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Hyacinthe

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XXIII

CHAMBRE DE MALADE

Le lendemain, Mme Bernard était au lit, pâle, gémissante, mais furieuse toujours et ne rêvant que la vengeance.

Près d'elle se tenait le vieux Vadlavan, qui lui tâtait le pouls, et d'un air affectueux disait:

—Ma chère enfant, il ne faut pas vous échauffer. Vous avez tort... tout ça comme ça... c'est grave, mais ça passera.

Elle répliqua d'une voix grinçante et sifflante:

—Ça passera... ça passera... Il en prend bien à l'aise, ce vieil imbécile! On voit bien que ce n'est pas lui qui a reçu le coup!

Après quoi, le docteur, qui était plus fin qu'éloquent et qui feignait d'être un peu sourd pour n'entendre que ce qui lui plaisait dans la conversation, continua:

—C'est une forte luxation... Tout ça comme ça... Si je n'avais pas été là, pour la réduire sur-le-champ, je ne sais pas ce qui aurait pu arriver... une forte fièvre, la gangrène, le tétanos peut-être...

Il semblait parler à Michel; mais la dame prêtait une oreille attentive et pâlissait de frayeur.

—Que dites-vous là, docteur? La gangrène! Le tétanos!

Vadlavan parut contrarié d'avoir été entendu; au fond, il était enchanté; la crainte de la mort assurait son empire sur sa malade.

—Ne craignez rien, ma chère enfant. Je vais vous envoyer un de mes petits flacons. Vous en prendrez une cuillerée à café dans un grand verre d'eau sucrée, tous les quarts d'heure... Vous aurez soin de ne pas vous mettre en colère dans les intervalles. Cela est essentiel...

Il tira sa montre, regarda l'heure et ajouta:

—Il faut que j'aille prendre le train express. La femme du préfet de ***

Il nomma une ville située à vingt lieues de là.

... M'a fait appeler pour une opération des plus dangereuses, qu'on n'ose pas confier à mes confrères de là-bas... Il s'agit de vie ou de mort...

Comme il allait sortir, Mme Bernard, effrayée, s'écria:

—Mais, docteur, si le tétanos venait tout à coup, qu'est-ce qu'il faudrait faire?

Elle attendait son arrêt avec angoisse.

Il répondit tranquillement:

—Rien autre chose que prendre les cuillerées à café de mon petit flacon, toujours délayées dans l'eau sucrée...

—Et quand le flacon sera vide?

—Je vais en envoyer trois... Bonsoir et bonne nuit, ma chère enfant... Tout ça comme ça... Du calme surtout, du calme, le plus grand calme!

Il prit son chapeau à larges bords, sa canne et sortit. Michel l'accompagna jusque dans la rue et revint d'un air fort tranquille.

La consultation des médecins étant terminée, celle des hommes de loi allait commencer.

Elle fut vive et violente. Mme Bernard ne parlait d'abord que de traduire son assassin en cour d'assises.

Soufflé par Michel, je fis observer modestement que le jury était si indulgent...

—Ou plutôt si lâche! interrompit la dame.

—... Si lâche, si vous préférez, qu'il ne manquera pas d'acquitter, tandis qu'un bon petit procès en police correctionnelle ne pouvait pas manquer d'aboutir à l'amende et à la prison.

Et comme Michel sortait de nouveau pour commander des compresses, sa mère me dit:

—Comprenez-vous ça, Trapoiseau? Mon fils a l'air de prendre ça comme la pluie ou le beau temps?

Je lui ai dit hier: fais-moi venir le juge d'instruction et le procureur de la République. Il a répondu: «Oui, maman!» Et il les a fait venir.

—Mais, madame, que voulez-vous qu'il fît de plus?

—Ah! s'il avait du sang dans les veines! il aurait massacré ce gros Forestier et sa coquine de femme... Mais non, c'est tout le portrait de son grand dadais de père; il n'est étonné de rien; il ne se fâche de rien; on égorgerait sa mère sous ses yeux qu'il enverrait tout bonnement chercher le médecin et les gendarmes!...

J'osai risquer:

—Mais, madame, après tout...

Elle me coupa la parole.

—Vous d'abord, Trapoiseau, taisez-vous! Qu'est-ce que vous pouvez comprendre au déchirement du cœur d'une mère qui se voit abandonnée de son fils, oui, lâchement abandonnée du fruit de ses entrailles?...

Je fis signe en silence qu'en effet n'ayant jamais été lâchement abandonné du fruit de mes entrailles, je ne pouvais pas comprendre le déchirement.

—... Eh bien, alors, continua la dame, fichez-moi la paix!

Je la lui fichai sur sa demande et j'allais prendre congé lorsque le juge de paix parut, qui venait offrir comme tous les autres ses compliments de condoléance.

Mais il fut bien reçu! ah! oui, bien reçu!

Dès les premiers mots Mme Bernard lui dit:

—Monsieur Robin, c'est votre faute! Tout ça ne serait pas arrivé si vous m'aviez rendu justice l'autre jour, mais la Smintéry—car on ne peut plus l'appeler maintenant la Forestier,—encouragée par votre jugement...

Alors le vieux juge de paix répliqua d'un ton paternel:

—Ma chère enfant, je t'aime beaucoup...

—Il y paraît, dit amèrement la dame.

—Je t'ai vue naître...

—Vous êtes assez vieux pour avoir vu naître ma grand'mère.

—Et je ne peux pas m'empêcher de penser que le curé Torlaiguille avait raison quand il disait: «Il n'y a pas, dans ma paroisse, de femme plus folle et plus méchante que Mme Forestier...»

—Ah! qu'il a donc raison monsieur le curé! s'écria Mme Bernard, triomphante... C'est un homme sage et de bons sens, celui-là!

—Attends donc, ma chère enfant, tu ne connais pas la fin de sa phrase. La voici: «... excepté madame Bernard!»

Les yeux de la dame étincelèrent.

—Il n'a pas dit ça, monsieur Robin. Vous mentez! M. le curé est incapable de dire une sottise pareille!... Et, s'il l'avait dite, vous seriez un sot de me la répéter.

Le père Robin se leva de son fauteuil et répliqua:

—Ma chère enfant, il avait tort de parler avec si peu de respect des deux dames les plus aimables et les mieux élevées de France; mais enfin il l'a fait et je l'ai entendu de mes oreilles; au reste, tu pourras t'en assurer tout à l'heure, car le voici.

En effet, mon oncle le curé s'avançait à travers le jardin d'un pas majestueux, et fut introduit sur-le-champ.

Mais il avait à peine fini de saluer et de s'informer de la santé de l'intéressante malade, lorsque le juge de paix lui demanda brusquement:

—Est-il vrai, mon cher curé, que vous avez dit devant moi ce matin...

Et il répéta la phrase:

Ici le curé regarda Mme Bernard, puis le juge de paix, devina ce qui s'était passé, et répondit en souriant d'un air de reproche:

—Toute vérité n'est pas bonne à dire. Si j'avais laissé entrevoir une opinion défavorable pour quelqu'une de mes paroissiennes, il est vrai, monsieur le juge de paix, que j'aurais eu tort, mais...

Alors Mme Bernard l'interrompit d'une voix brève:

—C'est bon, c'est bon, monsieur le curé. Je ne veux pas en apprendre davantage. Je sais maintenant ce qu'il faut penser de votre amitié.

J'avais écouté sans rien dire ces discours et ces répliques, mais le juge de paix, pour détourner la conversation, me demanda des nouvelles de la politique du jour. Qu'est-ce que je pensais de M. de Broglie?

—Un homme bien fin, celui-là, un fameux diplomate parlementaire!

—Ah! et M. de Fourtou?

—Un ministre à poigne, qui fera mettre en prison tous les récalcitrants!

Et celui-ci, et celui-là... Et qu'est-ce que je pensais de la Hollande?

—Rien que de bon.

—De l'Angleterre?

—J'avais des soupçons.

—De l'Allemagne?

—Des inquiétudes.

—De l'Italie?

—J'y voyais du zist et du zest.

—De la Russie?

—Elle a des vues sur l'Orient.

—De la Turquie?

—Elle devrait payer ses dettes.

—De l'Autriche?

—C'est bien compliqué. Les ultraleithans et les cisleithans...

—De la Grèce?

—Ils ont Athènes et veulent avoir Constantinople. C'est un trop gros morceau. Ils s'étoufferont en voulant l'avaler.

Pendant que nous étions perchés sur ces hauteurs de la politique, Mme Bernard qui ne dormait pas à cause de son bras luxé et qui grognait comme un sanglier, en nous tournant le dos dans son lit, se retourna tout à coup et s'écria:

—Marion! Marion!

La cuisinière parut.

—Courez vite, ma fille, au fond du jardin. Dites que je n'y suis pas...

—Eh! madame, tout le monde sait que vous êtes couchée! répondit la trop sincère Marion.

—Je vous répète que je n'y suis pas, que je n'y serai jamais, que je ne veux jamais recevoir ni ce gros imbécile, ni personne de sa famille.

Et du doigt elle montrait le malheureux député qui venait s'excuser, ou plutôt excuser sa femme, supplier qu'on lui épargnât ce scandale, et qui s'avançait accompagné de Michel.

Mon oncle le curé dit à demi-voix:

—Madame, à tout péché miséricorde. Ce n'est pas la faute de ce pauvre M. Forestier, si...

—Monsieur le curé, répliqua aigrement la dame, je vous prie de m'épargner vos conseils. A mon âge on sait ce qu'on doit faire, je suppose!

—En effet, madame! Ou bien si on l'ignore, on croit le savoir. Ça revient tout à fait au même. Sapiens est qui credit esse, comme dit saint Thomas d'Aquin.

Quant au juge de paix il n'offrit pas ses conseils, devinant sans doute qu'ils seraient aussi mal reçus que ceux de son voisin. Il attendit, le menton appuyé sur la pomme de sa canne, ce qui allait arriver.

Michel, contre l'usage, entra le premier, frayant la route au député, et dit:

—Maman, voici M. Forestier qui vient te rendre visite et t'exprimer ses regrets...

—... Des regrets plus profonds qu'il n'est possible d'imaginer, continua le député.

Il attendit quelques secondes une réponse encourageante qui ne vint pas.

Michel reprit:

—Maman c'est M. Forestier...

Alors la dame répliqua:

—Forestier! Qui ça, Forestier?... Le mari de la Smintéry?...

A ce mot, le malheureux député se leva d'un bond et courut à la porte. Mais la voix perçante et vengeresse de Mme Bernard le suivit jusqu'au fond du jardin.

—Dis-lui, Michel, de ne jamais remettre les pieds ici. Dis-lui que mon tapis n'est pas fait pour les souliers d'un...

—Madame, interrompit le curé, je suis venu vous voir de peur que vous n'eussiez besoin de mon ministère; à la manière dont vous parlez, je vois que vous êtes vivante et bien vivante...

—Grâce à Dieu, monsieur le curé! Voudriez-vous déjà me voir enterrée?

—Non, madame; mais je voudrais vous voir plus douce envers le prochain, surtout envers celui que vous avez offensé!... Venez-vous faire un tour de promenade à monsieur le juge de paix?

—Avec plaisir, mon cher curé.

Je les suivis, et sur le seuil de la porte je rencontrai Michel qui me dit:

—Trapoiseau, il n'y a plus de milieu pour moi. Il faut être député ou mourir.

—Eh bien, ne meurs pas!

—Tu m'aideras?

—Certes!

Et ce fut la préface de cette fameuse élection dont on a tant parlé plus tard à Versailles et même en Europe.

XXIV

UN COMITÉ ÉLECTORAL

Deux jours après, Michel vint me chercher vers neuf heures du soir. Cette fois, il ne s'agissait plus de promenade sentimentale au clair de la lune.

—Je sais tout, me dit-il. Le père Forestier et le père Vire-à-Temps ont fait une alliance offensive et défensive que cimente le mariage projeté d'Hyacinthe avec le gros Francis.

—C'est naturel.

—Et je connais d'avance les manœuvres du vieux Vire-à-Temps.

—Il t'en a fait confidence?

—Non; mais le gros Francis, qui est plus bête que méchant, en a parlé librement pour montrer sa finesse à... quelqu'un qui m'a tout répété.

—A mademoiselle Hyacinthe, je suppose!

—Précisément... N'est-ce pas son droit, à elle, de se défendre par tous les moyens possibles contre un mariage qu'elle déteste et de revenir à moi?

—C'est mieux que son droit, Michel, c'est son devoir.

—Donc, on va d'abord, et pour premier gage d'alliance, étouffer le procès en police correctionnelle ou en cour d'assises que ma mère intente à Mme Forestier... On prendra pour cela mille prétextes. On dira d'abord, sur le rapport du docteur Vadlavan, que l'incapacité de travail doit durer plus de vingt jours, ce qui mène tout droit en cour d'assises, sur le même banc que Troppmann et Lacenaire... Ensuite, après un second examen, provoqué par M. Forestier et fait par deux savants médecins de Paris, on reconnaîtra l'erreur et l'on proclamera que le docteur est un ignorantus, ignoranta, ignorantum... Naturellement, il se rebiffera, soutiendra les conclusions de son rapport, retiendra l'instruction en suspens... Le juge chargé de ladite instruction qui, par envie d'avancer et pour plaire à son chef, opine toujours avec Vire-à-Temps, emploiera six semaines à rédiger son rapport. L'affaire, après deux mois, sera renvoyée devant le tribunal de première instance; mais au moment de plaider, l'avocat de Mme Forestier,—un célèbre avocat de Paris, fera défaut.

Par déférence pour le célèbre avocat, on renverra le procès à quinzaine; de délais en délais on atteindra les vacances, les élections seront faites, Hyacinthe sera mariée; M. Forestier, qui était absent lors du vote des 363 et n'avait pas pu voter, tournera à droite ou à gauche aussi bien que Vire-à-Temps, mais de façon à se trouver toujours avec le vainqueur, et se fera nommer sénateur aussitôt que le titulaire actuel sera mort,—ce qui ne peut pas tarder, il est sourd et aveugle depuis dix ans.

Alors Vire-à-Temps qui touche à l'âge de la retraite, se fera nommer député à son tour ou fera nommer son fils, l'ambitieux procureur, et la dynastie des Vire-à-Temps, appuyée sur le sénateur, le député, le président, le sous-préfet, le receveur particulier. Francis qu'on se propose de faire trésorier-payeur général, sera plus solidement établie à Creux-de-Pile que les ponts les plus fameux, bâtis par les Romains. Comprends-tu ça, Trapoiseau?

—Parfaitement. Mais le procès en police correctionnelle?

—Il tombera dans l'eau. Dans tous les cas, Mihiète, qui est aussi innocente du coup de bâton donné sur le bras de ma mère qu'un petit enfant qui vient de naître, paraîtra seule devant le tribunal, s'accusera, s'excusera sur ce qu'elle croyait frapper un pau de fagot et non le bras d'une dame distinguée... On la condamnera à l'amende, peut-être à deux jours de prison. Madame Forestier récompensera ce dévouement en donnant cinq ou six cents francs à sa servante et l'honneur sera sauf.

—Mais toi, Michel, que comptes-tu faire?

—Rien du tout. Je vais les laisser patauger et mentir tant qu'ils voudront. Au dernier moment, je les prendrai dans leur propre filet.

—En attendant tu vas te faire nommer député?

—Peut-être.

—Et la belle Hyacinthe est complice?

—Ça, mon ami, c'est un secret entre elle et moi.

—Et la piété filiale, qu'en faites-vous?

—Trapoiseau, mon ami, vous êtes un moraliste insupportable... On se défend comme on peut contre des parents barbares.

Là, nous nous mîmes à rire de bon cœur. Puis, nous pensâmes qu'il ne suffisait pas de poser sa candidature pour être nommé député, qu'il y fallait «un concours de circonstances» et qu'il fallait préparer ce concours.

C'est pourquoi, dès le lendemain soir, une dizaine de citoyens, choisis un à un parmi les plus chauds républicains, et surtout parmi les plus jeunes et les plus éloquents, se trouva réunie au fond d'un cabaret borgne; nous aurions préféré un temple majestueux avec des colonnes doriques ou la cathédrale de Reims, mais nous n'avions pas de choix.

Après tout, d'ailleurs, la plus illustre assemblée de l'univers—l'Assemblée constituante de 1789,—s'est réunie, faute de mieux, dans un jeu de paume, et Jésus-Christ, fils de Dieu, est né dans une étable entre le bœuf et l'âne, à plus forte raison pouvait-on désigner dans un cabaret le candidat de Creux-de-Pile.

Parmi tous les hommes éloquents qui venaient nous prêter leur concours, un seul manquait à l'appel, c'était le plus précieux de tous, mon rival et ami Néanmoins.

Vainement je l'avais prié de venir. Il m'avait répondu avec un regret bien sincère:

—Pas possible, cher ami, je suis reteint (retenu).

Si tu m'avais parlé de ça dix jours auparavant, à la bonne heure, on aurait pu voir; mais, tu comprends, je n'ai qu'une salive à vendre. Elle est au service de M. Saumonet, mon patron, et par conséquent de M. Forestier, son client. Il ne ferait pas bon pour moi de changer de parti. Saumonet, pour ne pas perdre la clientèle des gros bourgeois et des riches propriétaires qui suivent tous la bannière de Forestier et surtout de Vire-à-Temps, m'enverrait voir dans la rue si j'y suis.

Et en s'arrachant par ci par là quelques cheveux, il répétait d'un air dépité:

—Quel malheur de ne pouvoir être avec Michel et toi! Ça m'allait comme un gant. Nous aurions ri, nous aurions crié, nous aurions braillé, disputé... Enfin ce qui me fait plaisir, c'est que je t'aurai en face de moi puisque je ne peux pas être à côté de toi dans le rang; allons-nous en donner de ces bons coups de langue! Allons-nous donner la fessée à nos bourgeois respectifs et mutuels!

Tels étaient les projets de Néanmoins.

Mais, faute d'un moine, l'abbaye ne chôme pas, dit un vieux proverbe. Faute de celui-là, nous avions encore assez d'orateurs parmi nous pour, de notre surplus, fournir deux Chambres des députés.

Comme j'avais convoqué à moi seul tous les assistants, je leur devais et ils attendaient de moi un discours d'ouverture.

Je commençai donc en ces termes:

«Messieurs et chers concitoyens...»

Un de mes amis, trop pressé d'applaudir, cria: Bravo! bravo!

Son voisin, jaloux de mon succès, lui donna un grand coup de coude en criant:—Vas-tu pas taire ton bec, Antonin?

Je repris:

«Messieurs et chers concitoyens,

»N'êtes-vous pas ennuyés...»

—Pas encore! interrompit celui qui avait coupé la parole à Antonin, mais si tu es trop long, ça ne tardera pas!

—Silence! dit un autre, laissez parler l'orateur.

Je continuai:

«... Ennuyés de n'être rien dans la ville, rien dans la commune, rien dans l'arrondissement, rien dans le département, rien dans la France, rien dans l'État...?

—Et par conséquent rien en Europe! ajouta Antonin.

—Rien! rien! rien! cria un autre. Rien que de malheureux contribuables à qui, tous les mois, le porteur de contraintes apporte un papier rouge ou vert avec ces mots: «Frère, il faut payer!»

—C'est vrai, ça! dit un troisième. Trapoiseau a raison. Nous ne sommes rien du tout.

Je continuai en m'inspirant du fameux abbé Sieyès:

«Messieurs, vous n'êtes rien, et vous devriez être tout!...»

—Bravo! bravo!

—«... Je dirai plus! vous pouvez être tout!»

—Comment? comment? crièrent à la fois plusieurs voix.

Je répondis avec une gravité croissante:

«C'est ce que j'allais vous expliquer... Qui êtes-vous, ô mes amis? Toi, tu es épicier; toi, ferblantier; toi, cafetier; toi, boucher; toi, clerc d'avoué; toi, horloger; toi, jardinier; toi, professeur de belles-lettres; toi, marchand de calicot; toi, marchand de chevaux; toi enfin, tu es propriétaire et rentier et tu fumes ta pipe tout le long du jour au bord de la rivière, ce qui fait prospérer le commerce du tabac et engraisser la régie... Tous enfin, vous êtes utiles à l'État, quoique de différentes manières...»

Je m'arrêtai un instant pour reprendre haleine, car la période était longue, puis je continuai:

«... Oui, c'est vous qui faites la richesse, la force, la puissance, l'éclat, la gloire et la prospérité de la nation française. Est-il quelqu'un qui oserait le contester?...»

De toutes parts on cria:

—Personne!

«... Eh bien! mes chers concitoyens et mes amis, vous à qui la France doit tout, qu'êtes-vous en France?... Rien. On verse votre sang dans les batailles et votre or dans les coffres de l'État, mais quant à vous consulter dans vos propres affaires, l'a-t-on jamais fait?...»

—Jamais! jamais!

«... Est-il un seul de vous qui soit président de la République?».

—Non! cria l'Assemblée.

«Ou ministre du président?»

—Non!

«Ou sénateur?»

—Non! non!

«Ou député?»

—Non, non, non!

«Ou maire, adjoint, conseiller municipal, sous-préfet? Pas un!...

Je m'arrêtai quelques secondes pour appuyer davantage sur cette triste vérité et je repris:

«N'est-ce pas une honte que parmi tant de jeunes gens d'une capacité éprouvée dans vingt professions diverses, pas un seul n'ait encore été choisi soit par le gouvernement, soit par ses concitoyens?»

C'est vrai, c'est une honte. Je le vis bien dans le regard de mes auditeurs.

«... Voulez-vous en savoir la raison? vous êtes trop jeunes, à ce que disent les gens qui sont en possession de tout. Il faut attendre que vous ayez fait vos preuves... Ils ont fait leurs preuves, eux, ces Gérontes, mais leurs preuves d'incapacité...»

—Bravo! Bravo!

«... De lâcheté...»

—Bravo! Bravo!

«... De stupidité, d'hypocrisie, de cynisme...»

L'enthousiasme allait toujours croissant.

«... Ce n'est pas tout, disent-ils encore, il faut respecter les droits acquis... Les droits acquis, messieurs! Où les ont-ils acquis, sinon en remplissant les antichambres des ministres, des préfets et des députés!...»

A ces mots, les applaudissements éclatèrent. On se jeta sur moi pour m'embrasser. Quelques-uns voulaient me porter en triomphe. Je refusai modestement.

La séance, suspendue de fait pendant un quart d'heure, fut enfin reprise et l'on me demanda quel remède je voyais à tant d'abus et à des injustices si horribles.

Alors, j'élevai la voix:

—Un seul, messieurs!... Il nous faut chercher un député, jeune comme nous, ardent comme nous, intelligent comme nous...

—Éloquent comme toi! interrompit Antonin.

—Eh bien, dit un autre, rien n'est plus simple. Prenons Trapoiseau.

Et dans le premier transport d'enthousiasme on aurait peut-être adopté la proposition sauf à s'en repentir et à me laisser seul dès le lendemain si je n'avais décliné cette offre trop flatteuse pour ma modestie.

—Non, mes chers amis, ce n'est pas moi qu'il faut nommer, c'est un homme qui... un homme que...

J'énumérai toutes les vertus qu'on devait demander à ce candidat idéal, je promis d'avance qu'il donnerait satisfaction à tous les intérêts, et enfin je nommai Michel Bernard dont le nom fut reçu avec acclamation.

Juste au même instant Michel entrait.

XXV

AU CAFÉ DE LA PERLE

Cette entrée, demi préparée, demi fortuite, fit le plus grand effet.

Tous se précipitèrent au-devant de Michel et lui serrèrent la main comme de vieux amis. A peine au courant de ce qui s'était passé, il me remercia de la marque d'amitié que je venais de lui donner, remercia aussi très gracieusement les autres électeurs, et, sans se prononcer lui-même, déclara qu'il respectait trop la volonté du peuple pour vouloir s'imposer à lui, mais que si les assistants, élite du corps électoral de Creux-de-Pile, voulaient se constituer en corps électoral et provoquer dans les autres cantons ou communes de l'arrondissement la formation de comités semblables qui s'entendraient tous ensemble et avec le comité central, lui alors, Michel, se tiendrait prêt à obéir à la volonté du peuple, quelle qu'elle pût être.

Ayant fait ce petit discours qui fut trouvé admirable par plusieurs et très convenable par tous les autres, il ajouta négligemment que les frais des comités seraient à sa charge.

Et pour preuve il paya la présente consommation, ce qui redoubla l'enthousiasme, ou, pour mieux dire, l'assit sur une base solide; car, il faut l'avouer, si l'argent est le nerf de la guerre, il est encore plus le nerf des élections dans tous les pays du monde.

Après plusieurs autres discours, félicitations et congratulations réciproques, on se sépara, et je demeurai seul avec Michel.

Alors il quitta son masque électoral et me dit d'un air sombre:

—Mon cher ami, nous marchons à une catastrophe!

Je répliquai, pensant aux affaires publiques qui paraissaient fort embrouillées par la dissolution de la Chambre:

—Mais non! mais non! Tu t'abuses! Tout finira mieux que tu ne penses!

—Trapoiseau, mon cher ami, la résistance est presque impossible.

—Rien de plus facile, au contraire! La force d'inertie suffirait seule, au besoin. L'armée d'ailleurs ne le suivra pas...

—L'armée! Qu'est-ce que tu me chantes là? Je te parle d'Hyacinthe.

—Ah! Et moi, je te parle de Mac-Mahon.

Nous éclatâmes de rire tous les deux.

—Écoute, me dit Michel, je vais risquer un coup désespéré.

—Tu vas tuer quelqu'un?

—Justement.

—Ton rival?

—Lui-même.

—Hélas! Le pauvre gros Francis est bien innocent de tout crime. Mais tu ne veux pas l'assassiner, je pense?

—Non, non. Ça se passera dans les règles, en public, devant quatre témoins. Un bon duel à mort.

—Mais ça ne s'est jamais fait à Creux-de-Pile.

—Ça se fera, Trapoiseau!

—Mais c'est sauvage! Tu ne trouveras pas un second témoin, car pour moi je vois bien que tu comptes sur mon amitié.

—Certes, et tu m'iras chercher un second témoin. Je ne suis pas inquiet. C'est un rôle glorieux et sans péril. Il y a toujours de braves gens pour se dévouer en pareil cas.

—Allons, tu veux exterminer Francis Vire-à-Temps?

—Je le veux, puisqu'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher son mariage avec Hyacinthe.

—Mais comment feras-tu pour lui chercher querelle? Il est si doux, si poli, si bien élevé quoiqu'un peu entêté dans les discours politiques!...

Michel m'interrompit en riant:

—Entêté dans la discussion! c'est tout ce qu'il me faut. Qu'est-ce qu'il est?... Bonapartiste, je crois? Je vais dire du mal des Bonaparte. Doucement d'abord, pour ne pas le mettre sur ses gardes, puis crûment, puis je le pousserai à fond. Viens avec moi.

Nous allâmes ensemble chercher le gros Francis, au café de la Perle, où il passait une heure tous les soirs, sans rien consommer, comme disait amèrement le cafetier, et pour lire les journaux sans payer l'abonnement. C'est l'usage économique des plus gros bourgeois de Creux-de-Pile.

Comme nous l'avions prévu, il était là, regardant jouer au billard, jugeant des coups et ne prévoyant pas la machination qu'avait préparée le perfide Michel.

Celui-ci entra d'un air aisé et bon enfant comme à l'ordinaire et donna des poignées de main à tout le monde et à Francis lui-même, quoique leur rivalité auprès d'Hyacinthe eût mis entre eux un certain froid. Cependant, comme ils étaient bien élevés tous les deux, les formes de la politesse subsistaient toujours.

Michel s'assit sans affectation à une table voisine et je lui fis face. Nous causâmes d'abord de choses indifférentes et en particulier d'un procès qui se préparait. Nous discutâmes pendant cinq minutes la question de droit en feignant de boire des bocks.

Tout à coup Michel me dit:

—A propos, sais-tu la grande nouvelle que donne un journal anglais, le English Duck?

—A ces mots «grande nouvelle» English et «Duck», les oreilles du bon Francis Vire-à-Temps s'ouvrirent toutes grandes pour recueillir le discours de Michel.

Celui-ci poursuivit:

—Il paraît que le prince impérial va faire une descente à Cherbourg. L'armée de mer va se soulever en sa faveur et lui livrer les forts. On compte sur trois régiments de ligne et sur un régiment d'artillerie. Plusieurs chefs de gare et chefs de trains sont gagnés.

Je m'écriai:

—Pas possible!

—Si possible et même si certain, continua Michel, que le gouvernement français a pris toutes ses précautions. Sa police en Angleterre a tout découvert.

—Mais alors, dit Francis qui brûlait de prendre part à la conversation, puisque tout est découvert, l'échec n'est pas douteux.

—Qui sait? répondit Michel. On parle aussi d'une conspiration de Paris qui se relierait à celle de Cherbourg. M. Paul de Cassagnac en serait et prendrait le commandement des insurgés de Belleville où il a de nombreuses intelligences...

Puis, baissant la voix:

—Bismarck est dans l'affaire... C'est lui qui fournit l'argent.

Ici Francis n'eut plus aucun doute.

—Eh bien, tant mieux! dit-il. Ça fera sauter cette sale République...

Mais alors Michel l'interrompit:

—Qu'est-ce que vous dites, Francis? Cette sale République! C'est vous qui l'appelez de ce nom, vous qu'elle loge, qu'elle nourrit, qu'elle héberge, qu'elle paie grassement, vous dont elle nourrit, héberge, loge et paie grassement le père et les frères!

Le bon gros receveur recula comme s'il avait marché sur un serpent, et vraiment la voix de Michel avait quelque chose de mordant et d'irritant qui ne rassurait pas.

—Voyons, dit-il, mon cher ami, ne nous fâchons pas pour si peu de chose. J'oubliai que vous étiez républicain. Je dirai, si vous voulez, que votre République est propre et brillante comme un sou neuf.

—Ça ne suffit pas, répliqua Michel.

—Soit! je le penserai.. Tenez, je le pense déjà! dit le gros Francis, qui croyait à une plaisanterie assez désagréable, mais qui voulait avant tout éviter une querelle.

Michel, voyant que cette inaltérable bonhomie ne lui laissait aucune prise, continua, mais en s'adressant à moi:

—N'est-ce pas honteux que tous ces gens-là,—le père et les trois fils,—vivent du budget de la République et osent encore l'appeler sale?... Mais c'est eux qui la salissent! c'est eux qu'il faudrait balayer!

Cette fois, le doute n'était plus possible. Le gros Francis vit bien que son adversaire cherchait une querelle sérieuse. Il regarda autour de lui comme pour chercher un appui; les joueurs de billard se rapprochèrent tenant leur queue à la main pour mieux entendre; deux ou trois habitués se levèrent, mais tout le monde paraissait indifférent ou plutôt favorable à Michel qui s'écria les yeux étincelants:

—A-t-on jamais vu chose pareille?

Puis, désignant de la main le pauvre Francis.

—Ça ose dire du mal de la République!

—Oh! s'écria le chœur avec indignation.

—Ça reçoit les écus de la République, et ça ose l'appeler sale!...

—Oh! oh! oh! continuèrent les assistants qui parurent prêts à faire un mauvais parti au receveur.

Alors le gros Francis poussé à bout répliqua:

—C'est donc une querelle que vous me cherchez, Michel?

L'autre se leva:

—Et si c'en était une, monsieur le receveur, qu'avez-vous à dire?

Francis réfléchit pendant quelques secondes; sans doute il eut envie de sauter sur son adversaire et de l'étrangler. Mais le sentiment de la conservation personnelle l'emporta. Il répondit avec une prudence qui ne saurait être trop admirée:

—Eh bien, Michel, vous êtes fou, mais je serai plus sage que vous, je vous cède la place!

Après quoi, il sortit, au milieu des éclats de rire des assistants.

Quelques minutes plus tard, le cafetier ferma sa boutique, et je me retrouvai seul avec Michel dans la rue.

—Décidément, dit-il, je ne parviendrai jamais à tuer ce garçon-là en duel. Il prend trop de soin du fils de sa mère. Rentrons chez moi; je veux faire un dernier effort.

Et il écrivit un billet que j'étais chargé de remettre en grande cérémonie, assisté d'un autre ami de Michel qui nous parut très propre à remplir cet office, car il était riche propriétaire, vivait à la campagne, braconnait presque toute l'année, n'aimait pas le vieux Vire-à-Temps qui l'avait condamné plusieurs fois à l'amende et connaissait à merveille le maniement des armes à feu.

Voici le billet:

«Monsieur,

»Hier, vous avez insulté la République en l'appelant sale, et vous réjouissant de ce qu'on la ferait sauter... c'est vous qui sauterez, je vous le prédis, sans être grand prophète.

»Ce n'est pas tout. En sortant du café de la Perle, vous avez dit que j'étais fou...

»La promptitude avec laquelle vous êtes rentré chez vous et l'obscurité de la nuit m'ont empêché de vous poursuivre et de vous donner sur-le-champ dans le dos des marques de ma satisfaction... Mais, vous entendez bien que cette injure ne peut pas rester impunie. Je vous prie de désigner deux de vos amis qui s'entendront avec les miens, MM. Trapoiseau et Crancy, pour régler les conditions d'une rencontre ou les excuses publiques que j'ai droit d'attendre de vous.

»Michel Bernard

»P.S. Mes amis ont ordre de vous laisser le choix des armes.»

Le braconnier et moi nous portâmes ce billet doux le lendemain, vers une heure de l'après-midi, pendant que le gros Francis et le vieux Vire-à-Temps, son père, dînaient tranquillement en tête-à-tête.

Je ne sais quelles furent leurs réflexions, mais au bout de cinq minutes, M. le président parut, la serviette accrochée à la boutonnière de son paletot, les yeux allumés par la colère et peut-être par la bonne chère; il s'avança vers nous et dit:

—C'est vous, Trapoiseau, qui venez m'apporter ça dans ma propre maison?

Je répliquai sèchement:

—Monsieur, c'est à votre fils et non à vous...

Il prit un air de majesté foudroyante:

—Mon fils et moi, c'est tout un. Entendez cela, Trapoiseau, et ne vous avisez pas de recommencer!

Je commençais à me fâcher sérieusement. Je lui dis:

—Monsieur le président, au tribunal, je vous respecte comme je dois; mais ici, ce n'est pas à vous que je m'adresse... Je suis chargé avec mon honorable ami M. Crancy, d'attendre et de rapporter la réponse à une lettre que je vous ai remise... Et j'attends!

Ces derniers mots furent prononcés d'une voix très ferme, qui redoubla la colère du vieux Vire-à-Temps. Se voir ainsi bravé par un clerc de notaire, lui le souverain magistrat de l'arrondissement!

Il écumait. Il tira de sa poche la lettre de Michel, la déchira en vingt morceaux et dit:

—Voilà ma réponse.

Et comme j'allais insister:

—Coralie! cria-t-il à sa cuisinière, allez chercher les gendarmes!

J'aurais bien répliqué; mais au mot de «gendarmes» Crancy fut saisi d'une telle frayeur qu'il s'enfuit et que je fus obligé de le suivre. Au moins pour couvrir notre retraite, je dis au président:

—Monsieur, avertissez Francis de ne pas sortir s'il veut éviter quelque scène désagréable.

Mais le soir même, le procureur de la République fit appeler Michel et lui fit prêter serment, sous peine d'être coffré sur-le-champ, qu'il ne donnerait pas suite à sa menace.

—Au reste, dit Michel en prêtant le serment demandé, il suffit qu'on connaisse partout la poltronnerie du pauvre Francis!

Mais la catastrophe approchait.

XXVI

A LA MAIRIE

C'était le 1er juillet. Jamais les habitants de Creux-de-Pile n'avaient vu de cérémonie aussi somptueuse que celle qui se préparait pour le mariage de mademoiselle Hyacinthe Forestier avec M. le receveur Francis Vire-à-Temps, plus communément appelé «le gros Francis».

On devait aller en voiture de la maison de la mariée jusqu'à l'église de la paroisse; mais grâce à l'heureuse combinaison des rues, des ponts, des montées et des descentes qui font de cette admirable ville quelque chose d'assez semblable à un bossu orné de plusieurs bosses, il ne fallait pas moins de trois quarts d'heure pour faire le trajet à découvert sous les yeux des passants.

Au reste, cet apparat ne déplaisait pas au père Forestier qui jouissait de sa puissance et qui se rengorgeait avec un très légitime orgueil en regardant sa fille.

Il avait l'air de dire à tous: «Voilà mon œuvre»; et en effet le capitaine Smintéry n'y était pour rien, n'ayant paru à Creux-de-Pile que trois ou quatre ans après la naissance d'Hyacinthe.

Pour elle, je m'aperçus avec étonnement qu'elle paraissait très gaie, d'une beauté charmante (cela va sans dire), et qu'elle ne regrettait pas du tout le pauvre Michel.

Plusieurs des spectateurs en firent tout haut la remarque, et, s'il faut tout dire, les spectatrices—celles du peuple surtout—ne furent pas indulgentes.

Dans la seconde voiture s'étalait le vieux Vire-à-Temps, à côté de Mme Rosine Forestier, qu'il couvrait de compliments et qui lui répondait par des sourires dont le capitaine Smintéry avait connu la puissance quinze ans plus tôt... Mais depuis ce temps-là, hélas! quel changement!

Les autres membres des deux familles et les amis suivaient dans quarante-cinq carrosses de différentes formes et grandeurs. Il y avait des pataches, des coupés, des landaus, des chars-à-bancs, des calèches et même des tape-fonds. Forestier et Vire-à-Temps, pour frapper d'une pierre deux coups, avaient invité tous les électeurs influents, et en particulier la plupart des maires de l'arrondissement, au dîner de noces qui devait avoir lieu dans le jardin. Après dîner, le sous-préfet, frère du gros Francis, s'était chargé, de concert avec le président, de leur enseigner leurs devoirs électoraux; madame Eva Vire-à-Temps, femme du sous-préfet, devait les charmer de ses regards; enfin, on comptait beaucoup sur l'effet de cette journée pour la réélection de M. Forestier.

C'est dans ce bel ordre de bataille et en voiture qu'on se rendit à la mairie, où je me précipitai à pied en jouant des poings, des coudes et des genoux pour me faire une place. Grâce à mon énergie, je me trouvai au premier rang, et je fus bien étonné de voir Michel à trois pas de là, tranquillement assis sur une chaise et accoudé sur la table.

Je lui demandai tout bas:

—Que fais-tu là? Ce n'est pas ta place. Veux-tu faire un scandale?

Il me répondit tranquillement:

—J'ai le droit, comme tout le monde, de regarder la cérémonie... et je regarde.

Cependant, malgré sa tranquillité apparente, j'étais frappé de sa pâleur et de la fixité de son regard. Évidemment il était très ému. Je me rapprochai de lui pour le soutenir ou le contenir au moment fatal.

Enfin toute la noce entra, le père Forestier et sa fille en tête, et les autres, chacun suivant son grade ou le degré de parenté.

Le maire, qui était en habit noir et en cravate blanche, ouvrit sa tabatière, se bourra le nez de façon à couvrir sa chemise de grains de tabac, se moucha fortement, posa son mouchoir à carreaux bleus sur la table comme en-cas, et commença à lire la formule de la loi.

Là, tous les cœurs battaient un peu. On regardait Michel avec étonnement et avec inquiétude. Lui-même ne regardait qu'Hyacinthe. Il pâlissait et rougissait de minute en minute.

Pour elle, sans le regarder, les yeux baissés, elle attendait modestement la question suprême:

Consentez-vous à prendre pour mari, etc.. etc.

Alors, d'une voix nette et claire, elle répondit:

—Non, monsieur le maire. Mon mari sera M. Michel Bernard ici présent. Je n'en aurai jamais d'autre.

A ces mots, Michel, transporté de joie, se leva et s'écria:

—Et moi, Hyacinthe, je jure de vous aimer éternellement.

Ce fut un coup de théâtre si imprévu que les parents d'Hyacinthe n'eurent pas le temps de s'y opposer.

Le gros Francis demeura consterné. Le vieux Vire-à-Temps parut très vexé. Le sous-préfet, frère aîné de Francis, leva les épaules comme pour dire: C'est une fantaisie de petite fille, cela passera. La femme du sous-préfet se mit à rire sans autre raison que de montrer ses dents blanches qui étaient fort bien rangées.

Quant aux amis et aux électeurs convoqués des quatre coins de l'arrondissement, leur stupéfaction était inexprimable, et je dois ajouter aussi leur tristesse.

Comment! on les avait fait venir de deux, trois, quatre, dix lieues pour assister à une noce, s'en fourrer jusque-là, voir leur député, leur sous-préfet, leur président, expliquer, recommander leurs affaires à ces gros bonnets, et tout d'un coup, patatras!... plus ce mariage!

Mais alors, plus de dîner, plus rien! Car enfin on ne peut pas décemment aller boire et manger chez des gens qui sont occupés à s'arracher les cheveux en famille. Non, en vérité, cela ne se fait pas! Que le diable emporte le caprice de cette petite Hyacinthe!... Voilà ce qui se lisait sur toutes les figures.

Franchement, ce n'était pas gai. Quant à la famille Vire-à-Temps, tous ses projets d'avenir étaient à vau-l'eau.

Mais que dire de la fureur de Mme Forestier? Rien ne pourrait en donner une idée.

—Maudite chipie!....

Et elle leva la main pour donner un soufflet à sa fille, mais le père Forestier, quoique fort désagréablement surpris, eut le bon sens et le temps de lui saisir le poignet, de manière à empêcher un plus grand malheur.

—Voyons, ma chère amie, dit-il, tu n'y penses pas! Hyacinthe elle-même est prise ce matin d'un caprice inexplicable, car enfin elle consentait hier et tous les jours précédents à ce mariage qui comblait tous vos vœux, qui resserrait notre intimité avec un vieil ami (il se tourna vers le président et lui serra la main avec effusion); qu'est-ce qui est donc arrivé qui a pu changer ainsi ses résolutions?

—Elle est folle, cria la mère.

Hyacinthe répliqua:

—Non, maman, je ne suis pas folle. Mais je ne veux pas qu'on dispose de moi sans mon consentement. Quand vous m'avez présenté Michel, je l'ai accepté de suite, parce qu'il m'aime, et que je l'aime. Vous n'en avez plus voulu... C'est bien; mais moi je n'ai pas changé comme vous, comme toi surtout, maman, et je ne changerai jamais.

—Et moi, s'écria la vieille Rosine, je jure que...

Mais le vieux Vire-à-Temps se leva et dit avec assez de grâce à Hyacinthe:

—Ma chère enfant, mon bonheur et celui de Francis auraient été de vous garder avec nous; mais vous comprenez bien que nous vous aimons trop l'un et l'autre pour avoir jamais eu la pensée de vous contraindre. Croyez que je ferai toujours pour vous, et Francis comme moi, les vœux les plus sincères.

Le pauvre gros Francis, n'étant pas éloquent, serra silencieusement la main d'Hyacinthe, et tous les deux se retirèrent, promptement suivis de leurs amis particuliers qui ne savaient quelle contenance garder, et qui, d'ailleurs, étaient pressés de dîner à l'auberge,—car c'était l'heure de la plupart des tables d'hôte.

Michel, voyant la salle se vider, voulut s'approcher d'Hyacinthe et la remercier de son courage, mais la vieille Rosine se campa au-devant de sa fille dans une attitude si belliqueuse que mon ami craignit d'être cause d'un nouveau scandale et sortit avec moi.

Quand nous fûmes dehors, Michel me dit:

—Eh bien, qu'en penses-tu, Trapoiseau? Le coup était-il bien combiné? A-t-il assez réussi?

—Comment, c'est toi qui...

—Parfaitement vrai.

—Je ne m'étonne plus de la tranquillité où tu vivais ces derniers jours.

—Voici. Grâce au mur du jardin et à la fenêtre grillée de sa chambre, je peux, sinon voir et toucher Hyacinthe, du moins lui parler toutes les nuits... C'est moi qui l'ai décidée à accepter la main du pauvre Francis, qu'elle avait d'abord nettement refusée. Je lui ai prouvé que nous ne pouvions obtenir le consentement de son père que par un coup d'éclat qui forcerait ce pauvre homme à prendre une résolution virile. Hyacinthe a combattu longtemps, mais enfin elle a fini par donner son consentement. De là, l'événement que tu viens de voir. Ce qui l'a décidée surtout, c'est le cartel que j'ai adressé à Francis; elle a eu peur d'un duel où je pouvais être tué. Pour prévenir ce danger, elle a fait elle-même l'acte de courage dont tu as été témoin tout à l'heure.

Et maintenant, cher ami, vive la joie!

Michel sautait et dansait de bonheur. Je lui demandai:

—Mais ton élection, qu'en fais-tu?

—Je me fais élire plus que jamais.

—Mais si tu es élu, papa Forestier te refusera la main d'Hyacinthe.

—Mais, Trapoiseau que tu es, si je ne me présente pas contre lui, comme il ne me craindra pas, il me la refusera bien mieux encore...

Il tira de sa poche une petite affiche-manifeste et me la mit sous les yeux.

—Tiens, lis ça et tu m'en diras des nouvelles.

SAMEDI PROCHAIN

4 juillet

M. MICHEL BERNARD fera une conférence dans la

grande salle du café de la perle

sur ce sujet:

LES PROCHAINES ÉLECTIONS

«Notre éminent concitoyen, qui s'est déjà fait connaître dans plusieurs de nos plus grandes villes, et dont les conférences sur les Populations de la France de l'Ouest ont obtenu un prodigieux succès au boulevard des Capucines, à Paris, se propose d'aborder samedi et de traiter avec la merveilleuse autorité qui lui est propre les questions si complexes que présente la crise actuelle où se débat la République.»

—Alors, tu vas faire un discours?

—Un, deux, trois, quatre discours.

—Et que diras-tu au public?

—Cela dépendra de la réponse que papa Forestier va faire demain.

—A quelle question?

—A celle que je lui poserai moi-même.

—Où?

—Chez M. Bouchardy, ton patron, qui le fera venir sous un prétexte... Toi, cher ami, va faire imprimer et coller mon affiche sur tous les murs.

XXVII

CONCLUSION

Le lendemain; dans l'après-midi, papa Forestier, la tête basse, l'air inquiet et préoccupé, se parlant à lui-même et faisant des gestes, parut au bout du jardin de M. Bouchardy.

Mais, dans l'intervalle, le plan de bataille de Michel avait été changé. C'était à moi de soutenir le premier et principal choc, à lui d'emporter la victoire et d'en recueillir le fruit.

Mon patron, qui était dans la confidence de Michel, était sorti tout exprès pour me laisser seul avec le député.

Je fis ses excuses en son nom, cela va sans dire, alléguant une affaire pressée et qu'il n'aurait pu remettre, sans grave préjudice pour ses clients. J'eus soin pourtant d'ajouter qu'il allait rentrer «d'un instant à l'autre», afin de retenir le poisson accroché à la ligne.

Au reste, M. Forestier lui-même n'était pas fâché de trouver ce prétexte pour causer avec moi, qu'il savait l'intime ami de Michel et le dépositaire de ses secrets. Il s'y prit donc finement et, tout en feignant de bâiller pendant que je faisais de mon côté semblant d'écrire, il me dit d'un air goguenard:

—Vous vous mêlez donc aussi de politique, Trapoiseau?

—Peut-être, monsieur le député. Mais comment le savez-vous?

—On me l'a dit... Il paraît que vous êtes républicain?

—Tout-à-fait.

—Oh! mais un chaud, chaud républicain, de ceux qui disent: «Sois mon frère, ou je te tue!»

—Hé! hé! monsieur, il en est quelque chose...

Je riais, il riait aussi, car Dieu sait si je suis farouche et si j'en ai la mine.

Il continua:

—On m'a dit que vous seriez candidat aux prochaines élections...

Je répondis simplement:

—Cela pourra venir, mais il faut que Michel passe avant moi.

Il parut très étonné:

—Comment Michel se présente?... Pas possible!

—Lisez sur les murs l'annonce de sa conférence.

M. Forestier leva les épaules.

—Michel n'a pas de chances, dit-il. Michel est trop jeune. Michel n'a pas fait ses preuves. Michel n'a pas une nombreuse clientèle et l'appui du gouvernement, de la magistrature et du clergé que j'ai, moi. Michel n'a pas la possession d'état. Il n'est pas député de Creux-de-Pile depuis vingt ans. Enfin Michel est trop exalté. Il aura contre lui tout ce qui pense bien, tout ce qui est riche, tout ce qui veut vivre paisible et honoré... Allons donc, Michel n'aura pas cinq cents voix!

Cette fois le bonhomme parlait avec chaleur et ne cachait plus sa pensée ou plutôt son âpre désir de rester député à tout prix.

Voyant cela, je répliquai négligemment que le suffrage universel était chose journalière comme le vent et la pluie; qu'on avait été très mécontent à Creux-de-Pile que le député n'eût pas voté dans la séance fameuse où 363 héros avaient affirmé la République...

M. Forestier parut troublé.

—Eh! dit-il en m'interrompant, est-ce que je savais tout ça, moi? Est-ce que je pouvais deviner la pensée de mes électeurs? Si j'avais su à quel parti ils voulaient me voir passer, est-ce que je n'aurais pas tout fait pour les contenter? Qu'est-ce que ça me fait à moi, au fond,—entre quat'z-yeux, je peux bien vous le dire, Trapoiseau,—qu'est-ce que ça me fait de voter à droite ou à gauche?.. Encore à présent ils n'ont qu'à parler, mes électeurs! je dirai, je ferai tout ce qu'ils voudront, pourvu qu'ils me réélisent!...

Le pauvre homme perdait la tête et me parlait comme à sa conscience.

Je répondis gravement:

—Il est trop tard, monsieur Forestier, oui, trop tard. Nous avons choisi Michel, qui est jeune, qui nous plaît, qui parle bien, qui ne nous abandonnera pas, qui votera toujours pour la République, et—ici je parlai plus lentement pour avertir mon interlocuteur de faire attention,—à moins que Michel lui-même ne renonce à sa candidature...

Les yeux du bonhomme brillèrent d'une idée soudaine. On eût dit un bec de gaz allumé tout à coup dans un cabinet obscur. Il s'écria tout ému:

—Mais s'il y renonçait?

Alors voyant que le goujon mordait, pour le ferrer plus fortement je dis:

—Je le connais! Michel n'y renoncera pas. Il est ambitieux, il est orateur, il a devant lui un long avenir; ma foi, il serait bien sot d'y renoncer, ayant d'ailleurs toutes les chances possibles, car les comités secrets s'organisent de toutes parts et ont reçu des instructions de Paris...

M. Forestier pâlit à cette nouvelle. Cependant il essaya de faire bonne contenance.

—J'ai pour moi, dit-il, tout ce qu'il y a de mieux, de plus riche et de plus influent dans le pays... M. le président Vire-à-Temps d'abord, qui dispose à lui seul de trois mille voix...

A ces mots j'éclatai de rire.

—Vous ne savez donc pas la nouvelle?

—Quoi encore?

—M. Vire-à-Temps est, depuis hier soir, candidat pour son propre compte.

—Ah! mon Dieu! Est-ce possible?

—Hier, aussitôt en revenant de la mairie, lui et son fils le sous-préfet ont réuni les maires qui étaient venus pour assister au mariage de mademoiselle Hyacinthe...

—Maudite enfant! s'écria le père. C'est elle qui est cause de tout.. Enfin qu'ont-ils décidé?

—... Que M. le président se présenterait aux élections contre vous et contre Michel, que les maires et les curés le soutiendraient chaudement, etc., etc. Le sous-préfet a même dit en riant quelque chose que je ne voudrais pas répéter...

—Quoi donc, voyons?

—Que les conservateurs votant pour son père et les républicains pour Michel, vous resteriez entre deux chaises... Assis par terre.

—Il a dit ça cet imbécile! s'écria Forestier indigné; eh bien, nous verrons!... Et pour commencer...

Au même instant, Michel parut dans le jardin. Il s'avançait lentement et saluait Angéline à sa fenêtre sans faire semblant d'apercevoir le père Forestier.

Mais celui-ci, tout chaud des révélations que je venais de faire, me quitta en disant:

—Je vais vous laisser à votre travail, Trapoiseau, et faire un tour de promenade.

Je ne cherchai pas à le retenir, et voici, d'après le récit de Michel, ce qui se passa entre eux.

Chacun des deux fit comme au théâtre et s'arrangea pour heurter l'autre par hasard, se récrier d'étonnement et s'excuser.

—Ah! ah! dit le député, je ne m'attendais guère à vous rencontrer ici, monsieur Michel Bernard! Mais puisque vous voilà, nous allons nous expliquer, s'il vous plaît.

Cela fut dit d'un ton demi-fâché, demi-affectueux, qui fit voir à Michel que j'avais très bien rempli mes instructions. Il répondit donc avec respect qu'il était trop heureux de cette rencontre, qu'il l'aurait sollicitée s'il avait osé ou si mademoiselle Hyacinthe l'avait permis...

—Enfin, dit Forestier, qui depuis quelques minutes paraissait avoir pris son parti de beaucoup de choses, vous l'aimez?

—Passionnément.

—Elle vous aime?

—Vous l'avez entendue hier.

—Eh bien, prenez-la, je vous la donne...

Michel se jeta dans ses bras en s'écriant:

—Ah! vous serez vraiment mon père!

M. Forestier ajouta:

—Ah! mais, minute!... D'abord les conditions du contrat seront les mêmes qu'autrefois, excepté pour votre belle-mère qui, je vous en réponds, ne donnera pas un centime, même de revenu...

—Qu'importe? répliqua fièrement Michel.

—Il importe beaucoup, mon jeune ami; vous vous en apercevrez plus tard quand vous aurez des enfants... De plus, écoutez-moi bien!... Au lieu d'être mon adversaire aux élections, vous serez mon principal avocat et soutien.

—Ah! dit Michel, mes amis veulent avoir un député républicain.

—Eh bien, et moi? Me prenez-vous pour un mollusque ou pour un crustacé? Je suis républicain, mon cher ami, et de la plus pure farine... Vous allez me dire—je le lis dans vos yeux,—que j'étais bonapartiste au Corps législatif de l'empire... eh bien, qu'est-ce que cela prouve?... Mes électeurs voulaient Bonaparte, alors je faisais comme eux... Maintenant ils veulent la République, c'est donc mon devoir de voter pour elle... Enfin je m'y engage, et dès demain je vais écrire à tous les journaux mes regrets de n'avoir pas été à Versailles le jour du vote des 363. J'aurais été le trois cent soixante-quatrième. Êtes-vous content?

—Oui, dit Michel.

En effet, dès le soir même tout fut arrangé. Il rentra dans la maison Forestier.

Il fit, le samedi suivant, en faveur de son futur beau-père, le discours qu'il s'était engagé à faire contre lui au café de la Perle, et cela fut trouvé «très fort,» au dire de mon ami Néanmoins.

Un hasard heureux empêcha la vieille Rosine d'y mettre obstacle. La nuit précédente, cette femme poétique, rêvant à sa fenêtre pendant qu'il pleuvait, avait attrapé une pleurésie, et mourut quelques jours après, laissant peu de regrets.

On lui fit cependant des funérailles très convenables, et la belle Hyacinthe, que tout le monde croyait sans dot, se trouva la plus riche héritière de tout le pays. Il est vrai que Michel se hâta de restituer au pauvre M. Forestier toute sa fortune personnelle, ce qui le rendit plus joyeux qu'un poisson dans l'eau.

Madame Reine Bernard avait voulu susciter quelques difficultés, mais mon oncle, le curé Torlaiguille, homme de bon sens et de bon conseil, lui fit sentir qu'elle ne ferait qu'éloigner de sa maison Michel et ses futurs petits-enfants. D'ailleurs elle était contente, ayant vu mourir son ennemie. Elle rechigna donc, garda la plus grande partie de l'héritage de son mari et accusa son fils d'ingratitude, mais donna son consentement, c'était l'essentiel.

Le gros Francis Vire-à-Temps, un peu démonté par l'affront qu'il avait reçu de la belle Hyacinthe, épousa Berthe aux grands pieds, la fille de M. Patural, «jurisconsulte éminent»; il n'était pas homme, le bon gros receveur, à se chagriner longtemps ni à préférer fortement une femme à une autre. Pourvu que son dîner fût bon et servi tous les jours à la même heure, il était heureux.

Il l'est encore.

Quant à moi,—les siècles futurs voudront-ils croire à mon bonheur?—j'ai épousé ma chère Angéline, voici comment:

Une après-midi, M. Bouchardy, mon patron, homme robuste et bien portant mais un peu gros, eut un soupçon d'apoplexie. Comme il était prudent et sage, il se tint pour averti, voulut régler ses affaires et m'en fit confidence. Il songeait à vendre son étude et voulait la faire afficher dans les journaux de Paris.

Le soir je racontai l'histoire à ma mère, qui du premier mot me dit:

—Achète-la.

—Avec quoi, maman?

—Avec ce que tu vas voir, Félix!

Et alors elle tira du fond de son armoire, où je n'avais jamais cherché, des titres de rentes et des actions de chemins de fer pour plus de deux cent mille francs.

Comme je la regardais avec étonnement, elle me dit:

—Félix, voilà trente ans que je travaille à te faire riche; si je te l'avais dit quand tu étais petit, tu te serais mis à flâner, comme tant de fils de bourgeois qui ne savent rien faire de leurs dix doigts. Tu t'es cru pauvre, tu as travaillé, tu es un homme maintenant. Voilà. Tout est à toi! Achète l'étude de ton patron. Mon mari était huissier, mais mon fils sera notaire, et qui sait? Peut-être un jour président de la République!

Alors je l'embrassai tendrement, j'achetai l'étude, j'étonnai maître Bouchardy, qui ne me croyait pas si riche, je demandai Angéline en mariage et je l'obtins; Michel et la belle Hyacinthe vinrent à la noce avec le papa Forestier, que nous avions fait réélire et que nous fîmes ensuite nommer sénateur, après la mort de son cousin. Michel a remplacé son beau-père à la Chambre des députés. Quant à moi, je suis conseiller municipal depuis deux ans, père depuis dix-huit mois et maire de Creux-de-Pile depuis six mois.

Que Dieu vous garde, mes frères!

FIN

TABLE

FIN DE LA TABLE

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