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Histoires souveraines

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Sous les caveaux de l’Official de Saragosse, au tomber d’un soir de jadis, le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, sixième prieur des dominicains de Ségovie, troisième Grand-Inquisiteur d’Espagne—suivi d’un fra redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers du Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit vers un cachot perdu. La serrure d’une porte massive grinça: l’on pénétra dans un méphitique in-pace, où le jour de souffrance d’en haut laissait entrevoir, entre des anneaux scellés aux murs, un chevalet noirci de sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière de fumier, et maintenu par des entraves, le carcan de fer au cou, se trouvait assis, hagard, un homme en haillons, d’un âge désormais indistinct.

Ce prisonnier n’était autre que rabbi Aser Abarbanel, juif aragonais, qui—prévenu d’usure et d’impitoyable dédain des Pauvres,—avait, depuis plus d’une année, été, quotidiennement, soumis à la torture. Toutefois, son «aveuglement étant aussi dur que son cuir», il s’était refusé à l’abjuration.

Fier d’une filiation plusieurs fois millénaire, orgueilleux de ses antiques ancêtres,—car tous les Juifs dignes de ce nom sont jaloux de leur sang,—il descendait, talmudiquement, d’Othoniel, et, par conséquent, d’Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d’Israël: circonstance qui avait aussi soutenu son courage au plus fort des incessants supplices.

Ce fut donc les yeux en pleurs, en songeant que cette âme si ferme s’excluait du salut, que le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, s’étant approché du rabbin frémissant, prononça les paroles suivantes:

—«Mon fils, réjouissez-vous: voici que vos épreuves d’ici-bas vont prendre fin. Si, en présence de tant d’obstination, j’ai dû permettre, en gémissant, d’employer bien des rigueurs, ma tâche de correction fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier rétif qui, trouvé tant de fois sans fruit, encourt d’être séché... mais c’est à Dieu seul de statuer sur votre âme. Peut-être l’infinie Clémence luira-t-elle pour vous au suprême instant! Nous devons l’espérer! Il est des exemples... Ainsi soit!—Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez partie, demain, de l’auto da fé: c’est-à-dire, vous serez exposé au quemadero, brasier prémonitoire de l’éternelle Flamme: il ne brûle, vous le savez, qu’à distance, mon fils, et la Mort met au moins deux heures (souvent trois) à venir, à cause des langes mouillés et glacés dont nous avons soin de préserver le front et le cœur des holocaustes. Vous serez quarante-trois seulement. Considérez que, placé au dernier rang, vous aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce baptême du feu qui est de l’Esprit-Saint. Espérez donc en La Lumière et dormez.»

En achevant ce discours, dom Arbuez ayant, d’un signe, fait désenchaîner le malheureux, l’embrassa tendrement. Puis, ce fut le tour du fra redemptor, qui, tout bas, pria le juif de lui pardonner ce qu’il lui avait fait subir en vue de le rédimer;—puis l’accolèrent les deux familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut silencieux. La cérémonie terminée, le captif fut laissé, seul et interdit, dans les ténèbres.

*
*  *

Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche, le visage hébété de souffrance, considéra d’abord sans attention précise, la porte fermée.—«Fermée?...» Ce mot, tout au secret de lui-même, éveillait, en ses confuses pensées, une songerie. C’est qu’il avait entrevu, un instant, la lueur des lanternes en la fissure d’entre les murailles de cette porte. Une morbide idée d’espoir, due à l’affaissement de son cerveau, émut son être. Il se traîna vers l’insolite chose apparue! Et, bien doucement, glissant un doigt, avec de longues précautions, dans l’entre-bâillement, il tira la porte vers lui... O stupeur! par un hasard extraordinaire, le familier qui l’avait refermée avait tourné la grosse clef un peu avant le heurt contre les montants de pierre! De sorte que, le pêne rouillé n’étant pas entré dans l’écrou, la porte roula de nouveau dans le réduit.

Le rabbin risqua un regard au dehors.

A la faveur d’une sorte d’obscurité livide, il distingua, tout d’abord, un demi-cercle de murs terreux, troués par des spirales de marches;—et, dominant, en face de lui, cinq ou six degrés de pierre, une espèce de porche noir, donnant accès en un vaste corridor, dont il n’était possible d’entrevoir, d’en bas, que les premiers arceaux.

S’allongeant donc, il rampa jusqu’au ras de ce seuil.—Oui, c’était bien un corridor, mais d’une longueur démesurée! Un jour blême, une lueur de rêve l’éclairait: des veilleuses, suspendues aux voûtes, bleuissaient, par intervalles, la couleur terne de l’air:—le fond lointain n’était que de l’ombre. Pas une porte, latéralement, en cette étendue! D’un seul côté, à sa gauche, des soupiraux, aux grilles croisées, en des enfoncées du mur, laissaient passer un crépuscule—qui devait être celui du soir, à cause des rouges rayures qui coupaient, de loin en loin, le dallage. Et quel effrayant silence!... Pourtant, là-bas, au profond de ces brumes, une issue pouvait donner sur la liberté! La vacillante espérance du juif était tenace, car c’était la dernière.

Sans hésiter donc, il s’aventura sur les dalles, côtoyant la paroi des soupiraux, s’efforçant de se confondre avec la ténébreuse teinte des longues murailles. Il avançait avec lenteur, se traînant sur la poitrine—et se retenant de crier lorsqu’une plaie, récemment avivée, le lancinait.

Soudain, le bruit d’une sandale qui s’approchait parvint jusqu’à lui dans l’écho de cette allée de pierre. Un tremblement le secoua, l’anxiété l’étouffait: sa vue s’obscurcit. Allons! c’était fini, sans doute! Il se blottit, à croppetons, dans un enfoncement, et, à demi mort, attendit.

C’était un familier qui se hâtait. Il passa rapidement, un arrache-muscles au poing, cagoule baissée, terrible, et disparut. Le saisissement, dont le rabbin venait de subir l’étreinte, ayant comme suspendu les fonctions de la vie, il demeura, près d’une heure, sans pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte d’un surcroît de tourments s’il était repris, l’idée lui vint de retourner en son cachot. Mais le vieil espoir lui chuchotait, dans l’âme, ce divin Peut-être, qui réconforte dans les pires détresses! Un miracle s’était produit! Il ne fallait plus douter! Il se remit donc à ramper vers l’évasion possible. Exténué de souffrance et de faim, tremblant d’angoisses, il avançait!—Et ce sépulcral corridor semblait s’allonger mystérieusement! Et lui, n’en finissant pas d’avancer, regardait toujours l’ombre, là-bas, où devait être une issue salvatrice.

—Oh! oh! Voici que des pas sonnèrent de nouveau, mais, cette fois, plus lents et plus sombres. Les formes blanches et noires, aux longs chapeaux à bords roulés, de deux inquisiteurs, lui apparurent, émergeant sur l’air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse et paraissaient en controverse sur un point important, car leurs mains s’agitaient.

A cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux: son cœur battit à le tuer; ses haillons furent pénétrés d’une froide sueur d’agonie; il resta béant, immobile, étendu le long du mur, sous le rayon d’une veilleuse, immobile, implorant le Dieu de David.

Arrivés en face de lui, les deux inquisiteurs s’arrêtèrent sous la lueur de la lampe,—ceci par un hasard sans doute provenu de leur discussion. L’un d’eux, en écoutant son interlocuteur, se trouva regarder le rabbin! Et, sous ce regard dont il ne comprit pas, d’abord, l’expression distraite, le malheureux croyait sentir les tenailles chaudes mordre encore sa pauvre chair; il allait donc redevenir une plainte et une plaie! Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières battantes, il frissonnait, sous l’effleurement de cette robe. Mais, chose à la fois étrange et naturelle, les yeux de l’inquisiteur étaient évidemment ceux d’un homme profondément préoccupé de ce qu’il va répondre, absorbé par l’idée de ce qu’il écoute, ils étaient fixes—et semblaient regarder le juif sans le voir!

En effet, au bout de quelques minutes, les deux sinistres discuteurs continuèrent leur chemin, à pas lents, et toujours causant à voix basse, vers le carrefour d’où le captif était sorti; ON NE L’AVAIT PAS VU!... Si bien que, dans l’horrible désarroi de ses sensations, celui-ci eut le cerveau traversé par cette idée: «Serais-je déjà mort, qu’on ne me voit pas?» Une hideuse impression le tira de léthargie: en considérant le mur, tout contre son visage, il crut voir, en face des siens, deux yeux féroces qui l’observaient!... Il rejeta la tête en arrière en une transe éperdue et brusque, les cheveux dressés!... Mais non! non. Sa main venait de se rendre compte, en tâtant les pierres: c’était le reflet des yeux de l’inquisiteur qu’il avait encore dans les prunelles, et qu’il avait réfracté sur deux taches de la muraille.

En marche! Il fallait se hâter vers ce but qu’il s’imaginait (maladivement, sans doute) être la délivrance! vers ces ombres dont il n’était plus distant que d’une trentaine de pas, à peu près. Il reprit donc, plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre, sa voie douloureuse; et bientôt il entra dans la partie obscure de ce corridor effrayant.

Tout à coup, le misérable éprouva du froid sur ses mains qu’il appuyait sur les dalles; cela provenait d’un violent souffle d’air, glissant sous une petite porte à laquelle aboutissaient les deux murs.—Ah! Dieu! si cette porte s’ouvrait sur le dehors! Tout l’être du lamentable évadé eut comme un vertige d’espérance! Il l’examinait, du haut en bas, sans pouvoir bien la distinguer à cause de l’assombrissement autour de lui.—Il tâtait: point de verrous! ni de serrure.—Un loquet!... Il se redressa: le loquet céda sous son pouce; la silencieuse porte roula devant lui.

*
*  *

—«Alleluia!...» murmura, dans un immense soupir d’actions de grâces, le rabbin, maintenant debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui apparaissait.

La porte s’était ouverte sur des jardins, sous une nuit d’étoiles! sur le printemps, la liberté, la vie! Cela donnait sur la campagne prochaine, se prolongeant vers les sierras dont les sinueuses lignes bleues se profilaient sur l’horizon;—là, c’était le salut!—Oh! s’enfuir! Il courrait toute la nuit sous ces bois de citronniers dont les parfums lui arrivaient. Une fois dans les montagnes, il serait sauvé! Il respirait le bon air sacré; le vent le ranimait, ses poumons ressuscitaient! Il entendait, en son cœur dilaté, le Veni foras de Lazare! Et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au firmament. Ce fut une extase.

Alors, il crut voir l’ombre de ses bras se retourner sur lui-même:—il crut sentir que ces bras d’ombre l’entouraient, l’enlaçaient,—et qu’il était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le regard vers cette figure—et demeura pantelant, affolé, l’œil morne, trémébond, gonflant les joues et bavant d’épouvante.

—Horreur! Il était dans les bras du Grand-Inquisiteur lui-même, du vénérable Pedro Arbuez d’Espila, qui le considérait, de grosses larmes plein les yeux, et d’un air de bon pasteur retrouvant sa brebis égarée!...

Le sombre prêtre pressait contre son cœur, avec un élan de charité si fervente, le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et, pendant que rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait d’angoisse entre les bras de l’ascétique dom Arbuez et comprenait confusément, que toutes les phases de la fatale soirée n’étaient qu’un supplice prévu, celui de l’Espérance! le Grand-Inquisiteur, avec un accent de poignant reproche et le regard consterné, lui murmurait à l’oreille, d’une haleine brûlante et altérée par les jeûnes:

—«Eh quoi, mon enfant! A la veille, peut-être, du salut... vous vouliez donc nous quitter!»

L’Amour sublime.

 

M​. Evariste Rousseau-Latouche, député de l’un de nos départements les plus éclairés, siégeait au centre-gauche de notre Parlement.

Au physique, c’était un de ces hommes qui ont toujours eu l’air d’un oncle.

Quarante-cinq ans, environ; l’encolure un peu molle, résistante pourtant; la chair des joues offrait quelques menues bouffissures, l’âge ayant ses droits; mais il en humectait chaque matin, de crèmes diverses, la couperose. Le nez long et froid. Les yeux grisâtres. La lèvre inférieure franche, rouge, un peu épaisse: la supérieure très fine et formant la ligne quatrième de la carrure du menton. La voix bien timbrée, précise. Brun encore, mais ceci grâce à ces innocentes «applications» de teinture qui sont de mode.

C’était le type de l’homme de nos jours, exempt de superstitions, ouvert à tous les aspects de l’esprit, peu dupe des grands mots, cubique en ses projets financiers, industriels ou politiques.

En 1876, il avait épousé mademoiselle Frédérique d’Allepraine; la tutrice de cette orpheline de dix-sept ans la lui ayant accordée à cause de l’extérieur, à la fois sérieux et engageant, de cet honnête homme;—et puis les situations se convenaient...

Rousseau-Latouche avait fait sa fortune dans les lins. Il ne s’était enrichi que par le travail—et, aussi, grâce à quelque peu de savoir-faire—sans parler de certaines circonstances dont il est convenu que les sots seuls négligent de profiter; tout le monde l’estimait donc, de l’estime actuelle.

Au moral, il avait les idées françaises d’aujourd’hui, les idées ayant cours,—excepté en quelques négligeables esprits. Ses convictions se résumaient en celles-ci:

1o Qu’en fait de religions, tous les cultes imaginables ayant eu leurs fervents et leurs martyrs, le Christianisme, en ses nuances diverses, ne devait plus être considéré que comme un mode analogue de cette «mysticité» qui s’efface d’elle-même—brume traversée par le soleil levant de la Science.

2o Qu’en fait de politique, le régime royal, en France (et ailleurs), ayant fait son temps, s’annule également, de soi-même.

3o Qu’en fait de morale pratique, il faut, tout bonnement, se laisser vivre selon les règles salubres de l’honnêteté (ceci autant que possible),—sans être hostile au Bien, c’est-à-dire au Progrès.

4o Qu’en fait d’attitude sociale, le mieux est de laisser, en souriant, pérorer les gens en retard, dont le cerveau n’est pas d’une pondération calme et dont les derniers groupes tendent à disparaître comme les Peaux-Rouges.

Bref, c’était un être éminemment sympathique, ainsi que le sont, de nos jours, presque tous ceux qui—les mains vides, mais ouvertes—sont doués d’assez d’empire sur eux-mêmes pour pouvoir prononcer, non-seulement sans rire, mais avec une sincérité d’accent convaincante le mot «Fraternité»:—c’est-à-dire le mot le plus lucratif de notre époque.

Madame Rousseau-Latouche, née Frédérique d’Allepraine, en tant que nature, différait de son mari.

C’était une personne atteinte d’âme;—un être d’au delà joint à un être de terre. Elle était d’un genre de beauté à la fois grave, exquis et durable. Il ressortait de sa personne une sympathie pénétrante, mais qui humiliait un peu. Le regard chaste et froid de ses yeux bleus éclairait, d’intérieurement, sa transparente pâleur; et la grâce de son affabilité charmait,—bien qu’un peu glacée, à cause des gens dont le sourire trop volontiers s’affine.

En dépit des trente ans dont elle approchait, elle pouvait inspirer les sentiments d’un amour auguste, d’une passion noble et profonde. Quelque surpris que fussent, à sa vue, les visiteurs ou même les passants, il était difficile de ne pas se sentir moins qu’elle en sa présence,—et de ne pas rendre hommage à la simplicité si tranquillement élevée de cet être d’exception perdu en un milieu d’individus affairés. Dans les soirées elle semblait, malgré son évidente bonne volonté, si étrangère à son entourage, que les femmes la déclaraient «supérieure» avec un demi-sourire qui servait la transition pour parler de choses plus gaies.

Ses goûts étaient incompréhensibles, extraordinaires. Ainsi, musicienne, elle n’aimait exclusivement et sans jamais une concession, que cette musique dont l’aile porte les intelligences bien nées vers ces régions suprêmes de l’Esprit qu’illumine la persistante notion de Dieu,—d’une espérable immortalité en cette incréée «Lumière» où toute souffrance mortelle est oubliée.

Elle ne lisait que ces livres, si rares, où vibre la spiritualité d’un style pur. Peu mondaine, malgré les exigences de sa position, c’était à peine si elle acceptait de figurer en d’inévitables ou officielles fêtes. Taciturne, elle préférait l’isolement, chez elle, dans sa chambre, où sa manière de tuer le temps consistait, le plus souvent, à prier, en chrétienne simple, pénétrée d’espérance. Privée d’enfants, ses meilleures distractions étaient de porter, elle-même, à des pauvres, quelque argent, des choses utiles, ceci le plus possible, et en calculant de son mieux ces dépenses; car Evariste, sans précisément l’entraver ici, serrait, devant toutes exagérations, et non sans sagesse, les cordons de la bourse.

M. Rousseau-Latouche, en conservateur sagace, en esprit éclectique, aux vues larges, comprenant toutes les aberrations des êtres non parvenus encore à sa sérénité intellectuelle, non seulement trouvait très excusable, en sa chère Frédérique, cette «mysticité» qu’il qualifiait de féminine, mais, secrètement, n’en était point fâché. Ceci pour plusieurs motifs concluants.

D’abord, parce que si ce genre de goûts témoignait, en elle, d’une race «noble», le mieux est, aujourd’hui, d’absoudre, avec une indulgence discrète (une déférence, même), ces particularités d’atavisme destinées à s’atténuer avec les générations. On ne peut extirper, sans danger, ces espèces de taches de naissance,—qui, d’ailleurs, donnent du piquant à une femme. Puis,—tout en reconnaissant, en soi-même, la fondamentale frivolité de pareilles inclinations, on doit ne pas oublier qu’en de certains milieux influents encore, et dont les préjugés sont par conséquent ménageables, on peut être fier, négligemment, de laisser constater, en sa femme, ces travers sacrés, flatteurs même, et qu’ainsi l’on utilise. C’est une parure distinguée.

Ensuite, cela présente—en attendant qu’il soit trouvé mieux—des garanties d’honnêteté conjugale des plus appréciables, aux yeux surtout d’un homme d’État, absorbé par des labeurs d’affaires, de législature, etc.,—qui, enfin, «n’a pas le temps» de veiller avec soin sur son foyer. En somme donc, ces diverses tendances d’un tempérament imaginatif constituant, à son estime, en sa chère femme, une sorte de préservatif organique, une égide naturelle contre les nombreuses tentations si fréquentes de l’existence moderne, Evariste,—bien qu’hostile, en principe, à leur essence,—avait fait, en bon opportuniste, la part du feu.—Que lui importait, après tout? Ne vivons-nous pas en un siècle de pensée libre? Eh bien! du moment où cela non-seulement ne le gênait pas, mais—redisons-le—lui pouvait être utile, flatteur même, entre-temps, pourquoi ce clairvoyant époux eût-il risqué sa quiétude, en essayant, sans profit, de guérir sa femme de cette maladie incurable et natale qu’on appelle l’âme?... Tout pesé, ce vice de conformation ne lui semblait pas absolument rédhibitoire.

Presque toute l’année, les Rousseau-Latouche habitaient leur belle maison de l’avenue des Ternes. L’été, aux vacances de la Chambre, Evariste emmenait sa femme en une délicieuse maison de campagne, aux environs de Sceaux. Comme on n’y recevait pas, les soirées étaient, parfois, un peu longues; mais on se levait de meilleure heure. Un peu de solitude, cela retrempe et rasseoit l’esprit.

De grands jardins, un bouquet de bois, de belles attenances, entouraient cette propriété d’agrément. N’étant pas insensible aux charmes de la nature, M. Rousseau-Latouche, le matin, vers sept heures, en veston de coutil à boutonnière enrubannée et le chef abrité d’un panama contre les feux de l’aurore, ne se refusait pas, tout comme un simple mortel, à parcourir, le sécateur officiel en main, ses allées bordurées de rosiers, d’arbres fruitiers et de melonnières. Puis, jusqu’à l’heure du déjeuner, il s’enfermait en son cabinet, y dépouillait sa correspondance, lisait, en ses journaux, les échos du jour, et songeait mûrement à des projets de loi—qu’il s’efforçait même de trouver urgents, étant un homme de bonne volonté.

Pendant la journée, madame s’occupait des nécessiteux que le curé de la localité lui avait recommandés;—ce qui, avec un peu de musique et de lecture, suffisait à combler les six semaines que l’on passait en cet exil.

Vers la fin de juillet, l’an dernier, les Rousseau-Latouche reçurent, à l’improviste, la visite exceptionnelle d’un jeune parent venu de Jumièges, la vieille ville, et venu pour voir Paris—sans autre motif. Peut-être s’y fixerait-il, selon des circonstances—si difficiles à prévoir aujourd’hui.

M. Bénédict d’Allepraine se trouvait être le cousin germain de Frédérique. Il était plus jeune qu’elle d’environ six années. Ils avaient joué ensemble, autrefois, chez leurs parents; et, sans s’être revus depuis l’adolescence, ils avaient toujours trouvé, dans leurs lettres de relations, entre famille, un mot aimable les rappelant l’un à l’autre. C’était un jeune homme assez beau, peu parleur, d’une douceur tout à fait grave et charmante, de grande distinction d’esprit et de manières parfaites, bien que M. Rousseau-Latouche les trouvât (mais avec sympathie) un peu «provinciales».

Or, par une coïncidence vraiment singulière, étant surtout donnée la rareté de ces sortes de caractères, la nature intellectuelle de M. Bénédict d’Allepraine se trouvait être pareille à celle de Frédérique. Oui, le tour essentiellement pensif de son esprit l’avait malheureusement conduit à certain dédain des choses terre à terre et à l’amour assez exclusif des choses d’en haut; ceci au point que sa fortune, bien que des plus modestes, lui suffisait et qu’il ne s’ingéniait en rien pour l’augmenter, ce qui confinait à l’imprévoyance.

Ce n’était pas qu’il fût né poète; il l’était plutôt devenu, par un ensemble de raisonnements logiques et, disons-le tout bas, des plus solides, à la vue de toutes les feuilles sèches dont se payent, jusqu’à la mort, la plupart des individus soi-disant positifs. S’il acceptait de «croire» un peu par force, aux réalités relatives dont nous relevons tous, bon ou mal gré nous, c’était avec un enjouement qui laissait deviner la mince estime qu’il professait pour la tyrannie bien momentanée de ces choses. Bref, il s’était, de très bonne heure—et ceci grâce à des instincts natals—détaché de bien des ambitions, de bien des désirs, et ne reconnaissait, pour méritant le titre de sérieux, que ce qui correspondait aux goûts sagement divins de son âme.

Hâtons-nous d’ajouter que, dans ses relations, c’était un cœur d’une droiture excessive, incapable d’un adultère, d’une lâcheté, d’une simple indélicatesse, et que cette qualité, comme le rayon d’une étoile, transparaissait de sa personne. Quelque réfractaire qu’il se jugeât quant à l’action violente, s’il eût découvert, au monde, telle belle cause à défendre qui ne fût illusoire qu’à demi, certes, il se fût donné la peine d’être ce que les passants appellent un homme, et de façon, même, probablement, à démontrer, sans ostentation, le néant, l’incapacité de ceux qui l’eussent raillé sur les nuages de ses idées généreuses; mais, cette belle cause il ne l’entrevoyait guère au milieu du farouche conflit d’intérêts qui, de nos jours, étouffe d’avance, sous le ridicule et le dédain, tout effort tenté vers quoi que ce soit d’élevé, de désintéressé, de digne d’être.—S’isolant donc en soi-même, avec une grande mélancolie, c’était comme s’il se fût fait naturaliser d’un autre monde.

Bénédict reçut un accueil amical chez les Rousseau-Latouche; on s’ennuyait, parfois; ce jeune homme représentait, au moins pour Evariste, quelques heures plus agréables, une distraction. Puis, il était de la famille. M. d’Allepraine dut céder à l’invitation formelle de passer les vacances avec eux.

En quelques jours, Frédérique et Bénédict, s’étant reconnus du même pays, se mirent, naturellement, à s’aimer d’un amour idéal, aussi chaste que profond, et que sa candeur même légitimait presque absolument. Certes ils n’étaient pas sans tristesse; mais leur sentiment était plus haut que ce qui leur causait cette tristesse.—Oh! cependant, ne pas s’être épousés! Quel éternel soupir! Quel morne serrement de cœur!

L’épreuve était lourde.—Sans doute ils expiaient quelque ancestral crime! Il fallait subir, sans faiblesse, la douleur que Dieu leur accordait, douleur si rude qu’ils pouvaient se croire des élus.

Rousseau-Latouche, en homme de tact, s’aperçut très vite de ce nébuleux sentiment dont leurs organismes moins équilibrés que le sien, les rendaient victimes. Comment l’eussent-ils dissimulé? C’était lisible en leur innocence même—en la réserve qu’ils se témoignaient.

Evariste,—nous l’avons donné à entendre,—était un de ces hommes qui s’expliquent les choses sans jamais s’emporter, son calme énergique lui conférant le don d’étiqueter toujours, d’une manière sérielle, un fait quelconque, sans l’isoler de son ambiance,—et, par conséquent, de le dominer, en l’utilisant même, s’il se pouvait,—dans la mesure du convenable, bien entendu.

Si donc son premier mouvement, instinctif, immédiat, fut de congédier Bénédict sous un prétexte poli, le second fut tout autre, après réflexion:—tout autre!

Étant données, en effet, ces deux natures «phénoménales», il fallait bien se garder, au contraire, de renforcer, en le contrecarrant, en ayant même l’air de le remarquer, cette sorte d’«angélisme» futile, ce cousinage idéal dont il redevait à lui-même de dédaigner d’être jaloux, du moment où il en tenait solidement l’objet réel. Leur honnêteté, qu’il sentait impeccable, le garantissait. Dès lors, il ne pouvait qu’être flatté, dans sa vanité d’homme de quarante-cinq ans, d’avoir pour femme une personne, qu’un jeune homme aimait—et aimerait—en vain! La qualité de leur inclination réciproque, il la comprenait exactement. C’était une sorte d’affectif, de morbide et vague penchant, éclos de trop mystiques aspirations et sans plus de consistance matérielle que le vertige résulté d’un duo de musique allemande, chanté avec une exagération de laisser-aller. Il lui suffirait, à lui, Rousseau-Latouche, d’un peu de circonspection pour circonscrire ce prétendu «amour» dans ces mêmes nuages d’où il émanait, et paralyser, d’avance, en lui, toutes échappées vers nos pâles mais importantes réalités. Il était bon de temporiser. Rien d’alarmant, en cette fumée juvénile, qui se dégageait—d’un couple de cerveaux ébriolés par une manière de tour de valse,—dans l’azur, et qui se disséminerait de soi-même au vent des désillusions de chaque jour.

Tous deux étaient, à n’en pas douter, d’une intégrité de conscience aussi évidente que la transparence du cristal de roche; ils étaient incapables d’un abus de confiance, d’une déshonnête chute en nos grossièretés sensuelles,—enfin d’un adultère, pourvu, bien entendu, que le Hasard ne vînt pas les tenter outre mesure. Son mariage leur était aussi désespérant que sacré,—car leur nature était de prendre au sérieux ces sortes de choses au point qu’ils eussent rougi de s’embrasser en cachette comme d’une insulte mutuelle! Dès lors, tous deux ne méritaient, au fond—(avec son estime!)—qu’un doux sourire. Il était l’homme,—eux étaient des enfants,—des «bébés» ivres d’intangible!—Conclusion: la ligne de conduite que lui dictaient la plus élémentaire prudence et le sentiment de sa rationnelle supériorité, devait être de fermer les yeux, de ne rien brusquer, de laisser, enfin, s’user faute d’aliment physique, ce platonique «amour» qui,—supposait-il,—si nulle absolvable occasion, nulle circonstance... irrésistible... ne leur était offerte pour ainsi dire de force, n’avait rien de vraiment sérieux,—et qu’au surplus les souffles hivernaux de la rentrée à Paris (en admettant, par impossible, qu’il durât jusque-là) dissiperaient comme un mirage. Il n’en resterait entre eux trois qu’un innocent souvenir de villégiature,—agréable, même, à tout prendre.

Cependant, les soirs,—dans les promenades aux jardins,—au déjeuner, au dîner, surtout dans le salon, lorsqu’on s’y attardait en causerie,—quelle que fût la retenue froide qu’ils se témoignaient, Frédérique et Bénédict semblaient se complaire à ne parler que d’«idéalités» de surexistence par delà le trépas, d’unions futures, de nuptiales fusions célestes,—ou de choses d’un art très élevé,—choses qui, pour M. Rousseau-Latouche, n’étaient, au fond, que des rêveries, des jeux d’esprit, du clinquant.

En vain cherchait-il, de temps à autre, à ramener la conversation sur un terrain plus solide,—le terrain politique par exemple:—on l’écoutait, certes, avec la déférence qui lui était due: mais, s’il s’agissait de lui répondre, on ne pouvait que se reconnaître trop peu versés en ces questions graves, et aussi d’une intelligence trop insuffisamment pratique, pour se permettre de risquer un avis en cette matière.—De sorte que, par d’insensibles fissures, la conversation glissait entre les mains (cependant bien serrées) du conservateur, et s’enfuyait en rêves mystiques. Bref, ils avaient l’air de fiancés que séparait un tuteur opiniâtre, et qui, à force d’ennuis, devenus insoucieux de se posséder sur la terre, faisaient, naïvement, leurs malles devant lui, Rousseau-Latouche, député du centre, pour les sphères éthérées.

C’était l’absurde s’installant dans la vie réelle.

Ceci dura quinze longs jours, au cours desquels Evariste, tout en n’ayant qu’à se louer de sa femme et de Bénédict au point de vue des convenances, en était tout doucement arrivé à se sentir comme étranger chez lui. Il ne pouvait s’expliquer ce phénomène, trouvant au-dessous de sa dignité de prendre au sérieux l’impalpable. Bien souvent il avait eu, de nouveau, la violente démangeaison de congédier Bénédict,—poliment, mais en ayant soin d’isoler Frédérique de cette scène d’adieux qui, présumait-il, ne se fût point terminée sans tiédeur. Et toujours le motif qui l’avait maintenu dans l’espèce de neutralité modérée dont il avait préféré l’option dès le principe, n’était autre que la dédaigneuse pitié qu’il ressentait, disons-nous, pour cet immatériel amour, et qu’il eût eu l’air de reconnaître, comme VALABLE, en s’en effarouchant. Oui, c’était un homme trop soucieux de sa dignité morale pour accéder à cette concession risible.

A de certains moments, il en venait à regretter de ne pouvoir, vraiment, leur adresser aucun reproche, fondé sur la moindre inconséquence de leur part. C’est qu’il avait affaire non pas à des amoureux de la vie, mais à des amants de la Vie. A la fin, ceci l’énerva jusqu’à refroidir l’amour que Frédérique lui avait inspiré si longtemps. Les êtres trop équilibrés ne pardonnent pas volontiers l’âme, lorsque, par des riens inintelligibles pour eux (mais très sensibles), elle les humilie de son inviolable présence. L’âme prend, alors, à leurs yeux, les proportions d’un grief: et, même amoureux, cela les dégoûte bientôt de tout corps affligé de cette infirmité.

C’est pourquoi l’idée vint à Evariste,—l’idée étrange et cependant naturelle!—de les humilier à son tour, de leur montrer, de leur PROUVER qu’ils étaient, «au fond», des êtres de chair et d’os comme lui, et comme «tout le monde»!... Et que, sous les dehors de leurs belles phrases, plus ou moins redondantes, mais aussi creuses qu’idéales, se cachaient les sens purement humains d’une passion très banale!... Et que ce n’était pas la peine de le prendre de si haut avec les choses terrestres, quand après tout, l’on n’en faisait fi qu’en paroles!

Il se mit donc—sans trop se rendre compte de la vilenie compassée d’un tel procédé—à leur tendre des pièges! à les laisser seuls, aux jardins, par exemple,—alors qu’il les observait de loin, muni d’une forte jumelle marine.—(Oh! certes, dès le premier baiser, par exemple, il serait survenu, et leur eût, en souriant, fait constater leur hypocrite faiblesse!)... Malheureusement pour lui, Frédérique et Bénédict ne donnèrent, en ces occasions, aucune prise à ses remontrances, ne réalisèrent pas son singulier espoir. Ils se parlèrent peu, et se séparèrent bientôt, sans affectation, par simple convenance. Frédérique devant aller rendre ses visites à des pauvres, Bénédict lui remettait un peu d’or, pour l’aider en ces futilités toutes féminines. De là les quelques paroles entre eux échangées. Evariste les trouvait au moins imbéciles.

Le fait est qu’aux yeux d’un jeune homme ordinaire, de ce que l’on appelle un Parisien, Bénédict eût passé pour un simple sot et Frédérique pour une coquette s’amusant d’un provincial. Rien de plus. Cependant le lien qui les unissait, pour vague qu’il fût, était, positivement, plus solide que... s’ils eussent été coupables. Evariste, qui, tout d’abord, s’était épuisé en manifestations tendres, pour Frédérique (la sentant comme s’échapper), avait renoncé à la lutte devant le dévoué sourire de sa femme. Il semblait n’en être plus, à présent, que le propriétaire; une dédaigneuse aversion pour cette malheureuse insensée s’aigrissait en son raisonnable cœur centre-gauche. Cette énigmatique passion que Bénédict et Frédérique paraissaient n’éprouver que sous condition perpétuelle d’un sublime Futur, il finissait par la reconnaître pour la plus vivace de toutes, pour l’indéracinable, celle sur quoi s’émoussent tous les sarcasmes. Il sonda le mal d’un coup d’œil: le divorce était l’unique issue!—Il fallait le rendre inévitable, le forcer,—car Frédérique, en bonne chrétienne, s’y fût refusée à l’amiable, le divorce étant défendu.—L’indifférente résignation qu’elle avait mise à supporter les cauteleuses tendresses de son mari le prouvait d’avance, outre mesure, et celui-ci ne s’illusionnait pas à cet égard.

En ces conjectures, le mieux était d’en finir le plus tôt: la situation devenant intolérable.

L’épisode avait duré cinq semaines; c’était trop! Il en avait par-dessus les oreilles! Ayant négligé, à force de souci, ses lotions normales de teinture, sa barbe et ses cheveux étaient devenus réellement gris. Il fallait agir, sans le moindre retard, car l’excellent homme comptait se marier en toute hâte, aussitôt, s’il se pouvait, après le prononcé du Tribunal.

Soudainement, il annonça donc le prochain retour à Paris, et simula,—comme dans les romans et pièces de théâtre les plus rudimentaires,—un départ de deux ou trois jours: il allait, disait-il, jeter un coup d’œil sur l’état de son hôtel en l’avenue des Ternes.

M. Rousseau-Latouche, avait, tout justement, pour ami d’enfance, non point le commissaire de police de Sceaux, mais un commissaire de police des environs, qu’il avait fait nommer à ce poste.

Il alla donc le trouver et s’ouvrit à lui, ne lui taisant rien, lui précisant les choses telles qu’elles étaient, avec une clarté d’élocution dont il manquait à la Chambre, mais qu’il trouvait quand il s’agissait d’élucider ses affaires personnelles.—Tout fut raconté à dîner, en tête-à-tête.

Il fallut du temps, quelques heures, pour que le commissaire se rendît un compte exact de la situation, qu’il finit par entrevoir, à la longue, grâce à la sagacité spéciale qui est inhérente à cette profession.

On arriva donc, en tapinois, le lendemain «du départ», afin de ne rien brusquer, d’endormir tous soupçons. Deux heures après le dernier train du soir, on pénétra dans la maison, grâce aux clefs doubles d’Evariste, dont toutes les mesures étaient prises.

Il faisait une nuit d’automne, superbe, douce, bien étoilée.

On monta l’escalier, sans faire le moindre bruit. Il était près d’une heure du matin: le point capital était de les surprendre, comme on dit, flagrante delicto.

La porte du salon n’était pas fermée, on parlait à l’intérieur. Le commissaire, avec des précautions extrêmes, ouvrit sans que la serrure grinçât. Quel spectacle écœurant s’offrit alors, à leurs yeux hagards!

Les deux amants, le dos tourné à la porte, et chacun les mains jointes sur le balcon d’une fenêtre ouverte, aussi bien vêtus qu’en plein midi, contemplaient, l’un vers l’autre, l’auguste nuit de lumière, avec des regards d’espérance, et récitaient ensemble, à l’unisson, leur prière du soir, d’une voix lente, mais dont la terrible simplicité d’accent semblait devoir glacer le sourire des gens les plus éclairés.

A ce tableau, M. Rousseau-Latouche demeura comme saisi d’une sorte d’hébétement grave: sur le moment, il eut, même, comme un vertige et craignit pour sa raison!—Son ami, le froid commissaire de police, reçut, entre ses bras, cet homme d’État chancelant, et d’un ton de commisération profonde lui dit alors naïvement à l’oreille ce peu de mots:

—Pauvre ami! Pas MÊME... trompé!...

La légende nous affirme (hâtons-nous de l’ajouter) qu’il se servit d’une expression plus technique, chère à Molière.

Le fait est que pour l’honorable M. Rousseau-Latouche, ç’avait été jouer de malheur d’être tombé sur deux êtres aussi... intraitables!

Le Meilleur Amour

 

Entre les êtres destinés non pas au bonheur convenu, mais au réel bonheur, nous devons compter un jeune Breton nommé Guilhem Kerlis. On peut dire qu’il naquit sous une étoile heureuse, et que peu d’hommes, en leur amour, furent plus favorisés que lui. Cependant, combien simple fut son histoire!

Ce fut en 1882, à la brune d’un beau soir de septembre, qu’Yvaine et Guilhem se rencontrèrent dans la campagne de Rennes, près d’une barrière de prairie. Yvaine, fort jolie, avait seize ans; c’était la fille unique d’une métayère presque pauvre; elles habitaient le gros bourg de Boisfleury, près de la ville.

Ce soir-là, suivie de deux génisses et d’une demi-douzaine de brebis, tout son troupeau, elle rentrait.

Guilhem, beau gars de dix-huit ans, était le fils d’un garde-chasse du baron de Quélern: il rentrait aussi, son gibier en gibecière. Tous deux, s’étant regardés, s’étonnèrent de ne pas s’être vus plus tôt, car le bourg n’était pas à plus de deux lieues de la chaumière du garde. Autour d’eux, les champs de luzerne, les avoines fauchées, encore mêlées de fleurs, et, venues du lointain, les senteurs des bois embaumaient l’air vespéral. Ils se dirent quelques paroles.

Yvaine offrit à Guilhem des bluets qu’elle avait au corsage. Guilhem lui fit présent d’une belle perdrix rouge, et l’on se sépara sur un rendez-vous que la jeune fille accorda sans hésiter, car on avait parlé mariage—et Guilhem, tout de suite, lui avait plu.

Ils se revirent le lendemain, non loin de Boisfleury, dans un sentier que l’automne parsemait déjà de feuilles dorées;—ce fut la main dans la main qu’ils échangèrent de naïves confidences, sans même penser qu’ils s’aimaient.—Puis, tous les jours, jusqu’à la fin d’octobre, Guilhem la revit, se passionnant pour elle.

C’était un grave cœur, plein de croyances, dont les sentiments étaient à la fois purs, ardents et stables. Yvaine était joueuse, engageante et d’un babil d’oiseau; peut-être un peu trop rieuse. Ils se fiancèrent avec d’innocents baisers, de doux projets de ménage.

Et c’était une longue étreinte silencieuse, lorsqu’ils se quittaient.

Comme Guilhem avait gardé son secret, même pour son père, le vieux garde attribuait l’air nouvellement soucieux de son fils aux seules approches du moment de la conscription—ce qui entrait pour une part, aussi, dans la vérité. L’ancien sergent lui donnait, à souper, des conseils pour réussir au régiment.

*
*  *

Le primitif Guilhem aimait donc avec ferveur, avec foi—sans remarquer qu’Yvaine, étant seulement très jolie, mais sans une lueur de beauté, ne pouvait être qu’incapable de sentiments bien solides.

Amoureuse, peut-être; amante, sa nature s’y refusait. Certes, elle se fût peu défendue, s’il eût voulu, d’avance, en obtenir des privautés conjugales plus sérieuses que des baisers et des étreintes; mais, en ce croyant, une sorte d’effroi de ternir sa fiancée maîtrisait la fièvre des désirs, l’emportement de la passion: de tels entraînements, trop oublieux de l’honneur, sentaient le sacrilège, et ceci les refrénait. Yvaine, de tempérament plus frivole, regrettait, au fond de ses idées, qu’il eût si fort cette qualité du respect;—et même son inclination pour lui s’en attiédit un peu. Elle avait envie de rire, parfois, de ce trop grave amour—qu’elle comprenait à l’étourdie, et selon d’étroites sensations; bref, elle eût bien préféré que Guilhem fût «plus amusant»; mais un mari (se disait-elle), ce doit sans doute, être comme cela, d’abord.

Au moment des adieux, quand Guilhem tomba au service militaire, elle ressentait pour lui plutôt de l’amitié que de l’amour. Cependant, ils échangèrent la bague; elle l’attendrait. Cinq ans de fidélité! N’était-ce pas compter sur un rêve que d’y croire, l’ayant bien regardée? Pourtant l’idée ne vint même pas à Guilhem qu’elle pût manquer à sa parole.

Le matin de son départ, au moment de s’éloigner vers la ville, il lui dit, la tenant embrassée: «Va, je reviendrai sous-lieutenant, avec la croix.—Ah! mon Guilhem, lui répondit-elle (avec un accent si sincère qu’elle en fut dupe elle-même sur le moment), si tu te faisais tuer à la guerre, je te jure que je me ferais religieuse!» Il eut un tressaillement: c’était la promesse inespérée! Dans un élan de tendresse profonde, il lui ferma les paupières d’un long baiser... C’était scellé! Ils étaient mari et femme. On s’écrirait toutes les semaines.—La vérité, c’est qu’Yvaine l’avait entrevu en uniforme d’officier, ce qui l’avait transportée. Ils se séparèrent, les yeux en pleurs, n’ayant l’un de l’autre qu’une petite photographie, tirée par un artiste de passage, au prix d’un franc.

Guilhem fut incorporé dans les chasseurs d’Afrique et dirigé sur la province d’Alger.

*
*  *

Les premières lettres furent pour tous deux une joie charmante, presque aussi douce que les premiers rendez-vous. L’éloignement avait rendu Guilhem, pour la jeune fille, une sorte de «chose défendue» dont on la privait, et qu’elle désirait par cela même.

Puis, il y avait le devoir, maintenant qu’on s’était bien promis l’un à l’autre.

En six mois, cependant, les pâlissements de l’absence altérèrent un peu la constance déjà longue d’Yvaine. Elle soupirait et s’ennuyait de cette monotonie, de cette solitude. Sa parole jurée lui pesait parfois comme une chaîne. Elle en était revenue à l’amitié. Ses lettres, sa seule distraction, demeuraient toutefois les mêmes, ayant pris le pli des phrases tendres. Celles de Guilhem témoignaient qu’il ne vivait de plus en plus que d’elle—et d’espoir. Mais quatre ans et demi encore!... Naïve, elle bâillait, parfois, en y songeant. Sur ces entrefaites, le père de Guilhem, le vieux garde Kerlis, mourut, laissant un pécule des plus modestes, que Guilhem plaça, par correspondance, pour jusqu’à son retour.

Cette présence, qui avait gêné la mère et la fille, ayant disparu, celles-ci respirèrent plus à l’aise. La mère Blein, des plus accortes et jolie encore, devint de mœurs un peu libres.

Si bien qu’un jour, moins de dix mois après le départ de Guilhem, il arriva comme si un absurde coup de vent eût passé tout à coup.

Yvaine, en effet, par un soir de fête de village, s’en laissa dire par un jeune élève de marine, venu en congé, qui la séduisit à l’improviste et dut, après deux jours, la laisser seule.

Elle comprit alors, trop tard, qu’elle avait commis, en riant trop, l’irréparable.—Allons, c’était fini! Que faire? S’étourdir? Elle sentit que la vie allait l’entraîner.

Un mois après, à Rennes, elle avait un amant, qui l’installa, sans luxe d’ailleurs. Bientôt, devenue fille galante, elle mena l’existence de gros plaisirs qu’offre la province aux personnes désireuses de «s’amuser».

Cependant, par une féminine bizarrerie, elle avait gardé, au fond du cœur, un faible pour le passé lointain qu’elle avait trahi si follement. Les lettres douces et réchauffantes qu’elle recevait toujours formaient un tel contraste avec le ton dont les «autres» lui parlaient!...

Ne sachant d’elle que ce qu’elle lui en apprenait, le soldat continuait, là-bas, de la respecter et de la chérir. Il est des soupirs qui éclairent: elle l’appréciait davantage, à présent!... De sorte que, sans bien se rendre compte de ce qu’elle osait, elle lui répondait avec la candeur d’autrefois, qu’elle retrouvait en lui écrivant—lui laissant croire, par un jeu triste et pour gagner du temps, qu’elle était toujours celle qu’il avait connue.

Se savoir aimée de vrai, cela lui faisait du bien. Comment y renoncer? Pourquoi le rendre si vite malheureux? Ne saurait-il pas toujours assez tôt? Elle devait s’efforcer de faire durer l’illusion de Guilhem jusqu’à la fin, s’il était possible. «Il a encore trois années!» se disait-elle;—et cela l’enhardissait. Et puis, elle ne pouvait s’en empêcher. C’était son seul et poignant bonheur.—«Tant mieux, s’il vient me tuer, quand il apprendra mon inconduite!... pensait-elle. Soyons heureux d’ici là!»—Ce qui ne l’empêchait pas, lancée comme elle était, de continuer, dans les intervalles, son train de fille qui s’étourdit et se donne «du bon temps» avec les étudiants et les officiers.

Tout à coup, plus de lettres. C’était la cinquième année, aux premiers mois seulement.

Ce silence brusque la remplit d’une angoisse violente. Saurait-il? A-t-il appris? Elle en fut d’autant plus consternée qu’au moment où ce silence compta plusieurs semaines, elle se trouvait à l’hospice, officiellement soignée pour un mal abominable, gagné au cours de sa vie joyeuse, et qui la défigurait.

Voici ce qui s’était passé:

Une fois incorporé dans son escadron, Guilhem, fort de son grave amour et sûr de sa fiancée, s’était bientôt fait remarquer comme soldat solide, studieux, exemplaire. Il lui semblait, chaque jour, qu’il gagnait Yvaine et leur bonheur futur. De là, sa conduite irréprochable. Ne vivant que des lettres qu’il recevait de France, et qui lui remplissaient le cœur, Yvaine était là, pour lui! L’absence la multipliait, sous le beau ciel oriental, et la mélancolie du désir l’y faisait apparaître encore plus charmante, plus délicieuse que dans les champs bretons. La joie, certaine pour lui, de l’avoir pour femme—il l’éprouvait ainsi, d’avance, et chaque jour l’en rapprochait.

Lorsqu’il passa maréchal des logis, avec la médaille militaire, son fier contentement se doubla de l’écrire à sa digne et chère petite femme!... Ah! comme, en son être, les mots foi, patrie, honneur, foyer, conservaient toutes leurs vibrations virginales—grâce à ce pur sentiment qu’il avait emporté du pays!... Au point d’inaltérable confiance où il était parvenu, Guilhem, en lisant les phrases où parfois un mot trouble eût dû l’étonner, faisait la demande et la réponse—et justifiait tout.

Étant supposé qu’il eût soudainement appris de quelqu’un la réalité et qu’à force de preuves l’évidence eût fait chanceler sa foi, quel noir dégoût, quel poison, quelle horreur de vivre! Quel effondrement! Certes, celui qui lui eût fourni ces preuves, sous prétexte «d’être dans le vrai», n’eût-il pas été, dans son zèle aussi niais que maudissable, bien moins un ami qu’un meurtrier? Les braves lettres de son honnête et sainte petite Yvaine, n’était-ce pas pour lui le réel bonheur au milieu de cette séparation forcée, mais saturée d’espérance, qui était, au fond, la plus grande chance de sa vie? N’était-ce pas même le seul bonheur possible, entre eux, que cette ombre?

En admettant que son numéro l’eût exempté du service et qu’il eût épousé, là-bas, son Yvaine, quelle différence! Après les ivresses brèves, lorsqu’il se serait aperçu de la futile, oisive, inconsistante, coquette et dangereuse nature de sa femme, que de pleurs secrets il eût versés, lui qui ne pouvait concevoir que sacré le foyer conjugal!...

Quel ennui bientôt! quelle vieillesse redoutable! quelle solitude à deux, si toutefois une légèreté de sa femme n’eût pas amené quelque tragique dénouement.

Eh bien! au lieu de ce résultat positif du bonheur soi-disant réalisé, sa bonne étoile d’homme prédestiné à n’être que réellement heureux l’avait comblé de ces quatre ans et demi de félicité sans nuage, faite d’espoir bien fondé, d’absence illusoire, de réconfortants souvenirs chaque jour revécus! Et cela grâce à la duplicité pardonnable de celle qu’il ne pouvait soupçonner!... Pardonnable? avons-nous dit. Certes, comment, en effet, juger «coupables» ou «innocentes» ces sortes de natures?

Autant prétendre les alouettes criminelles parce qu’elles ne peuvent résister au miroir!

Et si l’on objecte que ce bonheur n’était que le fruit d’un mensonge, nous répondrons: cela prouve que, pour ceux qui en sont dignes, un Dieu fait toujours naître le bien du mal. D’ailleurs, dans ce bas monde, quel est le bonheur qui, au fond, ne tient pas à quelque mensonge?

Une nuit, aux premiers mois de cette cinquième année, Guilhem fut réveillé par le clairon. C’était une révolte d’Arabes. Il sauta en selle, on chargea.

L’escarmouche fut chaude; mais, moins d’une heure après, le mouvement séditieux était réprimé.

Comme l’on revenait au campement, sous la clarté des étoiles, deux ou trois coups de feu lointains, attardés, retentirent; des balles sifflèrent—et, soudain, se glissant du milieu des alfas, entre les chevaux, une ombre passa. Sans doute quelque fuyard tenant à venger un mort.

En effleurant le maréchal des logis, et comme celui-ci levait son sabre, l’Arabe étendit son flissah. De bas en haut, l’arme traversa la poitrine de Guilhem, qui s’inclina, mourant, sur l’encolure de son cheval, pendant que l’indigène disparaissait sous une étendue de dattiers, au long de la route.

On l’étendit sur une civière; mais il fit signe de s’arrêter; il n’arriverait pas vivant. C’était fini.

La pleine lune, au grand ciel africain éclairait le groupe militaire.

Le voyant, d’instants en instants, s’éteindre, tous ceux qui l’entouraient, l’estimaient et l’aimaient, sentaient leurs yeux se mouiller et le contemplaient, tête nue.

Il tira de sa poitrine la petite photographie de la fiancée vénérée, qu’il ne devait plus revoir, mais qui lui avait juré, s’il était tué à la guerre, de se consacrer à Dieu.

Puis, comme le réel bonheur ne peut se trouver, ici-bas, qu’en soi-même, et que, par miracle, sa foi l’avait protégé contre tout scandale extérieur, emportant ses nobles et pures croyances préservées, il fit le signe de la croix. Alors, le visage rayonnant d’une joie extatique, tranquille, nuptiale, et touchant de ses lèvres l’image d’Yvaine, il expira doucement, d’un air d’élu.

Les Filles de Milton

 

La jeune fille, tout à coup, soulevant un peu les paupières, et sans qu’un autre mouvement dérangeât son attitude, regarda très fixement, avec des yeux pénétrés d’une douce et poignante mélancolie, puis d’une voix languissante:

—Ma mère, enfin, lorsqu’un homme devenu débile et d’un esprit fatigué, d’une intraitable humeur, n’est plus en état d’être utile aux siens ni à personne, lorsque sa sénile vanité dont la suffisance fait sourire les passants, paraît s’augmenter aux approches d’une seconde enfance,—est-ce donc une criminelle prière que de demander à Dieu... de lui faire miséricorde... jusqu’à le rappeler le plus tôt possible vers la lumière... vers la vie éternelle!...

La vieille femme, sans répondre, détourna la tête avec un frisson.

—C’est qu’en vérité me viennent des songeries... dangereuses! continua Déborah Milton, de cette même voix douce, claire et traînante, et que je me contiens mal de m’enfuir d’ici, parfois,—pour bientôt revenir vous porter secours, ma mère! vous offrir du feu et du pain! Qu’importe le prix dont je les aurais payés!

—Tais-toi, Dieu le défend! Gagner le salut par la foi, dans l’épreuve, et ne murmurer jamais: voilà tout ce qu’il faut.

—Mais... j’ai vingt ans, moi! tu l’oublies peut-être un peu, mère.

—Demain... tu auras mon âge. Tu verras... si tu y parviens.

—Ce soir n’est pas demain.

—Tais-toi.

Un silence.

—Tu es belle. Tu épouseras quelque jeune seigneur... espère, ma fille.

A cette parole, Déborah Milton se leva froidement et se tint debout, glacée et sévère.

—Un jeune seigneur! Ah! je ne veux pas rire entre ces murs couleur de sang! Quel d’entre eux voudrait, pour femme, de la fille d’un vieux rimeur sans pain, qui vota pour la mort de son roi? Je n’espère pas même... un pauvre ministre de Dieu... que le péril d’encourir la froideur du dernier des sujets de Charles II détournerait de ma main...

—Ton père a fait son devoir selon sa conscience!

—Des hommes austères devraient se passer d’enfants! murmura la jeune fille.

—Déborah!... tu es cruelle pour d’autres que lui!

—Oh! pardon, ma mère!

Elle frappa de son poing léger la table nue.

—C’est qu’aussi, à la fin, c’est horrible, cela! toujours des rêves!... des cieux!... des anges, des démons qui ressemblent à des formes de nuages! Le ton dont ils parlent tout harnachés de leurs grelots de rimes sonores, fait douter de la réalité qu’ils représentent: elle se tait, l’agissante réalité. C’était bien la peine de devenir aveugle, pour voir au fond de l’obscurité éternelle passer tant de creux fantômes. La foi se nie dans une phrase trop bien cadencée, et qui attire l’attention sur elle en détournant l’esprit de ce qu’elle énonce. On dit: «je crois!» et c’est fini. Peindre le ciel et l’enfer! Et le Paradis terrestre! Et l’histoire de l’infortuné couple d’êtres dont nous descendons tous! O tintement insupportable de mots vides! Creux travail! Et il faut, nous, ma sœur et moi, s’atteler à la besogne! écrire, muettes, ces divagations déraisonnables! Attendre, des fois, une heure, des vers qu’il faut souvent raturer... Et quand nous dormons sur le papier, nous réveiller à jeun, parfois,—et faire aller la plume... et toujours et encore mettre du noir sur du blanc... et jeter là dedans notre jeunesse annulée... alors qu’il y a là-bas, dans Londres, de bons abris, des tables bien servies et de beaux jeunes hommes,—qui vous feraient un accueil charmant!

Elle se tut.

—Mauvaises pensées! Résigne-toi!

—Des mots! Tu as faim, j’ai faim!... Voilà la vérité.

—Lui aussi a faim et ne se plaint pas, et de plus il souffre de vous savoir dans une détresse dont il est la cause.

—Allons! Deux choses le nourrissent: l’orgueil et la foi. Les poètes sont des êtres qui prennent une distraction pour but, au mépris des leurs et des peines qu’ils font supporter à ce qui les entoure. Rien ne les atteint! Ils sont au fond de leurs rêves! O vanité! Dire qu’il s’imagine que ce «Paradis perdu» dominera les mémoires dans la Postérité! Dérision! Le libraire n’en donnera pas ce qu’a coûté le papier,—qu’il préfère même à notre pain. Bientôt nous serons en haillons, mais il est aveugle et c’est de ses rimes, non de ses filles, qu’il est fier!... Et bourru jusqu’à nous battre! Non: c’est trop, je n’obéirai plus!

—Que veux-tu qu’il fasse?

—Ne plus être! Alors on pourrait changer de nom, s’expatrier, vivre! Ma sœur est jolie et je suis belle. Eh bien, après?

—Et ton honneur, enfant! comme tu en parles!

—L’honneur des filles d’un vieux régicide?... D’un homme qui a participé à tuer celui qui seul donne un sens à ce mot,—l’honneur? Tu plaisantes, ma mère. Nous avons droit à l’honnêteté, voilà tout... On hérite de tout, bon ou mauvais, de ceux qui nous engendrent... Nous ferions pitié de prononcer ce mot: «notre honneur», devant ceux qui ont qualité pour estimer et au jugement desquels seulement on doit tenir.

—Tu parles comme il parlerait, s’il pensait comme toi. Mais il est des hommes qui souriraient de ce que tu dis.

—Eux-mêmes ne sauraient être que des menteurs: ce qui me dispenserait d’essayer de les convaincre, de souffrir de leur blâme ou d’être fière de leurs éloges. On les regarde, ils sont annulés,—et c’est fini.

—J’ai l’idée que nous pourrions peut-être emprunter quelque argent, si peu que ce soit, de M. Lindson. Nous ne lui avons rien demandé, jamais, à celui-là.

—Oui, je crois qu’il cherche à ne plus nous connaître et qu’il n’ose pas être assez lâche, sans quelque motif. Il nous prêterait, sûr de n’être pas remboursé, et s’en autoriserait pour ne plus nous voir. Tu as raison. Veux-tu que j’aille, seule ou avec toi? Ne plus nous reconnaître! Il achèterait bien ce droit-là... deux écus, je pense.

La vieille, regardant par la fenêtre:

—Voilà, justement, M. Lindson,—on pourrait...

—J’y vais.

Rentre Emma, apportant du bois mort, un lourd fagot.

—Là!

Emma Milton courut à la huche, l’ouvrit, fureta derrière les assiettes de terre, et la referma, frappant les deux battants avec violence.

—Comment? Rien?... Où est le pain?

Silence.

—........

—Ta sœur est allée chercher quelque chose...

—Ah! Est-ce que le libraire a donné?

—Non, c’est M. Lindson auquel elle est allée emprunter.

—Oui: mais ce n’est pas sûr qu’il donne.

Rentre Déborah.

—Deux shillings!

La vieille se cache la figure.

Après un instant:

—C’est Dieu qui nous les donne: remercions-le de sa miséricorde et résignons-nous: il nous en donnera d’autres demain.

—C’est presque une aumône, dit Emma.

—Non, dit Déborah, c’est moins... je te dirai cela.

—Donne toujours, je cours chercher à manger.

Elle sort.

Milton parut.

Le vieillard tâtait les murs du bout de sa canne. Son visage aux lignes sévères, blêmi par les chagrins, son vaste front aux trois rides longues et droites, ses yeux fixes et sans lumière, la noblesse mystique du tour de son visage, ses grands cheveux aux longues mèches blanches partagées au milieu... Un vieux pourpoint de velours marron et des chausses de même,—et son grand col d’un blanc sali, noué par deux glands, ses souliers à boucles et son chapeau puritain datant des jours de Cromwell...

Il entra.

—Vous êtes là, n’est-ce pas? dit-il.

On ne lui répondit pas, tout d’abord.

—Oui, mon ami, dit la vieille femme.

Déborah eut un mouvement d’épaules, Emma sourit.

—Voici, mais écrivez lisiblement ou je... Surtout ne changez pas les mots qui me sont venus,—et n’interrompez pas, si je ne m’arrête... Vous avez la manie de me souffler des mots qui me semblent justes, quand vous me les dites, parce qu’ils m’étonnent... et qui sonnent creux, lorsque vous relisez!... Le mot qui ne semble pas juste, isolément, est souvent le plus exact, s’il vient d’ensemble: car il n’y a pas de mots, en réalité: le seul poète est celui qui ne peut qu’aboyer magnifiquement sa pensée... la rugir parfois,—la tonner souvent... Mais on ne l’entend jamais que dans des rafales... Tant pis pour ceux qui n’entendent pas la langue du pays d’où souffle en mes vers le vent de l’éternité...

«... Et pour donner à démarquer le ronronnement du vers, les images, les expressions, les tours d’intelligence, le mouvement de la pensée,—cela se prend comme rien, sans le savoir! Et avec un peu de main, on ne copie pas, on singe. On fait servir cela à n’importe quelle niaiserie... qui passera oubliée, mais qui, aujourd’hui, empêche l’attention sur l’œuvre d’où procède cette bulle vide... et seule payée,—car le monde creux ne paie et n’estime que le vide... Qu’importe! la pensée seule vivra: les mots changent et se démodent vite; la pensée seule vivra,—car au fond des choses, il n’y a ni mots ni phrases, ni rien autre chose que ce qui anime ces voiles! La pensée seule apparaîtra... l’impression de l’œuvre seule restera!... Entre ces prétendus poètes, je suis comme un vivant parmi les morts, un homme parmi des singes, un lion dévoré par des rats. Jésus-Christ m’a montré la route: je sais comment les hommes accueillent un Dieu. J’aurai le sort des prophètes. Je me résigne à ce que l’homme se moque, à mon sujet, de ma pauvreté... Car si j’étais riche,—ah! quel grand poète ils me trouveraient, l’émule, au moins, de M. Tom Craik, l’auteur des... l’immortel nom m’échappe...

«Allons! Comme j’ai mal à l’estomac, mon Dieu! Mais, c’est peut-être un peu la faim? Allons, ce n’est rien. D’ailleurs, vous devez être à jeun, mes filles, vous aussi? Car, si je me rappelle, il n’y a plus rien? Donc, rendons gloire à Dieu. Les saints ont peu mangé... Ce ridicule est moins pénible que l’indigestion de ceux dont l’espièglerie misérable nous vole le nécessaire... Écrivez. Pourquoi ne dites-vous rien? Êtes-vous là seulement?

«Nous les plaignons d’avoir été assez bêtes pour se donner un mauvais estomac à force de rire de notre jeûne: chacun son lot; ce sont des gens qui ne trouvent rien de plus doux à leur être ni de plus divertissant que d’escamoter le pain de leurs frères,—pour ricaner de les voir maigrir, faute d’aliments. Ils n’oublient qu’une chose, c’est qu’il est aussi ridicule de mourir d’indigestion que de faim, d’embonpoint que de maigreur,—et qu’ils mourront sans rire, même de nous.

«Ma fille, tiens, je t’en prie, je t’en supplie,—ne me fais pas parler davantage d’autre chose que de... Obéis-moi! Je suis ton père! tiens, me voici à tes genoux!

—Mon père! voyez quelle exaltation! Ce que vous faites est-il raisonnable? Devant un pareil acte, comment penser que vous jouissez du bon sens nécessaire pour dicter des choses lisibles, comme du temps où vous écriviez?... Croyez-nous! C’est dans l’intérêt de votre gloire que nous vous supplions de vous mettre au lit, de vous reposer.

—Ah! cruelle enfant! Sois... non, je ne veux pas maudire personne, pas même celle qui... Sache que c’est le souffle de Dieu! O murmures du souffle de Dieu! O misère de l’humilité divine! Il faut le bon vouloir de ces péronnelles pour qu’on entende murmurer en des vers le souffle de Dieu!... Vois, vieillard, comme ton œuvre...

Les filles n’étaient plus là—toujours rebelles à l’irascible vieillard.

Alors, à tâtons, dans l’obscurité, il atteignit le dossier d’un siège, auprès de la table, s’assit, s’accouda, fermant les paupières.

... Et voici que la voix de Milton, lente et sublime... Il disait:

«Salut, lumière sacrée, fille du ciel née la première...»

Et ce fut un texte inconnu des générations.

C’était une éruption d’images où des pensées se symbolisaient en grands éclairs,—et la voix, oublieuse de l’heure de la nuit sonnait, vibrante, profonde, mélodieuse! Un ange passa dans l’inspiration, car il semblait que l’on distinguât des frémissements d’ailes dans les mots sacrés qu’il proférait. Et les cimes des arbres de l’Eden s’illuminaient d’aurores perdues et le chant matinal d’Ève, priant auprès des premières fontaines, devant l’Adam candide et grave, qui adorait, en silence,—et les reflets bleus du dragon s’enroulant autour de l’arbre défendu, et l’impression de la première tentatrice de notre race,—oh! cela chantait dans la transfiguration du vieux voyant...

A ces accents dont le souffle venait d’au delà de la terre, les trois femmes en des toilettes de nuit, dans le désordre du premier sommeil quitté, l’une tenant une lampe qu’elles protégeaient de leurs mains contre le vent des ténèbres, apparurent aux portes de la salle où, dans la solitude et les grandes ombres, parlait le voyant des choses divines.

Les tiroirs.

La table.

A voix basse:

—Pas de papier! Quelle plume!... Elle n’a plus qu’un bec!...

—Mon père, nous sommes là! Nous cherchons à écrire, mais vous allez trop vite... et l’on ne peut suivre... Ce que vous dites a l’air très bon, cette fois, je dois l’avouer... Si vous voulez bien recommencer, sans vous emporter ainsi, et parler lentement... peut-être...

Après un grand silence et un grand frisson, Milton répondit à voix basse, avec un soupir:

—Ah! il est trop tard, j’ai oublié.

TABLE

PAGES
Véra 7
Vox Populi 27
Duke of Portland 35
Impatience de la Foule 49
L’Intersigne 65
Souvenirs Occultes 99
Akëdysséril 109
L’Amour Suprême 169
Le Droit du Passé 195
Le Tzar et les Grands Ducs 211
L’Aventure de Tsë-i-la 229
Le Tueur de Cygnes 245
La Céleste Aventure 253
Le Jeu des Graces 267
La Maison du Bonheur 275
Les Amants de Tolède 297
La Torture par l’Espérance 305
L’Amour Sublime 317
Le Meilleur Amour 341
Les Filles de Milton 355

Ce livre,

ornementé par Th. Van Rysselberghe, a été imprimé par A. Berqueman et fut achevé le 28 Février mil huit cent quatre-vingt-dix-neuf, pour Edmond Deman, libraire, à Bruxelles.

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