Histoires souveraines
L'Amour suprême
Les cœurs chastes diffèrent des Anges en félicité, mais pas en honneur.
St-Bernard.
Ainsi l’humanité, subissant, à travers les âges, l’enchantement du mystérieux Amour, palpite à son seul nom sacré.
Toujours elle en divinisa l’immuable essence, transparue sous le voile de la vie,—car les espoirs inapaisés ou déçus que laissent au cœur humain les fugitives illusions de l’amour terrestre, lui font toujours pressentir que nul ne peut posséder son réel idéal sinon dans la lumière créatrice d’où il émane.
Et c’est pourquoi bien des amants—oh! les prédestinés!—ont su, dès ici-bas, au dédain de leurs sens mortels, sacrifier les baisers, renoncer aux étreintes et, les yeux perdus en une lointaine extase nuptiale, projeter, ensemble, la dualité même de leur être dans les mystiques flammes du Ciel. A ces cœurs élus, tout trempés de foi, la Mort n’inspire que des battements d’espérance; en eux, une sorte d’Amour-phénix a consumé la poussière de ses ailes pour ne renaître qu’immortel: ils n’ont accepté de la terre que l’effort seul qu’elle nécessite pour s’en détacher.
Si donc il est vrai qu’un tel amour ne puisse être exprimé que par qui l’éprouve, et puisque l’aveu, l’analyse ou l’exemple n’en sauraient être qu’auxiliateurs et salubres, celui-là même qui écrit ces lignes, favorisé qu’il fut de ce sentiment d’en haut, n’en doit-il pas la fraternelle confidence à tous ceux qui portent, dans l’âme, un exil?
En vérité, ma conscience ne pouvant se défendre de le croire, voici, en toute simplicité, par quels chaînons de circonstances, de futiles hasards mondains, cette sublime aventure m’arriva.
Ce fut grâce à la parfaite courtoisie de M. le duc de Marmier que je me trouvai, par ce beau soir de printemps de l’année 1868, à cette fête donnée à l’hôtel des Affaires étrangères.
Le duc était allié à la maison de M. le marquis de Moustiers, alors aux Affaires. Or, la surveille, à table, chez l’un de nos amis, j’avais manifesté le désir de contempler, par occasion, le monde impérial, et M. de Marmier avait poussé l’urbanité jusqu’à me venir prendre chez moi, rue Royale, pour me conduire à cette fête, où nous entrâmes sur les dix heures et demie.
Après les présentations d’usage, je quittai mon aimable introducteur et m’orientai.
Le coup d’œil du bal était éclatant; les cristaux des lustres lourds flambaient sur des fronts et des sourires officiels; les toilettes fastueuses jetaient des parfums; de la neige vivante palpitait aux bords tout en fleur des corsages; le satiné des épaules, que des diamants mouillaient de lueurs, miroitait.
Dans le salon principal, où se formaient des quadrilles, des habits noirs, sommés de visages célèbres, montraient à demi, sous un parement, l’éclair d’une plaque aux rayons d’or neuf. Des jeunes filles, assises, en toilette de mousseline aux traînes enguirlandées, attendaient, le carnet au bout des gants, l’instant d’une contredanse. Ici, des attachés d’ambassade, aux boutonnières surchargées d’ordres en pierreries, passaient; là, des officiers généraux, cravatés de moire rouge et la croix de commandeur en sautoir, complimentaient à voix basse d’aristocratiques beautés de la cour. Le triomphe se lisait dans les yeux de ces élus de l’inconstante Fortune.
Dans les salons voisins devisaient des groupes diplomatiques, parmi lesquels on distinguait un camail de pourpre. Des étrangères marchaient, attentives, l’éventail aux lèvres, aux bras de «conseillers» de chancelleries; ici, les regards glissaient avec le froid de la pierre. Un vague souci semblait d’ordonnance sur tous les fronts.—En résumé, la fête me paraissait un bal de fantômes, et je m’imaginais que, d’un moment à l’autre, l’invisible montreur de ces ombres magiques allait s’écrier fantastiquement dans la coulisse, le sacramentel: «Disparaissez!»
Avec l’indolence ennuyée qu’impose l’étiquette, je traversai donc cette pièce encore et parvins en un petit salon à peu près désert, dont j’entrevoyais à peine les hôtes. Le balcon d’une vaste croisée grand’ouverte invitait mon désir de solitude; je vins m’y accouder. Et, là, je laissai mes regards errer au dehors sur tout ce pan du Paris nocturne qui, de l’Arc-de-l’Étoile à Notre-Dame, se déroulait à la vue.
* *
Ah! l’étincelante nuit! De toutes parts, jusqu’à l’horizon, des myriades de lueurs fixes ou mouvantes peuplaient l’espace. Au delà des quais et des ponts sillonnés de lueurs d’équipages, les lourds feuillages des Tuileries, en face de la croisée, remuaient, vertes clartés, aux souffles du Sud. Au ciel, mille feux brûlaient dans le bleu-noir de l’étendue. Tout en bas, les astrals reflets frissonnaient dans l’eau sombre: la Seine fluait, sous ses arches, avec des lenteurs de lagune. Les plus proches papillons de gaz, à travers les feuilles claires des arbustes, en paraissaient les fleurs d’or. Une rumeur, dans l’immensité, s’enflait ou diminuait, respiration de l’étrange capitale: cette houle se mêlait à cette illumination.
Et des mesures de valses s’envolaient, du brillant des violons, dans la nuit.
Au brusque souvenir du roi dans l’exil, il me vint des pensers de deuil, une tristesse de vivre et le regret de me trouver, moi aussi, le passant de cette fête. Déjà mon esprit se perdait en cette songerie, lorsque de subits et délicieux effluves de lilas blancs, tout auprès de moi, me firent détourner à demi vers la féminine présence que, sans doute, ils décelaient.
Dans l’embrasure, à ma droite, une jeune femme appuyait son coude ganté à la draperie de velours grenat ployée sur la balustrade.
En vérité, son seul aspect, l’impression qui sortait de toute sa personne, me troublèrent, à l’instant même, au point que j’oubliai toutes les éblouissantes visions environnantes! Où donc avais-je vu, déjà, ce visage?
Oh! comment se pouvait-il qu’une physionomie d’un charme si élevé, respirant une si chaste dignité de cœur, comment se pouvait-il que cette sorte de Béatrix aux regards pénétrés seulement du mystique espoir—c’était lisible en elle—se trouvât égarée en cette mondaine fête?
Au plus profond de ma surprise, il me sembla, tout à coup, reconnaître cette jeune femme; oui, des souvenirs, anciens déjà, pareils à des adieux, s’évoquaient autour d’elle! Et, confusément, au loin, je revoyais des soirées d’un automne, passées ensemble, jadis, en un vieux château perdu de la Bretagne, où la belle douairière de Locmaria réunissait, à de certains anniversaires, quelques amis familiers.
Peu à peu, les syllabes, pâlies par la brume des années, d’un nom oublié, me revinrent à l’esprit:
—Mademoiselle d’Aubelleyne! me dis-je.
Au temps dont j’avais mémoire, Lysiane d’Aubelleyne était encore une enfant: je n’étais, moi, qu’un assez ombrageux adolescent et, sous les séculaires avenues de Locmaria, notre commune sauvagerie, au retour des promenades, nous avait ménagé, plusieurs fois, des rencontres de hasard à l’heure du lever des étoiles. Et—je me rappelais!—la gravité, si étrange à pareils âges, de nos causeries, la spiritualité de leurs sujets préférés, nous avaient révélé l’un à l’autre mille affinités d’âme, telles que souvent entre nous, de longs silences, extra-mortels peut-être! avaient passé.
A cette époque, depuis déjà deux années, elle n’avait plus de mère. Le baron d’Aubelleyne, aussitôt l’atteinte de ce grand deuil, ayant envoyé sa démission de commandant de vaisseau, s’était retiré tristement, avec ses deux filles, en son patrimonial domaine, et ce n’était plus qu’à de rares occasions que l’on se produisait dans le monde des alentours.
Cette réclusion n’offrait rien qui dût affliger une jeune fille «née avec le mal du ciel», selon l’expression du pays. Le vœu de «rester demoiselle», que l’on savait être son secret, se lisait en ses yeux aux lueurs de violettes après un orage. En enfant sainte, elle se plaisait, au contraire, dans l’isolement où sa radieuse primevère se fanait auprès d’un vieillard dont elle allégeait les dernières mélancolies. C’était volontiers qu’elle s’accoutumait à vivre ainsi, élevant sa jeune sœur, s’occupant humblement du château, de ses chers indigents, des religieuses de la contrée, dédaigneuse d’un autre avenir.
Dispensatrice, déjà, d’œuvres bénies, elle se réalisait en cette existence d’aumônes, de travail et de cantiques, où la virginité de son être, à travers le pur encens de toutes ses pensées, veillait, comme une lampe d’or brûle dans un sanctuaire.
Or, ne nous étant jamais revus depuis les heures de ces vagues rencontres en ce château breton, voici que je la retrouvais, soudainement, ici, à Paris, devant moi, sur cet officiel balcon nocturne—et que son apparition sortait de cette fête!
Oui, c’était bien elle! Et, maintenant comme autrefois, la douceur des êtres qui tiennent déjà de leur ange caractérisait sa pensive beauté. Elle devait être de vingt-trois à vingt-quatre ans. Une pâleur natale, inondant l’ovale exquis du visage, s’alliait, éclairée par deux rayonnants yeux bleus, à ses noirs bandeaux lustrés, ornés de lilas blancs qui s’épanouissaient avant d’y mourir.
Sa toilette, d’une distinction mystérieuse, et qui lui seyait par cela même, était de soie lamée, d’un noir éteint, brodée d’un fin semis de jais qu’une claire gaze violette voilait de sa sinueuse écharpe.
Une frêle guirlande de lilas blancs ondulait, sur son svelte corsage, de la ceinture à l’épaule: la tiédeur de son être avivait les délicats parfums de cette parure. Son autre main, pendante sur sa robe, tenait un éventail blanc refermé: le très mince fil d’or, qui faisait collier, supportait une petite croix de perles.
Et—comme autrefois!—je sentais que c’était seulement la transparence de son âme qui me séduisait en cette jeune femme!—Et que toute passionnelle pensée, à sa vue, me serait toujours d’un mille fois moins attrayant idéal que le simple et fraternel partage de sa tristesse et de sa foi.
Je la considérai quelques instants avec une admiration aussi naïve qu’étonnée de sa présence en un milieu si loin d’elle!... Elle parut le comprendre, et aussi me reconnaître, d’un sourire empreint de clémence et de candeur. En effet, les êtres qui se sentent dignes d’inspirer la noblesse d’un pareil sentiment, l’acceptent avec une délicatesse infinie. Leur auguste humilité l’accueille comme un tribut tout simple, très naturel et dont tout l’honneur revient à Dieu.
* *
Je fis un pas pour me rapprocher d’elle.
—Mademoiselle d’Aubelleyne, lui dis-je, n’a donc pas totalement oublié, depuis des années, le passant morose qu’elle a rencontré dans le manoir de Locmaria?
—Je me souviens, en effet, monsieur.
—Vous étiez alors une très jeune fille, plus songeuse que triste, plus douce que joyeuse, dont le sourire n’était jamais qu’une lueur rapide; et cependant, sous les pures transparences de vos regards d’enfant, oserais-je vous dire que j’avais déjà presque deviné la femme future, toute voilée de mélancolie, qui m’apparaît ce soir?
—Bien que vieillie, il me plaît que vous ne me trouviez pas autrement changée.
—Aussi, tout en vous voyant mêlée à cette fête, j’ai le pressentiment que vous en êtes absente—et que je suis pour vous plus étranger que si jamais vous ne m’eussiez connu.—Vraiment, on dirait que, déjà, vous avez... souffert de la vie?
Elle cessa d’être distraite, me regarda, comme pour se rendre compte de la portée que je voulais donner à mes paroles, et me répondit:
—Non, monsieur,—du moins comme on pourrait l’entendre. Je ne suis point une désenchantée, et si je n’ai réclamé, si je ne désire aucune joie de la vie, je comprends que d’autres puissent la trouver belle. Ce soir, par exemple, ne fait-il pas une admirable nuit? Et, d’ici, quelles musiques douces! Tout à l’heure, dans le salon du bal, j’ai vu deux fiancés: ils se tenaient par la main, pâles de bonheur; ils s’épouseront! Ah! ce doit être une joie d’être mère! Et de vivre aimée, en berçant un doux enfant au sourire de lumière...
Elle eut comme un soupir et je la vis fermer les yeux.
—Oh! le parfum de ces lilas me fait mal, dit-elle.
Elle se tut, presque émue.
J’étais sur le point de lui demander quel vague regret cachait cette émotion, lorsque, comme un informe oiseau fait de vent, d’échos sonores et de ténèbres, minuit, s’envolant tout à coup de Notre-Dame, tomba lourdement à travers l’espace et, d’église en église, heurtant les vieilles tours de ses ailes aveugles, s’enfonça dans l’abîme, vibra, puis disparut.
* *
Bien que l’heure eût cessé de sonner, mademoiselle d’Aubelleyne, accoudée et attentive, paraissait écouter encore je ne sais quels sons perdus dans l’éloignement et qui, pour elle, continuaient sans doute ce minuit, car de très légers mouvements de sa tête semblaient suivre un tintement que je n’entendais plus.
—On dirait que vos pensées accompagnent, jusqu’au plus lointain de l’ombre, ces heures qui s’enfuient!
—Ah! murmura-t-elle en mêlant les lueurs de ses yeux au rayonnement des étoiles, c’est qu’aujourd’hui fut mon dernier jour d’épreuve, et que cette heure qui sonne n’est pour moi qu’un bruit de chaînes qui se brisent, emportant loin d’ici toute mon âme délivrée!... non seulement loin de cette fête, mais hors de ce monde sensible, où nous ne sommes, nous-mêmes, que des apparences et dont je vais enfin me détacher à jamais.
A ces mots, je regardai ma voisine d’isolement avec une sorte d’inquiète fixité.
—Certes, répondis-je, en vous écoutant, je reconnais l’âme de l’enfant d’autrefois! Mais, ce qui m’interdit un peu, c’est ce natal et si profond désir de détachement qui persiste en vous alors que la pleine éclosion de votre jeunesse et le charme mystérieux de votre beauté vous donnent des droits à toutes les joies de ce monde!
—Oh! dit-elle d’une voix qui me parut comme le son d’une source solitaire cachée dans une forêt, quelle est la joie, selon le monde, qui ne s’épuise—et ne se noie, par conséquent, elle-même—dans sa propre satiété? Est-ce donc méconnaître le bienfait de la vie que de n’en point vouloir éprouver les dégoûts?—Que sont des plaisirs qui ne se réalisent jamais, sinon mêlés d’un essentiel remords?... Et quel plus grand bonheur que de vivre son existence avec une âme forte, pure, indéçue—et s’étant soustraite aux atteintes même de toutes mortelles concupiscences pour ne point déchoir de son idéal?
—Il est aisé de se dire forte en se dérobant à l’épreuve de tous combats.
—Je ne suis qu’une créature humaine, faite de chair et de faiblesses, péchant, quand même, toujours; pourquoi voudrais-je d’autres luttes que celles-là dont je suis sûre de sortir victorieuse?
—Alors, lui demandai-je avec un affectueux étonnement, comment se fait-il que vous soyez venue ici ce soir!
Un inexprimable sourire, fait de dédain terrestre et d’extase sacrée, illumina la pâleur de ses traits:
—J’ai dû subir, dans ma docilité, l’ancienne coutume du Carmel qui prescrit à l’humble fiancée de la Croix d’affronter les tentations du monde avant de prononcer ses vœux. Je suis ici par obéissance.
* *
En ce moment même, d’harmonieuses mélodies du bal nous parvinrent, plus distinctes; une tenture de salon venait d’être écartée, laissant entrevoir un resplendissement de femmes souriantes, dans les valses, sous les lumières. Envisageant donc celle dont l’austère pensée dominait ainsi ces visions, je lui répondis avec une émotion dont tremblait un peu ma voix:
—En vérité, mademoiselle, on se sent à jamais attristé par la rigueur de votre renoncement!—Pourquoi cette hâte du sacrifice? La vie parût-elle sans joies, celles qu’on peut dispenser ne lui donnent-elles pas un prix? Il est beau de ne pas craindre les amertumes, de se prêter aux illusions, d’accepter les tâches que d’autres subissent pour nous, d’aimer, de palpiter, de souffrir et de savoir, enfin, vieillir!—Alors, n’ayant plus à remplir aucun devoir, si votre âme, lassée des froissements humains, aspirait au repos, je comprendrais votre retraite du monde, qui maintenant me semble, je l’avoue, une sorte de désertion.
Elle se détachait comme un lys sur les ténèbres étoilées qui semblaient le milieu complémentaire de sa personne, et ce fut avec une voix d’élue qu’elle me répondit:
—Différer, dites-vous?... Non. Celles-là ne sauraient avoir droit qu’au mirage du ciel, qui pourraient calculer leur holocauste de façon à n’offrir à Dieu que le rebut de leur corps et la cendre de leur âme. La puissance de sa foi fait à chacun la splendeur de son paradis, et, croyez-nous, ce n’est que dans l’effort souverain pour échapper aux attaches rompues qu’on puise la surhumaine faculté d’élancement vers la Lumière divine.—Pourquoi, d’ailleurs, hésiter? Le moment de n’être plus suit de près, à tel point, celui d’avoir été, que la vie ne s’affirme, en vérité, que dans la conception de son néant. Dès lors, comment, même, appeler «sacrifice» (après tout!) l’abandon terrestre de cette heure dont le bon emploi peut sanctifier, seul, notre immortalité?
Ici, la sombre inspirée se détourna vers le salon du bal que l’on entrevoyait encore; sa main touchait le velours pourpre jeté sur la balustrade; ses doigts s’appuyèrent par hasard sur la couronne de l’impérial écusson qui brillait au dehors en repoussé d’or bruni.
—Voyez, continua-t-elle; certes, ils sont beaux et séduisants les sourires, les regards de ces vivantes qui tourbillonnent sous ces lustres!—Ils sont jeunes, ces fronts, et fraîches sont ces lèvres! Pourtant, que le souffle d’une circonstance funeste passe sur ces flambeaux et brusquement les éteigne! Toutes ces irradiations s’évanouissant dans l’ombre cesseront, momentanément, de charmer nos yeux. Or, sinon demain même, un jour prochain, sans rémission, le vent de la Nuit, qui déjà nous frôle, perpétuera cet effacement. Dès lors, qu’importent ces formes passagères qui n’ont de réel que leur illusion? Que sert de se projeter sous toute clarté qui doit s’éteindre? Pour moi, c’est vivre ainsi qui serait déserter. Mon premier devoir est de suivre la Voix qui m’appelle. Et je ne veux désormais baigner mes yeux que dans cette lumière intérieure dont l’humble Dieu crucifié daigne, par sa grâce! embraser mon âme. C’est à lui que j’ai hâte de me donner dans toute la fleur de ma beauté périssable!—Et mon unique tristesse est de n’avoir à lui sacrifier que cela.
Pénétré, malgré moi, par la ferveur de son extase, je demeurai silencieux, ne voulant troubler d’aucune parole le secret infini de son recueillement. Peu à peu, cependant, son visage reprit sa tranquillité; elle se détourna, presque souriante, vers le vieil amiral de L...-M... qui s’avançait; elle lui tendit la main et s’inclina comme pour s’en aller.
—Déjà vous partez! murmurai-je. Je ne vous verrai donc plus?
—Non, monsieur, dit-elle doucement.
—Pas même une dernière fois?
Elle sembla réfléchir une seconde et répondit:
—Une dernière fois... Je veux bien.
—Quand?
—Demain, à midi, si vous venez à la chapelle du Carmel.
Lorsque mademoiselle d’Aubelleyne eut disparu du salon, comme j’étais encore sous le saisissement de cette rencontre et de cet entretien, j’essayai, pour en dissiper l’impression, de me mêler à l’étincelante fluctuation de cette foule.
Mais, au premier coup d’œil, je sentis qu’une ombre était tombée sur toutes ces lumières! Et qu’il ne resterait tout à l’heure de cette fête que des salles désertes, où glisseraient, comme des ombres, des valets livides sous des lustres éteints.
* *
Le lendemain matin, je sortis bien avant l’heure indiquée. La matinée, tout ensoleillée d’or, était de ce froid printanier dont frissonnent les rosiers rajeunis, Avril riait dans les airs, invitant à vivre encore, et,—sur les boulevards—les arbres, les vitres, poudrés de grésil comme d’une mousse de diamants, scintillaient dans une vapeur irisée. L’esprit ému d’un indéfinissable espoir, j’avisai la première voiture advenue.
Environ trois quarts d’heures après, je me trouvai devant le portail d’un ancien prieuré, Notre-Dame-des-Champs;—je montai les degrés de la chapelle et j’entrai.
L’orgue accompagnait des voix d’une douceur si pure que leurs accents ne semblaient plus tenir de la terre. Un hémicycle, au grillage impénétrable, formait les parois antérieures du sanctuaire. Là, chantaient, invisibles, les continuatrices de Thérèse d’Avila. C’était l’office des trépassés; un prêtre, revêtu de l’étole noire, disait la messe des morts. En face de l’autel, s’élevait, au milieu des fumées de l’encens, une chapelle ardente.
Sans doute on célébrait le service d’une religieuse de la communauté, car un drap blanc recouvrait la châsse posée très bas au-dessus des dalles,—et s’étalait jusqu’à terre en plis où se jouait, à travers les vitraux couleur d’opale, la lumière du soleil.
Les mille lueurs des cierges, flammes de la forme des pleurs, éclairaient les autres pleurs d’or du drap funéraire,—et ces feux semblaient tristement dire à la clarté du jour: «Toi aussi, tu t’éteindras!»
Dans la nef, l’assistance, du plus haut aspect mondain, priait, recueillie; le luxe et l’air des toilettes, ces senteurs de fourrures, l’éclat des velours bleus et noirs, mêlaient à ces funérailles une sorte d’impression nuptiale.
Je cherchai du regard, dans la foule, mademoiselle d’Aubelleyne. Ne l’apercevant pas, je m’avançai, préoccupé, entre la double ligne des chaises, jusqu’au pilier latéral à gauche de l’abside.
L’offertoire venait de sonner. La grille claustrale s’était entr’ouverte; l’abbesse, appuyée sur une crosse blanche, se tenait debout, au seuil, l’étincelante croix d’argent sur la poitrine. Des sœurs de l’Observation-ordinaire, en manteaux blancs, en voiles noirs et les pieds nus s’avancèrent, et découvrirent la châsse dont les quatre planches apparurent vides et béantes.
Avant que je me fusse rendu compte de ce que cela signifiait, le glas, cette négation de l’Heure, commença de tinter, et le vieil officiant, se tournant vers les fidèles, prononça la demande sacrée: «Si quelque victime voulait s’unir au Dieu dont il allait offrir l’éternel sacrifice?...»
A cette parole, il se fit entendre comme un frémissement dans l’assistance et tous les regards se portèrent vers une pénitente vêtue de blanc et voilée. Je la vis quitter sa place et s’avancer au milieu d’une rumeur de tristesse, de pleurs et d’adieux. Sans relever les yeux, elle s’approcha de l’enceinte, en poussa doucement la barrière, entra dans le chœur, ôta son voile, fléchit le genou, calme, au milieu des cierges qui, autour de son auguste visage, formaient, à présent, comme un cercle d’étoiles,—et, posant sa main virginale sur le cercueil, répondit: «Me voici!»
Je comprenais, maintenant. C’était donc là le rendez-vous sombre que m’avait donné cette jeune fille! Je me rappelai, dans un éclair, le terrible cérémonial dont la prise du voile est entourée pour les Carmélites de l’Observance-étroite. Les symboles de ce rituel se succédaient, pareils à des appels précipités de la pierre sépulcrale.
Et voici qu’au milieu du plus profond silence, j’entendis tout à coup s’élever sa douce voix, chantant la formule des vœux de sa consécration...
Ah! Je n’ai pas à définir, ici, le mystérieux secret dont défaillait mon âme!
Soudain, l’une de ses nouvelles compagnes l’ayant revêtue, lentement, du linceul et du voile, puis déchaussée à jamais, reçut de l’abbesse les ciseaux sinistres sous lesquels allait tomber la chevelure de la pâle bienheureuse.
A ce moment, Lysiane d’Aubelleyne se détourna vers l’assemblée. Et ses yeux, ayant rencontré les miens, s’arrêtèrent, paisibles, longtemps, fixement, avec une solennité si grave, que mon âme accueillit la commotion de ce regard comme un rendez-vous éternel promis par cette âme de lumière.
Je fermai les paupières, y retenant des pleurs qui eussent été sacrilèges.
Quand je repris conscience des choses, l’église était déserte, le jour baissait, le rideau claustral était tiré derrière les grilles. Toute vision avait disparu.
Mais le sublime adieu de cette grande ensevelie avait consumé désormais l’orgueil charnel de mes pensées. Et, depuis, grandi par le souvenir de cette Béatrice, je sens toujours, au fond de mes prunelles, ce mystique regard, pareil sans doute à celui qui, tout chargé de l’exil d’ici-bas, remplit à jamais de l’ardeur nostalgique du Ciel les yeux de Dante Alighieri.
Le droit du passé
Le 21 janvier 1871, réduit par l’hiver, par la faim, par le refoulement des sorties aveugles, Paris, à l’aspect des positions inexpugnables d’où l’ennemi, presque impunément, le foudroyait, éleva enfin, d’un bras fiévreux et sanglant, le pavillon désespéré qui fait signe aux canons de se taire.
Sur une hauteur lointaine, le chancelier de la Confédération germanique observait la capitale; en apercevant tout à coup ce drapeau, dans la brume glaciale et la fumée, il repoussa, brutalement, l’un dans l’autre, les tubes de sa lunette d’approche, en disant au prince de Mecklembourg-Schwerin qui se trouvait à côté de lui:
—«La bête est morte.»
L’envoyé du Gouvernement de la Défense nationale, Jules Favre, avait franchi les avant-postes prussiens; escorté, au milieu des clameurs, à travers les lignes d’investissement, il était arrivé au quartier-général de l’armée allemande.—On n’a pas oublié cette entrevue du Château de Ferrières où, dans une salle obstruée de gravats et de débris, il avait tenté jadis les premières négociations.
Aujourd’hui, c’était dans une salle plus sombre et toute royale, où sifflait le vent de neige, malgré les feux allumés, que les deux mandataires ennemis se réapparaissaient.
A certain moment de l’entretien, Favre, pensif, assis devant la table, s’était surpris à considérer, en silence, le comte de Bismarck-Schœnhausen, qui s’était levé.
La stature colossale du chevalier de l’Empire d’Allemagne, en tenue de major général, projetait son ombre sur le parquet de la salle dévastée. A de brusques lueurs du foyer étincelaient la pointe de son casque d’acier poli, obombré de l’éparse crinière blanche,—et, à son doigt, le lourd cachet d’or, aux armoiries sept fois séculaires, des vidames de l’Évêché de Halberstadt, plus tard barons: le Trèfle des Bisthums-marke, sur leur vieille devise: In trinitate robur.
Sur une chaise était jeté son manteau de guerre aux larges parements lie de vin, dont les reflets empourpraient sa balafre d’une teinte sanglante.—Derrière ses talons, enscellés de longs éperons d’acier, aux chaînettes bien fourbies, bruissait, par instants, son sabre, largement traîné. Sa tête, au poil roussâtre, de dogue altier, gardant la Maison allemande—dont il venait de réclamer la clef, Strasbourg, hélas!—se dressait. De toute la personne de cet homme, pareil à l’hiver, sortait son adage: «jamais assez». Le doigt appuyé sur la table, il regardait au loin, par une croisée, comme si, oublieux de la présence de l’ambassadeur, il ne voyait plus que sa volonté planer dans la lividité de l’espace, pareille à l’aigle noire de ses drapeaux.
Il avait parlé.—Et des redditions d’armées et de citadelles, des lueurs de rançons effroyables, des abandons de provinces s’étaient laissé entrevoir dans ses paroles... Ce fut alors qu’au nom de l’Humanité le ministre républicain voulut faire appel à la générosité du vainqueur,—lequel ne devait en ce moment se souvenir, certes! que de Louis XIV passant le Rhin et s’avançant sur le sol allemand, de victoire en victoire—puis de Napoléon prêt à rayer la Prusse de la carte européenne—puis de Lutzen, de Hanau, de Berlin saccagé, d’Iéna!
Et de lointains roulements d’artillerie, pareils aux échos de la foudre, couvrirent la voix du parlementaire, qui, par un sursaut de l’esprit, alors se rappela... que c’était l’anniversaire d’un jour où, du haut de l’échafaud, le roi de France avait aussi voulu faire appel à la magnanimité de son peuple, lorsque des roulements de tambours couvrirent sa voix!...—Malgré lui, Favre tressaillit de cette coïncidence fatale, à laquelle, dans le trouble de la défaite, personne n’avait pensé jusqu’à cet instant.—C’était, en effet, du 21 janvier 1871 que devait dater, dans l’histoire, l’ouverture de la capitulation de la France laissant tomber son épée.
Et comme si le Destin eût voulu souligner, avec une sorte d’ironie, le chiffre de cette date régicide, lorsque l’ambassadeur de Paris eut demandé à son interlocuteur combien de jours de suspension d’armes il serait accordé, le chancelier jeta cette officielle réponse:
—Vingt et un; pas un de plus...
Alors, le cœur oppressé par la vieille tendresse que l’on a pour sa terre natale, le rude parleur aux joues creuses, au nom d’ouvrier, au masque sévère, baissa le front en frémissant. Deux larmes, pures comme celles que versent les enfants devant leur mère agonisante, bondirent hors de ses yeux dans ses cils et roulèrent, silencieusement, jusqu’aux coins crispés de ses lèvres! Car, s’il est une illusion que même les plus sceptiques, en France, sentent palpiter avec leur cœur, tout à coup, devant les hauteurs de l’étranger, c’est la patrie.
* *
Le soir tombait, allumant la première étoile.
Là-bas, de rouges éclairs suivis du grondement des pièces de siège et du crépitement éloigné des feux de bataillons sillonnaient, à chaque instant, le crépuscule.
Demeuré seul dans cette mémorable salle, après l’échange du salut glacé, le ministre de nos affaires étrangères songea pendant quelques instants... Et il arriva qu’au fond de sa mémoire surgit bientôt un souvenir que les concordances, déjà confusément remarquées par lui, rendirent extraordinaire en son esprit.
* *
C’était le souvenir d’une histoire trouble, d’une sorte de légende moderne qu’accréditaient des témoignages, des circonstances—et à laquelle lui-même se trouvait étrangement mêlé.
Autrefois, il y avait de longues années! un malheureux, d’une origine inconnue, expulsé d’une petite ville de la Prusse saxonne, était apparu, un certain jour, en 1833, dans Paris.
Là, s’exprimant à peine en notre langue, exténué, délabré, sans asile ni ressources, il avait osé se déclarer n’être autre que le fils de Celui... dont la tête auguste était tombée le 21 janvier 1793, place de la Concorde, sous la hache du peuple français.
A la faveur, disait-il, d’un acte de décès quelconque, d’une obscure substitution, d’une rançon inconnue, le dauphin de France, grâce au dévouement de deux gentilshommes, s’était positivement échappé des murs du Temple, et l’évadé royal... c’était lui.—Après mille traverses et mille misères, il était revenu justifier de son identité. N’ayant trouvé, dans sa capitale, qu’un grabat de charité, cet homme, que nul n’accusa de démence, mais de mensonge, parlait du trône de France en héritier légitime. Accablé sous la presque universelle persuasion d’une imposture, ce personnage inécouté, repoussé de tous les territoires, s’en était allé tristement mourir, l’an 1845, dans la ville de Delft en Hollande.
On eût dit, en voyant cette face morte, que le Destin s’était écrié:—Toi, je te frapperai de mes poings au visage, jusqu’à ce que ta mère ne te reconnaisse plus.
Et voici que, chose plus surprenante encore, les États-Généraux de la Hollande, de l’assentiment des chancelleries et du roi Guillaume II, avaient accordé, tout à coup, à cet énigmatique passant, les funérailles d’honneur d’un prince, et avaient approuvé officiellement, que sur sa pierre tombale fût inscrite cette épitaphe:
«Ci-gît Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, fils du roi Louis XVI et de Marie-Antoinette d’Autriche, XVIIe du nom, roi de France.»
Que signifiait ceci?... Ce sépulcre—démenti donné au monde entier, à l’Histoire, aux convictions les plus assurées—se dressait là-bas, en Hollande, comme une chose de rêve à laquelle on ne voulait pas trop penser.
Cette immotivée décision de l’étranger ne pouvait qu’aggraver de légitimes défiances: on en maudissait l’accusation terrible.
Quoi qu’il en fût, un jour de l’autrefois, cet homme de mystère, de détresse et d’exil était venu rendre visite à l’avocat déjà célèbre qui devait être, aujourd’hui! le délégué de la France vaincue. En fantastique revenant, il avait sollicité l’orateur républicain, lui confiant la défense de son histoire. Et, par un nouveau phénomène, l’indifférence initiale, sinon l’hostilité même, du futur tribun, s’étaient dissipées au premier examen des documents présentés à son appréciation. Bientôt remué, saisi, convaincu (à tort ou à raison, qu’importe!), Jules Favre avait pris à cœur cette cause—qu’il devait étudier pendant trente années et plaider un jour, avec toute l’énergie et les accents d’une foi vive. Et, d’année en année, ses relations avec l’inquiétant proscrit étaient devenues plus amies, si bien qu’un jour, en Angleterre, où le défenseur était venu visiter son extraordinaire client, celui-ci, se sentant près de la mort lui avait fait présent (en signe d’alliance et de reconnaissance profondes) d’un vieil anneau fleurdelisé dont il tut la provenance originelle.
C’était une chevalière d’or. Dans une large opale centrale, aux lueurs de rubis, avait été gravé, d’abord, le blason de Bourbon: les trois fleurs de lys d’or sur champ d’azur. Mais, par une sorte de déférence triste,—pour qu’enfin le républicain pût porter sans trouble, ce gage seulement affectueux,—le donateur en avait fait effacer, autant que possible, les armoiries royales.
Maintenant, l’image d’une Bellone tendant, sur l’arc fatidique, la flèche, aussi, de son droit divin, voilait de son symbole menaçant, l’écusson primordial.
Or, d’après les biographes, c’était une sorte d’inspiré, d’illuminé, quelquefois, ce prétendant téméraire!—A l’en croire, Dieu l’avait favorisé de visions révélatrices et sa nature était douée d’une puissante acuité de pressentiments. Souvent, la mysticité solennelle de ses discours communiquait à sa voix des accents de prophète.—Ce fut donc avec une intonation des plus étranges, et les yeux sur les yeux de son ami, qu’il ajouta, dans cette soirée d’adieu et en lui conférant l’anneau, ces singulières paroles:
—Monsieur Favre, en cette opale, vous le voyez, est sculptée, comme une statue sur une pierre funéraire, cette figure de la Bellone des vieux âges. Elle traduit ce qu’elle recouvre.—Au nom du roi Louis XVI et de toute une race de rois dont vous avez défendu l’héritage désespéré, portez cet anneau! Et que leurs mânes outragés pénètrent, de leur esprit, cette pierre! Que son talisman vous conduise et qu’il soit un jour, pour vous, en quelque heure sacrée, le Témoin de leur présence!
Favre a déclaré souvent avoir attribué, alors, à quelque exaltation produite par une trop lourde continuité d’épreuves, cette phrase qui lui parut longtemps inintelligible—mais à l’injonction de laquelle il obéit, toutefois, par respect, en passant à l’annulaire de sa main droite, l’Anneau prescrit.
Depuis ce soir-là, Jules Favre avait gardé la bague de ce «Louis XVII» à ce doigt de sa main droite. Une sorte d’occulte influence l’avait toujours préservé de la perdre ou de la quitter. Elle était pour lui comme ces emprises de fer que les chevaliers d’autrefois gardaient, rivées à leurs bras, jusqu’à la mort, en témoignage du serment qui les vouait à la défense d’une cause. Pour quel but obscur le Sort lui avait-il comme imposé l’habitude de cette relique à la fois suspecte et royale?—Avait-il donc fallu, enfin! qu’à tout prix ceci dût devenir possible—que ce républicain prédestiné portât ce Signe à la main, dans la vie, sans savoir où ce Signe le conduisait?
Il ne s’en inquiétait pas: mais, lorsqu’on essayait de railler, en sa présence, le nom germain de son dauphin d’outre-tombe:
—Naundorff, Frohsdorff!... murmurait-il pensivement.
Et voici que, par un enchaînement irrésistible, l’imprévu des événements avait élevé peu à peu l’avocat-citoyen jusqu’à le constituer, tout à coup, le représentant même de la France! Il avait fallu, pour amener ceci, que l’Allemagne fît prisonniers plus de cent cinquante mille hommes, avec leurs canons, leurs armes et leurs drapeaux flottants, avec leurs maréchaux et leur Empereur—et maintenant, avec leur capitale!—Et ce n’était pas un rêve.
C’est pourquoi le souvenir de l’autre rêve, moins incroyable, après tout, que celui-là, vint hanter M. Jules Favre, pendant un instant, ce soir-là, dans la salle déserte où venaient d’être débattues les conditions de salut—ou plutôt de vie sauve—de ses concitoyens.
A présent, atterré, morne, il jetait malgré lui, sur l’Anneau transmis à son doigt, des coups d’œil de visionnaire. Et sous les transparences de l’opale frappée de lueurs célestes, il lui semblait voir étinceler, autour de l’héraldique Bellone vengeresse, les vestiges de l’antique écusson qui rayonna jadis, au fond des siècles, sur le bouclier de saint Louis.
* *
Huit jours après, les stipulations de l’armistice ayant été acceptées par ses collègues de la Défense nationale, M. Favre, muni de leur pouvoir collectif, s’était rendu à Versailles pour la signature officielle de cette trêve, qui amenait l’épouvantable capitulation.
Les débats étaient clos. M. de Bismarck et M. Jules Favre, s’étant relu le Traité, y ajoutèrent, pour conclure, l’article 15, dont la teneur suit:
—«Art. 15. En foi de quoi les soussignés ont revêtu de leurs signatures et scellé de leurs sceaux les présentes conventions.
«Fait à Versailles, le 28 janvier 1871.
«Signé: Jules Favre.—Bismarck.»
M. de Bismarck, ayant apposé son cachet, pria M. Favre d’accomplir la même formalité pour régulariser cette minute, aujourd’hui déposée à Berlin aux Archives de l’empire d’Allemagne.
M. Jules Favre ayant déclaré avoir omis, au milieu des soucis de cette journée, de se munir du sceau de la République Française, voulait le faire prendre à Paris.
—Ce serait un retard inutile, répondit M. de Bismarck: votre cachet suffira.
Et, comme s’il eût connu ce qu’il faisait, le Chancelier de Fer indiquait, lentement, au doigt de notre envoyé, l’Anneau légué par l’Inconnu.
A ces paroles inattendues, à cette subite et glaçante mise en demeure du Destin, Jules Favre, presque hagard, et se rappelant le vœu prophétique dont cette bague souveraine était pénétrée, regarda fixement, comme dans le saisissement d’un vertige, son impénétrable interlocuteur.
Le silence, en cet instant, se fit si profond qu’on entendit, dans les salles voisines, les heurts secs de l’électricité qui, déjà, télégraphiait la grande nouvelle aux extrémités de l’Allemagne et de la terre;—l’on entendait aussi les sifflements des locomotives qui déjà transportaient des troupes aux frontières.—Favre reporta les yeux sur l’Anneau!...
Et il lui sembla que des présences évoquées se dressaient confusément autour de lui dans la vieille salle royale, et qu’elles attendaient, dans l’invisible, l’instant de Dieu.
Alors, comme s’il se fût senti le mandataire de quelque expiatoire décret d’en haut, il n’osa pas, du fond de sa conscience, se refuser à la demande ennemie!
Il ne résista plus à l’Anneau qui lui attirait la main vers le Traité sombre.
Grave, il s’inclina:
—C’est juste, dit-il.
Et, au bas de cette page qui devait coûter à la patrie tant de nouveaux flots de sang français, deux vastes provinces, sœurs parmi les plus belles! l’incendie de la sublime capitale et une rançon plus lourde que le numéraire métallique du monde—sur la cire pourpre où la flamme palpitait encore, éclairant, malgré lui, les fleurs de lys d’or à sa main républicaine—Jules Favre, en pâlissant, imprima le sceau mystérieux où, sous la figure d’une Exterminatrice oubliée et divine, s’attestait, quand même! l’âme—soudainement apparue à son heure terrible—de la Maison de France.
Le Tzar et les grands-ducs
1880.
Le couronnement prochain du Tzar me remet en mémoire un ensemble de circonstances dont la mystérieuse frivolité peut éveiller, en quelques esprits, la sensation d’une de ces correspondances dont parle Swedenborg. En tout cas, il en ressort que la réalité dépasse, quelquefois, dans le jeu fantaisiste de ces coïncidences, les limites les plus extrêmes du bizarre.
Pendant l’été de 1870, le Grand-duc de Saxe-Weimar offrit au tzar Alexandre II un festival artistique. Plusieurs souverains de l’Allemagne furent invités. C’était, je crois, à l’occasion d’un projet d’alliance entre une princesse de Saxe et le grand-duc Wladimir, frère du tzaréwitch.
Le programme comprenait une fête à Eisenach—et l’exécution des principales œuvres de Richard Wagner sur le petit théâtre, très en renom d’ailleurs, de Weimar.
Arrivé à l’Hôtel du Prince, la veille de la fête, je me trouvai placé, le soir, à table d’hôte, en face de Liszt—qui, sablant le champagne au milieu de sa cour féminine, me parut porter un peu nonchalamment sa soutane.—A ma gauche, gazouillait une jeune chanoinesse de la cour d’Autriche douée d’un petit nez retroussé—très en vogue, paraît-il—mais, en revanche, d’une de ces vertus austères qui l’avait fait surnommer Sainte-Roxelane.
Autour de la table courait madame Olga de Janina, la fantasque tireuse d’armes; nous étions entre artistes, on faisait petite ville.
A ma droite, se voûtait un chambellan du tzar, quinquagénaire de six pieds passés, le comte Phëdro, célèbre original. En deux ou trois plaisanteries, nous fîmes connaissance.
Ancien Polonais revenu à des idées plus pratiques, ce courtisan jouissait d’un sourire grâce auquel s’éclairaient toutes questions difficiles. J’appris plus tard, que sa charge était une sorte de sinécure créée, à son usage, par la gracieuseté de l’Empereur.—Ah! l’étrange passant! Sa mise, toujours d’une élégance négligée, était sommée d’un légendaire chapeau bossué—n’est-ce pas incroyable?—comme celui de Robert-Macaire, et affectant la forme indécise d’un bolivar d’ivrogne après vingt chutes. Il y tenait! L’on eût dit le point saillant de sa personnalité, aux angles un peu effacés d’ailleurs. Somme toute, causeur affable, très connaisseur, très répandu. Je ne le traite à la légère, ici, que grâce à une impression dont je voudrais, en vain, me défendre.
—Vous précédez Sa Majesté? lui demandai-je avec une surprise naïve.
—Non, me répondit-il: je ne suis à Weimar qu’en simple amateur.
Sur une question vague, au sujet de l’agitation moderne en son pays d’adoption:
—De nos jours, me répondit-il, un tzar n’est observé avec malveillance que par les milliers d’yeux de la petite seigneurie russe, de la menue noblesse toujours mécontente. Quant à vos idées de liberté, elles sont, là-bas, inoffensives. Les serfs affranchis viennent, d’eux-mêmes, se revendre. Tous sont pour l’Empereur. Ce n’est plus sous les pieds d’un tzar, c’est autour de lui que luisent les yeux de mauvais augure.
Nous prenions le café. Tout en aspirant un régalia, Phëdro me conseillait, maintenant, en diplomate, sur les «moyens de parvenir dans la vie»—et j’écoutais cet adroit courtisan, comme dit Guizot, avec cette sorte d’estime triste qui ne peut se réfugier que dans le silence.
On se levait. Mon compagnon de voyage, M. Catulle Mendès, s’approcha de moi.
—Le Grand-duc vient passer la soirée chez Liszt, me dit-il: il désire que ses hôtes français lui soient présentés. Liszt, étant son maître de chapelle, m’envoie te prier d’accepter, sans cérémonie, une tasse de thé. Apporte un de tes manuscrits.
—Soit, répondis-je.
Vers neuf heures, chez Liszt, après une présentation semi-officielle, le Grand-duc, un élancé jeune homme de trente-huit à quarante ans, m’ayant prié de lui lire quelque fantaisie, je m’assis, auprès d’un candélabre, devant le guéridon sur lequel il s’accoudait. Entouré d’une vingtaine d’intimes de la cour et des amis du voyage, je donnai lecture, d’environ dix pages, d’une bouffonnerie énorme et sombre, couleur du siècle: Tribulat Bonhomet.
Il est des soirs où l’on est bien disposé, pour la gaîté. Un bon hasard m’avait fait tomber, sans doute, sur l’un d’eux. J’obtins donc un succès de fou rire très extraordinaire.
Cette hilarité presque convulsive s’empara des plus graves personnages de l’auditoire, jusqu’à leur faire oublier l’étiquette. J’en atteste les invités, le Grand-duc avait, littéralement, les larmes aux yeux. Un sévère officier de la maison du tzar, secoué par un étouffement, fut obligé de se retirer—et nous entendîmes dans l’antichambre les monstrueux éclats de rire solitaire auxquels il se livrait, enfin, en liberté.—Ce fut fantastique. Et je suis sûr que demain, en lisant ces lignes, S. A. R. le prince de Saxe-Weimar ne pourra se défendre d’un sourire au souvenir de cette soirée.
* *
Le lendemain, par un beau soleil, dans la délicieuse vallée d’Eisenach, entourée de collines boisées que domine le féodal donjon de la Wartburg, les quinze ou vingt mille sujets de notre auguste châtelain s’ébattaient dans l’allégresse.—Des brasseries champêtres, des tréteaux pavoisés, des musiques, une fête en pleine nature! Ce peuple aimait le passé, se sentant digne de l’avenir.
Le Grand-duc, seul, en redingote moderne, aimé comme un ami, vénéré de tous, se promenait au milieu des groupes. Signe particulier: on le saluait en souriant.
Le matin, j’avais visité la Wartburg. J’avais contemplé, à mon tour, cette tache noire que l’encrier de Martin Luther laissa sur la muraille, en s’y brisant, alors qu’un soir le digne réformateur, croyant entrevoir le diable en face de la table où il écrivait, lui jeta ledit encrier aux cornes! J’avais vu le couloir où Sainte-Elisabeth accomplit le miracle des roses,—la salle du Landgrave où les minnesingers Walter de la Vogelweide et Wolfram d’Eischenbach furent vaincus par le chant du chevalier de Vénus.
La fête continuait donc l’impression des siècles, évoquée par la Wartburg.
Le Grand-duc, m’ayant aperçu dans le vallon, vint à moi par un mouvement de courtoisie charmante.
Pendant que nous causions, il salua de la main une vieille femme qui passait, joyeuse, entre deux beaux étudiants; ceux-ci, tête nue, lui donnaient le bras.
—C’est, me dit-il, l’artiste qui a créé la Marguerite du Faust, en Allemagne. Elle sera demain centenaire.
Quelques instants après, il reprit, avec un sourire:
—Dites-moi, n’avez-vous pas remarqué, ce matin, à la Wartburg, l’ours, le loup-cervier, le renne, le guépard, l’aigle,—toute une ménagerie?
Sur mon affirmation, il ajouta, risquant un jeu de mots, possible seulement en français, sorte de calembour de souverain à l’usage des visiteurs:
—A présent, vous voyez le grand-duc. Il y en a par milliers dans le parc de Weimar. C’est le rendez-vous des oiseaux de nuit de l’Allemagne. Je les y laisse vieillir.
Un courrier du tzar, porteur d’un message, survint, conduit par un chambellan. Je m’éloignai. L’instant d’après, le comte Phëdro m’annonçait que l’empereur arrivait à Weimar dans la soirée, et qu’il assisterait, le lendemain, au Vaisseau-fantôme.
Le jour baissait sur les collines derrière le rideau de verdure des frênes et des sapins, au feuillage maintenant d’or rouge. Les premières étoiles brillaient sur la vallée dans le haut azur du soir. Soudain, le silence se fit.—Au loin, un chœur de huit cents voix, d’abord invisible, commençait le Chant des Pèlerins, du Tannhäuser. Bientôt les chanteurs, vêtus de longues robes brunes et appuyés sur leurs bâtons de pèlerinage, apparurent, gravissant les hauteurs du Vénusberg, en face de nous. Leurs formes se détachaient sur le crépuscule.—Où d’aussi surprenantes fantasmagories sont-elles réalisables, sinon dans ces contrées, tout artistiques, de l’Allemagne?... Lorsqu’après le puissant forte final, le chœur se tut,—une voix, une seule voix! celle de Betz ou de Scaria sans doute,—s’éleva, distincte, détaillant magnifiquement l’invocation de Wolfram d’Eischenbach à l’Étoile-du-Soir.
Le minnesinger était debout, au sommet du Vénusberg, seul, vision du passé, au-dessus du silence de cette foule. La réalité avait l’air d’un rêve. Le recueillement de tous était si profond que le chant s’éteignit, dans les échos, sans que personne eût l’idée, même, d’applaudir. Ce fut comme après une prière du soir.
Des gerbes de fusées tirées du donjon nous avertirent que la fête était finie.—Vers huit heures, je repris le train ducal et revins à Weimar.—Le tzar était arrivé.
* *
Au théâtre, le lendemain, je trouvai place dans la loge de l’étincelante madame de Moukhanoff à qui Chopin dédia la plupart de ses valses lunaires, sorte de musique d’esprits entendue le soir derrière les vitres d’un manoir abandonné.—Sainte Roxelane s’y trouvait aussi.
Au fond de la loge, Phëdro nous couvrait de son ombre magistrale.
La double galerie, toute la salle, éblouissait des feux d’une myriade de diamants, d’une profusion d’ordres en pierreries sur les uniformes bleu et or et sur les habits noirs. C’étaient aussi de pâles et purs profils d’étrangères, des blancheurs sur le velours des loges—et des regards altiers se croisant comme des saluts d’épées. Une race s’évoquait sur un front, d’un seul coup d’œil, comme un burg, sur le Rhin, dans un éclair.
Au centre,—dans la loge du Grand-duc et à côté de lui,—le prince Wladimir;—auprès de ce jeune homme, l’une des princesses de Saxe-Weimar. A gauche, la loge du roi de Saxe.
A droite, celle du roi de Bavière absent.—Dans l’avant-scène de droite, froid, seul, en uniforme saxon, la croix de Malte au cou, le front enténébré de la mélancolie natale des Romanoff, se tenait, debout, le tzar Alexandre II.
Un coup de sonnette retentit. Une obscurité instantanée envahit la salle avec un grand silence. L’ouverture du Vaisseau-fantôme se déchaîna; l’appel funèbre du Hollandais passait dans la houle sur les flots noirs, pareil au fatal refrain d’un Juif-errant de la mer. Tous écoutaient. Je regardai le tzar.
Il écoutait aussi.
A la fin de la soirée, l’esprit obsédé de tout ce bruit triomphal, je vins souper à l’Hôtel du Prince. Là, c’étaient des cris d’enthousiasme!
Préférant la solitude aux nombreux commentaires que j’entendais, je résolus d’aller me distraire en fumant, seul, dans le parc.
Je sortis, laissant les toasts s’achever, entre fins connaisseurs.
Ah! la belle nuit! Et le parc de Weimar, de nuit! quel enchantement!—J’entrai.
A gauche de la grille, au loin, sous un dôme de feuillages, une lueur brillait. C’était la maison de Gœthe, perdue, solitaire en cette immensité. Quel isolement des choses! Je marchais. Je voyais une vaste nappe de clarté lunaire, sur la pelouse, en face de la chambre où il était mort.—«De la lumière!» pensai-je.—Et je m’enfonçai sous les arbres centenaires d’une allée qui, entrecroisant à une hauteur démesurée leurs feuillées et leurs ramures, y assombrissaient encore l’obscurité.
Et une délicieuse odeur d’herbes, de buissons et de fleurs mouillées, d’écorces fendues par le moût immense de la sève—et cette houle, qui sort de la terre mêlée au frisson des plantes, me pénétraient.
Personne.
Je marchai pendant près d’une heure, sans m’orienter, au hasard.
Cependant les taillis, formés à hauteur d’homme par les premiers rameaux des arbres, me paraissaient bruire, à chaque instant, comme si des êtres vivants s’y agitaient.
En essayant de sonder leurs ténèbres, entre les branches, j’aperçus des myriades de lueurs rondes, clignotantes, phosphorescentes. C’étaient les grands-ducs dont m’avait parlé (je m’incline) celui de Saxe-Weimar.
Certes, ils étaient familiers! Nul ne les inquiétait. Une superstition les protégeait. Alignés par longues théories, sur de grosses branches, respectés des forestiers du prince, on les laissait à leurs méditations sinistres. Parfois un vol étouffé, cotonneux, traversait une avenue avec un cri. L’un d’eux, tous les dix ans peut-être, changeait d’arbre. A part ces rares envolées, rien ne troublait leurs taciturnes songeries. Leur nombre était surprenant.
Mon noctambulisme m’avait conduit jusqu’à l’ouverture d’une clairière au fond de laquelle j’entrevoyais le château ducal illuminé. Le royal souper devait durer encore? Bientôt, je heurtai un obstacle. Je reconnus un banc.—Ma foi, je me laissai aller au calme et à la beauté de la nuit. Je m’étendis et m’accoudai, les yeux fixés sur la clairière. Il pouvait être une heure et demie du matin.
Tout à coup, au sortir de l’une des contre-allées qui avoisinent le château, quelqu’un parut, marchant vers ma retraite, un cigare à la main.
—Sans doute, quelque officier sentimental, pensai-je, voyant s’avancer lentement ce promeneur.
Mais, à l’entrée de mon allée, la lumière de la lune l’ayant baigné spontanément, je tressaillis.
—Tiens! on dirait le tzar! me dis-je.
Une seconde après, je le reconnus. Oui, c’était lui. L’homme qui venait de s’aventurer sous cette voûte noire où, seul, je veillais,—celui-là que je ne voyais plus, maintenant, mais que je savais être là, dont j’entendais les pas, au milieu de l’allée, dans la nuit,—c’était bien l’empereur Alexandre II. Cette façon de me trouver une première fois seul à seul avec lui m’impressionnait.
Personne, sur ses traces! Pas un officier. Il avait tenu, je suppose, à respirer aussi, sans autre confident que le silence. J’écoutais ses pas s’approcher; certes, il ne pouvait me voir... A trois pas, le feu de son cigare éclaira subitement, reflété par son hausse-col d’or, ses favoris grisonnants et les pointes blanches de sa croix de Malte. Ce ne fut qu’un éclair, fugitif mais inoubliable, dans cette épaisse obscurité.
Dépassant ma présence, je l’entendis s’éloigner vers une éclaircie latérale, située à une trentaine de pas de mon banc. Là, je vis le tzar s’arrêter, puis jeter un long coup d’œil sur l’espace du côté de l’aurore—vers l’Orient, plutôt! Brusquement, il écarta de ses deux mains la ramée d’un haut taillis et demeura, les yeux fixés sur les lointains, fumant par moments et immobile.
Mais le bruit de ces branches froissées et brisées avait jeté l’alarme derrière lui! Et voici qu’entre les profondes feuillées, des prunelles sans nombre s’allumèrent silencieusement! La phrase de Phëdro, par une analogie qui me frappa malgré moi, dans cette circonstance, me traversa l’esprit.
Ainsi, comme dans son pays—sans qu’il les aperçût—des milliers d’yeux, de menaçant augure, symbole persistant! observaient toujours,—même ici, perdu au fond d’une petite ville d’Allemagne,—ce tragique promeneur, ce maître spirituel et temporel de cent millions d’âmes et dont l’ombre couvrait tout un pan du monde!... Cet homme ne pouvait donc se mêler à la nuit sans que le souvenir de Pierre le Grand et de ses vœux démesurés ne passât sur un front, ne fût-ce que sur celui d’un songeur inconnu!
Au bout de peu d’instants, l’Empereur revint sur ses pas, dans l’allée, sous le feu de toutes ces prunelles d’oiseaux occultes dont il semblait passer, sans le savoir, la sinistre revue. Bientôt je sentis qu’il frôlait le banc où j’étais étendu.
Il s’éloignait vers la clairière, y reparut en pleine clarté, puis, au détour d’une avenue, là-bas, disparut subitement.
Demain, lorsque, dans Moscou, d’innombrables voix, entonnant le «Bogë Tzara Krani» scandé par le feu des puissants canons de la capitale religieuse de l’Empire, et alterné par les lourdes cloches du Kremlin, annonceront au monde le sacre du jeune successeur d’Alexandre II,—le songeur du parc de Weimar se souviendra, lui, du solitaire marcheur dont les pas sonnèrent ainsi, une nuit, à son oreille!—Il se rappellera le promeneur qui écartait, d’un geste fatigué, les branches qui gênaient sa vue et ses pensées—il évoquera la haute figure du prédécesseur qui passa, dans l’ombre,—alors qu’autour de ce tzar, aussi l’épiant et l’observant en silence, d’obliques regards se multipliaient, menaçant son front morose et dédaigneux.
L’Aventure de Tsë-i-la
«Devine, ou je te dévore.»
Le Sphynx.
Au nord du Tonkin, très loin dans les terres, la province de Kouang-Si, aux rizières d’or, étale jusqu’aux centrales principautés de l’Empire du Milieu ses villes aux toits retroussés dont quelques-unes sont encore de mœurs à demi tartares.
Dans cette région, la sereine doctrine de Lao-Tseu n’a pas encore éteint les vivaces crédulités aux Poussahs, sortes de génies populaires de la Chine. Grâce au fanatisme des bonzes de la contrée, la superstition chinoise, même chez les grands, y fermente plus âpre que dans les états moins éloignés de Péï-Tsin (Pékin);—elle diffère des croyances mandchoues en ce qu’elle admet les interventions directes des «dieux» dans les affaires du pays.
L’avant-dernier vice-roi de cette immense dépendance impériale fut le gouverneur Tchë-Tang, lequel a laissé la mémoire d’un despote sagace, avare et féroce. Voici à quel ingénieux secret ce prince, échappant à mille vengeances, dut de s’éteindre en paix au milieu de la haine de son peuple—dont il brava, jusqu’à la fin, sans soucis ni périls, les bouillonnantes fureurs assoiffées de son sang.
* *
Une fois—quelque dix ans peut-être avant sa mort—par un midi d’été dont l’ardeur faisait miroiter les moires des étangs, craquer les feuillages des arbres, rutiler la poussière—et versait une pluie de flammes sur ces myriades de vastes et hauts kiosques, aux triples étages, qui, s’avoisinant selon les méandres des rues, constituent la capitale Nan-Tchang ainsi que toute grande ville du Céleste-Empire,—Tchë-Tang, assis dans la plus fraîche des salles d’honneur de son palais, sur un siège noir incrusté de fleurs de nacre aux liserons d’or neuf, s’accoudait, le menton dans la main, le sceptre sur les genoux.
Derrière lui, la statue colossale de Fô, l’inexprimable dieu, dominait son trône. Sur les degrés veillaient ses gardes, en armures écaillées de cuir noir, la lance, l’arc ou la longue hache au poing. A sa droite se tenait debout son bourreau favori, l’éventant.
Les regards de Tchë-Tang erraient sur la foule des mandarins, des princes de sa famille et sur les grands officiers de sa cour. Tous les fronts étaient impénétrables. Le roi, se sentant haï, entouré d’imminents meurtriers, considérait, en proie aux soupçons indécis, chacun des groupes où l’on causait à voix basse. Ne sachant qui exterminer, s’étonnant, à chaque instant, de vivre encore, il rêvait, taciturne et menaçant.
Une tenture s’écarta, donnant passage à un officier: celui-ci amenait, par la natte, un jeune homme inconnu, aux grands yeux clairs et d’une belle physionomie. L’adolescent était revêtu d’une robe de soie feu, à ceinture brochée d’argent. Devant Tchë-Tang, il se prosterna.
Sur un coup d’œil du roi:
—Fils du Ciel, répondit l’officier, ce jeune homme a déclaré n’être qu’un obscur citoyen de la ville et s’appeler Tsë-i-la. Cependant, au mépris de la Mort lente, il offre de prouver qu’il vient en mission vers toi de la part des Poussahs immortels.
—Parle, dit Tchë-Tang.
Tsë-i-la se redressa.
* *
—Seigneur, dit-il d’une voix calme, je sais ce qui m’attend si je tiens mal mes paroles.—Cette nuit, dans un songe terrible, les Poussahs, m’ayant favorisé de leur visitation, m’ont fait présent d’un secret qui éblouit l’entendement mortel. Si tu daignes l’écouter, tu reconnaîtras qu’il n’est point d’origine humaine, car l’entendre, seulement, éveillera, dans ton être, un sens nouveau. Sa vertu te communiquera sur-le-champ le don mystérieux de lire—les yeux fermés, dans l’espace qui sépare les prunelles des paupières—les noms mêmes, en traits de sang! de tous ceux qui pourraient conspirer contre ton trône ou ta vie, au moment précis où leurs esprits en concevraient le dessein. Tu seras donc à l’abri, pour toujours, de toute surprise funeste, et vieilliras, paisible, en ton autorité. Moi, Tsë-i-la, je jure ici, par Fô, dont l’image projette son ombre sur nous, que le magique attribut de ce secret est bien tel que je te l’annonce.
A ce stupéfiant discours, il y eut, dans l’assemblée, un frémissement et un grand silence. Une vague angoisse émouvait l’impassibilité ordinaire des visages. Tous examinaient le jeune inconnu qui, sans trembler, s’attestait, ainsi, possesseur et messager d’un sortilège divin. Plusieurs s’efforçant en vain de sourire, mais n’osant s’entre-regarder, pâlissaient, malgré eux, de l’assurance de Tsë-i-la. Tchë-Tang observait autour de lui cette gêne dénonciatrice.
Enfin, l’un des princes,—pour dissimuler, sans doute, son inquiétude, s’écria:
—Nous n’avons que faire des propos d’un insensé ivre d’opium.
Les mandarins, alors, se rassurant:
—Les Poussahs n’inspirent que les très vieux bonzes des déserts.
Et l’un des ministres:
—C’est à notre examen, tout d’abord, de décider si le prétendu secret dont ce jeune homme se croit dépositaire est digne d’être soumis à la haute sagesse du roi.
A quoi, les officiers irrités:
—Et lui-même... peut-être n’est-il qu’un de ceux dont le poignard n’attend, pour frapper le Maître, que l’instant où les yeux distraits...
—Qu’on l’arrête!
Tchë-Tang étendit sur Tsë-i-la son sceptre de jade où brillaient des caractères sacrés:
—Continue, dit-il, impassible.
Tsë-i-la reprit alors, en agitant, du bout des doigts, autour de ses joues, un petit éventail en brins d’ébène:
—Si quelque torture pouvait persuader Tsë-i-la de trahir son grand secret en le révélant à d’autres qu’au roi seul, j’en atteste les Poussahs qui nous écoutent, invisibles, ils ne m’eussent point choisi pour interprète!—O princes, non, je n’ai pas fumé d’opium, je n’ai pas le visage d’un insensé, je ne porte point d’armes. Seulement, voici ce que j’ajoute. Si j’affronte la Mort lente, c’est qu’un tel secret vaut également, s’il est réel, une récompense digne de lui. Toi seul, ô roi, jugeras donc, en ton équité, s’il mérite le prix que je t’en demande.—Si, tout à coup, au son même des mots qui l’énoncent, tu ressens en toi, sous tes yeux fermés, le don de sa vertu vivante—et son prodige!—les dieux m’ayant fait noble en me l’inspirant de leur souffle d’éclairs, tu m’accorderas Li-tien-Së, ta fille radieuse, l’insigne princier des mandarins et cinquante mille liangs d’or.
En prononçant les mots «liangs d’or», une imperceptible teinte rose monta aux joues de Tsë-i-la, qu’il voila d’un battement d’éventail.
L’exorbitante récompense réclamée provoqua le sourire des courtisans et courrouça le cœur ombrageux du roi, dont elle révoltait l’orgueil et l’avarice. Un cruel sourire glissa, aussi, sur ses lèvres en regardant le jeune homme qui, intrépide, ajouta:
—J’attends de toi, Seigneur, le serment royal, par Fô, l’inexprimable dieu qui venge des parjures, que tu acceptes, selon que mon secret te paraîtra positif ou chimérique, de m’accorder cette récompense ou la mort qui te plaira.
Tchë-Tang se leva:
—C’est juré, dit-il;—suis-moi.
* *
Quelques moments après,—sous des voûtes qu’une lampe, suspendue au-dessus de sa charmante tête, éclairait,—Tsë-i-la, lié de cordes fines à un poteau, regardait, en silence, le roi Tchë-Tang, dont la haute taille apparaissait, dans l’ombre, à trois pas de lui. Le roi se tenait debout, adossé à la porte de fer du caveau; sa main droite s’appuyait sur le front d’un dragon de métal qui sortait de la muraille et dont l’œil unique semblait considérer Tsë-i-la.—La robe verte de Tchë-Tang jetait des clartés; son collier de pierreries étincelait, sa tête seule, dépassant le disque noir de la lampe, se trouvait dans l’obscurité.
Sous l’épaisseur de la terre, nul ne pouvait les entendre.
—J’écoute, dit Tchë-Tang.
—Sire, dit Tsë-i-la, je suis un disciple du merveilleux poète Li-taï-pé.—Les dieux m’ont donné, en génie, ce qu’ils t’ont donné en puissance: ils ont ajouté la pauvreté, pour grandir mes pensées. Je les remerciais donc, chaque jour, de tant de faveurs, et vivais paisible, sans désirs,—lorsqu’un soir, sur la terrasse élevée de ton palais, au-dessus des jardins, dans les airs argentés par la lune, j’ai vu ta fille Li-tien-Së,—qu’encensaient, à ses pieds, les fleurs diaprées des grands arbres, au vent de la nuit.—Depuis ce soir là, mon pinceau n’a plus tracé de caractères, et je sens en moi qu’elle aussi songe au rayonnement dont elle m’a pénétré!... Lassé de languir, préférant fût-ce la plus affreuse mort au supplice d’être sans elle, j’ai voulu, par un trait héroïque, d’une subtilité presque divine, m’élever, moi, passant, ô roi! jusqu’à elle, ta fille!
Tchë-Tang, sans doute par un mouvement d’impatience, appuya son pouce sur l’œil du dragon. Les deux battants d’une porte roulèrent sans bruit devant Tsë-i-la, lui laissant voir l’intérieur d’un cachot voisin.
Trois hommes, en habits de cuir, s’y tenaient près d’un brasier où chauffaient des fers de torture. De la voûte tombait une corde de soie, solide, s’effilant en fines tresses et sous laquelle brillait une petite cage d’acier, ronde, trouée d’une ouverture circulaire.
Ce que voyait Tsë-i-la, c’était l’appareil de la Mort terrible. Après d’atroces brûlures, la victime était suspendue en l’air, par un poignet, à cette corde de soie,—le pouce de l’autre main attaché, en arrière, au pouce du pied opposé. On lui ajustait alors cette cage autour de la tête, et, l’ayant fixée aux épaules, on la refermait après y avoir introduit deux grands rats affamés. Le bourreau imprimait ensuite, au condamné, un balancement. Puis il se retirait, le laissant dans les ténèbres et ne devant revenir le visiter que le surlendemain.
A cet aspect, dont l’horreur impressionnait, d’ordinaire, les plus résolus:
—Tu oublies que nul ne doit m’entendre, hors toi! dit froidement Tsë-i-la.
Les battants se refermèrent.
—Ton secret? gronda Tchë-Tang.
—Mon secret, tyran!—C’est que ma mort entraînerait la tienne, ce soir! dit Tsë-i-la, l’éclair du génie dans les yeux.—Ma mort? Mais, c’est elle seule, ne le comprends-tu pas, qu’espèrent, là-haut, ceux qui attendent ton retour en frémissant!... Ne serait-elle pas l’aveu de la nullité de mes promesses?... Quelle joie pour eux de rire tout bas, en leurs cœurs meurtriers, de ta crédulité déçue? Comment ne serait-elle pas le signal de ta perte?... Assurés de l’impunité, furieux de leur angoisse, comment, devant toi, diminué de l’espoir avorté, leur haine hésiterait-elle encore?—Appelle tes bourreaux! Je serai vengé. Mais je le vois: déjà tu sens bien que si tu me fais périr, ta vie n’est plus qu’une question d’heures; et que tes enfants égorgés, selon l’usage, te suivront;—et que Li-tien-Së, ta fille, fleur de délices, deviendra la proie de tes assassins.
«Ah! si tu étais un prince profond!... Supposons que, tout à l’heure, au contraire, tu rentres, le front comme aggravé de la mystérieuse voyance prédite, entouré de tes gardes, la main sur mon épaule, dans la salle de ton trône—et que là, m’ayant toi-même revêtu de la robe des princes, tu mandes la douce Li-tien-Së—ta fille, et mon âme!—et qu’après nous avoir fiancés, tu ordonnes à tes trésoriers de me compter, officiellement, les cinquante mille liangs d’or, je jure qu’à cette vue tous ceux d’entre tes courtisans dont les poignards sont à demi tirés, dans l’ombre, contre toi, tomberont défaillants, prosternés et hagards,—et qu’à l’avenir nul n’oserait admettre, en son esprit, une pensée qui te serait ennemie.—Songe donc! L’on te sait raisonnable et froid, clairvoyant dans les conseils de l’État; donc il ne saurait être possible qu’une chimère vaine eût suffi pour transfigurer, en quelques instants, la soucieuse expression de ton visage en celle d’une stupeur sacrée, victorieuse, tranquille!... Quoi! l’on te sait cruel, et tu me laisses vivre? L’on te sait fourbe, et tu tiens envers moi ton serment? L’on te sait cupide, et tu me prodigues tant d’or? L’on te sait altier dans ton amour paternel, et tu me donnes ta fille, pour une parole, à moi, passant inconnu? Quel doute subsisterait devant ceci?... En quoi voudrais-tu que consistât la valeur d’un secret, insufflé par les vieux Génies de notre Ciel, sinon dans l’environnante conviction que tu le possèdes?... C’est elle seule qu’il s’agissait de CRÉER! je l’ai fait. Le reste dépend de toi. J’ai tenu parole!—Va, je n’ai précisé les liangs d’or et la dignité que je dédaigne que pour laisser mesurer à la magnificence du prix arraché à ta duplicité célèbre, l’épouvantable importance de mon imaginaire secret.
«Roi Tchë-Tang, moi, Tsë-i-la, qui, attaché, par tes ordres à ce poteau, exalte, devant la Mort terrible, la gloire de l’auguste Li-taï-pé, mon maître, aux pensées de lumière,—je te le déclare, en vérité, voici ce que te dicte la sagesse.—Rentrons le front haut, te dis-je, et radieux! Fais grâce, d’un cœur sous l’impression du Ciel! Menace d’être à l’avenir sans miséricorde. Ordonne des fêtes illuminées, pour la joie des peuples, en l’honneur de Fô (qui m’inspira cette ruse divine!)—Moi, demain, je disparaîtrai. J’irai vivre, avec l’élue de mon amour, dans quelque province heureuse et lointaine, grâce aux salutaires liangs d’or.—Le bouton de diamant des mandarins—que tout à l’heure je recevrai de ta largesse, avec tant de semblants d’orgueil,—je présume que je ne le porterai jamais; j’ai d’autres ambitions: je crois seulement aux pensées harmonieuses et profondes, qui survivent aux princes et aux royaumes; étant roi dans leur immortel empire, je n’ai que faire d’être prince dans les vôtres. Tu as éprouvé que les dieux m’ont donné la solidité du cœur et l’intelligence égale à celle, n’est-ce pas, de ton entourage? Je puis donc, mieux que l’un de tes grands, mettre la joie dans les yeux d’une jeune femme. Interroge Li-tien-Së, mon rêve! Je suis sûr qu’en voyant mes yeux, elle te le dira.—Pour toi, couvert d’une superstition protectrice, tu régneras, et si tu ouvres tes pensées à la justice, tu pourras changer la crainte en amour autour de ton trône raffermi. C’est là le secret des rois dignes de vivre! Je n’en ai pas d’autre à te livrer.—Pèse, choisis et prononce! J’ai parlé.»
Tsë-i-la se tut.
Tchë-Tang, immobile, parut méditer quelques instants. Sa grande ombre silencieuse s’allongeait sur la porte de fer. Bientôt, il descendit vers le jeune homme—et, lui mettant les mains sur les épaules, le regarda fixement, au fond des yeux, comme en proie à mille sentiments indéfinissables.
Enfin, tirant son sabre, il coupa les liens de Tsë-i-la; puis, lui jetant son collier royal autour du cou:
—Viens, dit-il.
Il remonta les degrés du cachot et appuya sa main sur la porte de lumière et de liberté.
Tsë-i-la, que le triomphe de son amour et de sa soudaine fortune éblouissait un peu, considérait le nouveau présent du roi:
—Quoi! ces pierreries encore! murmurait-il: qui donc te calomniait? C’est plus que les richesses promises!—Que veut payer le roi, par ce collier?
—Tes injures! répondit dédaigneusement Tchë-Tang, en rouvrant la porte vers le soleil.
Le Tueur de cygnes
A Monsieur Jean Marras.
«Les cygnes comprennent les signes.»
Victor Hugo. Les Misérables[3].
A force de compulser des tomes d’Histoire naturelle, notre illustre ami, le docteur Tribulat Bonhomet avait fini par apprendre que «le cygne chante bien avant de mourir».—En effet (nous avouait-il récemment encore), cette musique seule, depuis qu’il l’avait entendue, l’aidait à supporter les déceptions de la vie et toute autre ne lui semblait plus que du charivari, du «Wagner».
[3] Inutile (pensons-nous) d’ajouter qu’en cette authentique citation, ce n’est pas l’Auteur de La Bouche d’ombre qui parle,—mais simplement l’un de ses personnages. Il serait peu juste, en effet, d’attribuer à un Auteur même, les prud’homies, monstruosités blasphématoires ou vils jeux de mots—que, pour des raisons spéciales et peut-être hautes—il se résout, tristement, à prêter à certains Ilotes de son imagination.
—Comment s’était-il procuré cette joie d’amateur?—Voici:
Aux environs de la très ancienne ville fortifiée qu’il habite, le pratique vieillard ayant, un beau jour, découvert dans un parc séculaire à l’abandon, sous des ombrages de grands arbres, un vieil étang sacré—sur le sombre miroir duquel glissaient douze ou quinze des calmes oiseaux,—en avait étudié soigneusement les abords, médité les distances, remarquant surtout le cygne noir, leur veilleur, qui dormait, perdu en un rayon de soleil.
Celui-là, toutes les nuits, se tenait les yeux grands ouverts, une pierre polie en son long bec rose, et, la moindre alerte lui décelant un danger pour ceux qu’il gardait, il eût, d’un mouvement de son col, jeté brusquement dans l’onde, au milieu du blanc cercle de ses endormis, la pierre d’éveil:—et la troupe à ce signal, guidée encore par lui, se fût envolée à travers l’obscurité sous les allées profondes, vers quelques lointains gazons ou telle fontaine reflétant de grises statues, ou tel autre asile bien connu de leur mémoire.—Et Bonhomet les avait considérés longtemps, en silence,—leur souriant, même. N’était-ce pas de leur dernier chant dont, en parfait dilettante, il rêvait de se repaître bientôt les oreilles?
Parfois donc,—sur le minuit sonnant de quelque automnale nuit sans lune,—Bonhomet, travaillé par une insomnie, se levait tout à coup, et, pour le concert qu’il avait besoin de réentendre, s’habillait spécialement. L’osseux et gigantal docteur, ayant enfoui ses jambes en de démesurées bottes de caoutchouc fourré, que continuait, sans suture, une ample redingote imperméable, dûment fourrée aussi, se glissait les mains en une paire de gantelets d’acier armorié, provenue de quelque armure du Moyen âge, (gantelets dont il s’était rendu l’heureux acquéreur au prix de trente-huit beaux sols,—une folie!—chez un marchand de passé). Cela fait, il ceignait son vaste chapeau moderne, soufflait la lampe, descendait, et, la clef de sa demeure une fois en poche, s’acheminait, à la bourgeoise, vers la lisière du parc abandonné.
Bientôt, voici qu’il s’aventurait, par les sentiers sombres, vers la retraite de ses chanteurs préférés—vers l’étang dont l’eau peu profonde, et bien sondée en tous endroits, ne lui dépassait pas la ceinture. Et, sous les voûtes de feuillée qui en avoisinaient les atterrages, il assourdissait son pas, au tâter des branches mortes.
Arrivé tout au bord de l’étang, c’était lentement, bien lentement—et sans nul bruit!—qu’il y risquait une botte, puis l’autre,—et qu’il s’avançait, à travers les eaux, avec des précautions inouïes, tellement inouïes qu’à peine osait-il respirer. Tel un mélomane à l’imminence de la cavatine attendue. En sorte que, pour accomplir les vingt pas qui le séparaient de ses chers virtuoses, il mettait généralement de deux heures à deux heures et demie, tant il redoutait d’alarmer la subtile vigilance du veilleur noir.
Le souffle des cieux sans étoiles agitait plaintivement les hauts branchages dans les ténèbres autour de l’étang:—mais Bonhomet, sans se laisser distraire par le mystérieux murmure, avançait toujours insensiblement, et si bien que, vers les trois heures du matin, il se trouvait, invisible, à un demi-pas du cygne noir, sans que celui-ci eût ressenti le moindre indice de cette présence.
Alors, le bon docteur, en souriant dans l’ombre, grattait doucement, bien doucement, effleurait à peine, du bout de son index moyen âge, la surface abolie de l’eau, devant le veilleur!... Et il grattait avec une douceur telle que celui-ci, bien qu’étonné, ne pouvait juger cette vague alarme comme d’une importance digne que la pierre fût jetée. Il écoutait. A la longue, son instinct, se pénétrant obscurément de l’idée du danger, son cœur, oh! son pauvre cœur ingénu se mettait à battre affreusement:—ce qui remplissait de jubilation Bonhomet.
Et voici que les beaux cygnes, l’un après l’autre, troublés, par ce bruit, au profond de leurs sommeils, se détiraient onduleusement la tête de dessous leurs pâles ailes d’argent,—et, sous le poids de l’ombre de Bonhomet, entraient peu à peu dans une angoisse, ayant on ne sait quelle confuse conscience du mortel péril qui les menaçait. Mais, en leur délicatesse infinie, ils souffraient en silence, comme le veilleur,—ne pouvant s’enfuir, puisque la pierre n’était pas jetée! Et tous les cœurs de ces blancs exilés se mettaient à battre des coups de sourde agonie,—intelligibles et distincts pour l’oreille ravie de l’excellent docteur qui,—sachant bien, lui, ce que leur causait, moralement, sa seule proximité,—se délectait, en des prurits incomparables, de la terrifique sensation que son immobilité leur faisait subir.
—Qu’il est doux d’encourager les artistes! se disait-il tout bas.
Trois quarts d’heure, environ, durait cette extase, qu’il n’eut pas troquée contre un royaume. Soudain, le rayon de l’Étoile-du-matin, glissant à travers les branches, illuminait, à l’improviste, Bonhomet, les eaux noires et les cygnes aux yeux pleins de rêves! le veilleur, affolé d’épouvante à cette vue, jetait la pierre...—Trop tard!... Bonhomet, avec un grand cri horrible, où semblait se démasquer son sirupeux sourire, se précipitait, griffes levées, bras étendus, à travers les rangs des oiseaux sacrés!—Et rapides étaient les étreintes des doigts de fer de ce preux moderne: et les purs cols de neige, de deux ou trois chanteurs étaient traversés ou brisés avant l’envolée radieuse des autres oiseaux-poètes.
Alors, l’âme des cygnes expirants s’exhalait, oublieuse du bon docteur, en un chant d’immortel espoir, de délivrance et d’amour, vers des Cieux inconnus.
Le rationnel docteur souriait de cette sentimentalité, dont il ne daignait savourer, en connaisseur sérieux, qu’une chose,—LE TIMBRE.—Il ne prisait, musicalement, que la douceur singulière du timbre de ces symboliques voix, qui vocalisaient la Mort comme une mélodie.
Bonhomet, les yeux fermés, en aspirait, en son cœur, les vibrations harmonieuses: puis, chancelant, comme en un spasme, il s’en allait échouer à la rive, s’y allongeait sur l’herbe, s’y couchait sur le dos, en ses vêtements bien chauds et imperméables.
Et là, ce Mécène de notre ère, perdu en une torpeur voluptueuse, ressavourait, au tréfonds de lui-même, le souvenir du chant délicieux—bien qu’entaché d’une sublimité selon lui démodée—de ses chers artistes.
Et, résorbant sa comateuse extase, il en ruminait ainsi, à la bourgeoise, l’exquise impression jusqu’au lever du soleil.
La Céleste Aventure
A Monsieur Gustave De Malherbe.
«Jette le filet, tu prendras un gros poisson: dans sa gueule, tu trouveras une pièce d’argent; elle payera l’impôt de César.»
Nouveau Testament.
Maintenant que sœur Euphrasie, cette enfant divine, s’est enfuie dans la Lumière, pourquoi garder encore le mot terrestre du «miracle» dont elle fut l’éblouie? Certes, la noble sainte—qui vient de s’endormir, à vingt-huit ans, supérieure d’un ordre de Petites-Sœurs des pauvres, fondé par elle, en Provence—n’eût pas été scandalisée d’apprendre le secret physique de sa soudaine vocation: la voyance de son humilité n’en eût pas été troublée un seul instant;—toutefois, il sera mieux que je n’aie parlé qu’aujourd’hui.
A près d’un kilomètre d’Avignon s’élevait, en 1860, non loin d’atterrages verdoyants, en amont du Rhône, une bicoque isolée, d’aspect sordide; ajourée, à son unique étage, d’une seule fenêtre à contrevents ferrés, elle s’accusait, bien en vue d’une protectrice caserne de gendarmerie—sise aux confins des faubourgs, sur la route.
Là, vivait depuis longtemps un vieil israélite qu’on nommait le père Mosé. Ce n’était pas un méchant juif, malgré sa face éteinte et son front d’orfraie dont un bonnet collant, d’étoffe et de couleur désormais imprécises, moulait et enserrait la calvitie. Encore vert et nerveux, d’ailleurs, il eût bien été capable de talonner d’assez près Ahasvérus, en quelques marches forcées. Mais il ne sortait guère et ne recevait qu’avec des précautions extrêmes. La nuit, tout un système de chausse-trapes et de pièges à loups le protégeait derrière sa porte mal fermée. Serviable,—surtout envers ses coreligionnaires,—aumônieux toutefois envers tous, il ne poursuivait que les riches, auxquels, seulement, il prêtait, préférant thésauriser.—De cet homme pratique et craignant Dieu, les sceptiques idées du siècle n’altéraient en rien la foi sauvage, et Mosé priait entre deux usures aussi bien qu’entre deux aumônes. N’étant pas sans un certain cœur étrange, il tenait à rétribuer les moindres services. Peut-être même eût-il été sensible au frais paysage qui s’étendait devant sa fenêtre, alors qu’il explorait, de ses yeux gris clair, les alentours... Mais une chose lointaine, établie sur une petite éminence et qui dominait les prés riverains en aval du fleuve, lui gâtait l’horizon. Cette chose, il en détournait la vue avec une sorte de gêne, d’ailleurs assez concevable,—une insurmontable aversion.
C’était un très ancien «calvaire», toléré, à titre de curiosité archéologique, par les édiles actuels. Il fallait gravir vingt et une marches pour arriver à la grosse croix centrale—qui supportait un Christ gothique, presque effacé par les siècles, entre les deux plus petites croix des larrons Diphas et Gesmas.
Une nuit, le père Mosé, les pieds sur une escabelle, penché, besicles au nez, le bonnet contre la lampe, sur une petite table couverte de diamants, d’or, de perles et de papiers précieux, devant sa fenêtre ouverte à l’espace, venait d’apurer des comptes sur un poudreux registre.
Il s’était fort attardé! Toutes les facultés de son être s’étaient si bien ensevelies en son labeur, que ses oreilles, sourdes aux vains bruits de la nature, étaient demeurées inattentives, durant des heures, à... certains cris lointains, nombreux, disséminés, effrayants, qui, toute la soirée, avaient troué le silence et les ténèbres.—A présent, une énorme lune claire descendait les bleues étendues et l’on n’entendait plus aucunes rumeurs.
—Trois millions!... s’écria le père Mosé, en posant un dernier chiffre au bas des totaux.
Mais la joie du vieillard, exultant au fond de son cœur qu’emplissait l’idéal réalisé, s’acheva en un frisson. Car—à n’en pas douter une seconde!—une glaciale sensation lui étreignait subitement les pieds: si bien que, repoussant l’escabeau, il se releva très vite.
Horreur! Une eau clapotante, dont la chambre était envahie, baignait ses maigres jambes! La maison craquait. Ses yeux, errant au dehors, par la fenêtre, aperçurent, en se dilatant, l’immense environnement du fleuve couvrant les basses plaines et les campagnes: c’était l’inondation! le débordement soudain, grossissant et terrible du Rhône.
—Dieu d’Abraham! balbutia-t-il.
Sans perdre un instant, malgré sa profonde terreur, il jeta ses vêtements, sauf le pantalon rapiécé, se déchaussa, fourra, pêle-mêle, en une petite sacoche de cuir (qu’il se suspendit au cou), le plus précieux de la table, diamants et papiers,—songeant que, sous les ruines de sa masure, après l’événement, il saurait bien retrouver son or enfoui!—Flac! flac! il arpentait la pièce, afin de saisir, sur un vieux coffre, une liasse de billets de banque déjà collés et trempés. Puis il monta sur l’appui de la fenêtre, prononça trois fois le mot hébreu kadosch, qui signifie «saint», et se précipita, se sachant bon nageur, à la grâce de son Dieu.
La bicoque s’écroula derrière lui, sans bruit, sous les eaux.
Au loin, nulle barque!—Où fuir? Il s’orientait vers Avignon; mais l’eau reculait maintenant la distance—et c’était loin, pour lui! Où se reposer? prendre pied?... Ah! le seul point lumineux, là-bas, sur la hauteur, c’était... ce calvaire,—dont les marches déjà disparaissaient sous le bouillonnement des ondes et le remous des eaux furieuses.
—Demander asile à cette image? Non! Jamais.
Le vieux juif était grave en ses croyances, et, bien que le danger pressât, bien que les idées modernes et les compromis qu’elles inspirent fussent loin d’être ignorés du morne chercheur d’Arche, il lui répugnait de devoir—ne fût-ce que le salut terrestre à... ce qui était là.
Sa silhouette, en cet instant, se projetant sur les eaux où tremblaient des reflets d’étoiles, eût fait songer au déluge. Il nageait au hasard. Soudain une réflexion sinistre et ingénieuse lui traversa l’esprit:
—J’oubliais, se dit-il en soufflant (et l’eau découlait des deux pointes de sa barbe), j’oubliais qu’après tout il y a là ce pauvre de «mauvais larron!...» Ma foi, je ne vois aucun inconvénient à chercher refuge auprès de cet excellent Gesmas, en attendant qu’on vienne me délivrer!
Il se dirigea donc, tous scrupules apaisés, et en d’énergiques brassées, à travers les houleuses volutes des ondes et dans le beau clair de lune, vers les Trois-croix.
Celles-ci, au bout d’un quart d’heure, lui apparurent, colossales, à une centaine de mètres de ses membres à demi congelés et ankylosés. Elles se dressaient, à présent, sans support visible, sur les vastes eaux.
Comme il les considérait, haletant, cherchant à discerner, à gauche, le gibet de ses préférences, voici que les deux croix latérales, plus frêles que celle du milieu, craquèrent, pressées par le cours du Rhône, et que le bois vermoulu céda, et qu’en une sorte d’épouvantée, de noire salutation, toutes deux s’abattirent en arrière, dans l’écume, silencieusement.
Mosé demeura sans s’avancer, et hagard, devant ce spectacle: il faillit enfoncer et cracha deux gorgées.
Maintenant, la grande Croix seule, spes unica, découpait son signe suprême sur le fond mystérieux du firmamental espace; elle proférait son pâle Couronné d’épines, cloué, les bras étendus, les yeux fermés.
Le vieillard, suffoqué, presque défaillant, n’ayant plus que le seul instinct des êtres qui se noient, se décida, désespérément, à nager, quand même, vers l’emblème sublime, son or à sauver triplant ses dernières forces et le justifiant à ses yeux qu’une imminente agonie rendait troubles!—Arrivé au pied de la Croix,—oh! ce fut de mauvaise grâce (hâtons-nous de le dire à sa louange) et en éloignant sa tête le plus possible, qu’il se résigna, l’échappé des eaux, à saisir et entourer de ses bras l’arbre de l’Abîme, celui qui, écrasant de sa base toute raison humaine, partage, en quatre inévitables chemins l’Infini.
Le pauvre riche prit pied; l’eau montait, le soulevant à mi-corps: autour de lui la diluviale étendue muette...—Oh! là-bas! une voile! une embarcation!
Il cria.
L’on vira de bord: on l’avait aperçu.
A cet instant même, un ressaut du fleuve (quelque barrage se brisant dans l’ombre) l’enleva, d’une grosse envaguée, jusqu’à la Plaie du côté. Ce fut si terrible et si subit qu’il eut à peine le temps d’étreindre, corps à corps et face à face, l’image de l’Expiateur! et de s’y suspendre, le front renversé en arrière, les sourcils contractant leurs touffes sur ses regards perçants et obliques, tandis que remuaient en avant, toutes frémissantes, les deux pointes en fourche de sa barbe grise. Le vieil israélite, entrelacé, à califourchon, à Celui qui pardonne, et ne pouvant lâcher prise, regardait de travers son «sauveur».
—Tenez ferme! Nous arrivons! crièrent des voix déjà distinctes.
—Enfin!... grommela le père Mosé, que ses muscles horrifiés allaient trahir; mais... voici un service rendu par quelqu’un... dont je n’en attendais pas! Ne voulant rien devoir à personne, il est juste que je le rétribue... comme je rétribuerais un vivant. Donnons-lui donc ce que je donnerais... à un homme.
Et, pendant que la barque s’approchait, Mosé, dans son organique zèle de faire ce qu’il pouvait pour s’acquitter, fouilla sa poche, en retira une pièce d’or—qu’il enfonça gravement et de son mieux entre les deux doigts repliés sur le clou de la main droite.
—Quittes! murmura-t-il, en se laissant tomber, presque évanoui, entre les bras des mariniers.
La peur bien légitime de perdre sa sacoche le maintint ferme jusqu’à l’atterrage d’Avignon. Le lit chauffé d’une auberge, l’y réconforta. Ce fut en cette ville qu’il s’établit un mois après, ayant recouvré son or sous les décombres de son ancien logis, et ce fut là qu’il s’éteignit en sa centième année.
Or, en décembre de l’année qui suivit cet incident insolite, il arriva qu’une jeune fille du pays, une très pauvre orpheline d’un charmant visage, Euphrasie ***, ayant été remarquée par de riches bourgeois de la Vaucluse, ceux-ci, déconcertés par ses refus inexplicables, résolurent, dans son intérêt, de la prendre par la famine. Elle fut donc bientôt congédiée, par leurs soins, de l’ouvroir où elle gagnait le franc quotidien de sa subsistance et de sa bonne humeur, en échange de onze heures, seulement, de travail (l’ouvroir étant tenu par une famille des plus recommandables de la ville). Elle se vit également renvoyée, le jour même, du réduit où elle remerciait Dieu matin et soir; car, il faut être juste, l’hôtelier, qui avait des enfants à établir, ne devait pas, ne pouvait pas, en sérieuse conscience, s’exposer à perdre les six beaux francs mensuels du cellulaire galetas qu’elle occupait chez lui. «Si honnête qu’elle fût,» lui dit-il, «ce n’est pas avec du sentiment qu’on paye les contributions»; et d’ailleurs, peut-être était-ce «pour son bien, à elle», ajouta-t-il en clignant de l’œil, «qu’il devait se montrer rigoureux.» En sorte que, par un crépuscule d’hiver où le tintement clair des Angelus passait dans le vent, la tremblante enfant infortunée marchait à travers les rues de neige et, ne sachant où aller, se dirigea vers le calvaire.
Là, poussée très probablement par les anges, dont les ailes soulevèrent ses pas sur les blancs degrés, elle s’affaissa au pied de la Croix profonde, heurtant de son corps le bois éternel, en murmurant ces ingénues paroles:—«Mon Dieu, secourez-moi d’une petite aumône, ou je vais mourir ici.»
Et, chose à stupéfier l’entendement, voici que, de la main droite du vieux Christ, vers qui les yeux de la suppliante s’étaient levés, une pièce d’or tomba sur la robe de l’enfant,—et que ce choc, avec la sensation douce et jamais troublante d’un miracle, la ranima.
C’était une pièce déjà séculaire, à l’effigie du roi Louis XVI, et dont l’or jauni luisait sur la jupe noire de l’élue. Sans doute, aussi, quelque chose de Dieu, tombant, en même temps, dans l’âme virginale de cette enfant du ciel, en raffermit le courage. Elle prit l’or, sans même s’étonner, se leva, baisa, souriante, les pieds sacrés—et s’enfuit vers la ville. Ayant remis à l’aubergiste raisonnable les six francs en question, elle attendit le jour, là-haut, dans sa couchette glacée, mangeant son pain sec dans la nuit, l’extase dans le cœur, le Ciel dans les yeux, la simplicité dans l’âme. Dès le jour suivant, pénétrée de la force et de la clarté vivantes, elle commença son œuvre sainte à travers les refus, les portes fermées, les malignes paroles, les menaces et les sourires.
Et son œuvre de lumière fut fondée.
Aujourd’hui, la jeune bienheureuse vient de s’envoler en sa réalité, victorieuse des ricanantes saletés de la terre, toute radieuse du «miracle» que CRÉA sa foi, de concert avec Celui qui permet à toutes choses d’apparaître.
Le jeu des graces
A Monsieur Victor Wilder.
—Oh! cela n’empêche pas les sentiments!...
Stéphane Mallarmé (Entretiens).
Les feux d’or du soir, au travers de moutonneuses nuées mauves, poudraient d’impalpables pierreries les feuilles d’assez vieux arbres, ainsi que d’automnales roses, à l’entour d’une pelouse encore mouillée d’orage: le jardin s’enfonçait entre les murs tendus de lierre des deux maisons voisines; une grille aux pointes dorées le séparait de la rue, en ce quartier tranquille de Paris. Les rares passants pouvaient donc entrevoir, au fond de ce jardin, la façade avenante de la demeure, et, dans une pénombre, le perron, surélevé de trois marches, sous sa marquise.
Or, perdues en les lueurs de cette vesprée, sur le gazon, jouaient, au Jeu des Grâces, trois enfants blondes,—oh! quatorze, douze et dix ans à peine, innocence!—Eulalie, Bertrande et Cécile Rousselin, quelque peu folâtres en leurs petites robes d’orléans noire. Riant de plaisir, en ce deuil,—n’était-ce pas de leur âge?—elles se renvoyaient, du bout de leurs bâtonnets d’acajou, de courts cerceaux de velours rouge festonnés de liserons d’or.
Elle avait aimé feu son époux,—ayant conquis, d’ailleurs, à ses côtés, dans le commerce des bronzes d’art, une aisance,—la belle madame Rousselin! Séduisante, économe et tendre, perle bourgeoise, elle s’était retirée avec ses filles, en cette habitation, depuis les dix mois et demi d’où datait son sévère veuvage, qu’elle présumait éternel.
Jamais, en effet, son mari ne lui avait semblé plus «sérieux» que depuis qu’il était mort. Cet accident l’avait solennisé, pour ainsi dire, aux yeux en larmes de l’aimable veuve. Aussi, avec quelle tendresse triste se plaisait-elle à venir, toutes les quinzaines environ, suspendre (de concert avec ses trois charmantes filles), de sentimentales couronnes aux murs blancs du caveau neuf! murs que, par prévoyance, elle avait fait clouter du haut en bas! Sur ces couronnes se lisaient, en majuscules ponctuées de pleurs d’argent, des A mon petit papa chéri! des A mon époux bien-aimé!—Lorsqu’à de certains anniversaires, plus intimes, elle venait seule au champ du Repos, c’était avec un air indéfinissable et presque demi-souriant que, nouvelle Artémise, munie ce jour-là d’une couronne spéciale, à son usage, elle accrochait celle-ci à des clous isolés: sur les immortelles, semées alors de myosotis, on pouvait lire en caractères tortillés et suggestifs, ces deux mots du cœur: «Souviens-toi!» Car, même avec les défunts, les femmes ont de ces exquises délicatesses où l’imagination plus grossière de l’homme perd complètement pied,—mais auxquelles il serait à parier, quand même, que les trépassés ne sont pas insensibles.
Toutefois, comme c’était une femme d’ordre, chez qui le sentiment n’excluait pas le très légitime calcul d’une ménagère, la belle Mme Rousselin, dès le premier trimestre, avait remarqué le prix auquel revenaient, achetées au détail, ces pâles couronnes, si vite fanées par les intempéries; et, séduite par diverses annonces des journaux qui mentionnaient la découverte de nouvelles couronnes funèbres, inoxydables, obtenues par le procédé galvanoplastique, résistantes même à l’oubli,—couronnes modernes par excellence!—elle en avait acheté, en gros, quelques douzaines, qu’elle conservait, au frais, dans la cave, et qui défrayaient, depuis, les visites bimensuelles au cher décédé.
Soudain, les trois enfants, dont les boucles vermeilles, alanguies en repentirs, sautillaient sur les noirs corsages, cessèrent de s’ébattre sur l’herbe en fleurs, car, au seuil du perron, et poussant la porte vitrée, venait d’apparaître l’épouse, la grave maman tout en deuil, blonde aussi et déjà pâlie de son abandon. Elle tenait, justement, à la main, trois de ces couronnes légères et solides, nouveau système, qu’elle laissa tomber, auprès de la rampe, sur la table verte du jardin, comme pour appuyer de leur impression les paroles suivantes:
—Et que l’on se recueille maintenant, mesdemoiselles! Assez de récréation: oubliez-vous que, demain, nous devons aller rendre visite à... celui qui n’est plus?
Sûre d’être obéie (car, au point de vue du cœur, ses jeunes anges avaient, elle ne l’ignorait pas, de qui tenir), la belle Mme Rousselin rentra, sans doute afin de soupirer plus à l’aise en la solitude retirée de sa chambre.
A ces mots et aussitôt seules, Eulalie, Bertrande et Cécile Rousselin,—dont les rires s’étaient envolés plus loin que les oiseaux du ciel,—vinrent, à pas lents, méditatives, s’asseoir et s’accouder autour de la table.
Après un silence:
—C’est pourtant vrai! pauvre père! dit à voix basse Eulalie, la jolie aînée, déjà rêveuse.
Et, prenant un A mon époux bien-aimé, elle en considéra, distraitement, l’inscription.
—Nous l’aimions tant! gémit Bertrande, aux yeux bleus—où brillaient des larmes.
Sans y prendre garde, imitant Eulalie, elle tournait entre ses doigts, et le regard fixe, un A mon petit papa chéri.
—Pour sûr qu’on l’aimait bien! s’écria la pétulante cadette Cécile qui, follement énervée encore du jeu quitté et comme pour accentuer, à sa manière, la sincérité naïve de son effusion, fit étourdiment sauter en l’air le Souviens-toi! qui restait.
Par bonheur, l’aînée, qui tenait encore ses baguettes, y reçut, et à temps, la plaintive couronne, laquelle s’y encercla d’abord,—puis, grâce à un mouvement d’inadvertance provenu de l’entraînante vitesse acquise, le Souviens-toi! s’échappant des bâtonnets, fut recueilli de même par Bertrande, après s’être croisé en l’air avec l’A mon petit papa chéri!—et l’A mon époux bien-aimé! que Cécile, bien malgré elle, n’avait pu se défendre de lancer vers ses sœurs.
De sorte que, l’instant d’après—et peut-être en symbole des illusions de la vie,—les trois ingénues, peu à peu de retour sur la pelouse, substituaient à leurs cerceaux dorés ce nouveau Jeu des Grâces, et, inconscientes déjà, se renvoyaient, mélancoliquement, aux derniers rayons du soleil, ces inaltérables attributs de la sentimentalité moderne.
La Maison du bonheur
(Charles Baudelaire. L’Invitation au voyage).
Deux beaux êtres humains se sont rencontrés à cette heure des années qui précède le tomber merveilleux de l’automne; à cette heure où,—telle que, sur de riches forêts, après une ondée d’orage, l’étoile du soir,—la Mélancolie se lève, illuminant de mille teintes magiques toutes les âmes bien nées.
Autrefois,—ô souvenances déjà lointaines!—ces deux âmes, dès les premières aurores, apparurent natalement blanches et douées, à l’état nostalgique, d’une sorte de languide passion pour les seules choses du Ciel.—On eût dit d’éternels enfants, destinés à mourir comme les oiseaux s’envolent et que le lis du matin serait la seule fleur oubliable sur leurs chastes tombes.
Mais ils étaient prédestinés à vivre,—et l’Humanité est venue avec ses luttes et ses stupeurs.
Elle et lui, l’un de l’autre isolés par le hasard des villes et des contrées, grandirent, en des milieux parallèles, sans se rencontrer jamais.
Au cours de l’existence, et sous tous les cieux, ils eurent donc à subir le salut des passants polis, aux yeux sourieurs, aux airs sagaces, aux admirations officielles, aux jugements d’emprunt, aux préoccupations oiseuses, aux riens compassés, aux cœurs uniquement lascifs, aux politiques visées, aux calomnieux éloges,—et dont les présences, très distinguées, dégagent une odeur de bois mort.
Ah! c’est que tous deux avaient, comme nous, reçu le jour au sein triste de ces nations occidentales, lesquelles, sous couleur d’établir, enfin, sur la terre, le règne «régulier» de la Justice, vont, se dénuant, à plaisir, de ces instincts de l’en-Haut—qui, seuls, constituent l’Homme réel,—et préfèrent s’aventurer librement, désormais, au gré d’une Raison désespérée, à travers les hasards et les phénomènes, en payant chaque «découverte» d’un endurcissement plus sourd du cœur.
Au spectacle environnant de cet effort moderne, le plus sage, humainement,—aux yeux, du moins, des gens du «monde»,—ne serait-ce pas de se laisser vivre, en vagues curieux, n’acceptant des années que les sensualités intellectuelles ou physiques, et sans autres passions que celle du plus commode éclectisme?
Cependant, Paule de Luçanges, ainsi que le duc Valleran de la Villethéars, dès leur juvénilité, commencèrent à ressentir beaucoup d’étonnement de faire partie d’une espèce où le dépérissement de toute foi, de tous désintéressés enthousiasmes, de tout amour noble ou sacré, menaçait de devenir endémique.
Aucuns passe-temps ne pouvaient les distraire de l’humiliant déplaisir qu’ils en éprouvèrent, encore presque enfants, sans, toutefois, le laisser transparaître, à cause d’une sorte de charité très douce dont ils étaient essentiellement pénétrés. Paule, svelte, en sa beauté d’Hypatie chrétienne, était de la race de ces mondaines aux cœurs de vestales qui, préservées mieux que les Sand, les Sapho, les Sévigné, même, ou les Staël, de la vanité d’écrire, gardent, très pure, la lueur virginale de leur inspiration pour un seul élu. Lui ne se distinguait, en apparence, du commun des personnes de bonne compagnie que,—parfois,—par un certain coup d’œil bref, très pénétrant, un peu fixe et dont l’indéfinissable impression dissolvait ou inquiétait autour de lui les plus banales insouciances.
Tous deux, ainsi, voilaient, sous les irréprochables dehors qu’imposent les convenances aux êtres bien élevés, les géniales facultés de méditation dont leur Créateur avait doté leurs esprits solitaires. Et, de jour en jour, ces singuliers adolescents,—autant que les despotiques devoirs d’un rang dont ils s’honoraient le leur pouvaient permettre,—s’éloignaient de ces mille distractions si chères, d’habitude, à la jeunesse élégante.
Ne perdaient-ils pas les heures dorées de leur printemps en de trop songeuses et sans doute stériles réflexions touchant... par exemple, ces nébuleux problèmes,—réputés insignifiants, ennuyeux ou insolubles—et auxquels, cependant, une bizarre particularité de conscience les contraignait de s’intéresser?
—Peut-être.
—Mais il leur apparaissait qu’autour d’eux, par exemple, l’Esprit de nos temps en travail,—qui s’efforce d’enfanter, pour la gloire d’un prestigieux Avenir, le monstre d’une chimérique Humanité décapitée de Dieu—les mettait en demeure, eux aussi, en ce qui concernait l’humain de leurs êtres, d’opter, au plus secret de leurs pensées, entre leurs ataviques aspirations... et Lui.
Le récent idéal—(ce progressif Bien-être, toujours proportionnel aux nécessités des pays et des âges et dont chaque degré, suscitant des soifs nouvelles, atteste l’Illusoire indéfini... par conséquent la fatale démence d’y confiner notre But suprême...)—ne sut éveiller en leurs intelligences qu’une indifférence vraiment absolue. L’orgueilleux bagne d’une telle finalité ne pouvait, en effet, séduire ou troubler, même un instant, ces deux consciences qui, tout éperdues de Lumière et d’humilité, se souvenaient de leur origine. Et ces réalités de bâtons flottants—en qui se résolvent, d’ordinaire, les fascinants mirages à l’aide desquels le vieil opium de la Science dessèche les yeux des actuels vivants,—ces «conquêtes de l’Homme moderne», enfin, leur semblaient infiniment moins utiles que mortellement inquiétantes,—étant remarqués, surtout, le quasi-simiesque atrophiement du Sens-surnaturel qu’elles coûtent... et l’espèce d’ossification de l’âme qu’elles entraînent. Imbus d’un atavisme QUI, EN RÉALITÉ, COMMENÇAIT A DIEU, ils se fussent (oh! même affamés!) refusés, d’instinct, certes! à céder, malgré l’exemple, les droits sacrés de leur aînesse consciente contre toutes les pâtées de lentilles vénéneuses dont un périssable Actualisme eût tenté de séduire leur inanition. Quant à cet Avenir, dont une église de rhéteurs têtus prophétisait la perdurable et sublime rutilance, ces deux jeunes gens hésitaient à s’infatuer au point de par trop oublier, aussi, qu’en fin de compte,—(ne fût-ce qu’au témoignage criard de ces vingt-six changements à vue dont ne cesse de nous assourdir, sous nos pieds, la menaçante géologie,—et en passant même sous silence les fort troublantes révélations de l’astronomie moderne,)—l’univers attesta, maintes fois, inopinément, être une salle trop peu sûre pour que l’on dût caresser une minute l’idée de jamais pouvoir s’y installer définitivement.
En sorte que tout le clinquant intellectuel de la Science, toutes les boîtes de jouets dont se paye l’âge mûr de l’Humanité, tous les bondissements désespérés des impersuasives métaphysiques, tout l’hypnotisme d’un Progrès—si magnifiquement naturel, éclairé par la providence d’un Dieu révélé et, sans lui d’une vanité si poignante,—non, tout cela ne leur paraissait pas aussi sérieux, ni aussi utile, en substance, que le tout simple et natal regard de l’Homme vers le Ciel.
Socialement, toutefois, il leur était difficile, en eux-mêmes, de condamner, à l’étourdie, l’évidence de cet effort de tous vers la grande Justice,—vers une équité meilleure, enfin, que celle dont se lamente le Passé. Mais les résultats très précis, obtenus en appliquant ces théories humanitaires,—empruntées, d’ailleurs, à l’éternel Christianisme,—semblaient jusqu’à présent,—il fallait bien se l’avouer,—singulièrement en désaccord avec les admirables intentions de leurs partisans. Comment ne pas reconnaître, en effet, que les plus libres, les plus fiers et les plus jaloux de la Liberté, parmi les peuples, sont ceux-là même qui, les longs fouets ensanglantés aux poings, supplicient le plus leurs esclaves, savent humilier le mieux leurs pauvres et, entre les forfaits à commettre, ne préfèrent, jamais, que les plus vils?
Comment éviter, par tous pays, le spectacle de ces triomphantes lupercales où les majorités—au patriotisme si lucratif, aux éloquences foraines,—exultent si gravement, et dont la sereine servilité,—giratoire seulement aux uniques souffles de ces trahisons écœurantes, philosophiquement situées au-dessous de toute pénalité comme de tout dédain,—affirme outre mesure en quelle désespérante inanité s’aplatissent les révolutions? Et, pour conclure, comment ne pas comprendre, sans effort, qu’étant donnée la loi de l’innée disproportion des intelligences, en leur diversité d’aptitudes, le prétendu règne d’une Justice purement humaine ne saurait être jamais que la tyrannie du Médiocre, s’autorisant, gaiement, de quoi? du nombre! pour imposer l’abaissement à ceux dont le génie, constituant, seul, l’entité même de l’Esprit-Humain, a, seul, de droit divin, qualité pour en déterminer et diriger les légitimes tendances!
—Mais, sans daigner juger la mode actuelle des idées septentrionales, le noble songeur et la belle songeuse, détournant les yeux, autant qu’ils le pouvaient, de l’énigmatique performance terrestre, résumaient toujours leurs méditations en cet ensemble de pensées:
—Qu’importe à la Foi réelle le vain scandale de ces poignées d’ombres, demain disparues pour faire place à d’équivalents fantômes?
Qu’importe qu’elles détiennent aujourd’hui, comme hier, comme demain, l’écorce matérielle d’un Pouvoir dont l’essence leur est inaccessible? Nul ne peut posséder d’une chose que ce qu’il en éprouve. Si cette chose est belle, noble,—enfin, divine d’origine, et qu’il soit, lui, d’essence vile,—c’est-à-dire d’une prudence d’instincts nécessairement abaissante,—la beauté, la noblesse, la divinité de cette chose, s’évanouissant immédiatement au seul contact du violateur, il n’en possédera que son intentionnelle profanation,—bref, il n’y retrouvera, comme en toutes choses, que la vilainie même de son être, que l’écœurante, éclairée et bestiale médiocrité de son être: rien de plus.—Donc il n’y a pas lieu de s’en irriter.
Tels, s’attristant, peut-être, quelque peu, de ces fatalités de leur époque,—mais sans oublier qu’il fut des siècles pires,—et se recueillant, chaque jour, en ces visions que l’Art le plus élevé sait offrir aux cœurs chastes et solitaires, ces deux promis de l’Espérance, au défi des années, s’attendaient.
Cette disparité de nature entre eux et la plupart des dignes vivants de nos régions, ils ne l’avaient pas constatée au début de la vie. Non. Ces êtres d’au-delà s’étaient refusés longtemps à se rendre—même aux évidences les plus affreuses, ou, les considérant comme passagères, les avaient pardonnées avec une indulgence jamais lassée. Les regards encore éblouis de reflets antérieurs à leurs yeux charnels, comment eussent-ils démêlé, à première vue, de quel enfer foncier se constitue la banalité sociale! C’est pourquoi leur sensibilité crédule, toute imbue d’angéliques larmes, fut incessamment surprise, alors, et partagea mille mensongères—ou si médiocres «douleurs», que celles-ci étaient indignes d’un tel nom. Longtemps il suffit, autour d’eux, de sembler dans une affliction pour que ces cœurs inextinguibles devinssent réchauffants,—et prodigues! et consolateurs!... Ah! se dévouer, s’oublier! quelle joie d’anges penchés sur ceux que l’on abandonne! Qu’importe si, le plus souvent, ceux-ci ne daignent se souvenir des «anges» que pour en critiquer, toujours un peu tard, l’humiliante irréalité!
Ainsi rayonna leur charité, ce passe-temps divin des justes,—même sur ces assoiffés d’amusements dont le propre est de témoigner une sorte de rabique aversion au seul ressentir, même obscur, de toutes approches d’âmes souveraines, tant l’idée seule que celles-ci puissent encore exister leur semble insupportable, fatigante et révoltante. Oui, tous deux eurent la bienveillance de toujours se tenir éloignés de ce genre de personnes, pour leur épargner l’ennui de cette sensation toute naturelle.
Mademoiselle de Luçanges et le duc de la Villethéars subirent donc, chacun de leur côté, cette existence, jusqu’au jour mortel où, tous deux, presque en même temps, s’aperçurent que les suffocantes bouffées—émanant des lourds ébats de cette Médiocrité universelle—avaient répandu la contagion jusque sur leurs proches, leurs frères, leurs «égaux»,—la plupart de leurs princes et de leurs prêtres!...
Alors un froissement terrible d’âme les glaça, leur causa cette sorte de lassitude sévère qu’un Dieu-martyr seul peut surmonter devant le reniement de son disciple. Humiliés de se sentir quand même solidaires de cet envahissement si près d’eux monté, une tentation d’inespérance les prit, troubla leurs cœurs sacrés et peu s’en fallut qu’elle n’assombrît même, au plus secret de leurs croyances, jusqu’au sentiment de Dieu.
Elle ni lui n’étaient, en effet, du nombre de ces esprits-créateurs, trempés de manière à tenir tête fût-ce au scandale de toute l’Humanité et dont le fulgurant souffle d’infini refoulerait les plus rugissantes rafales: ce n’étaient que deux exquises intelligences, merveilleusement douées,—que cette qualité d’épreuve fit fléchir, comme deux fleurs sous la pluie.
Ils ne se plaignirent pas.—Seulement, ce devinrent, bientôt, deux âmes en deuil, désenchantées même du sacrifice et dont aucune fête ne pouvait augmenter ou diminuer le royal ennui amer.
Maintenant ils n’ont plus soif que d’exils.—«Plaindre? Comment juger! Que sert, d’ailleurs? Instants perdus.»
Un besoin d’adieux les étouffe, et voilà tout. Ils pensent avoir gagné le droit d’oublier. A peine s’ils daignent voiler parfois, sous la pâleur d’un sourire, leur indifférence morose. Devenus d’une clairvoyance inconsolable, ils portent en eux leur solitude. Ne pouvant plus se laisser décevoir, entre eux et la foule sociale la misérable comédie est terminée.
Aussi, dès l’instant conjugal où le Destin les a mis en présence, ils se sont reconnus, d’un regard, et se sont aimés, sans paroles, de cet irrésistible amour, trésor de la vie.—Oh! s’exiler en quelque nuptiale demeure, pour sauver du désastre de leurs jours au moins un automne, une délicieuse échappée de bonheur aux teintes adorablement fanées, une mélancolique embellie!—Jaloux de leur secret, sûrs de leurs pensées, ils se sont écrit. Dispositions prises, ils partent, ils disparaissent,—devant se retrouver, non dans un de leurs lourds châteaux, où des visiteurs, encore...—mais en cette retraite bien inconnue qu’ils ont choisie et noblement ornée, au goût de leurs âmes, pour y cacher leur saison de paradis.
La maison du Bonheur domine une falaise, là-bas, au nord de la France, puisqu’enfin c’est la patrie! Elle est enclose des murs verdoyants d’un grand jardin, formé d’une pelouse, tout en fleurs, au centre de laquelle, entre des saules et de grises statues, retombe, en un bassin de marbre, l’élancée fusée de neige d’un jet d’eau.
Deux latérales allées de très hauts arbres obscurs se prolongent solitairement. La solennité, le silence de cette habitation sont doux et inquiétants comme le crépuscule. Là, c’est un tel isolement des choses!—Un rayon de l’Occident, sur les fenêtres—empourprées tout à coup—de la blanche façade,—la chute d’une feuille qui, de la voûte d’une allée, tombe, en tournoyant, sur le sable,—ou quelque refrain de pêcheur, au loin,—ou telle fuite plus rapide des nuages de mer,—ou la senteur, soudain plus subtile, d’une touffe de roses mouillées qu’effleure un oiseau perdu,—mille autres incidences, ailleurs imperceptibles, semblent, ici, comme des avertissements tout à fait étranges de la brièveté des jours.
Et, lorsqu’ils en sont témoins, en leurs promenades, les deux exilés! alors qu’une causerie heureuse unit leurs esprits sous le charme d’un mutuel abandon, voici qu’ils tressaillent, ils ne savent pourquoi! Pensifs, ils s’arrêtent: le ton joyeux de leurs paroles est dissipé!... Qu’ont-ils donc entendu? Seuls, ils le savent. Ils se pressent, l’un à l’autre, la main, comme troublés d’une sensation mortelle! Et le visage de la bien-aimée s’appuie, languissamment, sur l’épaule de son ami! Deux larmes tremblent entre ses cils, et roulent sur ses joues pâlissantes.
Et, quand le soir bleuit les cieux, un serviteur taciturne, ancien dans l’une de leurs familles, vient allumer les lampes dans la maison.
—Mais la bien-aimée,—les femmes sont ainsi,—se plaît à s’attarder, par les fleurs, sur la pelouse, au baiser de quelque corolle déjà presque endormie. Puis, ils rentrent ensemble.
—Oh! ce parfum d’ébène, de fleurs mortes et d’ambre faible, qu’exhale, dès le vestibule, la douce demeure! Ils se sont complus à l’embellir, jusqu’à l’avoir rendue un véritable reflet de leurs rêves!
Auprès des tentures qui en séparent les pièces, des marbres aux pures lignes blanches, des peintures de forêts, et, suspendus aux tapisseries anciennes des murailles, des pastels, dont les visages sont pareils à des amies défuntes et inconnues. Sur les consoles, des cristaux aux tons de pierres précieuses, des verreries de Venise aussi, aux couleurs éteintes. Çà et là, cloués en des étoffes d’Orient, luisent, en éclairs livides, incrustés d’un très vieil or, des trophées d’armes surannées.—Dans les angles, de grands arbustes des Iles. Là, le piano d’ébène, dont les cordes ne résonnent, comme les pensées, que sous des harmonies belles et divines; puis, sur des étagères, ou laissés ouverts sur la soie mauve des coussins, des livres aux pages savantes et berceuses, qu’ils relisent ensemble et dont les ailes invitent leurs esprits vers d’autres mondes.
Et, comme nul ne possède, en effet, que ce qu’il éprouve, et qu’ils le savent,—et que ce sont deux chercheurs d’impressions inoubliables, ils vivent là des soirées dont le charme oppresse leurs âmes d’une sensation intime et pénétrante de leur propre éternité. Souvent, en regardant l’ombre des objets sur les tentures séculaires, ils détournent les yeux, sans cause intelligible. Et les sculptures sombres, à l’entour de quelque grand miroir,—dont l’eau bleuâtre reflète le scintillement, tout à coup, d’un astre, à travers les vitres,—et l’inquiétude du vent, froissant, au dehors, dans l’obscurité, les feuilles du jardin,—et les solennelles, les indéfinissables anxiétés qu’éveille en eux, lorsque l’heure sonne distincte et sonore, le mystère de la nuit,—tout leur parle, autour d’eux, cette langue immémoriale du vieux songe de la vie, qu’ils entendent sans peine, grâce à leur recueillement sacré. Tels, ne laissant point la dignité de leurs êtres se distraire de cette pensée qu’ils habitent ce qui n’a ni commencement ni fin, ils savent grandir, de toute la beauté de l’Occulte et du Surnaturel,—dont ils acceptent le sentiment,—l’intensité de leur amour.
Ainsi, prolongeant les heures, délicieusement, en causeries exquises et profondes, en étreintes où leurs corps ne seront plus que celui d’un Ange, en suggestives lectures, en chants mystérieux, en joies délicieuses, ils puiseront de toujours nouvelles sensations de plus en plus vibrantes, extra-mortelles! en cette solitude—qu’un si petit nombre de leurs «semblables» se soucierait de jalouser. Incarnant, enfin, toute la poésie de leurs intelligences dans sa plus haute réalisation, leurs aurores, et leurs jours—et leurs soirs, et leurs nuits seront des évocations de merveilles. Leurs cœurs, passionnés d’idéal autant que d’éperdus désirs, s’épanouiront comme deux mystiques roses d’Idumée, satisfaites d’embaumer les hauteurs natales à quelque vague distance même, hélas! des Jérusalem,—en Terre-Sainte, pourtant.
De même que, libres, ils ont distribué, simplement et de la manière la plus discrète, la presque totalité de leurs vastes et austères fortunes à de ces déshérités—qu’en véritables originaux ils se sont donné la peine de chercher avec un choix patient,—de même, hostiles à toutes emphases, ils n’ont éprouvé nullement, le besoin de se «jurer» qu’ils ne se survivraient pas l’un à l’autre. Non.—Seulement, ils savent très bien à quoi s’en tenir là-dessus.
Au parfait dédain de tout ce qui les a déçus, loin du désenchantement brillant de leur monde d’autrefois, ils ont jeté, d’un regard, à leur ex-entourage, oublié déjà, l’adieu glacé, suprême, claustral, que la mélancolie de leur joie grave ne regrettera jamais. Ils sont ceux qui ne s’intéressent plus. Ayant compris, une fois pour toutes, de quelle atroce tristesse est fait le rire moderne, de quelles chétives fictions se repaît la sagesse purement terre à terre, de quels bruissements de hochets se puérilisent les oreilles des triviales multitudes, de quel ennui désespéré se constitue la frivole vanité du mensonge mondain, ils ont, pour ainsi dire, fait vœu de se contenter de leur bonheur solitaire.
Oui, ces augustes êtres (exceptionnels!), s’estimant avoir gagné la paix, sauront conserver inviolable la magie de leur isolement. Persuadés, non sans d’inébranlables motifs, que l’unique raison d’être, (en laquelle ils cherchent, fatalement, à réaliser leurs semblances), de ceux-là qui, errants et froids, ne peuvent être heureux, consiste à troubler, d’instinct, s’il leur est possible, le bonheur de ceux-là qui savent être heureux, ces divins amants, pour sauvegarder la simplicité de leur automnale tendresse, se sont résolus à l’égoïsme d’un seuil strictement ignoré, strictement fermé.—Inhospitaliers, plutôt, jamais ils ne profaneront le rayonnement intérieur de leur logis, ni les présences,—qui sait!—des familiers Esprits émus de leur souverain amour, en admettant «chez eux», ne fût-ce que par quelque hasardeux soir d’ouragan, tel banal, voire illustre, étranger. Ils ne risqueront, sous aucun prétexte du Destin, le calme de leur indicible,—à jamais imprécis—et, par conséquent, immuable ravissement. Plus sages que leurs aïeux de l’Eden, ils n’essayeront jamais de savoir pourquoi ils sont heureux, n’ayant pas oublié ce que coûtent ces sortes de tentatives. Au reste, ne désirant d’autrui que cette indifférence dont ils espèrent s’être rendus dignes, il se trouve qu’un assentiment inconscient du monde la leur accorde volontiers.
Bref, sous leur toit d’élection, ayant, paraît-il, mérité d’en-haut ce privilège, devenu si rare, de pouvoir se ressaisir quand même dans l’Immortel, ces deux élus,—magnifiques, bien qu’un peu pâles,—sauront défendre attentivement,—c’est-à-dire en connaissance de cause,—contre toutes atteintes «sociales», leur tardive félicité.
Les Amants de Tolède
A Monsieur Emile Pierre.
«Il eût donc été juste que Dieu condamnât l’Homme au Bonheur?»
Une des réponses de la Théologie romaine à l’objection contre la Tache-originelle.
Une aube orientale rougissait les granitiques sculptures, au fronton de l’Official, à Tolède—et, entre toutes, le Chien-qui-porte-une-torche-enflammée-dans-sa-gueule, armoiries du Saint-Office.
Deux figuiers épais ombrageaient le portail de bronze: au delà du seuil, de quadri-latérales marches de pierre exsurgeaient des entrailles du palais,—enchevêtrement de profondeurs calculées sur de subtiles déviations du sens de la montée et de la descente.—Ces spirales se perdaient, les unes dans les salles de conseil, les cellules des inquisiteurs, la chapelle secrète, les cent soixante-deux cachots, le verger même et le dortoir des familiers;—les autres, en de longs corridors, froids et interminables, vers divers retraits...—des réfectoires, la bibliothèque.
En l’une de ces chambres,—dont le riche ameublement, les tentures cordouanes, les arbustes, les vitraux ensoleillés, les tableaux, tranchaient sur la nudité des autres séjours,—se tenait debout, cette aurore-là, les pieds nus sur des sandales, au centre de la rosace d’un tapis byzantin, les mains jointes, les vastes yeux fixes, un maigre vieillard, de taille géante, vêtu de la simarre blanche à croix rouge, le long manteau noir aux épaules, la barrette noire sur le crâne, le chapelet de fer à la ceinture. Il paraissait avoir passé quatre-vingts ans. Blafard, brisé de macérations, saignant, sans doute, sous le cilice invisible qu’il ne quittait jamais, il considérait une alcôve où se trouvait, drapé et festonné de guirlandes, un lit opulent et moelleux. Cet homme avait nom Tomas de Torquemada.
Autour de lui, dans l’immense palais, un effrayant silence tombait des voûtes, silence formé des mille souffles sonores de l’air que les pierres ne cessent de glacer.
Soudain le Grand-Inquisiteur d’Espagne tira l’anneau d’un timbre que l’on n’entendit pas sonner. Un monstrueux bloc de granit, avec sa tenture, tourna dans l’épaisse muraille. Trois familiers, cagoules baissées, apparurent—sautant hors d’un étroit escalier creusé dans la nuit,—et le bloc se referma. Ceci dura deux secondes, un éclair! Mais ces deux secondes avaient suffi pour qu’une lueur rouge, réfractée par quelque souterraine salle, éclairât la chambre! et qu’une terrible, une confuse rafale de cris si déchirants, si aigus, si affreux,—qu’on ne pouvait distinguer ni pressentir l’âge ou le sexe des voix qui les hurlaient,—passât dans l’entre-bâillement de cette porte, comme une lointaine bouffée d’enfer.
Puis, le morne silence, les souffles froids, et, dans les corridors, les angles de soleil sur les dalles solitaires qu’à peine heurtait, par intervalles, le claquement d’une sandale d’inquisiteur.
Torquemada prononça quelques mots à voix basse.
L’un des familiers sortit, et, peu d’instants après, entrèrent, devant lui, deux beaux adolescents, presque enfants encore, un jeune homme et une jeune fille,—dix-huit ans, seize ans, sans doute. La distinction de leurs visages, de leurs personnes, attestait une haute race, et leurs habits—de la plus noble élégance, éteinte et somptueuse—indiquaient le rang élevé qu’occupaient leurs maisons. L’on eût dit le couple de Vérone transporté à Tolède: Roméo et Juliette!... Avec leur sourire d’innocence étonnée,—et un peu roses de se trouver ensemble, déjà,—tous deux regardaient le saint vieillard.
—«Doux et chers enfants», dit, en leur imposant les mains, Tomas de Torquemada,—«vous vous aimiez depuis près d’une année (ce qui est longtemps à votre âge), et d’un amour si chaste, si profond, que tremblants, l’un devant l’autre, et les yeux baissés à l’église, vous n’osiez vous le dire. C’est pourquoi, le sachant, je vous ai fait venir ce matin, pour vous unir en mariage, ce qui est accompli. Vos sages et puissantes familles sont prévenues que vous êtes deux époux et le palais où vous êtes attendus est préparé pour le festin de vos noces. Vous y serez bientôt et vous irez vivre, à votre rang, entourés plus tard, sans doute, de beaux enfants, fleur de la chrétienté.
«Ah! vous faites bien de vous aimer, jeunes cœurs d’élection! Moi aussi, je connais l’amour, ses effusions, ses pleurs, ses anxiétés, ses tremblements célestes! C’est d’amour que mon cœur se consume, car l’amour, c’est la loi de la vie! c’est le sceau de la sainteté. Si donc j’ai pris sur moi de vous unir, c’est afin que l’essence même de l’amour, qui est le bon Dieu seul, ne fût pas troublée, en vous, par les trop charnelles convoitises, par les concupiscences, hélas! que de trop longs retards dans la légitime possession l’un de l’autre entre les fiancés peuvent allumer en leurs sens. Vos prières allaient en devenir distraites! La fixité de vos songeries allait obscurcir votre pureté natale! Vous êtes deux anges qui, pour se souvenir de ce qui est réel en votre amour, aviez soif, déjà, de l’apaiser, de l’émousser, d’en épuiser les délices!
«Ainsi soit-il!—Vous êtes ici dans la Chambre du Bonheur: vous y passerez seulement vos premières heures conjugales, puis me bénissant, je l’espère, de vous avoir ainsi rendus à vous-mêmes, c’est-à-dire à Dieu, vous retournerez, dis-je, vivre de la vie des humains, au rang que Dieu vous assigna.»
Sur un coup d’œil du Grand-Inquisiteur, les familiers, rapidement, dévêtirent le couple charmant, dont la stupeur—un peu ravie—n’opposait aucune résistance. Les ayant placés vis-à-vis l’un de l’autre, comme deux juvéniles statues, ils les enveloppèrent très vite l’un contre l’autre de larges rubans de cuir parfumé qu’ils serrèrent doucement, puis les transportèrent, étendus, appliqués cœur auprès du cœur et lèvres sur lèvres,—bien assujettis ainsi,—sur la couche nuptiale, en cette étreinte qu’immobilisaient subtilement leurs entraves. L’instant d’après, ils étaient laissés seuls, à leur intense joie—qui ne tarda pas à dominer leur trouble—et si grandes furent alors les délices qu’ils goûtèrent, qu’entre d’éperdus baisers ils se disaient tout bas:
—Oh! si cela pouvait durer l’éternité!...
Mais rien, ici-bas, n’est éternel,—et leur douce étreinte, hélas! ne dura que quarante-huit heures.
Alors des familiers entrèrent, ouvrirent toutes larges les fenêtres sur l’air pur des jardins: les liens des deux amants furent enlevés,—un bain, qui leur était indispensable, les ranima, chacun dans une cellule voisine.—Une fois rhabillés, comme ils chancelaient, livides, muets, graves et les yeux hagards, Torquemada parut et l’austère vieillard, en leur donnant une suprême accolade, leur dit à l’oreille:
—Maintenant, mes enfants, que vous avez passé par la dure épreuve du Bonheur, je vous rends à la vie et à votre amour, car je crois que vos prières au bon Dieu seront désormais moins distraites que par le passé.
Une escorte les reconduisit donc à leur palais tout en fête: on les attendait; ce furent des rumeurs de joie!...
Seulement, pendant le festin de noces, tous les nobles convives remarquèrent, non sans étonnement, entre les deux époux, une sorte de gêne guindée, d’assez brèves paroles, des regards qui se détournaient, et de froids sourires.
Ils vécurent, presque séparés, dans leurs appartements personnels et moururent sans postérité,—car, s’il faut tout dire, ils ne s’embrassèrent jamais plus—de peur... DE PEUR QUE CELA NE RECOMMENÇÂT!
La Torture par l’Espérance
A Monsieur Edouard Nieter.
—Oh! une voix, une voix, pour crier!...
Edgar Poe (Le Puits et le Pendule.)