux contre les mensonges et les infamies dont on prétendait salir son grand souvenir et, en 1885, il fit paraître, à Washington, un exposé complet: «Défense d'Edgar-Allan Poe: Vie, caractère du poëte; ses déclarations des dernières heures. Relation officielle de sa mort par le médecin qui l'a soigné.»—Le docteur Moran ne mentionne pas, comme cause de sa fièvre cérébrale, l'alcoolisme. (La vie d'Edgar-A. Poe, par André Fontainas.)
[5] Gérard de Nerval, trouvé pendu le 25 janvier 1855 à une grille dans la rue de la Vieille-Lanterne. (Note du correcteur—ELG.)
[6] Ai-je besoin d'avertir, à propos de la rue Morgue, du passage Lamartine, etc. qu'Edgar Poe n'est jamais venu à Paris? (C. B.)
[7] Rousseau, La Nouvelle Héloïse. (E. A. P.)
[8] Médecin très célèbre et très excentrique. (C. B.)
[9] Jan Swammerdam (1637-1680) était un naturaliste hollandais, spécialiste des insectes.
[10] Un bivalve est un mollusque dont la coquille est formée de deux valves.
[11] La prononciation du mot antennae fait commettre une méprise au nègre, qui croit qu'il est question d'étain: Dey aint no tin in him. Calembour intraduisible. Le nègre parlera toujours dans une espèce de patois anglais, que le patois nègre français n'imiterait pas mieux que le bas-normand ou le breton ne traduirait l'irlandais. En se rappelant les orthographes figuratives de Balzac, on se fera une idée de ce que ce moyen un peu physique peut ajouter de pittoresque et de comique, mais j'ai dû renoncer à m'en servir faute d'équivalent. (C. B.)
[12] En latin: scarabée-tête-d'homme.
[13] Calembour. I nose pour I know.—Je le sens pour Je le sais. (C. B.)
[14] Harrison Ainsworth (1805-1882) était un célèbre auteur de romans d'aventures, pleins d'invraisemblables péripéties. Monck Mason, Robert Holland et Charles Green, cités par ailleurs, étaient, eux, d'authentiques aéronautes, rendus célèbres par un voyage en ballon en 1836.
[15] M. Ainsworth n'a pas essayé de se rendre compte de ce phénomène, dont l'explication est cependant bien simple. Une ligne abaissée perpendiculairement sur la surface de la terre (ou de la mer) d'une hauteur de 25 000 pieds formerait la perpendiculaire d'un triangle rectangle, dont la base s'étendrait de l'angle droit à l'horizon, et l'hypoténuse de l'horizon au ballon. Mais les 25 000 pieds de hauteur sont peu de chose ou presque rien relativement à l'étendue de la perspective. En d'autres termes, la base et l'hypoténuse du triangle supposé seraient si longues, comparées avec la perpendiculaire, qu'elles pourraient être regardées comme presque parallèles. De cette façon, l'horizon de l'aéronaute devait lui apparaître de niveau avec la nacelle. Mais, comme le point situé immédiatement au-dessous de lui paraît et est en effet à grande distance, il lui semble naturellement à une grande distance au-dessous de l'horizon. De là l'impression de concavité, et cette impression durera jusqu'à ce que l'élévation se trouve dans une telle proportion avec l'étendue de l'horizon que le parallélisme apparent de la base et de l'hypoténuse disparaisse,—alors la réelle convexité de la terre deviendra sensible. (E. A. P.)
[16] Bedlam est un asile de fous, l'équivalent de Charenton donc.
[17] Pneumatique, c'est-à-dire se rapportant aux gaz.
[18] Le pemmican est de la viande desséchée.
[19] Depuis la première publication de Hans Pfaall, j'apprends que M. Green, le célèbre aéronaute du ballon le Nassau, et d'autres expérimentateurs contestent à cet égard les assertions de M. de Humboldt, et parlent au contraire d'une incommodité toujours décroissante, ce qui s'accorde précisément avec la théorie présentée ici. (E. A. P.)
[20] Un mille (mile) = 1 609 m; donc, trois milles trois quarts égale 6 033 m.
[21] Helvétius écrit qu'il a quelquefois observé dans des cieux parfaitement clairs, où des étoiles même de sixième et de septième grandeur brillaient visiblement, que—supposés la même hauteur de la lune, la même élongation de la terre, le même télescope, excellent, bien entendu,—la lune et ses taches ne nous apparaissaient pas toujours aussi lumineuses. Ces circonstances données, il est évident que la cause du phénomène n'est ni dans notre atmosphère, ni dans le télescope, ni dans la lune, ni dans l'œil de l'observateur, mais qu'elle doit être cherchée dans quelque chose (une atmosphère?) existant autour de la lune.
Cassini a constamment observé que Saturne, Jupiter et les étoiles fixes, au moment d'être occultés par la lune, changeaient leur forme circulaire en une forme ovale; et dans d'autres occultations il n'a saisi aucun changement de forme. On pourrait donc en inférer que, dans quelques cas, mais pas toujours, la lune est enveloppée d'une matière dense où sont réfractés les rayons des étoiles. (E. A. P.)
[22] Le simoun est un vent sec et chaud du désert, accompagné de tourbillons de sable.
[23] L'étambot est la pièce de bois formant la limite arrière de la coque du bateau.
[24] La Nouvelle-Hollande s'appelle aujourd'hui Australie.
[25] Le kraken est une voile complémentaire.
[26] Une bonnette est une voile complémentaire.
[27] Les espars sont les pièces de bois de la mâture.
[28] Un apophtegme est un énoncé concis et mémorable, une sentence.
[29] Une commission désigne ici un ordre de mission ou un titre délivré par le roi.
[30] Le Manuscrit trouvé dans une bouteille fut publié pour la première fois en 1831, et ce ne fut que bien des années plus tard que j'eus connaissance des cartes de Mercator, dans lesquelles on voit l'Océan se précipiter par quatre embouchures dans le gouffre polaire (au nord) et s'absorber dans les entrailles de la terre; le pôle lui-même y est figuré par un rocher noir, s'élevant à une prodigieuse hauteur. (E. A. P.)
[31] Le vortex est un tourbillon creux.
[32] Un des fleuves des Enfers.
[33] Archimède, De occidentibus in fluido (E. A. P.)
[34] La catalepsie est un état pathologique dans lequel les membres du sujet inconscient restent inertes, rigides et gardent la position qu'on leur donne.
[35] En rapport avec la fièvre hectique, une fièvre continue et amaigrissante.
[36] Roman paru en 1840, dans lequel Brownson, un presbytérien converti au catholicisme, développe une doctrine de la connaissance intuitive de Dieu.
[37] Trinculo est le bouffon de La Tempête de Shakespeare; dans une scène burlesque (III, 2) il s'imagine un moment vice-roi de l'île où il fait naufrage, avant de suivre Stefano, le sommelier de l'ivrogne.
[38] Azraël est le nom de l'ange de la mort dans l'Islam.
[39] Ragged Mountains: Montagnes déchirées; une branche des Montagnes bleues, Blue Ridge, partie orientale des Alleghanys. (C. B.)
[40] Friedrich, baron von Hardenberg, dit Novalis (1772-1801), est un célèbre poëte romantique allemand.
[41] La Géhenne est l'Enfer, dans le langage biblique.
[42] La palingénésie est la croyance en la répétition cyclique des événements et des vies. Fichte (1762-1814) et Schelling (1775-1854) sont deux philosophes allemands dont les théories ont été reprises par les Romantiques allemands.
[43] L'Homme de Téos, c'est Anacréon de Téos (VIe s. av. J.-C.).
[44] Deux lustres, c'est-à-dire deux fois cinq ans.
[45] Cléomènes est un sculpteur athénien, à qui on attribue la Vénus dite de Médicis (Florence).
[46] La houri est la femme divinement belle que le Coran promet, dans la vie future, au fidèle musulman.
[47] Mercier, dans L'An deux mil quatre cent quarante, soutient sérieusement les doctrines de la métempsycose, et J. d'Israeli dit qu'il n'y a pas de système aussi simple et qui répugne moins à l'intelligence. Le colonel Ethan Allen, le Green Mountain Boa, passe aussi pour avoir été un sérieux métempsycosiste.—(E. A. P.) La citation est en fait de Pascal et non de La Bruyère.
[48] J'ignore quel est l'auteur de ce texte bizarre et obscur; cependant, je me suis permis de le rectifier légèrement, en l'adaptant au sens moral du récit. Poe cite quelquefois de mémoire et incorrectement. Le sens, après tout, me semble se rapprocher de l'opinion attribuée au père Kircher,—que les animaux sont des Esprits enfermés.—(C. B.)
[49] Cette étude de Charles Baudelaire est parue dans la Revue de Paris, mars-avril 1852. (Note du correcteur—ELG.)
[50] Mélange de fonctions de chef d'État-major et d'intendant (C. B.)
[51] Hallucination habituelle des yeux de l'enfance, qui agrandissent et compliquent les objets. (C. B.)
[52] La vie d'Edgar Poe, ses aventures en Russie et sa correspondance ont été longtemps annoncées par les journaux américains et n'ont jamais paru.—(C. B.)
[53] Transformation familière d'Edgar. (C. B.)
[54] Boulevard de New-York. C'est justement là qu'est la boutique d'un des libraires de Poe.—(C. B.)
[55] Victor Hugo connaissait-il ce mot?—(C. B.)