Hyacinthe
XII
UN DON GÉNÉREUX (Suite)
Marion, qui se crut bravée, répliqua:
—Toi, tes os et tes arêtes, voici le cas que j'en fais!
Et elle cracha avec mépris du côté de Mihiète.
Celle-ci, qui jusque-là gardait une contenance majestueuse, imitant de son mieux les nobles attitudes de sa maîtresse Mme Forestier, perdit tout à coup son sang-froid et s'écria d'une voix aiguë et vibrante:
—Salope!
A quoi l'autre répliqua:
—Rosse!
—Vieille peau!
—Chameau!
Mais Mihiète reprit:
—Enfant de trente-six pères!
—Toi, dit Marion, tu n'en as pas trente-six... tu n'en as pas du tout; c'est bien pire.
Il y eut une pause et comme une trêve entre les deux combattantes. Je riais franchement de ce duel imprévu; mais Michel ne riait pas, lui.
Il me dit tout à coup:
—Ces deux femmes vont faire un malheur. Il faut les séparer.
—Oui; mais comment? Veux-tu te jeter au milieu de la mêlée et recevoir les éclaboussures?
—Non, non. Faisons un détour. J'ai la clef du jardin et je vais rentrer chez moi par derrière. Quand nous serons dans la maison, j'appellerai Marion. La querelle sera terminée par là. Viens avec moi.
Nous entrâmes, en effet, par la porte du jardin, et nous courûmes dans la chambre de Michel dont la fenêtre était ouverte.
Malheureusement, dans ce court intervalle, la querelle s'était animée ou plutôt Mihiète et Marion avaient choisi un autre champ de bataille, et commençaient comme les cochers en fureur à frapper sur leurs bourgeoises respectives.
—Fait-elle de l'embarras, disait Marion, parce qu'elle a mangé du saumon, hier soir!
—Ça, répliqua Mihiète avec orgueil, c'est une preuve que nous pouvons le payer... Et un saumon de vingt livres encore! On n'en fait plus comme ça que pour nous!
Ici Marion s'indigna:
—Nous mangerions du saumon, nous aussi, dit-elle avec dignité,—oui, du saumon, soir et matin, et des truffes avec,—si nous étions comme ces dames de rien du tout qui lèvent le nez en l'air et qui n'ont pas trois sous à donner en dot à leurs filles!
—Qu'est-ce que tu dis? demanda Mihiète? Que nous ne donnons pas de dot à notre Hyacinthe!... Eh bien, si ça nous plaît de garder notre argent pour nous!
Et elle s'appuya sur son balai, comme un roi sur son sceptre d'or.
Mais Marion n'avait pas sa langue dans sa poche.
—Ça vous plaît, dit-elle, ça vous plaît, parce que vous n'avez pas le sou..., parce que vous passez le temps à faire des frimes..., parce que vous avez joué un tour de coquin à notre pauvre Michel qui ne vous en veut pas lui, et qui est bon comme le bon pain,—tout ça pour faire de lui ce que vous avez fait de son beau-père...
Ici Mihiète éleva si fortement la voix que tout le quartier l'entendit et commença à s'assembler:
—Qu'est-ce que nous en avons fait, de son beau-père? demanda-t-elle.
—Vous en avez fait...
Marion chercha. L'autre vint en aide et dit:
—Un député.
—Oui, ça d'abord, répliqua Marion. Mais ça lui coûte assez cher, à ce pauvre homme!... Après ça, il est si bête! Il ne s'en aperçoit peut-être pas!
—De quoi!... de quoi!... Voulais-tu pas qu'on en fît un empereur?
—Ah! dit Marion avec bonté, vous pouviez bien en faire un député, ça, c'était honnête et permis, mais vous n'auriez pas dû le faire...
Je n'entendis pas le mot ou je ne me soucie pas de le répéter, mais celle qui le dit éclata de rire, celle à qui il était dit éclata pareillement, et tous ceux qui l'avaient entendu de près ou de loin entrèrent dans une joie profonde, inextinguible, pareille à celle que les dieux ressentirent quand Vulcain, d'un coup de filet, pêcha Vénus et le dieu Mars.
Je ne sais pas ce que Mihiète aurait pu répondre, car, au même instant, une des jalousies du premier étage de la maison Forestier s'ouvrit, et la belle Rosine (je dis la belle, comme on dit à un vieux soldat en retraite: «Mon colonel») se montra en camisole à la fenêtre, et cria d'un air hautain:
—Mihiète!
L'autre d'abord ne fit pas semblant d'entendre. Alors, madame Forestier éleva la voix d'une octave plus haut:
—Mihiète!
—Madame!
—Vous ne m'entendez-donc pas?
—Ah! madame, on fait tant de bruit dans la rue!...
—Mihiète! Qu'est-ce qu'elle vous dit cette souillon?
Là-dessus Mihiète se mit à rire en regardant Marion.
—Madame, répondit-elle, c'est Marion qui dit que vous faites votre mari...
Au même instant, et avant qu'elle eût pu prévoir ou parer le coup, la pauvre Mihiète reçut du premier étage tout le contenu d'un pot à eau.
C'est M. Forestier, le député de Creux-de-Pile, qui prenait lui-même la peine d'arroser sa servante.
Elle leva les yeux, le reconnut, et s'écria en levant les mains au ciel:
—Ah! seigneur Dieu! prenez donc, à présent, les intérêts de vos maîtres!... Mais ça m'apprendra! Si jamais je dis quelque chose en votre faveur, monsieur Forestier, je veux bien que le cric me croque.
Puis, se retournant vers son ennemie Marion et montrant de la main M. et Mme Forestier:
—Tiens, Marion, tu peux dire d'eux tout ce que tu voudras. Je m'en moque. Eux, ta maîtresse et toi, c'est canaille et compagnie.
En même temps elle secoua son balai sur Marion et rentra précipitamment dans la maison Forestier, car l'autre la poursuivait l'épée (je veux dire le balai) dans les reins.
Je croyais le combat fini, l'un des combattants ayant pris la fuite, et j'allais rentrer chez moi, lorsque je m'aperçus que Michel m'avait laissé seul dans sa chambre.
Où était-il! Je ne m'en inquiétai pas d'abord, et je continuai de regarder par la fenêtre ce qui se passait.
Au moment où je m'y attendais le moins, une fenêtre s'ouvrit à côté de celle de Michel et dans la même maison. C'était celle de sa mère.
Mme Reine Bernard parut en camisole et en cornette comme Mme Forestier. Elle demanda d'une voix aigre et vibrante:
—Marion!
—Madame!
—Que faites vous-là?
—Madame vous le voyez bien, je balaie.
La dame regarda et dit:
—Qu'est-ce que c'est que ce tas d'ordures?
Ici Marion s'aperçut que sa maîtresse lui saurait gré de ne pas épargner ses voisins. Elle répondit:
—Ça, madame, je ne sais pas..., ça vient de chez madame Forestier.
—Qu'est-ce que tu disais tout à l'heure à Mihiète?
Alors Marion feignit l'embarras et répondit en regardant de côté la jalousie derrière laquelle Mme Forestier observait toute la scène:
—Oh! mon Dieu, madame, ce n'est rien...
—Si! si! J'ai entendu quelque chose! Je veux que tu me répondes!... Je le veux.
Ces trois derniers mots furent dits avec une vigueur incomparable.
Alors Marion, qui ne demandait que d'être pressée, répondit modestement.
—Madame, ce n'est pas ma faute...
Et elle feignit d'hésiter.
—Voyons, demanda Mme Bernard, qu'est-il arrivé? Je veux le savoir!...
Puis, se reprenant avec une attitude provocatrice:
—J'ai droit de savoir ce qui se passe chez moi, je suppose?
Marion parut prendre une résolution brusque et répliqua:
—Eh bien! puisque madame veut savoir, madame saura... Après tout, ça la regarde autant que moi...
Mihiète a poussé ses balayures chez moi, comme si j'étais faite pour balayer les ordures des Forestier... Vous comprenez, madame, on a sa dignité à garder... Alors, je l'ai appelée «rosse!» Elle m'a appelée «chameau!» Elle m'a dit qu'on mangeait chez elle des saumons de vingt livres. Comme si madame ne pouvait pas manger des saumons, des brochets et tout ce qu'il lui plaît... Alors, j'ai dit, que quand on mange des saumons de vingt livres, il faut donner une dot à sa fille, et qu'il ne faut pas faire son mari ce qu'il n'aurait pas envie d'être, le pauvre homme, si madame Forestier lui demandait son consentement... Et voilà!
Mme Reine Bernard se mit à rire:
—Marion, tu n'as pas parlé d'autre chose!
—Oh! non, madame, je vous jure.
—Eh bien, il n'y a pas de mal à ça, ma fille: il faut toujours dire la vérité.
—N'est-ce pas que c'est la vérité? madame, reprit Marion toute joyeuse, et que M. Forestier doit se cogner le front, quand il passe sous les portes?
—Ah! oui, c'est vrai! répliqua la dame, et si le capitaine Smintéry était là, c'est lui qui pourrait en rendre témoignage.
Car Mme Bernard ne parlait jamais de sa voisine et de son amie sans amener de quelque façon dans le discours le nom de ce capitaine fameux. A coup sûr, il tenait plus de place dans son esprit que César, Alexandre et Napoléon, ou plutôt l'armée française tout entière était représentée à ses yeux par le capitaine Smintéry.
Pour dire en quelques mots d'où venait la grande réputation de cet officier, il faut savoir que, quinze ans auparavant, il était venu, par hasard, en congé à Creux-de-Pile, chez un ami, attendre qu'une blessure assez grave reçue au Mexique fût tout à fait cicatrisée, et qu'il avait été très bien accueilli par toute la «société» de Creux-de-Pile et en particulier par Mme Forestier, qu'on en avait causé, que l'intimité avait redoublé, après le départ de M. Forestier, alors député au corps législatif et zélé bonapartiste; que Mme Forestier qui se vantait auparavant de ne pouvoir supporter que Paris et les Parisiens et de ne vivre à Creux-de-Pile qu'avec dégoût, tant elle était Parisienne de vocation, naturellement élégante et poétique, déclara, cette année-là, qu'elle avait des nerfs, des vapeurs, qu'elle n'aimait plus que les frais ombrages, les ruisseaux limpides, les montagnes verdoyantes, les parties de campagnes et tout ce qui s'en suit...
Par un heureux hasard, Smintéry aimait aussi toutes ces choses, de sorte qu'on voyait presque continuellement ensemble ces deux âmes qui, sans doute, en s'épanchant dans le sein l'une de l'autre, avaient rencontré leur commun idéal.
Vous devinez les commentaires venimeux de Mme Bernard et de plusieurs autres dames qui peut-être avaient jeté les yeux sur le capitaine...
Tout cela était bien ancien, car il était parti depuis longtemps et personne ne l'avait revu, mais les histoires scandaleuses ne vieillissent jamais en province. On les voit reparaître après deux ou trois générations, et celle-ci n'étant âgée que de quinze ans à peine, paraissait aussi fraîche qu'au premier jour.
Aussi l'effet des dernières paroles de Mme Bernard ne fut pas moins prompt que foudroyant.
Les jalousies de Mme Rosine Forestier, entr'ouvertes jusque-là, s'ouvrirent tout-à-coup et frappèrent la muraille d'un coup si terrible que tous les assistants tressaillirent et que Marion, jusque-là si brave, rentra dans sa maison avec son balai.
—Qui est-ce qui a parlé du capitaine Smintéry?... demanda la belle Rosine, d'une voix éclatante comme celle de la trompette.
(Et comme personne ne répondait, elle continua:)
—... Serait-ce cette vieille gaupe?
De la main elle indiquait Mme Bernard qui jouissait tranquillement de sa fureur.
Celle-ci répliqua:
—Vieille gaupe! moi! moi!! moi!!! Ah! tiens, je t'épargnais, à cause de ta fille, qui n'est pas coupable, la pauvre enfant! Ce n'est pas sa faute si le bon Dieu lui a donné une mère pareille. Mais toi, tu es une vieille...
J'ai bien entendu le mot, mais je ne le répéterai pas, n'étant pas naturaliste de profession. Au reste, vous devinez bien ce qu'une dame très féroce peut dire à une autre qui a eu des amants.
—Si c'est vrai, cria Rosine qui, dans sa fureur, ne songea même pas à nier, pourquoi es-tu venue me demander Hyacinthe en mariage pour ton fils?
—Ce n'est pas moi qui en ai voulu, c'est Michel qui l'a voulu, mais il n'en veut plus à présent, et si elle entrait jamais chez moi je la mettrais à la porte, comme sa voleuse de mère.
—Voleuse! moi! répliqua Rosine. C'est toi qui es voleuse! C'est toi qui as volé la succession de ton mari! C'est toi qui...
L'autre allait répliquer, mais Michel qui venait d'entrer dans la chambre de sa mère, l'obligea de se retirer, ferma la fenêtre avec autorité et lui dit:
—Ma mère, au nom du ciel, pas un mot de plus! Je ne veux pas qu'Hyacinthe en entende davantage!
XIII
SOUS LES FAYANTS
Ce jour-là, jusqu'à huit heures du soir, je ne vis et n'entendis rien de plus, car on se doute bien que je ne m'amusai pas à écouter la conversation de Michel et de sa mère. Il n'y aurait eu, à prêter l'oreille, ni prudence ni discrétion.
Je m'enfuis, en faisant le moins de bruit qu'il me fut possible, de cette maison dangereuse et je ne fus en effet remarqué de personne, ayant fait de longs détours à travers les prés et les bosquets qui bordent ce côté de la ville.
Deux heures plus tard, ayant raconté à ma mère comment la nuit s'était passée à danser et à se promener, ce qui lui fit secouer la tête d'un air bien singulier, j'allai dans l'étude de maître Bouchardy, reprendre mes fonctions de premier clerc.
Mais le patron ne parut pas. D'abord il dormit, je crois, la grasse matinée. Ensuite il déjeuna confortablement, comme c'était son habitude. Après avoir rempli ces deux devoirs envers lui-même, il pensa au troisième, qui était de digérer, et descendit le long de la rivière en suivant des yeux les truites qui sautaient brusquement pour attraper les mouches à la surface de l'eau. M. Bouchardy m'a dit souvent, et j'ai vérifié par ma propre expérience, qu'il n'y a pas d'exercice plus hygiénique et plus favorable aux opérations de l'intelligence.
Enfin, vers six heures du soir, il rentra pour dîner, traversa l'étude et ne me dit qu'un mot:
—Trapoiseau, mon ami, nous avons fait hier de la bouillie pour les chats.
Et comme je l'interrogeais du regard, il ajouta;
—Le contrat de Michel est déchiré. Pour ma part, je n'en suis pas fâché. Il allait se mettre la corde au cou.
Ayant dit ces choses, M. Bouchardy entra dans la salle à manger et ferma la porte.
A sept heures moins cinq, suivant mon habitude, j'allai souper à mon tour, et, à huit heures, je me trouvai sur la route des Fayants, ainsi nommée de ce qu'on s'arrête ordinairement sur le haut de la colline où sont plantés des hêtres magnifiques (fagus, fayant).
C'est là que le plus grand monde de Creux-de-Pile vient se promener dans la belle saison. C'est là que les dames viennent essayer l'effet de leurs robes et lire dans les yeux du public l'admiration qu'elles inspirent. C'est de là aussi qu'on aperçoit à l'horizon la cime blanche des monts Dore.
Moi, pour parler franchement, je ne m'occupais beaucoup de la robe de ces dames et je ne les admirais guère, n'ayant rien à gagner dans cet exercice; mais je voulais voir Angéline.
Nous nous étions quittés en mauvais termes la veille. Je sais bien qu'elle avait eu tort de danser d'abord avec le gros Francis, fils du puissant Vire-à-Temps, et ensuite avec un petit jeune homme blond que je ne connaissais pas. Elle avait eu tort, oui, c'est vrai, et de plus elle m'avait dit bonsoir trop légèrement et comme si elle avait été choquée elle-même de ma conduite, ce qui était injuste; mais enfin elle s'était trompée peut-être, elle avait cru des choses qui n'étaient pas... Quelles choses? Pour le savoir il fallait le lui demander... Or, elle n'avait point paru dans l'étude pendant toute la journée, elle n'avait demandé aucun livre, elle m'avait complètement oublié... Oh! l'ingrate!
Voilà pourquoi je remontais la route des Fayants, espérant qu'un heureux hasard me permettrait de la rencontrer, de lui parler, de lui faire sentir sa cruelle injustice, et, si c'était nécessaire, de m'humilier et d'implorer mon pardon.
Car j'avais bien vu qu'elle était fâchée.
Mais au lieu de la belle Angéline, c'est mon pauvre ami Michel que je rencontrai.
Il était encore plus malheureux que moi, quoique d'une autre manière, et dès qu'il m'aperçut il courut à moi, et me saisit par le bras:
—Sais-tu ce qui m'arrive? demanda-t-il.
—Je m'en doute à peu près.
—Trapoiseau, mon ami Trapoiseau, tout est fini!
Je pensais comme lui que tout était fini, mais pour lui donner du courage, je répondis d'un air gai:
—Eh bien, si tout est fini, tout est à recommencer! Voyons, qu'est-il arrivé?
—Il est arrivé, répondit Michel, qu'après la scène de ce matin à laquelle j'ai mis fin malgré ma mère, en fermant la fenêtre, pendant que le père Forestier, je ne sais par quel moyen, calmait l'ardeur de sa femme, celle-ci a pris la plume et de sa blanche main a écrit à ma mère la petite lettre que voici:
«Madame,
»C'est à regret, vous pouvez m'en croire, que j'avais accordé à votre fils la main de ma chère Hyacinthe.
»Je n'avais pas pu résister à vos pressantes supplications et à celles de Michel, malgré le soupçon que j'avais que mon enfant serait difficilement heureuse dans la famille Bernard. Mais, après la scène honteuse et les viles et basses calomnies de ce matin, vous devez comprendre vous-même que ma chère enfant ne peut pas, ne veut pas être exposée à entendre matin et soir insulter une mère qu'elle adore.
»Le contrat est déchiré. Je refuse mon consentement. Aussi bien la fille de M. Forestier, député de Creux-de-Pile, n'aura pas de peine à trouver un mari plus présentable qu'un petit avocat sans réputation et sans fortune à laquelle il pourrait prétendre.
»J'ai l'honneur de vous saluer, madame, avec les sentiments qui vous sont dus.
»Rosine Forestier.»
—Que dis-tu de ça? demanda Michel en repliant sa lettre avec soin et la mettant au fond de sa poche.
—Je dis que ta mère a dû répondre, et de la bonne encre.
A quoi il répliqua en tirant de la même poche une autre lettre;
—Écoute ceci. C'est le brouillon de la lettre de ma mère qu'elle m'a permis d'emporter et recommandé de relire souvent, tant elle était contente soit du fond, soit de la forme de ses pensées;
«Madame,
»Vous m'avez prévenue. J'allais vous envoyer un compliment tout pareil. Michel est, croyez-vous, un petit avocat sans réputation. Je n'en dirai pas au tant d'Hyacinthe. Elle a celle de sa mère qui la suivra en tous lieux. Je la plains, la pauvre enfant!... Rien n'est plus affreux que d'avoir à rougir des fautes qu'on n'a pas commises et d'entendre partout murmurer sur son passage: C'est la fille de madame Chose, vous savez bien, celle qui...
»Mais, madame, puisque nous ne devons plus nous revoir, ce n'est pas la peine de rappeler des souvenirs qui, tout en ayant peut-être quelque douceur pour vous, ne sauraient être que pénibles pour ce pauvre M. Forestier.
»Un mot pourtant.
»Vous parlez de mes pressantes supplications et de celles de Michel. Vous êtes folle, ma chère. Oui, en vérité, vous avez perdu la raison.
»Qui? Moi! vous supplier! Et de quoi? bon Dieu! de donner à mon fils unique la main de mademoiselle Hyacinthe Forestier, la fille de Rosine Forestier! Allons donc!
Ma commère, il faut vous purger
Avec deux grains d'ellébore...
»Hyacinthe n'a pas de dot, puisque vous gardez tout. Son père est député aujourd'hui, mais les élections approchent et tout le monde demande à Michel de se présenter. Par générosité, il ne voulait pas le faire, mais qu'il dise un mot: M. Forestier tombe à terre du premier coup.
Et sans avoir l'éclat du verre,
Il en a la fragilité.
»Et je vous aurais suppliée, ma chère, de donner à mon fils qui sera député dans trois mois (car il le sera, je vous en réponds), la fille sans dot d'un député dégommé et d'une femme dont il vaut mieux ne point parler, puisqu'on n'en peut rien dire que de honteux! Allons donc! vous vous prenez pour une autre, ma pauvre Rosine; vous vous croyez encore au temps où vous étiez jeune et fringante, où le capitaine Smintéry...
»..... A propos, en avez-vous des nouvelles? On dit qu'il est aujourd'hui colonel à Batna... Est-ce vrai? Vous devez le savoir mieux que personne... Il doit être bien cassé aujourd'hui, car il y a quinze ans de cela, ma chère, et vous n'étiez déjà plus ni l'un ni l'autre de la première jeunesse...
»Enfin, à tout péché miséricorde. Ce mariage est rompu. Je le regrette pour Hyacinthe, qui avait besoin d'entrer dans une honnête famille et d'avoir de bons exemples sous les yeux. Cette chère enfant est jeune et innocente encore. Je la plains sincèrement. Elle méritait mieux que de vivre près de vous. Je le dis sans vouloir vous offenser, ma chère, mais parce que c'est la vraie vérité.
»Présentez, je vous prie, mes compliments à ce bon M. Forestier. On annonce un prochain concours régional.
»Dites-lui de se présenter pour les bêtes à cornes et qu'il aura le prix. C'est certain.
»Au plaisir de ne jamais vous revoir, chère bien-aimée!
»Reine Bernard.»
Comme je retournais le papier avec étonnement, Michel me dit:
—Je t'ai fait voir les deux lettres, parce que je voulais te demander conseil. D'ailleurs ma mère a pris soin de recopier la sienne et deux ou trois exemplaires circulent déjà dans la ville. Il ne me servirait donc de rien d'en garder le secret...
—Alors ton mariage est rompu?
—Comme tu vois. Nos deux mères retirant l'une et l'autre leur consentement, Hyacinthe et moi nous demeurons assis par terre... A ma place, Félix, qu'est-ce que tu ferais?
Je me grattai la tête, ce qui favorise le travail de la réflexion, et je répondis:
—Ça dépend.
En effet, ça dépendait, mais de quoi?
C'est ce que Michel me demanda.
—Ça dépend de ce que pense mademoiselle Hyacinthe.
—Ah! s'écria Michel, elle pense tout ce qu'il faut penser. Elle m'aime, je l'aime, et nous voulons nous marier: voilà!
—Comment le sais-tu?
—Parce qu'elle me l'a dit ce matin.
—Ah! ah!
—Parbleu! reprit Michel pendant que les servantes se disputaient, j'ai compris qu'il allait arriver quelque chose, alors j'ai couru sous la fenêtre d'Hyacinthe, qui, par bonheur, ne dormait pas plus que moi; je lui ai confié mes inquiétudes. Elle est descendue en robe de chambre dans le jardin et m'a ouvert la porte. J'ai dit:—«Je crains un malheur épouvantable,» et j'ai expliqué ce qui se passait dans la rue. J'ai ajouté: «M'aimerez-vous toujours?
«—Oui.—Quoi qu'il arrive?» Elle m'a répondu en riant:—«Ah! pourtant, si vous ne m'aimiez plus, vous, Michel?» Alors je me suis mis à genoux et prosterné. J'ai baisé le dessus de ses célestes pantoufles, j'aurais baisé la semelle si elle l'avait permis, je me suis relevé, j'ai baisé les mains et le bas de la robe, j'ai fait tous les serments imaginables, j'ai invoqué tous les saints, j'ai prié saint Michel archange, mon patron, de me frapper de sa foudroyante épée si je venais à violer ma foi, j'ai adoré de nouveau, enfin je ne m'ennuyais pas ni elle non plus, j'espère, et je serais encore devant elle à genoux dans l'herbe et la rosée, si la terrible madame Forestier n'avait paru subitement et prononcé ces funestes paroles:
—Hyacinthe! Rentrez!
L'ange s'est sauvé. Le diable est resté. J'ai voulu m'excuser sur ce que, le contrat étant signé, j'avais cru pouvoir... Madame Forestier m'a répliqué:
«—Monsieur, je vous défends de parler à ma fille, de voir ma fille, de penser à ma fille!»
Et comme je m'écriais:
«—Ah! madame...»
Elle a continué:
«—Tout est rompu entre nous, monsieur! Allez rejoindre votre mère!»
Puis elle a ouvert la porte de son jardin d'un geste si impérieux que j'ai dû rentrer dans le mien. Mais comme elle refermait cette maudite porte, j'ai vu Hyacinthe à la fenêtre et j'ai crié:
«—A vous toujours! M'attendrez-vous?
»—Je vous attendrai, Michel!»
Sur quoi la mère est arrivée et a fermé la fenêtre.
Tel fut le récit de Michel qui fut fait dans l'allée des Fayants,
Sous la sombre clarté qui tombe des étoiles.
XIV
LACHE! LACHE!! LACHE!!!
J'écoutais ce récit avec la plus profonde attention. Je ne demandai rien si ce n'est:
—Que vas-tu faire maintenant, Michel?
—Voilà, répondit cet amant malheureux, voilà ce qui m'embarrasse et sur quoi je voulais avoir ton avis. Car tu es un sage, Trapoiseau...
Et comme je déclinais modestement ce titre:
—Oui, tu es un sage, répliqua Michel avec chaleur, tu n'as jamais aimé, toi! Ou si tu as aimé...
Je pensai à la belle Angéline.
—Dans ce cas, lui dis-je en l'interrompant, j'ai pris patience. L'amour, vois-tu, c'est comme la faim et la soif quand on se promène dans la campagne. Si l'on ne trouve pas à dîner dans une auberge, on dîne dans une autre.
Je faisais le philosophe, mais Michel indigné s'écria:
—Blasphémateur! sacrilège! oses-tu comparer?...
—Enfin, ta mère et ta belle-mère sont d'accord pour te séparer d'Hyacinthe, n'est-ce pas?
—Oui.
—Parce qu'elles se détestent, elles veulent que leurs enfants se détestent aussi?
—Tu l'as dit!
—Et vous ne vous détestez pas! au contraire!
—Ah! certes!... Par Jupiter, le père des dieux et des hommes, je ne l'ai jamais aimée davantage!
—Et papa Forestier, qu'est-ce qu'il dit de tout ça?
—Je n'en sais rien. Je ne l'ai pas vu depuis la catastrophe.
—Comment! tu ne l'as pas vu et tu désespères!
—Il est si peu maître chez lui!
—Maître ou non, Michel, il faut le sommer de tenir sa parole?
Tout à coup Michel s'écria:
—Attends-moi. Le voici. Je vais lui parler tout de suite.
En effet, M. le député de Creux-de-Pile s'avançait lentement donnant le bras à sa femme. Mademoiselle Hyacinthe marchait sur la même ligne, mais à trois pas de distance, tout près de la belle Angéline Bouchardy, que M. Bouchardy, mon patron, côtoyait. Un peu plus loin, venait M. le président Vire-à-temps, accompagné du gros Francis. Tous deux s'essoufflaient à monter la côte pour rejoindre la famille Forestier.
En un mot, toute l'élite de la «société» s'avançait, car à Creux-de-Pile on appelle «société» tous ceux qui ont reçu de l'argent en naissant ou qui en ont gagné par un moyen quelconque. Le reste est du «petit monde».
Moi, j'étais du «petit monde»; Michel était de la «société», et de la plus haute, quoique son père eût été républicain, ce qui parut très bizarre, car le grand-père était légitimiste: or, il est reçu comme article de foi dans Creux-de-Pile qu'on doit hériter des opinions et des tics de son père comme de ses vieux paletots et de ses vieilles bottes.
Michel alla donc bravement au-devant de madame Forestier; mais comme par une manœuvre habile il se rapprochait beaucoup plus de la fille que du père madame Forestier dit d'une voix impérieuse:
—Hyacinthe, donne le bras à ton père!
La jeune demoiselle obéit, et (sa mère s'étant placée de l'autre côté) se trouva flanquée de ses parents comme un pauvre petit agneau innocent qui aurait à sa droite et à sa gauche deux forts chiens de berger pour le défendre de la dent des loups. Je voyais la manœuvre et j'en riais, car, certes, le doux agneau ne craignait pas la dent du loup qui s'approchait.
J'entendis, car je n'étais qu'à dix pas, la conversation qui suivit:
Michel salua silencieusement madame Forestier, qui ne répondit pas à ce salut et ne parut même pas le voir, puis mademoiselle Hyacinthe, qui ne parla pas davantage, mais dont les yeux noirs disaient bien des choses; puis il tendit la main au député, qui ne la prit pas,—foudroyé qu'il était par un coup d'œil terrible de sa femme,—et enfin demanda:
—Monsieur Forestier, je désirerais causer un instant avec vous...
L'autre consulta du regard sa femme et répondit d'un air fort embarrassé:
—Mon cher ami, vous voyez bien que ce n'est pas le moment. On ne cause pas ainsi d'affaires sur le grand chemin... car c'est d'affaires je suppose...
—C'est de l'affaire la plus importante de ma vie, s'écria Michel. En deux mots, à quelle heure voulez-vous venir après demain à la mairie?
L'autre répliqua:
—A la mairie? Pourquoi faire?
—Pour nous marier, Hyacinthe et moi. L'avez-vous déjà oublié?
Forestier demeura stupéfait.
—Mais, mon cher ami, répliqua-t-il en cherchant ses mots avec lenteur, je croyais que vous...
Alors la belle Rosine, plus hautaine, plus grisonnante et plus couperosée que je l'avais jamais vue, interrompit son mari, et d'une voix sifflante comme un coup de cravache:
—Monsieur, après les infamies que, ce matin...
Mais Michel lui coupa la parole:
—Madame, dit-il, je ne vous parle pas. C'est à M. Forestier que je m'adresse. Il est votre mari. Il est père d'Hyacinthe. Il est chef de la famille aussi, je suppose?...
—Et moi, j'en suis sûr! dit le député d'une voix sonore et en se rengorgeant comme un vieux dindon.
—Montre-le donc alors! reprit la mère.
—Eh bien, oui, je le montrerai, continua le gros homme, et pour commencer: tais-toi, ma femme!...
Mais cet éclair de vigueur n'était destiné qu'à couvrir sa lâcheté:
—Monsieur Bernard, je suis maître chez moi, et je déclare solennellement qu'après la scène de ce matin jamais personne de votre famille n'entrera dans la mienne et ne passera le seuil de ma maison!
—Très bien, dit madame Forestier. Monsieur Bernard, nous n'avons plus qu'à nous saluer.
Et elle esquissa une révérence pleine d'ironie et de dignité,—du moins à ce qu'elle croyait.
Mais Michel, à son tour, répliqua:
—Madame, je suis majeur. Hyacinthe le sera bientôt. Nous attendrons jusque-là... N'est-ce pas, Hyacinthe?
La jeune demoiselle lui tendit la main. Il la lui baisa et vint me rejoindre à dix pas de là.
J'entendis quelques mots qui furent comme les dernières fusées d'un feu d'artifice qui s'éteint.
—Tu ne l'as pas souffleté quand il a osé te dire une pareille insolence? s'écriait la belle Rosine.
—Mais, ma bonne amie, répliquait Forestier, j'aurais bien voulu te voir à ma place! Vous autres femmes, vous ne parlez que de donner des soufflets. On voit bien que vous n'en craignez pas les conséquences. Après tout, souffleter Michel parce qu'il veut épouser Hyacinthe—ce qui était légitime et permis, hier au soir,—c'est peut-être un peu vif... On y regarde à deux fois.
—Oh lâche! lâche!! lâche!! s'écria Rosine. Ah! si j'étais homme!
—Maman! dit la belle Hyacinthe d'un ton conciliant, tu n'y songes pas!... Si l'on venait à t'entendre.
—C'est pour le coup, conclut le député, que mon élection, qui déjà branle dans le manche, serait joliment fichue à l'eau.
Au même instant le président Vire-à-Temps et son fils vinrent les rejoindre. Aussitôt madame Forestier fit avec ses lèvres «petite pomme», et de sa voix «petite flûte», réservée aux gens de distinction, s'écria:
—Comment, c'est vous, monsieur le président?
—C'est vous, belle dame! répliqua le justiciard d'un air d'étonnement, de galanterie et d'admiration. On aurait cru qu'il venait d'apercevoir la Vénus de Milo avec deux bras.
—Comment allez-vous, monsieur Francis?
Le gros Francis, très poli mais peu éloquent, répondit qu'il «allait à merveille», et les compliments suivirent de part et d'autre. L'un se portait mieux que jamais. L'autre, la dame, était épanouie comme une rose; en effet, rose ou couperosée c'est tout comme pour le spectateur qui n'a pas mis ses lunettes.
Bref, le bruit flatteur des compliments réciproques s'étendit et finit par se perdre dans la vallée.
Un dernier mot pourtant arriva jusqu'à nous et perça le cœur de Michel, c'est celui-ci, dit par madame Forestier:
—Hyacinthe, prends le bras de M. Francis. M. le président et moi, nous avons à causer avec ton père.
—Oh! s'écria Michel en serrant les poings, quand je pense que ce sera la même chose tout le long de l'année, et que ce gros Francis va prendre ma place, j'ai une envie terrible de le massacrer.
Alors, moi qui suis ami de la paix et des convenances, je lui dis:
—Michel, je te le défends, ou je jure de ne plus me mêler de tes affaires.
Il se retourna brusquement.
—Tiens, Félix, tu es un bon enfant, un ami sincère, et tu sais, je crois, que je ferai tout ce qu'il faudra pour te servir, si l'occasion s'en présente, eh bien...
—Prends garde, Michel, tu vas me proposer quelque sottise!
—Non, non, rassure-toi... Écoute-moi bien. Si nous étions au désert dans le pays des gazelles, où l'on ne trouve pas de notaires, de maires et de belles-mères, mais où soufflent le sirocco, père du mistral, et le simoun, frère aîné du sirocco, où le papier timbré est inconnu, où le lion se cache à l'ombre des palmiers pour causer avec la lionne, si j'étais Kabyle enfin, Arabe ou Touareg, n'ayant d'autre fortune que mon cheval et ma lance et d'autre pensée que mes amours, si la fille d'un cheik m'avait dit: «Je t'aime!» si le vieux cheik, plus bête qu'une oie, m'avait d'abord accordé, puis refusé sa main, que faudrait-il faire, réponds?
Je répondis sans hésitation:
—L'enlever, parbleu!
—Eh bien, c'est ce que je vais faire pour Hyacinthe. Veux-tu m'aider?
—Moi! y penses-tu, Michel? Moi, Trapoiseau, futur huissier, futur avoué, futur notaire peut-être, j'irais me fourrer et te fourrer dans ce guêpier! Jamais de la vie, camarade! C'est bon dans le désert, ces procédés-là, et encore!
—Faux ami, va!
—Mais non! mais non! Clairvoyant ami, à la bonne heure!
Je m'en flatte. Un enlèvement! Nombre de Dios! Pour qui me prends-tu? Je suis un serviteur de la loi, ami Michel. D'ailleurs, informe-toi d'abord si mademoiselle Hyacinthe y voudra consentir. Mais ne compte pas sur moi!
Comme nous en étions là et revenions lentement dans l'ombre du côté de Creux-de-Pile, la voix de la belle Angéline se fit entendre. Elle nous suivait de près avec son père.
Alors Michel me dit tout bas:
—Occupe un instant ton patron. Je voudrais causer une minute avec mademoiselle Bouchardy.
—Trapoiseau, dit le patron, nous avons eu beau mettre dans le contrat toutes les complaisances possibles et faire toutes les concessions, il n'y a pas en moyen de conclure. Ces haines de femmes, vois-tu, rien ne peut les apaiser, pas même l'intérêt le plus pressant... Michel n'y perd rien. Au contraire. Pour l'argent, il trouvera mille fois mieux; quant à la fiancée, Hyacinthe est aimable, c'est vrai, mais elle n'est pas seule de son sexe, même à Creux-de-Pile...
Il jeta du côté de sa fille un regard de complaisance qui me fit frémir.
—... Et enfin, Michel est jeune, plein de talent, ambitieux, déjà très considéré dans le pays, soit pour son père, soit pour lui-même; il sera député cette année s'il le veut bien... on peut l'y aider d'ailleurs...
Ces derniers mots furent dits avec une grande intention de finesse.
—... Après tout, vois-tu, Trapoiseau, chacun de nous est amoureux à son tour, comme chacun de nous a la rougeole, on n'en meurt pas, au contraire! Eh! mon Dieu! moi qui te parle, quand j'avais l'âge de Michel j'étais amoureux de toutes les filles...
Puis, se reprenant:
—... de toutes celles qui en valaient la peine...
—C'est-à-dire, monsieur Bouchardy, de toutes celles qui avaient une dot, je suppose?
Il répliqua avec un gros rire:
—Certainement. Me prends-tu pour un niais?
Au même instant, Angéline et Michel se rapprochèrent de nous.
—Eh bien, demanda gaiement le père, as-tu consolé ce pauvre amoureux?
—J'ai essayé, du moins, de panser son cœur blessé, répondit Angéline.
—Et elle a si bien réussi, ajouta Michel, qu'on voudrait être blessé tous les jours pour être pansé par la main d'un pareil chirurgien.
—Puisqu'il en est ainsi, bonsoir, Michel! dit le père.
Et nous nous séparâmes,—Michel heureux et souriant, et moi, dévoré de jalousie.
Qu'avait-elle pu dire à Michel pour le consoler si vite, cette perfide Angéline?
XV
LA MORT DE CÉSAR
Ce qui suivit le lendemain est si terrible que tout le peuple de Creux-de-Pile (à commencer par les plus hauts bourgeois) n'eut pas d'autre sujet de conversation pendant plusieurs semaines.
Cependant la matinée avait été paisible. Un soleil brûlant, tempéré par un vent frais et léger, éclairait la terre et rendait l'ombre plus douce et la verdure des prairies plus agréable aux yeux.
Les enfants criaient.
Les chiens aboyaient.
Les oiseaux piaulaient.
Les bœufs mugissaient.
Les femmes piaillaient.
Les hommes buvaient et se querellaient en parlant politique.
Enfin chacun faisait son métier en conscience. Pour moi, en l'absence de M. Bouchardy, mon patron, qui lisait son journal après déjeuner, au fond du jardin, je venais de distribuer le travail à mon lieutenant et à mon sous-lieutenant, je veux dire au second et au troisième clercs, et je réfléchissais lorsque midi sonna.
Je pris mon chapeau après l'avoir brossé avec soin de peur que mademoiselle Angéline fût debout à la fenêtre occupée à regarder la rue, le paysage et les passants, et je sortis en recommandant à mes deux subordonnés de travailler avec ardeur.
L'un d'eux, aussitôt que j'eus le dos tourné, répondit à cet exhortation:
—Qu'est-ce qu'il nous veut, ce Trapoiseau? Qu'on lui fasse sa besogne?...
Et il ajouta d'un air indigné:
—Ah bien oui! il peut se fouiller?
Et l'autre, ne trouvant pas cette pensée assez énergique, ajouta d'une voix retentissante:
—Malheur! Oùs qu'est mon fusil?
Mais, comme vous pensez bien, je ne fis pas semblant d'entendre. Ce n'est pas pour rien qu'on a le plaisir de commander. Ceux qui obéissent vous font payer cher leur obéissance. Je le sais, depuis longtemps et pour cette raison je commande le moins possible.
Je sortis donc et j'allai retrouver l'éternelle ratatouille de mouton aux pommes de terre qui faisait, comme je l'ai dit déjà, le fond de la cuisine de ma mère.
Il est vrai pourtant que la ratatouille était bonne. De plus, ma mère me témoignait de tant de façons la joie qu'elle avait de me voir et me réservait avec tant de soin les meilleurs morceaux, que je préférais vraiment son dîner à celui de tous les archevêques. Ne croyez pas, du reste, que notre salle à manger fût moins belle que celle de la terrasse de Saint-Germain, qui a tant de réputation!
En été ou au printemps, il suffisait d'ouvrir la fenêtre pour voir la verte vallée de Creux-de-Pile, la rivière limpide, les montagnes grises et bleues, la vieille église romane sur la colline en face et tout ce qui fait de cette ville prodigieuse l'éternel objet de l'admiration des hommes.
Ce jour-là donc, je dînai et je regardai, suivant mon habitude, répondant avec un peu de distraction à toutes les questions de ma mère.
Après que j'eus donné quelques détails sur la rupture du mariage de Michel et d'Hyacinthe, ma mère devint peu à peu rêveuse, ce qui ne lui arrivait guère, et me demanda tout à coup:
—Comment trouves-tu mademoiselle Patural?
Cette question m'étonna beaucoup, car nous n'avions jamais parlé de la pauvre fille, et, pour moi, je n'y avais jamais pensé.
Cependant, par respect pour ma mère, je répondis qu'elle avait un bien vilain nez, un crâne aussi plat que le fond d'une assiette, des oreilles trop écartées et des pieds, oh! des pieds si grands que si leurs pantoufles eussent été de bois, elles auraient pu servir à l'embarquement d'une armée comme les fameux bateaux du camp de Boulogne.
—Tant pis! dit ma mère.
—Pourquoi tant pis, maman? Est-ce que ça peut t'intéresser?
Alors ma mère qui était un Machiavel à sa manière, ajouta:
—Oui, tant pis, Félix, et tu vas voir pourquoi... Ton ami Michel a été mis à la porte de M. Forestier... ne te fâche pas. Ce sont les deux mères qui l'ont voulu. Tant qu'elles vivront, les enfants ne se marieront pas. Elles se sont querellées hier, elles se sont dit toutes les horreurs de la nature. Michel est flambé; Hyacinthe aussi.
Puis, comme elle voyait que j'allais l'interrompre:
—Attends, c'est le commencement, ça. Tu vas voir le reste. Le président Vire-à-Temps qui les guette va demander Hyacinthe pour son fils. Le père Forestier qui n'a pas de dot à donner ne refusera pas. La mère qui tient toutes les clefs, donnera une dot, elle, parce que c'est le président, parce qu'elle est flattée de voir un si bel homme qui a déjà soixante ans passés lui dire «belle dame», parce que...
—Mais alors, maman, qu'est-ce que tout ça peut faire à mademoiselle Patural?
—Aveugle! s'écria ma mère, tu ne vois donc pas que le fils du président qui allait épouser mademoiselle Bouchardy, épousera Hyacinthe, fille du député, que Michel pour se venger et aussi parce que mademoiselle Angéline a une belle dot, l'épousera et sera le gendre de M. Bouchardy, et que mademoiselle Berthe Patural qui est laide, mais qui a de ça, et qui visait ton ami Michel ou le fils du président, les voyant placés tous deux, sera furieuse et si quelqu'un la demande en mariage,—mais quelqu'un de bien, tu m'entends! quelqu'un comme il faut, quelqu'un qui peut acheter une étude de notaire ou une étude d'avoué;—alors, eh bien! Berthe, aux grands pieds, comme tu dis, pourra s'en accommoder. Une marmite n'a pas toujours le couvercle qu'elle voulait; mais elle a toujours besoin d'un couvercle. Quand on ne trouve pas un joli avocat ou un gros receveur, on prend un avoué!... Entends-tu, mon garçon?
Et ma mère se mit à rire en me regardant d'un air triomphant.
Je voulus objecter:
—Mais, maman, si j'étais avoué, je ne voudrais pas de Berthe Patural pour femme, et je ne suis pas avoué. Je gagne cent francs par mois, et ce n'est pas avec ça qu'on achète n'importe quoi...
—Tâche de plaire à la demoiselle de l'avoué, répliqua ma mère d'un air mystérieux. Moi, je me charge de la place. J'emprunterai tout ce qu'il faudra.
Sur ce mot «j'emprunterai» que ma mère n'avait jamais prononcé devant moi et qu'elle paraissait avoir en horreur autant que le traître Judas Iscariote qui vendit Notre Seigneur Jésus-Christ pour trente sous, je pris congé et je retournai à l'étude de maître Bouchardy, mon patron.
Je descendais la côte en fredonnant:
Voyez donc ce beau garçon-là,
C'est l'amant d'A,
C'est l'amant d'A,
Voyez donc ce beau garçon-là,
C'est l'amant d'Amanda.
Mais ce n'est pas à Berthe Patural que je pensais, vous pouvez m'en croire. Oh! non. L'ange de mes rêves avait des formes plus agréables à l'œil, une voix plus douce au cœur, et s'appelait du nom délicieux d'Angéline.
Tout à coup, comme j'arrivais devant la porte de l'étude de M. Bouchardy, une grande clameur se fit entendre à l'extrémité de la rue. De toutes parts on s'assembla devant la maison de madame Bernard, et des cris perçants retentirent.
Marion—je la reconnus à la voix—s'arrachait les cheveux et hurlait:
—Ah! madame, pauvre madame! Ils l'ont assassiné, les gueux!
En même temps elle montra le poing à la maison Forestier, reprit haleine un instant et ajouta:
—Ils lui ont coupé le cou; mais je le leur couperai à mon tour! Ah les gueux! Ah! les gueux! Pauvre chéri! Quel mal leur a-t-il jamais fait? Il allait chez eux tous les jours, il était bon comme le bon pain, il les aimait tant! Je lui disais bien: «N'y va pas, mon chéri! C'est tous de méchantes gens, de la canaille, de la bouaille! Ça n'a pas pour deux sous de cœur! Ça ne vit que pour boire et manger! Ça se fait servir des saumons de vingt livres et ça n'a pas seulement mille écus à donner en dot à leur fille!» Il n'a pas voulu m'écouter, et le voilà, il est mort maintenant; ils lui ont coupé le cou, les misérables! Mais qu'ils y viennent donc pour m'en faire autant! c'est moi qui les recevrai!
De la main droite elle brandissait un long et large couteau de cuisine pendant que de la gauche elle montrait avec le geste tragique de Niobé le corps de la malheureuse victime, déposé dans l'intérieur de la maison.
Je m'approchai très inquiet et je demandai à l'une des femmes qui étaient là:
—Qui est-ce donc qu'on vient d'assassiner?
Alors, avant que la femme pût répondre, la grosse et courte Mihiète se montra à la fenêtre du premier étage et cria:
—Fallait pas qu'il passât par-dessus le mur de notre jardin! Madame l'avait défendu; c'est bien fait!
Cette réponse me fit trembler pour Michel. Je demandai à Marion:
—Vraiment! Est-ce qu'il est mort?
Elle cria en sanglotant:
—Ah! monsieur Trapoiseau, ce n'est que trop vrai. Sa tête est d'un côté, son corps est de l'autre... Pauvre chéri, va! Comment vais-je annoncer ça à madame?
J'entrai précipitamment dans la maison pour voir ce malheureux Michel. Est-il possible! A son âge! Un grand et beau garçon, plein de force, d'amour et de joie avait si étrangement péri!
Marion me suivit en pleurant toujours comme j'allais monter dans la chambre de mon malheureux ami, elle me retint, me conduisit dans sa cuisine et me montra le défunt.
—Le voilà! dit-elle.
—Qui? Michel?
Je cherchais des yeux et ne voyais rien.
—Eh! monsieur Trapoiseau, répliqua-t-elle en colère, qui est-ce qui vous parle de Michel? Couper la tête à Michel! Ah bien! il ne manque plus que ça aux Forestier s'ils veulent que je les mette tous en chair à pâté, à commencer par la Rosine qui m'a appelée «souillon» et à finir par la Mihiète qui m'a appelée «chameau!...» Et encore qu'est-ce que je dis? de la chair à pâté! C'est bien plutôt de la chair à saucisse!... Celui qu'ils ont tué, les gueux! c'est notre pauvre paon, mon beau César... Tenez voyez la tête! son aigrette est-elle assez jolie! Et sa queue!... Il n'y en avait pas de pareille dans tout le département.
Notre saint père le pape lui-même (c'est votre oncle M. le curé qui me l'a dit à son retour de Rome) aurait voulu en avoir un pareil. Tous les cardinaux en cherchaient pour lui, mais ils n'en trouvaient pas d'aussi beau. Je crois bien que M. le curé aurait voulu l'avoir pour le donner à notre saint père, ça l'aurait peut-être fait nommer cardinal à son tour; mais pour ça, bernique! César ne voulait pas se séparer de moi, ni moi de César; il aimait tant Michel, il le suivait toujours quand il entrait dans le jardin des Forestier, et à cause de Michel il aimait tant Hyacinthe... C'est bien ça qui l'a perdu! Il avait trop de cœur, le pauvre chéri! Ce matin, Michel est allé en voyage pour les affaires de ses clients (car nous avons une clientèle, nous autres, nous ne sommes pas comme ce député galeux qui vit aux frais des pauvres gens); c'est en son absence qu'ils ont fait le coup.
Je demandai quelques détails sur l'assassinat.
Marion répliqua brusquement:
—Est-ce que je sais, moi? Est-ce que je peux savoir? Est-ce que j'ai vu? Si j'avais vu, croyez-vous que j'aurais laissé faire?... Sans doute César aura passé par-dessus le mur, comme c'était son habitude pour aller déjeuner avec les poules des Forestier. Vous savez, c'était son caractère, à ce pauvre ami; il aimait à dîner en ville, et comme il était mieux habillé que les autres et un peu glorieux, il faisait le beau devant les poules pour faire enrager le coq. On ne lui disait rien à cause du mariage de Michel et d'Hyacinthe; il a cru être dans son droit. Il a vu signer le contrat, mais il n'a pas entendu ce qui s'est dit dans la rue, devant la porte, ou, s'il a entendu, il n'a pas bien compris, car il était un peu bête, le pauvre César; il est allé dans le poulailler, la serviette autour du cou, comme il faisait tous les jours, il a voulu se mettre à table. Alors on l'a pris en traître et on l'a guillotiné.
Ici Marion fit une pause.
Puis elle leva la main vers le ciel pour implorer la justice de l'Être suprême:
—Oh! mais ils me le payeront, les scélérats, et plus cher qu'au marché encore!
Tout à coup, comme je sortais de la maison, après avoir entendu l'oraison funèbre de César, je vis de loin madame Bernard qui revenait de faire une visite et marchait à pas précipités. Alors, prévoyant une tragédie nouvelle, je me réfugiai dans l'étude de M. Bouchardy pour n'en pas être témoin.
XVI
DEUX CITATIONS
C'est un vendredi que ce déplorable événement eut lieu. Je veux dire la mort de César. Croyez que celle du vainqueur des Gaules, qui fut assassiné au milieu du Sénat, ne fit pas plus de bruit à Rome que celle du malheureux paon de madame Bernard à Creux-de-Pile.
Dès le lendemain matin, madame Rosine Forestier, à son lever, reçut, en même temps que son chocolat, la citation suivante à comparaître devant M. le juge de paix.
«L'an mil huit cent soixante-dix-sept et le vingt-cinq mai.
»A la requête de madame veuve Bernard, propriétaire, demeurant à Creux-de-Pile, laquelle fait élection de domicile en sa demeure.
»Je, sousigné, Chrysostôme Pouscaillou, huissier, audiencier, ai cité le sieur Charles Forestier, député, rue du Faubourg-Saint-Hilaire, en son domicile et parlant à la fille Mihiète, sa servante, ainsi qu'elle m'a dit être et se nommer.
»A comparaître le jeudi 1er juin prochain, onze heures du matin, devant M. le juge de paix du canton de Creux-de-Pile, dans le local ordinaire de ses audiences, sis à la maison de ville, pour:
»Attendu que, soit par les mains, soit par les ordres ou sur les instigations dudit sieur Forestier, son épouse, de la demoiselle Hyacinthe leur fille mineure et légitime ou des domestiques de la famille, un paon, oiseau de l'espèce la plus précieuse et la plus chère, appartenant à l'ordre des gallinacés et à la famille des phasianidés, si rare qu'on ne rencontre ses congénères que dans les plaines les plus reculées de l'Asie centrale, a été trouvé décapité, mais chaud encore, le 23 mai, dans le jardin de madame veuve Bernard, sa propriétaire;
»Attendu que la mort tragique de ce brillant animal, qui faisait la joie de madame veuve Bernard et des voisins, ne saurait être attribuée ni à l'effet ordinaire des lois de la nature, puisque César (c'est son nom), était encore à la fleur de l'âge, ni au dégoût prématuré de la vie, puisqu'il avait eu la tête tranchée d'un coup de couperet (ce qui exclut toute idée de suicide), ni à la malveillance des passants, puisqu'il ne sortait jamais de la cour ou du jardin sans la permission de ses maîtres;
»Attendu, de plus, que de certaines discussions récentes entre les deux familles et de certaines paroles malsonnantes et injurieuses prononcées, soit par la dame Forestier, soit par la fille Mihiète, sa servante, il résulte la certitude que le meurtre de César avait été dès longtemps prémédité et préparé dans l'intention de vexer et molester madame veuve Bernard;
»Attendu, de plus et subséquemment, que les paroles suivantes:—Fallait pas qu'il passât par-dessus le mur de notre jardin, madame l'avait défendu, c'est bien fait! prononcées devant trente témoins, par la fille Mihiète, prouvent jusqu'à l'évidence que le coup avait été préparé;
»—S'entendre condamner, ledit sieur Forestier, député, à trois cents francs d'amende et cinq cents francs de dommages-intérêts, avec les intérêts, tels que de droit à partir de ce jour, et, en outre, aux dépens;
»Et pour que ledit sieur Forestier, député n'en ignore, j'ai, en son domicile et parlant comme dessus à ladite Mihiète, servante ci-dessus dénommée, laissé copie du présent exploit dont le coût est de un franc vingt-cinq centimes.
»Signé: POUSCAILLOU.»
C'est le samedi que ce poulet fut remis. La réplique ne tarda guère.
Dès le lundi suivant, c'est-à-dire le surlendemain, Chienduroy, autre huissier audiencier, rival de Pouscaillou, déposa entre les propres mains de madame Bernard une citation «analogue et reconventionnelle», comme il disait lui-même, à comparaître le même jeudi, à la même heure, devant le juge de paix, pour s'expliquer sur les injures dites à la dame Forestier, sur les ravages causés par le paon Bernard dans la pâtée des poules Forestier pour s'entendre condamner à payer les frais et les dommages-intérêts, dont ce magistrat respectable serait chargé de fixer le montant.
Peindre la colère des deux dames serait impossible. Si chacune des deux avait eu son mari sous la main, le pauvre homme aurait passé martyr et subi le sort des chrétiens dans le cirque. Mais le mari de l'une était mort, et le mari de l'autre, le pauvre M. Forestier, dès le lendemain de la signature du contrat, s'entendant appeler publiquement Sganarelle devant cent personnes, ne sachant comment parer le coup, ni comment consoler la pauvre Hyacinthe qui se désolait de voir son mariage rompu, avait pris le train express pour Paris et prétexté que les affaires publiques les plus graves l'appelaient à Versailles.
Michel, qui avait son plan, était parti quelques heures auparavant, de sorte que les deux tigresses ou si vous voulez, les deux belles-mères, se trouvèrent face à face.
Si l'une et l'autre avaient pu suivre leurs penchants naturels, n'ayant personne qui osât les séparer, elles se seraient griffées d'abord et dévorées ensuite; je n'en fais aucun doute. Mais qu'aurait dit la «société?»
Or, ces deux dames ne craignaient ou ne respectaient rien, excepté cet être insaisissable et redoutable.
Et encore, je parle surtout de madame Rosine Forestier, car la mère de Michel, petite femme brune et moustachue, au nez allongé en forme de presqu'île, aux yeux en vrille, qui louchait toutes les fois qu'elle se mettait en fureur, c'est-à-dire presque à toutes les heures du jour, se souciait moins que sa voisine de l'opinion publique. Dès qu'elle ouvrait la bouche, la chère dame, les injures les plus atroces venaient se poser sur le bout de sa langue comme dans leur séjour naturel, et elle les crachait sans relâche à la figure des gens.
Quant à sa rivale, la grosse et couperosée Rosine, chez elle aux premiers mots tout était sucre et miel. Vous eussiez dit l'âme la plus douce, la plus gracieuse, la plus éthérée, une âme d'ange! Mais à la première contradiction l'ange repliait ses ailes et devenait vipère.
C'est donc le lundi que la seconde bombe éclata car la première avait éclaté l'avant-veille, et Creux de-Pile fut averti que les deux «dames» les plus distinguées de tout le pays, autrefois amies intimes, maintenant ennemies mortelles, allaient se rencontrer devant M. le juge de paix.
Ce sage et savant magistrat s'en réjouissait d'avance, car on s'ennuie,—quand on sent dans sa cervelle s'agiter la sagesse du roi Salomon,—de ne juger que des affaires de bornage ou de régler les comptes embrouillés d'un boulanger avec ses pratiques.
Et si les deux dames voulaient venir plaider leur cause, face à face, Reine contre Rosine, c'est là que le juge de paix aurait de quoi se réjouir, et le public aussi. Éloquentes, impétueuses et venimeuses comme on les connaissait, elles ne manqueraient pas de faire des révélations intéressantes et piquantes sur la vie privée de l'une et de l'autre... D'avance les autres dames de Creux de-Pile faisaient retenir leurs places à l'audience. Ah! quelle joie!
Je pensais à ces choses et je taillais soigneusement mes ongles au fond de l'étude de M. Bouchardy lorsque la grande Marion entra tout essoufflée et me dit:
—Monsieur Trapoiseau, madame Bernard vous demande. Venez vite!... vite!... vite!...
Je la suivis, demandant si par hasard quelque malheur était arrivé, si Michel...
—Non, non, n'ayez pas peur, répondit Marion, c'est madame qui veut vous consulter. Voilà tout.
En effet, madame Bernard me reçut assez froidement, mais assez poliment, comme elle avait l'habitude de le faire quand elle avait besoin des gens, se réservant d'ailleurs de les insulter horriblement à la première occasion.
Elle me montra les deux citations, que je ne connaissais pas encore,—si ce n'est de réputation,—et me dit:
—Mon cher Trapoiseau, Michel est à Paris, il arriverait trop tard pour plaider sa cause; d'ailleurs, c'est trop peu important pour le déranger. Est-ce que vous voulez vous en charger?
C'est en ces termes gracieux que la dame me demandait un service. Notez que j'étais le seul avocat et licencié en droit qu'elle pût prendre, car les autres, sans être plus savant que moi, auraient dédaigné de plaider devant la justice de paix. Mon seul concurrent possible était un de mes amis, premier clerc d'avoué, savant lui aussi en droit, ferré sur la dialectique, mais désigné d'avance par M. Forestier, pour plaider toutes ses causes en justice de paix. Et il en avait beaucoup, vu l'âpre caractère de la belle Rosine.
C'était donc mon adversaire naturel.
Je répondis assez froidement à la dame, car je me souvenais qu'elle avait devant moi, trois jours auparavant, appelé ma mère «la Trapoiseau»; cependant je promis, «pour rendre service à Michel», de plaider tout ce qu'on voudrait.
Elle vit bien la nuance; mais comme elle avait besoin de moi, elle ne se montra pas difficile.
—Surtout, dit-elle avec hauteur, souvenez-vous bien que je ne veux pas que vous ménagiez ces Forestier. Si vous le faisiez, j'en serais très mécontente, et Michel aussi.
Je promis d'écorcher vifs dans mon discours le pauvre député et madame Rosine; mais le mercredi suivant, veille de l'audience, je reçus de Michel la lettre suivante:
«Paris, 29 mai 1877.
»Cher ami,
»Je sais tout; les malheurs qui ont suivi mon départ et celui de M. Forestier, le meurtre affreux du pauvre César qui paie pour tout le monde, comme tous les êtres faibles et sans défense, les citations, les exploits d'huissier et la bataille que tu vas livrer devant le juge de paix.
»C'est cette bataille surtout que je crains. Ma mère et ma belle-mère (car la vieille Rosine sera ma belle-mère ou je lui couperai le cou comme elle l'a fait à César) ont juré de me séparer d'Hyacinthe. J'ai juré, moi, de l'épouser, et mon serment vaut le leur.
»Mais il faut user d'adresse.
»A parler sincèrement, j'avais pensé d'abord à l'enlever comme on faisait au siècle dernier, l'épée à la main. Malheureusement (ou heureusement peut-être) ma chère Hyacinthe a des idées bourgeoises. N'en parlons plus.
»Pour me consoler et arriver au même but par un autre moyen, j'ai formé un projet d'une profondeur étonnante.
»Amour et politique, je ne te dis que ça... Dans quelques jours, et de vive voix, je t'expliquerai mon idée.
»En attendant, cher ami, poursuis le moins possible la vengeance de César qu'on ne peut plus le ressusciter. Mets autant d'huile dans les ressorts que ma mère et ma belle-mère y voudront mettre de vinaigre pour les rouiller et les faire grincer. Si l'une et l'autre pouvaient être renvoyées, dos à dos, dépens compensés, mon bonheur serait au comble.
»A propos, on m'écrit que le gros Francis et son père, le rusé Vire-à-Temps, tournent autour d'Hyacinthe. Serait-il vrai, grand Jupiter! Dans ce cas, j'étranglerai Francis. Dis-lui ça, et que tu seras mon témoin.
»Adieu, ami,»
»MICHEL.»
Sur ces derniers mots, je repliai la lettre et je dormis d'un sommeil paisible en attendant la bataille du lendemain qui fonda pour longtemps à Creux-de-Pile ma réputation de dialectique et d'éloquence.
XVII
LA SALLE D'AUDIENCE
La salle d'audience de la justice de paix était pleine dès neuf heures du matin. C'était un long parallélogramme à angles droits qui servait à diverses cérémonies et que décoraient les images de tous les chefs de gouvernement qui ont fait depuis 1815 le bonheur de la France.
Au fond, à la place d'honneur, était le portrait en pieds du feu roi Louis XVIII. Je dis en pieds, pour expliquer qu'on voyait ses pieds aussi bien que sa tête, car d'ailleurs le pauvre gros homme avait été obligé de se faire peindre assis dans un fauteuil de velours rouge à cause de ses infirmités. Dans le même cadre et debout se tenait madame la duchesse d'Angoulême, la pieuse Antigone, comme on disait à la cour, mais la sévère figure d'Antigone, exposée dans un champ de blé, aurait mis en fuite les moineaux les plus braves.
Dans le cadre de droite était le bon roi Charles X,—debout celui-là,—en grand uniforme, la main gauche appuyée sur son épée, maigre et mince d'ailleurs, la lèvre pendante, la bouche ouverte et souriant agréablement à son peuple.
Dans le cadre de gauche resplendissait le roi Louis-Philippe. Près de lui était sa femme; un peu en arrière, une demi-douzaine de princes et de princesses, la plus belle famille royale qui fût au monde, comme disaient les préfets entre 1830 et 1848.
Et enfin, à l'autre bout de la salle, bien en face du public, mais derrière le fauteuil de M. le juge de paix, se tenait Napoléon III; à côté de lui, l'impératrice Eugénie et le prince impérial en grenadier de la garde.
Comme on voit, la salle était décorée de manière à satisfaire tous les goûts et à flatter toutes les dynasties.
—En effet, disait le concierge de la mairie,—celui que ses concitoyens appelaient maire deux, comme on dit Henri Deux ou Charles Deux, pour exprimer d'un mot l'importance de ses fonctions et qu'il était le second de sa dynastie,—est-ce que nous savons qui est-ce qui sera roi ou empereur demain matin? Faut-il se brouiller avec celui-ci ou avec celui-là? C'est toujours celui qu'on n'attendait pas qui arrive. Au moins, comme ça, que ce soit Pierre, Paul ou Jacques, il trouvera son portrait sur le mur, il verra qu'on a pensé à lui et qu'on l'avait toujours au fond du cœur, quoique, par politesse pour les autres, on ne voulût pas le dire tout haut... Ça le flattera, ce brave homme!
Un seul portrait ou buste manquait, c'est celui de la République; mais d'abord, comment est-elle faite? Qui a vu jamais son image ou ressemblance? Ensuite,—et c'est plus grave,—parmi les autorités, pas une seule, ni préfet, ni sous-préfet, ni maire, ni fonctionnaire payé par l'État n'a demandé qu'on lui fît cette honneur.
Au contraire, on entend dire à toute heure dans tous les salons de Creux-de-Pile (car nous avons des salons, nous autres, tout comme les Parisiens) que la République n'a pour elle que des meurt-de-faim, des va-nu-pieds et des pas-grand-chose.
Je crois que Michel et moi nous étions à peu près les seuls parmi les gens sachant lire, écrire et parler correctement le français qui eussions l'audace de se dire républicains, et encore, je le laissais dire, moi, mais je ne le disais pas, excepté à maman Trapoiseau qui connaissait toutes mes pensées depuis le jour de ma naissance.
Quand à Michel, il l'avait proclamé de tout temps, mais Michel était riche, et les riches, voyez-vous par tout pays, mais surtout en province.
C'est les rois de la terre,
comme dit la chanson.
On vient de voir quel était le mobilier de la salle d'audience. Il faut y ajouter vingt-huit ou trente bancs de chêne sur lesquels le public était invité à s'asseoir, plus une chaise pour le greffier, et enfin un fauteuil pour M. le juge de paix.
Ce jour-là, je veux dire le 1er juin 1877, par extraordinaire, quarante ou cinquante chaises de paille avaient été placées derrière le fauteuil du juge et réservées,—cela se voyait du reste,—à des personnes de la plus haute distinction.
Ces personnes ou personnages, c'était la fameuse «société» de Creux-de-Pile. Tout ce qu'il y avait de plus huppé dans le pays.
En première ligne, M. de Courbillon et son épouse, propriétaires, bourgeois d'ancienne date, de fortune médiocre, de capacité pire, mais relevés aux yeux des hommes par une piété profonde, une honnêteté véritable, une habitude de ne rien faire qui datait de trois générations et un respect profond de leur gentilhommerie, qui d'ailleurs pour l'origine et l'ancienneté en valait beaucoup d'autres plus célèbres en France.
En seconde ligne... mais peut-être, afin d'éviter une énumération plus longue que celle d'Homère, ferai-je mieux de répéter la conversation que j'avais ce jour-là même, un quart d'heure avant l'audience, avec mon camarade, adversaire et ami Néanmoins, qui devait plaider pour madame Forestier.
Et d'abord, il faut que je vous présente Néanmoins. Ce nom bizarre qu'il n'avait pas reçu au baptême où il fut présenté sous le nom de Charles-Jules (père et mère inconnus) lui vint de ce que, très bien doué d'ailleurs du côté de l'intelligence, il avait entre les deux yeux un nez plus petit des trois quarts que le plus petit de tous les nez de l'arrondissement.
Ce n'était pas sa faute; il n'avait pas eu le choix, comme disait la bonne sœur de Saint-Roch qui le recueillit; le pauvre garçon était arrivé le dernier à la foire des nez, et n'en ayant pas trouvé d'autre, s'était accommodé de celui-là. De là vint le nom de Néanmoins (Nez-en-moins), qui fut collé sur lui par ses camarades au lieu et place du nom de son père.
Ce n'est pas tout. Néanmoins, un peu trop court du côté du nez, était trop bombé du côté opposé. En d'autres termes, il était bossu, et sa bosse s'élevait entre ses deux épaules comme une montagne entre deux plateaux. Un large buste, de longs bras et de longues jambes pareilles à celles d'un faucheux, un visage assorti à tout le reste, très intelligent, mais aussi très trivial, voilà mon ami Néanmoins, qui ajoutait à ces grâces naturelles une certaine manière d'agiter en marchant ses bras comme un batelier agite ses rames, de sorte que les enfants se retournaient dans la rue pour le voir et pour le contrefaire.
Très populaire avec cela, il avait deux noms au lieu d'un. Quand on l'appelait par devant, son nom était Néanmoins; mais quand il avait le dos tourné, on l'appelait Bossenplus.
Contrefait comme il était, horriblement laid, sans famille, sans fortune, couvert de deux sobriquets ridicules, il aurait dû être triste ou méchant.
Ni l'un ni l'autre. Néanmoins avait l'humeur aussi gaie que si les dieux l'avaient fait pareil au bel Endymion, qui fut enlevé par la chaste Diane. Il riait le premier de sa bosse, de son nez, de sa pauvreté, et, sans grimace, faisait rire les autres. Élevé par charité, il avait reçu une excellente éducation primaire, en avait très bien profité, et s'était fourré de bonne heure dans la procédure.
Il était, en ce temps-là, maître clerc de M. Patural, l'avoué, et déjà commençait à diriger l'étude, le patron devenu gros, gras et riche, ne pensant plus qu'à jouir de la vie, suivant la formule célèbre du Marseillais:
«Manger tout son soûl, boire des aliqueurs, et voir les femmes comment elles sont faites...»
Peut-être Néanmoins ne gagnait-il pas beaucoup d'argent à ce métier de premier clerc, chargé des pleins pouvoirs de son patron,—douze cents francs tout au plus et ce qu'il pouvait tondre sur quelques petites consultations de hasard,—mais il y ajoutait les produits de son éloquence.
Lui et moi nous plaidions contradictoirement les affaires de la justice de paix, je veux dire celles où des personnages considérables étaient intéressés; car pour les pauvres diables qui se disputaient depuis trente sous jusqu'à six francs, ceux-là plaidaient eux-mêmes.
Mais aussitôt qu'un plaideur était averti que son adversaire avait mis sa cause dans les mains de l'un de nous, vite il courait chez l'autre. Trapoiseau, Néanmoins étaient les deux colonnes de la justice de paix.
Aussi bons amis d'ailleurs hors de la salle d'audience qu'acharnés à nous contredire à l'intérieur, Néanmoins m'avait même cinq ou six fois invité à souper chez une veuve un peu mûre qui avait pour lui des bontés malgré (ou peut-être à cause de) son nez et de sa bosse; mais j'avais refusé de peur de contrarier ma mère qui veillait au décorum et rêvait pour moi de hautes destinées.
En deux mots, lui et moi, nous n'avions guère de secrets l'un pour l'autre, et en particulier nous parlions avec une liberté suprême de tout ce qu'il y avait de plus riche dans la finance ou dans l'industrie, de plus élevé dans l'administration, de plus joli et de mieux fait dans le beau sexe, de plus souverain dans la magistrature.
C'est pourquoi, comme M. le juge de paix, homme d'une exactitude sans pareille, ne devait faire son entrée qu'une demi-heure plus tard, nous nous appuyâmes, Néanmoins et moi, sur la balustrade en bois qui domine l'escalier de l'hôtel de ville, et nous regardâmes monter les bourgeois et les bourgeoises de Creux-de-Pile.
—Tiens, dit Néanmoins, regarde ce nez fendu comme celui d'un bouledogue et cette tenue d'ancien gendarme qui se croit toujours sur le point d'arrêter les gens, c'est Crochard, le percepteur. Joli garçon, celui-là, avec ses yeux féroces, son nez bourgeonné et sa voix de rogomme; il doit être aimable avec sa femme s'il l'est moitié autant qu'avec le public.
Je répondis:
—Néanmoins, mon ami, je t'invite à respecter l'autorité même dans ce qu'elle a de plus laid et de plus désagréable... Et celui-ci, qui parle le dos plié, le chapeau à la main, à quelqu'un qu'on ne voit pas encore, qui est-ce?
—Hé! c'est le gros Francis Vire-à-Temps qui offre le bras à sa belle sœur, la femme de M. le sous-préfet. Elle est charmante, la petite dame.
Ici, Néanmoins fit claquer sa langue d'un air de connaisseur. Je crus devoir le rappeler aux convenances.
—... Oui, charmante, en vérité, jolis yeux, taille mince et bien prise. Tournure svelte et gracieuse. Un petit air étonné, riant et charmé, qui vous charme vous-même. Pas bête, ce gros sous-préfet, qui a su trouver ça et cent mille écus de dot avec!... L'huître et la perle!... Ah! ces Vire-à-Temps, ces Vire-à-Temps sont nés coiffés!
Je demandai:
—Que vient faire ici la petite dame?
—Parbleu! tu le vois bien... Montrer sa toilette du matin, qui est délicieuse (arrivée de Paris hier au soir, le chef de gare me l'a dit), se montrer elle-même, et je te garantis qu'elle fera plus d'effet que sa toilette, profiter de l'absence forcée de mademoiselle Hyacinthe Forestier, qui pourrait seule lui disputer le prix de la beauté, voir un spectacle nouveau, ce qui plaît à toutes les dames, et avoir pour toute la semaine un sujet de jacasserie...
A ce dernier mot je m'écriai:
—Néanmoins, Néanmoins, tu m'indignes...
Alors il répliqua d'un ton philosophique et grave que le savant Aristote lui-même n'aurait pas dédaigné:
—Mon ami, Mme Eva Vire-à-Temps, femme du sous-préfet, belle-fille du président, belle-sœur du gros Francis, future belle-sœur de mademoiselle Hyacinthe, est un ange... qui le sait mieux que moi?...
Il poussa un profond soupir.
—... Mais, ajouta-t-il, comme il n'est pas d'ange qui ne touche à la terre par quelque côté, celle-ci a le petit défaut de jacasser un peu... cela te déplaît. Mettons qu'elle est un ange sans défaut...
Et ainsi de suite. Mon ami Néanmoins nomma et analysa toutes les personnes qui montaient le grand escalier d'honneur.
Tout à coup, onze heures sonnèrent à la grande horloge de la ville. Nous allâmes, lui et moi, prendre nos places dans la salle d'audience, et M. le juge de paix qui était monté, sans qu'on le vît, par un petit escalier dérobé, fit son entrée.
XVIII
LE JUGE DE PAIX
De tous les magistrats que j'ai connus, et qui ont jugé sur leurs sièges ou péroré debout dans Creux-de-Pile, M. Robin était certainement le plus aimable.
C'était un vrai bourgeois de l'ancien temps, instruit, lettré, bien élevé, doux, plein de naturel et de charme dans la conversation, et d'une bienveillance un peu railleuse qui ne se démentait jamais, excepté avec quelques gens de loi rapaces dont il sabrait impitoyablement les mémoires et auxquels il appliquait toujours le minimum de la taxe, car il avait été trente ans juge au tribunal avant d'être nommé juge de paix.
Avec cela, le plus honnête homme du monde et le moins attaché à l'argent; assez riche d'ailleurs de son patrimoine, il avait réduit de bonne heure tous ses besoins au strict nécessaire, n'ayant qu'une vieille cuisinière, mais habile dans son métier et bien payée, sobre mais délicat dans ses goûts; toujours vêtu de la même manière en quelque occasion ou cérémonie que ce pût être, mais proprement et avec l'élégance discrète qui convient aux vieillards; il avait doté sa fille unique mariée à un officier établi en Algérie, non seulement de l'héritage de sa femme morte depuis longtemps, mais encore presque de tout le sien propre, ne gardant pour lui que le strict nécessaire, c'est-à-dire deux mille cinq cents francs de rente, afin, disait-il, de ne pas dépendre du hasard et des gouvernements ou des préfets qui pouvaient survenir.
Quant à son traitement de juge de paix, il le partageait en trois portions égales; de la première il faisait des présents à sa fille à ses petits-enfants; la seconde était réservée aux pauvres diables de toute espèce qui venaient lui demander conseil et assistance; pour la troisième il la donnait à une vieille fille autrefois jolie, qui avait charmé son âge mûr et celui de deux autres bourgeois indivis. La malheureuse était devenue laide et les autres bourgeois l'avaient délaissée; mais M. Robin qui n'allait plus la voir, prenait toujours soin de sa vieillesse, et empêchait qu'elle ne fût maltraitée, car, disait-il souvent, il n'y a qu'un malhonnête homme qui laisse cracher dans la fontaine après s'y être désaltéré.
Tel était le savant magistrat qui allait juger la grande querelle de Mme Bernard contre Mme Forestier.
Il entra d'un pas ferme et assez leste encore malgré ses quatre-vingts ans, salua le public et les dames d'un air souriant, bienveillant et grave comme il convenait à sa situation sociale, à son âge et à son caractère, et fut salué à son tour très respectueusement. Il était fort aimé des ouvriers, parce qu'il les aidait de ses conseils et de sa bourse, et des dames parce qu'il les aimait beaucoup, et aussi (faut-il l'avouer?) parce qu'il leur racontait mieux et plus gaiement que personne les histoires grivoises de l'ancien temps.
En un mot, cet homme excellent n'était pas parfait; mais quelle distance de lui à la plupart de ces bourgeois, dont tous les vices étaient assaisonnés de grossièreté, de bêtise, de cynisme ou d'hypocrisie.
A peine assis, il regarda l'auditoire placé devant et derrière lui, et surtout les dames, sourit à madame la sous-préfète, belle-fille du président Vire-à-Temps, qui était incontestablement la plus jolie, expédia lestement quatre ou cinq affaires de braves gens qui se querellaient pour des niaiseries, et enfin, au bout d'un quart d'heure, fit signe à mon ami Néanmoins et à moi que notre tour était venu.
Sans être un orateur hardi et sûr de son auditoire, je ne suis certes pas timide, mais ce jour-là j'avais des palpitations de cœur, car je venais de reconnaître au fond de la salle, derrière M. le juge de paix, et un peu à gauche, Mlle Bouchardy, qui me regardait fort attentivement, et cette vue m'ôtait la plus grande partie des moyens oratoires.
Échouer devant Angéline! Ah! grands dieux! ce serait à se jeter au fond de la rivière!
Je m'avançai donc un air modeste, pesant toutes mes paroles,
Priant des justes dieux, conducteurs de ma langue,
de ne dire rien devant cet auguste auditoire qui pût être requis, et je commençai l'exposition des faits.
Je vantai d'abord les vertus et les grâces du pauvre César défunt. Jamais paon plus magnifique n'avait dans aucune basse-cour de France ou d'Angleterre, déployé sa queue au soleil; ses tectrices caudales, monsieur le juge, étaient au nombre de dix-huit.
Ici, Néanmoins m'interrompit:
—Tectrices, dit-il, qu'est-ce que c'est que ça? Allons-nous parler latin devant les dames?
Il espérait faire rire à mes dépens, mais je répliquai d'un air grave:
—Je comptais n'être pas obligé d'expliquer à mon honorable confrère que les tectrices caudales sont ces belles plumes molles qui couvraient et entouraient comme d'un épais et resplendissant bouclier la queue du malheureux César.
Je fis une pause comme si j'étais suffoqué par l'émotion, et j'ajoutai en poussant un profond soupir:
—Malheureusement, ce bouclier ne l'a pas préservé des coups d'un lâche assassin.
Alors M. le juge de paix me dit avec bonté:
—Voyons, monsieur Trapoiseau, expliquez-nous comment il a péri. Ces dames brûlent d'envie de l'apprendre.
Je répliquai:
—Il a péri, monsieur le juge de paix, comme tout ce qui est beau et bon en ce monde,—sous les efforts réunis de la haine et de l'envie.
Puis, d'un ton moins élevé et qui ne visait plus à la haute éloquence, je racontai les circonstances présumées de l'événement, l'entrée de César dans le jardin de Mme Forestier où sans doute on l'avait attiré par de perfides caresses, et sa mort violente que je comparai en finissant à celle du jeune Conradin, qui était venu réclamer son héritage à Naples et qu'on avait fait décapiter.
—Son héritage! reprit Néanmoins. Entendez-vous par là, maître Trapoiseau, le grain qu'on donne à nos poules?
Comme j'allais répliquer vivement, M. le juge de paix prit la parole et dit à mon adversaire, qui déjà retroussait ses manches pour mieux montrer la blancheur de ses manchettes:
—Mon ami Néanmoins, avez-vous quelque chose à nier dans ce récit tragique?
—Je nie tout, monsieur le juge, le fait principal d'abord, et ensuite les circonstances accessoires; je nie...
—C'est bien, maître Néanmoins. Nous verrons cela tout à l'heure. Où sont les témoins?
L'huissier appela la grande Marion.
Elle s'avança, fit une grande révérence à M. le juge, une autre à l'auditoire, un sourire à moi, une grimace à Mihiète son ennemie, mit les mains sur ses hanches, pour mieux garder la perpendiculaire et dit d'une voix retentissante:
—Monsieur le juge, n'écoutez pas ce bossu...—elle montrait Néanmoins—... ce bâtard, ce...
Un si bel exorde commençait à répandre la joie dans l'assistance, et mon adversaire lui-même, habitué d'ailleurs à de pareils compliments, riait ou faisait semblant de rire comme les autres; mais M. Robin l'interrompit:
—Marion, si vous n'avez pas à témoigner d'autre chose, je vais vous envoyer éplucher vos oignons et vos carottes.
Elle répondit.
—Seigneur, mon Dieu! on ne peut donc plus parler devant le monde?
—Non, vous n'avez le droit d'insulter personne!
—Ah! que vous êtes dur pour les pauvres gens, monsieur le juge!... Enfin, dites-moi vous-même ce qu'il faut dire, alors!
—Vous aviez un paon, Marion?
—Et un joli encore, monsieur le juge. J'ai vu des princes qui ne le valaient pas... Tenez, vous vous rappelez bien celui qui passa l'an dernier avec deux domestiques à l'auberge, et qui se soûla comme une grive aux vendanges...
—Marion, je ne vous parle pas d'un prince, mais de votre paon!... On l'a tué?
—Oui, monsieur.
—Qui l'a tué?
—Est-ce que je sais, monsieur... Si je le savais, je lui ferais passer un mauvais quart d'heure.
Alors dans un récit assez diffus, elle expliqua ce qu'elle avait vu, et qui devait être cause du meurtre.
—C'est la Mihiète, j'en mettrais ma main au feu! C'est une mauvaise femme, cette Mihiète! En même temps, elle montra le poing à son ennemie qui, de son côté, allait répliquer lorsque M. Robin leur coupa la parole.
—Retournez à votre place, Marion, mais ne vous éloignez pas; j'aurai besoin de vous tout à l'heure.
—A votre service, monsieur le juge de paix, ici et ailleurs!
Mihiète vint à son tour; mais avertie et rendue prudente par le sort de sa rivale, elle attendit les questions:
—Mihiète, avez-vous vu le paon le jour où il a été tué?
Elle répondit triomphante:
—Si je l'ai vu, monsieur le juge de paix!... c'est-à-dire que je n'ai fait que ça!... Il était assez laid, son César adoré, avec son bec long et plat comme le nez de M. Pouscaillou ici présent...
De la main elle montrait l'huissier contre qui sans doute elle avait quelque vieille rancune.
—Mihiète, prenez garde à vos paroles, interrompit le juge de paix.
Mais elle continua:
—... Pour les pattes, ça ressemblait à celles de madame...
Elle cherchait des yeux dans l'assemblée à qui elle appliquerait un compliment, et la plupart des dames tremblaient, mais M. Robin lui dit:
—Voyons, Mihiète, laissez-là son bec et ses pattes. Est-ce vous qui l'avez tué?
—Et pourquoi donc ça ne serait-il pas moi? demanda Mihiète. Il m'a assez ennuyée, je vous en réponds, pendant qu'il vivait. Il criait tout le temps. On croyait tantôt que le cochon grognait, tantôt que le dindon gloussait; pas du tout, c'était mon César qui chantait... Et si vous saviez la voix qu'il avait!... Tenez, vous avez bien entendu Mme...
—Mihiète! reprit sévèrement M. Robin.
—Enfin, vous savez bien la dame que je veux dire, quand elle chante, elle fait aboyer les chiens et tourner le lait des nourrices; eh bien, César chantait tout comme elle.
—Alors vous l'avez tué?
—Eh bien, oui, monsieur le juge de paix, c'est moi! répliqua Mihiète avec une énergie sauvage. Et si c'était à refaire, je le referais!...
—Oh! oh! s'écria Marion d'un air de défi.
—Oui, je le referais! Et ce n'est pas toi qui m'en empêcherais encore!... Monsieur le juge de paix, voici la chose... Le matin Mme Forestier me dit: Mihiète, vous voyez comment on m'a traitée! En effet, la Marion et Mme Bernard nous avaient agonisées de sottises... Eh bien, a dit madame, tout ce que tu pourras lui faire de pire, fais-le... Et pour commencer, si cette sale volaille vient manger la pâtée de nos poules... coupe-lui le cou!... Alors le César est venu comme à l'ordinaire pour dîner chez nous, sa marmite était renversée chez lui, et ma foi, j'ai fait comme Mme avait dit.
Marion s'écria en montrant le poing:
—Va! va! elle et toi, vous ne le porterez pas en paradis!
L'autre allait répliquer; M. Robin lui fit signe de se taire et demanda:
—Maître Néanmoins, après l'aveu de Mihiète, niez-vous toujours le fait principal?
Alors, mon ami Néanmoins fit un grand geste oratoire et dit:
—Monsieur le juge de paix, il est vrai que César a été tué. Mais dans quelle circonstances?... C'est l'objet de l'action reconventionnelle que nous poursuivons aujourd'hui. J'attends de votre justice, monsieur, que les deux causes ne soient pas disjointes, mais réunies et conjointes.
—Elles le seront, dit M. Robin, si cela est nécessaire. Allez, Néanmoins, vous avez la parole.
XIX
LE JUGEMENT
Il y eut un mouvement dans l'assistance, et ce qu'en termes parlementaires on appelle une «sensation». D'abord parce que tant de spectateurs assis depuis longtemps et immobiles, étaient fort mal à l'aise, ensuite parce que les femmes étant, comme toujours, en majorité, avaient besoin d'échanger leurs impressions et de prendre parti.
Toutes les chaises furent remuées. Quelques dames placées au dernier rang et dont la toilette méritait (à leur avis) d'être mise en vue, changèrent de place avec quelques messieurs très polis et passèrent au premier rang.
Alors les conversations s'engagèrent.
Mon ami Néanmoins ne paraissait pas pressé de commencer. Je crois que, pareil à tous les orateurs habiles, il désirait connaître d'avance les dispositions de l'auditoire pour y conformer son exorde. Il feignait de chercher dans ses papiers quelque «document» écrasant pour ses adversaires et en même temps il prêtait l'oreille.
—Que dites-vous de ça, ma chère comtesse? demanda la pieuse Mme de Courbillon à sa voisine, vieille chanoinesse, venue cinquante ans auparavant du fond des Vosges et qui passait pour la femme la plus noble de race et la plus originale de tout l'arrondissement de Creux-de-Pile.
—Ma chère, répondit la chanoinesse, en laissant tomber sur l'assistance un regard dédaigneux de ses gros yeux voilés par l'âge, de mon temps, les gens de maison se querellaient pour leurs maîtres, et maintenant les maîtres se querellent pour leurs domestiques. Voilà un des beaux effets de leur Révolution. Ils n'avaient pas prévu ça, les bourgeois.
Et les deux nobles dames sourirent d'un air de mépris en pensant à la bêtise des bourgeois.
Une autre dame, plus jeune et de moins noble race,—son père avait été ferblantier, son mari était banquier,—dit à sa voisine:
—C'est maintenant que nous allons rire quand on va dire que M. Forestier est...
Elle baissa la voix et lâcha le mot qui fit beaucoup rire la voisine.
Mais est-ce bien vrai? demanda celle-ci, qui ne demandait qu'à voir dissiper ses doutes.
—Si vrai, répliqua la banquière, qu'on a vu une nuit le capitaine Smintéry passer par-dessus le mur du jardin pendant l'absence du mari. C'est la belle Rosine qui tenait l'échelle.
—Est-il, Dieu, possible!
—C'est certain, ma chère, et si Mihiète voulait parler!... Elle en sait long, celle-là! Oh! oui, elle en sait long!
Je n'entendis rien de plus, car M. le juge de paix, voyant que Néanmoins n'attendait plus qu'un signal pour commencer, lui donna la parole:
—Monsieur, dit le fondé de pouvoirs de la belle Rosine, voici l'affaire:
Nous avons tué un paon. Ça, c'est vrai, incontestable, indiscutable, indéniable. Ce paon s'appelait César. Nous ne le contestons pas davantage. On connaît notre franchise. On sait que nous ne cherchons jamais à fuir la conséquence de nos actes.
Mais dans quelles circonstances avons-nous tué ce paon? Était-il sur nos terres ou sur celles de notre adversaire? Il était sur les nôtres. Que faisait-il?... Il mangeait, monsieur le juge de paix; il dévorait (j'ai honte pour lui et pour ses maîtres de le dire) la pâtée de nos poules. Elles maigrissaient, les malheureuses! Il engraissait à nos dépens, lui, ce gros bénédictin, ce gros plein de soupe... de notre soupe à nous!
Nous le supportions pourtant ou plutôt nous le subissions... Oui, nous le subissions; mais nous le supportions... D'autres ne l'auraient pas fait; mais nous le faisions, nous! il nous plaisait de le faire...
Ici Néanmoins redressa fièrement sa bosse.
... Nous le faisions par bonté, par générosité, parce que nous voulions garder de bonnes relations avec notre voisine, Mme Reine Bernard, malgré tous les sujets de plainte qu'elle nous avait donnés,—parce qu'une alliance qui aurait comblé les vœux de Mme Bernard et qui (dans une certaine mesure, je le reconnais, ne nous déplaisait pas) semblait près d'unir deux des familles les plus honorables du pays; parce qu'enfin...
Le juge de paix l'interrompit:
—Mon ami, dit-il, venez au fait, s'il vous plaît.
Alors, Néanmoins reprit:
—Voici le fait. Le lendemain du jour où le contrat de Mlle Hyacinthe Forestier et de M. Michel Bernard a été signé, la servante de Mme Bernard a cherché querelle à la nôtre; nous avons été traités de la façon la plus grossière: on nous a jeté à la tête des mots abominables et que la décence même défend de répéter devant les dames...
Toutes les femmes présentes brûlaient au contraire, d'envie de les entendre répéter; mais le vieux juge de paix, qui était réellement conciliant, fit signe qu'il approuvait cette réserve et même qu'il blâmerait fortement Néanmoins s'il osait s'en écarter. Celui-ci continua:
... Enfin, Mme Bernard et sa servante nous ont traités comme la dernière des dernières... Alors, justement indignés qu'on répondît par de tels procédés à toutes nos bontés, nous avons mis à la porte toute la famille; M. Michel Bernard à qui nous avons retiré la main de notre fille, la veuve Bernard sa mère, la Marion qu'on vient de voir déposer tout à l'heure et le paon.
César n'a pas voulu obéir à la loi. Il a sauté par-dessus le mur; il a franchi le Rubicon; il est tombé victime de sa témérité, de sa goinfrerie ou peut-être de l'avarice de Mme Bernard et de Marion qui ne le nourrissait pas assez bien...
—Si l'on peut dire!... interrompit Marion furieuse.
Mais le juge de paix lui fit signe de se taire.
—Enfin, que demandez-vous, Néanmoins?
—Voici mes conclusions, monsieur..... Cent francs d'amende que Mme Bernard paiera au gouvernement de la République, cinq cents francs de dommages-intérêts, qu'elle nous paiera, à nous; et, si vous croyez devoir en échange nous faire payer la valeur du paon, qui n'était ni beau ni bon, qui avait un gloussement plus désagréable que celui des dindes et qui laissait partout (vous m'entendez bien, monsieur le juge et vous aussi, mesdames) des traces de sa digestion, eh bien, nous consentons de grand cœur à ce qu'on diminue de deux francs cinquante centimes la somme de cinq cents francs que nous attendons de votre justice.
Et voilà!
Ayant dit ces choses, Néanmoins s'essuya le front et regarda d'un air assuré tout l'auditoire.
—Et vous, maître Trapoiseau, demanda le juge de paix, qu'avez-vous à répliquer?
—Presque rien, monsieur, excepté que les torts sont à peu près réciproques, que la servante de ma cliente a été provoquée, qu'elle a répondu vivement, qu'un mot malheureux a été lancé qui ne pouvait d'ailleurs blesser en rien l'honneur et la réputation inattaquables de Mme Forestier, que, d'ailleurs, il a été prononcé par la servante et non par la maîtresse qui s'empresserait de la désavouer si elle était présente...
J'allais continuer mes explications en suivant les instructions de Michel, pallier, adoucir et mettre de l'huile dans les ressorts, mais tout à coup une voix aigre et vibrante retentit au fond de la salle, et d'un coin obscur sortit une petite vieille dame vêtue de noir et voilée que personne n'avait remarquée jusque-là.
C'était Mme Reine Bernard, qui releva son voile épais, s'avança en face du juge de paix, et dit:
—Taisez-vous, Trapoiseau!... Puisque vous ne savez pas plaider pour moi, je vais plaider moi-même.
Je me retirai modestement et lui cédai la place. Je connaissais la fureur continuelle de la dame et son vocabulaire toujours riche en injures; je n'avais pas envie de détourner sur moi un torrent prêt à couler sur la famille Forestier.
Du reste, tous les assistants se réjouissaient à la pensée d'entendre Mme Bernard. Le juge de paix lui-même, sous couleur d'impartialité, ne haïssait pas la plaisanterie, et ce petit incident semblait le distraire. Il dit donc d'un air aimable et souriant:
—Madame, vous avez la parole.
Alors Mme Bernard commença:
—D'abord, monsieur, il y a autant de mensonges que de mots dans ce que vous a débité ce bossu.
Elle montrait du doigt Néanmoins, qui prit l'attitude d'un homme au-dessus de l'injure; du moins c'est ce qu'il voulait figurer, je crois, en fourrant ses pouces dans les entournures de son gilet et renversant la tête en arrière comme s'il avait regardé quelque mouche au plafond ou quelque étoile au zénith.
Elle continua:
—Quant à Trapoiseau, à voir la mollesse avec laquelle il défend mes intérêts, je m'explique bien le soupçon qui m'est venu qu'on l'a payé pour...
Au fond de mon âme, je l'appelai pécore. J'essayai de l'interrompre et de réclamer; mais le juge de paix me fit signe de la main:
—Trapoiseau, dit-il, vous n'avez pas besoin de réclamer. Nous vous connaissons tous. Vous savez bien d'ailleurs qu'il faut pardonner quelque chose à la colère des dames.
Puis, se tournant vers elle et d'une voix caressante:
—Voyons, ma chère enfant, vous étiez un peu émue l'autre jour, cela se comprend, et vous êtes fâchée, n'est-ce pas? d'avoir lâché un mot trop vif que rien ne pouvait justifier.
Mme Bernard l'interrompit en riant comme les cavales furieuses hennissent:
—Ah! ah! Fâchée, moi, d'avoir traité la Forestier comme elle le mérite! Fâchée d'avoir appelé son mari...
Le vieux juge de paix était un excellent homme, je l'ai déjà dit, doux, poli, instruit, lettré, et qui avait toujours vécu dans le respect des femmes, mais quand il vit que la dame allait prononcer le mot terrible et aggraver devant tous les bourgeois de Creux-de-Pile une injure déjà si cruelle pour le pauvre M. Forestier, il frappa sa table d'un coup de poing si terrible que le mot se perdit dans le bruit. Puis il dit d'un ton sévère:
—Madame, retirez-vous. La cause est entendue.
Elle voulut répliquer, mais il reprit:
—Trapoiseau, mon ami, emmenez-la ou je vais la faire enfermer comme folle.
A cette menace, qu'il n'avait ni le droit ni la volonté d'exécuter, la féroce dame fut si épouvantée, qu'elle me suivit sans rien dire, la tête basse. Je la conduisis jusqu'au bas de l'escalier de l'hôtel de ville, où sa fidèle Marion vint la rejoindre.
Toutes deux rentrèrent au logis en maudissant le juge de paix.
Quant à lui, dès que je fus rentré, il dicta un jugement tout pareil à ceux de Salomon, compensant les dépens, condamnant les deux parties chacune à une amende de cinquante francs, n'accordant de dommages-intérêts ni à l'une ni à l'autre; puis, s'essuyant le front, car il faisait chaud, il leva la séance, et crut sans doute la paix rétablie ou feignit de le croire; mais qu'il était loin de compte, et quelles scènes tragiques se préparaient pour la joie des habitants de Creux-de-Pile!
Cependant tout le monde se dispersa pour aller dîner, car, de quelque nom qu'on l'appelle, le principal repas de tous les bourgeois de Creux-de-Pile est entre midi et deux heures; dans l'après-midi les hommes vont au café et jouent aux cartes; les femmes s'habillent, font des visites, et disent du bien des absents.
Pour moi, comme je me retirais avec les autres, je vis que mademoiselle Angéline Bouchardy, qui était venue sous le bras de son père, me regardait si fixement que mon pauvre cœur trop tendre se mit à palpiter comme un petit oiseau dans la main d'un enfant.
Alors je m'approchai d'un air indifférent, me doutant bien qu'on avait quelque avis ou quelque ordre à me donner. Mais ce fut tout autre chose.
Angéline me dit:
—Monsieur Trapoiseau, vous avez admirablement plaidé.
Je n'avais pas prononcé trente paroles; mais, comme dit en grec saint Chrysostôme, felices fortuna juvat; aux gens heureux tout réussit. Et ce jour-là j'étais heureux.
Je répliquai:
—Mademoiselle, c'est votre présence qui m'a inspiré.
Ce qui fit rire toutes les dames et demoiselles et Angéline elle-même, qui rougit un peu par surcroît.
Du moins, je l'ai cru ce jour-là. Si c'était une illusion, grand Jupiter, donnez-m'en toujours de pareilles!
XX
ENTRE ÉLECTEURS
Le même jour, vers quatre heures de l'après-midi, pendant que je rédigeais le testament d'une vieille dame dont on avait beaucoup parlé à Paris trente ans auparavant, mais non dans le meilleur monde, et qui voulait, pour racheter les péchés de sa jeunesse, léguer toute sa fortune à un couvent, la porte de l'étude s'ouvrit sans bruit.
Pour rendre plus facile le travail de l'intelligence, je fredonnais doucement le refrain:
Sapristi! qu'est-ce qui paiera
La goutte à la pa, à la pa pa,
Sapristi! qu'est-ce qui paiera
La goutte à la patrouille?
J'en étais à l'article 5 du testament. Il s'agissait d'un vieux monsieur qui devait être chargé d'un fidei-commis de cent mille francs, destiné, bien entendu, au couvent, lequel, en retour, ferait dire quelques centaines de messes pour retirer ma cliente du purgatoire. Il s'agissait de prévenir les procès en captation qu'un héritier naturel qui se croit frustré n'est que trop souvent disposé à intenter, et aussi de prendre quelques précautions contre l'infidélité possible du fidéi-commissaire. Il n'était pas aisé de trouver la formule; alors je continuai le couplet suivant:
La baronne avait du monde,
Mais c'étaient ses quatre sœurs,
Dont trois brunes et l'autre blonde,
Avec huit-z-yeux ravisseurs.
A ce moment, je m'aperçus qu'une ombre venait de se planter entre la fenêtre et moi. Je levai les yeux.
C'était la belle Angéline.
Je me levai précipitamment et m'excusai de ne l'avoir pas vue plus tôt. Sans cela, elle pouvait croire que je ne me serais pas permis de chanter...
Elle sourit avec bonté et répliqua:
—Ne vous excusez pas, monsieur Félix...
(Félix! elle disait Félix!)
..... Ce n'est pas vous qui avez tort de chanter quand j'ouvre la porte; c'est moi qui n'aurais pas dû entrer de peur d'interrompre vos chansons...
—Oh! mademoiselle!...
—Vous chantez très bien d'ailleurs... Orateur le matin, ténor le soir...
Elle riait et peut-être se moquait un peu de mes talents variés, mais si doucement, si gaiement que j'éprouvais la sensation du chat à qui l'on passe lentement la main sur le dos et qui ronronne avec reconnaissance. Si je ne ronronnais pas, moi, c'était par respect pour le métier de notaire que j'étais exposé à exercer un jour et aussi parce je n'avais pas le gosier fait comme celui des chats.
Elle n'était pourtant pas venue, du moins je le suppose, pour m'entendre chanter ou pour me faire des compliments sur ma voix de ténor; elle me demanda donc un volume de l'Histoire ancienne, de Rollin.
—Lequel, mademoiselle?
Elle répondit:
—Celui que vous voudrez; ça m'est égal.
Puis, comme elle s'aperçut de son étourderie, elle se reprit;
—Celui de la prise de Carthage.
Je me hâtai de chercher et de lui donner le livre. Alors, comme se décidant tout à coup:
—A propos, dit-elle, je suis chargée d'une commission...
—Laquelle?
—Mon amie Hyacinthe, qui a su de moi les efforts que vous avez faits ce matin pour empêcher à l'audience un éclat qui la séparerait éternellement de Michel, m'a chargée de vous en remercier.
En même temps elle me regarda d'un air si particulier et si aimable, que je me sentis tout à coup transporté d'une hardiesse extraordinaire et que j'osai dire:
—Je n'ai fait que mon devoir... mais Mlle Hyacinthe n'a donc pas renoncé à Michel?
—Non.
—Comme Michel sera heureux de n'être pas oublié!
Angéline répliqua d'un air distrait:
—Oui, oui! très heureux!
—Et alors, il ne vous épouse donc pas?
—Monsieur Trapoiseau, que signifie cette question?
Je répondis tout troublé:
—Pardon, mademoiselle; on disait, on avait dit...
—... Qu'à défaut d'Hyacinthe, Michel viendrait à moi! Monsieur Trapoiseau, vous êtes un impertinent! Je ne chasse pas sur les terres de mes amies.
Le mot était dur, quoique la manière demi-sérieuse, demi-plaisante dont il était prononcé en diminuât beaucoup la force.
Je me hâtai de m'excuser. Cependant, trouvant l'occasion favorable et craignant qu'elle ne se présentât plus, j'osai dire encore:
—Je sais quelqu'un qui sera bien content de l'apprendre.
—Qui donc, s'il vous plaît, monsieur?
Et elle me regarda d'un air assez hautain.
—M. Francis Vire-à-Temps, le fils de M. le président, le receveur de Creux-de-Pile, par exemple. On dit que M. Bouchardy ne le déteste pas...
Cette fois, la belle Angéline me regarda entre les deux yeux, mais sans colère, et me dit:
—Monsieur Trapoiseau, vous ne pensez qu'à faire des contrats, c'est votre état, et alors, dès que vous voyez un receveur sans femme, vous voulez me l'offrir. Eh bien, sachez, cher monsieur, que je ne suis pas pressée, moi, de me marier, que je suis libre et maîtresse chez moi,—libre et maîtresse, vous m'entendez bien?—que tous les receveurs du monde ne me tentent pas, que je suis trop bonne de répondre à vos questions, et enfin... bonsoir. Tenez, reprenez votre livre. Je sais en gros que Carthage a été détruite par les Romains, ça me suffit pour aujourd'hui.
Tout cela fut débité d'une haleine et presque avec indignation.
Elle ouvrit la porte, me regarda une seconde, me vit presque consterné, et d'une voix légère ajouta:
—Au revoir, monsieur Trapoiseau.
Alors la porte se referma, et la vieille étude sombre qui avait été éclairée d'un rayon de soleil rentra dans les ténèbres.
Pour moi, tout en enrageant de mon mauvais succès et en rédigeant avec application le fameux paragraphe 5 du testament de la vieille, je sentais je ne sais quel soulagement, et je chantonnais doucement, car c'est ma manie de chanter quand je suis seul:
Ohé! les petits agneaux,
Qu'est-ce qui casse les verres?...
Au fond, quoiqu'elle m'eût trouvé trop hardi peut-être pour l'avoir questionnée, Angéline m'avait répondu, et même fort nettement au sujet de Michel et du gros Francis. Elle ne voulait ni de l'un ni de l'autre... Elle n'était pas pressée... Elle attendait donc quelqu'un ou quelque chose; mais quoi?... Hé! hé! si c'était le fils unique de maman Trapoiseau?...
Ici mon âme se plongea dans un abîme de rêveries et de félicités...
Le même soir, vers neuf heures, comme je me promenais dans les rues, je rencontrais un groupe nombreux de mes concitoyens qui paraissaient fort agités et qui parlaient politique à l'entrée du café de la Perle où se réunissent tous les hommes d'État de Creux-de-Pile.
L'un d'eux, me reconnaissant, malgré l'heure avancée, m'appela de loin:
—Hé! Trapoiseau!
—Qu'y a-t-il?
—Grande nouvelle. La Chambre des députés va être dissoute.
—Je sais.
—On fera des élections.
—Je sais.
—Le père Forestier va revenir.
—Je sais.
—Il est des 363.
—Peut-être!
—Le préfet n'en veut pas.
—Je sais.
—L'évêque est indécis.
—Je sais.
Alors, celui qui m'avait appelé, s'écria en répétant une plaisanterie fort connue de ce temps-là:
—Il sait tout, ce Trapoiseau.
Ce qui faisait illusion à une parole qu'on disait échappée à un fameux homme de guerre en montrant son secrétaire particulier.
Tous les autres se mirent à rire et m'obligèrent à m'asseoir avec eux dans le café, où naturellement on se remit à parler politique.
—Toi qui sais tout, dit mon ami Néanmoins, tu ne sais peut-être pas que Michel est candidat?
En effet, je ne savais pas, et je l'avouai franchement.
—Apprends donc, reprit Néanmoins, que Michel va revenir; qu'il renonce à la belle Hyacinthe de son plein gré ou parce qu'il ne peut pas faire autrement; que pour se venger il va se présenter aux élections prochaines, qu'il sera soutenu par les républicains à qui le père Forestier, ancien bonapartiste mal blanchi, n'a jamais rien dit de bon; qu'on va courir les champs et la ville à la poursuite des électeurs; qu'il y aura des comités, des assemblées, des réunions populaires, tout le diable et son train; que les hommes éloquents comme toi et moi vont se faire connaître et poser leur candidature pour un prochain avenir...
On l'interrompit, on discuta les chances des candidats.
—Le père Forestier est une oie, dit un des assistants.
—Eh bien, tant mieux pour lui, répliqua l'autre. Il ne fera ombrage à personne. As-tu jamais vu que les électeurs aient rejeté un député parce qu'il était trop bête?
—Non, répliqua un troisième, car dans ce cas, ils n'en étaient que mieux représentés. Lui et eux se ressemblent. Est-ce qu'un troupeau d'oies va prendre pour chef un aigle? Jamais de la vie! L'aigle voudrait les enlever dans les airs à sa suite et peut-être leur ferait casser le cou. Les oies aiment bien mieux prendre un bon gros, gras, lourd oison, qui ne s'élève jamais,—aussi bien qu'elles,—à plus de deux pieds de terre. Un oison, vois-tu, en toutes choses, c'est plus sûr et moins trompeur.
—C'est donc pour cela, reprit Néanmoins, qu'il y en a tant dans nos grandes Assemblées.
Je lui coupai la parole.
—Néanmoins, mon ami, tu vas blasphémer contre les dieux!
Alors on revint à Michel, et les opinions se croisèrent pour et contre.
—Il a du talent, ce garçon!
—Heu! heu!
—Si! si! Il parle bien et longtemps. Je l'ai vu tenir le crachoir pendant deux heures et l'on ne s'ennuyait pas!
—Parbleu! Qui est-ce qui ne parle pas bien en France?
—Ceux qui réfléchissent!
Ce mot profond et vrai fit rire tout le monde.
—Michel a-t-il des chances?
—Pourquoi non?... Son père en avait.
—Il n'est pas des 363, lui, et le père Forestier en est peut-être...
—Oui, mais si peu!
—On dit que le président Vire-à-Temps le soutient.
—Oui, comme la corde soutient le pendu, en attendant qu'elle l'étrangle.
—Il a du génie, ce Vire-à-temps... Jamais on ne l'a vu que du côté du plus fort.
—Très malin, ce Vire-à-temps... Tous ceux qui veulent être avec le gouvernement vont suivre le président.
—Oui, mais qui sera gouvernement dans six mois?
—Ah! c'est l'imprévu. Mais Vire-à-temps ne se trompe jamais. On ne risque rien à le suivre.
—Vous savez le prix du marché? Son fils, le gros Francis épousera la belle Hyacinthe et Rosine donnera une dot.
—Ah bah!
—Parole d'honneur! Ça lui arrachera l'âme d'abouler ses écus; mais qu'est-ce qu'elle ne ferait pas pour ce gros président?
—Mauvaise langue!
—Pauvre Michel! dit quelqu'un.
—Ah! il était trop heureux, celui-là. Joli garçon. De l'argent. Du talent. Le nom respecté de son père. Un caractère heureux. Il aurait eu par-dessus le marché la plus jolie fille du pays. En vérité, c'était trop pour un seul homme!
Sur cette réflexion philosophique, on se sépara.
XXI
LES BANS
Quelques jours plus tard, en passant le long de l'Hôtel-de-Ville, je lus avec étonnement l'annonce du prochain mariage de M. Francis Vire-à-Temps (ou Portefoin, mais je lui laisse le nom sous lequel on avait l'habitude de désigner le père et les enfants) avec Mlle Hyacinthe Forestier, fille mineur et légitime, etc.
Ma surprise fut si forte que rien ne pouvait la surpasser, excepté celle des habitants de Creux-de-Pile qui tous connaissaient l'histoire de Michel et d'Hyacinthe.
La femme du coutelier d'en face en était si indignée qu'elle sortit de sa boutique tout exprès pour me dire:
—Eh bien! monsieur Trapoiseau, fiez-vous donc à présent aux belles demoiselles, aux filles de députés! A-t-elle assez fait de manières, celle-là, pour attraper le pauvre Michel!... Tournait-elle assez les yeux pour le regarder en dessous quand elle allait à la messe ou à la promenade?... Et à présent voilà!... La maman ne veut plus... Eh bien, tant pis pour Michel. On prendra le gros receveur, un mari ou un autre, qu'est-ce que ça fait? La nuit tous les chats sont gris. Au fond, ce n'est pas le mari qu'elle aimait, c'était le mariage.
Franchement, je le croyais un peu.
J'avais bien entendu dire (car tout se sait à Creux-de-Pile), que la belle Hyacinthe avait fait une vigoureuse résistance aux volontés de sa mère, qu'elle avait prié, supplié, pleuré; mais enfin tout s'était apaisé. M. Forestier était revenu. Il avait, sur l'ordre de sa femme, comme c'était son devoir, déclaré fermement à sa fille qu'elle devait renoncer à Michel et prendre sans retard le fils du président.
Elle obéissait. Qu'y a-t-il d'étonnant? N'est-ce pas dans toutes les familles bien réglées, le devoir de la fille d'obéir au père qui lui-même obéit à la mère, laquelle obéit tantôt au bon sens, tantôt à sa fantaisie? C'est égal, Hyacinthe aurait pu attendre davantage avant de céder.
Le même jour, comme je réfléchissais à ce changement subit et me chantais à moi-même (je vous l'ai dit, c'est mon habitude):
La donna è mobile,
je vis entrer dans ma chambre à dix heures du soir mon ami Michel en habit de voyage.
Après avoir salué ma mère, il me prit par le bras:
—Écoute, ami, puisque tu n'es pas couché, nous allons nous promener un peu. J'ai beaucoup à te dire et à entendre de toi.
Je le suivis et lui racontai ce qui s'était passé en son absence, sans oublier, bien entendu, la publication des bans.
Je croyais qu'il en serait ému; mais non...
—Déjà! dit-il simplement.
Puis il prit la parole à son tour.
—Mon cher ami, je suis venu par le dernier train, afin de n'être vu ou remarqué de personne, car, grâce à Dieu, les bonnes gens de ce pays se couchent plus tôt que les poules. D'où crois-tu que je viens?
—De Paris.
—En effet, c'est là que je faisais adresser mes lettres. C'est de là que partaient mes réponses et j'y étais hier au soir. Mais, en réalité, depuis un mois je n'ai pas quitté ce bienheureux pays où respire Hyacinthe...
Et comme je le regardais étonné:
—Je suis allé tout bonnement chercher un gîte à deux lieues d'ici dans la montagne, chez un brave homme, mon client, pour qui j'ai plaidé trois ou quatre fois sans lui demander un centime, qui habite seul au coin d'un bois, qui ne parle à personne (il est allé un peu aux galères dans sa jeunesse) et qui, pour quelques maravédis par jour m'entretient de pain bis, de lait, de fromage, de petit salé et de vin très âpre, mais qui réchauffe le cœur.
Tous les soirs, mon pauvre galérien, qui est le plus honnête homme du monde, au fond, et qui rendrait des points, pour la générosité, à Jean Valjean, prend son épervier et part pour la pêche sans s'occuper de moi, car il a contracté au bagne l'habitude de n'être pas curieux... De mon côté, je prends mon bâton de voyage, une blouse de charbonnier, un chapeau large et mou, j'arrive vers onze heures du soir à Creux-de-Pile, je fais le tour des remparts, j'évite les chemins tracés, je m'enfonce dans les prés, j'en sors pour entrer dans les terres, je vais détacher une petite barque qui appartient au meunier de Reberry, je passe la rivière et j'entre dans le jardin de M. Forestier, député...
Qu'est-ce que tu dis de ça, Félix Trapoiseau?
Je répondis gravement:
—Monsieur Michel Bernard, mon ami, vous êtes fou. Qu'allez-vous voir à cette heure indue?
—Hyacinthe, parbleu!
—Elle est exacte au rendez-vous?
—Elle est et elle n'est pas... Il y a bien des jours où je reviens bredouille. Mais, en temps ordinaire, je lui parle assez facilement quoique d'un peu loin, car elle demeure au rez-de-chaussée, à côté de la chambre de sa mère; mais nous sommes séparés par une fenêtre grillée... Malheureusement, il y a des jours où madame Forestier reçoit des visites et retient ses visiteurs jusqu'à deux heures du matin. Alors je m'en vais... Mais tout ça va finir.
—En effet, puisqu'elle va se marier avec le gros Francis. Que dis-tu de ça, Michel?
Il répliqua froidement:
—C'est sur mon conseil qu'Hyacinthe a donné son consentement.
Ici, je pensai que mon ami n'avait pas la cervelle bien saine.
—Mais que penses-tu faire? L'enlever?
—C'est mon secret, dit Michel... Un mot pourtant, Félix. Il est possible qu'il y ait du sang versé.
—Ah! grand Dieu! Vas-tu donner des coups de couteau à la famille Vire-à-Temps?
—Des coups de couteau, non; mais peut-être un bon coup d'épée...
—A Francis?
—A lui-même.
—Oh! le pauvre gros garçon, tu aurais le cœur de lui percer le flanc?
—Je l'aurai.
—Tu perceras?
—Je percerai.
—Le vieux Vire-à-Temps te fera empoigner par les gendarmes.
—Je l'en empêcherai bien. Le gros Francis sera mis à mort ayant que son père sache qu'il est en danger.
Et c'est toi, Félix Trapoiseau, mon ami, qui porteras le cartel et qui seras mon témoin.
—Hum! cela demande réflexion, Michel.
Alors il s'écria indigné:
—Par saint Cuthbert et saint Patard, qui sont les deux plus grands saints du calendrier, si tu ne promets pas d'être mon témoin, je jure, moi, de renoncer dès ce soir à ton amitié.
Puis, s'adoucissant peu à peu:
—Si tu savais, Félix, comme elle est belle, ma Hyacinthe!
Je répondis assez froidement:
—Oui, oui, je la connais!
—Tu crois la connaître, reprit-il, parce que tu as vu son enveloppe mortelle qui est d'une beauté idéale, avoue-le... Avoue que tu n'as rien vu d'aussi beau qu'elle!
—Peut-être...
Je pensais à Angéline; mais lui, sans m'écouter:
—Son âme immortelle est plus belle encore. Quand elle parle, vois-tu, sa voix est une musique; les paroles qui lui échappent, c'est de la fleur de poésie; ce qu'elle pense...
Alors, impatienté de tout cet enthousiasme, je lui dis:
—J'en connais une qui est dix fois plus belle...
Il recula étonné.
—Oh! oh!...
—Oui, Michel Bernard, mon ami, dix fois plus belle, et pour qui je donnerais, moi, mon âme, ma vie, mon salut éternel, ma part de paradis et même les douze cents francs par an que je reçois de maître Bouchardy, son père...
—Comment! c'est de mademoiselle Bouchardy que tu parles?...
—D'elle-même.
—O pauvre ami, s'écria Michel, pauvre ami, pauvre ami!
Je cherchais avec inquiétude comment j'avais pu exciter à ce degré sa compassion, à la fin il reprit:
—Il faut que tu saches, Félix, que je t'aime plus que tout, excepté...
—Oui, excepté Hyacinthe, ça va sans dire... après?
—Après?... voici. Si j'épouse Hyacinthe, le gros Francis va se rejeter sur mademoiselle Bouchardy, avec qui son mariage était à peu près arrangé il y a six semaines. Le vieux Vire-à-Temps l'a rompu dès qu'il a vu la querelle de ma mère et de madame Forestier, parce qu'il préférait Hyacinthe; mais il renouera si j'épouse Hyacinthe...
—Et alors moi, je serai victime de ce retour! N'y compte pas, Michel! J'aime Angéline...
—Le lui as-tu dit!
—Non.
—L'as-tu dit à son père?
—Non.
—Si tu le lui disais, te la donnerait-il en mariage?
—Non.
A cette réponse, Michel éclata de rire.
—Alors, dit-il, que risques-tu de perdre, puisque tu ne possèdes rien?
—Et l'espérance, Michel? N'est-ce pas le plus grand bien des malheureux? Qui sait? Je serai peut-être riche un jour.
—Pourquoi non?
Il essayait de me consoler et de m'encourager.
Enfin, comme minuit sonnait.
A l'horloge de bronze:
—Il faut rentrer et dormir, me dit Michel; maintenant que les bans d'Hyacinthe sont publiés, je n'ai plus besoin de me cacher; au contraire! A propos, garde-moi le secret, et tiens-toi prêt à me voir égorger le gros Francis!
Je promis, et l'accompagnai jusqu'à la porte de sa maison. Comme il allait entrer, une lumière parut dans la maison Forestier et descendit l'escalier. Nous entendîmes un bruit de voix. La grande porte s'ouvrit et nous n'eûmes que le temps, Michel et moi, de nous cacher dans une encoignure pour n'être pas vus.
Le président et ses deux fils, le receveur et le sous-préfet, descendaient tous trois ensemble. Le sous-préfet donnait le bras à sa femme, Francis et son père échangeaient les dernières politesses avec la famille Forestier.
—Au revoir, mon cher ami, disait le président.
—A demain, répondait le député.
Francis saluait sa future belle-mère avec déférence, et sa fiancée avec toute la grâce dont il pouvait disposer. Au fond, il la trouvait jolie, on lui promettait une belle dot; peut-être, par le crédit de son futur beau-père, deviendrait-il trésorier payeur général du département; c'étaient bien des raisons de la trouver admirable.
Quand à madame Forestier, elle recevait ses compliments avec une condescendance affectueuse.
Pour Hyacinthe, elle était polie, souriait d'un air incertain, les yeux baissés comme une demoiselle élevée dans un couvent de choix, et ne dit pas une parole intelligible.
—Alors le mariage est fixé le 1er juillet? dit le vieux Vire-à-Temps pour conclure.
—Si vous voulez, répondit Forestier.
—S'il ne dépendait que de moi, ajouta Francis, nous serions aujourd'hui le 30 juin.
—Ces jeunes gens! c'est toujours pressé! dit madame Forestier en souriant avec indulgence.
Sur ce mot la porte se referma et tout le monde alla se coucher,—moi comme les autres.
XXII
UN ASSASSINAT
Cependant le jugement si sage du bon juge de paix qui renvoyait dos à dos ou à peu près les deux parties, n'avait pas calmé leurs esprits échauffés.
Au contraire, la fureur des deux dames en avait redoublé, à la grande joie des voisins, et à la grande frayeur de M. Forestier qui ne pouvait pas sortir de sa maison sans être appelé Sganarelle, (vous entendez bien,) ni rentrer chez lui sans y recevoir l'épithète de lâche.
Voici comment la chose se passa le 20 juin. Par ce jour-là on pourra juger des jours précédents.
Dès qu'il sortit, la grande Marion chargée de le guetter et qui remplissait ce devoir avec un zèle infini, s'écria en riant aux éclats:
—Madame, madame, il vient d'arriver un accident à ce pauvre M. Forestier!
Avertie par ce signal, Mme Bernard courut à sa fenêtre et demanda d'une voix retentissante:
—Qu'est-ce que c'est, Marion? Qu'y a-t-il? Est-ce qu'il s'est blessé au front?
—C'est justement ça, madame. Le capitaine Smintéry les lui a faites trop hautes, et il ne passe jamais la porte sans se cogner.
En entendant ces mots, M. Forestier menaça Marion de sa canne, et celle-ci poussa des cris de frayeur.
—Ah! madame! madame! Voici M. le député qui veut m'assassiner!
—Eh bien, cache ton fichu rouge, Marion, tu sais bien que ça met en colère les bêtes à cornes!
Et ainsi de suite.
Quand le pauvre député rentra chez lui tout déconfit, une autre antienne l'attendait au logis.
—Qu'est-ce que c'est que ces cris? demandait l'impérieuse Rosine.
—Rien! ce n'est rien! répliqua le malheureux.
—Mais si! mais si! J'entends qu'on parle de...
—De rien, Rosine! Et si l'on parle, je veux que tu te taises... Après tout, c'est toi qui m'attires tous ces affronts. Si tu n'avais pas...
Il s'arrêta, effrayé de sa propre audace.
—Si je n'avais pas... quoi?... Réponds donc! s'écria Rosine, en se plantant, les yeux étincelants, devant son mari.
Les fenêtres étaient ouvertes, à cause de la saison, et toutes les voisines regardaient et écoutaient, de sorte qu'aucun détail de la scène ne fut perdu pour le public.
—Osez donc dire, monsieur, ajouta la bouillante dame, osez dire que vous avez contre moi le moindre sujet de plainte. Osez dire que j'ai manqué au moindre de mes devoirs, quelque occasion qui se soit présentée, et Dieu sait si elles ont manqué!...
—Ma bonne amie, je t'en supplie... Qui est-ce qui te parle de ça? Par grâce, laisse-moi tranquille!
—Vous ne m'en parlez pas, monsieur Forestier; mais c'est pour cela que je vous en parle, moi! C'est une honte qu'une femme telle que moi soit exposée à de pareils affronts, par la lâcheté et l'imbécillité de son mari. Oui, c'est une honte, une véritable ignominie! Avoir épousé un courtaud de boutique, car vous n'étiez pas autre chose, monsieur Forestier, lui avoir porté en dot plus de cent mille écus, l'avoir vu se ruiner dans des entreprises insensées; avoir alors pris le gouvernail, relevé ma fortune compromise, assuré l'avenir de ma fille; vous avoir fait nommer vous-même député, malgré votre incapacité reconnue, le préfet, M. de Walpurgis me l'a dit bien souvent: C'est vous qu'on vient d'élire, madame, et non votre mari, et voir en récompense que vous n'osez même pas me défendre contre d'infâmes propos qui vous offensent plus que moi... Ah! tenez, c'est cela qui me fait bondir le cœur... Vous n'êtes donc pas un homme! Vous n'avez donc pas de sang dans les veines! vous êtes donc un lâche!
M. Forestier s'essuya le front.
—Enfin, dit-il, que veux-tu que j'y fasse? Je ne peux cependant pas entrer de force chez madame Bernard, ni me battre contre elle et contre Marion!
Rosine répliqua d'un air de hauteur souveraine.
—Ce n'est pas à moi de vous indiquer ce que l'honneur vous commande! Si vous avez peur de Michel...
—Mais non, ma bonne amie, je n'ai pas peur de Michel, mais Michel n'est pour rien dans l'affaire. Quand je passe, il me salue toujours avec déférence. De tout temps, il ne m'a rien dit que d'aimable. Il aimait Hyacinthe, ça n'est pas défendu...
Alors Hyacinthe essaya d'intervenir.
—C'est vrai, maman, papa a raison. Michel aimait et respectait papa. Il l'aime et le respecte encore, je le sais...
Mme Forestier se retourna, irritée, contre sa fille.
—Tu le sais!
—Oui, je le sais! répliqua Hyacinthe d'une voix ferme.
—Comment le sais-tu?
Elle hésita un peu, puis se décidant tout à coup:
—Parce qu'il me l'a dit plus de cent fois, et qu'il ne changerait jamais ni pour papa, ni pour moi.
—Ah! tu vois bien! s'écria le père heureux de se voir appuyé par sa fille.
Mais alors la vieille Rosine lança à celle-ci un regard foudroyant.
—Va dans ta chambre, Hyacinthe! jusqu'à ton mariage, tu ne dois point parler sans mon ordre. Je suis seule maîtresse ici, entends-tu bien?
La jeune fille obéit. Alors sa mère, restée seule avec le pauvre député, qui tremblait de tous ses membres, reprit:
—Puisque vous êtes plus mou et plus avachi qu'un chiffon, monsieur Forestier, puisque vous êtes trop lâche pour affronter Michel, je me chargerai moi-même du châtiment!
—C'est ça! c'est ça! vas-y! Et campe-lui un bon soufflet sur la joue droite et un autre sur la joue gauche, dit le député entre haut et bas, et s'il te les rend, ne m'appelle pas, car, sur mon salut éternel, je te verrais rouer de coups de bâton, ma chérie, sans aller à ton secours!
Croyez que Mme Bernard et la grande Marion n'avaient pas perdu un mot de cette conversation et qu'elles se frottaient les mains en riant de toutes leurs forces,—Mme Bernard surtout qui se préparait à jouer un nouveau tour à sa voisine.
J'ai déjà dit que la maison de M. Forestier servait de limite au jardin de Michel. Même, à cause de la familiarité constante et de l'intimité des deux familles qui durait depuis quatre ou cinq ans, Mme Forestier avait eu longtemps l'habitude d'ouvrir les contrevents des deux fenêtres de la salle à manger qui était vaste comme celles de toutes les vieilles maisons bourgeoises, mais qui ne recevait d'air et de lumière que par le jardin contigu.
Cette petite servitude, loin de gêner les uns ou les autres, avait au contraire beaucoup favorisé l'amour naissant de mon ami Michel et de la belle Hyacinthe. Il offrait les roses de son jardin. Elle acceptait et causait volontiers, accoudée avec sa mère sur le rebord de la fenêtre, au rez-de-chaussée. Quelquefois même, pour ne pas faire le tour des deux maisons et pour entendre de plus près la musique d'Hyacinthe, Michel avait sauté par là, les fenêtres n'étant pas à plus de quatre pieds de terre, et, en l'absence des parents, allait baiser les belles mains de sa fiancée, qui ne se fâchait pas trop. Au contraire.
Hélas! ce jour-là, ces fenêtres si bien placées pour le bonheur des amoureux, furent la cause ou l'occasion de la catastrophe la plus tragique dont on ait parlé dans l'histoire des deux familles; tant il est vrai, quand vous plantez un pommier, que vous ne savez pas s'il vous donnera des fruits et de l'ombrage, ou si vous y accrocherez une corde pour vous pendre!
Il était six heures du soir, et Mme Forestier allait se mettre à table avec sa fille et son mari, lorsque tout à coup elle s'aperçut que les contrevents se refermaient d'eux-mêmes; la salle à manger, qui ne recevait de lumière que par ces deux fenêtres, se trouva plongée dans l'obscurité.
En même temps, on riait aux éclats dans le jardin.
M. Forestier étonné, oubliant le chemin de sa cuiller à sa bouche, versa une partie de sa soupe sur son gilet.
La belle Rosine s'écria:
—Mihiète! ouvrez donc les contrevents! On n'y voit plus!
Mihiète obéit.
—C'est un coup de vent, dit-elle, mais elle n'en croyait pas un mot.
Hyacinthe devint fort inquiète.
Le député soupçonnant la vérité, aurait bien voulu partir pour Versailles. Il se voyait entre le marteau et l'enclume, et regrettait les doux propos de la buvette parlementaire.
Quant à Mme Forestier, sans hésiter, elle appela Mihiète et lui donna tout bas un ordre.
—C'est ça, madame, répondit la cuisinière, ça leur apprendra!
Et elle revint deux minutes après apportant d'un air mystérieux un objet long de quatre pieds, assez pesant, de forme arrondie, qu'elle tenait caché derrière son dos.
La belle Rosine s'empara de cet objet, alla se poster entre les deux fenêtres et attendit son ennemi comme un Zoulou attend un Anglais au passage. Évidemment, la plaisanterie avait paru si bonne aux gens qui étaient dans le jardin qu'ils ne manqueraient pas de la renouveler.
Les contrevents de la première fenêtre se refermèrent à grand bruit, et déjà une main inconnue poussait ceux de la seconde; on voyait le bras bien à découvert, lorsque Mme Forestier, bondissant hors de sa cachette comme une lionne et brandissant l'objet mystérieux apporté par Mihiète—c'était un manche à balai, elle frappa un coup si vigoureux sur le bras à découvert que l'éclat de rire du jardin se changea en un effroyable cri de douleur.
—Ah! mon Dieu! s'écria Mme Reine Bernard, car c'était elle-même, elle m'a cassé le bras, cette coquine!...
Tous les mots les plus violents de la langue française suivirent celui-ci.
Enfin elle appela Marion.
De son côté, Rosine, se tournant vers son mari d'un air de triomphe, lui dit:
—Voilà ce que tu aurais dû faire si tu n'avais pas été le lâche que tu es!
A quoi le gros papa Forestier répondit la bouche pleine:
—Oui, voilà de belle besogne. Tu as fait une bonne journée, je te conseille de t'en féliciter!
Et comme elle allait répliquer avec emportement, il ajouta:
—Tiens, ma pauvre Hyacinthe, ta mère est une vieille folle. Pour lui rendre justice, il faudrait la mettre à Charenton avec une camisole de force!
Elle s'avança sur lui d'un air menaçant:
—Monsieur Forestier! avant de me mettre à Charenton, il faudrait d'abord avoir le moyen de payer ma pension, et vous n'avez rien, c'est moi qui vous nourris, qui vous loge, qui vous blanchis, qui vous donne de l'argent de poche pour vos menus plaisirs; sans moi, vous ne dîneriez pas!... Non, vous ne dîneriez pas!... Osez donc dire devant moi, que vous dîneriez!
—Maman! Oh! maman! interrompit Hyacinthe suppliante. On va t'entendre! Le jardin de Mme Bernard est déjà rempli de monde!
—Eh bien, je veux qu'on m'entende, moi. Je veux qu'on sache qu'il n'y a que moi seule de maîtresse ici, que personne n'a le droit de commander, excepté moi, et que...
Puis tout à coup:
—Pour commencer, reprit-elle, qu'on se remette à table et continuons de dîner.
—Ah! pour ça non, dit le député, en jetant sa serviette, je vais finir mon dîner à l'hôtel des Trois-Empereurs.
Hyacinthe voulut en vain le retenir. Il s'enfuit.
Cependant le peuple s'amassait dans le jardin de Mme Bernard. Un envoyé extraordinaire, choisi parmi les galopins les plus agiles du faubourg, était allé chercher le vieux docteur Vadlavan, chirurgien renommé, et sur la route racontait à qui voulait l'entendre que Mme Bernard venait d'être assassinée par Mme Forestier. On racontait déjà les plus affreux détails. Le député avait pris part au crime. Cinq coups de couteau n'avaient pas assouvi la fureur de ces deux époux. Mme Bernard était étendue dans une mare de sang... En mourant, elle avait du même coup pardonné sa mort à ses lâches assassins et légué sa vengeance à son fils.
Au bout d'un quart d'heure, toute la ville fut sur pied et s'avança en procession vers la maison Bernard. Une heure plus tard, Michel, qui revenait à cheval de la campagne, fut averti par le bruit public qu'il était devenu orphelin.