Hyacinthe
The Project Gutenberg eBook of Hyacinthe
Title: Hyacinthe
Author: Alfred Assollant
Release date: October 2, 2005 [eBook #16789]
                Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Pierre Lacaze and the Online
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HYACINTHE
LIBRAIRIE DE E. DENTU, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
| L'AVENTURIER, 2 VOL | 6 fr. | 
| UN MILLIONNAIRE, 1 VOL | 3 » | 
| RACHEL, 1 VOL | 3 » | 
| LE SEIGNEUR DE LANTERNE, 1 VOL | 3 » | 
| LE PUY DE MONTCHAL, 1 VOL | 3 » | 
| LÉA, 4 VOL | 3 » | 
| LE DOCTEUR JUDASSHON, 1 VOL | 3 » | 
| LA CROIX DES PRÊCHES, 2 VOL | 6 » | 
| LE PLUS HARDI DES GUEUX, 1 VOL | 3 » | 
| NINI, 1 VOL | 3 » | 
| LE VIEUX JUGE, 1 VOL | 3 » | 
| UNE VILLE DE GARNISON, 1 VOL | 1 » | 
| UN MARIAGE AU COUVENT, 1 VOL | 1 » | 
| DEUX AMIS EN 1792, 1 VOL | 1 » | 
HYACINTHE
PAR
ALFRED ASSOLLANT
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
3, PLACE DE VALOIS (Palais-Royal)
I
ENTRE NOTAIRES
Alors, c'est-à-dire le 22 mai 1877, mon patron, maître Bouchardy, notaire, homme excellent, justement renommé pour sa finesse, sa gaieté, sa bonne humeur, dans la célèbre ville de Creux-de-Pile et à cinq lieues tout autour, regarda l'heure à sa montre et dit à son confrère:
—Voyons, mon cher Saumonet, voici quatre heures trois quarts. Le dîner est pour cinq heures. Mihiète est furieuse du moindre retard. Les sauces rousses seront brûlées. Les sauces blanches auront tourné. La dinde truffée sera calcinée, ou sera rôtie en deux fois, c'est-à-dire desséchée. Voulez-vous en finir?
Maître Saumonet fit signe de la tête qu'il le voulait, mais ne prononça pas une parole.
—Récapitulons alors, reprit Bouchardy. Vous avez une fille à marier...
—Une jolie fille, Bouchardy! une très jolie fille, une fille qui n'a pas sa pareille dans tout le voisinage, une fille que nous appelons Hyacinthe, ami Bouchardy, parce qu'elle est née comme une fleur de la plus poétique des mères, madame Rosine Forestier, notre cliente, et du moins poétique des pères, M. Forestier, notre client aussi,—et depuis six ans député de l'arrondissement de Creux-de-Pile!...
—Ne vous échauffez pas, Saumonet!... Dans cette saison, par cette chaleur épouvantable, on attrape aisément une pleurésie. Si vous avez une jolie fille à mettre en bataille, nous avons, nous, un joli garçon, qui s'appelle Michel, ce qui est un nom d'archange, comme Hyacinthe est un nom de fleur, et qui est né du légitime mariage de M. Louis Bernard, médecin de la Faculté de Paris, avec madame Reine Bernard, aujourd'hui veuve et propriétaire—en y comprenant tous les biens meubles et immeubles de la succession conjugale,—de quatre cent cinquante mille francs au plus bas mot; et nous ne sommes pas veuve à lâcher un centime de nos droits, entendez-vous cela, Saumonet?... Nous n'avons jamais attaché, nous n'attacherons jamais nos chiens avec des saucisses et si par malheur notre fils Michel, parce qu'il est amoureux comme un fou de votre jolie Hyacinthe et parce qu'elle le lui rend bien, voulait subir les conditions d'un contrat inégal...
Ici, il y eut une suspension. M. Bouchardy tenait sa langue en arrêt comme un bon cavalier tient sa lance. Enfin, il se tourna vers moi et dit:
—Trapoiseau!...
(C'est mon nom.)
.... Dans ton âme de premier clerc, tu as quelquefois autant de bon sens et de connaissance des lois que beaucoup de notaires; tu vas écouter avec soin notre conversation; tu marqueras les concessions que nous ferons de part et d'autre; tu changeras ce qu'il faut changer dans le projet de contrat et tu nous l'apporteras, à la fin du dîner, c'est-à-dire ce soir, vers huit heures... Tu m'entends?
Je répondis modestement:
—Oui, monsieur.
Et je me réjouis au fond de mon âme d'avoir une si belle occasion de contempler dans toute sa magnificence le plus beau salon de Creux-de-Pile, celui où l'esprit coule à pleins bords (suivant le mot de M. le receveur de l'enregistrement). Alors M. Bouchardy, faisant face à son confrère, reprit son discours en ces termes:
—Oui, Saumonet, si notre bien-aimé fils et unique héritier Michel Bernard subissait un contrat inégal, inique et désastreux, si la future épouse nous apportait en dot moins de 200.000 francs, espèces sonnantes et trébuchantes...
L'autre notaire se leva et dit:
Que feriez-vous alors?... Vous refuseriez votre consentement, peut-être?
—Précisément.
Oui, mais votre fils a vingt-sept ans; il est plus que majeur. Votre fils est amoureux, votre fils a une fortune indépendante qui lui vient de son père et qu'on ne peut pas lui ôter, votre fils est avocat depuis trois ans et n'a pas besoin de vous pour vivre; il aime, on l'aime et il fera pour épouser notre belle Hyacinthe tous les actes respectueux qu'il faudra faire.
M. Bouchardy, d'un geste noble, interrompit son confrère:
—Vous vous trompez, mon ami. Notre fils Michel ne vous fera jamais d'actes respectueux. Il sait trop ce qu'il nous doit...
—Sait-il aussi, demanda Saumonet en riant, ce que vous lui devez? A-t il demandé des comptes de tutelle?
—Jamais!
—Sait-il, qu'au plus bas mot, vous lui devez, vous la mère et tutrice, plus de 80.000 fr., et que cet argent n'est pas perdu, que vous ne l'avez pas prêté aux Turcs ni aux Egyptiens, mais placé en bonnes rentes françaises, qui ne périront pas, car la France entière leur sert d'hypothèque?...
—Eh bien, Saumonet, est-ce que vous nous faites un crime de notre prudence? Si par une sage administration nous avons augmenté la fortune dont Michel héritera un jour..., après notre mort..., le plus tard possible..., est-ce un motif pour lui de nous manquer de respect et de braver notre volonté maternelle? Faut-il nous dépouiller du fruit de notre économie?... Et enfin, si nos conditions vous paraissent trop dures, si vous comptez sur la folle passion d'un fils dénaturé, si vous croyez qu'il osera nous envoyer des actes respectueux, allez faites; nous aurons le plaisir de voir M. Forestier, député de Creux-de-Pile, essayer d'introduire de force sa fille unique dans une famille honorable, nous verrons si cette fille elle-même y consentira, nous verrons surtout si sa mère, madame Rosine Forestier...
M. Bouchardy, mon patron, avait le souffle puissant et pouvait parler plusieurs minutes sans reprendre haleine, ce qui est, dit-on le signe distinctif des grands orateurs; mais M. Saumonet l'interrompit, car il était sec et piquant autant que l'autre était verbeux et majestueux.
—Enfin, demanda-t-il, que voulez-vous dire? Parlons franchement, et que chacun lâche son dernier mot, car cinq heures vont sonner. Avez-vous des pleins pouvoirs pour traiter?
—J'en ai, répondit M. Bouchardy, subjugué par cette impétuosité.
—Moi aussi... Qui est-ce qui fait des difficultés pour ce contrat? ce n'est pas le jeune homme, je pense?
—Michel! Ah! Dieu, non! Il ne demande qu'à conclure, n'importe à quel prix, et qu'à emporter la jeune Hyacinthe au pays où fleurit l'oranger.
—Alors, c'est madame Bernard? Je comprends ça... Elle avait l'argent de son fils et les clefs. Il faut les rendre. C'est dur. Le père en mourant avait laissé la jouissance de la moitié de sa fortune à sa femme, mais seulement jusqu'au mariage de son fils. S'il se marie, il faut y renoncer. C'est 6.000 francs par an, au moins. Demander une dot de 200.000 francs à M. Forestier, père de la future, c'est rompre le mariage, en feignant de soutenir avec trop de zèle les intérêts de Michel. Voilà pourquoi, Bouchardy, vous mettez des bâtons dans les roues. C'est l'ordre de la vieille dame que vous suivez?
M. Bouchardy se mit à rire et répliqua:
—Vous l'avez deviné Saumonet. Madame Bernard ne veut pas remettre à une bru le gouvernement de la maison; elle veut encore moins lâcher la jouissance de 6.000 francs de rente que lui assure le testament de son mari, jusqu'au mariage de son fils, et si elle était forcée de laisser Michel se marier, elle veut lui vendre son consentement le plus cher possible.
—Michel le sait-il?
—Comme vous et moi. Mais, par respect, il feint de ne rien deviner de tous ces calculs. En revanche, il m'a chargé, lui aussi, de ses pleins pouvoirs, et s'il ne tient qu'à lui, tout sera bientôt terminé... A votre tour, maintenant, Saumonet, je vais confesser vos clients, comme vous avez confessé les miens.
—Faites, répliqua l'autre notaire.
—Qu'est-ce que le père Forestier donne pour dot à sa fille? 100.000 francs. Pas davantage.
—Sans doute, dit M. Saumonet, mais il en garde à peine autant pour lui-même.
—Et la fortune de sa femme, qui est de plus de 400.000 francs?
—Madame Forestier fait bourse à part. Elle administre elle-même ses revenus et n'en rend compte à personne. En revanche, elle se fait expliquer jusqu'au moindre centime l'emploi de l'argent de son mari. Elle le tient même si serré que le pauvre homme est obligé, de temps en temps, d'emprunter cinq ou six francs qu'il rembourse comme il peut, en faisant croire à la dame que ce sont des dépenses électorales.
—Donc, Saumonet, la femme ne voulait rien donner et le mari ne pouvant pas donner plus de cent mille francs, le mariage est rompu?
—Je le crains.
M. Bouchardy se mit à siffler en regardant le jardin, l'horizon bleu, d'un air de réflexion profonde:
—Au diable, les femmes poétiques! s'écria-t-il enfin.
—Êtes-vous sûr, répliqua l'autre, que les femmes prosaïques vaillent mieux?
—Et cependant, Seigneur, mon Dieu! il en faut, comme disait saint Augustin.
Cette pensée du plus éloquent et du plus inspiré des Pères de l'Église ramena une douce gaieté sur le visage des deux notaires.
—Voyons, dit M. Bouchardy, c'est bien votre dernier mot, n'est-ce pas?
—Le dernier des derniers, cher confrère.
—Eh bien, que votre volonté soit faite et non la mienne. Je consens à la ruine de mon client.
Saumonet se récria:
—J'y consens, reprit M. Bouchardy, mais c'est par son ordre. Michel qui a tout prévu, car c'est un homme de bon sens dans tout le reste, et qui, par respect pour la mémoire de son père ne veut pas plaider contre sa mère, m'a chargé d'acheter son consentement. Il lui en coûtera 6.000 francs de rente, jusqu'à la mort de la brave dame, mais, à ce prix, je m'en suis assuré, toutes les difficultés seront levées, elle ne figurera au contrat que pour approuver et signer, et elle serrera mademoiselle Hyacinthe sur son cœur comme une fille bien-aimée!...
—J'en suis touché jusqu'aux larmes, dit M. Saumonet.
—Mais vous, ne ferez-vous aucune concession?
—Pas la moindre! Madame Forestier qui est une femme poétique, un sylphe, un gros sylphe à la vérité, un sylphe de quatre-vingt-dix kilogrammes, a déclaré que les jeunes filles devaient se marier sans dot ou ne jamais se marier; que demander une dot à mademoiselle Hyacinthe, c'était lui faire une offense impardonnable; que si M. Forestier son mari, voulait doter sa fille, il le pouvait, mais à ses frais, et qu'elle ne donnerait pas un centime: qu'il était libre de se ruiner, lui, mais à ses risques et périls (Mange ça tien, tu ne mangeras pas ça mien), comme disent toutes les saintes femmes du pays: qu'elle n'était pas folle, elle, et qu'elle avait de la prévoyance pour toute la famille; qu'elle avait résolu de garder toujours sa fortune intacte et de la réserver pour ses enfants ou mieux encore pour ses petits-enfants, et surtout pour ses arrière-petits-enfants (qu'elle adore par avance, les pauvres chérubins); que c'était pour elle un devoir de conscience et ne transigerait jamais... J'ai voulu hasarder quelques observations; mais la grosse dame plus poétique et plus tragique que vous ne l'avez jamais vue, s'est écriée:
»Ma fille, ma chère fille, ma douce et tendre Hyacinthe, cette gracieuse hirondelle que j'ai réchauffée dans mon sein, sait bien qu'elle peut compter sur moi!... Quelles que soient les déceptions de la vie, quelque chagrin que dans l'avenir puisse lui donner son futur mari, (et il lui en donnera des multitudes, j'en vois déjà trop les signes précurseurs!) mon cœur de mère et mes bras lui seront toujours ouverts.
»Je mettrai tout en commun avec ma fille!... Mais pour son mari, non! Il n'aura pas un centime de moi! Pas un centime!»
Vrai, mon ami, c'était si touchant que j'avais peine à retenir mes larmes.
—Comme ça, répliqua l'autre notaire, elle garde tout?
—Parfaitement. Et madame Bernard?
—Presque tout, répondit Saumonet.
—Deux vrais cœurs de belles-mères, conclut M. Bouchardy qui était philosophe.
Puis se tournant vers moi:
—Tu as bien entendu, Trapoiseau?... A toi d'arranger de ton mieux les termes du contrat. Tu nous rejoindras à huit heures, chez M. Forestier... Nous, Saumonet, allons dîner, et dépêchons-nous, car il est cinq heures cinq... La forte Mihiète doit grogner sur ses fourneaux.
Et tous deux s'en allèrent bras dessus, bras dessous, en chantant le joyeux refrain:
Gloria tibi, Domine,
Que tout chantre
Boive à plein ventre
II
ANGÉLINE
Enfin la porte du jardin se referma sur les deux notaires,—Bouchardy, surnommé le Gros, à cause de son épaisseur, et Saumonet, surnommé l'Aiguille, à cause de sa longueur et de sa maigreur extraordinaires.
Alors, resté seul en face de Dieu, de la Nature et du papier timbré que je devais noircir d'encre, je pris mon menton de la main gauche, j'appuyai le coude du même côté sur la table et mon esprit vagabond s'enfonça lentement dans mes pensées, comme un promeneur qui marche au travers de la forêt.
Ce n'est pas une petite affaire de rédiger un contrat de mariage! Ah! non, certes! et, comme dit la poétique Mme Forestier, quand elle ordonne à sa cuisinière de peler douze pommes de terre, je dirigerais plus aisément les quarante principales maisons de commerce de Paris; mais enfin il faut rédiger et je rédigerai; il le faut! il le faut! Michel m'en a prié, Mlle Hyacinthe compte sur moi (Elle a de bien beaux yeux, Mlle Hyacinthe) quelquefois en traversant la rue elle me regarde d'un air aimable, caressant et presque malin, comme si elle devinait de moi quelque chose que je ne veux pas dire, et comme si elle s'intéressait à moi, à cause d'une autre personne pour qui elle aurait une amitié particulière... Je croirais volontiers que cette personne qui n'a pas de barbe au menton (et n'en aura jamais) lui parle de moi de temps en temps et qu'il y a des confidences échangées... Ah! si j'en étais sûr, mais, c'est un rêve... Jamais Angéline n'a pensé à moi, excepté pour descendre dans l'étude, quand maître Bouchardy, son père, va faire au cercle sa partie de billard; et alors, elle me dit:
«Monsieur Trapoiseau, vous qui savez tout, dites-moi donc où mon père a caché le Voyage en Orient de Lamartine et la traduction du poëme d'Antar qui est à la suite...»
Et alors je suis bien forcé de chercher le Voyage en Orient. Puis, comme la bibliothèque a quinze pieds de haut, il faut tenir l'échelle. C'est moi qui monte et c'est elle qui la tient... Je regarde en haut et en bas, à droite et à gauche, je fourrage au hasard parmi les livres; je prends par mégarde un traité de médecine sur «le plus doux des lénitifs», et je descends avec empressement pour l'offrir à Mlle Angéline. Elle le regarde et me le jette au nez en riant et se moquant de ma bêtise, mais si gaiement, si délicatement, si... je ne sais comment, que j'en ai le cœur tout troublé et rempli d'une joie infinie.
Au fond, est-elle jolie? Qui peut savoir? Supposons cependant que je sois pour un moment photographe ou gendarme et chargé de donner un signalement. Qu'est-ce que je devrais dire pour ne pas tromper le public?
(Tais-toi, mon cœur, et ne cherche pas à m'influencer!)
Eh bien, voici ou à peu près son signalement:
Cheveux: blond-cendré (c'est une jolie couleur).
Nez: un peu trop gros du bout, mais joliment relevé. Plein d'esprit, ce nez-là, mais pas grec du tout, gaulois plutôt; car j'en ai vu beaucoup de cette forme en Auvergne. C'est un nez qui n'a pas de réputation chez les peintres et chez les sculpteurs, mais des milliers de mères de famille en ont un tout pareil et s'en font honneur. Pourquoi donc Angéline serait-elle plus modeste?
Bouche: un peu grande. Oui, un peu grande, il faut l'avouer..., mais tout est relatif. Elle est grande certainement, si vous la comparez à celle de Mlle Hyacinthe Forestier qui est une petite cerise rouge entr'ouverte,—ça, c'est l'idéal! En revanche, elle est de médiocre dimension en comparaison de celle de Mme Tâtempot qui fut dessinée par la nature sur le modèle d'un four de boulanger.
Quant aux dents, rien à dire que de flatteur. Elles sont grandes, c'est vrai, mais elles sont blanches, bien rangées et toutes présentes à l'appel, comme on peut s'en assurer, car Angéline, sous prétexte de rire, les montre à chaque instant.
Menton rond et marqué d'une fossette. Signe de bonne humeur et de bonne volonté ferme... Eh! eh! la bonne humeur est une excellente chose. La volonté ferme en est une autre très appréciée des connaisseurs. Mais cela ressemble fort à une bonne épée, bien trempée. Celui qui en tient la poignée est en sûreté; mais l'autre, son associé, sur qui la pointe est dirigée, n'a-t-il rien à craindre?
Quand au reste, Mlle Angéline est grande et forte comme son père. L'autre jour, une vieille dame disait devant moi: «Elle est grassouillette!» La vérité, c'est qu'elle est admirablement proportionnée dans le sens de la rondeur, qu'elle a une santé superbe, un teint assorti,—c'est-à-dire plus rouge que blanc;—et des yeux, oh! des yeux d'une douceur divine (quand elle veut, bien entendu).
Me croirez-vous? Je n'ai jamais pu voir la couleur de ces yeux-là! Sont-ils noirs, bleus, verts, gris, châtains? C'est ce que j'ignorerai toujours. Et après tout, à quoi me servirait de le savoir? Mon oncle le curé me le disait hier encore:
—Félix, Félix, mademoiselle Angéline Bouchardy n'est pas faite pour ton nez!
Et comme je me défendais d'y penser:
—Souviens-toi que si je suis curé de Creux-de-Pile et le personnage le plus respecté de tout le pays, parce que je suis inamovible et parce que je donne ma bénédiction aux autres qui ne peuvent me le rendre, tu n'es et ne seras longtemps, toi, mon neveu, fils de ma sœur, que l'héritier du nom et de la considération de l'huissier Trapoiseau, ton père, ce qui est mince. Moi, vois-tu, j'ouvre à ceux qui m'obéissent les portes du paradis et à ceux qui se révoltent les portes de l'enfer; mais ton père, lui, n'ouvrait que celles de la salle d'audience, et il y a la même différence entre son métier et le mien qu'entre ceux de nos maîtres respectifs: je veux dire: le président du tribunal et Dieu le père. Comprends-tu bien, Félix?
Hélas! je ne comprend que trop. Je ne me fais pas illusion. Angéline aura cent mille écus après la mort de son père, et moi,—je m'en félicite d'ailleurs,—je verrais mourir toute la terre sans recueillir un centime parmi tous les testaments qu'on ne manquerait pas de faire. Un seul homme pourrait me léguer quelque chose, car il est riche,—c'est mon oncle le curé,—mais personne ne connaît au juste sa fortune, et je crois qu'il l'a promise à l'évêque pour une fondation pieuse. D'ailleurs, comme il dit souvent: «Après la mort de Trapoiseau, ton père, je t'ai envoyé au petit séminaire de S***, j'ai payé ta pension (deux cent cinquante francs par an), je t'ai expédié pendant trois ans dans la capitale, où tu m'as mangé cinquante francs par mois à étudier la chicane; maintenant encore je te donne quatre-vingt-dix francs par trimestre, pour que tu te perfectionnes ici dans l'art de plumer tes concitoyens, comme huissier, avoué ou notaire; mais mon cher enfant, ne m'en demande pas davantage!»
Et je n'en demandais pas d'avantage, en effet, je prenais le papier timbré en patience, j'attendais qu'un huissier vînt à mourir pour prendre sa place, ou même un avoué.
Un huissier? Je pouvais l'espérer. Un avoué? Je pouvais le désirer. Mais un notaire! Oh! c'est un rêve! Et cependant... Angéline, je le sais, n'épousera pas moins qu'un notaire. Je la connais. Elle est fière, elle a le cœur haut, elle est fille de notaire, elle ne voudra pas descendre jusqu'à un avoué!...
Comme j'en étais là de mes réflexions, car, au lieu de rédiger le contrat de Michel Bernard et d'Hyacinthe Forestier, je pensais à mademoiselle Angéline Bouchardy, fille de mon patron, j'entendis tout à coup un pas léger le long de l'escalier et un frôlement de robe de grenadine qui ne m'était pas inconnu.
Je regardai si la seconde porte de l'étude, celle qui séparait le second et le troisième clerc de moi, leur chef et de maître Bouchardy, leur patron, était bien fermée, et j'attendis avec une douce anxiété ce qui allait suivre.
Oh! mon Dieu, ce qui suivit fut ce que j'espérais. Une main adroite et légère tourna le pène de la serrure, ouvrit la porte; Mlle Angéline parut et s'écria d'un air étonné:
—Ah!
Son étonnement ne m'étonna pas, comme vous pensez bien, car j'y étais habitué; et je me levai avec empressement pour montrer mon zèle.
Elle me regarda en riant et dit:
—Je croyais que mon père était ici.
Si elle le croyait, Dieu seul peut le savoir. Quant à moi, je répliquai:
—Mademoiselle, il vient de sortir tout à l'heure avec M. Saumonet.
Elle reprit, en fronçant légèrement les sourcils:
—J'en suis bien fâchée... Je voulais le consulter. C'est très désagréable... Il faut se décider tout de suite.
Je la regardais. Elle regardait ses bottines d'un air souriant et embarrassé. A la fin elle me dit:
—Mon père est allé dîner chez M. Forestier, à l'occasion du contrat, n'est-ce pas?
—Oui, mademoiselle.
—Eh bien! il me laisse dans un embarras terrible. Je suis invitée, moi, à prendre le thé; il y aura sans doute beaucoup de monde; quelle robe dois-je mettre?
Et comme j'hésitais, elle reprit impétueusement:
—Voyons, ne me dissimulez rien, monsieur Trapoiseau. Une robe de soie, une robe d'organdi, une robe de satin, une robe de brocart brodée d'or?... Répondez: mais répondez donc, puisque mon père n'est pas là pour répondre!
Je baissai la tête, en étendant les bras, pour indiquer mon embarras:
—Mademoiselle je suis perplexe; je suis vraiment perplexe... Je suis au fond de la plus profonde perplexité.
—Alors vous ne savez pas si je dois être en blanc, en rose, en bleu, en gris ou en noir?
—Comment pourrais-je le savoir, mademoiselle?
—En étudiant la question dans les bons auteurs, monsieur Trapoiseau!
Elle fit quelques tours dans l'étude comme un chardonneret dans sa cage, en ayant l'air de regarder les livres de la bibliothèque et de faire un choix; puis, elle s'arrêta, appuya sur mon bureau ses deux belles mains, un peu grandes et même un peu rouges, mais bien faites et demanda:
—Vous serez des nôtres, ce soir, chez madame Forestier?
Je répondis modestement:
—Oui, mademoiselle;... c'est-à-dire que je suis invité à porter le papier timbré, le contrat, l'encrier et les plumes...
Elle répliqua d'un air de douce autorité:
—Vous êtes invité; je le sais. Hyacinthe me l'a dit. On dansera. Vous me ferez vis-à-vis...
—Ah! mademoiselle!... Mais personne ne m'a dit que je fusse invité...
—Eh bien! je vous le dis, moi... Vous me ferez donc vis-à-vis, à moins...
Ici elle hésita, ou fit semblant.
Je demandai, le cœur palpitant:
—A moins?...
—A moins que vous ne préfériez me demander vous-même la première contredanse.
O joie! ô bonheur! J'avais une terrible envie de tomber aux pieds d'Angéline et de les baiser avec la piété qu'on doit aux anges du Seigneur; mais elle s'en aperçut et s'écria tout à coup:
—Qu'est-ce que vous faisiez là, quand je suis entrée?
—Mademoiselle, je rédigeais ou plutôt je me préparais à rédiger le contrat...
—D'Hyacinthe?
—Oui, mademoiselle.
Elle se pencha anxieusement, et, ne voyant rien qu'un papier timbré privé de toute souillure, me dit:
—C'est ça le contrat?
—Oui, mademoiselle.
—Et vous n'avez rien fait?
—J'allais commencer.
—Alors, je me sauve.
En effet, elle ouvrit la porte et me dit à demi-voix:
—N'oubliez pas de venir en habit, avec des gants... Hyacinthe compte sur vous..., toutes ces dames aussi.
Elle fit une pause et ajouta:
—Moi surtout... A ce soir, monsieur Félix!
—A ce soir, mademoiselle!
La porte se referma, et je restai seul avec mon contrat à rédiger.
Eh bien, me croira qui voudra, cet «à ce soir, monsieur Félix?» m'avait rendu le plus heureux des hommes. C'est la première fois qu'elle m'appelait de mon nom de baptême. Jusque-là j'avais été Trapoiseau, premier clerc de maître Bouchardy. Du coup je venais de passer «Félix». Sentez-vous la différence?
III
MA MÈRE
Je perdis bien encore quelques minutes à bercer dans mes rêveries cette douce pensée que deux jeunes demoiselles,—les plus belles à mon avis, et les plus riches de la puissante cité de Creux-de-Pile,—m'avaient mis souvent en tiers dans leurs conversations, et que l'une d'elles parlait dans l'intimité de «Félix», tandis que l'autre répondait en parlant de «Michel».
Hé! hé! n'a pas ce bonheur-là qui veut!
Enfin, il fallut prendre la plume et commencer gravement:
«Par devant maître Bouchardy et son collègue...»
Après quoi j'allai tout d'un trait et sans débrider jusqu'à la fin, tant j'étais rempli, pénétré, saturé des clauses du contrat.
Quand tout fut prêt, je rentrai chez moi pour souper et prendre un habit noir et une cravate blanche.
Chez moi, je veux dire chez ma mère, et quoiqu'on se doute bien que la veuve de l'huissier Trapoiseau n'était pas une grande dame et n'habitait pas un palais, on imaginera difficilement la vérité.
Ma mère occupait au second étage et de plain-pied avec la rue, la maison étant adossée au rocher (notez cette coïncidence), une grande chambre et un petit cabinet qui dominaient tous les deux la rivière de plus de cent pieds de haut. Le pavé de la chambre était fait de terre battue, comme celui des granges. Le cabinet, plus heureux, avait un plancher de bois. Mais la chambre servait à tout.
D'abord, ma mère y couchait. Ensuite elle y faisait sa cuisine (maigre, très maigre cuisine!) composée le matin d'une soupe à l'oignon, à midi d'un ragoût de mouton et de pommes de terre qui durait trois jours. Le quatrième jour, on le remplaçait par une omelette mêlée de pommes de terre. A dire vrai, les pommes de terre étaient le légume favori de ma mère et sa nourriture principale; aussi les fourrait-elle au hasard dans toutes les sauces, et telle est la douce influence d'un bon appétit que j'avalais avec plus de plaisir une omelette aux pommes de terre qu'un banquier n'avale une dinde aux truffes.
Le souper, régulièrement servi à sept heures du soir, se composait, en hiver: le lundi, d'une soupe aux choux; le mardi d'une soupe aux raves; le mercredi, d'une soupe aux choux; le jeudi, d'une soupe aux raves; le vendredi d'une soupe aux choux; le samedi d'une soupe aux raves; et le dimanche,—jour de fête, de luxe, de magnificence et de prodigalité, d'une soupe aux choux mêlés de raves et de pommes de terre.
Pour faire couler le tout, une eau délicieuse puisée à la fontaine voisine, au pied du rocher sur lequel la maison était bâtie. Quant au vin, il était né dans le pays, c'est-à-dire plus âpre et plus difficile à digérer qu'une condamnation à trois mois de prison et 6.000 francs d'amende. Au reste, ma mère n'en a jamais goûté; pour moi, j'en buvais avec une extrême modération. Un litre tous les dix jours que ma mère allait chercher dans la boutique du cabaretier d'en face. Cinq sous en gros et six sous au détail.
Vous me croirez si vous voulez, ce régime, aidé du grand air et de beaucoup d'exercice, vaut mieux que celui des Parisiens. Mon grand-père Trapoiseau qui n'a jamais goûté ni vin ni viande a vécu quatre-vingt-quinze ans.
Vous voyez maintenant le logis de ma mère et le mien. Quant à ma mère elle-même, figurez-vous une coiffe de paysanne, une figure taillée à coups de serpe dans un chêne, des bras solides, des poignets noueux et un air dur et gai tout ensemble,—dur pour elle-même et quelquefois pour le prochain, mais toujours gai pour moi,—c'est elle.
La maison que nous habitions était à nous; mais par quart seulement. Ma mère avait acheté le second étage et le grenier. Le propriétaire du premier,—un aristocrate celui-là, était un tisserand. Celui du rez-de-chaussée était un maréchal-ferrant. Les chevaux descendaient chez lui par un sentier étroit garni d'un parapet ou garde-fou de deux pieds de haut qui les avertissait de ne pas caracoler au hasard, de peur de tomber dans la rivière...
Le grenier avait été cédé de bonne grâce à un propriétaire qui serrait là son foin et son avoine. Je veux dire qu'on les serrait pour lui; car ce pauvre Aristide était si bête, au dire de ma mère, qu'il n'avait jamais su rien faire de ses dix doigts.
En deux mots, c'était un âne, un âne à quatre pattes, l'âne de ma mère et après moi ce qu'elle avait de plus précieux au monde. Aristide était son gagne-pain, son compagnon de voyage; il aurait été le confident de ses peines si elle avait eu des peines: mais elle avait trop de courage et de bon sens pour s'inquiéter ou s'affliger de rien.
C'est Aristide qui traînait la voiture; car ma mère avait une voiture, comme une duchesse, et la conduisait elle-même à la foire. Ce n'était pas un carrosse, oh! non; ni une calèche découverte, ni un four-in-hand, ni un huit ressorts; c'était une bonne carriole bien solide où ma mère qui faisait tous les commerces honnêtes, depuis le bonnet de coton jusqu'aux clous et aux fers à cheval, avait l'habitude d'entasser sa marchandise.
La carriole n'avait que deux roues, ma mère marchait à côté d'Aristide dans la montée et tricotait en disant de bonnes paroles pour l'encourager. Vers le haut de la côte, elle tirait de sa poche un morceau de sucre et le lui montrait. Aristide qui ne manquait pas d'esprit pour son âge, car il avait quatorze ans déjà, faisait un dernier effort, surmontait le dernier obstacle et tirait voluptueusement la langue où ma mère déposait le sucre. Il fermait les yeux pendant une minute pour mieux savourer son bonheur.......
Après quoi, l'on se remettait en marche, dans les descentes, ma mère s'asseyait sur le derrière de la carriole pour faire contre-poids.
Oh! comme ils s'entendaient bien, elle et lui! Et que le philosophe avait raison, qui dit que l'âne est un «frère inférieur» de l'homme! Si j'osais, je dirais «un frère supérieur» car il est meilleur, plus honnête, plus sobre, plus patient, plus robuste, plus doux et souvent plus courageux. Que lui manque-t-il donc?... L'intelligence?... Qui sait? Il n'entend pas le latin, c'est vrai, et même, à cause de cela on décore du nom d'ânes, dans les collèges, ceux qui ne peuvent pas lire Sénèque à livre ouvert... Eh bien! après?... En sont-ils plus malheureux?...
Aristide savait tout ce qu'il faut savoir: qu'on doit aimer ses amis, cogner ses ennemis (comme il fit le jour où le petit Carbeyrou, ayant attaché un fagot d'épines sous sa queue, il lui cassa trois dents d'une ruade), respecter le bien d'autrui, honorer les puissants, c'est-à-dire se ranger sur le passage de la diligence, de peur d'être accroché; braire galamment à la vue des bourriques, ce qui est un hommage à leur beauté; traîner une carriole pesamment chargée; faire enfin tout ce qui concernait son état, et par ce moyen avoir du foin, de l'avoine et des chardons en abondance.
En savez-vous tous autant, chrétiens qui m'écoutez?
Mais je reviens à mon histoire. J'arrivai donc à sept heures chez ma mère qui m'attendait, exacte et ponctuelle comme toujours, la soupe sur la table, la cuiller en arrêt.
Je l'embrassai, suivant mon habitude, et je lui dis précipitamment:
—Mère, cherche-moi mon pantalon noir, mon habit noir, mon gilet noir, ma cravate blanche et mes gants gris-perle,—tu sais bien, ceux que j'ai achetés, il y a six mois.
Elle me regarda, très étonnée:
—Seigneur Dieu! est-ce que tu vas à la noce?
—Précisément.
Et, tout en parlant, j'avalais ma soupe par cuillerées énormes.
Alors, en cherchant et brossant mes vêtements, elle demanda:
—Quelle noce?
—Le contrat de mon ami Michel avec mademoiselle Hyacinthe.
Et je lui expliquai le contrat, et l'invitation toute personnelle et très imprévue que j'avais reçue d'Angéline.
Aux détails du contrat ma mère ne fit aucune réflexion, si ce n'est:
—Deux mères comme ça, c'est fait pour empoisonner deux familles... Et ça ne manquera pas, crois-moi!
Quant à l'invitation, elle s'en fit expliquer mot par mot tous les détails, parut en tirer une conclusion mentale qu'elle garda pour elle-même et finit par demander assez négligemment pendant qu'elle rangeait mon gilet, ma cravate et mon habit sur le lit:
—Comment la trouves-tu?
—Qui? maman.
—Mademoiselle Angéline.
Je répondis en riant:
—Je la trouve très bien... D'abord, c'est la fille du patron; et si je la trouvais laide, je ne le dirais pas... Ça, c'est élémentaire.
Ma mère reprit:
—Elémentaire, qu'est-ce que c'est que ça? Est-ce une bête nouvelle de la nature? Je te demande si elle te plaît ou si elle ne te plaît pas. Réponds-moi entre quatre-z-yeux?
Et elle me regardait fixement. Puis, comme je ne me pressais pas de répondre, car il y a des choses qu'on n'aime pas à dire, même à sa mère, elle ajouta:
—L'aimes-tu, enfin?
Alors, vaincu par cette question trop nette, je répondis:
—A quoi me servirait de l'aimer, puisque je ne serai jamais son mari?
—Qu'en sais-tu?
Ce mot me troubla délicieusement. Comment donc! Je pouvais..., j'avais l'espoir de... Mais non, ma mère se trompait... L'amour maternel lui donnait une illusion que je ne pouvais pas partager.
Comme j'allais lui demander des explications, un petit gâte-sauce entra chez nous précipitamment et me dit:
—Monsieur Trapoiseau, venez vite. C'est pressé, pressé, pressé!... On a besoin de vous.
—Chez qui?
—Chez M. Forestier.
—Qui t'envoie?
—M. Bouchardy, le notaire.
—Mais je ne suis pas habillé.
—Il a dit de venir en chemise... Il paraît qu'il est arrivé un grand malheur... M. Saumonet, l'autre notaire, lève les bras en l'air et crie comme un sourd... On les entend tous les deux de la cuisine.
—Le dîner est fini?
—Ah! oui, répliqua le petit gâte-sauce, et ce n'est pas malheureux, seigneur Jésus! Ils sont à prendre le café dans le jardin. Croiriez-vous qu'ils n'ont laissé que des pilons, des ailerons, des carcasses et des os de gigot. Encore Forestier est venue à la cuisine et voulait me donner les morceaux de pain à demi mangés,—on y voyait encore la marque des dents,—mais Mihiète a bien su dire: «Madame, si ces rogatons sont bons, gardez-les pour vous, et s'ils ne le sont pas, donnez-les aux chiens?» Alors madame a voulu se fâcher et jeter par-dessus l'épaule qu'une «dame» comme elle ne se commettait pas avec des «torchons»; mais nous avons tellement ri et nous avons tellement fait tous: «Hou! hou! hou!» qu'elle s'est sauvée en criant qu'elle n'avait jamais souffert, qu'elle ne souffrirait jamais qu'on lui manquât de respect.
Pendant que le petit garçon parlait, je m'habillai à la hâte. Dès qu'il fut parti, je me regardai dans la glace de trente centimètres de haut et quinze centimètres de large qui était le seul meuble de luxe de la maison. Il s'agissait de résoudre un problème ardu, et de faire le nœud de ma cravate.
Là, tout le bon sens de ma mère et toute sa tendresse ne pouvaient me servir de rien. Elle vit mon embarras et me dit:
—Tu ne sais pas t'en tirer?
—Non, maman.
—Eh bien, laisse-moi faire.
Elle me fit un nœud à la Colin, et comme je regardais avec inquiétude ce nœud dans la glace, elle ajouta:
—Si ce n'est pas assez beau pour mademoiselle Angéline, c'est qu'elle ne s'y connaît pas. C'est avec un nœud fait comme ça que ton père m'a persuadée de devenir madame Trapoiseau... Est-ce que ta mère ne vaut pas mademoiselle Bouchardy?
La question était sans réplique; aussi je brossai mon chapeau avec soin et je partis.
IV
A LA CUISINE
Il n'y avait pas loin du faubourg Saint-Hilaire où je demeure à la maison de M. Forestier, honorable député de Creux-de-Pile. Cent pas, tout au plus. Tous les «principaux de la ville,» comme dit le secrétaire de la sous-préfecture, habitaient cet heureux quartier, le seul où chaque maison eût son jardin et, au bas du jardin, la rivière.
Je ne tardai donc pas à toucher le but de la course, c'est-à-dire le marteau en forme de poignée qui avertissait l'honorable député de l'approche d'un de ses électeurs. Mais avant d'agiter ce marteau, je prêtai l'oreille. Un grand bruit d'assiettes, de chaudrons, de casseroles, de verres choqués les uns contre les autres, d'éclats de rire et de cris de joie sortait de la cuisine et annonçait à tout le pays le présent contrat et la noce future.
Le chef de cuisine, renommé à plus de dix lieues à la ronde, et emprunté pour ce jour-là au fameux hôtel du Dauphin, où descendent tous les conseillers généraux et où dînent tous les notaires du département, présidait naturellement le festin. Je reconnus sa forte voix bien timbrée qui proposait un toast; et en regardant à travers la fenêtre ouverte, j'aperçus sa haute et magnifique encolure. En face de lui était la grosse Mihiète, faite au tour, je veux dire comme une barrique montée sur deux courtes pattes, et majestueuse aussi, mais à sa manière, c'est-à-dire en largeur et en profondeur plutôt qu'en hauteur. Son teint était rouge de brique, ses joues s'élevaient comme deux poires énormes ou plutôt comme deux collines arrondies au fond desquelles on apercevait un vallon étroit et court. C'était son nez. Son menton supérieur, le vrai, reposait mollement sur deux autres qu'on aurait pu prendre pour des coussins. Sa voix en revanche, était grêle, mais perçante, et, sans retentir, se faisait entendre au loin, comme le son de la plus haute note du violon.
Autour de ces deux personnages considérables étaient assis et groupés, chacun suivant son importance, sept ou huit autres personnes, servantes ou domestiques mâles appelés à prendre leur part de la fête, à condition de servir à table les invités de M. Forestier, ou de faire dans la cuisine de Mihiète, pour ce jour-là et sous ses ordres, les travaux d'ordre inférieur.
Le chef de cuisine, le grand chef se leva, remplit son verre et celui de tous les assistants d'un vin que je reconnus à la forme des bouteilles n'être pas «vin du pays», mais bien «bordeaux» le plus pur, mit une main dans son gilet, comme il avait entendu dire que faisait le grand Napoléon, et dit:
—Mesdames et messieurs, je bois à la santé des dames ici présentes...
—Bravo! crièrent tous les convives qui avaient de la barbe au menton ou qui nourrissaient l'espérance d'en avoir un jour.
(Parmi ceux-ci je remarquai la voix glapissante du petit gâte-sauce qui était venu me relancer chez moi.)
Toutes les dames se levèrent et tendirent leurs verres du côté de l'orateur.
Il reprit:
—Je bois à la santé des dames ici présentes...
Le gâte-sauce interrompit:
—Et des demoiselles.
L'orateur irrité s'écria:
—Et des demoiselles aussi. C'est ce que j'allais dire...
—Oui, mais il ne l'avait pas dit! répliqua le gâte-sauce, fier de son succès, car toutes les «dames» lui avaient souri. Elles étaient toutes «demoiselles», hélas! ou du moins elles n'avaient jamais comparu devant M. le maire, ce qui est l'essentiel.
Le chef de cuisine continua:
—Je bois encore et en premier lieu à la santé de mademoiselle Mihiète, ici présente, et qui nous fait l'honneur de nous recevoir dans sa maison...
Mihiète s'inclina d'un air de protection bienveillante.
—... Dans sa maison..., reprit le chef, et de nous offrir quelques bouteilles de ses meilleurs crus, parmi lesquels je remarque avec plaisir du Château-Margaux, messieurs, du Château-Yquem, mesdames...
—Et, dit Mihiète en montrant quelques bouteilles cachées derrière sa robe, nous avons aussi du Chambertin et du Corton, sans compter les vins de dessert et quelques liqueurs que j'ai eu soin de prendre pendant que madame Forestier faisait des grâces avec les dames et les messieurs de là-bas... Sans ça, je la connais, elle aurait tout mis sous clef, ou, si elle avait oublié, les messieurs auraient tout sifflé.
—Ah! dit le cocher de M. Forestier, c'est vrai qu'ils sifflent dur, quand ils s'y mettent. L'autre jour, à Saint-Perry, après la foire, le patron, le président et le procureur de la République,—deux autres de son espèce,—ont fait apporter dix bouteilles,—dix, vous m'entendez bien,—et n'ont pas laissé au fond de quoi donner à boire à un merle.
Il y eut un cri d'indignation autour de la table.
—Ils ne t'ont rien donné? demanda Mihiète.
—Rien du tout. Ah! si! le patron m'a donné l'ordre que voici:
«—Pierre, tu donneras l'avoine au cheval et tu boiras un verre de vin gris à ma santé.»
—Oh! dit Mihiète, je le reconnais bien là. Tout pour lui. Rien pour les autres.
—Aussi, ajouta Pierre, je les ai joliment menés dans la calèche, tout le long de la route. Je suis parti au galop, j'ai passé dans toutes les ornières, j'ai traversé tous les tas de pierres, je les faisais rouler l'un sur l'autre et je les secouais comme la salade dans le panier. M. Forestier a voulu descendre un instant; j'ai fait semblant d'arrêter; il a mis un pied par terre, j'ai lancé mon cheval, sans en avoir l'air, il est tombé les quatre fers en l'air. Ça lui apprendra à m'offrir un verre de vin gris quand il se remplit, lui, comme une tonne.
—Mais, demanda le chef de cuisine, qu'est-ce qu'il a dit en se relevant?
—Il a dit comme vous auriez dit, à sa place:
«—Sacré nom de Dieu!»
A cette réponse, tous les convives se mirent à rire, et surtout les «demoiselles».
Pierre continua:
—Il aurait bien voulu se fâcher, mais j'ai crié plus fort que lui. J'ai dit aussi: «Sacré nom de Dieu!» mais en parlant à mon cheval. J'ai juré contre le bourrelier, contre le carrossier, contre la calèche, contre les saints, contre tous les diables d'enfer, contre l'agent-voyer qui a fait la route, contre les ouvriers qui l'ont cailloutée, contre la pluie, contre le vent, et, tout en jurant, je relevais le patron, je l'essuyais, je le brossais, car il était tout couvert de boue, je le plaignais, je lui disais tout bas que c'était bien malheureux pour lui, qu'on croirait qu'il s'était grisé à la foire et qu'il n'avait pas pu se tenir debout sur ses pattes; que madame Forestier lui ferait une scène au retour, mais que je serais témoin, moi, qu'il n'avait pas bu plus que les autres...
Enfin j'en ai tant dit qu'au lieu de m'appeler «fichu animal» et «sacrée rosse», comme au commencement, il a fini par me remercier comme si je lui avais rendu service... Et voilà!... Oh? les maîtres, voyez-vous, c'est tous de la canaille. Si on ne les tenait pas bride en main, on n'en ferait rien de bon.
—Et les maîtresses donc? dit Mihiète. En voilà qui sont bassinantes! Il faut se lever à cinq heures du matin, se coucher à minuit, leur porter le chocolat au lit avec du pain grillé et beurré, revenir à dix heures, au coup de sonnette de madame, recevoir les ordres pour le déjeuner, pour le dîner, pour le lunch (une invention de ces chiens d'Anglais qui ne savent quoi faire pour tourmenter le pauvre monde!), balayer par-ci, balayer par-là, faire les lits, lacer madame qui est faite comme une tour et qui veut paraître mince comme une guêpe (l'autre jour j'ai cassé deux lacets, à force de tirer; elle criait comme une brûlée, et moi je serrais toujours plus fort, ça m'amuse, quand elle crie); ensuite il faut faire la cuisine, et quand on l'a faite, entendre dire à madame qui ne saurait pas seulement mettre un rognon de veau à la broche: «Mihiète, vous ne comprenez donc rien? Vous jetez le sel à poignées; vous poivrez tout que c'est une bénédiction; vous mettez trois livres de beurre dans le macaroni, comme si le beurre ne coûtait rien, ou comme si on le ramassait sur les grands chemins; il faut faire attention, ma fille, ou je vous mettrai à la porte!...»
En parlant, Mihiète imitait de son mieux le ton et la colère de sa maîtresse, et les autres domestiques riaient aux éclats.
A la fin, le chef de cuisine lui dit:
—Est-ce que vous ne lui répondez rien?
Mihiète se redressa fièrement:
—Moi! Je lui dis d'aller dans son salon pour faire la gracieuse et de me laisser dans ma cuisine, où je veux être maîtresse de mes fourneaux. Je ne veux pas que personne vienne goûter mes sauces avant qu'elles soient sur la table. Alors elle m'appelle de tous les noms et crie qu'une «dame de député comme elle» ne peut pas se disputer avec un «torchon» comme moi. Mais moi je lui réplique qu'il y a des torchons qui valent mieux que des dames de députés, que les torchons savent faire le dîner et que les dames de députés ne savent que le manger; que si j'avais de quoi, je saurais bien me coucher à moitié sur mon canapé pour recevoir les messieurs et lever les yeux en l'air pour en montrer le blanc, comme font les tanches dans la poêle à frire. L'autre jour, elle s'est avancée vers moi, la main levée pour me donner un soufflet, en m'appelant «carogne»...
—Qu'as-tu fait? demanda Pierre.
—Rien que de bon. C'était un quart d'heure avant dîner. J'ai plongé ma grande cuiller dans le pot-au-feu; je l'ai retirée pleine de bouillon et j'ai dit «Madame, les «carognes» sont faites comme vous, et si vous me touchez, mon bouillon est brûlant, je vous en marquerai pour la vie.» Et voilà!
Elle était en toilette; elle allait faire des grimaces devant ses invités; elle a eu peur et s'est sauvée.
Le chef de cuisine demanda:
—Elle ne vous a pas renvoyée?
Mihiète répliqua d'un air profond:
—Renvoyée! Elle s'en garderait bien. J'en sais bien trop long sur son compte!
Les assistants essayèrent vainement de la faire parler.
—Non, non, répondit Mihiète; voilà vingt ans que je suis dans la maison. J'y suis entrée huit jours après la naissance d'Hyacinthe. Ce n'est pas à moi de dire des choses qui ne sont pas à dire et qui feraient du tort.
—A qui? demanda une curieuse.
—A ton bonnet, bavarde! Elle le sait bien, et ce n'est pas elle qui me renverra jamais! Ah! quand elle était jeune! Ce pauvre M. Forestier n'était pas toujours content...
Puis elle se mordit la langue, heureuse d'avoir excité la curiosité publique, heureuse aussi de ne pas la satisfaire, ce qui lui donnait une réputation de discrétion et faisait soupçonner bien des mystères.
—Mais vous, demanda le chef de cuisine, si elle ne vous renvoie pas, est-ce que vous ne la quitterez jamais?
—Moi! répliqua Mihiète d'un air capable, ça dépend... Quand nous aurons marié notre Hyacinthe, on verra.
—Elle est jolie, votre Hyacinthe! Ah! ma foi, c'est tout ce qu'il y a de plus joli à Creux-de-Pile et aux environs.
—Et dans tout le département! s'écria Mihiète avec transport. C'est moi qui l'ai élevée, cette enfant, et je m'en vante! Ce n'est pas elle qui m'appellerait «carogne», comme sa mère a fait l'autre jour, ni qui me menacerait d'un soufflet! Ah! la pauvre chérie! Elle est bonne comme le bon pain. Elle ne ferait pas de mal à une mouche, et elle est gaie comme un petit chat gris. Tenez, savez-vous ce qu'elle me disait hier:—«Écoute, ma bonne Mihiète, tu ne peux pas t'accorder avec maman, veux-tu venir avec moi? Je vais me marier, tu sais, avec Michel...—Ah! oui, un joli garçon, ai-je répondu.—N'est-ce pas, Mihiète? Et que j'aime comme il m'aime... Eh bien, tu feras notre ménage. Veux-tu?»
J'ai dit:
«—Mais ton père va se fâcher, lui qui ne trouve de bon que mes sauces...
«—Eh bien! papa viendra dîner souvent chez nous. Ça le changera!»
Et alors ma foi, j'ai dit: oui, et dans trois jours je vais quitter la cambuse. Je rendrai mon tablier à madame et je dirai:
«—Madame Forestier, au plaisir de ne jamais vous revoir!»
Le discours de Mihiète étant fini, je frappai à la porte et l'on ouvrit.
V
UN ARTICLE DU CONTRAT
C'est le petit gâte-sauce qui se montra le premier. Il courut m'annoncer au fond du jardin, et je vis arriver à pas précipités mon respectable patron, M. Bouchardy, suivi de son collègue, qui gardait dans sa démarche quelque chose de sec, de net et de tranchant comme une lame de rasoir. Derrière eux, mais à quelque distance, mon ami Michel nous observait à travers le feuillage, et mademoiselle Hyacinthe, appuyée sur son bras le regardait d'un air inquiet.
Visiblement il s'agissait de quelque chose de grave. Une des deux parties avait trop tendu le câble; il allait casser. Les deux vieilles dames (je les appelle ainsi, quoiqu'elles ne fussent quinquagénaires ni l'une ni l'autre) se regardaient de loin avec dignité. Mme Forestier, étant maîtresse de la maison feignait de s'occuper surtout de ses hôtes, et leur offrait à boire avec des grâces incomparables.
—Comment trouvez-vous ce café, chère belle?
—Excellent, chère madame, excellent, tout à fait excellent! répondait une dame au nez rouge. Où donc l'achetez-vous?
—Nous ne l'achetons pas, chère belle. Nous le recevons directement de Bourbon et de Moka, par la malle des Indes. C'est sir John Miller, gouverneur d'Aden, qui nous l'envoie mélangé tout exprès, dans des proportions dont vous n'avez pas d'idée.
Ces derniers mots «dont vous n'avez pas d'idée» avaient pour but d'humilier la dame au nez rouge; mais celle-ci s'écria:
—Mon cousin qui est à la Martinique m'en envoie souvent...
Par ce moyen, elle reprenait le terrain perdu, car il n'est pas donné à tout le monde d'avoir un cousin à la Martinique.
Alors madame Forestier lui coupa la parole et répliqua un peu sèchement:
—... Chère belle, s'il faut tout dire, ce mélange est préparé par sir John Miller lui-même; pour lui, cela va de soi; pour le grand shérif de la Mecque qui n'en veut plus prendre que de sa main (c'est un article secret du dernier traité qu'il a signé avec l'Angleterre) et pour la reine Victoria.
—Mais alors vous êtes donc très intimes avec sir John Miller?
—Intimes, chère belle, au point que sir John et lady John m'ont promis de venir me voir, l'hiver prochain, à Paris.
Elle s'interrompit pour offrir du café à une autre dame qu'elle appelait «ma chérie».
Pendant ce temps, «chère belle», la dame au nez rouge, disait à demi-voix à sa voisine:
—Fait-elle des embarras, cette pauvre Rosine; pour un Anglais qu'elle connaît et qui est sous-préfet chez les nègres!
De son côté, Rosine—je veux dire Mme Forestier,—faisait le tour du cercle en prodiguant les «chère belle», «ma chérie», «mon bel ange bleu», «mon petit chou», et tous les termes de protection bienveillante dont elle croyait caresser et accabler à la fois ses hôtes.
A la fin, elle arriva en face de Mme Bernard, la mère de Michel, qui, soit par hasard, soit de parti pris, l'attendait fermement assise sur sa chaise et regardait le groupe de Michel et d'Hyacinthe appuyés l'un sur l'autre et cachés à demi dans l'ombre.
Là, comme j'étais assez proche et comme la voix des deux dames était fort claire et par moments presque aiguë, j'entendis ce qui suit:
—Ah! Reine, dit Mme Forestier en s'asseyant et prenant les mains de son amie, c'est donc aujourd'hui que nous allons signer le bonheur de ces enfants!
Et d'un geste elle montra les jeunes gens.
—Oui, ma pauvre Rosine, répliqua l'autre, c'est le moment de dire adieu à la jeunesse. Nous vieillissons, ma chère!...
C'était vrai pour toutes les deux, mais Mme Forestier ne l'avouait pas. Aussi l'autre, plus âgée d'ailleurs de cinq ans, le lui rappelait avec plaisir. Se sentant noyer, elle s'attachait comme une lourde pierre au cou de sa bonne amie,—afin de la noyer aussi.
—Ah! ma chère, dit Mme Forestier, en évitant le combat (quoiqu'elle fût très vaillante, Dieu le sait?), quel chagrin quand on pense qu'on a élevé une fille pendant vingt ans, au milieu de toutes les tendresses, qu'on l'a entourée de tant de soins, qu'on l'a aimée avec tant de passion, qu'on lui a sacrifié tous ses goûts, toutes ses idées, tout son bonheur, car je peux bien l'avouer à présent; c'est malgré moi et dans l'intérêt de mon mari que je me suis laissé traîner dans le monde... Oui, quand je pense à tout cela et que je vois Hyacinthe toute prête à me quitter sans remords, presque sans regrets, je me dis: «Seigneur mon Dieu? qu'est-ce que c'est que la vie?»
Alors cette tendre mère posa sur ses yeux un mouchoir brodé de dentelle pour cacher ses larmes; mais l'autre dame—la mère de Michel,—non moins tendre, quoique moins poétique et plus philosophe, lui répliqua:
—Que veux-tu, ma pauvre Rosine? Il faut bien en passer par là! Tu as dansé. Ta fille veut danser à son tour. C'est la loi de ce monde. Tu as montré tes grâces pendant vingt ans. Elle aussi veut montrer les siennes.
A ce mot de «montrer ses grâces», Mme Forestier reprit assez aigrement:
—Qu'entends-tu par là, «montrer mes grâces?»
—J'entends, dit l'autre, ce que tu entends aussi bien que moi, si tu n'es pas sourde. Et si le capitaine Smintéry, aujourd'hui colonel à Batna, était ici...
—Ma chère, le capitaine Smintéry était un sot, et ceux qui répètent ces sottises...
J'aurais bien écouté cette conversation, pendant quelques minutes, sans trop d'ennui, mais comme le diapason des voix s'élevait de seconde en seconde, je craignis quelque malheur, je fis signe à Michel de s'approcher et je vins moi-même présenter mes plus profonds respects aux vieilles dames qui, du reste, me regardèrent toutes deux avec un parfait mépris.
—Ah! dit madame Forestier, en reprenant son grand air de femme distinguée, qu'elle avait un instant failli perdre, au souvenir, mal à propos rappelé, du capitaine Smintéry, voici le petit Trapoiseau, je crois...
Et me regardant de plus en plus par-dessus l'épaule, comme si j'eusse été un meuble du jardin:
—Eh bien, mon garçon, l'acte est-il prêt?
Elle dit cela lentement, négligemment, comme une personne du grand monde, qui a tellement d'affaires en tête qu'elle sait à peine qui lui parle et de quoi on lui parle.
Mme Bernard, au contraire, visant moins à la distinction et à la poésie, me regardait de ses yeux noirs et froids, mais non pas languissants, de vrais yeux de femme d'affaires, ou qui se croit habile en affaires, parce qu'elle demande beaucoup d'argent aux autres et qu'elle n'en veut donner à personne.
Je répondis donc, car les yeux de l'une m'interrogeaient aussi bien que la bouche de l'autre:
—Mesdames, quand il vous fera plaisir de signer.
Mais alors, Michel qui était en face de moi, debout derrière sa mère, me fit un signe, sans être vu d'elle. J'ajoutai donc par précaution:
—... Cependant, de peur d'avoir oublié quelque chose, je vais relire le contrat à M. Bouchardy et à M. Saumonet. Michel, veux-tu venir?
Il me suivit, en effet, avec empressement, et dit à demi voix à sa fiancée, toute pâle d'émotion et suppliante:
—Ne t'inquiète de rien, Hyacinthe. Je te jure de mettre le feu à nos deux maisons, plutôt que de ne pas forcer tous les obstacles.
Je crois bien avoir entendu qu'un souffle léger comme un baiser suivit cette promesse, moins digne d'un avocat que d'un homme de guerre, mais je ne voudrais pas l'affirmer par serment... Et, après tout, qu'importe? Suis-je de ceux que le bonheur d'autrui incommode?
Une seconde après, pourtant, je crus pouvoir me retourner sans indiscrétion. Je vis alors les beaux yeux de Mlle Hyacinthe me sourire; elle me salua d'un gracieux signe de tête et me dit en montrant son fiancé:
—Monsieur Trapoiseau, mon bon monsieur Trapoiseau, retenez-le; je vous en prie; il veut tout casser!
Sur ce mot, elle alla rejoindre son amie, Mlle Angéline me regardait à son tour d'un air fort amical et qui ajouta:
—Monsieur Trapoiseau, dépêchez-vous! Les danseuses s'impatientent.
Enfin nous arrivâmes, Michel et moi, dans une allée sombre qui descendait vers la rivière, profonde en cet endroit de dix pieds et large de trente pas environ.
Alors il s'arrêta devant moi et me dit:
—Mon cher ami, je vais être demain le plus heureux ou le plus malheureux des hommes. Je ne sais pas encore lequel des deux; car tout dépend de deux femmes; or, l'une est horriblement méchante et tout à fait folle, c'est ma future belle-mère. L'autre, c'est... ma mère. Tu connais comme moi ses dispositions d'esprit. Quant au père Forestier, c'est un zéro que sa femme mène par le bout du nez, ou plutôt qu'elle pousse et retient à coups de cravache. Or, de ces deux femmes, qui par des moyens divers, se sont rendues maîtresses de la fortune des deux familles, si l'une refuse son consentement au mariage, tout est perdu; l'autre se piquera d'honneur, et alors Hyacinthe, mon mariage et moi, nous serons tous flambés.
—Qu'est-ce qui est donc arrivé, depuis le dîner?
—Une catastrophe, cher ami, une vraie catastrophe; heureusement elle n'a pas encore éclaté. Ma mère ignore tout; mais quand elle saura!... je la vois, je l'entends d'ici. Tu sais combien elle est vive...
—Tu veux dire violente.
—... Et qu'elle ménage peu ses expressions...
—C'est-à-dire qu'au premier mot de travers elle va vider sur ses amis toute une hottée d'injures. Enfin qu'est-il arrivé?
—Voici, dit Michel. Pendant le dîner j'étais placé, naturellement, à côté d'Hyacinthe et comme tu peux croire, je n'écoutais guère la conversation des voisins; mais Hyacinthe, elle, me paraissait préoccupée, agitée, presque triste; enfin l'on eût dit qu'elle avait quelque grief contre moi. Plus le dîner avançait, plus sa tristesse devenait visible et commençait à m'inquiéter. A la fin, comme je la pressais toujours de parler, elle m'a dit tout bas: «En effet, j'ai quelque chose; mais ce n'est pas ce que vous croyez, Michel. Je vous aime et je sais que vous m'aimez. Ce que je crains ne vient ni de vous ni de moi. Je vous le dirai tout à l'heure, au jardin.» Et alors, avant la fin du dessert, elle est sortie, sous prétexte d'aller recevoir Mlle Bouchardy qui arrivait; je l'ai rejointe une minute après.
Elle m'a dit: «Michel, mon père m'a chargée avant dîner de la plus désagréable commission du monde... On vous a promis que j'aurais une dot; on vous a trompé. Je n'en ai pas...»
Là-dessus, comme tu peux croire, je me suis jeté à genoux devant elle, je lui ai baisé mille fois les mains, je l'ai priée de ne pas penser à cela. J'ai protesté que j'aurais assez d'argent de mon propre patrimoine et que j'en gagnais assez déjà dans mon métier d'avocat pour que nous n'eussions besoin de personne; je l'ai rassurée enfin, de toutes les manières; mais elle m'a répliqué: «Oh! Michel, ce n'est pas de vous que je doute; c'est de votre mère qui déteste la mienne, qui ne m'aime guère et qui peut-être sera heureuse de saisir cette occasion de rompre. Or, si elle refuse son consentement, tout est perdu, de son côté, ma mère va prendre les armes et nous voilà séparés pour la vie.»
Alors Hyacinthe m'a répété les explications que le père Forestier n'ose pas me donner en face. Il avait en propre, le jour de son mariage, cent mille écus de terres ou d'argent. Au bout de vingt ans, sur le conseil ou l'ordre de sa femme, il a tout dépensé dans l'entretien et l'amélioration d'une très grande propriété qui appartient à celle-ci et sur laquelle il a fait construire, à ses frais, lui, Forestier, une magnifique usine; mais l'immeuble est dotal, la femme se dit maîtresse de tout, ne veut pas donner un centime, garde le revenu aussi bien que le capital, proteste que son mari a dissipé sa propre fortune en dépenses insensées, ce qui est un affreux mensonge, et menace de mettre celui-ci à la porte, s'il fait acte de rébellion... Séparation de corps et de biens! Juge un peu du scandale pour un député à l'approche des élections qu'on prévoit.
J'écoutais ce récit en riant. J'en avais vu bien d'autres depuis que je rédigeais des contrats.
—Alors, demandai-je à Michel, elle refuse absolument tout?
—Oui, tout! Cependant elle laisse entrevoir qu'en se saignant aux quatre veines,—elle qui jouait de soixante-dix mille livres de rentes dont la moitié, en bonne justice, est due au travail et au patrimoine de son mari, elle pourra donner mille écus par an au lieu de dot, mais elle ne s'y engage pas formellement... Du reste, si Hyacinthe une fois mariée venait à se quereller avec moi, alors, oh! alors elle lui ouvrirait ses bras de mère et la protégerait vigoureusement contre quiconque. Jolie perspective pour Hyacinthe et pour moi!
—Oui, je connais ces belles mères plus redoutables pour leurs gendres que quatre vipères en fureur... Alors, ta mère va refuser son consentement?
—A coup sûr!
—Et tu seras désespéré?
—A en mourir.
Je repris:
—Attends-moi là, Michel!... La bataille est en danger, comme à Marengo, mais une charge de cavalerie faite à propos peut tout sauver.
—Ah! mon ami Trapoiseau, dit-il, si tu peux me rendre ce service, compte que ma vie est à toi, quand tu voudras la prendre, comme dans Hernani,—au premier son du cor!
Sur cette promesse, j'allai trouver la mère.
VI
LE PRÉSIDENT DE CREUX-DE-PILE
Mais d'abord il fallait prendre conseil de mon patron; agir sans son consentement eût été grave,—plus que grave,—dangereux!
Justement, M. Bouchardy venait de se retirer avec son collègue, M. Saumonet, M. Forestier et le président du tribunal au fond du cabinet du jardin; et tous les quatre délibéraient sur le cas de Michel et d'Hyacinthe; car le président du tribunal qui, pour des raisons particulières, était au courant de tout et prenait un intérêt très grand à l'affaire, venait de mettre la question sur le tapis, devant les deux notaires et s'appliquait majestueusement à l'embrouiller, à la compliquer, à l'envenimer.
C'est, je crois, le moment de parler de ce brave homme qui n'est pas un des moindres personnages de cette histoire.
Pour la hauteur (de la taille), pour la grosseur et la pesanteur du corps, il ne le cédait qu'aux éléphants. Mais pour l'art de se tourner toujours du côté du plus fort et d'y gagner quelque chose, soit pour lui, soit pour les siens, il était sans égal dans le département. Aussi quoique son nom de famille fût Portefoin, on l'avait surnommé Vire-à-Temps, et il virait en effet la barque avec tant de bonheur et d'adresse qu'il avait toujours le vent en poupe.
Il était fort respecté, car, comme dit un philosophe, rien ne réussit autant que le succès. Bon président du reste, toutes les fois qu'il n'avait pas intérêt à juger d'un côté ou de l'autre, voici par quels degrés il était entré dans la magistrature.
Son argent l'avait fait notaire, la dot de sa femme l'avait fait riche. Louis-Philippe, avant le 24 février, l'avait fait juge; la République le fit sous-préfet; Napoléon III le fit président du tribunal de Creux-de-Pile, qui est la principale ville du département, et le décora deux fois. Puis, comme il avait des cousins et des amis dans le conseil général, il fit tracer, aux frais du public, cinq ou six routes au travers de ses terres et se fit payer l'expropriation d'un terrain de bruyères quatre fois aussi cher que si la route avait passé dans les terrains maraîchers des environs de Paris.
Cependant, il eut la sagesse, car c'était vraiment un sage qui ne donnait rien à la vaine gloire, de refuser pour lui-même tout avancement. Mais c'est qu'il gardait son crédit pour ses trois fils.
L'aîné, qui n'était bon à rien, fut nommé sous-préfet et marié sur-le-champ à une riche héritière, avant qu'on pût apercevoir sa nullité.
Le cadet fut fait receveur des finances, sans apprentissage. Le troisième fut procureur de l'empire d'abord, puis de la République. Il avait promesse des plus hauts personnages (c'est-à-dire de trois ou quatre chefs de division au ministère de la justice) de remplacer son père à la présidence quand la limite d'âge serait arrivée.
Celui-là était l'ambitieux de la famille. C'est lui que le père, confiant dans son jeune mérite et dans sa souplesse, destinait à être président d'abord du tribunal de première instance, puis conseiller à la cour d'appel, puis président encore, mais assis à cette hauteur où les humains ne semblent plus que des insectes qu'on met à l'amende, en prison, qu'on déshonore ou qu'on ruine à volonté en appliquant et combinant les articles 2634, 4533, 9312 et 5839 de n'importe quel code. Un peu plus tard, à cinquante ans peut-être, le président de la cour d'appel deviendrait conseiller à la cour de cassation; puis président encore, et alors aurait la tête dans les nues, comme notre saint père le pape, car ses jugements seraient infaillibles.
Le vieux Portefoin (dit Vire-à-Temps) s'en réjouissait d'avance, et voyait, comme un autre Abraham, sa race s'étendre et dominer au loin, par tout l'univers.
Malheureusement, pour monter si haut, il fallait un point d'appui. En temps de république il y en a deux, la Chambre des députés et le Sénat (sans compter les antichambres). C'est par ces deux grandes portes qu'on entre la tête haute dans les ambassades, les présidences, les recettes générales et les ministères.
Or, ces deux portes étaient bouchées pour le moment, l'une, celle de la députation, par M. Forestier, l'autre, celle du Sénat, par un cousin germain du président, homme aimable, homme d'esprit, tout dévoué au vieux Vire-à-Temps, mais qui avait lui-même un gendre parfaitement sot et nul, et qui voulait (ne sachant à quoi l'employer), lui réserver au moins son poste de sénateur.
De là vient que le président tournait autour de son ami Forestier et de la belle Hyacinthe, qu'il aurait bien voulu faire épouser à son fils le receveur (car malheureusement le procureur était marié); oui, mais plus malheureusement encore, le receveur était tellement mou de corps et d'esprit, quoique pareil à son père pour la forme et la complexion, qu'aucune fille bien rentée n'en aurait voulu pour mari. De plus, il avait pour les vieilles servantes une passion déplorable et presque scandaleuse.
Et cependant, quel avenir, si l'on avait pu vaincre la répugnance d'Hyacinthe et s'allier étroitement par elle à M. Forestier! Le président, le député, le receveur, le procureur, le sous-préfet,—tous les pouvoirs réunis dans la même famille et presque dans la même main, celle du président. Le vieux Vire-à-Temps aurait gouverné avec un pouvoir absolu et pourtant légal plus de cent mille hommes. Une seule chose lui aurait manqué: c'est la faculté de les envoyer en enfer, soit en leur faisant couper le cou, soit, après leur mort, en les faisant piquer avec des fourches rougies au feu par les diables.
Mais ce dernier pouvoir, le plus terrible de tous, n'appartenait qu'au curé, mon oncle, et par bonheur, le curé qui se défiait un peu du président (il y a toujours eu concurrence entre les deux métiers) ne se livrait pas aisément. On pouvait avoir son appui, mais en le payant de mille concessions, car l'homme de soutane ne le cédait pas en orgueil au président, au contraire. Il ne craignait rien ou n'attendait rien de personne, car il n'avait pas, lui, d'enfants à pourvoir, et quant à moi, son neveu, sans me négliger tout à fait (il avait même autrefois dépensé quelque argent pour mon éducation), il ne s'occupait pas beaucoup de mon avancement dans le monde; je n'étais qu'un Trapoiseau, fils de l'huissier Trapoiseau, destiné, suivant toute apparence, à crier, comme feu mon pauvre père: «Silence, messieurs!» et à recevoir, la tête basse, des ordres de M. le procureur de la République ainsi rédigés:
«Trapoiseau, vous assignerez demain les nommés Dubois, Chauvin et Cambalu; allez porter ma robe à la femme du concierge et dites-lui qu'elle raccommode ce trou... A propos, vous emmènerez mon chien ce soir à la promenade, et vous direz à ma femme de ménage de faire mon dîner pour cinq heures, etc., etc.»
Peut-être si j'avais porté le nom du curé, mon oncle qui s'appelait Torlaiguille, aurait-il pris soin de ma fortune, mais si j'étais Torlaiguille par ma mère, j'étais encore plus Trapoiseau par mon père.
De là, un avenir de Trapoiseau, c'est-à-dire d'huissier maigre, râpé, destiné, pendant la vie entière, à ne parler aux gens que pour les prendre au collet, leur demander de l'argent, saisir et faire vendre leurs meubles et recevoir en échange sur la tête un tas de malédictions mêlées quelquefois (hélas)! de vieux trognons de chou, de balayures, de pots cassés et de choses encore moins respectables.
Mais je m'égare. Revenons à mon président.
Il était donc assis et à demi-couche comme un homme d'importance, homme d'érudition, homme de capacité et savant jurisconsulte, dans un fauteuil en bois de chêne assez artistement tordu par le plus habile de tous les menuisiers de Creux-de-Pile.
Il était assis, cet homme noble et puissant, et le fauteuil craquait sous lui, comme un cheval prêt à s'affaisser sous un cavalier trop pesant. En face, dans des attitudes diverses, mais plus modestes, étaient assis pareillement M. Forestier, le député, et les deux notaires.
Il parlait. Les autres écoutaient.
Je suivis leur exemple et j'écoutai aussi.
Le président tira lentement de son cigare (car M. Forestier avait pris, à Versailles, l'habitude du cigare et en offrait volontiers à l'élite de ses hôtes), il tira, dis-je, une grosse bouffée, regarda la lune qui commençait à se lever à l'horizon, sur la montagne en face, et dit avec une majesté incomparable:
—C'est grave!
Les autres demeurèrent consternés de cet arrêt, et gardèrent le silence. Il reprit après deux autres bouffées:
—C'est très grave! C'est plus que grave!
Je m'approchai pour tâcher d'apprendre ce qui était grave, car il ne fallait pas songer à le lui demander moi-même... Un simple premier clerc sans fortune et sans nom, à un président! Il ne m'aurait même pas regardé,—bien loin de me répondre!
M. Bouchardy me fit signe de la main de m'appuyer contre la balustrade et d'écouter.
—Au fond, dit le président, d'une voix onctueuse et solennelle, je comprends très bien, mon cher ami, les craintes maternelles de madame Forestier. Sa tendresse, toujours en éveil pour le bonheur de sa fille, prévoit beaucoup de choses...
—Elle en prévoit trop, interrompit le député, car enfin elle traite d'avance Michel comme un misérable qui pourrait manger la dot de sa femme, la laisser sans asile et sans pain, et la tuer à coups de bâton... Après tout, Michel n'est pas encore un scélérat. C'est même un joli garçon; un avocat de grand mérite, qui a plaidé l'autre jour, à Poitiers, d'une façon très remarquable,—je le sais, j'y étais!—qui est fort estimé ici, qui a dès aujourd'hui une assez belle fortune, qui l'augmentera certainement, outre que sa mère est riche et lui laissera un bon patrimoine, car elle est avare, comme un vieux juif; enfin, nous n'avons pas le droit, après tout, d'être bien difficiles pour Hyacinthe, car ma femme ne lui donne pas un radis...
(Il fit claquer son ongle sous sa dent, pour exprimer plus fortement cette belle pensée).
Quant à moi, je donnerais si j'avais, mais je n'ai rien, absolument rien, rien de rien, ce qui s'appelle rien, au dire de Rosine, qui prend pour elle tout l'argent et ne me laisse que les traites à payer... C'est pour empêcher mes dissipations, dit-elle. Ah! Seigneur Dieu du ciel et de la terre! excepté mon traitement de député que je ne veux lâcher à aucun prix et qu'elle ne peut pas recevoir en mon absence, qu'est-ce que je reçois, excepté les notes des fournisseurs? Vous le savez, Saumonet?
Le notaire fit signe qu'il le savait.
—Eh bien! voyons, reprit le député d'un ton suppliant, ne pourrai-je pas, puisque ma femme est maîtresse de tout, lui arracher quelque chose pour ma fille, pour ma chère petite Hyacinthe!
Le ton suppliant de ce pauvre homme aurait attendri un tigre; maître Saumonet répondit:
—Monsieur, vous connaissez les instructions que m'a données madame Forestier. Je suis forcé de m'y tenir. Mille écus de pension à la future, voila tout; et elle ne s'engage à verser cette somme que dans les mains de sa fille, et encore à condition que la conduite de sa fille et de son gendre la satisfera pleinement; sans quoi elle supprimerait tout!... Du reste, si, comme elle a lieu de l'espérer, leur conduite est satisfaisante, madame Forestier ne s'interdit pas le droit de faire quelque chose de plus; mais elle est et veut demeurer toujours maîtresse de ses bienfaits...; c'est pour le bonheur, bien entendu, de sa fille qu'elle en agit ainsi.
Vous auriez ri si vous aviez vu la mine à la fois solennelle, ironique et pincée de maître Saumonet, pendant qu'il débitait ce petit discours.
M. Forestier était accablé.
M. Vire-à-Temps présidait.
Quant à M. Bouchardy, il se leva; me conduisit à dix pas de là et me dit:
—Trapoiseau, mon ami, voilà un fichu contrat et même un contrat fichu. Jamais Michel et sa mère n'accepteront...
Je répliquai:
—Patron, laissez-moi faire.
Et j'expliquai mon projet qu'il approuva en ces termes:
—Ça vaut mieux que le plan de Trochu.
VII
L'ORAGE
Alors j'allai présenter mes respects ou, ce qui est plus exact, livrer bataille à la mère de Michel, qui, sans s'attendre au coup que je m'étais chargé de lui porter, recevait d'un air assez contraint les compliments et les félicitations de tous les assistants.
Elle me vit venir de loin, et, malgré la modestie ordinaire de mon maintien, elle devina sans doute à la fixité de mon regard que j'étais chargé d'une importante mission. Un éclair brilla dans ses yeux, pareil à une baïonnette au soleil, et m'aurait fait trembler si j'avais dû lui parler de mes propres affaires et non de celles de son fils; mais on est toujours plus brave pour autrui que pour soi-même.
Les voisins et voisines, voyant à mon regard doux mais ferme et à l'éclair de la dame que nous avions à causer sérieusement ensemble, s'écartèrent par discrétion,—Hyacinthe et Mlle Angéline donnant l'exemple.
Celle-ci, passant près de moi, me dit tout bas:
—Du courage, monsieur Félix, notre bonheur à toutes dépend de vous!
Qu'est-ce que ça pouvait signifier «notre bonheur à toutes?» Qu'il leur tardait sans doute d'entrer en danse.
Au reste, je n'eus pas le temps d'y penser beaucoup, car j'étais en face de l'ennemi.
C'est Mme Bernard qui commença le feu.
—Vous avez quelque chose à me dire, Trapoiseau?
Je répliquai d'un air assez embarrassé, mais un peu négligent dans la forme:
—Mon Dieu! madame, c'est bien peu de chose; mais encore faut-il que vous en soyez avertie...
Je traînais lentement les mots pour retarder autant que possible l'explosion prévue.
—Avertie de quoi, Trapoiseau?
—Il s'agit, madame, d'une légère modification que madame Forestier propose d'introduire dans le contrat projeté. C'est peu de chose peut-être au fond; mais, dans la forme, je craindrais que cette modification ne pût susciter au dernier moment des difficultés inattendues, et j'ai cru de mon devoir...
J'allongeais ma phrase, qui me faisait l'effet d'un tube de macaroni de trente pieds de longueur.
Tout à coup je vis étinceler plus vivement les yeux de la dame. Elle m'interrompit en disant d'un ton amer;
—C'est Rosine qui propose ce changement!
Ah! ah! Je suis curieuse de voir ça.
Alors j'expliquai le plus clairement qu'il fut possible la suppression de toute dot; l'offre de mille écus de pension, payables à volonté, c'est-à-dire aussi longtemps qu'il plairait à Mme Forestier, etc., etc.
J'enveloppai de toutes les formes les plus moelleuses cette communication désagréable et j'attendis.
Par hasard, la dame m'avait écouté jusqu'au bout, sans m'interrompre. Il me parut même qu'un petit sourire de triomphe ironique relevait le coin de ses lèvres. La nouvelle, je crois, ne lui déplaisait pas; aussi, dès que j'eus fini:
—C'est tout? demanda-t-elle.
—Oui, madame.
—Eh bien, allez avertir Michel.., ou plutôt, j'y vais moi-même.
En effet, elle se leva d'un bond.
Je la retins:
—Madame, Michel sait tout... C'est lui qui m'a chargé de vous l'apprendre.
—Vraiment! Et qu'est-ce qu'il en dit?
—Il dit qu'il accepte.
Elle s'écria furieuse:
—Michel est un lâche!
Je reculai de deux pas, car on n'aime pas à se trouver trop près des panthères déchaînées, et, après tout, l'affaire m'intéressait, mais non assez pour m'obliger à risquer ma vie.
Je répliquai pourtant:
—Madame, il l'aime!
Alors elle se tourna contre moi, et me portant les mains au visage, mais si près que je me préparai à venir à la parade, et, si elle allait trop loin, à la riposte, elle ajouta d'une voix sifflante:
—Quant à vous, Trapoiseau, vous êtes un imbécile!
Ça, c'était pain bénit, en comparaison de ce que j'avais craint d'abord; aussi je ne m'amusai pas à réclamer. Au contraire, je pris un air souriant, comme si j'avais reçu un compliment inespéré.
Elle continua:
—C'est trop peu dire: un imbécile, Trapoiseau! Vous êtes un âne!
—Madame, vous me comblez!
—Et un âne bien digne de servir de compagnon à Michel... Mais c'est lui que je veux voir et non votre museau de singe!
Pour les injures, je prenais patience, étant de ceux qui ne s'arrêtent pas aux pierres du chemin et ne s'occupent que d'arriver au but. D'ailleurs, l'effroyable caractère de la dame était si connu par les récits de ses servantes, qu'elle souffletait une fois la semaine, que je m'étais cuirassé d'avance contre toutes les choses possibles.
Mais quand elle parla de voir Michel, je me mis hardiment en travers du chemin et je lui dis, en étendant les mains entre elle et moi, par prudence:
—Madame, vous ne pouvez pas voir Michel en ce moment!
—Je ne peux pas voir mon fils?
—Non, madame! Il a prévu que vous seriez saisie d'une émotion trop vive, que vous pourriez lui dire des choses véhémentes, qu'il regretterait de les entendre, qu'il serait exposé à répliquer, malgré tout le respect qu'il vous doit...
Ici elle m'interrompit:
—Oh! qu'il réplique tant qu'il voudra.
En effet, la bonne dame était en fonds pour lui rendre la monnaie de sa pièce, à lui et à vingt autres ensemble. Bataille! bataille! Elle ne demandait que cette joie au Seigneur Dieu des armées.
Je repris:
—Enfin, madame, sa résolution est inébranlable; il accepte toutes les conditions de madame Forestier et il m'a chargé de vous en informer.
—Oh! le misérable!
A ce cri qu'on dut entendre de plus de cent pas et qui fit retourner toutes les têtes dans le jardin, elle ajouta, mais d'une voix plus concentrée:
—Il n'aura pas mon consentement.
—C'est ce qu'il craignait, madame, parce que votre refus entraînerait certainement celui de madame Forestier, et qu'alors son mariage serait rompu pour toujours.... Aussi m'a-t-il chargé d'obtenir votre consentement à tout prix.
Ces derniers mots «à tout prix» lui firent dresser l'oreille, comme à un cheval de guerre le son de la trompette. Cependant elle feignit d'abord de n'y faire aucune attention.
—Je refuse! je refuse! je refuse! s'écria-t-elle.
Je répliquai tranquillement:
—Madame, la première partie de ma mission est remplie, avec peu de succès, je le vois, maintenant, j'arrive à la seconde... Mais d'abord, si j'osais vous prier de vous asseoir, car je prévois que mon discours sera long et que je ne vous convaincrai pas du premier coup.
Etonnée de mon sang-froid et curieuse surtout de savoir ce que j'avais à dire, elle s'assit en effet dans un fauteuil. Quant à moi, toujours modeste, je m'assis pareillement, mais sur une simple chaise, je regardai autour de moi pour savoir si nous n'étions écoutés de personne, et je commençai en ces termes:
—Madame, depuis douze ans, sous le titre de tutrice, d'abord, de votre fils et d'usufruitière par moitié de la fortune de votre mari, feu M. le docteur Bernard, en son temps médecin renommé, et de son chef maître d'une fortune considérable, vous avez reçu une somme totale de trois cent vingt mille francs, dont vous avez dépensé environ la moitié pour l'entretien du ménage et l'éducation de votre fils mineur.
La seconde moitié, composée d'actions de chemins de fer et de titres de rentes 3%, qui valent ensemble (au cours de la Bourse d'aujourd'hui) cent quatre-vingt mille francs, appartient par moitié à vous, madame, et à Michel.
Elle me regarda d'un air inquiet, mais fier encore.
—Monsieur Trapoiseau, dit-elle avec hauteur, je n'ai de comptes à rendre à personne.
—Non, certes, madame, à moi; mais à votre fils. Michel n'a jamais reçu ses comptes de tutelle.
—Eh bien, qu'il me les demande, s'il veut. Ce n'est pas à un mercenaire, presque à un domestique, au fils de la Trapoiseau, enfin, que je vais...
A mon tour, je commençai à perdre mon sang-froid. Etre appelé, moi, «imbécile, âne, mercenaire, domestique, museau de singe,» j'en avais pris mon parti facilement, mais entendre dire de ma mère «la Trapoiseau» me fit bondir à mon tour. Je répliquai:
—Madame, sachez que le fils de «la Trapoiseau» est fier de sa mère et que Michel, lui, n'a pas lieu d'être fier de la sienne. La Trapoiseau a travaillé toute sa vie pour m'élever et pour faire de moi un honnête homme et un bourgeois...
—Elle a bien réussi, dit la dame, en souriant ironiquement: Il est joli, le bourgeois; il est bien élevé, le Trapoiseau!
Je continuai:
—Quant à vous, madame...
Puis, me souvenant que je n'étais pas là pour plaider ma propre cause ou pour humilier madame Bernard, mais pour accommoder, si c'était possible, les affaires de Michel, je conclus:
—... Je vous dirai vos vérités, une autre fois, si c'est nécessaire. Aujourd'hui, je suis chargé par monsieur Bouchardy, mon patron, de vous dire qu'il a tous les comptes de tutelle entre les mains, qu'il sait où vous avez mis l'argent, puisqu'il l'a placé lui-même et qu'il a gardé les numéros de tous les titres, qu'il peut prouver, quand on voudra, que vous devez à Michel, pour sa part et en dehors de tout usufruit, plus de quatre-vingt-dix mille francs.
Cela, c'est pour M. Bouchardy.
Quant à Michel, comme il a fait tous les sacrifices possibles à la paix, comme il consent à vous laisser l'usufruit que le testament de son père vous ôte, à dater du jour du mariage, comme il vous aime, comme il vous respecte, comme il ne demande qu'à vivre toujours avec vous dans l'intimité la plus tendre et la plus parfaite; mais, comme, en même temps, il est résolu à se tuer plutôt qu'à ne pas épouser mademoiselle Hyacinthe, il m'a chargé de vous dire qu'il se met à vos pieds; qu'il vous supplie de ne pas faire son malheur, qu'il sera toujours pour vous ce qu'il a été jusqu'aujourd'hui, le plus soumis, le plus respectueux des fils...
Ici, la bonne dame mit son mouchoir sur ses yeux.
—Oh! c'est infâme! s'écria-t-elle.
Et elle essaya de sangloter.
—Michel!... Michel que j'aimais tant, à qui j'ai sacrifié ma vie, pour qui je ne me suis pas remariée, et Dieu sait si les occasions m'ont manqué... Le capitaine Smintéry, M. Boulard, M. Cordapuy, inspecteur de l'enregistrement et des domaines, un homme d'élite, celui-là, et tant d'autres!...
A l'entendre, on aurait cru que Mme veuve Bernard avait été demandée en mariage par tout ce qu'il y avait de plus distingué dans la noblesse française.
J'aurais écouté avec plaisir, mais le temps passait. Les invités s'étonnaient et s'impatientaient. Mlle Angéline, surtout, me faisait de loin signe d'en finir. Enfin, je crus le moment venu de frapper le coup décisif.
Je dis:
—Madame, votre fils est persuadé de votre tendresse comme vous devez être persuadée de la sienne; mais sa résolution est inébranlable. Vous allez, à l'instant même, signer le contrat tel qu'il est rédigé, ou je vais vous sommer devant tout le monde, moi,—c'est-à-dire mon patron, M. Bouchardy,—de rendre vos comptes de tutelle!
Elle s'écria:
—Michel oserait!
—Michel n'osera pas, madame, car il va partir pour Paris, sans vous voir; mais j'oserai, moi, le fils de «la Trapoiseau» comme vous dites; j'ai ses pleins pouvoirs et pas la moindre raison de vous ménager.
Elle éclata:
—Trapoiseau, vous êtes une canaille!
—Possible!
—Un gueux! un filou, un escroc, un faussaire, un scélérat, le dernier des misérables! Vous excitez un fils contre sa mère!
Je tirai ma montre:
—Madame, il est temps de vous décider.
Elle attendit cinq minutes pendant lesquelles toutes les passions passèrent successivement sur son visage, comme les nuages sur la face du ciel. Enfin, elle poussa un profond soupir, me dit d'appeler Michel et Hyacinthe, et quand ils furent près d'elle, les serrant tous deux sur son cœur, elle dit d'une voix que remplissait la plus douce émotion:
—Mes enfants, je vous bénis! Aimez-moi toujours comme je vous aime!
VIII
DOUX PROPOS
Tel fut le dénoûment heureux, mais imprévu, de la négociation dont on m'avait chargé.
Aussitôt, comme si Mme Bernard en avait donné le signal, tout le monde s'attendrit à la fois. Les deux mères tombèrent dans les bras l'une de l'autre, comme les deux branches légèrement écartées d'une paire de ciseaux. M. Forestier, qui se tenait à l'écart et qui avait gardé jusque-là une contenance fort timide et assortie au rôle qu'il devait jouer dans le contrat, reprit un peu d'assurance et de gaieté, et parla même d'inviter Mme Bernard à la valse. Le président Vire-à-Temps la félicita de se dévouer ainsi comme toujours à son fils, ajoutant avec perfidie qu'on ne pouvait pas dire de Michel qu'il épousait Mlle Hyacinthe pour sa dot. Les autres aussi félicitèrent à leur tour, suivant leur âge, leur sexe, leur profession et l'éloquence dont la nature les avait doués.
La fiancée me remercia en me regardant avec des yeux humides de joie. Elle avait appris de Michel ce qu'ils me devaient tous les deux. Quant à lui, il me dit, devant elle:
—Trapoiseau, mon ami, toi seul pouvais faire ce miracle. Ma chère Hyacinthe, souvenez-vous toujours que c'est à lui que nous devons notre bonheur.
Elle jura de s'en souvenir, et dit en riant à Mlle Bouchardy qui s'approchait de nous:
—Angéline, ma chère Angéline, au nom de notre amitié, je te commande de répéter à M. Félix Trapoiseau, ici présent, l'éloge que tu m'as fait de ses vertus et qualités diverses...
A quoi Mlle Angéline, souriante et rougissante, répliqua, en riant aussi:
—Quoi? Moi! Jamais! Nous n'avons jamais parlé de M. Trapoiseau!
—O menteuse! s'écria Hyacinthe. Pourquoi veux-tu lui cacher ce que tu m'as dit, qu'il était le plus savant des hommes, qu'il connaissait la place de tous les livres de la bibliothèque de ton père, qu'il était au courant de toutes les histoires, de toutes les poésies, de toutes les philosophies de l'univers... Enfin, si ce n'est à cause de sa science, fais-lui bon accueil, à cause de moi.
—Très volontiers, dit l'autre demoiselle.
Et comme tout le monde avait signé, les jeunes, les vieux, les gros, les gras, les maigres et jusqu'aux petits enfants de cinq ans dont l'un, arrière-cousin d'Hyacinthe, voulut mettre sa griffe et ne fit qu'un énorme pâté d'encre en place de signature, Angéline, à qui il tardait de danser, se mit au piano et commença un vieux quadrille, car, en pareil cas, il faut que quelqu'un se sacrifie au bien public.
Je m'approchai d'elle et je lui dis tout bas:
—Mais, mademoiselle, je croyais que vous m'aviez promis la première danse...
Elle m'interrompit:
—Eh bien, je vous l'ai promise et je vous la garde, vous le voyez bien, puisque je ne la donne à personne... Ne faites pas la grimace, s'il vous plaît; vous êtes très laid, dans ces occasions. Ne voyez-vous pas là-bas une bonne mère de famille qui commence à se déganter et qui va prendre ma place dans un instant? Prenez donc patience, s'il vous plaît, ou plutôt, non... allez inviter ma cousine Benoît, qui vous en saura gré, car personne ne la regarde.
En effet, la pauvre cousine Benoît étant boiteuse et bossue, ne rencontrait pas beaucoup d'amateurs. J'y courus, par obéissance, je fus reçu comme la manne dans le désert, par le peuple d'Israël, je dansai de mon mieux et j'eus le plaisir de voir qu'Angéline me regardait de temps en temps et m'encourageait d'un sourire demi-malin, demi-amical.
Quand le quadrille fut terminé, une bonne dame se chargea, comme Mlle Bouchardy l'avait prévu, de la remplacer au piano et, alors, je reçus le prix de mon dévouement, ainsi qu'on va le voir.
A ne rien cacher, je n'étais pas sans émotion...
Tous les hommes sont égaux entre eux et en particulier tous les Français. Par Français, vous entendez sans doute aussi les Françaises, car s'il y avait supériorité de l'un des deux sexes sur l'autre, elle appartiendrait certainement au sexe masculin, qui est plus grand, plus gros, plus fort, qui mange et boit davantage, qui est barbu, qui fait les lois et qui fournit les gendarmes.
Tout cela est incontestable. D'où vient pourtant que je tremblais presque, en face de Mlle Bouchardy, et qu'elle ne tremblait pas du tout en face de moi? Loin de là, elle s'était emparée de moi et me faisait manœuvrer comme un pompier à l'exercice. Est-ce parce qu'elle était la fille du patron et que je subissais même dans un salon l'influence despotique du père?
Non. Oh! non. C'est plutôt, je crois, parce que le sort de tous les honnêtes gens (et même des malhonnêtes) est de s'attacher à un cotillon et de le suivre, et parce que, sans le savoir, sans le vouloir, et même ne le voulant pas, je m'étais attaché à celui d'Angéline.
Au reste, je n'eus pas à m'en repentir. Elle me regarda d'un air assez doux, et tout en s'occupant de boutonner ses gants, elle me dit:
—N'est-ce pas que ma cousine Benoît a beaucoup d'esprit!
Je répondis par politesse:
—Oui, mademoiselle.
En effet, la cousine Benoît n'était pas plus bête qu'une autre. Et comme, étant presque sans dot, boiteuse et bossue, mais d'un caractère assez doux, elle avait de bonne heure senti son infériorité et voulait la racheter, elle faisait de grands efforts pour plaire et réussissait assez bien.
—Qu'est-ce qu'elle vous a dit?
—Des choses très intéressantes, mademoiselle, mais je ne sais pas si je dois vous les répéter.
—Oh! oh! c'est donc bien grave?
—Non. Pas très grave si vous le prenez par un bout; mais bien grave si vous le prenez par l'autre.
Angéline se mit à rire, ce qui était d'ailleurs, comme je l'ai dit, sa manière ordinaire de montrer ses dents.
—Vous allez me raconter ça, j'espère.
—Bien volontiers, mademoiselle, quand on aura fini la chaîne anglaise.
Aussitôt que nous fûmes revenus à nos places:
—D'abord, reprit-elle, de qui parliez-vous ou de quoi?
—Je ne sais s'il est permis...
Et je feignis d'être embarrassé.
—Allez donc! allez donc! dit-elle. J'ai bien le droit d'entendre, je suppose, ce que ma cousine Benoît peut vous dire.
—Eh bien! voici ce qui est arrivé. Elle m'a parlé de la plus belle et de la plus aimable personne de tout le pays.
—La plus belle personne... Connais pas. A moins que ce ne soit mon amie Hyacinthe.
—Non, ce n'est pas mademoiselle Hyacinthe.
Angéline reprit:
—Si ce n'est pas elle, je ne devine pas.
Elle devinait très bien, au contraire, mais comme toutes les filles d'Ève, et peut-être comme tous les fils d'Adam, elle était friande de compliments.
Elle parut réfléchir pendant quelques secondes et demanda d'un air naïf:
—Ce ne serait pas mademoiselle Patural, par hasard!... Elle est très distinguée, elle a de très bonnes manières, elle revient du Sacré-Cœur, et son père est un fameux avoué, comme dit M. le président, un jurisconsulte éminent...
Je répliquai vivement:
—Non, mademoiselle, la fille de M. Patural est tout ce que vous dites,—distinguée, du Sacré-Cœur, et née d'un jurisconsulte éminent;—mais c'est d'une autre que nous avons parlé. Celle-là, je ne vous la nommerai pas, ce n'est pas nécessaire, mais je vous ferai son portrait si ressemblant que personne ne pourra s'y tromper... Cheveux blond-cendré, teint délicieux, front...
Ici je fus interrompu dans ma description.
—Monsieur Trapoiseau, en avant le cavalier seul! Vous continuerez tout à l'heure.
J'obéis, non sans inquiétude, car c'est au «cavalier seul» qu'un homme doit déployer toutes ses grâces et montrer qu'il n'est embarrassé ni de ses bras, ni de ses jambes, ni de sa tête, ni de sa physionomie. Il s'agit de ne pas avoir l'air niais, de ne pas grimacer, de ne pas se troubler, de ne pas être consterné comme un condamné qu'on mène à l'échafaud, ni consternant comme un magistrat qui prononce une sentence de mort. Il faut avoir de la gaieté, car on est là pour s'amuser; il faut sourire, pour plaire aux dames; il faut garder une certaine dignité, pour prouver que rentré dans la vie civile on est un homme sérieux; il faut danser avec grâce, mais sans excès, de peur de passer pour un maître de danse; il faut écouter soigneusement la musique, afin de ne pas manquer la mesure, ce qui fait enrager les dames; il faut avoir l'air profondément préoccupé de leurs charmes, ce qui fait excuser toutes vos distractions; il faut..., que sais-je encore?
J'essayai d'éviter tous ces écueils et de doubler tous les caps. Si j'y réussis, Dieu seul le sait! Cependant mademoiselle Angéline eut la bonté de croire que je m'en étais très bien tiré.
Pour récompense, elle me permit de la ramener à sa place et de reprendre ma description de la plus belle personne de Creux-de-Pile au point où je l'avais laissée.
—Vous disiez donc, monsieur Félix?
—Je disais, mademoiselle, que le front de cette demoiselle est d'une rare beauté, que le nez est d'une forme incomparable...
Angéline se mit à rire:
—Incomparable, oui, dit-elle, mais un peu trop arrondi par le bout.
Je voulus protester.
—Non, non, je sais à quoi m'en tenir là-dessus. J'ai regardé quelquefois ce nez-là dans la glace, et vous pouvez croire que j'en connais les contours... Je sais maintenant qui vous voulez dire... Eh bien, qu'est-ce que ma cousine Benoît vous a dit de l'heureuse propriétaire de ce nez rond et de ces cheveux blond-cendré?
—Oh! rien que du bien, mademoiselle. Que vous étiez bonne, que vous étiez belle, que vous étiez pleine d'esprit, que...
Angéline m'interrompit sévèrement:
—Monsieur Trapoiseau, si j'avais pu prévoir que je m'attirerais tous ces compliments, croyez que je n'aurais pas fait tant de questions...
(Si elle avait pu prévoir! ô menteuse! ô traîtresse!)
Et comme elle me voyait fort troublé de ses paroles, elle ajouta:
—Au reste, en faveur de l'intention, je vous pardonne... Ce n'est pas à moi qu'il faut dire tout le bien que vous pensez de moi.
Je demandai assez naïvement:
—A qui donc, mademoiselle?
—A tout le monde, monsieur... Je suis contente qu'on le répète partout; mais je ne veux pas qu'on me le dise à moi.
Puis, tout en riant ou feignant de rire aux éclats, pour couper court à cette conversation, elle me montra un grand, gros et fort garçon de trente ans à peu près qui s'avançait assez gauchement vers nous et me dit:
—Voici M. le receveur des finances qui vient m'inviter pour une mazurka. Faites-lui place, s'il vous plaît.
Je fis place en enrageant, car c'était le plus dangereux rival que je pusse craindre auprès d'Angéline.
Un rival! un rival! En étais-je donc là déjà? Étais-je amoureux? Étais-je encouragé?
Peu importe, rival ou non, M. le receveur des finances me fut bien désagréable ce jour-là!
IX
M. LE RECEVEUR DES FINANCES
Ce qui me consola un peu de cette contrariété, c'est que le receveur ne s'en aperçut pas, et qu'il était incapable d'en deviner la cause, s'il avait pu apercevoir l'effet.
C'était un grand et gros garçon, sans esprit, sans intelligence, sans bonté, sans méchanceté, incapable de faire du mal à une mouche, incapable aussi de la retirer d'un verre d'eau, avant qu'elle fût noyée; bel homme, mais de ceux qu'apprécient surtout les grosses servantes et les vieilles femmes trop expérimentées. Très poli, du reste, très bien élevé, ayant les meilleures manières de la haute société de Creux-de-Pile; mangeant comme un loup, buvant comme un trou; suivant avec une docilité parfaite les instructions de son père, dont il avait reconnu dès l'enfance la supériorité intellectuelle; n'ayant au monde qu'une seule passion vraie: celle de vivre dans l'abondance et sans rien faire, il était le point de mire de presque toutes les filles à marier, et, pour cette raison, la terreur de tous les jeunes gens.
Partout où M. le receveur des finances se montrait, les vieilles dames et les jeunes demoiselles n'avaient de regards que pour lui. Il avait une si belle voiture, un si beau cheval et si bien harnaché, un si gros traitement (dix-huit mille francs au moins, car Creux-de-Pile n'est pas un petit morceau)! il était ganté si soigneusement, dès le matin; il était si régulier dans ses mœurs et ses habitudes (dont la principale était de rendre visite, tous les soirs, dix heures sonnant, à une grosse marchande de tabac bourgeonnée qui avait été belle vingt ans auparavant), il était si occupé de son bien-être et si peu de déchirer son voisin, ce qui est la plus grande joie des habitants de Creux-de-Pile!
Une autre chose inspirait la plus grande confiance aux pères et aux mères de famille. Il ne lisait jamais et n'avait jamais rien lu, excepté des recueils de calembours. Il avait fait ses classes comme tout le monde, et entendu expliquer Quinte-Curce, Tite-Live et Virgile, même il en avait copié (mais bien à contre cœur!) des milliers de lignes ou de vers; quant à les entendre, il y avait renoncé. Après tout, quand on donne de temps en temps sa signature et qu'on reçoit pour soulagement de cette fatigue quinze cents francs par mois, a-t-on besoin de lire Homère ou Horace dans le texte?
Tel était l'homme le plus heureux de tout l'arrondissement et peut-être de tout le département. Il se nourrissait bien; il ne se fatiguait pas; il ne faisait jamais plus de trois cents pas, excepté à cheval ou en voiture, et jouissait par ce moyen de la plus belle santé du monde.
Cependant cette santé si chère lui inspirait continuellement les plus vives inquiétudes, et faisait le sujet de ses conversations. Il avait mal au pied, à la main, au genou, à l'estomac principalement! Le récit de ses indigestions faisait la joie de ses amis.
Malgré ces petits ridicules et beaucoup d'autres qui l'avaient rendu célèbre dans la ville, M. François Portefoin, fils de M. le président Vire-à-Temps et receveur des finances, était regardé par tout le monde comme le futur mari de Mlle Angéline Bouchardy, fille unique de mon patron:
De là ma frayeur quand je le vis s'approcher d'elle.
Pour apaiser un peu ma colère en disant du mal de mon ennemi (car c'était vraiment un ennemi) j'allai de nouveau tenir compagnie à Mlle Benoît qui parut surprise de mes assiduités et les attribua sans doute, comme il est naturel, à son propre mérite. Elle me sourit très gracieusement, et me dit:
—Vous ne dansez plus, monsieur Trapoiseau?
—Non, mademoiselle.
—Comme Hyacinthe est gaie ce soir! c'est bien vraiment pour elle le plus beau jour de la vie!
Ici la pauvre bossue poussa un soupir involontaire.
Je répliquai:
—Le plus heureux des deux, c'est Michel... Savez-vous qu'il s'en est fallu de peu que le mariage ne fût rompu?
Je racontai alors tous les détails du contrat et ma querelle avec Mme Bernard, la mère de Michel que je drapai, cela va sans dire, comme elle le méritait.
La petite bossue, mise en verve par ce récit, me répliqua:
—Vous ne savez pas tout, monsieur Trapoiseau! Il y a bien d'autres anguilles sous roche. Regardez là-bas, s'il vous plaît, Monsieur le président Vire-à-Temps et madame Forestier... Il est bien âgé, M. le président; elle est bien couperosée et cramoisie, madame Forestier; ne trouvez-vous pas cependant que ce serait un beau couple?
Et elle se mit à rire.
Je dis avec une gravité affectée qui n'avait d'ailleurs pour but que de faire parler la petite bossue:
—En vérité, mademoiselle, vous m'étonnez! Verriez-vous, soupçonneriez-vous quelque mal à cette intime amitié qui joint deux personnes de sexes différents, mais toutes deux éminentes par...
Mlle Benoît m'interrompit au milieu de ma phrase:
—Sachez donc la vérité, monsieur Trapoiseau! M. Forestier, le père d'Hyacinthe, est un pauvre homme.
—Ça, c'est vrai!
—S'il venait, continua la bossue, à mourir d'apoplexie ce soir (vous voyez qu'il a le cou très court et très large), il ne serait regretté de personne, excepté de la petite Hyacinthe; M. le président est veuf, il épouserait madame Forestier, qui serait veuve alors et pour qui il a fait des vers très poétiques, en 1857; il hériterait de la fortune et de la députation du défunt, donnerait sa démission de président, ferait mettre son plus jeune fils à sa place et déploierait ses talents politiques à Versailles. Qu'en dites-vous, monsieur Trapoiseau? Voyez-vous comme le président parle de près à la dame, pendant que le pauvre gros M. Forestier joue au billard, sans s'inquiéter de rien?
En effet, je le voyais. Le vieux président faisait l'amoureux, le pressant, roulait les yeux, attendrissait sa voix; la dame couperosée aux cheveux gris répondait à ces galanteries par des mines toutes pareilles, je veux dire assorties à son sexe, quoiqu'un peu trop jeunes pour son âge.
Mais, en même temps, je voyais autre chose qui m'intéressait, ou plutôt qui me déplaisait bien davantage. C'était M. le receveur des finances qui saisissait par la taille la belle Angéline et qui mazurkait avec elle d'un air conquérant.
Hélas! hélas!
Pour elle, mollement penchée sur le bras de M. le receveur, elle fermait à demi les yeux, heureuse, sans doute, la perfide, de montrer ses grâces à tous les assistants!
La bossue s'aperçut de ce manège et me dit:
—Voyez-vous ma chère Angéline avec le gros Francis? Quel beau couple cela fera!...
Je m'écriai brusquement, car le mot m'avait blessé au cœur:
—Cela fera!... cela fera!... Comment le savez-vous, mademoiselle? Êtes-vous la confidente de mademoiselle Angéline?
Elle me regarda malicieusement.
—Est-ce que j'ai besoin de confidence? Est-ce que je vous le répéterais si quelqu'un me l'avait confié? c'est parce qu'on ne m'a rien raconté que je sais tout.
—Tout! Quoi?...
Au fond, j'étais rempli d'une colère furieuse; mais que je n'osais montrer.
—Monsieur Trapoiseau, reprit la bossue, c'est une affaire arrangée depuis longtemps. M. le président Vire-à-Temps avait rêvé un autre mariage pour son fils. C'est Hyacinthe qu'il voulait afin, comme je vous l'ai dit, d'assurer la députation dans sa famille, soit en la prenant pour lui-même, après la mort prévue et désirée de M. Forestier, son plus intime ami, soit en la faisant passer sur la tête de son troisième fils le procureur. Vous concevez bien ça, n'est-ce pas?
—Ah! certes!
—Oui; mais M. Forestier est revenu de Versailles très inquiet. Il voit qu'on va faire des élections nouvelles et que le vent est à la République. Il a peur de n'être pas réélu.
—Et qui donc lui ferait concurrence?
—Michel! monsieur Trapoiseau. Oui, Michel qui héritera, comme on sait, d'une belle fortune; qui, dès aujourd'hui, a de l'argent à dépenser; qui parle comme M. Thiers, pendant trois jours de suite, sans respirer; qui est fils de feu M. Bernard que tout le monde aimait et respectait dans le pays: qui est républicain de la veille, lui, car il n'a que vingt-sept ans et n'a jamais servi l'Empire; tandis que M. Forestier n'est qu'un bonapartiste converti ou mal blanchi, comme disent les républicains... Alors, comme par bonheur, Michel adorait Hyacinthe qui n'est, elle, ni bonapartiste, ni peut-être républicaine, mais jolie comme un amour et plus douce qu'un petit agneau blanc, le père Forestier, moins bête qu'on ne croit, lui a promis la main de sa fille; mais à condition, vous m'entendez bien, que l'autre ne sera jamais candidat du vivant de son beau-père, excepté si M. Forestier est fait sénateur... Et voilà!
J'écoutais, le cœur serré, cette explication. Enfin, je demandai:
—Alors, à défaut de mademoiselle Hyacinthe, le vieux Vire-à-Temps se rabat?...
—Sur Angéline. Oui, monsieur Trapoiseau.
—M. Bouchardy consent?
—A peu près. Il aura sa fille près de lui, et plus tard ses petits-enfants, s'il en vient; ses habitudes ne seront pas changées; le gros Francis n'est pas méchant, il a un très beau revenu, il ne joue pas, il dîne chez son père, par économie, et aussi parce qu'on y dîne très bien (car le vieux Vire-à-Temps n'entend pas raillerie sur l'article de la cuisine), il dînera donc très volontiers chez son beau-père, ce qui fera la bonheur d'Angéline...
—Mais elle?
—Angéline? Je suppose qu'elle n'en sera pas fâchée non plus. Ça ne changera rien à sa vie ordinaire. Ce ne sera qu'un mari de plus dans la maison et une occasion de montrer les belles robes qu'on lui donnera pour son trousseau... Qu'avez-vous donc à me regarder de travers, monsieur Trapoiseau, comme si je vous avais marché sur le pied?...
En effet, je devais avoir l'air sombre du noir Othello.
Je me levai précipitamment en disant:
—Mademoiselle, je vous prie de m'excuser. Je suis préoccupé. Je crains d'avoir négligé, dans la rédaction du contrat, quelque formalité. Si ce malheur m'arrivait, je ne m'en consolerais pas, car cela pourrait faire plus tard un cas de nullité, et Dieu sait quels procès les avocats et les avoués pourraient en retirer!
—Allez, allez, dit-elle en riant, avec un peu d'ironie, car elle sentait bien où le bât me blessait; allez à vos affaires.
J'y courus en effet, avec l'espérance de me venger de la belle Angéline, qui venait de s'asseoir après la danse, et dont le regard aimable et joyeux semblait m'appeler.
Mais le diable qui poursuit les jaloux de sa fourche, ne me permit pas de m'arrêter. J'allai me planter tout droit en face de Mlle Patural, qui était à la droite d'Angéline, et je lui demandai de mon plus grand air de gentilhomme, «si elle voulait me faire l'honneur de m'accorder la prochaine contredanse.»
Ah! la belle Angéline allait épouser le gros Francis! Eh bien! elle verrait de quoi «Félix» Trapoiseau était capable!
X
FIN D'UN THÉ
Mais, d'abord, il faut que je dise quelques mots de ma danseuse:
La famille Patural se perd dans la nuit des temps. Certainement, un Patural fut tué au siège de Saint-Jean-d'Acre, et sous les yeux de Philippe-Auguste. Un autre dut enlever le drapeau des Suisses à Marignan et un troisième, celui des Espagnols à Rocroy.
Pourtant, il faut l'avouer, la gloire de la famille avait fortement décru vers le milieu du siècle dernier; car le premier Patural dont on ait des nouvelles incontestables ne sortit de l'obscurité que pour devenir geôlier, en 1817, et pour épouser, vers 1825, la fille d'un huissier dont l'étude par la mort du père était vacante.
Ce jour-là, l'étoile des Patural commença lentement à reprendre son éclat et sa splendeur. Elle s'éleva comme Vénus à l'horizon. A force de saisir, d'assigner et, comme le Grand Condé dans la bataille, de porter partout la terreur, Patural l'huissier, amassa de quoi payer l'étude de son fils unique Patural, l'avoué; celui-là même que le président Vire-à-Temps appelait «un éminent jurisconsulte».
C'est ainsi que se fondent et s'élèvent les grandes familles, et qu'elles marchent d'un pas ferme vers la gloire et les honneurs.
Naturellement, l'avoué Patural fit de bonnes affaires et gagna beaucoup d'argent, ce qui lui permit d'épouser la fille très distinguée d'un brave homme qui de son côté en avait beaucoup gagné, lui aussi, à pratiquer l'usure.
De cette union, qui fut heureuse, d'ailleurs, naquit Mlle Berthe Patural,—Berthe aux grands pieds,—comme disait un jeune homme de beaucoup d'esprit et très érudit, qui passait son temps à donner des sobriquets à ses concitoyens des deux sexes.
C'est cette jeune demoiselle—qu'on regardait comme la plus riche héritière de Creux-de-Pile, plus riche même qu'Hyacinthe et Angéline,—que je venais d'inviter à danser.
La pauvre fille était laide à faire compassion à ses amis (mais elle n'en avait pas) et plaisir à ses ennemies.
Malheureusement, elle en avait. Orgueilleuse de plus «comme un pou», suivant la belle expression de ses voisins qu'elle ne saluait guère.
Une tête aplatie au sommet, comme celle de certaines tribus indiennes, des oreilles écartées, des pommettes saillantes, un nez court, plat et large, une physionomie parfaitement satisfaite de son mérite et malveillante pour le prochain; voilà Mlle Berthe Patural,—très recherchée néanmoins, en tous lieux, car «ma fille aura de ça», comme disait le père, en se promenant sur le grand pont de Creux-de-Pile et frappant avec force sur son gousset.
J'aurais dû, moi, Félix Trapoiseau n'en approcher qu'avec crainte et timidité; par malheur, l'envie que j'avais de me venger de l'injure que je croyais avoir reçue d'Angéline me donna toute l'assurance qu'il fallait pour faire une sottise.
J'invitai donc; je fus accepté, et Berthe «aux grands pieds» me suivit, sans daigner me regarder, jusque dans le cercle des danseurs.
J'essayai de lier conversation.
—Mademoiselle, il fait bien chaud ce soir.
Elle ne répondit pas.
Je répétai cette pensée neuve et originale.
Alors, avec beaucoup de grâce, elle se tourna vers moi et fit:
—Hein?
Ou quelque chose d'approchant. On aurait cru qu'elle venait d'entendre grogner un petit chien.
J'allais la donner au diable et garder le silence pendant tout le reste de la contredanse, lorsque j'aperçus la belle Angéline qui me regardait, en riant malicieusement, et qui dansait en même temps, la perfide, avec un petit jeune homme blond, cousin de Mlle Hyacinthe. Cette vue me rendit mon ardeur de vengeance, et je criai d'une voix qui dut être entendue au fond du jardin:
—Mademoiselle, il fait bien chaud?
Cette fois Berthe «aux grands pieds» ne pouvant plus faire semblant de ne pas m'apercevoir, répliqua d'une voix languissante et dédaigneuse:
—Ah! vous croyez?...
Je sais bien que le dédain des grues, des oies et des bécasses n'est pas mortel, qu'il tombe au hasard comme la pluie sur la tête des hommes et que les plus grands et les plus illustres peuvent en être arrosés comme les plus humbles et les plus petits... C'est égal! Être dédaigné sous les yeux d'Angéline qui riait de plus en plus en nous regardant, et par une fille plus laide qu'un péché mortel, me mit dans une telle colère que je brouillai toutes les figures de la contredanse, que je poussai ma danseuse au hasard dans toutes les directions, que je me fis maudire de mon vis-à-vis, et qu'enfin, lorsque je ramenai Berthe Patural à sa place, au lieu de me saluer comme c'est l'usage, elle dit tout haut à sa mère;
—Il est insupportable, ce Trapoiseau!
Et je crois qu'elle ajouta, mais un peu plus bas:
—Est-ce qu'on devrait recevoir des gens comme ça dans la bonne société?
Heureusement, Mme Forestier qui s'approchait pour inviter les personnes de distinction à passer dans la salle à manger et à prendre le thé, n'entendit pas cette parole; sans quoi mon compte eût été réglé sur-le-champ, car Mme Forestier, étant une femme poétique et naturellement sublime, avait pour prétention principale de ne recevoir dans son salon que des gens de la plus haute volée et méprisait profondément son mari que le métier de député obligeait à mille politesses envers ses électeurs.
Quoi qu'il en soit, on alla boire du thé, manger des sandwichs, et le père Forestier, qui savait gré à Michel et à moi de n'avoir pas suscité de difficultés pour le contrat, nous prit mystérieusement par le bras, en même temps que les deux notaires, et nous conduisit dans son cabinet «de travail», comme il l'appelait.
Là, grâce à la protection de la forte Mihiète, qui n'avait pas pour «monsieur» la même antipathie que pour «madame», nous trouvâmes du pain frais, du pâté froid, du jambon et huit ou dix bouteilles d'un vin délicieux qui aurait ramené la gaieté dans les âmes les plus tristes.
M. Bouchardy chantait à pleine voix:
Y avait une fois quatre hommes
Conduits par un caporal
Présentant tous les symptômes
D'un embêtement général...
A quoi Saumonet mêlait l'histoire du fameux Sire de Framboisy:
La prit trop jeune,
Bientôt s'en repentit...
Corbleu, madame,
Que faites-vous ici?
Je commençais moi-même la sombre mélopée:
Orléans, Beaugency,
Notre-Dame-de-Cléry,
Vendôme,
Vendôme...
lorsque M. Forestier, plus gai que nous tous, entonna:
Gai! gai! De profundis!
Ma femme a rendu l'âme.
Gai! gai! De profundis!
Qu'elle aille en paradis!
A cette âme si chère
Le paradis convient,
Car, suivant ma grand'mère,
De l'enfer on revient.
Et, ma foi, nous allions reprendre le refrain en chœur, excepté Michel, qui s'était échappé sans rien dire, pour aller rejoindre sa fiancée, lorsque je fus saisi tout à coup d'une horrible frayeur.
M. Forestier, que je regardais en ce moment-là même et qui faisait face à la fenêtre du jardin (nous, étions au rez-de-chaussée), demeura tout à coup immobile, la bouche ouverte, sans oser pousser un son.
On eût dit qu'il était frappé d'apoplexie. Je m'élançai pour le soutenir et lui porter secours; en même temps et presque machinalement, je regardai du côté de la fenêtre et je vis alors la figure sombre et indignée de Mme Forestier qui donnait le bras à M. le président Vire-à-Temps et qui avait entendu le refrain sacrilège de son mari.
Ce fut pour moi comme un choc en retour, de ceux que produit, dit-on, la foudre. J'aurais voulu entrer à dix pieds sous terre. Les yeux de la dame étincelaient de fureur contenue:
—Messieurs, nous dit-elle d'une voix sifflante, je vois que vous êtes tous bien gais, mon mari surtout. Dans l'intérêt de sa santé (elle lui lança un regard impérieux et terrible) je crois qu'il ferait mieux d'aller se coucher.
Sur ma parole, si avec les yeux une bonne femme peut donner la fessée à son mari, je crois que le pauvre M. Forestier fut fessé ce jour-là et pendant cette terrible minute.
Il chercha un appui dans les deux notaires; mais ceux-ci déjà inquiets pour eux-mêmes prirent leurs chapeaux et s'avancèrent du côté de la porte. Quant à moi, trop petit personnage pour essayer d'une lutte inutile, «j'enfilais déjà la venelle,» comme dit le poète, c'est-à-dire que je cherchais un asile dans le salon.
J'entendis cependant, en suivant le corridor, que M. Forestier disait d'un ton suppliant:
—Voyons, ma chère Rosine, est-ce qu'on ne peut pas rire un jour de contrat?
A quoi elle répliqua:
—Voilà l'exemple que vous donnez à votre fille et à votre futur gendre; un bel exemple, en vérité! Au reste, vous n'en faites jamais d'autres. Pierre, mardi dernier, vous a ramené de la foire tout couvert de vin et de boue. Vous faites pitié même à vos domestiques.
Qu'est-ce qui suivit? Je n'en sais rien, mais cinq minutes après, Mme Rosine reparut au milieu du salon où j'étais déjà rentré, et d'un air faussement inquiet appela dans un coin le plus célèbre médecin de Creux-de-Pile, le fameux docteur Vadlavan, homœopathe de premier ordre.
—Docteur, je crains pour mon mari. Il me paraît bien excité.
—Comment! papa est malade! s'écria Hyacinthe inquiète.
Et elle courut au-devant de son père qui l'embrassa tendrement et lui dit:
—Rassure-toi, ma chère enfant. C'est une plaisanterie de ta mère. C'est elle qui est excitée...
Ici les deux époux échangèrent deux regards de telle nature que tous les assistants allèrent chercher leurs châles, leurs chapeaux, leurs cannes, et prirent congé, ne se souciant pas d'être témoins du duel.
Naturellement, je fus des premiers à sortir, et comme je prenais congé de Mlle Angéline, elle me dit, voyant que son père avait le dos tourné:
—Monsieur Trapoiseau, vous avez été bien aimable, ce soir!
Ce qui avait, peut-être, le même sens que le mot de Giboyer à sa pipe qu'il a laissé tomber dans un salon:
—Toi! Si jamais je te ramène dans le monde!...
Cependant tout paraissait finir gaiement, excepté pour M. et Mme Forestier, mais quelle terrible journée que celle du lendemain! Je tremble encore en la racontant.
XI
UN DON GÉNÉREUX
Je reprenais tranquillement le chemin de mon palais, c'est-à-dire du second étage qu'habitait Mme Trapoiseau, ma mère et, je repassais dans mon esprit tous les incidents de la soirée, lorsqu'une voix m'appela de loin. C'était celle de Michel.
Je l'attendis.
Il me rejoignit en courant et dit:
—La lune est belle ce soir. L'air est frais et doux. Les poules sont couchées. Veux-tu venir faire un tour de promenade?
J'acceptai volontiers. Michel et moi nous étions amis d'enfance; nous avions passé par les mêmes chemins, fait les mêmes études, suivi les mêmes cours aux écoles de Paris; enfin, et c'est peut-être ce qui nous avait le plus étroitement liés, nous avions été tous les deux côte à côte, six mois en campagne, sur les bords de la Loire, pendant l'année 1870. Nous étions l'un et l'autre sergents de mobiles, et nous avions fait honneur au bataillon de Creux-de-Pile, j'ose le dire.
Quand on a vu le feu ensemble et qu'on n'a pas bronché sous les balles,—c'est un souvenir agréable et qu'on aime à se rappeler. Du reste, mon ami Michel n'avait rien de cette morgue ou de cette familiarité insolente que beaucoup de gens riches en province prennent pour de la dignité. Il était simple, gai, bon enfant, presque artiste par ses goûts et se faisait aimer de tout le monde. Assez grand, bien taillé, bien proportionné, avec de beaux yeux noirs, doux et vifs et des cheveux crépus; annoncé depuis longtemps par la voix populaire comme un jeune homme de grand avenir, qui pouvait devenir à son tour président de la République, il était admiré ou envié de tous les jeunes gens, et peut-être convoité par toutes les filles à marier.
Il me prit doucement par le bras et me conduisit sur la route qui est bordée à droite d'un talus de trois cents pieds de haut. De l'autre côté la montagne boisée s'élève à pic, et presque à pareille hauteur.
La lune éclairait la route qui était déserte, de sorte que nous pouvions causer librement, sans craindre d'être entendus.
Michel me demanda:
—Qu'as-tu dit à ma mère pour la persuader? car elle n'a pas dû se rendre du premier coup, et tout à l'heure, comme je mettais la clef dans la serrure pour la faire rentrer à la maison, elle m'a dit bonsoir ou plutôt a reçu le mien d'un air de rancune qui ne promet rien de bon pour Hyacinthe et pour moi.
Je racontai franchement ce qui s'était passé.
Michel poussa un profond soupir.
—Alors, pour obtenir son consentement, tu l'as menacée d'une demande de comptes de tutelle?
—Ne m'avais-tu pas donné pleins pouvoirs?
Second soupir, suivi de profondes réflexions. Enfin, il conclut:
—Il fallait réussir, et tu as réussi. Je te remercie, Félix, mais je crains les représailles... Si tu savais comme elle déteste Mme Forestier et comme elle en est détestée! C'est terrible!
—Heureusement, dans trois jours ce sera fini, et alors, M. le maire ayant enregistré le consentement, tu n'auras plus rien à craindre.
—Ah! répliqua Michel, ce n'est pas trois jours que je vais attendre, c'est soixante-douze heures!
Et alors, car la lune, toujours propice aux amoureux, commençait à le plonger dans de douces rêveries, il me raconta ses amours avec Hyacinthe et comment tout avait commencé.
Il avait dix-neuf ans. Elle en avait quatorze. C'était en 1871. Il revenait de la guerre, de la triste guerre où il avait fait son devoir, et tâché de tuer beaucoup de Prussiens et de sauver la patrie...
Il ne s'en vantait pas. Beaucoup d'autres l'ont fait et même ont été tués en le faisant, qui n'ont reçu pour récompense ni gloire ni avancement. Il avait reçu, lui, deux balles à Patay, dont l'une, venue par ricochet, n'avait fait qu'effleurer le poignet. L'autre, tirée de trop loin, sans doute, s'était arrêtée dans le collet de sa tunique. Je le savais, moi, qui n'étais pas à plus de cent pas de distance.
—Mon Dieu! continuait Michel en riant, ce n'est pas un prodigieux exploit que de recevoir deux balles, dont l'une est amortie et l'autre s'arrête dans le collet de sa tunique; mais on en avait parlé, le bruit courait en ville que le fils de feu le docteur Bernard avait été tué raide d'abord, puis mortellement blessé, puis seulement percé de cinq balles et de trois coups de baïonnette, et enfin qu'il était guéri et qu'on allait le faire capitaine et le décorer pour tant d'exploits. Qu'est-ce que tu veux, mon pauvre ami, Hyacinthe ne put pas résister au désir de voir un héros si prodigieux.
Elle me connaissait pourtant, depuis sa naissance, car la maison de son père, comme tu vois, touche la nôtre, ou plutôt nous sommes séparés par un mur mitoyen qui appartient aux deux familles, et la principale fenêtre de la salle à manger de madame Forestier s'ouvre sur le jardin de ma mère. Quant au mur, comme il est de quatre pieds dix pouces tout juste, c'est-à-dire construit de façon que la crête peut servir d'appui à mon menton, ce n'est pas un obstacle pour causer, c'est un dossier de fauteuil.
Donc, quand je revins après la paix faite et les mobiles licenciés, un matin, comme je me promenais dans mon jardin, j'aperçus une jeune demoiselle de la plus rare beauté (tu la connais, il n'est pas nécessaire d'en faire l'éloge), qui se promenait de son côté, en regardant d'un air rêveur la montagne grise et le ciel bleu.
Là-dessus, je tombe en arrêt comme un braque. Je venais de faire un métier utile et glorieux, mais pénible et peu profitable, j'avais donné toutes mes pensées à la patrie depuis huit ou neuf mois; franchement, je crus avoir le droit de penser un peu à moi-même.
Hyacinthe allait et venait au travers du jardin et regardait obstinément le ciel bleu, la montagne grise, la rivière, ou la maison de sa mère qui est en face; mais, sans se tourner jamais de mon côté, et comme par un ordre secret de la Providence, à chaque tour d'allée, elle se rapprochait davantage de moi.
Enfin, et par un hasard que je bénis, elle arriva juste en face, leva les yeux quand elle se vit au pied du mur, et s'écria:
—Comment! c'est vous, Michel?
—C'est moi, Hyacinthe.
Familiarité que la liaison très ancienne des deux familles et surtout le voisinage autorisaient pleinement.
Naturellement, comme elle était blanche, rose, souriante, charmante, je le lui dis avec empressement et j'offris la plus belle rose de mon jardin. Le compliment fut reçu avec modestie; la fleur, avec empressement; elle m'obligea de raconter ma campagne et de dire combien j'avais tué de Prussiens; je racontai mes batailles: je fus écouté avec tant d'attention que des larmes d'admiration, de tristesse et de joie vinrent successivement mouiller les deux plus beaux yeux de France. Le soir, chez madame Forestier, on me fit répéter mon histoire; on compara ma conduite à celle du gros Francis, le fils du président Vire-à-Temps, qui pour ne pas aller à la guerre, quoiqu'il fût fort comme un Turc et haut de cinq pieds huit pouces, avait sollicité le poste d'ordonnance du capitaine de recrutement, et, six semaines après, pour avoir ciré assidûment, mais loin des batailles, les bottes de cet officier, avait obtenu, par intrigues de son père, le poste de receveur des finances.
«—Oh! disait Hyacinthe, n'est-ce pas honteux? Quand on pense qu'on pourrait tomber sur un mari comme celui-là!»
M. Forestier répondait:
«—Ma chère enfant, parmi les maris on prend ce qu'on trouve!»
Et madame Forestier qui est poétique et tendre, ajoutait:
«—M. Francis a eu raison. Il n'a pas voulu affliger sa mère qui serait morte de chagrin, si elle avait pu croire que son fils courrait le danger d'être tué dans la bataille... Hyacinthe, mon enfant, Dieu bénit les enfants qui obéissent à leur mère. Une mère, vois-tu, c'est tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre...
«—Et le père? demandait M. Forestier, en posant son journal sur la table, est-ce que ça compte pour rien?»
A quoi madame Forestier répliqua:
«—Mon ami, je ne te parle pas. Je parle à Hyacinthe.»
Et Michel en me racontant cette première soirée où il avait vu son idole, riait et se réjouissait.
Il me raconta encore beaucoup d'autres choses, plus intimes et plus amusantes qui peut-être trouveront place dans cette histoire, et je l'écoutai patiemment et même avec plaisir, en errant avec lui sur la grande route, car un homme passionné choque souvent, mais n'ennuie jamais.
Et certes, Michel ne me choquait ni ne m'ennuyait (au contraire!) en faisant le récit de ses amours.
Cependant le jour était levé depuis longtemps, et il fallait revenir à la maison, moi pour rassurer ma mère, qui ne m'ayant jamais vu découcher, aurait eu quelque inquiétude ou quelque soupçon fâcheux, et Michel parce que sa mère, après l'avoir attendu longtemps pour le chapitrer, avait dû perdre patience, se coucher et dormir, ce qui lui donnait à lui-même quelque repos.
Tout à coup, vers six heures du matin, comme nous descendions la grande rue bordée de maisons et de jardins qui traverse le faubourg Saint-Hilaire, nous vîmes deux portes s'ouvrir presque en même temps,—celles de Mme Forestier et de Mme Bernard.
Par ces deux portes sortirent avec une étonnante précision les deux servantes, Mihiète et Marion, chacune avec son balai, comme deux guerriers armés de leurs lances.
On connaît déjà la forte Mihiète, faite comme une barrique et montée sur deux courtes pattes. Marion toute différente, était longue et maigre, mais bilieuse et redoutable.
Elles se regardèrent d'un air de défi et de mépris réciproque.
Par malheur, la rue était en pente, et, comme les rues de Creux-de-Pile ne sont pas tout à fait aussi bien balayées que celles de Paris, chacun pousse tout ce qui le gêne dans sa maison sur son voisin, qui le pousse à son tour sur un autre, jusqu'à ce que le dernier héritier de cet amas d'os, de vieux papiers et de trognons de choux s'en débarrasse en le jetant dans la rivière.
C'est une règle immuable qui s'est établie dans Creux-de-Pile, dix-sept cents ans avant la fondation de Rome, et qui subsistera sans doute encore dix-sept mille ans après le jour du jugement dernier.
La forte Mihiète avait donc l'habitude de pousser sur le terrain de sa voisine tous les objets que les municipalités malhonnêtes appellent du nom d'«ordures».
Ce jour-là, comme tous les autres jours, elle balaya le trottoir, amassa lentement des multitudes d'os grands et petits, d'arêtes de poissons, de pelures de pommes, d'oranges et de citrons, et de détritus de toute espèce appartenant aux trois règnes de la nature. Après quoi d'un seul et immense effort, elle poussa le tout sur la voisine Marion qui la regardait faire en silence et n'attendait (comme je l'ai cru depuis) qu'une occasion de commencer le combat.
Au moins, si elle ne l'attendait pas, elle la saisit avec empressement.
—Dis donc, Mihiète, garde donc tes saletés pour toi! Est-ce que je suis faite pour balayer tes épluchures?
A quoi Mihiète, irritée, répliqua d'un air superbe:
—Garde-les ou ne les garde pas, je te les donne!
Et voyez comme les meilleures paroles de ce monde sont souvent mal interprétées! Ce don généreux qui aurait dû faire plaisir à Marion, la fit entrer dans une fureur bleue et fut le commencement d'une catastrophe. Hélas! hélas! qu'il est sage, mais qu'il est rare de mesurer ses paroles!