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Histoires souveraines

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HISTOIRES SOUVERAINES

IL A ÉTÉ TIRÉ:

50 exemplaires, numérotés de 1 à 50, sur papier du Japon

10 exemplaires, numérotés de 51 à 60, sur Hollande Van Gelder

CTE DE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

Histoires souveraines

Bruxelles MDCCCIC

Edm. Deman Éditr

Au Poète VILLIERS de l’ISLE-ADAM

En respectueuse mémoire.

Véra

A Madame la comtesse d’Osmoy.

La forme du corps lui est plus essentielle que sa substance.

La Physiologie moderne.

 

L​’Amour est plus fort que la Mort, a dit Salomon: oui, son mystérieux pouvoir est illimité.

C’était à la tombée d’un soir d’automne, en ces dernières années, à Paris. Vers le sombre faubourg Saint-Germain, des voitures, allumées déjà, roulaient, attardées, après l’heure du Bois. L’une d’elles s’arrêta devant le portail d’un vaste hôtel seigneurial, entouré de jardins séculaires; le cintre était surmonté de l’écusson de pierre, aux armes de l’antique famille des comtes d’Athol, savoir: d’azur, à l’étoile abîmée d’argent, avec la devise «Pallida Victrix», sous la couronne retroussée d’hermine au bonnet princier. Les lourds battants s’écartèrent. Un homme de trente à trente-cinq ans, en deuil, au visage mortellement pâle, descendit. Sur le perron, de taciturnes serviteurs élevaient des flambeaux. Sans les voir, il gravit les marches et entra. C’était le comte d’Athol.

Chancelant, il monta les blancs escaliers qui conduisaient à cette chambre où, le matin même, il avait couché dans un cercueil de velours et enveloppé de violettes, en des flots de batiste, sa dame de volupté, sa pâlissante épousée, Véra, son désespoir.

En haut, la douce porte tourna sur le tapis, il souleva la tenture.

Tous les objets étaient à la place où la comtesse les avait laissés la veille. La Mort, subite, avait foudroyé. La nuit dernière, sa bien-aimée s’était évanouie en des joies si profondes, s’était perdue en de si exquises étreintes, que son cœur, brisé de délices, avait défailli: ses lèvres s’étaient brusquement mouillées d’une pourpre mortelle. A peine avait-elle eu le temps de donner à son époux un baiser d’adieu, en souriant, sans une parole: puis ses longs cils, comme des voiles de deuil, s’étaient abaissés sur la belle nuit de ses yeux.

La journée sans nom était passée.

Vers midi, le comte d’Athol, après l’affreuse cérémonie du caveau familial, avait congédié au cimetière la noire escorte. Puis, se renfermant, seul, avec l’ensevelie, entre les quatre murs de marbre, il avait tiré sur lui la porte de fer du mausolée.—De l’encens brûlait sur un trépied, devant le cercueil:—une couronne lumineuse de lampes, au chevet de la jeune défunte, l’étoilait.

Lui, debout, songeur, avec l’unique sentiment d’une tendresse sans espérance, était demeuré là, tout le jour. Sur les six heures, au crépuscule, il était sorti du lieu sacré. En refermant le sépulcre, il avait arraché de la serrure la clef d’argent, et, se haussant sur la dernière marche du seuil, il l’avait jetée doucement dans l’intérieur du tombeau. Il l’avait lancée sur les dalles intérieures par le trèfle qui surmontait le portail.—Pourquoi ceci?... A coup sûr d’après quelque résolution mystérieuse de ne plus revenir.

Et maintenant il revoyait la chambre veuve.

La croisée, sous les vastes draperies de cachemire mauve broché d’or, était ouverte: un dernier rayon du soir illuminait, dans un cadre de bois ancien, le grand portrait de la trépassée. Le comte regarda, autour de lui, la robe jetée, la veille, sur un fauteuil; sur la cheminée, les bijoux, le collier de perles, l’éventail à demi fermé, les lourds flacons de parfums qu’Elle ne respirerait plus. Sur le lit d’ébène aux colonnes tordues, resté défait, auprès de l’oreiller où la place de la tête adorée et divine était visible encore au milieu des dentelles, il aperçut le mouchoir rougi de gouttes de sang où sa jeune âme avait battu de l’aile un instant; le piano ouvert, supportant une mélodie inachevée à jamais; les fleurs indiennes cueillies par elle, dans la serre, et qui se mouraient dans de vieux vases de Saxe; et, au pied du lit, sur une fourrure noire, les petites mules de velours oriental, sur lesquelles une devise rieuse de Véra brillait, brodée en perles: Qui verra Véra l’aimera. Les pieds nus de la bien-aimée y jouaient hier matin, baisés, à chaque pas, par le duvet des cygnes!—Et là, là, dans l’ombre, la pendule, dont il avait brisé le ressort pour qu’elle ne sonnât plus d’autres heures.

Ainsi elle était partie!... donc!... Vivre maintenant?—Pour quoi faire?... C’était impossible, absurde.

Et le comte s’abîmait en des pensées inconnues.

Il songeait à toute l’existence passée.—Six mois s’étaient écoulés depuis ce mariage. N’était-ce pas à l’étranger, au bal d’une ambassade qu’il l’avait vue pour la première fois?... Oui. Cet instant ressuscitait devant ses yeux, très distinct. Elle lui apparaissait là, radieuse. Ce soir-là, leurs regards s’étaient rencontrés. Ils s’étaient reconnus, intimement, de pareille nature, et devant s’aimer à jamais.

Les propos décevants, les sourires qui observent, les insinuations, toutes les difficultés que suscite le monde pour retarder l’inévitable félicité de ceux qui s’appartiennent, s’étaient évanouis devant la tranquille certitude qu’ils eurent, à l’instant même, l’un de l’autre.

Véra, lassée des fadeurs cérémonieuses de son entourage, était venue vers lui dès la première circonstance contrariante, simplifiant ainsi, d’auguste façon, les démarches banales où se perd le temps précieux de la vie.

Oh! comme, aux premières paroles, les vaines appréciations des indifférents à leur égard leur semblèrent une envolée d’oiseaux de nuit rentrant dans les ténèbres! Quel sourire ils échangèrent! Quel ineffable embrassement!

Cependant leur nature était des plus étranges, en vérité!—C’étaient deux êtres doués de sens merveilleux, mais exclusivement terrestres. Les sensations se prolongeaient en eux avec une intensité inquiétante. Ils s’y oubliaient eux-mêmes à force de les éprouver. Par contre, certaines idées, celles de l’âme, par exemple, de l’Infini, de Dieu même, étaient comme voilées à leur entendement. La foi d’un grand nombre de vivants aux choses surnaturelles n’était pour eux qu’un sujet de vagues étonnements: lettre close dont ils ne se préoccupaient pas, n’ayant pas qualité pour condamner ou justifier.—Aussi, reconnaissant bien que le monde leur était étranger, ils s’étaient isolés, aussitôt leur union, dans ce vieux et sombre hôtel, où l’épaisseur des jardins amortissait les bruits du dehors.

Là, les deux amants s’ensevelirent dans l’océan de ces joies languides et perverses où l’esprit se mêle à la chair mystérieuse! Ils épuisèrent la violence des désirs, les frémissements et les tendresses éperdues. Ils devinrent le battement de l’être l’un de l’autre. En eux, l’esprit pénétrait si bien le corps, que leurs formes leur semblaient intellectuelles, et que les baisers, mailles brûlantes, les enchaînaient dans une fusion idéale. Long éblouissement! Tout à coup le charme se rompait; l’accident terrible les désunissait; leurs bras s’étaient désenlacés. Quelle ombre lui avait pris sa chère morte? Morte! non. Est-ce que l’âme des violoncelles est emportée dans le cri d’une corde qui se brise?

Les heures passèrent.

Il regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans les cieux: et la Nuit lui apparaissait personnelle;—elle lui semblait une reine marchant, avec mélancolie, dans l’exil, et l’agrafe de diamant de sa tunique de deuil, Vénus, seule, brillait, au-dessus des arbres, perdue au fond de l’azur.

—C’est Véra, pensa-t-il.

A ce nom, prononcé tout bas, il tressaillit en homme qui s’éveille; puis, se dressant, il regarda autour de lui.

Les objets, dans la chambre, étaient maintenant éclairés par une lueur jusqu’alors imprécise, celle d’une veilleuse, bleuissant les ténèbres, et que la nuit, montée au firmament, faisait apparaître ici comme une autre étoile. C’était la veilleuse, aux senteurs d’encens, d’un iconostase, reliquaire familial de Véra. Le triptyque, d’un vieux bois précieux, était suspendu, par sa sparterie russe, entre la glace et le tableau. Un reflet des ors de l’intérieur tombait, vacillant, sur le collier, parmi les joyaux de la cheminée.

Le plein-nimbe de la Madone en habits de ciel, brillait, rosacé de la croix byzantine dont les fins et rouges linéaments, fondus dans le reflet, ombraient d’une teinte de sang l’orient ainsi allumé des perles. Depuis l’enfance, Véra plaignait, de ses grands yeux, le visage maternel et si pur de l’héréditaire madone, et, de sa nature, hélas! ne pouvant lui consacrer qu’un superstitieux amour, le lui offrait parfois, naïve, pensivement, lorsqu’elle passait devant la veilleuse.

Le comte, à cette vue, touché de rappels douloureux jusqu’au plus secret de l’âme, se dressa, souffla vite la lueur sainte, et, à tâtons, dans l’ombre, étendant la main vers une torsade, sonna.

Un serviteur parut: c’était un vieillard vêtu de noir: il tenait une lampe, qu’il posa devant le portrait de la comtesse. Lorsqu’il se retourna, ce fut avec un frisson de superstitieuse terreur qu’il vit son maître debout et souriant comme si rien ne se fût passé.

—Raymond, dit tranquillement le comte, ce soir, nous sommes accablés de fatigue, la comtesse et moi; tu serviras le souper vers dix heures.—A propos, nous avons résolu de nous isoler davantage, ici, dès demain. Aucun de mes serviteurs, hors toi, ne doit passer la nuit dans l’hôtel. Tu leur remettras les gages de trois années, et qu’ils se retirent.—Puis, tu fermeras la barre du portail; tu allumeras les flambeaux en bas, dans la salle à manger; tu nous suffiras.—Nous ne recevrons personne à l’avenir.

Le vieillard tremblait et le regardait attentivement.

Le comte alluma un cigare et descendit aux jardins.

Le serviteur pensa d’abord que la douleur trop lourde, trop désespérée, avait égaré l’esprit de son maître. Il le connaissait depuis l’enfance; il comprit, à l’instant, que le heurt d’un réveil trop soudain pouvait être fatal à ce somnambule. Son devoir, d’abord, était le respect d’un tel secret.

Il baissa la tête. Une complicité dévouée à ce religieux rêve? Obéir?... Continuer de les servir sans tenir compte de la Mort?—Quelle étrange idée!... Tiendrait-elle une nuit?... Demain, demain, hélas!... Ah! qui savait?... Peut-être!...—Projet sacré, après tout!—De quel droit réfléchissait-il?...

Il sortit de la chambre, exécuta les ordres à la lettre et, le soir même, l’insolite existence commença.

Il s’agissait de créer un mirage terrible.

La gêne des premiers jours s’effaça vite. Raymond, d’abord avec stupeur, puis par une sorte de déférence et de tendresse, s’était ingénié si bien à être naturel, que trois semaines ne s’étaient pas écoulées qu’il se sentit, par moments, presque dupe lui-même de sa bonne volonté. L’arrière-pensée pâlissait! Parfois, éprouvant une sorte de vertige, il eut besoin de se dire que la comtesse était positivement défunte. Il se prenait à ce jeu funèbre et oubliait à chaque instant la réalité. Bientôt il lui fallut plus d’une réflexion pour se convaincre et se ressaisir. Il vit bien qu’il finirait par s’abandonner tout entier au magnétisme effrayant dont le comte pénétrait peu à peu l’atmosphère autour d’eux. Il avait peur, une peur indécise, douce.

D’Athol, en effet, vivait absolument dans l’inconscience de la mort de sa bien-aimée! Il ne pouvait que la trouver toujours présente, tant la forme de la jeune femme était mêlée à la sienne. Tantôt, sur un banc du jardin, les jours de soleil, il lisait, à haute voix, les poésies qu’elle aimait; tantôt, le soir, auprès du feu, les deux tasses de thé sur un guéridon, il causait avec l’Illusion souriante, assise, à ses yeux, sur l’autre fauteuil.

Les jours, les nuits, les semaines s’envolèrent. Ni l’un ni l’autre ne savait ce qu’ils accomplissaient. Et des phénomènes singuliers se pressaient maintenant, où il devenait difficile de distinguer le point où l’imaginaire et le réel étaient identiques. Une présence flottait dans l’air: une forme s’efforçait de transparaître, de se tramer sur l’espace devenu indéfinissable.

D’Athol vivait double, en illuminé. Un visage doux et pâle, entrevu comme l’éclair, entre deux clins d’yeux; un faible accord frappé au piano, tout à coup; un baiser qui lui fermait la bouche au moment où il allait parler; des affinités de pensées féminines qui s’éveillaient en lui en réponse à ce qu’il disait; un dédoublement de lui-même tel, qu’il sentait, comme en un brouillard fluide, le parfum vertigineusement doux de sa bien-aimée auprès de lui, et, la nuit, entre la veille et le sommeil, des paroles entendues très bas: tout l’avertissait. C’était une négation de la Mort élevée, enfin, à une puissance inconnue!

Une fois, d’Athol la sentit et la vit si bien auprès de lui, qu’il la prit dans ses bras: mais ce mouvement la dissipa.

—Enfant! murmura-t-il en souriant.

Et il se rendormit comme un amant boudé par sa maîtresse rieuse et ensommeillée.

Le jour de sa fête, il plaça, par plaisanterie, une immortelle dans le bouquet qu’il jeta sur l’oreiller de Véra.

—Puisqu’elle se croit morte, dit-il.

Grâce à la profonde et toute-puissante volonté de M. d’Athol, qui, à force d’amour, forgeait la vie et la présence de sa femme dans l’hôtel solitaire, cette existence avait fini par devenir d’un charme sombre et persuadeur.—Raymond, lui-même, n’éprouvait plus aucune épouvante, s’étant graduellement habitué à ces impressions.

Une robe de velours noir aperçue au détour d’une allée; une voix rieuse qui l’appelait dans le salon; un coup de sonnette le matin, à son réveil, comme autrefois; tout cela lui était devenu familier: on eût dit que la morte jouait à l’invisible, comme une enfant. Elle se sentait aimée tellement! C’était bien naturel.

Une année s’était écoulée.

Le soir de l’Anniversaire, le comte, assis auprès du feu, dans la chambre de Véra, venait de lui lire un fabliau florentin: Callimaque. Il ferma le livre; puis en se versant du thé:

Douschka, dit-il, te souviens-tu de la Vallée-des-Roses, des bords de la Lahn, du château des Quatre-Tours?... Cette histoire te les a rappelés, n’est-ce pas?

Il se leva, et, dans la glace bleuâtre, il se vit plus pâle qu’à l’ordinaire. Il prit un bracelet de perles dans une coupe et regarda les perles attentivement. Véra ne les avait-elle pas ôtées de son bras, tout à l’heure, avant de se dévêtir? Les perles étaient encore tièdes et leur orient plus adouci, comme par la chaleur de sa chair. Et l’opale de ce collier sibérien, qui aimait aussi le beau sein de Véra jusqu’à pâlir, maladivement, dans son treillis d’or, lorsque la jeune femme l’oubliait pendant quelque temps! Autrefois, la comtesse aimait pour cela cette pierrerie fidèle!... Ce soir l’opale brillait comme si elle venait d’être quittée et comme si le magnétisme exquis de la belle morte la pénétrait encore. En reposant le collier et la pierre précieuse, le comte toucha par hasard le mouchoir de batiste dont les gouttes de sang étaient humides et rouges comme des œillets sur de la neige!... Là, sur le piano, qui donc avait tourné la page finale de la mélodie d’autrefois? Quoi! la veilleuse sacrée s’était rallumée, dans le reliquaire! Oui, sa flamme dorée éclairait mystiquement le visage, aux yeux fermés, de la Madone! Et ces fleurs orientales, nouvellement cueillies, qui s’épanouissaient là, dans les vieux vases de Saxe, quelle main venait de les y placer? La chambre semblait joyeuse et douée de vie, d’une façon plus significative et plus intense que d’habitude. Mais rien ne pouvait surprendre le comte! Cela lui semblait tellement normal, qu’il ne fit même pas attention que l’heure sonnait à cette pendule arrêtée depuis une année.

Ce soir-là, cependant, on eût dit que, du fond des ténèbres, la comtesse Véra s’efforçait adorablement de revenir dans cette chambre tout embaumée d’elle! Elle y avait laissé tant de sa personne! Tout ce qui avait constitué son existence l’y attirait. Son charme y flottait; les longues violences faites par la volonté passionnée de son époux y devaient avoir desserré les vagues liens de l’Invisible autour d’elle!...

Elle y était nécessitée. Tout ce qu’elle aimait, c’était là.

Elle devait avoir envie de venir se sourire encore en cette glace mystérieuse où elle avait tant de fois admiré son lilial visage! La douce morte, là-bas, avait tressailli, certes, dans ses violettes, sous les lampes éteintes; la divine morte avait frémi, dans le caveau, toute seule, en regardant la clef d’argent jetée sur les dalles. Elle voulait s’en venir vers lui, aussi! Et sa volonté se perdait dans l’idée de l’encens et de l’isolement. La Mort n’est une circonstance définitive que pour ceux qui espèrent des cieux; mais la Mort, et les Cieux, et la Vie, pour elle, n’était-ce pas leur embrassement? Et le baiser solitaire de son époux attirait ses lèvres, dans l’ombre. Et le son passé des mélodies, les paroles enivrées de jadis, les étoffes qui couvraient son corps et en gardaient le parfum, ces pierreries magiques qui la voulaient, dans leur obscure sympathie,—et surtout l’immense et absolue impression de sa présence, opinion partagée à la fin par les choses elles-mêmes, tout l’appelait là, l’attirait là depuis si longtemps, et si insensiblement, que, guérie enfin de la dormante Mort, il ne manquait plus qu’Elle seule!

Ah! les Idées sont des êtres vivants!... Le comte avait creusé dans l’air la forme de son amour, et il fallait bien que ce vide fût comblé par le seul être qui lui était homogène, autrement l’Univers aurait croulé. L’impression passa, en ce moment, définitive, simple, absolue, qu’Elle devait être là, dans la chambre! Il en était aussi tranquillement certain que de sa propre existence, et toutes les choses, autour de lui, étaient saturées de cette conviction. On l’y voyait! Et, comme il ne manquait plus que Véra elle-même, tangible, extérieure, il fallut bien qu’elle s’y trouvât et que le grand Songe de la Vie et de la Mort entr’ouvrît un moment ses portes infinies! Le chemin de résurrection était envoyé par la foi jusqu’à elle! Un frais éclat de rire musical éclaira de sa joie le lit nuptial; le comte se retourna. Et là, devant ses yeux, faite de volonté et de souvenir, accoudée, fluide, sur l’oreiller de dentelles, sa main soutenant ses lourds cheveux noirs, sa bouche délicieusement entr’ouverte en un sourire tout emparadisé de voluptés, belle à en mourir, enfin! la comtesse Véra le regardait un peu endormie encore.

—Roger!... dit-elle d’une voix lointaine.

Il vint auprès d’elle. Leurs lèvres s’unirent dans une joie divine,—oublieuse,—immortelle!

Et ils s’aperçurent, alors, qu’ils n’étaient, réellement, qu’un seul être.

Les heures effleurèrent d’un vol étranger cette extase où se mêlaient, pour la première fois, la terre et le ciel.

Tout à coup, le comte d’Athol tressaillit, comme frappé d’une réminiscence fatale.

—Ah! maintenant, je me rappelle!... dit-il. Qu’ai-je donc?—Mais tu es morte!

A l’instant même, à cette parole, la mystique veilleuse de l’iconostase s’éteignit. Le pâle petit jour du matin,—d’un matin banal, grisâtre et pluvieux,—filtra dans la chambre par les interstices des rideaux. Les bougies blêmirent et s’éteignirent, laissant fumer âcrement leurs mèches rouges; le feu disparut sous une couche de cendres tièdes; les fleurs se fanèrent et se desséchèrent en quelques moments; le balancier de la pendule reprit graduellement son immobilité. La certitude de tous les objets s’envola subitement. L’opale, morte, ne brillait plus; les taches de sang s’étaient fanées aussi, sur la batiste, auprès d’elle; et s’effaçant entre les bras désespérés qui voulaient en vain l’étreindre encore, l’ardente et blanche vision rentra dans l’air et s’y perdit. Un faible soupir d’adieu, distinct, lointain, parvint jusqu’à l’âme de Roger. Le comte se dressa; il venait de s’apercevoir qu’il était seul. Son rêve venait de se dissoudre d’un seul coup; il avait brisé le magnétique fil de sa trame radieuse avec une seule parole. L’atmosphère était, maintenant, celle des défunts.

Comme ces larmes de verre, agrégées illogiquement, et cependant si solides qu’un coup de maillet sur leur partie épaisse ne les briserait pas, mais qui tombent en une subite et impalpable poussière si l’on en casse l’extrémité plus fine que la pointe d’une aiguille, tout s’était évanoui.

—Oh! murmura-t-il, c’est donc fini!—Perdue!... Toute seule!—Quelle est la route, maintenant, pour parvenir jusqu’à toi? Indique-moi le chemin qui peut me conduire vers toi!...

Soudain, comme une réponse, un objet brillant tomba du lit nuptial, sur la noire fourrure, avec un bruit métallique: un rayon de l’affreux jour terrestre l’éclaira!... L’abandonné se baissa, le saisit, et un sourire sublime illumina son visage en reconnaissant cet objet: c’était la clef du tombeau.

(Des Contes Cruels, édition Calmann Lévy).

Vox populi

A Monsieur Leconte de Lisle

«Le soldat prussien fait son café dans une lanterne sourde.»

Le sergent Hoff.

 

Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!

Voici douze ans de subis depuis cette vision.—Un soleil d’été brisait ses longues flèches d’or sur les toits et les dômes de la vieille capitale. Des myriades de vitres se renvoyaient des éblouissements: le peuple, baigné d’une poudreuse lumière, encombrait les rues pour voir l’armée.

Assis, devant la grille du parvis Notre-Dame, sur un haut pliant de bois,—et les genoux croisés en de noirs haillons,—le centenaire Mendiant, doyen de la Misère de Paris,—face de deuil au teint de cendre, peau sillonnée de rides couleur de terre,—mains jointes sous l’écriteau qui consacrait légalement sa cécité, offrait son aspect d’ombre au Te Deum de la fête environnante.

Tout ce monde, n’était-ce pas son prochain? Les passants en joie, n’étaient-ce pas ses frères? A coup sûr, Espèce humaine! D’ailleurs, cet hôte du souverain portail n’était pas dénué de tout bien: l’État lui avait reconnu le droit d’être aveugle.

Propriétaire de ce titre et de la respectabilité inhérente à ce lieu des aumônes sûres qu’officiellement il occupait, possédant enfin qualité d’électeur, c’était notre égal,—à la Lumière près.

Et cet homme, sorte d’attardé chez les vivants, articulait, de temps à autre, une plainte monotone,—syllabisation évidente du profond soupir de toute sa vie:

—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»

Autour de lui, sous les puissantes vibrations tombées du beffroi,—dehors, là-bas, au delà du mur de ses yeux,—des piétinements de cavalerie, et, par éclats, des sonneries aux champs, des acclamations mêlées aux salves des Invalides, aux cris fiers des commandements, des bruissements d’acier, des tonnerres de tambours scandant des défilés interminables d’infanterie, toute une rumeur de gloire lui arrivait! Son ouïe suraiguë percevait jusqu’à des flottements d’étendards aux lourdes franges frôlant des cuirasses. Dans l’entendement du vieux captif de l’obscurité mille éclairs de sensations, pressenties et indistinctes, s’évoquaient! Une divination l’avertissait de ce qui enfiévrait les cœurs et les pensées dans la Ville.

Et le peuple, fasciné, comme toujours, par le prestige qui sort, pour lui, des coups d’audace et de fortune, proférait, en clameur, ce vœu du moment:

—«Vive l’Empereur!»

Mais, entre les accalmies de toute cette triomphale tempête, une voix perdue s’élevait du côté de la grille mystique. Le vieux homme, la nuque renversée contre le pilori de ses barreaux, roulant ses prunelles mortes vers le ciel, oublié de ce peuple dont il semblait, seul, exprimer le vœu véritable, le vœu caché sous les hurrahs, le vœu secret et personnel, psalmodiait, augural intercesseur, sa phrase maintenant mystérieuse:

—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»

Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!

Voici dix ans d’envolés depuis le soleil de cette fête! Mêmes bruits, mêmes voix, même fumée! Une sourdine, toutefois, tempérait alors le tumulte de l’allégresse publique. Une ombre aggravait les regards. Les salves convenues de la plate-forme du Prytanée se compliquaient, cette fois, du grondement éloigné des batteries de nos forts. Et, tendant l’oreille, le peuple cherchait à discerner déjà, dans l’écho, la réponse des pièces ennemies qui s’approchaient.

Le gouverneur passait, adressant à tous maints sourires et guidé par l’amble-trotteur de son fin cheval. Le peuple, rassuré par cette confiance que lui inspire toujours une tenue irréprochable, alternait de chants patriotiques les applaudissements tout militaires dont il honorait la présence de ce soldat.

Mais les syllabes de l’ancien vivat furieux s’étaient modifiées: le peuple, éperdu, proférait ce vœu du moment:

—«Vive la République!»

Et, là-bas, du côté du seuil sublime, on distinguait toujours la voix solitaire de Lazare. Le Diseur de l’arrière-pensée populaire ne modifiait pas, lui, la rigidité de sa fixe plainte.

Ame sincère de la fête, levant au ciel ses yeux éteints, il s’écriait, entre des silences, et avec l’accent d’une constatation:

—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»

Grande revue aux Champs-Élysées, ce jour-là!

Voici neuf ans de supportés depuis ce soleil trouble!

Oh! mêmes rumeurs! mêmes fracas d’armes! mêmes hennissements! Plus assourdis encore, toutefois, que l’année précédente: criards, pourtant.

—«Vive la Commune!» clamait le peuple, au vent qui passe.

Et la voix du séculaire Élu de l’Infortune redisait, toujours, là-bas, au seuil sacré, son refrain rectificateur de l’unique pensée de ce peuple. Hochant la tête vers le ciel, il gémissait dans l’ombre:

—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»

Et, deux lunes plus lard, alors qu’aux dernières vibrations du tocsin, le Généralissime des forces régulières de l’État passait en revue ses deux cent mille fusils, hélas! encore fumants de la triste guerre civile, le peuple, terrifié, criait, en regardant brûler, au loin, les édifices:

—«Vive le Maréchal!»

Là-bas, du côté de la salubre enceinte, l’immuable Voix, la voix du vétéran de l’humaine Misère, répétait sa machinalement douloureuse et impitoyable obsécration:

—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»

Et, depuis, d’année en année, de revues en revues, de vociférations en vociférations, quel que fût le nom jeté aux hasards de l’espace par le peuple en ses vivats, ceux qui écoutent, attentivement, les bruits de la terre, ont toujours distingué, au plus fort des révolutionnaires clameurs et des fêtes belliqueuses qui s’ensuivent, la Voix lointaine, la Voix vraie, l’intime Voix du symbolique Mendiant terrible!—du Veilleur de nuit criant l’heure exacte du Peuple,—de l’incorruptible factionnaire de la conscience des citoyens, de celui qui restitue intégralement la prière occulte de la Foule et en résume le soupir.

Pontife inflexible de la Fraternité, ce Titulaire autorisé de la cécité physique n’a jamais cessé d’implorer, en médiateur inconscient, la charité divine, pour ses frères de l’intelligence.

Et, lorsque enivré de fanfares, de cloches et d’artillerie, le Peuple, troublé par ces vacarmes flatteurs, essaye en vain de se masquer à lui-même son vœu véritable, sous n’importe quelles syllabes mensongèrement enthousiastes, le Mendiant, lui, la face au Ciel, les bras levés, à tâtons, dans ses grandes ténèbres, se dresse au seuil éternel de l’Église,—et, d’une voix de plus en plus lamentable, mais qui semble porter au delà des étoiles, continue de crier sa rectification de prophète:

—«Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît!»

(Des Contes Cruels, édition Calmann Lévy).

Duke of Portland

A Monsieur Henry La Luberne.

Gentlemen, you are welcome to Elsinore.

Shakespeare, Hamlet.

Attends-moi là: je ne manquerai pas, certes, de te rejoindre DANS CE CREUX VALLON.

L’évêque Hall.

 

Sur la fin de ces dernières années, à son retour du Levant, Richard, duc de Portland, le jeune lord jadis célèbre dans toute l’Angleterre pour ses fêtes de nuit, ses victorieux pur-sang, sa science de boxeur, ses chasses au renard, ses châteaux, sa fabuleuse fortune, ses aventureux voyages et ses amours,—avait disparu brusquement.

Une seule fois, un soir, on avait vu son séculaire carrosse doré traverser, stores baissés, au triple galop et entouré de cavaliers portant des flambeaux, Hyde-Park.

Puis,—réclusion aussi soudaine qu’étrange,—le duc s’était retiré dans son familial manoir; il s’était fait l’habitant solitaire de ce massif manoir à créneaux, construit en de vieux âges, au milieu de sombres jardins et de pelouses boisées, sur le cap de Portland.

Là, pour tout voisinage, un feu rouge, qui éclaire à toute heure, à travers la brume, les lourds steamers tanguant au large et entrecroisant leurs lignes de fumée sur l’horizon.

Une sorte de sentier, en pente vers la mer, une sinueuse allée, creusée entre des étendues de roches et bordée, tout au long, de pins sauvages, ouvre, en bas, ses lourdes grilles dorées sur le sable même de la plage, immergé aux heures du reflux.

Sous le règne de Henri VI, des légendes se dégagèrent de ce château-fort, dont l’intérieur, au jour des vitraux, resplendit de richesses féodales.

Sur la plate-forme qui en relie les sept tours veillent encore, entre chaque embrasure, ici, un groupe d’archers, là, quelque chevalier de pierre, sculptés, au temps des croisades, dans des attitudes de combat[1].

[1] Le château de Northumberland répond beaucoup mieux à cette description que celui de Portland.—Est-il nécessaire d’ajouter que, si le fond et la plupart des détails de cette histoire sont authentiques, l’auteur a dû modifier un peu le personnage même du duc de Portland,—puisqu’il écrit cette histoire telle qu’elle aurait dû se passer?

La nuit, ces statues,—dont les figures maintenant effacées par les lourdes pluies d’orage et les frimas de plusieurs centaines d’hivers, sont d’expressions maintes fois changées par les retouches de la foudre,—offrent un aspect vague qui se prête aux plus superstitieuses visions. Et lorsque, soulevés en masses multiformes par une tempête, les flots se ruent, dans l’obscurité, contre le promontoire de Portland, l’imagination du passant perdu qui se hâte sur les grèves,—aidée, surtout, des flammes versées par la lune à ces ombres granitiques,—peut songer, en face de ce castel, à quelque éternel assaut soutenu par une héroïque garnison d’hommes d’armes fantômes contre une légion de mauvais esprits.

Que signifiait cet isolement de l’insoucieux seigneur anglais? Subissait-il quelque attaque de spleen?—Lui, ce cœur si natalement joyeux! Impossible!...—Quelque mystique influence apportée de son voyage en Orient?—Peut-être.—L’on s’était inquiété, à la cour, de cette disparition. Un message de Westminster avait été adressé, par la Reine, au lord invisible.

Accoudée auprès d’un candélabre, la reine Victoria s’était attardée, ce soir-là, en audience extraordinaire. A côté d’elle, sur un tabouret d’ivoire, était assise une jeune liseuse, miss Héléna H***.

Une réponse, scellée de noir, arriva de la part de lord Portland.

L’enfant, ayant ouvert le pli ducal, parcourut de ses yeux bleus, souriantes lueurs de ciel, le peu de lignes qu’il contenait. Tout à coup, sans une parole, elle le présenta, paupières fermées, à Sa Majesté.

La reine lut donc, elle-même, en silence.

Aux premiers mots, son visage, d’habitude impassible, parut s’empreindre d’un grand étonnement triste. Elle tressaillit même: puis, muette, approcha le papier des bougies allumées.—Laissant tomber ensuite, sur les dalles, la lettre qui se consumait:

—Mylords, dit-elle à ceux des pairs qui se trouvaient présents à quelques pas, vous ne reverrez plus notre cher duc de Portland. Il ne doit plus siéger au Parlement. Nous l’en dispensons, par un privilège nécessaire. Que son secret soit gardé! Ne vous inquiétez plus de sa personne et que nul de ses hôtes ne cherche jamais à lui adresser la parole.

Puis congédiant, d’un geste, le vieux courrier du château:

—Vous direz au duc de Portland ce que vous venez de voir et d’entendre, ajouta-t-elle après un coup d’œil sur les cendres noires de la lettre.

Sur ces paroles mystérieuses, Sa Majesté s’était levée pour se retirer en ses appartements. Toutefois, à la vue de sa liseuse demeurée immobile et comme endormie, la joue appuyée sur son jeune bras blanc posé sur les moires pourpres de la table, la reine, surprise encore, murmura doucement:

—On me suit, Héléna?

La jeune fille, persistant dans son attitude, on s’empressa auprès d’elle.

Sans qu’aucune pâleur eût décelé son émotion,—un lys, comment pâlir?—elle s’était évanouie.

Une année après les paroles prononcées par Sa Majesté,—pendant une orageuse nuit d’automne, les navires de passage à quelques lieues du cap de Portland virent le manoir illuminé.

Oh! ce n’était pas la première des fêtes nocturnes offertes, à chaque saison, par le lord absent!

Et l’on en parlait, car leur sombre excentricité touchait au fantastique, le duc n’y assistant pas.

Ce n’était pas dans les appartements du château que ces fêtes étaient données. Personne n’y entrait plus; lord Richard, qui habitait, solitairement, le donjon même, paraissait les avoir oubliés.

Dès son retour, il avait fait recouvrir, par d’immenses glaces de Venise, les murailles et les voûtes des vastes souterrains de cette demeure. Le sol en était maintenant dallé de marbres et d’éclatantes mosaïques.—Des tentures de haute lice, entr’ouvertes sur des torsades, séparaient, seules, une enfilade de salles merveilleuses où, sous d’étincelants balustres d’or tout en lumières, apparaissait une installation de meubles orientaux, brodés d’arabesques précieuses, au milieu de floraisons tropicales, de jets d’eau de senteur en des vasques de porphyre et de belles statues.

Là, sur une amicale invitation du châtelain de Portland, «au regret d’être absent, toujours,» se rassemblait une foule brillante, toute l’élite de la jeune aristocratie de l’Angleterre, des plus séduisantes artistes ou des plus belles insoucieuses de la gentry.

Lord Richard était représenté par l’un de ses amis d’autrefois. Et il se commençait alors une nuit princièrement libre.

Seul, à la place d’honneur du festin, le fauteuil du jeune lord restait vide et l’écusson ducal qui en surmontait le dossier demeurait toujours voilé d’un long crêpe de deuil.

Les regards, bientôt enjoués par l’ivresse ou le plaisir, s’en détournaient volontiers vers des présences plus charmantes.

Ainsi, à minuit, s’étouffaient, sous terre, à Portland, dans les voluptueuses salles, au milieu des capiteux aromes des exotiques fleurs, les éclats de rire, les baisers, le bruit des coupes, des chants enivrés et des musiques!

Mais, si l’un des convives, à cette heure-là, se fût levé de table et, pour respirer l’air de mer, se fût aventuré au dehors, dans l’obscurité, sur les grèves, à travers les rafales des désolés vents du large, il eût aperçu, peut-être, un spectacle capable de troubler sa belle humeur, au moins pour le reste de la nuit.

Souvent, en effet, vers cette heure-là même, dans les détours de l’allée qui descendait vers l’Océan, un gentleman, enveloppé d’un manteau, le visage recouvert d’un masque d’étoffe noire auquel était adaptée une capuce circulaire qui cachait toute la tête, s’acheminait, la lueur d’un cigare à la main longuement gantée, vers la plage. Comme par une fantasmagorie d’un goût suranné, deux serviteurs aux cheveux blancs le précédaient; deux autres le suivaient, à quelques pas, élevant de fumeuses torches rouges.

Au-devant d’eux marchait un enfant, aussi en livrée de deuil, et ce page agitait, une fois par minute, le court battement d’une cloche pour avertir au loin que l’on s’écartât sur le passage du promeneur. Et l’aspect de cette petite troupe laissait une impression aussi glaçante que le cortège d’un condamné.

Devant cet homme s’ouvrait la grille du rivage; l’escorte le laissait seul et il s’avançait alors au bord des flots. Là, comme perdu en un pensif désespoir et s’enivrant de la désolation de l’espace, il demeurait taciturne, pareil aux spectres de pierre de la plate-forme, sous le vent, la pluie et les éclairs, devant le mugissement de l’Océan. Après une heure de cette songerie, le morne personnage, toujours accompagné des lumières et précédé du glas de la cloche, reprenait, vers le donjon, le sentier d’où il était descendu. Et souvent, chancelant en chemin, il s’accrochait aux aspérités des roches.

Le matin qui avait précédé cette fête d’automne, la jeune lectrice de la reine, toujours en grand deuil depuis le premier message, était en prières dans l’oratoire de Sa Majesté, lorsqu’un billet, écrit par l’un des secrétaires du duc, lui fut remis.

Il ne contenait que ces deux mots, qu’elle lut avec un frémissement: «Ce soir.»

C’est pourquoi, vers minuit, l’une des embarcations royales avait touché à Portland. Une juvénile forme féminine, en mante sombre, en était descendue, seule. La vision, après s’être orientée sur la plage crépusculaire, s’était hâtée, en courant vers les torches, du côté du tintement apporté par le vent.

Sur le sable, accoudé à une pierre et, de temps à autre, agité d’un tressaut mortel, l’homme au masque mystérieux était étendu dans son manteau.

—O malheureux! s’écria dans un sanglot et en se cachant la face, la jeune apparition lorsqu’elle arriva, tête nue, à côté de lui.

—Adieu! adieu! répondit-il.

On entendait, au loin, des chants et des rires, venus des souterrains de la féodale demeure dont l’illumination ondulait, reflétée, sur les flots.

—Tu es libre!... ajouta-t-il, en laissant retomber sa tête sur la pierre.

—Tu es délivré! répondit la blanche advenue en élevant une petite croix d’or vers les cieux remplis d’étoiles, devant le regard de celui qui ne parlait plus.

Après un grand silence et, comme elle demeurait ainsi devant lui, les yeux fermés et immobile, en cette attitude:

—Au revoir, Héléna! murmura celui-ci dans un profond soupir.

Lorsque après une heure d’attente les serviteurs se rapprochèrent, ils aperçurent la jeune fille à genoux sur le sable et priant auprès de leur maître.

—Le duc de Portland est mort, dit-elle.

Et, s’appuyant à l’épaule de l’un de ces vieillards, elle regagna l’embarcation qui l’avait amenée.

Trois jours après, on pouvait lire cette nouvelle dans le Journal de la Cour:

«—Miss Héléna H***, la fiancée du duc de Portland, convertie à la religion orthodoxe, a pris hier le voile aux carmélites de L***.»

Quel était donc le secret dont le puissant lord venait de mourir?

Un jour dans ses lointains voyages en Orient, s’étant éloigné de sa caravane aux environs d’Antioche, le jeune duc, en causant avec les guides du pays, entendit parler d’un mendiant dont on s’écartait avec horreur et qui vivait, seul, au milieu des ruines.

L’idée le prit de visiter cet homme, car nul n’échappe à son destin.

Or, ce Lazare funèbre était ici-bas le dernier dépositaire de la grande lèpre antique, de la Lèpre-sèche et sans remède, du mal inexorable dont un Dieu seul pouvait ressusciter, jadis, les Jobs de la légende.

Seul, donc, Portland, malgré les prières de ses guides éperdus, osa braver la contagion dans l’espèce de caverne où râlait ce paria de l’Humanité.

Là, même, par une forfanterie de grand gentilhomme, intrépide jusqu’à la folie, en donnant une poignée de pièces d’or à cet agonisant misérable, le pâle seigneur avait tenu à lui serrer la main.

A l’instant même un nuage était passé sur ses yeux. Le soir, se sentant perdu, il avait quitté la ville et l’intérieur des terres et, dès les premières atteintes, avait regagné la mer pour venir tenter une guérison dans son manoir, ou y mourir.

Mais, devant les ravages ardents qui se déclarèrent durant la traversée, le duc vit bien qu’il ne pouvait conserver d’autre espoir qu’en une prompte mort.

C’en était fait! Adieu, jeunesse, éclat du vieux nom, fiancée aimante, postérité de la race!—Adieu, forces, joies, fortune incalculable, beauté, avenir! Toute espérance s’était engouffrée dans le creux de la poignée de main terrible. Le lord avait hérité du mendiant. Une seconde de bravade—un mouvement trop noble, plutôt!—avait emporté cette existence lumineuse dans le secret d’une mort désespérée...

Ainsi périt le duc Richard de Portland, le dernier lépreux du monde.

(Des Contes Cruels, édition Calmann Lévy).

Impatience de la foule

A Monsieur Victor Hugo.

«Passant, va dire à Lacédémone que nous sommes ici, morts pour obéir à ses saintes lois.»

Simonides.

 

La grande porte de Sparte, au battant ramené contre la muraille comme un bouclier d’airain appuyé à la poitrine d’un guerrier, s’ouvrait devant le Taygète. La poudreuse pente du mont rougeoyait des feux froids d’un couchant aux premiers jours de l’hiver, et l’aride versant renvoyait aux remparts de la ville d’Héraklès l’image d’une hécatombe sacrifiée au fond d’un soir cruel.

Au-dessus du portail civique, le mur se dressait lourdement. Au sommet terrassé se tenait une multitude toute rouge du soir. Les lueurs de fer des armures, les peplos, les chars, les pointes des piques, étincelaient du sang de l’astre. Seuls, les yeux de cette foule étaient sombres; ils envoyaient, fixement, des regards aigus comme des javelots vers la cime du mont, d’où quelque grande nouvelle était attendue.

La surveille, les Trois-Cents étaient partis avec le roi. Couronnés de fleurs, ils s’en étaient allés au festin de la Patrie. Ceux qui devaient souper dans les enfers avaient peigné leurs chevelures pour la dernière fois dans le temple de Lycurgue. Puis, levant leurs boucliers et les frappant de leurs épées, les jeunes hommes, aux applaudissements des femmes, avaient disparu dans l’aurore en chantant des vers de Tyrtée. Maintenant, sans doute, les hautes herbes du Défilé frôlaient leurs jambes nues, comme si la terre qu’ils allaient défendre voulait caresser encore ses enfants avant de les reprendre en son sein vénérable.

Le matin, des chocs d’armes, apportés par le vent, et des vociférations triomphales, avaient confirmé les rapports des bergers éperdus. Les Perses avaient reculé deux fois, dans une immense défaite, laissant les dix mille Immortels sans sépulture. La Locride avait vu ces victoires! La Thessalie se soulevait. Thèbes, elle-même, s’était réveillée devant l’exemple. Athènes avait envoyé ses légions et s’armait sous les ordres de Miltiade; sept mille soldats renforçaient la phalange laconienne.

Mais voici qu’au milieu des chants de gloire et des prières dans le temple de Diane, les cinq Ephores, ayant écouté des messagers survenus, s’étaient entre-regardés. Le Sénat avait donné, sur-le-champ, des ordres pour la défense de la Ville. De là ces retranchements creusés en hâte, car Sparte, par orgueil, ne se fortifiait à l’ordinaire que de ses citoyens.

Une ombre avait dissipé toutes les joies. On ne croyait plus au discours des pasteurs; les sublimes nouvelles furent oubliées, d’un seul coup, comme des fables! Les prêtres avaient frissonné gravement. Des bras d’augures, éclairés par la flamme des trépieds, s’étaient levés, vouant aux divinités infernales! Des paroles brèves avaient été chuchotées, terribles, aussitôt. Et l’on avait fait sortir les vierges, car on allait prononcer le nom d’un traître. Et leurs longs vêtements avaient passé sur les Ilotes, couchés, ivres de vin noir, en travers des degrés des portiques, lorsqu’elles avaient marché sur eux sans les apercevoir.

Alors retentit la nouvelle désespérée.

Un passage désert dans la Phocide avait été découvert aux ennemis. Un pâtre messénien avait vendu la terre d’Hellas. Ephialtès avait livré à Xerxès la mère patrie. Et les cavaleries perses, au front desquelles resplendissaient les armures d’or des satrapes, envahissaient déjà le sol des dieux, foulaient aux pieds la nourrice des héros! Adieu, temples, demeures des aïeux, plaines sacrées! Ils allaient venir, avec des chaînes, eux, les efféminés et les pâles, et se choisir des esclaves parmi tes filles, Lacédémone!

La consternation s’accrut de l’aspect de la montagne, lorsque les citoyens se furent rendus sur la muraille.

Le vent se plaignait dans les rocheuses ravines, entre les sapins qui se ployaient et craquaient, confondant leurs branches nues, pareilles aux cheveux d’une tête renversée avec horreur. La Gorgone courait dans les nuées, dont les voiles semblaient mouler sa face. Et la foule, couleur d’incendie, s’entassait dans les embrasures en admirant l’âpre désolation de la terre sous la menace du ciel. Cependant, cette multitude aux bouches sévères se condamnait au silence à cause des vierges. Il ne fallait pas agiter leur sein ni troubler leur sang d’impressions accusatrices envers un homme d’Hellas. On songeait aux enfants futurs.

L’impatience, l’attente déçue, l’incertitude du désastre, alourdissaient l’angoisse. Chacun cherchait à s’aggraver encore l’avenir, et la proximité de la destruction semblait imminente.

Certes, les premiers fronts d’armées allaient apparaître, dans le crépuscule! Quelques-uns se figuraient voir, dans les cieux et coupant l’horizon, le reflet des cavaleries de Xerxès, son char même. Les prêtres, tendant l’oreille, discernaient des clameurs venues du nord, disaient-ils,—malgré le vent des mers méridionales qui faisait bruire leurs manteaux.

Les balistes roulaient, prenant position; on bandait les scorpions et les monceaux de dards tombaient auprès des roues. Les jeunes filles disposaient des brasiers pour faire bouillir la poix; les vétérans, revêtus de leurs armures, supputaient, les bras croisés, le nombre d’ennemis qu’ils abattraient avant de tomber; on allait murer les portes, car Sparte ne se rendrait pas, même emportée d’assaut; on calculait les vivres, on prescrivait aux femmes le suicide, on consultait des entrailles abandonnées qui fumaient çà et là.

Comme on devait passer la nuit sur la muraille en cas de surprise des Perses, le nommé Nogaklès, le cuisinier des gardiens, sorte de magistrat, préparait, sur le rempart même, la nourriture publique. Debout contre une vaste cuve, il agitait son lourd pilon de pierre et, tout en écrasant distraitement le grain dans le lait salé, il regardait lui aussi, d’un air soucieux, la montagne.

On attendait. Déjà d’infâmes suggestions s’élevaient au sujet des combattants. Le désespoir de la foule est calomnieux; et les frères de ceux-là qui devaient bannir Aristide, Thémistocle et Miltiade, n’enduraient pas, sans fureur, leur inquiétude. Mais de très vieilles femmes, alors, secouaient la tête, en tressant leurs grandes chevelures blanches. Elles étaient sûres de leurs enfants et gardaient la farouche tranquillité des louves qui ont sevré.

Une obscurité brusque envahit le ciel; ce n’était pas les ombres de la nuit. Un vol immense de corbeaux apparut, surgi des profondeurs du sud; cela passa sur Sparte avec des cris de joie terrible; ils couvraient l’espace, assombrissant la lumière. Ils allèrent se percher sur toutes les branches des bois sacrés qui entouraient le Taygète. Ils demeurèrent là, vigilants, immobiles, le bec tourné vers le nord et les yeux allumés.

Une clameur de malédiction s’éleva, tonnante, et les poursuivit. Les catapultes ronflèrent, envoyant des volées de cailloux dont les chocs sonnèrent après mille sifflements et crépitèrent en pénétrant les arbres.

Les poings tendus, les bras levés au ciel, on voulut les effrayer. Ils demeurèrent impassibles comme si une odeur divine de héros étendus les eût fascinés, et ils ne quittèrent point les branches noires, ployantes sous leur fardeau.

Les mères frémirent, en silence, devant cette apparition.

Maintenant les vierges s’inquiétaient. On leur avait distribué les lames saintes, suspendues, depuis des siècles, dans les temples.—«Pour qui ces épées?» demandaient-elles. Et leurs regards, doux encore, allaient du miroitement des glaives nus aux yeux plus froids de ceux qui les avaient engendrées. On leur souriait par respect,—on les laissait dans l’incertitude des victimes, on leur apprendrait, au dernier instant, que ces épées étaient pour elles.

Tout à coup, les enfants poussèrent un cri. Leurs yeux avaient distingué quelque chose au loin. Là-bas, à la cime déjà bleuie du mont désert, un homme, emporté par le vent d’une fuite antérieure, descendait vers la Ville.

Tous les regards se fixèrent sur cet homme.

Il venait, tête baissée, le bras étendu sur une sorte de bâton rameux,—coupé au hasard de la détresse, sans doute,—et qui soutenait sa course vers la porte spartiate.

Déjà, comme il touchait à la zone où le soleil jetait ses derniers rayons sur le centre de la montagne, on distinguait son grand manteau enroulé autour de son corps; l’homme était tombé en route, car son manteau était tout souillé de fange, ainsi que son bâton. Ce ne pouvait être un soldat: il n’avait pas de bouclier.

Un morne silence accueillit cette vision.

De quel lieu d’horreur s’enfuyait-il ainsi?—Mauvais présage!

—Cette course n’était pas digne d’un homme. Que voulait-il?

—Un abri?... On le poursuivait donc?—L’ennemi, sans doute?—Déjà!—déjà!...

Au moment où l’oblique lumière de l’astre mourant l’atteignit des pieds à la tête, on aperçut les cnémides.

Un vent de fureur et de honte bouleversa les pensées. On oublia la présence des vierges, qui devinrent sinistres et plus blanches que de véritables lis.

Un nom, vomi par l’épouvante et la stupeur générales, retentit. C’était un Spartiate! un des Trois-Cents! On le reconnaissait.—Lui! c’était lui! Un soldat de la ville avait jeté son bouclier! On fuyait! Et les autres? Avaient-ils lâché pied, eux aussi, les intrépides?—Et l’anxiété crispait les faces.—La vue de cet homme équivalait à la vue de la défaite. Ah! pourquoi se voiler plus longtemps le vaste malheur! Ils avaient fui! Tous!... Ils le suivaient! Ils allaient apparaître d’un instant à l’autre!... Poursuivis par les cavaliers perses!—Et, mettant la main sur ses yeux, le cuisinier s’écria qu’il les apercevait dans la brume!...

Un cri domina toutes les rumeurs. Il venait d’être poussé par un vieillard et une grande femme. Tous deux, cachant leurs visages interdits, avaient prononcé ces paroles horribles: «Mon fils!»

Alors, un ouragan de clameurs s’éleva. Les poings se tendirent vers le fuyard.

—Tu te trompes. Ce n’est pas ici le champ de bataille.

—Ne cours pas si vite. Ménage-toi.

—Les Perses achètent-ils bien les boucliers et les épées?

—Ephialtès est riche.

—Prends garde à ta droite! Les os de Pélops, d’Héraklès et de Pollux sont sous tes pieds.—Imprécations! Tu vas réveiller les mânes de l’Aïeul,—mais il sera fier de toi.

—Mercure t’a prêté les ailes de ses talons! Par le Styx, tu gagneras le prix, aux Olympiades!

Le soldat semblait ne pas entendre et courait toujours vers la Ville.

Et, comme il ne répondait ni ne s’arrêtait, cela exaspéra. Les injures devinrent effroyables. Les jeunes filles regardaient avec stupeur.

Et les prêtres:

—Lâche! Tu es souillé de boue! Tu n’as pas embrassé la terre natale: tu l’as mordue!

—Il vient vers la porte!—Ah! par les dieux infernaux!—Tu n’entreras pas!

Des milliers de bras s’élevèrent.

—Arrière! C’est le barathre qui t’attend!—ou plutôt...—Arrière! Nous ne voulons pas de ton sang dans nos gouffres!

—Au combat! Retourne!

—Crains les ombres des héros, autour de toi.

—Les Perses te donneront des couronnes! Et des lyres! Va distraire leurs festins, esclave!

A cette parole, on vit les jeunes filles de Lacédémone incliner le front sur leurs poitrines, et, serrant dans leurs bras les épées portées par les rois libres dans les âges reculés, elles versèrent des larmes en silence.

Elles enrichissaient, de ces pleurs héroïques, la rude poignée des glaives. Elles comprenaient et se vouaient à la mort, pour la patrie.

Soudain, l’une d’entre elles s’approcha, svelte et pâle, du rempart: on s’écarta pour lui livrer passage. C’était celle qui devait être un jour l’épouse du fuyard.

—Ne regarde pas, Siméïs!... lui crièrent ses compagnes.

Mais elle considéra cet homme et, ramassant une pierre, elle la lança contre lui.

La pierre atteignit le malheureux: il leva les yeux et s’arrêta. Et alors un frémissement parut l’agiter. Sa tête, un moment relevée, retomba sur sa poitrine.

Il parut songer. A quoi donc?

Les enfants le contemplaient; les mères leur parlaient bas, en l’indiquant.

L’énorme et belliqueux cuisinier interrompit son labeur et quitta son pilon. Une sorte de colère sacrée lui fit oublier ses devoirs. Il s’éloigna de la cuve et vint se pencher sur une embrasure de la muraille. Puis, rassemblant toutes ses forces et gonflant ses joues, le vétéran cracha vers le transfuge. Et le vent qui passait emporta, complice de cette sainte indignation, l’infâme écume sur le front du misérable.

Une acclamation retentit, approbatrice de cette énergique marque de courroux.

On était vengé.

Pensif, appuyé sur son bâton, le soldat regardait fixement l’entrée ouverte de la Ville.

Sur le signe d’un chef, la lourde porte roula entre lui et l’intérieur des murailles et vint s’enchâsser entre les deux montants de granit.

Alors, devant cette porte fermée qui le proscrivait pour toujours, le fuyard tomba en arrière, tout droit, étendu sur la montagne.

A l’instant même, avec le crépuscule et le pâlissement du soleil, les corbeaux, eux, se précipitèrent sur cet homme; ils furent applaudis, cette fois, et leur voile meurtrier le déroba subitement aux outrages de la foule humaine.

Puis vint la rosée du soir qui détrempa la poussière autour de lui.

A l’aube, il ne resta de l’homme que les os dispersés.

Ainsi mourut, l’âme éperdue de cette seule gloire que jalousent les dieux et fermant pieusement les paupières pour que l’aspect de la réalité ne troublât d’aucune vaine tristesse la conception sublime qu’il gardait de la Patrie, ainsi mourut, sans parole, serrant dans sa main la palme funèbre et triomphale et à peine isolé de la boue natale par la pourpre de son sang, l’auguste guerrier élu messager de la Victoire par les Trois-Cents, pour ses mortelles blessures, alors que, jetant aux torrents des Thermopyles son bouclier et son épée, ils le poussèrent vers Sparte, hors du Défilé, le persuadant que ses dernières forces devaient être utilisées en vue du salut de la République;—ainsi disparut dans la mort, acclamé ou non de ceux pour lesquels il périssait, l’Envoyé de Léonidas.

(Des Contes Cruels, édition Calmann Lévy).

L’Intersigne

A Monsieur l’abbé Victor de Villiers de L’Isle-Adam.

«Attende, homo, quid fuisti ante ortum et quod eris usque ad occasum. Profectó fuit quod non eras. Posteà, de vili materia factus, in utero matris de sanguine menstruali nutritus, tunica tua fuit pellis secundina. Deinde, in vilissimo panno involutus, progressus es ad nos,—sic indutus et ornatus! Et non memor es quæ sit origo tua. Nihil est aliud homo quam sperma fœtidum, saccus stercorum, cibus vermium. Scientia, sapientia, ratio, sine Deo sicut nubes transeunt.»

Post hominem vermis: post vermem fœtor et horror;
Sic, in non hominem, vertitur omnis homo.

«Cur carnem tuam adornas et impinguas, quam, post paucos dies, vermes devoraturi sunt in sepulchro, animam, vero, tuam non adornas,—quæ Deo et Angelis ejus præsentenda est in Cœlis!»

Saint-Bernard, Méditations, t. II.—Bollandistes.
Préparation au Jugement dernier.

 

Un soir d’hiver qu’entre gens de pensée, nous prenions le thé, autour d’un bon feu, chez l’un de nos amis, le baron Xavier de la V*** (un pâle jeune homme que d’assez longues fatigues militaires, subies, très jeune encore, en Afrique, avaient rendu d’une débilité de tempérament et d’une sauvagerie de mœurs peu communes), la conversation tomba sur un sujet des plus sombres: il était question de la nature de ces coïncidences extraordinaires, stupéfiantes, mystérieuses, qui surviennent dans l’existence de quelques personnes.

—Voici une histoire, nous dit-il, que je n’accompagnerai d’aucun commentaire. Elle est véridique. Peut-être la trouverez-vous impressionnante.

Nous allumâmes des cigarettes et nous écoutâmes le récit suivant:

—En 1876, au solstice de l’automne, vers ce temps où le nombre, toujours croissant, des inhumations accomplies à la légère,—beaucoup trop précipitées enfin,—commençait à révolter la Bourgeoisie parisienne et à la plonger dans les alarmes, un certain soir, sur les huit heures, à l’issue d’une séance de spiritisme des plus curieuses, je me sentis, en rentrant chez moi, sous l’influence de ce spleen héréditaire dont la noire obsession déjoue et réduit à néant les efforts de la Faculté.

C’est en vain qu’à l’instigation doctorale j’ai dû, maintes fois, m’enivrer du breuvage d’Avicenne[2]; en vain me suis-je assimilé, sous toutes formules, des quintaux de fer et, foulant aux pieds tous les plaisirs, ai-je fait descendre, nouveau Robert d’Arbrissel, le vif-argent de mes ardentes passions jusqu’à la température des Samoyèdes, rien n’a prévalu!—Allons. Il paraît, décidément, que je suis un personnage taciturne et morose! Mais il faut aussi que, sous une apparence nerveuse, je sois, comme on dit, bâti à chaux et à sable, pour me trouver encore à même, après tant de soins, de pouvoir contempler les étoiles.

[2] Le séné (Avicéné): (Hist.).

Ce soir-là donc, une fois dans ma chambre, en allumant un cigare aux bougies de la glace, je m’aperçus que j’étais mortellement pâle! et je m’ensevelis dans un ample fauteuil, vieux meuble en velours grenat capitonné où le vol des heures, sur mes longues songeries, me semble moins lourd. L’accès de spleen devenait pénible jusqu’au malaise, jusqu’à l’accablement! Et, jugeant impossible d’en secouer les ombres par aucune distraction mondaine,—surtout au milieu des horribles soucis de la capitale,—je résolus, par essai, de m’éloigner de Paris, d’aller prendre un peu de nature au loin, de me livrer à de vifs exercices, à quelques salubres parties de chasse, par exemple, pour tenter de diversifier.

A peine cette pensée me fut-elle venue, à l’instant même où je me décidai pour cette ligne de conduite, le nom d’un vieil ami, oublié depuis des années, l’abbé Maucombe, me passa dans l’esprit.

—L’abbé Maucombe!... dis-je, à voix basse.

Ma dernière entrevue avec le savant prêtre datait du moment de son départ pour un long pèlerinage en Palestine. La nouvelle de son retour m’était parvenue autrefois. Il habitait l’humble presbytère d’un petit village en basse Bretagne.

Maucombe devait y disposer d’une chambre quelconque, d’un réduit?—Sans doute, il avait amassé, dans ses voyages, quelques anciens volumes? des curiosités du Liban? Les étangs, auprès des manoirs voisins, recélaient, à le parier, du canard sauvage?... Quoi de plus opportun!... Et, si je voulais jouir, avant les premiers froids, de la dernière quinzaine du féerique mois d’octobre dans les rochers rougis, si je tenais à voir encore resplendir les longs soirs d’automne sur les hauteurs boisées, je devais me hâter!

La pendule sonna neuf heures.

Je me levai; je secouai la cendre de mon cigare. Puis, en homme de décision, je mis mon chapeau, ma houppelande et mes gants; je pris ma valise et mon fusil: je soufflai les bougies et je sortis—en fermant sournoisement et à triple tour la vieille serrure à secret qui fait l’orgueil de ma porte.

Trois quarts d’heure après, le convoi de la ligne de Bretagne m’emportait vers le petit village de Saint-Maur, desservi par l’abbé Maucombe; j’avais même trouvé le temps, à la gare, d’expédier une lettre crayonnée à la hâte, en laquelle je prévenais mon père de mon départ.

Le lendemain matin, j’étais à R***, d’où Saint-Maur n’est distant que de deux lieues, environ.

Désireux de conquérir une bonne nuit (afin de pouvoir prendre mon fusil dès le lendemain, au point du jour), et toute sieste d’après déjeuner me semblant capable d’empiéter sur la perfection de mon sommeil, je consacrai ma journée, pour me tenir éveillé malgré la fatigue, à plusieurs visites chez d’anciens compagnons d’études.—Vers cinq heures du soir, ces devoirs remplis, je fis seller, au Soleil-d’Or, où j’étais descendu, et, aux lueurs du couchant, je me trouvai en face d’un hameau.

Chemin faisant, je m’étais remémoré le prêtre chez lequel j’avais dessein de m’arrêter pendant quelques jours. Le laps de temps qui s’était écoulé depuis notre dernière rencontre, les excursions, les événements intermédiaires et les habitudes d’isolement devaient avoir modifié son caractère et sa personne. J’allais le retrouver grisonnant. Mais je connaissais la conversation fortifiante du docte recteur,—et je me faisais une espérance de songer aux veillées que nous allions passer ensemble.

—L’abbé Maucombe! ne cessais-je de me répéter tout bas,—excellente idée!

En interrogeant sur sa demeure les vieilles gens qui paissaient les bestiaux le long des fossés, je dus me convaincre que le curé,—en parfait confesseur d’un Dieu de miséricorde,—s’était profondément acquis l’affection de ses ouailles et, lorsqu’on m’eut bien indiqué le chemin du presbytère assez éloigné du pâté de masures et de chaumines qui constitue le village de Saint-Maur, je me dirigeai de ce côté.

J’arrivai.

L’aspect champêtre de cette maison, les croisées et leurs jalousies vertes, les trois marches de grès, les lierres, les clématites et les roses-thé qui s’enchevêtraient sur les murs jusqu’au toit, d’où s’échappait, d’un tuyau à girouette, un petit nuage de fumée, m’inspirèrent des idées de recueillement, de santé et de paix profonde. Les arbres d’un verger voisin montraient, à travers un treillis d’enclos, leurs feuilles rouillées par l’énervante saison. Les deux fenêtres de l’unique étage brillaient des feux de l’Occident; une niche où se tenait l’image d’un bienheureux était creusée entre elles. Je mis pied à terre, silencieusement: j’attachai le cheval au volet et je levai le marteau de la porte, en jetant un coup d’œil de voyageur à l’horizon, derrière moi.

Mais l’horizon brillait tellement sur les forêts de chênes lointains et de pins sauvages, où les derniers oiseaux s’envolaient dans le soir; les eaux d’un étang couvert de roseaux, dans l’éloignement, réfléchissaient si solennellement le ciel; la nature était si belle, au milieu de ces airs calmés, dans cette campagne déserte, à ce moment où tombe le silence, que je restai—sans quitter le marteau suspendu,—que je restai muet.

O toi, pensai-je, qui n’as point l’asile de tes rêves, et pour qui la terre de Chanaan, avec ses palmiers et ses eaux vives, n’apparaît pas, au milieu des aurores, après avoir tant marché sous de dures étoiles, voyageur si joyeux au départ et maintenant assombri,—cœur fait pour d’autres exils que ceux dont tu partages l’amertume avec des frères mauvais,—regarde! Ici l’on peut s’asseoir sur la pierre de la mélancolie!—Ici les rêves morts ressuscitent, devançant les moments de la tombe! Si tu veux avoir le véritable désir de mourir, approche: ici la vue du ciel exalte jusqu’à l’oubli.

J’étais dans cet état de lassitude, où les nerfs sensibilisés vibrent aux moindres excitations. Une feuille tomba près de moi; son bruissement furtif me fit tressaillir. Et le magique horizon de cette contrée entra dans mes yeux! Je m’assis devant la porte, solitaire.

Après quelques instants, comme le soir commençait à fraîchir, je revins au sentiment de la réalité. Je me levai très vite et je repris le marteau de la porte en regardant la maison riante.

Mais, à peine eus-je de nouveau jeté sur elle un regard distrait, que je fus forcé de m’arrêter encore, me demandant, cette fois, si je n’étais pas le jouet d’une hallucination.

Était-ce bien la maison que j’avais vue tout à l’heure? Quelle ancienneté me dénonçaient, maintenant, les longues lézardes, entre les feuilles pâles?—Cette bâtisse avait un air étranger; les carreaux illuminés par les rayons d’agonie du soir brûlaient d’une lueur intense; le portail hospitalier m’invitait avec ses trois marches: mais, en concentrant mon attention sur ces dalles grises, je vis qu’elles venaient d’être polies, que des traces de lettres creusées y restaient encore, et je vis bien qu’elles provenaient du cimetière voisin,—dont les croix noires m’apparaissaient, à présent, de côté, à une centaine de pas. Et la maison me sembla changée à donner le frisson, et les échos du lugubre coup du marteau que je laissai retomber, dans mon saisissement, retentirent, dans l’intérieur de cette demeure, comme les vibrations d’un glas.

Ces sortes de vues, étant plutôt morales que physiques, s’effacent avec rapidité. Oui, j’étais, à n’en pas douter une seconde, la victime de cet abattement intellectuel que j’ai signalé. Très empressé de voir un visage qui m’aidât, par son humanité, à en dissiper le souvenir, je poussai le loquet sans attendre davantage.—J’entrai.

La porte, mue par un poids d’horloge, se referma d’elle-même, derrière moi.

Je me trouvai dans un long corridor à l’extrémité duquel Nanon, la gouvernante, vieille et réjouie, descendait l’escalier, une chandelle à la main.

—Monsieur Xavier!... s’écria-t-elle, toute joyeuse en me reconnaissant.

—Bonsoir, ma bonne Nanon! lui répondis-je, en lui confiant, à la hâte, ma valise et mon fusil.

(J’avais oublié ma houppelande dans ma chambre, au Soleil-d’Or).

Je montai. Une minute après, je serrai dans mes bras mon vieil ami.

L’affectueuse émotion des premières paroles et le sentiment de la mélancolie du passé nous oppressèrent quelque temps, l’abbé et moi.—Nanon vint nous apporter la lampe et nous annoncer le souper.

—Mon cher Maucombe, lui dis-je en passant mon bras sous le sien pour descendre, c’est une chose de toute éternité que l’amitié intellectuelle, et je vois que nous partageons ce sentiment.

—Il est des esprits chrétiens d’une parenté divine très rapprochée, me répondit-il.—Oui.—Le monde a des croyances moins «raisonnables» pour lesquelles des partisans se trouvent qui sacrifient leur sang, leur bonheur, leur devoir. Ce sont des fanatiques! acheva-t-il en souriant. Choisissons, pour foi, la plus utile, puisque nous sommes libres et que nous devenons notre croyance.

—Le fait est, lui répondis-je, qu’il est déjà très mystérieux que deux et deux fassent quatre.

Nous passâmes dans la salle à manger. Pendant le repas, l’abbé, m’ayant doucement reproché l’oubli où je l’avais tenu si longtemps, me mit au courant de l’esprit du village.

Il me parla du pays, me raconta deux ou trois anecdotes touchant les châtelains des environs.

Il me cita ses exploits personnels à la chasse et ses triomphes à la pêche: pour tout dire, il fut d’une affabilité et d’un entrain charmants.

Nanon, messager rapide, s’empressait, se multipliait autour de nous et sa vaste coiffe avait des battements d’ailes.

Comme je roulais une cigarette en prenant le café, Maucombe, qui était un ancien officier de dragons, m’imita; le silence des premières bouffées nous ayant surpris dans nos pensées, je me mis à regarder mon hôte avec attention.

Ce prêtre était un homme de quarante-cinq ans, à peu près, et d’une haute taille. De longs cheveux gris entouraient de leur boucle enroulée sa maigre et forte figure. Les yeux brillaient de l’intelligence mystique. Ses traits étaient réguliers et austères; le corps, svelte, résistait au pli des années; il savait porter sa longue soutane. Ses paroles, empreintes de science et de douceur, étaient soutenues par une voix bien timbrée, sortie d’excellents poumons. Il me paraissait enfin d’une santé vigoureuse: les années l’avaient fort peu atteint.

Il me fit venir dans son petit salon-bibliothèque.

Le manque de sommeil, en voyage, prédispose au frisson; la soirée était d’un froid vif, avant-coureur de l’hiver. Aussi, lorsqu’une brassée de sarments flamba devant mes genoux, entre deux ou trois rondins, j’éprouvai quelque réconfort.

Les pieds sur les chenets, et accoudés en nos deux fauteuils de cuir bruni, nous parlâmes naturellement de Dieu.

J’étais fatigué: j’écoutais, sans répondre.

—Pour conclure, me dit Maucombe en se levant, nous sommes ici pour témoigner,—par nos œuvres, nos pensées, nos paroles et notre lutte contre la Nature,—pour témoigner si nous pesons le poids.

Et il termina par une citation de Joseph de Maistre: «Entre l’Homme et Dieu, il n’y a que l’Orgueil.»

—Ce nonobstant, lui dis-je, nous avons l’honneur d’exister (nous, les enfants gâtés de cette Nature) dans un siècle de lumières?

—Préférons-lui la Lumière des siècles, répondit-il en souriant.

Nous étions arrivés sur le palier, nos bougies à la main.

Un long couloir, parallèle à celui d’en bas, séparait, de celle de mon hôte, la chambre qui m’était destinée:—il insista pour m’y installer lui-même. Nous y entrâmes; il regarda s’il ne me manquait rien et comme, rapprochés, nous nous donnions la main et le bonsoir, un vivace reflet de ma bougie tomba sur son visage.—Je tressaillis, cette fois!

Était-ce un agonisant qui se tenait debout, là, près de ce lit? La figure qui était devant moi n’était pas, ne pouvait pas être celle du souper! Ou, du moins, si je la reconnaissais vaguement, il me semblait que je ne l’avais vue, en réalité, qu’en ce moment-ci. Une seule réflexion me fera comprendre: l’abbé me donnait, humainement, la seconde sensation que, par une obscure correspondance, sa maison m’avait fait éprouver.

La tête que je contemplais était grave, très pâle, d’une pâleur de mort et les paupières étaient baissées. Avait-il oublié ma présence? Priait-il? Qu’avait-il donc à se tenir ainsi!—Sa personne s’était revêtue d’une solennité si soudaine que je fermai les yeux. Quand je les rouvris, après une seconde, le bon abbé était toujours là,—mais, je le reconnaissais maintenant!—A la bonne heure! Son sourire amical dissipait en moi toute inquiétude. L’impression n’avait pas duré le temps d’adresser une question. Ç’avait été un saisissement,—une sorte d’hallucination.

Maucombe me souhaita, une seconde fois, la bonne nuit et se retira.

Une fois seul:

—Un profond sommeil, voilà ce qu’il me faut! pensai-je.

Incontinent je songeai à la Mort; j’élevai mon âme à Dieu et je me mis au lit.

L’une des singularités d’une extrême fatigue est l’impossibilité du sommeil immédiat. Tous les chasseurs ont éprouvé ceci. C’est un point de notoriété.

Je m’attendais à dormir vite et profondément. J’avais fondé de grandes espérances sur une bonne nuit. Mais, au bout de dix minutes, je dus reconnaître que cette gêne nerveuse ne se décidait pas à s’engourdir. J’entendais des tic-tac, des craquements brefs du bois et des murs. Sans doute des horloges-de-mort. Chacun des bruits imperceptibles de la nuit se répondait, en tout mon être, par un coup électrique.

Les branches noires se heurtaient dans le vent, au jardin. A chaque instant, des brins de lierre frappaient ma vitre. J’avais, surtout, le sens de l’ouïe d’une acuité pareille à celle des gens qui meurent de faim.

—J’ai pris deux tasses de café, pensai-je: c’est cela!

Et, m’accoudant sur l’oreiller, je me mis à regarder, obstinément, la lumière de la bougie, sur la table, auprès de moi. Je la regardai avec fixité, entre les cils, avec cette attention intense que donne au regard l’absolue distraction de la pensée.

Un petit bénitier, en porcelaine coloriée, avec sa branche de buis, était suspendu auprès de mon chevet. Je mouillai, tout à coup, mes paupières avec l’eau bénite, pour les rafraîchir: puis j’éteignis la bougie et je fermai les yeux. Le sommeil s’approchait: la fièvre s’apaisait.

J’allais m’endormir.

Trois petits coups secs, impératifs, furent frappés à ma porte.

—Hein? me dis-je, en sursaut.

Alors je m’aperçus que mon premier somme avait déjà commencé. J’ignorais où j’étais. Je me croyais à Paris. Certains repos donnent ces sortes d’oublis risibles. Ayant même, presque aussitôt, perdu de vue la cause principale de mon réveil, je m’étirai voluptueusement, dans une complète inconscience de la situation.

—A propos! me dis-je tout à coup: mais on a frappé?—Quelle visite peut bien....

A ce point de ma phrase, une notion confuse et obscure que je n’étais plus à Paris, mais dans un presbytère de Bretagne, chez l’abbé Maucombe, me vint à l’esprit.

En un clin d’œil, je fus au milieu de la chambre.

Ma première impression, en même temps que celle du froid aux pieds, fut celle d’une vive lumière. La pleine lune brillait, en face de la fenêtre, au-dessus de l’église, et, à travers les rideaux blancs, découpait son angle de flamme déserte et pâle sur le parquet.

Il était bien minuit.

Mes idées étaient morbides. Qu’était-ce donc? L’ombre était extraordinaire.

Comme je m’approchais de la porte, une tache de braise, partie du trou de la serrure, vint errer sur ma main et sur ma manche.

Il y avait quelqu’un derrière la porte: on avait réellement frappé.

Cependant, à deux pas du loquet, je m’arrêtai court.

Une chose me paraissait surprenante: la nature de la tache qui courait sur ma main. C’était une lueur glacée, sanglante, n’éclairant pas.—D’autre part, comment se faisait-il que je ne voyais aucune ligne de lumière sous la porte, dans le corridor?—Mais, en vérité, ce qui sortait ainsi du trou de la serrure me causait l’impression du regard phosphorique d’un hibou!

En ce moment, l’heure sonna, dehors, à l’église, dans le vent nocturne.

—Qui est là? demandai-je, à voix basse.

La lueur s’éteignit:—j’allais m’approcher...

Mais la porte s’ouvrit, largement, lentement, silencieusement.

En face de moi, dans le corridor, se tenait, debout, une forme haute et noire,—un prêtre, le tricorne sur la tête. La lune l’éclairait tout entier à l’exception de la figure: je ne voyais que le feu de ses deux prunelles qui me considéraient avec une solennelle fixité.

Le souffle de l’autre monde enveloppait ce visiteur, son attitude m’oppressait l’âme. Paralysé par une frayeur qui s’enfla instantanément jusqu’au paroxysme, je contemplai le désolant personnage, en silence.

Tout à coup, le prêtre éleva le bras, avec lenteur, vers moi. Il me présentait une chose lourde et vague. C’était un manteau. Un grand manteau noir, un manteau de voyage. Il me le tendait, comme pour me l’offrir!...

Je fermai les yeux, pour ne pas voir cela. Oh! je ne voulais pas voir cela! Mais un oiseau de nuit, avec un cri affreux, passa entre nous et, le vent de ses ailes m’effleurant les paupières, me les fit rouvrir. Je sentis qu’il voletait par la chambre.

Alors,—et avec un râle d’angoisse, car les forces me trahissaient pour crier,—je repoussai la porte de mes deux mains crispées et étendues et je donnai un violent tour de clef, frénétique et les cheveux dressés!

Chose singulière, il me sembla que tout cela ne faisait aucun bruit.

C’était plus que l’organisme n’en pouvait supporter. Je m’éveillai. J’étais assis sur mon séant, dans mon lit, les bras tendus devant moi; j’étais glacé; le front trempé de sueur; mon cœur frappait contre les parois de ma poitrine de gros coups sombres.

—Ah! me dis-je, le songe horrible!

Toutefois, mon insurmontable anxiété subsistait. Il me fallut plus d’une minute avant d’oser remuer le bras pour chercher les allumettes: j’appréhendais de sentir, dans l’obscurité, une main froide saisir la mienne et la presser amicalement.

J’eus un mouvement nerveux en entendant ces allumettes bruire sous mes doigts dans le fer du chandelier. Je rallumai la bougie.

Instantanément, je me sentis mieux; la lumière, cette vibration divine, diversifie les milieux funèbres et console des mauvaises terreurs.

Je résolus de boire un verre d’eau froide pour me remettre tout à fait et je descendis du lit.

En passant devant la fenêtre, je remarquai une chose: la lune était exactement pareille à celle de mon songe, bien que je ne l’eusse pas vue avant de me mettre au lit; et, en allant, la bougie à la main, examiner la serrure de la porte, je constatai qu’un tour de clef avait été donné en dedans, ce que je n’avais point fait avant mon sommeil.

A ces découvertes, je jetai un regard autour de moi. Je commençai à trouver que la chose était revêtue d’un caractère bien insolite. Je me recouchai, je m’accoudai, je cherchai à me raisonner, à me prouver que tout cela n’était qu’un accès de somnambulisme très lucide, mais je me rassurai de moins en moins. Cependant, la fatigue me prit comme une vague, berça mes noires pensées et m’endormit brusquement dans mon angoisse.

Quand je me réveillai, un bon soleil jouait dans la chambre.

C’était une matinée heureuse. Ma montre, accrochée au chevet du lit, marquait dix heures. Or, pour nous réconforter, est-il rien de tel que le jour, le radieux soleil? Surtout quand on sent les dehors embaumés et la campagne pleine d’un vent frais dans les arbres, les fourrés épineux, les fossés couverts de fleurs et tout humides d’aurore!

Je m’habillai à la hâte, très oublieux du sombre commencement de ma nuitée.

Complètement ranimé par des ablutions réitérées d’eau fraîche, je descendis.

L’abbé Maucombe était dans la salle à manger: assis devant la nappe déjà mise il lisait un journal en m’attendant.

Nous nous serrâmes la main:

—Avez-vous passé une bonne nuit, mon cher Xavier? me demanda-t-il.

—Excellente! répondis-je distraitement (par habitude et sans accorder attention le moins du monde à ce que je disais).

La vérité est que je me sentais bon appétit: voilà tout.

Nanon intervint, nous apportant le déjeuner.

Pendant le repas notre causerie fut à la fois recueillie et joyeuse: l’homme qui vit saintement connaît, seul, la joie et sait la communiquer.

Tout à coup je me rappelai mon rêve.

—A propos, m’écriai-je, mon cher abbé, il me souvient que j’ai eu cette nuit un singulier rêve,—et d’une étrangeté... comment puis-je exprimer cela? Voyons... saisissante? étonnante? effrayante?—A votre choix!—Jugez-en.

Et, tout en pelant une pomme, je commençai à lui narrer, dans tous ses détails, l’hallucination sombre qui avait troublé mon premier sommeil.

Au moment où j’en étais arrivé au geste du prêtre m’offrant le manteau, et avant que j’eusse entamé cette phrase, la porte de la salle à manger s’ouvrit. Nanon, avec cette familiarité particulière aux gouvernantes de curés, entra, dans le rayon du soleil, au beau milieu de la conversation, et, m’interrompant, me tendit un papier:

—Voici une lettre «très pressée» que le rural vient d’apporter, à l’instant, pour monsieur! dit-elle.

—Une lettre!—Déjà! m’écriai-je, oubliant mon histoire. C’est de mon père. Comment cela?—Mon cher abbé, vous permettez que je lise, n’est-ce pas!

—Sans doute! dit l’abbé Maucombe, perdant également l’histoire de vue et subissant, magnétiquement, l’intérêt que je prenais à la lettre:—sans doute!

Je décachetai.

Ainsi l’incident de Nanon avait détourné notre attention par sa soudaineté.

—Voilà, dis-je, une vive contrariété, mon hôte: à peine arrivé, je me vois obligé de repartir.

—Comment? demanda l’abbé Maucombe, reposant sa tasse sans boire.

—Il m’est écrit de revenir en toute hâte, au sujet d’une affaire, d’un procès d’une importance des plus graves. Je m’attendais à ce qu’il ne se plaidât qu’en décembre: or, on m’avise qu’il se juge dans la quinzaine et, comme, seul, je suis à même de mettre en ordre les dernières pièces qui doivent nous donner gain de cause, il faut que j’aille!... Allons! quel ennui.

—Positivement, c’est fâcheux! dit l’abbé;—comme c’est donc fâcheux!... Au moins, promettez-moi qu’aussitôt ceci terminé... La grande affaire, c’est le salut: j’espérais être pour quelque chose dans le vôtre—et voici que vous vous échappez! Je pensais déjà que le bon Dieu vous avait envoyé...

—Mon cher abbé, m’écriai-je, je vous laisse mon fusil. Avant trois semaines je serai de retour et, cette fois, pour quelques semaines, si vous voulez.

—Allez donc en paix! dit l’abbé Maucombe.

—Eh! c’est qu’il s’agit de presque toute ma fortune! murmurai-je.

—La fortune, c’est Dieu! dit simplement Maucombe.

—Et demain, comment vivrais-je, si?...

—Demain, on ne vit plus, répondit-il.

Bientôt nous nous levâmes de table, un peu consolés du contre-temps par cette promesse formelle de revenir.

Nous allâmes nous promener dans le verger, visiter les attenances du presbytère.

Toute la journée, l’abbé m’étala, non sans complaisance, ses pauvres trésors champêtres. Puis, pendant qu’il lisait son bréviaire, je marchai, solitairement, dans les environs, respirant l’air vivace et pur avec délices. Maucombe, à mon retour, s’étendit quelque peu sur son voyage en terre sainte; tout cela nous conduisit jusqu’au coucher du soleil.

Le soir vint. Après un frugal souper, je dis à l’abbé Maucombe:

—Mon ami, l’express part à neuf heures précises. D’ici R***, j’ai bien une heure et demie de route. Il me faut une demi-heure pour régler à l’auberge en y reconduisant le cheval; total, deux heures. Il en est sept: je vous quitte à l’instant.

—Je vous accompagnerai un peu, dit le prêtre: cette promenade me sera salutaire.

—A propos, lui répondis-je, préoccupé, voici l’adresse de mon père (chez qui je demeure à Paris), si nous devons nous écrire.

Nanon, prit la carte et l’inséra dans une jointure de la glace.

Trois minutes après, l’abbé et moi nous quittions le presbytère et nous nous avancions sur le grand chemin. Je tenais mon cheval par la bride, comme de raison.

Nous étions déjà deux ombres.

Cinq minutes après notre départ, une bruine pénétrante, une petite pluie, fine et très froide, portée par un affreux coup de vent, frappa nos mains et nos figures.

Je m’arrêtai court:

—Mon vieil ami, dis-je à l’abbé, non! décidément je ne souffrirai pas cela. Votre existence est précieuse et cette ondée glaciale est très malsaine. Rentrez. Cette pluie, encore une fois, pourrait vous mouiller dangereusement. Rentrez, je vous en prie.

L’abbé, au bout d’un instant, songeant à ses fidèles, se rendit à mes raisons.

—J’emporte une promesse, mon cher ami? me dit-il.

Et, comme je lui tendais la main:

—Un instant! ajouta-t-il; je songe que vous avez du chemin à faire—et que cette bruine est, en effet, pénétrante!

Il eut un frisson. Nous étions l’un auprès de l’autre, immobiles, nous regardant fixement comme deux voyageurs pressés.

En ce moment la lune s’éleva sur les sapins, derrière les collines, éclairant les landes et les bois à l’horizon. Elle nous baigna spontanément de sa lumière morne et pâle, de sa flamme déserte et pâle. Nos silhouettes et celle du cheval se dessinèrent, énormes, sur le chemin.—Et, du côté des vieilles croix de pierre, là-bas,—du côté des vieilles croix en ruines qui se dressent en ce canton de Bretagne, dans les écreboissées où perchent les funestes oiseaux échappés du bois des Agonisants,—j’entendis, au loin, un cri affreux: l’aigre et alarmant fausset de la Freusée. Une chouette aux yeux de phosphore, dont la lueur tremblait sur le grand bras d’une yeuse, s’envola et passa entre nous, en prolongeant ce cri.

—Allons! continua l’abbé Maucombe, moi, je serai chez moi dans une minute; ainsi prenez,—prenez ce manteau!—J’y tiens beaucoup!... beaucoup!—ajouta-t-il avec un ton inoubliable.—Vous me le ferez renvoyer par le garçon d’auberge qui vient au village tous les jours... Je vous en prie.

L’abbé en prononçant ces paroles, me tendait son manteau noir. Je ne voyais pas sa figure, à cause de l’ombre que projetait son large tricorne: mais je distinguai ses yeux qui me considéraient avec une solennelle fixité.

Il me jeta le manteau sur les épaules, me l’agrafa, d’un air tendre et inquiet, pendant que, sans forces, je fermais les paupières. Et, profitant de mon silence, il se hâta vers son logis. Au tournant de la route, il disparut.

Par une présence d’esprit,—et un peu, aussi, machinalement,—je sautai à cheval. Puis je restai immobile.

Maintenant j’étais seul sur le grand chemin. J’entendais les mille bruits de la campagne. En rouvrant les yeux, je vis l’immense ciel livide où filaient de monstrueux nuages ternes, cachant la lune,—la nature solitaire. Cependant, je me tins droit et ferme, quoique je dusse être blanc comme un linge.

—Voyons! me dis-je, du calme!—J’ai la fièvre et je suis somnambule. Voilà tout.

Je m’efforçai de hausser les épaules: un poids secret m’en empêcha.

Et voici que, venue du fond l’horizon, du fond de ces bois décriés, une volée d’orfraies, à grand bruit d’ailes, passa, en criant d’horribles syllabes inconnues, au-dessus de ma tête. Elles allèrent s’abattre sur le toit du presbytère et sur le clocher dans l’éloignement: et le vent m’apporta des cris tristes. Ma foi, j’eus peur. Pourquoi? Qui me le précisera jamais? J’ai vu le feu, j’ai touché de la mienne plusieurs épées; mes nerfs sont mieux trempés, peut-être, que ceux des plus flegmatiques et des plus blafards: j’affirme, toutefois, très humblement, que j’ai eu peur ici,—et pour de bon. J’en ai conçu, même, pour moi, quelque estime intellectuelle. N’a pas peur de ces choses-là qui veut.

Donc, en silence, j’ensanglantai les flancs du pauvre cheval et, les yeux fermés, les rênes lâchées, les doigts crispés sur les crins, le manteau flottant derrière moi tout droit, je sentis que le galop de ma bête était aussi violent que possible; elle allait ventre à terre: de temps en temps mon sourd grondement, à son oreille, lui communiquait, à coup sûr, et d’instinct, l’horreur superstitieuse, dont je frissonnais malgré moi. Nous arrivâmes, de la sorte, en moins d’une demi-heure. Le bruit du pavé des faubourgs me fit redresser la tête—et respirer!

—Enfin! je voyais des maisons! des boutiques éclairées! les figures de mes semblables derrière les vitres! Je voyais des passants!... Je quittais le pays des cauchemars!

A l’auberge, je m’installai devant le bon feu. La conversation des routiers me jeta dans un état voisin de l’extase. Je sortais de la Mort. Je regardai la flamme entre mes doigts. J’avalai un verre de rhum. Je reprenais, enfin, le gouvernement de mes facultés.

Je me sentais rentré dans la vie réelle.

J’étais même,—disons-le,—un peu honteux de ma panique.

Aussi, comme je me sentis tranquille, lorsque j’accomplis la commission de l’abbé Maucombe! Avec quel sourire mondain j’examinai le manteau noir en le remettant à l’hôtelier! L’hallucination était dissipée. J’eusse fait, volontiers, comme dit Rabelais, «le bon compagnon».

Le manteau en question ne me parut rien offrir d’extraordinaire ni, même, de particulier,—si ce n’est qu’il était très vieux et même rapiécé, recousu, redoublé avec une espèce de tendresse bizarre. Une charité profonde, sans doute, portait l’abbé Maucombe à donner en aumônes le prix d’un manteau neuf: du moins, je m’expliquai la chose de cette façon.

—Cela se trouve bien!—dit l’aubergiste; le garçon doit aller au village tout à l’heure: il va partir; il rapportera le manteau chez M. Maucombe en passant, avant dix heures.

Une heure après, dans mon wagon, les pieds sur la chauffeuse, enveloppé dans ma houppelande reconquise, je me disais, en allumant un bon cigare et en écoutant le bruit du sifflet de la locomotive:

—Décidément, j’aime encore mieux ce cri-là que celui des hiboux.

Je regrettais un peu, je dois l’avouer, d’avoir promis de revenir.

Là-dessus je m’endormis, enfin, d’un bon sommeil, oubliant complètement ce que je devais traiter désormais de coïncidence insignifiante.

Je dus m’arrêter six jours à Chartres, pour collationner des pièces qui, depuis, amenèrent la conclusion favorable de notre procès.

Enfin, l’esprit obsédé d’idées de paperasses et de chicane—et sous l’abattement de mon maladif ennui,—je revins à Paris, juste le soir du septième jour de mon départ du presbytère.

J’arrivai directement chez moi, sur les neuf heures. Je montai. Je trouvai mon père dans le salon. Il était assis, auprès d’un guéridon, éclairé par une lampe. Il tenait une lettre ouverte à la main.

Après quelques paroles:

—Tu ne sais pas, j’en suis sûr, quelle nouvelle m’apprend cette lettre! me dit-il: notre bon vieil abbé Maucombe est mort depuis ton départ.

Je ressentis, à ces mots, une commotion.

—Hein? répondis-je.

—Oui, mort,—avant-hier, vers minuit,—trois jours après ton départ de son presbytère,—d’un froid gagné sur le grand chemin. Cette lettre est de la vieille Nanon. La pauvre femme paraît avoir la tête si perdue, même, qu’elle répète deux fois une phrase... singulière... à propos d’un manteau... Lis donc toi-même!

Il me tendit la lettre où la mort du saint prêtre nous était annoncée, en effet,—et où je lus ces simples lignes:

«Il était très heureux,—disait-il à ses dernières paroles,—d’être enveloppé à son dernier soupir et enseveli dans le manteau qu’il avait rapporté de son pèlerinage en terre sainte, et qui avait touché le Tombeau

(Des Contes Cruels, édition Calmann Lévy).

Souvenirs occultes

A Monsieur Franc Lamy.

«Et il n’y a pas, dans toute la contrée, de château plus chargé de gloire et d’années que mon mélancolique manoir héréditaire.»

Edgar Poe.

 

Je suis issu, me dit-il, moi, dernier Gaël, d’une famille de Celtes, durs comme nos rochers. J’appartiens à cette race de marins, fleur illustre d’Armor, souche de bizarres guerriers, dont les actions d’éclat figurent au nombre des joyaux de l’Histoire.

L’un de ces devanciers, excédé, jeune encore, de la vue ainsi que du fastidieux commerce de ses proches, s’exila pour jamais, et le cœur plein d’un mépris oublieux, du manoir natal. C’était lors des expéditions d’Asie; il s’en alla combattre aux côtés du bailli de Suffren et se distingua bientôt, dans les Indes, par de mystérieux coups de main qu’il exécuta, seul, à l’intérieur des Cités-mortes.

Ces villes, sous des cieux blancs et déserts, gisent, effondrées au centre d’horribles forêts. Les feuilles, l’herbe, les rameaux secs jonchent et obstruent les sentiers qui furent des avenues populeuses, d’où le bruit des chars, des armes et des chants s’est évanoui.

Ni souffles, ni ramages, ni fontaines en la calme horreur de ces régions. Les bengalis, eux-mêmes, s’éloignent, ici, des vieux ébéniers, ailleurs leurs arbres. Entre les décombres, accumulés dans les éclaircies, d’immenses et monstrueuses éruptions de très longues fleurs, calices funestes où brûlent, subtils, les esprits du Soleil, s’élancent, striées d’azur, nuancées de feu, veinées de cinabre, pareilles aux radieuses dépouilles d’une myriade de paons disparus. Un air chaud de mortels aromes pèse sur les muets débris: et c’est comme une vapeur de cassolettes funéraires, une bleue, enivrante et torturante sueur de parfums.

Le hasardeux vautour qui, pèlerin des plateaux du Caboul, s’attarde sur cette contrée et la contemple du faîte de quelque dattier noir, ne s’accroche aux lianes, tout à coup, que pour s’y débattre en une soudaine agonie.

Çà et là, des arches brisées, d’informes statues, des pierres, aux inscriptions plus rongées que celles de Sardes, de Palmyre ou de Khorsabad. Sur quelques-unes, qui ornèrent le fronton, jadis perdu dans les cieux, des portes de ces cités, l’œil peut déchiffrer encore et reconstruire le zend, à peine lisible, de cette souveraine devise des peuples libres d’alors:

«... et Dieu ne prévaudra

Le silence n’est troublé que par le glissement des crotales, qui ondulent parmi les fûts renversés des colonnes, ou se lovent, en sifflant, sous les mousses roussâtres.

Parfois, dans les crépuscules d’orage, le cri lointain de l’hémyone, alternant tristement avec les éclats du tonnerre, inquiète la solitude.

Sous les ruines se prolongent des galeries souterraines aux accès perdus.

Là, depuis nombre de siècles, dorment les premiers rois de ces étranges contrées, de ces nations, plus tard sans maîtres, dont le nom même n’est plus. Or, ces rois, d’après les rites de quelque coutume sacrée sans doute, furent ensevelis sous ces voûtes, avec leurs trésors.

Aucune lampe n’illumine les sépultures.

Nul n’a mémoire que le pas d’un captif des soucis de la Vie et du Désir ait jamais importuné le sommeil de leurs échos.

Seule, la torche du brahmine,—ce spectre altéré de Nirvanah, ce muet esprit, simple témoin de l’universelle germination des devenirs,—tremble, imprévue, à de certains instants de pénitence ou de songeries divines, au sommet des degrés disjoints et projette, de marche en marche, sa flamme obscurcie de fumée jusqu’au profond des caveaux.

Alors les reliques, tout à coup mêlées de lueurs, étincellent d’une sorte de miraculeuse opulence!... Les chaînes précieuses qui s’entrelacent aux ossements semblent les sillonner de subits éclairs. Les royales cendres, toutes poudreuses de pierreries, scintillent!—Telle la poussière d’une route que rougit, avant l’ombre définitive, quelque dernier rayon de l’Occident.

Les Maharadjahs font garder, par des hordes d’élite, les lisières des forêts saintes et, surtout, les abords des clairières où commence le pêle-mêle de ces vestiges.—Interdits de même sont les rivages, les flots et les ponts écroulés des euphrates qui les traversent.—De taciturnes milices de cipayes, au cœur de hyène, incorruptibles et sans pitié, rôdent, sans cesse, de toutes parts, en ces parages meurtriers.

Bien des soirs, le héros déjoua leurs ruses ténébreuses, évita leurs embûches et confondit leur errante vigilance!...—Sonnant subitement du cor, dans la nuit, sur des points divers, il les isolait par ces alertes fallacieuses, puis, brusque, surgissait sous les astres, dans les hautes fleurs, éventrant rapidement leurs chevaux. Les soldats, comme à l’aspect d’un mauvais génie, se terrifiaient de cette présence inattendue.—Doué d’une vigueur de tigre, l’Aventurier les terrassait alors, un par un, d’un seul bond! les étouffait, tout d’abord, à demi, dans cette brève étreinte,—puis, revenant sur eux, les massacrait à loisir.

L’Exilé devint, ainsi, le fléau, l’épouvante et l’extermination de ces cruels gardes aux faces couleur de terre. Bref, c’était celui qui les abandonnait, cloués à de gros arbres, leurs propres yatagans dans le cœur.

S’engageant ensuite, au milieu du passé détruit, dans les allées, les carrefours et les rues de ces villes des vieux âges, il gagnait, malgré les parfums, l’entrée des sépulcres non pareils où gisent les restes de ces rois hindous.

Les portes n’en étant défendues que par des colosses de jaspe, sortes de monstres ou d’idoles aux vagues prunelles de perles et d’émeraudes,—aux formes créées par l’imaginaire de théogonies oubliées,—il y pénétrait aisément, bien que chaque degré descendu fît remuer les longues ailes de ces dieux.

Là, faisant main basse autour de lui, dans l’obscurité, domptant le vertige étouffant des siècles noirs dont les esprits voletaient, heurtant son front de leurs membranes, il recueillait, en silence, mille merveilles. Tels, Cortez au Mexique et Pizarre au Pérou s’arrogèrent les trésors des caciques et des rois, avec moins d’intrépidité.

Les sacoches de pierreries au fond de sa barque, il remontait, sans bruit, les fleuves, en se garant des dangereuses clartés de la lune. Il nageait, crispé sur ses rames, au milieu des ajoncs, sans s’attendrir aux appels d’enfants plaintifs que larmoyaient les caïmans à ses côtés.

En peu d’heures, il atteignait ainsi une caverne éloignée, de lui seul connue, et dans les retraits de laquelle il vidait son butin.

Ses exploits s’ébruitèrent.—De là, des légendes, psalmodiées encore aujourd’hui dans les festins des nababs, à grand renfort de théorbes, par les fakirs. Ces vermineux trouvères,—non sans un vieux frisson de haineuse jalousie ou d’effroi respectueux,—y décernent à cet aïeul le titre de Spoliateur de tombeaux.

Une fois, cependant, l’intrépide nocher se laissa séduire par les insidieux et mielleux discours du seul ami qu’il s’adjoignit jamais, dans une circonstance tout spécialement périlleuse. Celui-ci, par un singulier prodige, en réchappa, lui!—Je parle du bien-nommé, du trop fameux colonel Sombre.

Grâce à cet oblique Irlandais, le bon Aventurier donna dans une embuscade.—Aveuglé par le sang, frappé de balles, cerné par vingt cimeterres, il fut pris, à l’improviste, et périt au milieu d’affreux supplices.

Les hordes hymalayennes, ivres de sa mort, et dans les bonds furieux d’une danse de triomphe, coururent à la caverne. Les trésors une fois recouvrés, ils s’en revinrent dans la contrée maudite. Les chefs rejetèrent pieusement ces richesses au fond des antres funèbres où gisent les mânes précités de ces rois de la nuit du monde. Et les vieilles pierreries y brillent encore, pareilles à des regards toujours allumés sur les races.

J’ai hérité,—moi, le Gaël,—des seuls éblouissements, hélas! du soldat sublime, et de ses espoirs.—J’habite, ici, dans l’Occident, cette vieille ville fortifiée, où m’enchaîne la mélancolie. Indifférent aux soucis politiques de ce siècle et de cette patrie, aux forfaits passagers de ceux qui les représentent, je m’attarde quand les soirs du solennel automne enflamment la cime rouillée des environnantes forêts.—Parmi les resplendissements de la rosée, je marche, seul, sous les voûtes des noires allées, comme l’Aïeul marchait sous les cryptes de l’étincelant obituaire! D’instinct, aussi, j’évite, je ne sais pourquoi, les néfastes lueurs de la lune et les malfaisantes approches humaines. Oui, je les évite, quand je marche ainsi, avec mes rêves!... Car je sens, alors, que je porte dans mon âme le reflet des richesses stériles d’un grand nombre de rois oubliés.

(Des Contes Cruels, édition Calmann Lévy).

Akëdysséril

A Monsieur le Marquis de Salisbury.

Toute chose ne se constitue que de son vide.

Livres Hindous.

 

La ville sainte apparaissait, violette, au fond des brumes d’or: c’était un soir des vieux âges; la mort de l’astre Souryâ, phénix du monde, arrachait des myriades de pierreries aux dômes de Bénarès.

Sur les hauteurs, à l’est occidental, de longues forêts de palmiers-palmyres mouvaient les bleuissements dorés de leurs ombrages sur les vallées du Habad;—à leurs versants opposés s’alternaient, dans les flammes du crépuscule, de mystiques palais séparés par des étendues de roses, aux corolles par milliers ondulantes sous l’étouffante brise. Là, dans ces jardins, s’élançaient des fontaines dont les jets retombaient en gouttes d’une neige couleur de feu.

Au centre du faubourg de Sécrole, le temple de Wishnou-l’éternel, de ses colonnades colossales, dominait la cité; ses portails, largement lamés d’or, réfractaient les clartés aériennes et, s’espaçant à ses alentours, les cent quatre-vingt-seize sanctuaires des Dêvas plongeaient les blancheurs de leurs bases de marbre, lavaient les degrés de leurs parvis dans les étincelantes eaux du Gange: les ciselures à jour de leurs créneaux s’enfonçaient jusque dans la pourpre des lents nuages passants.

L’eau radieuse dormait sous les quais sacrés; des voiles, à des distances, pendaient, avec des frissons de lumière, sur la magnificence du fleuve, et l’immense ville riveraine se déroulait en un désordre oriental, étageant ses avenues, multipliant ses maisons sans nombre aux coupoles blanches, ses monuments, jusqu’aux quartiers des Parsis où le pyramidion du lingham de Sivà, l’ardent Wissikhor, semblait brûler dans l’incendie de l’azur.

Aux plus profonds lointains, l’allée circulaire des Puits, les interminables habitations militaires, les bazars de la zone des Échanges, enfin les tours des citadelles bâties sous le règne de Wisvamîthra se fondaient en des teintes d’opale, si pures qu’y scintillaient déjà des lueurs d’étoiles. Et, surplombant dans les cieux mêmes ces confins de l’horizon, de démesurées figures d’êtres divins, sculptées sur les crêtes rocheuses des monts du Habad, siégeaient, évasant leurs genoux dans l’immensité: c’étaient des cimes taillées en forme de dieux; la plupart de ces silhouettes élevaient, dans l’abîme, à l’extrémité d’un bras vertigineux, un lotus de pierre:—et l’immobilité de ces présences inquiétait l’espace, effrayait la vie.

Cependant, au déclin de cette journée, dans Bénarès, une rumeur de gloire et de fête étonnait le silence accoutumé des tombées du soir.—La multitude emplissait d’une allégresse grave les rues, les places publiques, les avenues, les carrefours et les pentes sablonneuses des deux rivages, car les veilleurs des Tours-saintes venaient de heurter, de leurs maillets de bronze, leurs gongs où tout à coup avait semblé chanter le tonnerre. Ce signal, qui ne retentissait qu’aux heures sublimes, annonçait le retour d’Akëdysséril, de la jeune triomphatrice des deux rois d’Agra,—de la svelte veuve au teint de perle, aux yeux éclatants,—de la souveraine, enfin, qui, portant le deuil en sa robe de trame d’or, s’était illustrée à l’assaut d’Eléphanta par des faits d’héroïsme qui avaient enflammé autour d’elle mille courages.

*
*  *

Akëdysséril était la fille d’un pâtre, Gwalior.

Un jour, au profond d’un val des environs de Bénarès, par un automnal midi, les Dêvas propices avaient conduit, à travers des hasards, aux bords d’une source où la jeune vierge baignait ses pieds, un chasseur d’aurochs, Sinjab, l’héritier royal, fils de Séür le Clément qui régnait alors sur l’immense contrée du Habad. Et, sur l’instant même, le charme de l’enfant prédestinée avait suscité, dans tout l’être du jeune prince, un amour divin! La revoir encore embrasa bientôt si violemment les sens de Sinjab qu’il l’élut, d’un cœur ébloui, pour sa seule épouse,—et c’était ainsi que l’enfant du conducteur de troupeaux était devenue conductrice de peuples.

Or, voici: peu de temps après la merveilleuse union, le prince,—qu’elle aussi avait aimé à jamais,—était mort. Et, sur le vieux monarque, un désespoir avait à ce point projeté l’ombre dont on succombe, que tous entendirent, par deux fois, dans Bénarès, l’aboiement des chiens funèbres d’Yama, le dieu qui appelle,—et les peuples avaient dû élever, à la hâte, un double tombeau.

Désormais, n’était-ce pas au jeune frère de Sinjab,—à Sedjnour, le prince presque enfant,—que la succession dynastique du trône de Séür, sous la tutelle auguste d’Akëdysséril, devait être transmise?

Peut-être: nul ne délimitera la justice d’aucun droit chez les mortels.

Durant les rapides jours de son ascendante fortune,—du vivant de Sinjab, enfin,—la fille de Gwalior, émue, déjà, de secrètes prévisions et d’un cœur tourmenté par l’avenir, s’était conduite en brillante rieuse de tous droits étrangers à ceux-là seuls que consacrent la force, le courage et l’amour.—Ah! comme elle avait su, par de politiques largesses de dignités et d’or, se créer, à la cour de Séür, dans l’armée, dans la capitale, au conseil des vizirs, dans l’État, dans les provinces, parmi les chefs des brahmes, un parti d’une puissance que, d’heure en heure, le temps avait consolidée!... Anxieuse, aujourd’hui, des lendemains d’un avènement nouveau, dont la nature, même, lui était inconnue—car Séür avait désiré que la jeunesse de Sedjnour s’instruisit au loin, chez les sages du Népâl—Akëdysséril, dès que le rappel du jeune prince eut été ordonné par le conseil, résolut de s’affranchir, d’avance, des adversités que le caprice du nouveau maître pourrait lui réserver. Elle conçut le dessein de se saisir, au dédain de tous discutables devoirs, de la puissance royale.

Pendant la nuit du souverain deuil, celle qui ne dormait pas avait donc envoyé, au-devant de Sedjnour, des détachements de sowaris bien éprouvés d’intérêts et de foi pour sa cause, pour elle et pour les outrances de sa fortune. Le prince fut fait captif, brusquement, avec son escorte,—ainsi que la fille du roi de Sogdiane, la princesse Yelka, sa fiancée d’amour, accourue à sa rencontre, faiblement entourée.

Et ce fut au moment où tous deux s’apparaissaient pour la première fois, sur la route, aux clartés de la nuit.

Depuis cette heure, prisonniers d’Akëdysséril, les deux adolescents vivaient précipités du trône, isolés l’un de l’autre en deux palais que séparait le vaste Gange, et surveillés, sans cesse, par une garde sévère.

Ce double isolement, une raison d’État le motivait: si l’un d’eux parvenait à s’enfuir, l’autre demeurerait en otage et, réalisant la loi de prédestination promise aux fiancés dans l’Inde ancienne, ne s’étant apparus, cependant, qu’une fois, ils étaient devenus la pensée l’un de l’autre et s’aimaient d’une ardeur éternelle.

*
*  *

Près d’une année de règne affermit le pouvoir entre les mains de la dominatrice qui, fidèle aux mélancolies de son veuvage et seulement ambitieuse, peut-être, de mourir illustre, belle et toute-puissante, traitait, en conquérante aventureuse, avec les rois hindous, les menaçant!—Son lucide esprit n’avait-il pas su augmenter la prospérité de ses États? Les Dêvas favorisaient le sort de ses armes. Toute la région l’admirait, subissant avec amour la magie du regard de cette guerrière—si délicieuse qu’en recevoir la mort était une faveur qu’elle ne prodiguait pas.

Et puis, une légende de gloire s’était répandue touchant son étrange valeur dans les batailles: souvent, les légions hindoues l’avaient vue, au fort des plus ardentes mêlées, se dresser, toute radieuse et intrépide, fleurie de gouttes de sang, sur l’haodah lourd de pierreries de son éléphant de guerre, et, insoucieuse, sous les pluies de javelots et de flèches, indiquer, d’un altier flamboiement de cimeterre, la victoire.

C’est pourquoi le retour d’Akëdysséril dans sa capitale, après un guerroyant exil de plusieurs lunes, était accueilli par les transports de son peuple.

Des courriers avaient prévenu la ville lorsque la reine n’en fut plus distante que de très peu d’heures. Maintenant, on distinguait, au loin déjà, les éclaireurs aux turbans rouges, et des troupes aux sandales de fer descendaient les collines: la reine viendrait, sans doute, par la route de Surate; elle entrerait par la porte principale des citadelles, laissant camper ses armées dans les villages environnants.

Déjà, dans Bénarès, au profond de l’allée de Pryamvêda, des torches couraient sous les térébinthes; les esclaves royaux illuminaient de lampes, en hâte, l’immense palais de Séür.

La population cueillait des branches triomphales et les femmes jonchaient de larges fleurs l’avenue du palais, transversale à l’allée des Richis, s’ouvrant sur la place de Kama; l’on se courbait, par foules, à de fréquents intervalles, en écoutant frémir la terre sous l’irruption des chars de guerre, des fantassins en marche et des flots de cavaleries.

Soudain, l’on entendit les sourds bruissements des tymbrils mêlés à des cliquetis d’armes et de chaînes—et, brisées par les chocs sonores de ces cymbales, les mélopées des flûtes de cuivre. Et voici que, de toute part, des cohortes d’avant-garde entraient dans la ville, enseignes hautes, exécutant, en désordre, les commandements vociférés par leurs sowaris.

Sur la place de Kama, l’esplanade de la porte de Surate était couverte de ces fauves tapis d’Irmensul—et des lointaines manufactures d’Ypsamboul—tissus aux bariolures éteintes, importés par les caravanes annuelles des marchands touraniens qui les échangeaient contre des eunuques.

Entre les branches des aréquiers, des palmiers-palmyres, des mangliers et des sycomores, le long de l’avenue du Gange, flottaient de riches étoffes de Bagdad, en signe de bonheur. Sous les dais de la porte d’Occident, aux deux angles du porche énorme de la forteresse, un éblouissant cortège de courtisans aux longues robes brodées, de brahmes, d’officiers du palais, attendaient, entourant le vizir-gouverneur auprès duquel étaient assis les trois vizirs-guikowars du Habad.—On donnerait des réjouissances, on distribuerait au peuple le butin d’Eléphanta—de la poudre d’or, aussi—et, surtout, on livrerait, aux lueurs d’une torche solitaire, dans la vaste enceinte du cirque, de ces nocturnes combats de rhinocéros qu’idolâtraient les Hindous. Les habitants redoutaient seulement que des blessures eussent atteint la beauté de la reine; ils questionnaient les haletants éclaireurs; à grand’peine, ils étaient rassurés.

Dans un espace laissé libre, entre d’élevés et lourds trépieds de bronze d’où s’échappaient de bleuâtres vapeurs d’encens, se tordaient, en des guirlandes, des théories de bayadères vêtues de gazes brillantes; elles jouaient avec des chaînes de perles, faisaient miroiter des courbures de poignards, simulaient des mouvements de volupté,—des disputes, aussi, pour donner à leurs traits une animation;—c’était à l’entrée de l’avenue des Richis, sur le chemin du palais.

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*  *

A l’autre extrémité de la place de Kama s’ouvrait, silencieusement, la plus longue avenue. Celle-là, depuis des siècles, on en détournait le regard. Elle s’étendait, déserte, assombrissant, sur son profond parcours à l’abandon, les voûtes de ses noirs feuillages. Devant l’entrée, une longue ligne de psylles, ceinturés de pagnes grisâtres, faisaient danser des serpents droits sur la pointe de la queue, aux sons d’une musique aiguë.

C’était l’avenue qui conduisait au temple de Sivà. Nul Hindou ne se fût aventuré sous l’épaisseur de son horrible feuillée. Les enfants étaient accoutumés à n’en parler jamais—fût-ce à voix basse. Et, comme la joie oppressait, aujourd’hui, les cœurs, on ne prenait aucune attention à cette avenue. On eût dit qu’elle n’arrondissait pas là, béante, ses ténèbres, avec son aspect de songe. D’après une très vieille tradition, à de certaines nuits, une goutte de sang suintait de chacune des feuilles, et cette ondée de pleurs rouges tombait, tristement, sur la terre, détrempant le sol de la lugubre allée dont l’étendue était toute pénétrée de l’ombre même de Sivà.

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Tous les yeux interrogeaient l’horizon.—Viendrait-elle avant que montât la nuit? Et c’était une impatience à la fois recueillie et joyeuse.

Cependant le crépuscule s’azurait, les flammes dorées s’éteignaient et, dans la pâleur du ciel, déjà,—des étoiles...

Au moment où le globe divin oscillait au bord de l’espace, prêt à s’abîmer, de longs ruisseaux de feu coururent, en ondulant, sur les vapeurs occidentales—et voici qu’en cet instant même, au sortir des défilés de ces lointaines collines entre lesquelles s’aplanissait la route de Surate, apparurent, en des étincellements d’épaisses poussières, des nuages de cavaliers, puis des milliers de lances, des chars—et, de tous côtés, couronnant les hauteurs, surgirent des fronts de phalanges aux caftans brunis, aux semelles fauves, aux genouillères d’airain d’où sortaient de centrales pointes mortelles: un hérissement de piques dont presque toutes les extrémités, enfoncées en des têtes coupées, entre-heurtaient celles-ci en de farouches baisers, au hasard de chaque pas. Puis, escortant l’attirail roulant des machines de siège, et les claies sans nombre, attelées de robustes onagres, où, sur des litières de feuilles, gisaient les blessés, d’autres troupes de pied, les javelots ou la grande fronde à la ceinture;—enfin, les chariots des vivres. C’était là presque toute l’avant-garde; ils descendaient, en hâte, les pentes des sentiers, vers la ville, y pénétrant circulairement par toutes les portes. Peu après, les éclats des trompettes royales, encore invisibles, répondirent, là-bas, aux gongs sacrés qui grondaient sur Bénarès.

Bientôt des officiers émissaires arrivèrent au galop, éclaircissant la route, criant différents ordres, et suivis d’un roulis de pesants traîneaux d’où débordaient des trophées, des dépouilles opulentes, des richesses, le butin, entre deux légions de captifs cheminant tête basse, secouant des chaînes et que précédaient, sur leurs massifs chevaux tigrés, les deux rois d’Agra. Ceux-ci, la reine les ramenait en triomphe dans sa capitale, bien qu’avec de grands honneurs.

Derrière eux venaient des chars de guerre, aux frontons rayonnants, montés par des adolescentes en armures vermeilles, saignant, quelques-unes, de blessures mal serrées de langes, un grand arc, transversal, aux épaules, croisé de faisceaux de flèches: c’étaient les belliqueuses suivantes de la maîtresse terrible.

Enfin, dominant ce désordre étincelant, au centre d’un demi-orbe formé de soixante-trois éléphants de bataille tout chargés de sowaris et de guerriers d’élite—que suivait de tous côtés, là-bas, l’immense vision d’un enveloppement d’armées—apparut l’éléphant noir, aux défenses dorées, d’Akëdysséril.

A cet aspect, la ville entière, jusque-là muette et saisie à la fois d’orgueil et d’épouvante, exhala son convulsif transport en une tonnante acclamation; des milliers de palmes, agitées, s’élevèrent; ce fut une enthousiaste furie de joie.

Déjà, dans la haute lueur de l’air, on distinguait la forme de la reine du Habad qui, debout entre les quatre lances de son dais, se détachait, mystiquement, blanche en sa robe d’or, sur le disque du soleil. On apercevait, à sa taille élancée, le ceinturon constellé où s’agrafait son cimeterre. Elle mouvait, elle-même, entre les doigts de sa main gauche, la chaînette de sa monture formidable. A l’exemple des Dêvas sculptés au loin sur le faîte des monts du Habad, elle élevait, en sa main droite, la fleur sceptrale de l’Inde, un lotus d’or mouillé d’une rosée de rubis.

Le soir, qui l’illuminait, empourprait le grandiose entourage. Entre les jambes des éléphants pendaient, distinctes, sur le rouge-clair de l’espace, les diverses extrémités des trompes,—et, plus haut, latérales, les vastes oreilles sursautantes, pareilles à des feuilles de palmiers. Le ciel jetait, par éclairs, des rougeoiements sur les pointes des ivoires, sur les pierres précieuses des turbans, les fers des haches.

Et le terrain résonnait sourdement sous ces approches.

Et, toujours entre les pas de ces colosses, dont le demi-cercle effroyable masquait l’espace, une monstrueuse nuée noire, mouvante, sembla s’élever, de tous côtés à la fois, orbiculaire—et graduellement—du ras de l’horizon: c’était l’armée qui surgissait derrière eux, là-bas, étageant, entrecoupées de mille dromadaires, ses puissantes lignes. La ville se rassurait en songeant que les campements étaient préparés dans les bourgs prochains.

Lorsque la reine du Habad ne fut plus éloignée de l’Entrée-du-Septentrion que d’une portée de flèche, les cortèges s’avancèrent sur la route pour l’accueillir.

Et tous reconnurent, bientôt, le visage sublime d’Akëdysséril.

*
*  *

Cette neigeuse fille de la race solaire était de taille élevée. La pourpre mauve, intreillée de longs diamants, d’un bandeau fané dans les batailles, cerclait, espacée de hautes pointes d’or, la pâleur de son front. Le flottement de ses cheveux, au long de son dos svelte et musclé, emmêlait ses bleuâtres ombres, sur le tissu d’or de sa robe, aux bandelettes de son diadème. Ses traits étaient d’un charme oppressif qui, d’abord, inspirait plutôt le trouble que l’amour. Pourtant des enfants sans nombre, dans le Habad, languissaient, en silence, de l’avoir vue.

Une lueur d’ambre pâle, épandue en sa chair, avivait les contours de son corps: telles ces transparences dont l’aube, voilée par les cimes hymalayennes, en pénètre les blancheurs comme intérieurement.

Sous l’horizontale immobilité des longs sourcils, deux clartés bleu sombre, en de languides paupières de Hindoue, deux magnifiques yeux, surchargés de rêves, dispensaient autour d’elle une magie transfiguratrice sur toutes les choses de la terre et du ciel. Ils saturaient d’inconnus enchantements l’étrangeté fatale de ce visage, dont la beauté ne s’oubliait plus.

Et le saillant des tempes altières, l’ovale subtil des joues, les cruelles narines déliées qui frémissaient au vent du péril, la bouche touchée d’une lueur de sang, le menton de spoliatrice taciturne, ce sourire toujours grave où brillaient des dents de panthère, tout cet ensemble, ainsi voilé de lointains sombres, devenait de la plus magnétique séduction lorsqu’on avait subi le rayonnement de ses yeux étoilés.

Une énigme inaccessible était cachée en sa grâce de péri.

Joueuse avec ses guerrières, des soirs, sous la tente ou dans les jardins de ses palais, si l’une d’entre elles, d’une charmante parole, s’émerveillait des infinis désirs qu’élevait, sur ses pas, l’héroïque maîtresse du Habad, Akëdysséril riait, de son rire mystérieux.

Oh! posséder, boire, comme un vin sacré, les barbares et délicieuses mélancolies de cette femme, le son d’or de son rire,—mordre, presser idéalement, sur cette bouche, les rêves de ce cœur, en des baisers partagés!—étreindre, sans parole, les fluides et onduleuses plénitudes de ce corps enchanté, respirer sa dureté suave, s’y perdre—en l’abîme de ses yeux, surtout!... Pensées à briser les sens, d’où se réfléchissait un vertige que ces augustes regards de veuve, aux chastetés désespérées, ne refléteraient pas. Son être, d’où sortait cette certitude désolatrice, inspirait, au fort des assauts et des chocs d’armées, aux jeunes combattants de ses légions, des soifs de blessures reçues là, sous ses prunelles.

Et puis, de tout le calice en fleur de son sein, d’elle entière, s’exhalait une odeur subtile, inespérée! enivrante—et telle... que,—dans l’animation, surtout, des mêlées,—un charme torturait autour d’elle! excitant ses défenseurs éperdus au désir sans frein de périr à son ombre... sacrifice qu’elle encourageait, parfois, d’un regard surhumain, si délirant qu’elle semblait s’y donner.

C’étaient, dans la brume radieuse de ses victoires, des souvenirs d’elle seule connus et qui s’évoquaient en ses sommeils.

*
*  *

Telle apparaissait Akëdysséril, à l’entrée, maintenant, de la citadelle. Un moment elle écouta, peut-être, les paroles de bienvenue et d’amour dont la saluèrent les seigneurs; puis, sur un signe imperceptible, les chars de ses guerrières, avec le fracas du tonnerre, franchirent les voûtes et s’irradièrent sur la place de Kama. Les clameurs d’allégresse de son peuple l’appelaient: poussant donc son éléphant noir sous le porche de Surate et sur les tapis étendus, la souveraine du Habad entra dans Bénarès.

Soudainement, ses regards tombèrent sur l’avenue décriée au fond de laquelle s’accusait, dans l’éloignement, l’antique, l’énorme façade écrasée du temple de Sivà.

Tressaillant—d’un souvenir, sans doute—elle arrêta sa monture, jeta un ordre à ses éléphantadors qui déplièrent les gradins de l’haodah sur les flancs de l’animal.

Elle descendit, légèrement.—Et voici que, pareils à des êtres évoqués par son désir, trois phaodjs, en turbans et en tuniques noirs,—délateurs sûrs et rusés—chargés, certes! de quelque mission très secrète pendant son absence, surgirent, comme de terre, devant elle.

On s’écarta, d’après un vœu de ses yeux. Alors, les phaodjs inclinés autour d’elle chuchotèrent, l’un après l’autre, longtemps, longtemps, de très basses paroles que nul ne pouvait entendre, mais dont l’effet sur la reine parut si terrible et grandissant à mesure qu’elle écoutait, que son pâlissant visage s’éclaira, tout à coup, d’un affreux reflet menaçant.

Elle se détourna; puis, d’une voix brusque et qui vibra dans le silence de la place muette:

—Un char! s’écria-t-elle.

Sa favorite la plus proche sauta sur le sol et lui présenta les deux rênes de soie tressée de fils d’airain.

Bondissant à la place quittée:

—Que nul ne me suive! ajouta-t-elle.

Et, de ses yeux fixes, elle considérait l’avenue déserte. Indifférente à la stupeur de son peuple, au frémissement où elle jetait la ville interdite, Akëdysséril, précipitant ses chevaux à feu d’étincelles, renversant les psylles terrifiés, écrasant des serpents sous la lueur des roues, s’enfonça, toute seule, flèche lumineuse, sous les noirs ombrages de Sivà, qui prolongeaient l’horreur de leur solitude jusqu’au temple fatal.

On la vit bientôt décroître, dans l’éloignement, devenir une clarté,—puis, comme une scintillation d’étoile...

Enfin, tous, confusément, l’aperçurent, lorsque, parvenue à l’éclaircie septentrionale, elle arrêta ses chevaux devant les marches basaltiques au delà desquelles, sur la hauteur, s’étendaient les parvis du sanctuaire et ses colonnades profondes.

Retenant, d’une main, le pli de sa robe d’or, elle gravissait, maintenant, là-bas, les marches redoutées.

Arrivée au portail, elle en heurta les battants de bronze du pommeau de son cimeterre, et de trois coups si terribles, que la répercussion, comme une plainte sonore, parvint, affaiblie par la distance, jusqu’à la place de Kama.

Au troisième appel, les mystérieux battants s’ouvrirent sans aucun bruit. Akëdysséril, comme une vision, s’avança dans l’intérieur de l’édifice.

Quand sa personne eut disparu, les hautes mâchoires métalliques, distendues à ses sommations, refermèrent leur bâillement sombre sur elle, poussées par les bras invisibles des saïns, desservants de la demeure du dieu.

*
*  *

La fille de Gwalior, au dédain de tout regard en arrière, s’aventura sous les prolongements des salles funestes que formaient les intervalles des piliers,—et le froid des pierres multipliait la sonorité de ses pas.

Les derniers reflets de la mort du soleil, à travers les soupiraux—creusés, du seul côté de l’Occident, au plus épais des hautes murailles—éclairaient sa marche solitaire. Ses vibrantes prunelles sondaient le crépuscule de l’enceinte.—Ses brodequins de guerre, sanglants encore de la dernière mêlée (mais ceci ne pouvait déplaire au dieu qu’elle affrontait), sonnaient dans le silence. De rougeoyantes lueurs, tombées obliquement des soupiraux, allongeaient sur les dalles les ombres des dieux. Elle marchait sur ces ombres mouvantes, les effleurant de sa robe d’or.

Au fond, sur les blocs—entassés—de porphyre rouge, surgissait une formidable vision de pierre, couleur de nuit.

Le colosse, assis, s’élargissait en l’écartement de ses jambes, configurant un aspect de Sivà, le primordial ennemi de l’Existence-universelle. Ses proportions étaient telles que le torse seul apparaissait. L’inconcevable visage se perdait, comme dans la pensée, sous la nuit des voûtes. La divine statue croisait ses huit bras sur son sein funèbre,—et ses genoux, s’étendant à travers l’espace, touchaient, des deux côtés, les parois du sanctuaire. Sur l’exhaussement de trois degrés, de vastes pourpres tombaient, suspendues entre des piliers. Elles cachaient une centrale cavité creusée dans le monstrueux socle de Sivà.

Là, derrière les plis impénétrables, s’allongeait, disposée en pente vers les portiques, la Pierre-des-immolations.

Depuis les âges obscurs de l’Inde, à l’approche de tous les minuits, les brahmes sivaïtes, au grondement d’un gong d’appel, débordaient de leurs souterraines retraites, entraînant au sanctuaire un être humain—qui, parfois, était accouru s’offrir de lui-même, transporté du dédain de vivre. Aux circulaires clartés des braises seules de l’autel, car aucune lampe ne brûlait dans la demeure de Sivà, les prêtres étendaient sur la Pierre cette victime nue—que des entraves d’airain retenaient aux quatre membres.

Bientôt, flamboyaient les torches des saïns, illuminant l’entourage recueilli des brahmes. Sur un signe du Grand-Pontife, le Sacrificateur de Sivà, séparant d’un arrêt chacun de ses pas, s’avançait... puis, se penchant avec lenteur vers la Pierre, d’un seul coup de sa large lame ouvrait silencieusement la poitrine de l’holocauste.

Alors, quittant l’autel, dans l’aveugle dévotion à la divinité destructrice, le Grand-Pontife s’approchait, maudissant les cieux. Et, plongeant ses mains onglées dans cette entaille, qu’il élargissait avec force, en fouillait, d’abord, l’horreur, puis, il en retirait ses bras, les dressait aussi haut que possible, offrant à la Reproduction divine le cœur au hasard arraché, et dont les fibres saignantes glissaient entre ses doigts espacés selon les rites sacerdotaux.

Le grommellement monotone des brahmes, qu’envahissait une extase, râlait autour de lui le vieil hymne de Sivà (la grande Imprécation contre la Lumière) d’eux seuls connu. Au cesser du chant, le Pontife laissait retomber son oblation pantelante sur le feu saint qui en consumait les suprêmes palpitations: et la chaude buée montait ainsi, expiatrice de la vie, le long du ventre apaisé du dieu.

Cette cérémonie, toujours occulte, était si brève, que les échos du temple ne retentissaient jamais que d’un seul grand cri.

*
*  *

Ce soir-là, debout sur le triple degré au delà duquel s’étalait, ainsi long-voilée, la Pierre de sacrificature, se tenait le seul habitant visible des solitudes du temple:—et l’aspect de cet homme était aussi glaçant que l’aspect de son dieu.

La géante nudité de ce vieillard aux reins ceinturés d’un haillon sombre,—et dont l’ossature décharnée, flottante en une peau blanchâtre aux bruissantes rides, semblait lui être devenue étrangère,—se détachait sur l’ensanglantement des lourdes draperies.

L’impassibilité de cette face, au puissant crâne décillé, imberbe et chauve, qu’effleurait en cet instant, sur le fuyant d’une tempe, le feu d’une tache solaire, imposait le vertige. Aux creux de ses orbites, sous leurs arcs dénudés, veillaient deux lueurs fulgurales qui semblaient ne pouvoir distinguer que l’Invisible.

Entre ces yeux, se précipitait un ample bec-d’aigle sur une bouche pareille à quelque vieille blessure devenue blanche faute de sang—et qui clôturait mystiquement la carrure du menton. Une volonté brûlait seule en cette émaciation qui ne pouvait plus être appréciablement changée par la mort, car l’ensemble de ce que l’Homme appelle la Vie, sauf l’animation, semblait détruite en ce spectral ascète.

Ce mort vivant, plusieurs fois séculaire, était le Grand-Pontife de Sivà, le prêtre aux mains affreuses,—l’Anachorète au nom de lui-même oublié—et dont nul mortel n’eût, sans doute, retrouvé les syllabes qu’à travers la nuit, dans les déserts, en écoutant avec attention le cri du tigre.

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*  *

Or, c’était vers lui que venait, irritée, Akëdysséril; c’était bien cet homme dont l’aspect la transportait d’une fureur que trahissaient les houles de son sein, le froncement de ses narines, la palpitation de ses lèvres!

Arrivée, enfin, devant lui, la reine s’arrêta, le considéra pendant un instant sans une parole, puis,—d’une voix qui retentit ferme, jeune, vibrante, dans le terrifiant isolement du démesuré tombeau:

—«Brahmane, je sais que tu t’es affranchi de nos joies, de nos désirs, de nos douleurs et que tes regards sont devenus lourds comme les siècles. Tu marches environné des brumes d’une légende divine. Un pâtre, des marchands khordofans, des chasseurs de lynx et de bœufs sauvages t’ont vu, de nuit, dans les sentiers des montagnes, plongeant ton front dans les immenses clartés de l’orage et, tout illuminé d’éclairs dont la vertu brûlante s’émoussait contre toi, sourd au fracas des cieux, tu réfractais, paisiblement au profond de tes prunelles, la vision du dieu que tu portes. Au mépris des éléments de nos abîmes, tu te projetais, en esprit, vers le Nul sacré de ton vieil espoir.

«Comment donc te menacer, figure inaccessible? Mes bourreaux épuiseraient en vain, sur ta dépouille vivante, leur science ancienne, et mes plus belles vierges, leurs enchantements! Ton insensibilité neutralise ma puissance. Je veux donc me plaindre à ton dieu.»

Elle posa le pied sur la première dalle du sanctuaire, puis, élevant ses regards vers le grand visage d’ombre perdu dans les hautes ténèbres du temple:

—«Sivà! cria-t-elle, Dieu dont l’invisible vol revêt de terreur jusqu’à la lumière du soleil,—Dieu qui, devant l’Irrévélé, te dressas, improuvant et condamnant ce mensonge des univers... que tu sauras détruire!—si j’ai senti, jamais, autour de moi, dans les combats, ta présence exterminatrice, tu écouteras, ô Père de la Sagesse fatale, la fille d’un jour qui ose troubler le silence de la demeure en te dénonçant ton prêtre.

«Ressouviens-toi,—puisque c’est l’attribut des Dieux de s’intéresser si étrangement aux plaintes humaines!—Peu d’aurores avaient brillé sur mon règne, Sivà, lorsque forcée de franchir, avec mes armées, l’Iaxarte et l’Oxus, je dus entrer, victorieuse, dans les cités en feu de la Sogdiane,—dont le roi réclamait sa fille unique, ma prisonnière Yelka.—Je savais que des peuples du Népâl profiteraient, ici, de cette guerre lointaine, pour proclamer roi du Habad celui... que je ne pouvais me résoudre à faire périr, Sedjnour, enfin, leur prince, le frère, hélas! de Sinjab, mon époux inoublié.—Si j’étais une conquérante, Sedjnour n’était-il pas issu de la race d’Ebbahâr, le plus ancien des rois?

«Je vainquis, en Sogdiane! Et je dus soumettre, à mon retour, les rebelles,—qui m’ont déclarée, depuis, valeureuse et magnanime, en des inscriptions durables.

«Ce fut alors que, pour prévenir de nouvelles séditions et d’autres guerres, le Conseil de mes vizirs d’État, dans Bénarès, statua d’anéantir l’objet même de ces troubles, au nom du salut de tous. Un décret de mort fut donc rendu contre Sedjnour et contre ma captive, sa fiancée,—et l’Inde m’adjura d’en hâter l’exécution pour assurer, enfin, la stabilité de mon trône et de la paix.

«En cette alternative, mon orgueil frémissant refusa de se diminuer en bravant les remords d’un tel crime. Qu’ils fussent mes captifs, je m’accordais avec tristesse—ô dieu des méditations désespérées!—cette inévitable iniquité!... mais qu’ils devinssent mes victimes?... lâcheté d’un cœur ingrat, dont le seul souvenir eût à jamais flétri toutes les fiertés de mon être.—Et puis, ô Dieu des victoires! je ne suis point cruelle, comme les filles des riches parsis, dont l’ennui se plaît à voir mourir; les grandes audacieuses, bien éprouvées aux combats, sont faites de clémence—et, comme l’une de mes sœurs de gloire, Sivà, je fus élevée par des colombes.

«Cependant, l’existence de ces enfants était un constant péril. Il fallait choisir entre leur mort et tout le sang généreux que leur cause, sans doute, ferait verser encore!—Avais-je le droit de les laisser vivre, moi, reine?

*
*  *

«Ah! je résolus, du moins, de les voir, une fois, de mes yeux,—pour juger s’ils étaient dignes de l’anxiété dont se tourmentait mon âme.—Un jour, aux premiers rayons de l’aurore, je revêtis mes vêtements d’autrefois, alors que, dans nos vallées, je gardais les troupeaux de mon père Gwalior. Et je me hasardai, femme inconnue, dans leurs demeures perdues parmi les champs de roses, aux bords opposés du Gange.

«O Sivà! je revins éblouie, le soir!... Et, lorsque je me retrouvai seule, en cette salle du palais de Séür où je devins, où je demeure veuve, une mélancolie de vivre m’accabla: je me sentis plus troublée que je ne l’aurais cru possible!

«O couple pur d’êtres charmants qui s’étonnaient sans me haïr! Leur existence ne palpitait que d’un espoir: leur union d’amour!... libres ou captifs!... fût-ce même dans l’exil!... Cet adolescent royal, aux regards limpides, et dont les traits me rappelaient ceux de Sinjab! Cette enfant chaste et si aimante, si belle!... leurs âmes séparées, mais non désunies, s’appelaient et se savaient l’une à l’autre! N’est-ce donc pas ainsi que notre race conçoit et ressent, depuis les âges, en notre Inde sublime, le sentiment de l’amour? Fidèle, immortellement!

«Eux, un danger, Sivà?—Mais, Sedjnour, élevé par des sages, rendait grâce aux Destinées de se voir allégé du souci des rois! Il me plaignait, en souriant, de m’en être si passionnément fatiguée! Prince insoucieux de gloire, il jugeait frivoles ces lauriers idéals dont le seul éclat me fait pâlir!... S’aimer! Tel était—ainsi que pour son amante Yelka—l’unique royaume! Et, disaient-ils, ils étaient bien assurés que j’allais les réunir vite—puisque je fus aimée et que j’étais fidèle!...»

*
*  *

Akëdysséril, après avoir un instant caché son visage de veuve entre ses mains radieuses, continua:

—«Répondre à ces enfants en leur adressant des bourreaux? Non! Jamais!—Cependant, que résoudre, puisque la mort, seule, peut mettre fin, sans retour, aux persévérances opiniâtres des partisans d’un prince—et que l’Inde me demandait la paix?... Déjà d’autres rébellions menaçaient: il me fallait encore m’armer contre l’Indo-Scythie...—Soudainement, une étrange pensée m’illumina! C’était la veille du jour où j’allais marcher contre les aborigènes des monts arachosiens. Ce fut à toi seul que je songeai, Sivà! Quittant, de nuit, mon palais, j’accourus ici, seule:—rappelle-toi! divinité morose!—Et je vins demander secours, devant ton sanctuaire, à ton noir pontife.

«Brahmane, lui dis-je, je sais que, ni mon trône dont la blancheur s’éclaire de tant de pierreries, ni les armées, ni l’admiration des peuples, ni les trésors, ni le pouvoir de ce lotus inviolé—non, rien ne peut égaler en joie les premières délices de l’Amour ni ses voluptueuses tortures. Si l’on pouvait mourir du ravissement nuptial, mon sein ne battrait plus depuis l’heure où, pâle et rayonnante, Sinjab me captiva sous ses baisers, à jamais, comme sous des chaînes!

«Cependant, si, par quelque enchantement, il était possible—que ces enfants condamnés mourussent d’une joie si vive, si pénétrante, si encore inéprouvée, que cette mort leur semblât plus désirable que la vie? Oui, par l’une de ces magies étranges, qui nous dissipent comme des ombres, si tu pouvais augmenter leur amour même,—l’exalter, par quelque vertu de Sivà?—d’un embrasement de désirs... peut-être le feu de leurs premiers transports suffirait-il pour consumer les liens de leurs sens en un évanouissement sans réveil!—Ah! si cette mort céleste était réalisable, ne serait-elle pas une conciliatrice, puisqu’ils se la donneraient à eux-mêmes? Seule, elle me semblait digne de leur douceur et de leur beauté.

«Ce fut à ces paroles que cette bouche de nuit, engageant ta promesse divine, me répondit avec tranquillité:

—«Reine, j’accomplirai ton désir.»

«Sur cette assurance de ton prêtre, accès libre lui fut laissé, par mes ordres, des palais de mes captifs.—Consolée, d’avance, par la beauté de mon crime, je me départis en armes, l’aube suivante, vers l’Arachosie,—d’où je reviens, victorieuse encore, Sivà! grâce à ton ombre et à mes guerriers, ce soir.

«Or, tout à l’heure, au franchir des citadelles, j’eus souci de la fatale merveille, sans doute accomplie durant mon éloignement. Déjà songeuse d’offrandes sacrées, je contemplais les dehors de ce temple, lorsque mes phaodjs, apparus, m’ont révélé quelle fut, envers moi, la duplicité de ce très vieux homme-ci.»

La souveraine veuve regarda le fakir: à peine si sa voix décelait, en de légers tremblements, la fureur qu’elle dominait.

—«Démens-moi! continua-t-elle; dis-nous de quelles délices tu tins à fleurir, pour ces adolescents idéals, la pente de la mort promise? sous les pleurs de quelles extases tu sus voiler leurs yeux ravis? en quels inconnus frémissements d’amour tu fis vibrer leurs sens jusqu’à cet alanguissement mortel où je rêvais que s’éteignissent leurs deux êtres? Non! tais-toi.

«Mes phaodjs, aux écoutes dans les murailles, t’observaient—et j’ai lieu d’estimer leur clairvoyance fidèle... Va, tu peux lever sur moi tes yeux! A qui me jette le regard qui dompte, je renvoie celui qui opprime, n’étant pas de celles qui subissent des enchantements!...

«O prince pur, Sedjnour, ombre ingénue,—et toi, pâle Yelka, si douce, ô vierge!—Enfants, enfants!... le voici, cet homme de tourments qu’il faut, où vous êtes, incriminer devant les divinités sans clémence qui n’ont pas aimé.

«Je veux savoir pourquoi ce fils d’une femme oubliée me cacha cette haine qu’il portait, sans doute, à quelque souverain de la race dont ils sortirent et quelle vengeance il projetait d’exercer sur cette innocente postérité!...—Car de quel autre mobile s’expliquer ton œuvre, brahmane? à moins que tes féroces instincts natals, ayant, à la longue, affolé ta stérile vieillesse, tu n’aies agi dans l’inconscience... et, devant la perfection de leur double supplice, comment le croire?

«Ainsi, ce ne fut qu’avec des paroles, n’est-ce pas? rien qu’avec des paroles, que tu fis subir, à leurs âmes, une mystérieuse agonie, jusqu’à ce qu’enfin cette mort volontaire, où tu les persuadais de se réfugier contre leurs tourments, vint les délivrer... de t’avoir entendu!

«Oui, tout l’ensemble de ce subtil forfait, je le devine, prêtre;—et c’est par dédain, sache-le, que je n’envoie pas, à l’instant même, ta tête sonner et bondir sur ces dalles profanées par ton parjure.»

Akëdysséril, qui venait de laisser ses yeux étinceler, reprit, avec des accents amers:

«Aussitôt que l’austérité de ton aspect eut séduit la foi de ces claires âmes, tu commenças cette œuvre maudite. Et ce fut la simplicité de leur mutuelle tendresse que tu pris, d’abord, à tâche de détruire. Au souffle de quelles obscures suggestions desséchas-tu la sève d’amour en ces jeunes tiges, qui, pâlissantes, commencèrent, dès lors, à dépérir pour ta joie,—je vais te le dire!

«Vieillard, il te fallut que chacun d’eux se sentît solitaire! Eh bien,—selon ce que tu leur laissas entendre,—chacun d’eux ne devait-il pas survivre à l’oublié, et régner, grâce à mes vœux, en des pays lointains,—aux côtés d’un être royal et plein d’amour aujourd’hui préféré déjà?... Comment te fut-il possible de les persuader?—Mais tu savais en offrir mille preuves!... Isolés, pouvaient-ils, ces enfants, échanger ce seul regard qui eût traversé les nébuleuses fumées de tes vengeances comme un rayon de soleil? Non! Non. Tu triomphais—et, tout à l’heure, je t’apprendrai, te dis-je, par quel redoutable artifice! Et le feu chaste de leurs veines, attisé, sans cesse, par le ravage des jalousies, par la mélancolie de l’abandon, tu sus en irriter les désirs jusqu’à les rendre follement charnels—à cause de cette croyance où tu plongeais leurs cœurs, l’impossibilité de toute possession l’un de l’autre. Entre leurs demeures, chaque jour, passant le Gange, tu te faisais, sur les eaux saintes, une sorte d’effrayant messager de pleurs, d’épouvante, d’illusions mortes et d’adieux.

«Ah! les délations de mes phaodjs sont profondes: elles m’ont éclairé sur certaine détestable puissance dont tu disposes! Ils ont attesté, en un serment, les Dêvas des Expiations éternelles, que nulle arme n’est redoutable auprès de l’usage où ton noir génie sait plier la parole des vivants. Sur ta langue, affirment-ils, s’entre-croisent, à ton gré, des éclairs plus fallacieux, plus éblouissants et plus meurtriers que ceux qui jaillissent, dans les combats, des feintes de nos cimeterres. Et, lorsqu’un esprit funeste agite sa torche au fond de tes desseins, cet art, ce pouvoir, plutôt, se résout, d’abord, en...»

La reine, ici, fermant à demi les paupières, sembla suivre, d’une lueur, entre ses cils, dans les vagues ténèbres du temple, un fil invisible, perdu, flottant: et, symbolisant ainsi l’analyse où ses pensées s’aventuraient, elle lissa, de deux de ses doigts fins et pâles, le bout de l’un de ses sourcils, en étendant l’autre main vers le brahme:

...—«en... des suppositions lointaines, motivées subtilement, et suivies d’affreux silences... Puis,—des inflexions, très singulières, de ta voix éveillent... on ne sait quelles angoisses—dont tu épies, sans trêve, l’ombre passant sur les fronts. Alors—mystère de toute raison vaincue!—d’étranges consonnances, oui, presque nulles de signification,—et dont les magiques secrets te sont familiers,—te suffisent pour effleurer nos esprits d’insaisissables, de glaçantes inquiétudes! de si troubles soupçons qu’une anxiété inconnue oppresse, bientôt, ceux-là mêmes dont la défiance, en éveil, commençait à te regarder fixement. Il est trop tard. Le verbe de tes lèvres revêt, alors, les reflets bleus et froids des glaives, de l’écaille des dragons, des pierreries. Il enlace, fascine, déchire, éblouit, envenime, étouffe... et il a des ailes! Ses occultes morsures font saigner l’amour à n’en plus guérir. Tu sais l’art de susciter—pour les toujours décevoir—les espérances suprêmes! A peine supposes-tu... que tu convaincs plus que si tu attestais. Si tu feins de rassurer, ta menaçante sollicitude fait pâlir. Et, selon tes vouloirs, la mortelle malice qui anime ta sifflante pensée, jamais ne louange que pour dissimuler les obliques flèches de tes réserves, qui, seules, importent!—tu le sais, car tu es comme un mort méchant. D’un flair louche et froid, tu sais en proportionner les atteintes à la présence qui t’écoute. Enfin, toi disparu, tu laisses dans l’esprit que tu te proposas ainsi de pénétrer d’un venin fluide, le germe d’une corrosive tristesse, que le temps aggrave, que le sommeil même alimente—et qui devient bientôt si lourde, si âcre et si sombre—que vivre perd toute saveur, que le front se penche, accablé, que l’azur semble souillé depuis ton regard, que le cœur se serre à jamais—et que des êtres simples en peuvent mourir. C’est donc sous l’énergie de ce langage meurtrier—ton privilège, brahmane!—que tu te complus et t’acharnas, jour à jour, à froisser—comme entre les ossements de tes mains—le double calice de ces jeunes âmes candides, ô spectre étouffant deux roses dans la nuit!

«Et lorsque leurs lèvres furent muettes, leurs yeux fixes et sans larmes, leurs sourires bien éteints; lorsque le poids de leur angoisse dépassa ce que leurs cœurs pouvaient supporter sans cesser de battre, lorsqu’ils eurent, même, cessé de me maudire ainsi que les dieux sacrés, tu sus augmenter en chacun d’eux, tout à coup, cette soif de perdre jusqu’au souvenir de leur être, pour échapper au supplice d’exister sans fidélité, sans croyance et sans espérance, en proie au tourment constant de leurs trop insatiables désirs l’un de l’autre.—Et cette nuit, cette nuit, tu les as laissés se précipiter dans le vaste fleuve,—te disant, peut-être, que tu saurais bien me donner le change de leur mort.»

Il y eut un moment de grand silence dans le temple, à cette parole.

—«Prêtre, reprit encore Akëdysséril, je tenais à mon rêve que tu t’engageas, librement, à réaliser. Tu fus, ici, l’interprète sacrilège de ton dieu, dont tu as compromis l’éternelle intégrité par ta traîtrise, car tout parjure diminue, à la mesure de la promesse trahie, l’être même de qui l’accomplit ou l’inspira. Je veux donc savoir pourquoi tu m’as bravée: pour quel motif ce long attentat n’a point fatigué la persévérance!... Tu vas me répondre.»

*
*  *

Elle se détourna, comme une longue lueur d’or, vers les profondeurs ensevelies dans l’obscurité. Et sa voix, devenant immédiatement stridente, réveilla, comme de force, en des sursauts bondissants, les échos des immenses salles autour d’elle:

—«Et maintenant, fakirs voilés, spectres errants entre les piliers de cette demeure et qui, cachant vos cruelles mains, apparaissez, par intervalles,—révélés, seulement, par l’ombre rapide que vous projetez sur les murailles,—écoutez la menaçante voix d’une femme qui,—servante, hier encore, de ceux-là qui entendent les symboles et tiennent la parole des dieux,—ce soir vous parle en dominatrice, car ses paroles ne sont point vaines: j’en ai pesé, froidement, l’imprudence—et ce n’est pas à moi de trembler.

«Si, dans l’instant, ce taciturne ascète, votre souverain, se dérobe à ma demande en d’imprécises réponses,—avant une heure, moi, je le jure! Akëdysséril!—entraînant mes vierges militaires, nous passerons, debout, au front de nos chars vermeils avec des rires, dans la fumée, dispersant l’incendie de nos torches en feu aux profonds des noirs feuillages de votre antique avenue! Ma puissante armée, encore ivre de triomphe, et qui est aux portes de Bénarès, entrera dans la ville sur mon appel. Elle enserrera cet édifice désormais déserté de son dieu! Et cette nuit, toute la nuit, sous les chocs multipliés de mes béliers de bronze, j’en effondrerai les pierres, les portes, les colonnades! Je jure qu’il s’écroulera dans l’aurore et que j’écraserai le monstrueux simulacre vide où veilla, durant des siècles, l’esprit même de Sivà! Mes milices, dont le nombre est terrible, avec leurs lourdes massues d’airain, les auront broyés, pêle-mêle, ces blocs rocheux, avant que le soleil de demain—si demain nous éclaire—ait atteint le haut du ciel! Et le soir, lorsque le vent, venu de mes monts lointains—devant qui les autres de la terre s’humilient—aura dispersé tout ce vaste nuage de vaines poussières à travers les plaines, les vallées et les bois du Habad, je reviendrai, moi! vengeresse! avec mes guerrières, sur mes noirs éléphants, fouler le sol où s’éleva le vieux temple!... Couronnées de frais lotus et de roses, elles et moi, sur ses ruines, nous entrechoquerons nos coupes d’or, en criant aux étoiles, avec des chants de victoire et d’amour, les noms des deux ombres vengées! Et ceci, pendant que mes exécuteurs enverront, l’une après l’autre, du haut des amoncellements qui pourront subsister encore des parvis dévastés, vos têtes et vos âmes rouler en ce Néant-originel que votre espoir imagine!... J’ai dit.»

La reine Akëdysséril, le sein palpitant, la bouche frémissante, abaissant les paupières sur ses grands yeux bleus tout en flammes, se tut.

*
*  *

Alors le serviteur de Sivà, tournant vers elle sa blême face de granit, lui répondit d’une voix sans timbre:

—«Jeune reine, devant l’usage que nous faisons de la vie, penses-tu nous faire de la mort une menace?—Tu nous envoyas des trésors—semés, dédaigneusement, par nos saïns, sur les degrés de ce temple—où nul mendiant de l’Inde n’ose venir les ramasser! Tu parles de détruire cette demeure sainte? Beau loisir,—et digne de tes destinées,—que d’exhorter des soldats sans pensée à pulvériser de vaines pierres! L’Esprit qui anime et pénètre ces pierres est le seul temple qu’elles représentent: lui révoqué, le temple, en réalité, n’est plus. Tu oublies que c’est lui seul, cet Esprit sacré, qui te revêt, toi-même, de l’autorité dont tes armes ne sont que le prolongement sensible... Et que ce serait à lui seul, toujours, que tu devrais de pouvoir abolir les voiles sous l’accident desquels il s’incorpore ici. Quand donc le sacrilège atteignit-il d’autre dieu... que l’être même de celui qui fut assez infortuné pour en consommer la démence!

«Tu vins à moi, pensant que la Sagesse des Dêvas visite plus spécialement ceux qui, comme nous, par des jeûnes, des sacrifices sanglants et des prières, préservent la clairvoyance de leur propre raison de dépendre des fumées d’un breuvage, d’un aliment, d’une terreur ou d’un désir. J’accueillis tes vœux parce qu’ils étaient beaux et sombres, même en leur féminine frivolité,—m’engageant à les réaliser,—par déférence pour le sang qui te couvre.—Et voici que, dès les premiers pas de ton retour, ton lucide esprit s’en remet à des intelligences de délateurs—que je n’ai même pas daigné voir—pour juger, pour accuser et pour maudire mon œuvre, de préférence à t’adresser simplement à moi, tout d’abord, pour en connaître.

«Tu le vois, ta langue a formé, bien en vain, les sons dont vibrent encore les échos de cet édifice,—et s’il me plut d’entendre jusqu’à la fin tes harmonieux et déjà si oubliés outrages, c’est que,—fût-elle sans base et sans cause,—la colère des jeunes tueuses, dont les yeux sont pleins de gloire, de feux et de rêves, est toujours agréable à Sivà.

«Ainsi, reine Akëdysséril, tu désires—et ne sais ce qui réalise! Tu regardes un but et ne t’inquiètes point de l’unique moyen de l’atteindre.—Tu demandas s’il était au pouvoir de la Science-sainte d’induire deux êtres en ce passionnel état des sens où telle subite violence de l’Amour détruirait en eux, dans la lueur d’un même instant, les forces de la vie?... Vraiment, quels autres enchantements qu’une réflexion toute naturelle devais-je mettre en œuvre pour satisfaire à l’imaginaire de ce dessein?—Écoute: et daigne te souvenir.

«Lorsque tu accordas la fleur de toi-même au jeune époux, lorsque Sinjab te cueillit en des étreintes radieuses, jamais nulle vierge, t’écriais-tu, n’a frémi de plus ardentes délices, et ta stupeur, selon ce que tu m’attestas, était d’avoir survécu à ce grave ravissement.

«C’est que,—rappelle-toi,—déjà favorisée d’un sceptre, l’esprit troublé d’ambitieuses songeries, l’âme disséminée en mille soucis d’avenir, il n’était plus en ton pouvoir de te donner tout entière. Chacune de ces choses retenait, au fond de ta mémoire, un peu de ton être et, ne t’appartenant plus en totalité tu te ressaisissais obscurément et malgré toi—jusqu’en ce conjugal charme de l’embrassement—aux attirances de ces choses étrangères à l’Amour.

«Pourquoi, dès lors, t’étonner, Akëdysséril, de survivre au péril que tu n’as pas couru?

«Déjà tu connaissais, aussi, des bords de cette coupe où fermente l’ivresse des cieux, d’avant-coureurs parfums de baisers dont l’idéal avait effleuré tes lèvres, émoussant la divine sensation future. Considère ton veuvage, ô belle veuve d’amour, qui sais si distraitement survivre à ta douleur! Comment la possession t’aurait-elle tuée, d’un être—dont la perte même te voit vivre?

«C’est que, jeune femme, ta nuit nuptiale ne fut qu’étoilée. Son étincelante pâleur fut toute pareille à celle de mille bleus crépuscules, réunis au firmament, et se voilant à peine les uns les autres. L’éclair de Kamadêva, le Seigneur de l’amour, ne les traversa que d’une pâleur un peu plus lumineuse, mais fugitive! Et ce n’est pas en ces douces nuits que les cœurs humains peuvent subir le choc de sa puissante foudre.

«Non!... Ce n’est que dans les nuits désespérées, noires et désolatrices, aux airs inspirateurs de mourir, où nul regret des choses perdues, nul désir des choses rêvées ne palpitent plus dans l’être, hormis l’amour seul;—c’est seulement en ces sortes de nuits qu’un aussi rouge éclair peut luire, sillonner l’étendue et anéantir ceux qu’il frappe! C’est en ce vide seul que l’Amour, enfin, peut librement pénétrer les cœurs et les sens et les pensées au point de les dissoudre en lui d’une seule et mortelle commotion! Car une loi des dieux a voulu que l’intensité d’une joie se mesurât à la grandeur du désespoir subi pour elle: alors seulement cette joie, se saisissant à la fois de toute l’âme, l’incendie, la consume et peut la délivrer!

«C’est pourquoi j’ai accumulé beaucoup de nuit dans l’être de ces deux enfants: je la fis même plus profonde et plus dévastée que n’ont pu le dire les phaodjs!... Maintenant, reine, quant aux enchantements dont disposent les antiques brahmanes, supposes-tu que tes si clairvoyants délateurs connaissent, par exemple, l’intérieur de ces grands rochers du sommet desquels tes jeunes condamnés voulurent, hier au soir, se précipiter dans le Gange?»

Ici, Akëdysséril, arrachant du fourreau son cimeterre qui continua la lueur de ses yeux, s’écria, ne dominant plus son courroux:

—«Insensé barbare! Pendant que tu prononces toutes ces vaines sentences qui ont tué mes chères victimes, ah! le fleuve roule, sous les astres, à travers les roseaux, leurs corps innocents!... Eh bien, le Nirvanah t’appelle. Sois donc anéanti!»

Son arme décrivit un flamboiement dans l’obscurité. Un instant de plus, et l’ascète, séparé par les reins sous l’atteinte robuste du jeune bras,—n’était plus.

Soudain, elle rejeta son arme loin d’elle, et le bruit retentissant de cette chute fit tressaillir encore les ombres du temple.

C’est que—sans même relever les paupières sur l’accusatrice—le pontife sombre avait murmuré, sans dédain, sans terreur et sans orgueil, ce seul mot:

—«Regarde.»

*
*  *

A cette parole s’étaient écartés les pans du grand voile de l’autel de Sivà, laissant apercevoir l’intérieur de la caverne que surplombait le dieu.

Deux ascètes, les paupières abaissées selon les rites sacerdotaux, soutenaient, aux extrémités latérales du sanctuaire, les vastes plis sanglants.

Au fond de ce lieu d’horreur, les trépieds étaient allumés comme à l’heure d’un sacrifice. L’Esprit de Sivà s’opposant, dans les symboles, à la libre élévation de leurs flammes, ces grandes flammes, renversées par les courbures de hautes plaques d’or, réverbéraient d’inquiétantes clartés sur la Pierre des victimes. Au chevet de cette Pierre se tenaient, immobiles et les yeux baissés, deux saïns, la torche haute.

Et là, sur ce lit de marbre noir, apparaissaient étendus, pâles d’une pâleur de ciel, deux jeunes êtres charmants. Les plis de neige de leurs transparentes tuniques nuptiales décelaient les lignes sacrées de leurs corps; la lumière de leur sourire annonçait en eux le lever d’une aube éclose dans les invisibles et vermeils espaces de l’âme; et cette aurore secrète transfigurait, en une extase éternelle, leur immobilité.

Certes, quelque transport d’une félicité divine, passant les forces de sensation que les dieux ont mesurées aux humains—avait dû les délivrer de vivre, car l’éclair de la Mort en avait figé l’expressif reflet sur leurs visages! Oui, tous deux portaient l’empreinte de l’idéale joie dont la soudaineté les avait foudroyés.

Et là, sur cette couche où les brahmes de Sivà les avaient posés, ils gardaient l’attitude, encore, où la Mort—que, sûrement, ils n’avaient point remarquée—était venue les surprendre effleurant leurs êtres de son ombre. Ils s’étaient évanouis, perdus en elle, insolitement, laissant la dualité de leurs essences en fusion s’abîmer en cet unique instant d’un amour—que nul autre couple vivant n’aura connu jamais.

Et ces deux mystiques statues incarnaient ainsi le rêve d’une volupté seulement accessible à des cœurs immortels.

La juvénile beauté de Sedjnour, en sa blancheur rayonnante, semblait défier les ténèbres. Il tenait, ployée entre ses bras, l’être de son être, l’âme de son désir;—et celle-ci, dont la blanche tête était renversée sur le mouvement d’un bras jeté à l’entour du cou de son bien-aimé, paraissait endormie en un éperdu ravissement. L’auguste main de Yelka retombait sur le front de Sedjnour: ses beaux cheveux, brunissants, déroulaient sur elle et sur lui leurs noires ondes, et ses lèvres, entr’ouvertes vers les siennes, lui offraient, en un premier baiser, la candeur de son dernier soupir.—Elle avait voulu, sans doute, attirer dans un doux effort, la bouche de son amant vers la fleur de ses lèvres, lui faisant ainsi subir, en même temps, le subtil et cher parfum de son sein virginal qu’elle pressait encore contre cette poitrine adorée!... Et c’était au moment même où toutes les défaillances, où tous les adieux, toutes les tortures d’âme s’effaçaient à peine sous le mutuel transport de leur soudaine union!

Oui, la résurrection, trop subitement délicieuse, de tant d’inespérées et pures ivresses, le contre-coup de cette effusion enchantée, l’intime choc de ce fulgurant baiser, que tous deux croyaient à jamais irréalisable, les avaient emportés, d’un seul coup d’aile, hors de cette vie dans le ciel de leur propre songe. Et, certes, le supplice eût été, pour eux, de survivre à cet instant non pareil!

*
*  *

Akëdysséril considérait, en silence, l’œuvre merveilleuse du Grand-prêtre de Sivà.

—«Penses-tu que si les Dêvas te conféraient le pouvoir de les éveiller, ces délivrés daigneraient accepter encore la Vie? dit l’impénétrable fakir d’un accent dont l’ironie austère triomphait:—vois, reine, te voici leur envieuse!»

Elle ne répondit pas: une émotion sublime voilait ses yeux. Elle admirait, se joignant les mains sur une épaule, l’accomplissement de son rêve inouï.

Soudainement, un immense murmure, la rugissante houle d’une multitude, et de longs bruissements d’armes, troublant sa contemplation, se firent entendre de l’extérieur du temple—dont les portails roulèrent, lourdement, sur les dalles intérieures.

Sur le seuil, n’osant entrer en apercevant la reine de Bénarès éclairée encore, au fond du temple, par les flammes du sanctuaire et qui s’était détournée,—les trois vizirs, inclinés, la regardaient, leurs armes en main, l’air meurtrier.

Derrière eux, les guerrières montraient leurs jeunes têtes d’Apsarâs menaçantes, aux yeux allumés par une inquiétude de ce qu’était devenue leur maîtresse: elles se contenaient à peine d’envahir la demeure du dieu.

Autour d’elles, au loin, l’armée, dans la nuit.

Alors, tout ce rappel de la vie, et la mélancolie de sa puissance, et le devoir d’oublier la beauté des rêves! et jusqu’aux adieux de l’amour perdu,—tout l’esclavage, enfin, de la Gloire, gonfla, d’un profond soupir, le sein d’Akëdysséril: et les deux premières larmes, les dernières aussi! de sa vie, brillèrent, en gouttes de rosée, sur les lis de ses joues divines.

Mais—bientôt—ce fut comme si un dieu eût passé!—Redressant sa haute taille sur la marche suprême de l’autel:

—«Vice-rois, vizirs et sowaris du Habad, cria-t-elle de cette voix connue dans les mêlées et que répercutèrent toutes les colonnades du sombre édifice—vous avez décidé la mort d’un prince, héritier du trône de Séür, depuis la mort de Sinjab, mon époux royal: vous avez condamné à périr Sedjnour et, aussi, sa fiancée Yelka, princesse de cette riche région, soumise, enfin, par nos armes!—Les voici!

«Récitez la prière pour les ombres généreuses, qui, dans l’abîme de l’Esprit, s’efforcent vers le Çwargâ divin!—Chantez, pour elles, guerrières, et vous, ô chers guerriers! l’hymne du Yadjnour-Vêda, la parole du Bonheur! Que l’Inde, sous mon règne, hélas! enfin à ce prix pacifiée, refleurisse, à l’image de son lotus, l’éternelle Fleur!... Mais qu’aussi les cœurs se serrent de ceux dont l’âme est grave: car une grandeur de l’Asie s’est évanouie sur cette pierre!... La sublime race d’Ebbahâr est éteinte.»

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