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Ida et Carmelita

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The Project Gutenberg eBook of Ida et Carmelita

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Title: Ida et Carmelita

Author: Hector Malot

Release date: October 6, 2004 [eBook #13654]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the PG Online
Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK IDA ET CARMELITA ***

OEUVRES COMPLÈTES D'HECTOR MALOT

IDA
ET
CARMELITA

PAR

HECTOR MALOT




AVERTISSEMENT

M. Hector Malot qui a fait paraître, le 20 mai 1859, son premier roman «LES AMANTS», va donner en octobre prochain son soixantième volume «COMPLICES»; le moment est donc venu de réunir cette oeuvre considérable en une collection complète, qui par son format, les soins de son tirage, le choix de son papier, puisse prendre place dans une bibliothèque, et par son prix modique soit accessible à toutes les bourses, même les petites.

Pendant cette période de plus de trente années, Hector Malot a touché à toutes les questions de son temps; sans se limiter à l'avance dans un certain nombre de sujets ou de tableaux qui l'auraient borné, il a promené le miroir du romancier sur tout ce qui mérite d'être étudié, allant des petits aux grands, des heureux aux misérables, de Paris à la Province, de la France à l'Étranger, traversant tous les mondes, celui de la politique, du clergé, de l'armée, de la magistrature, de l'art, de la science, de l'industrie, méritant que le poète Théodore de Banville écrivit de lui «que ceux qui voudraient reconstituer l'histoire intime de notre époque devraient l'étudier dans son oeuvre.

Il nous a paru utile que cette oeuvre étendue, qui va du plus dramatique au plus aimable, tantôt douce ou tendre, tantôt passionnée ou justiciaire, mais toujours forte, toujours sincère, soit expliquée, et qu'il lui soit même ajouté une clé quand il en est besoin. C'est pourquoi nous avons demandé à l'auteur d'écrire sur chaque roman une notice que nous placerons à la fin du volume. Quand il ne prendra pas la parole lui-même, nous remplacerons cette notice par un article critique sur le roman publié au moment où il a paru, et qui nous paraîtra caractériser le mieux le livre ou l'auteur.

Jusqu'à l'achèvement de cette collection, un volume sera mis en vente tous les mois.

L'éditeur,

E.F.




IDA ET CARMELITA

(L'épisode qui précède Ida et Carmélita a pour titre La marquise de Lucillière.)




I

Tout le monde sait que la Suisse est la patrie des hôtels, qui poussent spontanément sur son sol comme les pins et les champignons; pas de village, pas de hameau, si pauvre qu'il soit, pas de site, pour peu qu'il offre une curiosité quelconque, qui n'ait son auberge, son hôtel ou sa pension.

C'est ainsi qu'au hameau du Glion, au-dessus de Montreux, à une altitude de six à sept cents mètres, à la pointe d'une sorte de promontoire qui s'avance vers le lac a été construit l'hôtel du Rigi-Vaudois.

La position, il est vrai, est des plus heureuses, à l'abri des chaleurs comme des froids, au milieu d'un air vif et salubre, en face d'un merveilleux panorama.

Si l'on ne veut pas sortir, on a devant soi les sombres rochers de Meillerie, que couronnent les Alpes neigeuses de la Savoie, et, à droite et à gauche, la nappe bleue du lac, qui commence à l'embouchure du Rhône pour s'en aller vers Genève, jusqu'à ce que ses rives s'abaissent et se perdent dans un lointain confus.

Au contraire, si l'on aime la promenade, on n'a qu'un pas à faire pour se trouver immédiatement sur les pentes herbées ou boisées qui descendent des dents de Naye et de Jaman.

Deux chemins conduisent au Glion: l'un est une bonne route de voiture qui monte du lac par des lacets tracés sur le flanc de la montagne; l'autre est un simple sentier qui grimpe à travers les pâturages et le long d'un torrent.

C'était à cet hôtel du Rigi-Vaudois que le colonel s'était arrêté en venant de Paris; et séduit par le calme autant que par la belle vue, il y avait pris un appartement de trois pièces ouvrant leurs fenêtres sur le lac: une chambre pour lui, une salle à manger où on le servait seul, et une chambre pour Horace.

Il sortait le matin de bonne heure, son alpenstock ferré à la main, un petit sac sur le dos, les pieds chaussés de bons souliers à semelles épaisses et garnies de gros clous et il ne rentrait que dans la soirée, quand il rentrait; car il arrivait souvent que ses excursions l'ayant entraîné au loin, il couchait dans un chalet de la montagne ou dans une auberge d'un village éloigné.

On ne le voyait guère, et le soir quand on entendait de gros souliers ferrés résonner dans le corridor, on savait seulement qu'il rentrait; le matin, en entendant le même pas, on savait qu'il sortait.

Ceux qui occupaient les chambres situées sous les siennes entendaient aussi parfois, dans le silence de la nuit, la marche lente et régulière de quelqu'un qui se promenait, et l'on savait que cette nuit-là, ne pouvant rester au lit, il avait arpenté son appartement.

Enfin ceux des pensionnaires qui, dans la soirée, allaient respirer le frais sur l'esplanade qui domine le lac, apercevaient souvent, en se retournant vers l'hôtel, une grande ombre accoudée à une fenêtre. C'était le colonel, qui restait là à regarder la lune brillant au-dessus des montagnes sombres de la Savoie et frappant les eaux tranquilles du lac de sa lumière argentée.

C'étaient là les seuls signes de vie qu'il donnât, et souvent même on aurait pu penser qu'il était parti, si l'on n'avait pas vu son valet de chambre promener mélancoliquement, dans le jardin de l'hôtel et dans les prairies environnantes, son ennui et son impatience.

—Cela durera donc toujours ainsi? se disait Horace.

Mais ce mot, il le prononçait tout bas et lorsqu'il était seul.

Car, bien qu'il s'ennuyât terriblement au Glion et qu'il regrettât Paris au point d'en perdre l'appétit, il respectait trop son maître pour se permettre une seule question sur ce séjour.

S'il avait pu seulement écrire à Paris, au moins il aurait ainsi expliqué son absence, qui devait paraître incompréhensible. Que devait-on penser de lui? Il avait la religion de sa parole, et c'était pour lui un vrai chagrin d'y manquer. A vrai dire, même, c'était sa grande inquiétude; car de croire qu'on pouvait l'oublier ou le remplacer, il ne le craignait pas.

Un jour qu'il avait été s'asseoir sur la route qui monte de Montreux au Glion, à l'entrée d'une grotte tapissée de fougères qui se trouve à l'un des détours de cette route, il vit venir lentement, au pas, une calèche portant trois personnes: deux dames assises sur le siège de derrière, un monsieur placé sur le siège de devant.

Et tout en regardant cette calèche qui s'avançait cahin-caha, il se dit que les voyageurs qu'elle apportait allaient être bien désappointés en arrivant, car il n'y avait pas d'appartement libre en ce moment à l'hôtel.

Ah! comme il eût volontiers cédé sa chambre et celles de son maître, à ces voyageurs, à condition qu'ils lui auraient offert leur calèche pour descendre à la station, où il se serait embarqué pour Paris.

Cependant la voiture avait continué de monter la côte et elle s'était rapprochée.

Tout à coup il se frotta les yeux comme pour mieux voir. L'une des deux dames était vieille, avec des cheveux gris et une figure jaune; l'autre était jeune, avec des cheveux noirs et un teint éblouissant, qui renvoyait les rayons de la lumière.

Il semblait que ces deux femmes fussent la comtesse Belmonte et sa fille, la belle Carmelita.

Il s'était avancé sur le bord de la route pour mieux regarder au-dessous de lui. Mais à ce moment la voiture était arrivée à l'un des tournants du chemin, et brusquement les deux dames, qu'il voyait de face, ne furent plus visibles pour lui que de dos.

Seulement, par une juste compensation de cette déception, le monsieur qui lui faisait vis-à-vis devint visible de face.

C'était un homme de grande taille, avec une barbe noire, mais cette barbe était tout ce qu'on pouvait voir de son visage; car, en regardant d'en haut, l'oeil était arrêté par les rebords de son chapeau, qui le couvraient jusqu'à la bouche.

A un certain moment, il releva la tête vers le sommet de la montagne, et Horace le vit alors en face.

Il n'y avait pas d'erreur possible, c'était le prince Mazzazoli accompagnant sa soeur et sa nièce.

Pendant que la voiture avançait, Horace se demanda quel effet cette arrivée allait produire sur son maître.

Quelle heureuse diversion cependant pourrait jeter dans leur vie la belle Italienne, si le colonel voulait bien ne pas se sauver au loin comme un sauvage.

Quel malheur qu'il n'y eût pas de chambres libres en ce moment à l'hôtel du Rigi-Vaudois!

Pendant qu'il cherchait à arranger les choses pour le mieux, c'est-à-dire à trouver un moyen de garder le prince et sa nièce, la calèche était arrivée vis-à-vis la grotte.

—Comment! vous ici, Horace? s'écria le prince en se penchant en avant.

Horace s'était avancé.

—Est-ce que le colonel est en Suisse? demanda la comtesse Belmonte.

A cette question de la comtesse, Horace se trouva assez embarrassé; car sans savoir si son maître serait ou ne serait pas bien aise de voir des personnes de connaissance, il n'avait pas oublié la consigne qui lui avait été donnée.

Comme il hésitait, ce fut mademoiselle Belmonte qui l'interrogea.

—Comment se porte le colonel? dit-elle.

Il était ainsi fait, qu'il ne savait ni résister, ni rien refuser à une femme.

—Hélas! pas trop bien, répondit-il.

—Et où donc êtes-vous présentement? demanda le prince.

Horace en avait trop dit pour refuser maintenant de répondre.

Il dit donc que son maître et lui étaient à l'hôtel du Rigi-Vaudois.

—A l'hôtel du Rigi-Vaudois, vraiment? Quelle bizarre coïncidence! c'était là justement qu'ils allaient.

—Le cocher nous disait qu'il n'y avait pas de chambres vacantes en ce moment, continua la comtesse. Est-ce que cela est vrai? le savez-vous?

Hélas! oui, il le savait et il fut bien obligé d'en convenir.

A l'hôtel, le Kellner répéta au prince Mazzazoli ce qu'Horace avait déjà dit:

—Il n'y avait pas d'appartement disponible en ce moment. Si Son Excellence avait pris la peine d'envoyer une dépêche, quelques jours à l'avance, on aurait été heureux de se conformer à ses ordres; mais on ne pouvait pas déposséder les personnes arrivées depuis longtemps, pour donner leurs appartements à des nouveaux venus, si respectables que fussent ceux-ci.

Horace voulut intervenir, mais ce fut inutilement.

—La seule chambre libre en ce moment est celle qui sert de salle à manger à votre maître, et encore n'est-ce pas ce qu'on peut appeler une chambre libre; elle ne le deviendrait que s'il voulait bien la céder.

A ce mot, le prince, qui avait tout d'abord montré un vif mécontentement, se radoucit, et, se tournant vers Horace:

—Est-ce que le colonel tient beaucoup à cette chambre? demanda-t-il; en a-t-il un réel besoin? Si je me permets cette insistance, c'est que nous nous trouvons placés dans des conditions toutes particulières. Le séjour de Paris, dans un air mou et vicié, a été contraire à la santé de madame la comtesse Belmonte; on lui a ordonné, comme une question de vie ou de mort, l'habitation, pendant quelque temps, dans une haute station atmosphérique, et c'est là ce qui nous a fait choisir le Glion, où, nous assure-t-on, son anémie et sa maladie nerveuse disparaîtront comme par enchantement, par miracle, dans cet air raréfié.

—Nous avons bien en haut, tout en haut, sous les toits, deux chambres ou plus justement deux cabinets, mais qui ne sont pas habitables pour des dames; si Son Excellence tient essentiellement à loger au Rigi, il n'y aurait qu'un moyen, ce serait que M. le colonel cédât la chambre lui servant de salle à manger, en même temps ce serait que M. Horace Cooper voulût bien abandonner aussi sa chambre et se contenter d'un cabinet sous les toits. Alors les deux dames auraient un appartement convenable. Il est vrai que Son Excellence et M. Horace Cooper seraient horriblement mal logés. Mais comment faire autrement en attendant le départ de quelques pensionnaires, départ prochain d'ailleurs, et qui ne dépasserait pas deux ou trois jours?

—Il faudrait voir le colonel, dit le prince, car, malgré l'ennui que tout cela pourra lui causer, je suis certain qu'il ne nous refusera pas ce service dans les conditions critiques où nous nous trouvons.

Horace accueillit avec empressement cette idée qui le tirait d'embarras.

Car, malgré son envie de retenir mademoiselle Belmonte, et de la voir se fixer au Glion, il n'osait prendre sur lui d'accepter l'arrangement proposé par le prince Mazzazoli; il y aurait eu là, en effet, un acte d'autorité un peu violent.

Et tandis que le prince Mazzazoli faisait venir ses bagages de Montreux, en homme qui ne doute pas de l'acceptation de ses combinaisons, Horace quittait l'hôtel pour aller se poster sur le chemin par lequel il supposait que le colonel devait revenir de sa promenade.

Les heures s'écoulèrent sans que le colonel parût.

Déjà les ombres qui avaient envahi les vallées les plus basses commençaient à monter le long des montagnes et l'air se rafraîchissait.

Comme Horace se demandait s'il ne devait pas rentrer à l'hôtel, il aperçut son maître qui descendait le sentier au bout duquel il l'attendait.

Le colonel marchait lentement, le bâton ferré sur l'épaule, la tête inclinée en avant, comme un homme préoccupé qui suit sa pensée et ne se laisse pas distraire par les agréments du chemin qu'il parcourt.

Il vint ainsi sans lever la tête, jusqu'à quelques pas d'Horace.

Mais l'ombre que celui-ci projetait sur le chemin l'arrêta et le fit lever les yeux.

—Toi? dit-il.

—C'est M. le prince Mazzazoli qui est arrivé à l'hôtel, ainsi que madame la comtesse Belmonte et mademoiselle Carmelita.

—Et qui leur a dit que j'habitais cet hôtel du Rigi.

—Ils ne savaient pas trouver mon colonel. C'est le prince lui-même qui me l'a dit.

Et Horace expliqua comment il avait par hasard rencontré la calèche qui amenait le prince à l'hôtel du Rigi, et comment le prince lui avait expliqué qu'il venait en Suisse pour la santé de la comtesse. Il fallait à celle-ci une habitation à une altitude élevée: c'était disaient les médecins, une question de vie ou de mort.

—Je croyais qu'il n'y avait pas de chambres disponibles en ce moment à notre hôtel, interrompit le colonel.

—Justement il n'y en a pas.

—Eh bien! alors?

Horace entreprit le récit de ce qui s'était passé, comment le sommelier avait été amené par hasard, par force pour ainsi dire, à parler de la chambre que le colonel transformait en salle à manger, et comment le prince attendait l'arrivée du colonel pour lui demander cette chambre.

A ce mot, le colonel frappa fortement la terre de son alpenstock.

—C'est bien, dit-il, je ne rentre pas; le prince se décidera sans doute à chercher plus loin; tu diras que tu ne m'as pas rencontré. Je ne reviendrai que dans quelques jours.

—Ah! mon colonel.

Et Horace qui voyait s'évanouir ainsi le plan qu'il avait formé, essaya de représenter à son maître combien cette explication serait peu vraisemblable.

Pendant quelques secondes le colonel resta hésitant; puis, tout à coup, comme s'il avait pris son parti:

—C'est bien, dit-il, rentrons à l'hôtel.

—Puis-je prendre les devants pour annoncer votre arrivée?

—Non; je désire m'expliquer moi-même avec le prince.

En arrivant à l'hôtel, il aperçut le prince installé avec sa soeur et sa nièce dans le jardin où ils prenaient des glaces; vivement le prince se leva pour accourir au devant de lui: jamais accueil ne fut plus chaleureux.

Après le départ d'Horace, le prince avait fait monter son bagage dans le cabinet qui lui était donné sous les toits, mais il avait voulu que les malles de sa soeur et de sa nièce restassent dans le vestibule de l'hôtel.

Avant de s'installer dans la salle à manger du colonel, il fallait attendre le retour de celui-ci.

Il était convenable de lui demander cette chambre.

Seulement, en même temps, il était bon de le mettre dans l'impossibilité de la refuser.

Où coucheraient la comtesse et Carmelita?

Devant une pareille question, la réponse ne pouvait pas être douteuse.

C'était donc en costume de voyage que la comtesse et Carmelita avaient dîné à table d'hôte, où leur présence avait fait sensation.

Pour Carmelita, elle se contenta de tendre la main au colonel et de poser sur lui ses grands yeux, qui s'étaient éclairés d'une flamme rapide.

Mais ce n'était pas seulement pour avoir le plaisir de serrer la main de ce cher colonel que le prince Mazzazoli attendait son retour avec impatience.

Il avait une demande à lui adresser, une prière, la plus importune, la plus inconvenante, mais qui lui était imposée par la nécessité.

—Je sais par Horace de quoi il s'agit, interrompit le colonel, et je suis heureux de mettre deux de mes chambres à la disposition de ces dames. Je regrette seulement que vous n'en ayez pas déjà pris possession en m'attendant, car vous deviez bien penser que je m'empresserais de vous les offrir.

Comme le prince se confondait en excuses en même temps qu'en remercîments, le colonel l'interrompit de nouveau.

—Je vous assure que vous ne me devez pas tant de reconnaissance. Au reste le sacrifice que je vous fais est bien petit, et je regrette même que les circonstances le rende si insignifiant.

—Il n'en est pas moins vrai que, pour nous, vous vous privez de vos chambres, dit Carmelita.

—Pour une nuit....

—Comment! pour une nuit? s'écria le prince.

—Je pars demain soir.

Carmelita attacha sur le colonel un long regards qui fit baisser les yeux à celui-ci.

Pour échapper à l'embarras que ce regard de Carmelita lui causait, il se jeta dans des explications sur son départ, arrêté depuis longtemps, dit-il, et qui ne pouvait être différé.

Puis presqu'aussitôt, prétextant la fatigue, le prince demanda au colonel la permission de conduire la comtesse à sa chambre.

Dans son état, elle avait besoin des plus grands ménagements.

Et tout bas il dit au colonel que la pauvre femme était bien mal et qu'un accès de fatigue pouvait la tuer.




II

Ce que le colonel eût voulu savoir et ce qu'il se demandait curieusement, c'était pourquoi le prince était venu au Glion.

Il n'avait point oublié, bien entendu, ce que madame de Lucillière lui avait si souvent répété à propos des projets du prince et de ses espérances matrimoniales.

Il se pouvait donc très bien que ce voyage au Glion n'eût pas d'autre but que l'accomplissement de ces projets et la réalisation de ces espérances.

Sachant ce qui s'était passé avec madame de Lucillière, le prince avait trouvé que le moment était favorable pour mettre Carmelita en avant et la présenter comme une consolatrice.

Alors la maladie de la comtesse Belmonte n'était qu'un prétexte pour expliquer ce voyage.

Il faut dire que le colonel n'était nullement disposé à l'infatuation, et que de lui-même il n'eût très probablement jamais imaginé qu'on pouvait courir après lui pour le marier avec une jolie fille. Mais madame de Lucillière lui avait si souvent parlé de ce projet du prince, que le souvenir de ces paroles ne pouvait pas ne pas l'inquiéter en présence d'une arrivée si étrange.

En tout cas, il n'y avait pour lui qu'une chose à faire.

Quitter le Glion.

Lorsqu'il monta à sa chambre, il ouvrit sa porte avec précaution et il marchait doucement en évitant de faire du bruit, de peur de déranger ses voisines, lorsqu'il entendit frapper quelques petits coups à la cloison.

En même temps, une voix,—celle de Carmelita,—l'appela.

—Colonel, c'est vous, n'est-ce pas!

On parlait contre la porte qui mettait les deux chambres en communication intérieure et qui, alors qu'il occupait ces deux chambres, restait toujours ouverte.

—Oui, c'est moi, dit-il.

—Je vous ai bien reconnu aux précautions que vous preniez pour ne pas faire de bruit; ne vous gênez pas, je vous prie. C'est moi qui suis votre voisine. J'ai le sommeil bon; quand je dors, rien ne me réveille. Bonsoir.

—Bonsoir.

Comment? il serait exposé tous les soirs à des dialogues de ce genre; à chaque instant dans le jour, il verrait Carmelita! Ah! certes non, et le lendemain il quitterait le Glion.

Le lendemain matin, comme il sortait de sa chambre, il trouva dans le vestibule le prince Mazzazoli qui se promenait en long et en large.

—Auriez-vous deux minutes à me donner? demanda-t-il en serrant la main du colonel.

—Mais tout ce que vous voudrez.

—Connaissez-vous Champéry? j'entends, y êtes-vous allé?

—Non.

—Et les Diablerets?

—Je n'y suis pas allé non plus.

—Et le val d'Anniviers?

—Je ne le connais que par les livres.

—Voilà qui est fâcheux. J'avais compté sur vous pour me tirer d'embarras: les livres, les guides, c'est parfait, mais dans notre situation ce n'est pas suffisant.

—Et que vous importe Champéry ou le val d'Anniviers?

—Il faut être franc, n'est-ce pas? D'ailleurs je voudrais ne pas l'être, que cela me serait impossible. Je vous demande des renseignements sur Champéry et les Diablerets, parce que mon intention est d'aller aux Diablerets, ou à Champéry, ou au val d'Anniviers, enfin dans un pays où ma pauvre soeur trouvera les conditions atmosphériques qui sont ordonnées; et si je choisis ces pays, c'est parce qu'ils ne sont qu'à une courte distance du Glion.

—Mais le Glion lui-même?

—J'avais choisi le Glion, parce que je le connaissais et que je savais que c'était la station par excellence pour ma malheureuse soeur. Mais nous ne pouvons pas rester au Glion. Vous m'avez demandé d'être franc, je veux l'être jusqu'au bout. Avec une bonne grâce parfaite, avec un élan spontané, vous avez voulu nous céder vos chambres; mais il est bien évident que notre présence vous gêne.

—Comment pouvez-vous penser?

—Je ne pense pas, je suis certain. Pour des raisons que je n'ai pas à examiner, vous désirez être seul; notre voisinage vous incommode et vous trouble. Alors vous partez. Eh bien, mon cher colonel, cela ne doit pas être. Ce n'est pas à vous de partir, c'est à nous de vous céder la place.

—Permettez....

—Je vous en prie, laissez-moi achever. Nous sommes ici dans des conditions tout à fait particulières. Si vous n'aviez pas habité cet hôtel, nous n'aurions pas pu nous y faire recevoir. Nous ne sommes donc ici que par vous, par votre complaisance. Eh bien, mon cher colonel, il serait tout à fait absurde que vous fussiez victime de votre complaisance. Nous vous gênons; vous désirez la solitude, que vous ne pouvez plus trouver, nous ayant pour voisins. Nous nous en allons: rien n'est plus simple, rien n'est plus juste. Voilà pourquoi je vous demandais des renseignements sur les hôtels des environs, pensant que vous les connaissiez et ne voulant pas me lancer à l'aventure avec une malade.

—Jamais je n'accepterai ce départ.

—Et moi, jamais je n'accepterai le vôtre.

—Mon intention n'était pas de rester au Glion.

—Elle n'était pas non plus d'en partir aujourd'hui. De cela, je suis bien certain; j'ai interrogé Horace, qui ne savait rien, et qui assurément eût été prévenu si votre départ avait été arrêté avant notre arrivée.

Le colonel demeura assez embarrassé. Il ne lui convenait pas en effet de reconnaître qu'il quittait l'hôtel pour fuir la présence du prince et de Carmelita: c'était là une grossièreté qui n'était pas dans ses habitudes, ou bien c'était avouer sa faiblesse pour madame de Lucillière, ce qui le blessait dans sa pudeur d'amant malheureux.

—Devant partir un jour ou l'autre, il est bien naturel cependant que je vous cède tout de suite une chambre qui vous est indispensable, car vous ne pouvez pas rester dans le trou où vous avez passé la nuit.

—Un jour ou l'autre, je vous le répète, je comprends cela; ce que je ne comprends pas, c'est aujourd'hui. Ainsi, voilà qui est bien entendu: si vous persistez dans votre intention de partir ce soir, c'est nous qui partons ce matin pour les Diablerets ou pour Champéry, peu importe; si au contraire vous restez pour quelques jours, nous restons, nous aussi, tout le temps qui sera nécessaire pour la santé de ma soeur.

Dépossédé de la chambre dans laquelle il prenait ses repas, le colonel dut déjeuner dans la salle à manger commune.

Au moment où il allait entrer dans cette salle, il se rencontra avec le prince, et celui-ci lui proposa de prendre place à la table qu'il s'était fait réserver, au lieu de s'asseoir à la grande table.

Il se trouva donc placé entre la comtesse et Carmelita, et, au lieu de lire tout en mangeant, comme il en avait l'habitude lorsqu'il était seul, il dut soutenir une conversation suivie.

Il avait une crainte assez poignante, qui était que la comtesse ou Carmelita vinssent à parler de madame de Lucillière; mais le nom de la marquise ne fut même pas prononcé, et, comme s'il y avait eu une entente préalable pour éviter les sujets qui pouvaient le gêner, on ne parla pas de Paris.

La comtesse ne s'occupa que de sa maladie, et Carmelita que du pays dans lequel elle allait passer une saison.

Elle montra même tant d'empressement à connaître ce pays, que le colonel se trouva pour ainsi dire obligé à se mettre à sa disposition pour la guider après le déjeuner.

—Nous commanderons une voiture, dit le prince, et et nous emploierons notre après-midi à visiter les villages environnants.

Pendant que la comtesse et sa fille allaient revêtir une toilette de promenade, le prince prit le colonel par le bras et l'emmena à l'écart.

—Est-ce que vous avez reçu des lettres de Paris depuis votre départ? demanda-t-il.

—Non.

—Alors vous ignorez l'effet que ce départ a produit?

C'était là un sujet de conversation qui ne pouvait être que très pénible pour le colonel; il ne répondit donc pas à cette question.

Mais le prince continua:

—Personne ne s'est mépris sur les causes qui ont provoqué votre brusque détermination.

Le colonel leva le bras, comme pour fermer la bouche au prince; mais celui-ci parut ne pas comprendre ce geste.

—Et tout le monde vous a approuvé, dit-il; il n'y a qu'une voix dans tout Paris.

Disant cela, le prince Mazzazoli tendit sa main au colonel comme pour joindre sa propre approbation à celle de tout Paris.

La situation était embarrassante pour le colonel. Que signifiaient ces paroles? Pourquoi et à propos de quoi l'avait-on approuvé? C'était une question qu'il ne pouvait pas poser au prince cependant.

—Je vous dirai entre nous, continua celui-ci, que madame de Lucillière elle-même n'a pas caché son sentiment.

Ce nom ainsi prononcé le fit pâlir et son coeur se serra, mais la curiosité l'empêcha de s'abandonner à son émotion.

—Quel sentiment? demanda-t-il.

—Mais celui qu'elle a éprouvé en apprenant votre départ. D'abord, quand on a commencé à croire que vous aviez véritablement quitté Paris, on a été fort étonné; tout le monde avait pensé qu'il ne s'agissait que d'une excursion de quelques jours. Mais, en ne vous voyant pas revenir, on a compris que c'était au contraire un vrai départ. Pourquoi ce départ? C'est la question que chacun s'est posée, et, chez tout le monde, la réponse a été la même.

Sur ce mot, le prince Mazzazoli fit une pause et regarda le colonel en se rapprochant de lui.

—Trouvant votre responsabilité trop gravement compromise dans votre association avec le marquis de Lucillière, vous vouliez bien établir que vous n'étiez pour rien dans les paris engagés sur Voltigeur.

Le colonel respira: l'esprit et le coeur remplis d'une seule pensée, il n'avait nullement songé à cette explication, et il avait tout rapporté, dans ces paroles à double sens, à madame de Lucillière.

—Un jour que l'on discutait votre départ mystérieux dans un cercle composé des fidèles ordinaires de la marquise, le duc de Mestosa, le prince Sératoff, lord Fergusson, madame de Lucillière affirma très nettement que vous aviez bien fait de quitter Paris. «Le colonel est un homme violent, dit-elle, un caractère emporté; il eût pu se lâcher en entendant les sots propos qu'on colporte sur les gains extraordinaires de Voltigeur, et avec lui les choses seraient assurément allées à l'extrême. Il a voulu se mettre dans l'impossibilité de se laisser emporter; je trouve qu'il a agi sagement.» Vous pensez, mon cher ami, si ces paroles ont jeté un froid parmi nous. Personne n'a répliqué un mot. Mais la marquise, s'étant éloignée, on s'est expliqué, et tout le monde est tombé d'accord sur la traduction à faire des paroles de madame de Lucillière. Évidemment la femme ne pouvait pas accuser le mari franchement, ouvertement; mais, d'un autre côté, l'amie ne voulait pas qu'on pût vous soupçonner de vous associer aux procédés du marquis. De là ce petit discours assez obscur, en apparence, mais au fond très clair. Qu'en pensez-vous?

Ainsi la marquise n'avait pas craint d'expliquer leur rupture en jetant la suspicion sur son mari. «Ce n'est pas avec moi qu'il a rompu, avait-elle dit; c'est avec M. de Lucillière.»

Elle tenait donc bien à ménager la jalousie de ses fidèles, qu'elle ne reculait pas devant une pareille explication.

A ce moment, la comtesse Belmonte et Carmelita descendirent dans le jardin, prêtes pour la promenade, et l'on monta en voiture.

Le prince s'étant placé vis-à-vis de sa soeur, le colonel se trouva en face de Carmelita.

Il ne pouvait pas lever les yeux sans rencontrer ceux de la belle Italienne, posés sur les siens.

La promenade fut longue et ils restèrent plusieurs heures ainsi en face l'un de l'autre.

—Est-ce qu'il y a des chemins de voiture pour aller sur les flancs de cette montagne? demanda Carmelita en rentrant à l'hôtel et en montrant du bout de son ombrelle les pentes boisées du mont Cubli.

—Non, répondit le colonel; il n'y a que des sentiers pour les piétons.

—Ne me demande pas de t'accompagner, dit le prince; tu sais que les ascensions sont impossibles pour moi.

—Oh! quand je voudrai faire cette promenade, ce ne sera pas à vous que je m'adresserai, mon cher oncle, dit-elle en riant; ce sera au colonel.




III

Le colonel, le lendemain matin, était parti en excursion de manière à n'être pas exposé à refuser Carmelita, ce qui était presque impossible, ou à l'accompagner, ce qui n'était pas pour lui plaire dans les conditions morales où il se trouvait présentement.

Il resta absent pendant deux jours, et ne revint qu'assez tard dans la soirée, bien décidé à repartir le lendemain matin. Il n'y avait pas deux minutes qu'il était dans sa chambre, lorsqu'il entendit frapper deux ou trois petits coups à la porte cloison; en même temps une voix,—celle de Carmelita—l'appela:

—Vous rentrez?

—A l'instant.

—Vous avez fait bon voyage?

—Très bon, je vous remercie.

—Est-ce que vous êtes mort de fatigue?

—Pas du tout.

—Ah! tant mieux. Est-ce que la porte est condamnée de votre côté!

—Elle est fermée à clef.

—Et vous avez la clef?

—Elle est sur la serrure.

—De sorte que, si vous voulez, voue pouvez ouvrir cette porte?

—Mais pas du tout; il y a un verrou de votre côté?

—Je sais bien. Je dis seulement que, si vous voulez tourner la clef en même temps que je pousse le verrou, la porte s'ouvre.

—Parfaitement.

—Eh bien! alors, si vous n'êtes pas mort de fatigue, vous plaît-il de tourner la clef? moi, je pousse le verrou.

Carmelita apparut, le visage souriant, la main tendue:

—Bonsoir, voisin, dit-elle.

—Bonsoir, voisine.

Et ils restèrent en face l'un de l'autre durant quelques secondes.

—Ma mère est endormie, et son premier sommeil est ordinairement difficile à troubler; cependant, en parlant ainsi à travers les cloisons, nous aurions pu la réveiller. Voilà pourquoi je vous ai demandé d'ouvrir cette porte.

Elle ne montrait nul embarras et paraissait aussi à son aise dans cette chambre qu'en plein jour, au milieu d'un salon.

—Depuis plus d'une heure je guettais votre retour, dit-elle, et je croyais déjà qu'il en serait aujourd'hui comme il en avait été hier.

—Hier j'ai été surpris par la nuit à une assez grande distance, et je n'ai pas pu rentrer.

—Et où avez-vous couché?

—Sur un tas de foin dans un chalet de la montagne.

—Mais c'est très amusant, cela.

—Cela vaut mieux que de coucher à la belle étoile, car les nuits sont fraîches dans la montagne; mais il y a quelque chose qui vaut encore beaucoup mieux qu'un tas de foin, c'est un bon lit.

—Vous aimez ces courses dans la montagne.

—J'aime la vie active, la fatigue; ces courses me délassent de la vie sédentaire que j'ai menée en ces derniers temps.

—Ah! vous êtes heureux.

Comme il ne répondait pas, elle continua:

—J'entends que vous êtes heureux de faire ce que vous voulez, d'aller où vous voulez, sans avoir à consulter personne. Savez-vous que depuis que je ne suis plus une toute petite fille, je n'ai pu faire un pas sans la permission de mon oncle, et il faut dire que presque toutes les fois que je lui ai demandé d'aller à gauche il m'a permis d'aller à droite.

Elle s'avança dans la chambre, et, prenant une chaise, elle s'assit.

—Je vous donne l'exemple, dit-elle, car je ne veux pas tenir sur ses jambes un homme qui a marché toute la journée.

Il s'assit alors près d'elle, assez intrigué par la tournure que prenait cet entretien bizarre.

—Quel but pensez-vous que j'aie eu en vous priant d'ouvrir cette porte? demanda-t-elle.

—Dame!... je n'en sais rien... à moins que ce ne soit pour causer un instant.

—Vous n'y êtes pas du tout: j'ai une prière à vous adresser.

—A moi?

—Et qui me rendra très heureuse si vous ne la repoussez point.

—Alors il est entendu d'avance que ce que vous souhaitez sera fait.

—Non, rien à l'avance: écoutez-moi d'abord, et puis, selon que ce que je vous demanderai vous plaira ou ne vous plaira point, vous me répondrez. Vous souvenez vous d'un mot que j'ai dit l'autre jour, à notre retour de notre promenade en voiture?

—A propos de quoi ce mot?

—A propos d'une excursion dans la montagne.

—Parfaitement.

—Eh bien! ce mot m'a valu une vive remontrance de mon oncle, et, quand je dis remontrance, c'est pour ne pas employer une expression plus forte. Cependant cela ne m'a pas fait renoncer à mon idée, et plus mon oncle m'a dit que j'avais commis une sottise et une inconvenance en manifestant le désir de vous accompagner dans une de vos excursions, plus ce désir a été ardent. Cet aveu va peut-être vous donner une assez mauvaise idée de mon caractère, mais au moins il vous prouvera que je suis franche. Et puis ce désir n'est-il pas bien justifiable, après tout? Je suis enfermée dans cet hôtel; ma mère est empêchée de sortir par sa maladie, mon oncle est retenu par son horreur de la fatigue et de la marche. Moi, qui ne suis pas malade et qui n'ai pas horreur de la marche, j'ai envie de voir ce qu'il y a derrière ces rochers qui se dressent du matin au soir devant mes yeux comme des points d'interrogation. N'est-ce pas tout naturel? Et voilà pourquoi je veux vous demander de vous accompagner quelquefois. Voilà ma prière. Enfin voilà comment j'ai été amenée à pousser ce verrou.

—Je vous ai dit que d'avance ce que vous souhaitiez serait fait, je ne puis que vous le répéter. Maintenant, quand vous plaît-il que nous entreprenions cette promenade?

—Oh! ce n'est pas ainsi que les choses doivent se passer. Le grand grief de mon oncle, ça été que je venais me jeter à travers vos projets d'une façon importune et gênante. Si demain matin je lui dis que je pars avec vous pour cette promenade, il comprendra que son discours n'a pas été très efficace, et il le recommencera en l'accentuant. Le moyen d'échapper à ce nouveau discours, c'est que vous demandiez vous-même à mon oncle de me faire faire cette promenade; comme cela, il ne pourra plus parler de mon importunité. Le voulez-vous?

Il fut convenu que, la lendemain matin, le colonel adresserait sa demande au prince.

Carmelita, ordinairement impassible comme si elle était insensible à tout, se montra radieuse.

—Maintenant, dit-elle, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre hospitalité. Bonsoir, voisin; à demain.

Et, après lui avoir tendu la main, elle rentra dans sa chambre.

Mais presque aussitôt rouvrant la porte:

—Comment! dit-elle, vous n'avez pas tourné la clef?

—Mais....

—Mais il le faut, de même qu'il faut que je pousse le verrou pour mon oncle.

Le lendemain matin, il adressa au prince Mazzazoli sa demande ou plutôt la demande de Carmelita.

—C'est cette grande enfant, s'écria le prince, qui j'en suis certain, vous a tourmenté pour vous accompagner dans vos excursions?

—Elle a manifesté le désir de parcourir la montagne, et je suis heureux de me mettre â sa disposition.

—Vous êtes heureux d'aller où bon vous semble, librement voilà qui est certain, et c'est bien assez que nous soyons venus vous chasser de votre appartement, sans encore vous prendre votre liberté. Excusez-la, je vous prie; elle n'a pas pris garde à ce qu'elle vous demandait.

—Refusez-vous de me la confier?

—Je refuse de vous ennuyer.

L'entretien ainsi engagé ne pouvait finir que par la défaite du prince.

Un quart d'heure après, Carmelita était prête à partir: elle avait revêtu un costume bizarre: une robe courte, serrée à la taille par un ceinturon de cuir et modulant sa taille et ses épaules; aux pieds, des souliers pris dans les guêtres; sur la tête un petit chapeau de feutre, sans plumes, mais avec un voile gris flottant au vent; à la main, une longue canne.

—M'acceptez-vous ainsi? dit-elle en posant sur lui ses grands yeux clairs. Je vous promets de vous suivre sans demander grâce, et de passer partout où vous passerez; le pied est solide et je ne sais pas ce que que c'est que le vertige.

Ils partirent sans qu'il pensât à se demander comment, en un quart d'heure, elle avait pu improviser ce charmant costume de montagne, qui était un vrai chef-d'oeuvre longuement médité par l'illustre Faugeroles, et sans qu'il se dit qu'il était assez étrange, alors qu'elle ne devait pas faire d'excursion, qu'elle eût dans ses bagages des objets aussi peu appropriés à une toilette ordinaire que des guêtres et une canne.

—Et où vous plaît-il que nous allions? demanda-t-il après avoir marché pendant quelques minutes près d'elle.

—Mais où vous voudrez, dans la montagne, droit devant nous. Quand vous viendrez, dans l'Apennin, si jamais vous nous faites le plaisir de nous visiter à Belmonte, je vous guiderai; ici guidez-moi vous-même, car je ne connais rien. Tout ce que je désire, c'est aller le plus loin possible, le plus haut que nous pourrons monter.

Ils quittèrent bientôt le chemin pour prendre un sentier qui courait sur le flanc de la montagne en côtoyant le ravin et en coupant à travers des pâturages et des bois de sapins.

Personne dans ce sentier, personne dans les bois; sur les pentes des pâturages, quelques vaches qui paissaient l'herbe verte ou qui venaient boire à des auges creusées dans le tronc d'un pin et qui, en marchant lentement, faisaient sonner leurs clochettes.

Ils avançaient, côte à côte, et quand le sentier devenait trop étroit pour deux, il prenait la tête, se retournant alors de temps en temps pour voir si elle le suivait.

Elle marchait dans ses pas, sur ses talons, et quand un filet d'eau rendait les pierres du sentier glissantes, il n'avait qu'à étendre le bras pour lui prendre la main et l'aider à sauter de caillou en caillou, ce qu'elle faisait d'ailleurs légèrement, sûrement, sans hésitation, en riant lorsqu'elle éclaboussait l'eau du bout de son bâton.

La journée était radieuse, et le soleil, qui s'était déjà élevé dans un beau ciel sans nuage, avait dissipé les vapeurs du matin, qui ne persistaient plus que dans quelques vallons abrités, où elles rampaient le long des rochers et des arbres comme des fumées légères.

Devant eux, la montagne se dressait comme une barrière de rochers pour former l'amphithéâtre de Jaman et des monts de Vevey; derrière eux, le lac brillait comme un immense miroir.

En marchant, ils devisaient du spectacle qu'ils avaient sous les yeux, et Carmelita comparait ces montagnes à celles au milieu desquelles s'était écoulée son enfance.

De là un inépuisable sujet de conversation.

Ils montèrent ainsi pendant près de deux heures sans qu'elle se plaignît de la fatigue ou demandât à se reposer.

Mais la matinée s'avançait et l'heure du déjeuner approchait.

Il avait emporté dans son sac du pain et de la viande froide, et il comptait sur une source qu'il connaissait pour leur donner de l'eau.

Bientôt ils arrivèrent à cette source, et pour la première fois ils s'assirent sur l'herbe.

—L'endroit vous déplaît-il?

—Bien au contraire, et choisi à souhait non seulement pour déjeuner, mais encore pour causer librement en toute sûreté. Et précisément j'ai à vous parler. C'est même dans ce but, si vous voulez bien me permettre cet aveu, que je vous ai proposé cette promenade.

Alors elle se mit à sourire.

—Je vous étonne, dit-elle.

—Je l'avoue.

—Vous avez donc cru que je voulais tout simplement faire une excursion dans ces montagnes?

—J'ai cru ce que vous me disiez.

—Ce que je vous disais était la vérité, mais ce n'était pas toute la vérité: oui, j'avais grande envie de faire cette excursion pour le plaisir qu'elle pouvait me donner; mais aussi j'avais grand désir de me ménager un tête-à-tête avec vous, dans lequel je pourrai vous adresser une demande pour moi très importante.

—Je vous écoute.

—Ah? maintenant rien ne presse, car je ne crains pas que notre tête-à-tête soit troublé; déjeunons donc d'abord, ensuite je vous ferai mes confidences. N'écouterez-vous pas mieux? Pour moi, je parlerai plus facilement quand j'aurai apaisé mon appétit, car je meurs de faim.

Ouvrant son sac, il en tira les provisions et les ustensiles de table qu'il renfermait.

Ces provisions et ces ustensiles étaient des plus simples: du pain, un poulet froid et du sel; deux couteaux, deux verres et deux petites serviettes; dans une gourde recouverte d'osier, du vin blanc d'Yverne.

Le couvert fut bien vite mis sur un quartier de rocher et ils s'assirent en face l'un de l'autre.

—Pour le plaisir que je me promettais, dit-elle, je suis servie à souhait.

Et, tout en mordant du bout des dents un os de poulet elle promena lentement les yeux autour d'elle.

Assurément il y a en Suisse beaucoup de montagnes plus célèbres que ces pentes des dents de Naye et de Jaman, cependant il en est peu où la vue puisse embrasser un panorama plus vaste, et surtout plus varié! tout se trouve réuni, arrangé, disposé, composé, pour le plaisir des yeux: les eaux, les bois, les champs, les prairies, les villages et les villes. Au loin, se confondant dans le ciel, les pics sauvages des Alpes, couverts de neiges et qui, de quelque côté qu'on se tourne, vous entourent, et vous éblouissent; à ses pieds, au contraire, le spectacle de la vie civilisée: les toits des villages qui réfléchissent les rayons du soleil, les bateaux à vapeur qui tracent des sillons blancs sur les eaux bleues du lac, et, dans les vallées, la fumée des locomotives qui court et s'envole à travers les maisons et les arbres. Les bruits de la plaine et des vallées ne montent point jusqu'à ces hauteurs, et dans l'air tranquille on n'entend que les clochettes des vaches ou le chant des bergers qui fauchent l'herbe sur les pentes trop rapides pour les pieds des troupeaux.

—Quel malheur que ces bergers ne nous chantent pas le Ranz des vaches! dit Carmelita en souriant.

Et elle se mit elle-même à chanter à pleine voix cet air, tel qu'il se trouve écrit dans Guillaume Tell.

—Comment trouvez-vous ma voix! demanda-telle.

—Admirable.

—Ce n'est pas un compliment que je vous demande, mais une réponse sincère; vous comprendrez tout à l'heure l'importance de cette sincérité.

—Tout à l'heure?

—Oui, quand je vous ferai mes confidences; mais le moment n'est pas encore venu, car ma faim n'est pas assouvie. J'accepte un nouveau morceau de poulet, si vous voulez bien me l'offrir.

Il se levait de temps en temps pour aller emplir leurs verres au filet d'eau qui, par un conduit en bois, tombait dans le tronc d'un pin creusé en forme d'auge.

Bientôt il ne resta plus du poulet que les os, et la gourde se trouva vide.

Alors, à son tour, elle se leva et, s'éloignant de quelques pas, elle se mit à cueillir dans l'herbe des violettes bleues et jaunes, des anémones printanières, des saxifrages et d'autres fleurs alpines, dont elle forma une petite botte.

Puis, revenant vers le colonel, qui pendant ce temps avait refermé son sac, elle jeta toutes ces fleurs sur l'herbe et, s'asseyant, elle commença à les arranger en bouquet.

—Il faut que je commence par vous avouer, dit-elle, que j'ai pour vous une grande estime et que vous m'inspirez une entière confiance.

—Pourquoi

—Pourquoi? Ce serait bien long à expliquer et difficile aussi. Je vous demande donc à affirmer seulement cette estime et cette confiance pour vous faire comprendre comment j'ai été amenée à vous prendre pour confident.

Le colonel eût voulu répondre; mais, ne trouvant qu'une fadaise, il se contenta d'un signe de main pour dire qu'il écoutait.

—Vous savez, continua-t-elle, comment j'ai été élevée. Mon oncle a conçu le projet de me faire faire un grand mariage, et il a voulu me rendre digne des hautes destinées qu'il ambitionnait pour moi..., et aussi un peu pour lui, il faut bien le dire. Ai-je ou n'ai-je pas profité de ses leçons! C'est une question que je n'ai pas à examiner, et sur laquelle je ne veux pas vous interroger; car vous ne pourriez me répondre que poliment, et c'est à votre sincérité que je fais appel. Quoi qu'il en soit, le grand mariage désiré ne s'est pas fait, et les rêves de mon oncle ne se sont point réalisés. Je suis sans fortune, cela explique tout.

—Ne croyez pas que tous les hommes ne recherchent que la fortune dans la femme qu'ils épousent.

—Je ne crois rien; je constate que je ne suis pas mariée, et je l'explique par une raison qui me paraît bonne. Cependant j'avoue volontiers qu'elle n'est pas la seule. Pour que ces grands mariages réussissent, pour qu'une jeune fille qui n'a rien que quelques avantages personnels se marie, il faut, n'est-ce pas, que cette jeune fille travaille elle-même habilement à ce mariage, qu'elle trouve elle-même son mari, et qu'avec plus ou moins d'adresse, de diplomatie, de rouerie, de coquetterie, de persévérance, elle oblige elle-même ce mari à l'épouser. C'est au moins ainsi que se sont accomplis les beaux mariages qui ont servi d'exemples à mon oncle, et lui ont mis en tête l'idée de me donner pour mari un prince ou un empereur. Il avait eu d'illustres exemples sous les yeux et il avait cru que je pourrais les suivre. Par malheur pour le succès de son plan, je n'ai pas voulu, dans cette comédie du mariage, accepter mon rôle tel qu'il me l'avait dessiné. Il était très important, ce rôle, très brillant et assurément intéressant à jouer; je l'ai transformé en un rôle muet.

Elle s'arrêta et, le regardant:

—Est-ce vrai? demanda-t-elle.

—Très vrai.

—Mais ce rôle, je n'ai pu l'accepter que par une sorte d'obéissance, sans réflexion pour ainsi dire, sans avoir conscience de ce que je faisais. Mon oncle me demandait de le remplir, je le remplissais en l'appropriant à ma nature; j'obéissais à son ordre, et par cette soumission il me semblait que je m'acquittais de la reconnaissance que je lui devais. Il faut remarquer, si vous ne l'avez déjà fait, que je ne suis précoce en rien: mon esprit, mon intelligence, ne se sont ouverts que tardivement, peu à peu, si tant est qu'ils se soient ouverts. Je suis donc restée assez longtemps sans comprendre ce rôle, et surtout sans voir le résultat auquel j'arriverais, si je réussissais dans son dénoûment: c'est-à-dire à un mariage peut-être riche ou puissant, mais à coup sûr malheureux; car, à vos yeux, n'est-ce pas, comme aux miens, un mariage sans amour ne peut être que malheureux?

—Assurément.

—Je comptais sur votre réponse. Quand j'ai compris où je marchais, ou plutôt quand je l'ai senti, car je l'ai senti avant de le comprendre,—disant cela, elle posa la main sur son coeur,—j'ai résolu de ne pas aller plus loin et de m'arrêter. Jamais position n'a été plus délicate que la mienne: je devais beaucoup à mon oncle, et, d'un autre côté, je me devais à moi-même de ne pas poursuivre des projets de mariage qui ne pouvaient faire que mon malheur, ainsi que celui du mari que j'épouserais. Comment sortir de cette difficulté? J'y réfléchis longtemps. Mais, si difficile que soit une position, on trouve toujours moyen d'en sortir lorsqu'on le veut fermement.

Il écoutait, se demandant où allait aboutir cette étrange confidence et surtout pourquoi elle la lui faisait.

Elle continua:

—Vous savez qu'en ces derniers temps, j'ai beaucoup travaillé la musique et que j'ai pris des leçons de chant. «Si je n'avais pas dû être une grande dame, j'aurais été une grande artiste», me disait chaque jour mon professeur. Eh bien! grande dame, je ne la serai point; au contraire, je serai artiste. Dans quelques jours, je partirai d'ici, seule, pour l'Italie, et, sous un faux nom, je débuterai au théâtre.

—Vous?

—Oui, moi. Voilà pourquoi j'ai voulu vous faire cette confidence. C'est pour vous prier d'être, au moment de mon départ, auprès de mon oncle et de ma mère, pour leur adoucir le coup que je leur porterai. J'ai cru que personne mieux que vous ne pouvait remplir cette mission, et c'est le service que je vous demande. Vous ne me le refuserez point, n'est-ce pas?

—Comédienne!

—Je vois que je vous surprends, dit-elle en le regardant. Et pourquoi? Que voulez-vous que je fasse? Quelle position ai-je dans le monde? Je suis d'une noble famille, cela est vrai; mon oncle est prince, cela est vrai encore. Mais après? Ma famille est ruinée, et mon oncle est sans fortune; voilà qui est non moins vrai. Dans cette situation, quelle espérance m'est permise?

—Mais celle qu'a eue le prince, celle qu'il a toujours, et qui me paraît,—laissez-moi le dire, sans mettre aucune galanterie dans mes paroles,—tout à fait légitime et parfaitement fondée.

—Vous voulez dire celle d'un mariage, d'un grand, d'un beau mariage?

—Sans doute, qui plus que vous fut jamais digne de ce mariage?

—Quoi qu'il en soit, dit-elle en continuant le développement de son idée, ce mariage, ce beau mariage, ne s'est pas réalisé jusqu'à présent.

—Pouvez-vous croire qu'il ne se réalisera pas un jour ou l'autre? est-ce à votre âge qu'il est permis de désespérer?

—Où est-il ce mari? Depuis un an; nous avons vécu dans le même monde, l'un près de l'autre, de la même vie pour ainsi dire. Où l'avez-vous vu ce mari? Nulle part, n'est-ce pas? Il ne s'est pas présenté.

—De ce qu'il ne s'est pas présenté jusqu'à présent, s'ensuit-il qu'il ne doive pas se présenter un jour?

—Assurément, je crois qu'il ne se présentera pas: mais je vais plus loin et j'affirme qu'il ne devait pas se présenter. C'était à moi de l'aller chercher. Ce que je n'ai pas fait, alors que je ne me rendais pas bien compte de ma position, je le ferai encore bien moins maintenant, que je sais ce qu'elle est et que je raisonne. Je vous l'ai dit et je vous le répète, je veux mon indépendance; je veux celle de la vie; je veux aussi, je veux surtout celle du coeur. Si je me marie jamais, je veux choisir mon mari, non parce qu'il a un grand nom ou une grande position, mais parce qu'il m'aime et que je l'aime. Cela, je l'espère, ne vous paraît pas trop romanesque; je vous assure que je ne suis pas romanesque.

—Mais je n'ai jamais pensé qu'on devait s'excuser d'être romanesque; trop peu de gens, hélas! mettent le sentiment dans leur existence.

—C'est précisément cela que je veux: mettre le sentiment au-dessus des intérêts, et non les intérêts au-dessus du sentiment. Voilà pourquoi je tiens à être libre, Je sais que l'on me reprochera mon coup de tête. Comédienne! quelle bassesse! Appartenir à l'une des premières familles de l'Italie et se faire chanteuse, quelle folie! Et cependant j'ai une excuse. Puisque je suis destinée à jouer la comédie en ce monde, j'aime mieux la jouer au théâtre que dans la vie. Le rôle qu'on veut m'imposer et que je devrais accepter pour réussir me pèse et m'humilie, de sorte que je le joue aussi mal que possible et que je ne réussirai jamais; tandis que celui que je veux prendre n'a rien qui m'effraye.

—Cependant....

—Oui, vous avez raison, ce que je dis là est inexact. Il y a une chose qui m'effraye et beaucoup, c'est de quitter mon oncle et ma mère.

Elle parut très émue et s'arrêta un moment.

—C'est cette considération qui pendant longtemps m'a arrêtée, dit-elle en reprenant. J'ai hésité, j'ai été d'une résolution à une autre, décidée un jour à partir, le lendemain à rester près d'eux et à laisser les choses aller sans m'en mêler: car je sens, croyez-le bien, le chagrin que je vais leur causer. Pour ma pauvre mère, cette séparation sera terrible; pour mon oncle, elle ne le sera pas moins, puisqu'elle sera l'anéantissement de projets auxquels depuis sept années il a tout sacrifié: son temps, sa peine, sa fortune, ses plaisirs. On ne sait pas, on ne saura jamais ce qu'ont été les soins de mon oncle; songez que ce qu'il ne savait pas, il a eu le courage, à son âge, de l'apprendre pour me l'enseigner. Et quel courage non moins admirable dans cet enseignement donné à une fille telle que moi! Certes, bien des fois ses leçons m'ont été pénibles et cruelles, mais je sens maintenant qu'elles n'ont pas pu l'être moins pour lui que pour moi.

De nouveau elle fit une pause pour se remettre.

—Et voilà de quelle récompense je vais le payer. Ah! cela est affreux. Qu'il sache au moins que je ne me sépare pas de lui, le coeur léger, par un coup de tête, sans ressentir les angoisses de cette séparation et sans compatir à son chagrin. Voilà le service que je réclame de vous, et voilà pourquoi j'ai tenu si vivement à nous ménager cette promenade, qui devait me permettre de m'expliquer librement et de bien vous dire tout ce que je désire qui soit répété à mon oncle, ainsi qu'à ma mère, je ne veux pas qu'ils m'accusent injustement et je remets ma cause entre vos mains: voulez-vous la plaider non seulement pour moi, de façon qu'ils ne me condamnent pas, mais encore pour eux, de façon à adoucir leur douleur?

—J'aurais bien des choses à vous opposer, mais les raisons par lesquelles je vous combattrais, vous vous les êtes données vous-même, j'en suis sûr. Je suis à vous.

Elle lui prit la main et la serra en le regardant.

Puis tout à coup, s'arrachant à l'émotion qui l'oppressait:

—Vous plaît-il que nous nous remettions en route? dit-elle. En avant! et ne pensons plus qu'au plaisir de la promenade.




IV

Eh quoi! c'était là Carmelita!

Quelle différence entre la réalité et ce qu'il savait ou plutôt ce qu'il croyait savoir d'elle!

Que de fois lui avait-on répété le mot de la fable: «Belle tête, mais point de cervelle!»

Assurément ceux qui parlaient ainsi ne la connaissaient point, ou bien c'était la jalousie et l'envie qui les inspiraient.

Non seulement il y avait quelque chose dans cette cervelle, mais encore il y avait de nobles sentiments dans ce coeur.

Si l'on s'était trompé sur son intelligence, ne pouvait-on pas aussi s'être trompé de même sur son caractère?

Pour lui, qui venait d'éprouver combien cette intelligence était différente de ce qu'il avait cru tout d'abord et de ce qu'on lui avait dit, il était tout porté à ne pas admettre un jugement plus que l'autre.

En raisonnant ainsi, il marchait derrière Carmelita, et, depuis qu'ils avaient quitté la place où ils avaient déjeuné, il ne lui avait pas adressé d'autres paroles que quelques mots insignifiants pour la guider.

Tout à coup il la rejoignit et lui prenant la main il la posa sur son bras.

Ce mouvement s'était fait si vite et d'une façon si brusque, si imprévue, qu'elle s'arrêta et le regarda avec stupéfaction.

—Le chemin devient difficile, vous pourriez glisser. Appuyez-vous sur moi.

Elle fit ce qu'il demandait et doucement elle se serra contre lui, mais sans bien comprendre à quel sentiment il avait obéi.

Bien entendu, il ne lui donna pas d'explications, car il était assez difficile de dire que quelques instants auparavant, il était en défiance contre elle, tandis que maintenant il était rassuré.

Artiste, elle ne lui inspirait que de la sympathie.

Jeune fille à marier, elle lui faisait peur.

Désormais il pouvait, pendant le temps qu'elle passerait au Glion, vivre librement près d'elle.

Il n'avait plus besoin d'abréger son séjour en Suisse.

Pendant tout le reste de la journée et tant que dura leur promenade, c'est-à-dire jusqu'au soir, Carmelita fut frappée du changement qui s'était fait en lui, dans son humeur, dans ses manières, comme dans ses paroles.

Jamais elle ne l'avait vu si aimable, en prenant ce mot dans le bon sens.

Il parlait de toutes choses, au hasard, librement, sans éviter certains sujets et sans réticences.

Lorsque leurs regards se croisaient, il ne détournait point la tête, mais il restait les yeux levés sur elle.

En tout il la traitait comme une amie, comme une camarade.

Ce fut seulement quand la nuit commença à monter le long des montagnes qu'ils pensèrent à rentrer. Peu à peu ils s'étaient rapprochés de l'hôtel; mais sans souci de l'heure du dîner, ils étaient restés assis dans un bois de sapins, causant, devisant, jouissant à deux du spectacle du soleil couchant.

Jusque-là il y avait un mot qui s'était présenté plusieurs fois sur ses lèvres et qu'il avait toujours retenu, mais qu'il se décida alors à risquer.

Comme l'ombre avait commencé à brouiller les choses et à rendre le sentier qu'ils suivaient incertain, il lui avait de nouveau pris la main, et de nouveau elle avait marché près de lui en s'appuyant sur son bras.

—Et quand voulez-vous mettre votre projet à exécution? demanda-t-il.

—Je ne sais trop. Tout est bien arrêté dans mon esprit, la date seule de mon départ n'est point fixée; car vous pensez bien que je n'ai pas d'engagement signé qui me réclame, et puis la saison n'est pas bonne pour les théâtres, qui, la plupart, sont fermés. Enfin il m'en coûte de me dire: Tel jour, à telle heure, je ne verrai plus ma mère ni mon oncle.

A ce mot, elle s'arrêta, la voix troublée par l'émotion.

Et il la sentit frémissante contre lui.

Mais bientôt elle reprit:

—Je balancerai peut-être assez longtemps encore ce départ; en tout cas, il aura lieu certainement avant celui de mon oncle. Quand je verrai ma mère rétablie,—car j'espère qu'ici elle va se rétablir promptement,—quand on parlera de rentrer à Paris, alors je partirai, et bien entendu, on ne rentrera pas à Paris. C'était pour moi, pour mon mariage, que mon oncle et ma mère habitaient Paris; quand ils n'auront plus le souci de ce mariage, ils retourneront à Belmonte, et j'aurai la satisfaction de penser que ma fuite a, de ce côté, ce bon résultat encore d'assurer la santé de ma mère. Seulement, pour que tout cela s'arrange dans la réalité, comme je le dispose en imagination, il faut que vous soyez au Glion vous-même, au moment où je me séparerai de mes parents. En me demandant quand je partirai, vous devez donc commencer par me dire, quand vous comptez partir vous-même.

—Mais je n'en sais rien.

—Alors je ne sais moi-même qu'une chose, c'est que mon départ précédera le vôtre de quelques jours. Prévenez-moi donc quand vous serez prêt.

—Et d'ici là?

—Quoi! d'ici là?

—Je veux dire: ne continuerons-nous pas ces promenades commencées aujourd'hui?

—Oh! avec bonheur; avec bonheur pour moi, je veux dire. Seulement ne vont-elles pas vous ennuyer? Je vous ai demandé déjà un assez grand service pour ne pas abuser de vous. Mon oncle prétend que vous aimez la solitude; est-ce vrai?

—Cela dépend.

—De quoi?

—Du moment, et surtout de ceux qui rompent cette solitude. Il y a des heures où j'aime mieux être avec moi-même qu'avec certaines personnes, et il y en a d'autres où j'aime mieux être avec certaines personnes que seul avec moi-même.

—Alors nous sommes dans une de ces heures!

—Vous êtes de celles qui....

—Comment! s'écria-t-elle en riant, vous me feriez un compliment, vous?

Ils arrivaient à l'hôtel.

—Vous plaît-il que demain nous fassions l'ascension de la dent de Naye? dit-il.

—Mais volontiers, puisque je suis une de ces personnes qui... et que nous sommes dans une de ces heures où....

—Alors à demain.

—C'est entendu, seulement demandez-moi à mon oncle.

Quand le prince Mazzazoli entendit parler de cette nouvelle promenade, il poussa les hauts cris et s'indigna contre sa nièce.

—Mais cette enfant est l'indiscrétion même; je vous en prie, mon cher ami, ne cédez pas à ses caprices.

Puis tout à coup s'interrompant:

—Quand quittez-vous le Glion?

—Mais je ne sais trop.

—Alors je refuse mon consentement à cette promenade je ne veux pas que ma nièce vous gâte vos derniers jours passés au Glion et arrive ainsi à abréger votre séjour, ce qu'elle ferait assurément.

La discussion continua; mais, comme la première fois, le prince finit par se rendre aux raisons du colonel ou plutôt par céder à ses instances.

La promenade du lendemain eut lieu.

Puis après celle-là ils en firent une troisième, après cette troisième, une quatrième, une cinquième, et il devint de règle que chaque jour ils sortaient tous deux pour aller faire une excursion dans la montagne tantôt avant le déjeuner, tantôt après.

Il n'y avait plus de discussion à engager, une convention tacite s'était établie à ce sujet entre le prince et le colonel, et s'ils parlaient de ces promenades, c'était au retour et non au départ.

Jamais le prince ne proposa de les accompagner; les ascensions, ainsi qu'il l'avait dit, étaient impossibles pour lui.

Lorsqu'ils rentraient maintenant le soir à l'hôtel revenant de leur excursion, ils ne se suivaient point, marchant l'un derrière l'autre, dans l'étroit sentier; elle s'appuyait sur le bras du colonel, et, la tête légèrement inclinée vers lui, serrée contre lui, elle semblait écouter avec plaisir ou même avec bonheur ce qu'il lui disait. Elle-même parlait peu, mais souvent elle relevait la tête, et, sans avoir souci des pierres ou des trous de la route, elle restait les yeux fixés sur lui, comme si elle était suspendue à ses lèvres.

Il avait plaisir à l'emmener avec lui dans ses promenades, elle était une distraction; elle l'empêchait de retourner par l'esprit à Paris et de penser à celle qui l'avait trompé. Si malgré tout un souvenir lui revenait et s'imposait à lui, il n'en était plus obsédé pendant toute la journée, sans pouvoir le chasser de devant ses yeux et l'arracher de son coeur; elle lui adressait la parole, elle le regardait, elle lui tendait la main pour lui demander son appui, et le souvenir s'envolait.

Et c'était à elle qu'il pensait maintenant plus souvent, non pas que de parti pris il allât la chercher, mais l'impression immédiate la lui imposait. A vivre du matin au soir ensemble, une sorte d'accoutumance matérielle s'était établie, et, lorsqu'il s'éloignait d'elle un moment, il la voyait encore, comme si son image était empreinte dans ses yeux; de même qu'il entendait sa voix, comme si quelques-unes de ses paroles lui étaient répétées par un écho intérieur longtemps après qu'il les avait reçues.

Combien différente était-elle de ce qu'il l'avait jugée tout d'abord!

C'était le mot qu'il se répétait sans cesse, et qui, à son insu, sans qu'il en eût bien conscience, le ramenait à elle.

L'aimer, l'aimer d'amour? Jamais cette idée n'avait effleuré son esprit. Elle était pour lui une amie, une camarade, rien de plus; une admirable créature, une belle statue, voilà tout.

Cependant leurs promenades continuaient, longues ou courtes, selon les hasards de la journée, et Carmelita parlait souvent de son prochain départ, mais pourtant sans partir: ce séjour au Glion faisait tant de bien à sa mère, et, puisque le colonel ne partait pas lui-même, elle n'avait pas besoin de se presser.

Un matin, qu'ils s'étaient mis en route de bonne heure, ils avaient été surpris de la transparence et de la pureté de l'air, qui étaient si grandes qu'on apercevait des montagnes situées à une distance de dix ou douze lieues, comme si elles eussent été à quelques kilomètres seulement.

Comme ils regardaient ce spectacle, un montagnard, passant près d'eux, les salua et entrant en conversation avec eux, leur dit que cette pureté de l'air annonçait un orage prochain.

—Et pour quel moment cet orage? demanda Carmelita.

—Oh! cela, je ne peux pas le dire; mais sûrement aussitôt que le vent se sera établi au sud-ouest.

—Est-ce que vous voulez que nous retournions à l'hôtel? demanda la colonel lorsque le paysan se fut éloigné, marchant devant eux de son grand pas, lent, mais régulier.

—Pourquoi retourner?

—Mais de crainte de l'orage.

—J'avoue que j'ai peur de l'orage, mais d'un autre côté j'ai envie aussi de voir un orage dans ces montagnes, de sorte que quand même je serais certaine que le tonnerre dût éclater avant une heure, je crois que je continuerais notre promenade.

—Alors continuons-la quand même puisque nous ne sommes certains de rien; nous verrons bien.

—C'est cela, nous verrons bien.

Après avoir rencontré le paysan qui leur avait prédit la prochaine arrivée d'un orage, ils avaient continué de gravir lentement le sentier, qui, à travers des prairies et des bois, courait en des détours capricieux sur le Banc de la montagne.

A vrai dire, rien, pour des personnes qui n'étaient pas du pays, n'annonçait que cet orage fût prochain.

—Je crois que ce paysan a voulu nous faire peur, dit Carmelita.

—Et pourquoi?

—Pour rien, pour s'amuser, pour le plaisir de nous faire retourner sur nos pas et de nous voir pris de panique. Cependant il me semble que nous ne sommes pas dans des conditions atmosphériques ordinaires. Il est vrai que j'ai des raisons pour respirer difficilement aujourd'hui.

—Mais si vous êtes souffrante il faut rentrer.

—Souffrante, je ne le suis point vraiment; je suis oppressée, voilà tout.

Il s'arrêta pour la regarder, et il vit qu'en effet elle paraissait sous le poids d'une émotion assez vive ou tout au moins d'un trouble.

—Vous avez envie de me questionner? dit-elle.

—Il est vrai.

—Pourquoi ne le faites-vous pas franchement? Je n'ai rien à vous cacher, et je puis très bien vous dire ce qui me cause cette oppression: ce n'est point une souffrance physique, c'est un tourment moral. N'êtes-vous pas mon confident? Hier j'ai reçu une lettre de mon maître de chant, dans laquelle il me dit qu'il m'a trouvé un engagement en Italie, et que je dois me hâter de partir, sinon pour débuter, au moins pour me mettre à la disposition de mon directeur. Je n'ai donc plus que quelques jours à passer ici, et j'avoue qu'au moment de prendre cette grave détermination, je suis émue, très émue. Il m'en coûte, il m'en coûte beaucoup de me séparer de ma mère, d'abandonner mon oncle, et, je dois le dire aussi, pour être sincère, il m'en coûte de renoncer à cette vie tranquille, heureuse que je menais ici, pour me jeter dans l'inconnu.

—Et pourquoi renoncez-vous à cette vie tranquille?

—Puis-je faire autrement et pensez-vous que je sois revenue sur ma résolution? Elle est aujourd'hui ce qu'elle était au moment où je vous l'ai fait connaître; seulement, prête à la mettre à exécution, je la trouve plus cruelle plus pénible que lorsque j'avais quelques jours devant moi, qui semblaient devoir se prolonger jusqu'à une époque indéterminée. Maintenant cette époque est fixée; ce ne sont plus quelques jours que j'ai devant moi, c'est seulement quelques heures.

—Quelques heures?

—Demain j'aurai quitté le Glion; après demain je serai en Italie.

—Vous partez demain?

—Cette promenade est la dernière que nous ferons ensemble... au moins dans ce pays, dont je garderai un si bon, un si doux souvenir.

Disant cela, elle se retourna et promena lentement ses regards sur la plaine et sur le lac qui derrière eux s'étendait à leurs pieds.

Une larme semblait rouler dans ses paupières et mouiller ses yeux, qui brillaient d'un éclat extraordinaire.

—Voilà la maison où j'ai passé les meilleurs jours de ma vie, dit-elle en montrant le toit de l'hôtel, qu'on apercevait tout au loin, confusément, au milieu de la verdure.

Puis se tournant de nouveau et regardant du côté de la montagne:

—Voilà la fontaine où nous avons déjeuné, dit-elle en levant la main, et où vous avez si patiemment écouté mes plaintes.

Alors, secouant la tête comme pour chasser une pensée opportune:

—Vous plaît-il que nous déjeunions là encore aujourd'hui, dit-elle, pour la dernière fois?

—Je vous conduisais à cette fontaine.

—C'est cela, allons-y, et vienne l'orage pour que la journée soit complète.

Ils continuèrent de gravir le sentier qu'ils suivaient, marchant lentement tous deux, silencieux et recueillis.

Carmelita paraissait sous le poids d'une vive et pénible émotion.

Lui-même, comme il l'avait dit, se sentait l'esprit moins libre, le corps moins dispos que de coutume.

A mesure que la matinée s'écoulait, le temps devenait de plus en plus lourd.

Pas un souffle de vent, le feuillage des hêtres immobile, sans un bruissement; pas d'autre bruit que celui de l'eau des sources qui s'écoulait en clapotant sur les cailloux qui barraient son passage; au loin, quelques faibles tintements des clochettes des vaches.

Cependant, rien, si ce n'est cette pesanteur de l'air n'annonçait qu'un orage fût prochain; le ciel était bleu, sans nuages, et le soleil dardait ses rayons avec une intensité peu ordinaire.

Ils arrivèrent enfin à la fontaine, où Carmelita avait appris au colonel qu'elle était décidée à abandonner sa mère et son oncle pour entrer au théâtre.

Ils s'assirent sur les pierres où ils s'étaient assis le jour de cette confidence, et, de temps en temps seulement, le colonel se leva pour aller chercher l'eau qu'ils mêlaient à leur vin.

Mais leur entretien fut moins libre, moins facile; il semblait que Carmelita fût embarrassée de parler, ou tout au moins qu'elle eût peur d'aborder certains sujets, et souvent elle garda le silence, s'enfermant dans ce mutisme qui autrefois lui était habituel.

Cependant, lorsqu'elle se taisait ainsi, elle ne détournait point ses yeux, au contraire, elle les tenait attachés sur le colonel, et lorsque celui-ci levait la tête, il la voyait muette, immobile, le regardant avec cette puissance de fascination énigmatique, si bizarre chez elle, avec ce sourire étrange des lèvres et des yeux, si attrayants, si séduisants, si inquiétant.

Pendant leur déjeuner, la chaleur était devenue plus pesante, quelques nuages se montraient çà là dans le ciel, et, de temps en temps, soufflait un vent chaud qui arrivait du sud.

Puis cette rafale passée, tout rentrait dans le calme et le silence.

En traversant un bois de sapins, ils furent suffoqués par la chaleur; l'air qu'ils respiraient leur brûlait la gorge, leurs lèvres se séchaient; les aiguilles tombées sur la terre, qu'elle feutrait d'un épais tapis, étaient glissantes au point que, deux fois, Carmelita faillit tomber.

Alors il s'approcha d'elle et, lui prenant le bras, il le mit sous le sien. Elle s'appuya sur lui, et ils marchèrent d'un même pas, sans que leurs pieds fissent de bruit sur ce tapis moelleux. Lorsqu'ils sortirent de ce bois de sapins dont les hautes branches, formant un couvert épais et sombre au-dessus de leurs têtes, leur avaient caché le ciel, ils virent que de gros nuages noirs arrivaient rapidement du côté du sud.

Presqu'aussitôt une rafale s'abattait sur la montagne avec un bruit sourd; tout ce qui était immobile et mort s'anima et entra en mouvement; les feuillas arrachées des branches passèrent dans l'air, emportées par le vent.

Au loin on entendit les roulements sourds du tonnerre. Et dans la montagne, à des distances plus ou moins rapprochées de l'endroit où ils se trouvaient, éclatèrent des sonneries de cloches se mêlant à des mugissements de vache et des cris de berger.

Regardant autour d'eux, ils aperçurent sur les pentes des pâturages inclinés de leur côté, des vaches qui couraient çà et là, la queue dressée, la tête basse, galopant sans savoir où elles allaient.

—Enfin voici l'orage, dit Carmelita.

—Et trop tôt pour nous, je le crains bien: aurons-nous le temps de gagner la hutte?

—Pressons le pas.

—Appuyez-vous sur mon bras.

—Ne craignez rien, je vous suivrai; marchez aussi vite que vous voudrez.

Il allongea le pas et elle l'allongea également.

Mais, à marcher ainsi côte à côte, dans ce sentier assez, mal tracé, il y avait des difficultés; souvent ils étaient obligés de s'éloigner l'un de l'autre pour éviter les quartiers de roche qui barraient le chemin; d'autres fois, au contraire, ils devaient se rapprocher, et alors ils s'arrêtaient forcément durant quelques secondes.

—Voulez-vous que j'abandonne votre bras? dit Carmelita, je crois que nous marcherons plus vite séparément.

—Si vous voulez.

—Vous prenez trop souci de moi.

Il était évident que s'ils ne voulaient pas être surpris par l'orage, dans ce sentier au milieu des prés où il n'y avait pas un abri, pas un creux de rocher, pas un chalet, pas une hutte, ils devaient se hâter.

Les nuages noirs qui venaient du sud avaient envahi tout le ciel, et caché le soleil quelques instants auparavant si radieux.

Maintenant c'était des sommets neigeux que venait la lumière, une lumière blafarde; du ciel, au contraire, tombait l'obscurité que des éclairs déchiraient de temps en temps pour jeter sur la terre des lueurs fulgurantes.

Lorsque subitement un des ces éclairs éclatait sur les pentes herbées de la montagne, on voyait des vaches bondir, affolées, au milieu des rochers, et le bruit grêle de leurs clochettes, succédant aux roulements du tonnerre, produisait un effet étrange et fantastique.

D'autres vaches, au contraire, réunies auprès de leur berger et formant cercle autour de lui, tandis qu'il allait de l'une à l'autre pour les flatter, restaient immobiles, rassurées, montrant ainsi toute leur confiance dans la protection imaginaire qu'elles trouvaient auprès de leur maître.

Répercutées, répétées, renvoyées par les parois des montagnes contre lesquelles elles venaient éclater, les détonations du tonnerre produisaient un vacarme assourdissant: ce n'étaient pas quelques coups roulant l'un après l'autre, c'étaient des éclats répétés, qui semblaient se heurter, pour aller se perdre dans les profondeurs des vallées ou bien pour remonter des vallées au ciel, comme s'ils ne trouvaient pas un espace libre pour se répandre en vagues sonores.

Alors, dans leur sentier où ils se hâtaient, ils étaient secoués par ces vagues qui les enveloppaient et tourbillonnaient autour d'eux.

Pour lui, il restait assez calme au milieu de ce bouleversement; mais, à chaque coup de tonnerre, Carmelita baissait la tête et levait les épaules.

—Je suis servie à souhait, dit-elle dans un intervalle de silence, et peut-être trop bien servie.

—Vous avez peur?

—Dame... oui.

—Nous approchons de la hutte.

—Combien de temps encore?

—Cinq minutes en marchant vite.

Un éclat de tonnerre lui coupa la parole; en même temps une nappe de feu les enveloppa et les éblouit.

Instinctivement Carmelita s'était rapprochée du colonel. Elle lui tendit la main.

—Voulez-vous me conduire? Je n'y vois plus.

Il prit cette main dans la sienne, et une sensation brûlante courut dans ses veines, de la tête aux pieds, des pieds à la tête.

Ils se remirent en marche, lui le premier, elle venant ensuite, se laissant mener docilement comme une enfant. Il fallait se hâter, car les rafales se succédaient presque sans interruption, et la pluie ou la grêle allait fondre sur eux d'une minute à l'autre.

Quand un coup de tonnerre éclatait, le colonel sentait la main de Carmélita serrer la sienne; puis, après cette pression, il sentait ses frémissements.

Sans les éclairs qui les éblouissaient et qui faisaient danser le sentier devant leurs yeux, ils auraient pu marcher plus vite; mais il y avait des moments où ils devaient s'arrêter, ne sachant où mettre le pied, n'ayant plus devant eux que des nappes de feu ou des trous noirs.

Alors les doigts de Carmelita, agités par des contractions électriques, se crispaient dans sa main.

Le vent les frappait dans le dos et les poussait en avant. Tout à coup ils sentirent quelques gouttes tièdes leur piquer le cou: c'était la pluie qui arrivait.

—Heureusement voici la hutte, dit-il.

Son bras étendu en avant, il désigna une masse sombre, qu'un éclair presque aussitôt vint illuminer. Encore une centaine de mètres et ils trouvaient un abri. Lui serrant la main, il l'entraîna rapidement.

La rafale qui avait apporté ces quelques gouttes de pluie passa, et il y eut une sorte d'accalmie.

Cette hutte était une sorte de construction en pierres sèches, recouverte d'un toit en planches chargées de quartiers de rocher pour les maintenir en place et faire résistance au vent. Ce n'était point un chalet, habité pendant la saison où les vaches fréquentent la montagne; c'était une simple grange, dans laquelle on abritait le foin que les vachers allaient couper à la faux sur les pentes trop rapides pour être pâturées par leurs bestiaux. Point de porte à cette grange, point de fenêtre; une seule ouverture, qui n'était fermée par aucune clôture.

Ils n'eurent donc pas l'embarras de chercher comment entrer en arrivant devant cette grange, l'ouverture donnait sur le sentier; ils se jetèrent à l'abri.

Il était temps: la pluie commençait à tomber en grosses gouttes larges et serrées, bientôt ce fut une véritable cataracte qui fondit sur le toit de la grange; mais ils n'avaient plus rien à craindre de l'eau, ils pouvaient respirer.

Il est vrai que ce n'était pas de la pluie que Carmelita avait peur, c'était du feu, c'est-à-dire du tonnerre; et l'orage précisément venait de se déchaîner en plein sur eux.

Jusque-là ils n'avaient eu affaire qu'à l'avant-garde des nuages, maintenant c'était le centre de la tempête qui les enveloppait.

Se heurtant contre la montagne, qui s'opposait à leur libre passage, les nuages s'étaient divisés; tandis que les uns s'envolaient par-dessus les sommets, les autres s'étaient abattus dans les vallées. De sorte que, dans leur hutte, ils étaient véritablement au milieu de l'orage; tantôt les détonations éclataient au-dessus de leur tête et semblaient devoir écraser leur toit, tantôt au contraire elles éclataient au-dessous d'eux et semblaient soulever les planches qui les abritaient.

Les nappes de feu se succédaient sans interruption, éblouissantes, aveuglantes, comme s'ils avaient été en plein dans les flammes du ciel.

Tout d'abord Carmelita avait voulu rester à l'entrée de la grange pour jouir du spectacle splendide des éclairs embrassant les montagnes; mais bientôt elle avait abandonné cette place, plus peureuse que curieuse, pour aller s'asseoir sur le foin, et se cacher la tête entre ses mains.

Pour le colonel, il s'était appuyé contre le mur, et il regardait les éclairs ne fermant les yeux que lorsque leur clarté trop vive l'éblouissait.

Dans un court intervalle de silence, il entendit Carmelita l'appeler.

Il s'approcha d'elle.

—Je suis comme ces pauvres bêtes que nous regardions tout à l'heure et que la voix de leur maître rassurait; il me semble que si vous me parliez, j'aurais moins peur, car, je l'avoue, j'ai très peur.

Il s'assit près d'elle sur le foin parfumé, et voulut la rassurer par quelques mots plus ou moins raisonnables.

Mais une détonation formidable lui coupa la parole la grange, secouée du haut en bas, semblait prête à s'écrouler; des lueurs fulgurantes couraient partout, comme si les planches et le foin venaient de s'allumer.

Elle jeta brusquement ses deux bras autour des épaules du colonel, et, frémissante, éperdue, elle se serra contre lui.

Il se pencha vers elle.

Mais dans ce mouvement leurs bouches se rencontrèrent et leurs lèvres s'unirent dans un baiser.




V

Huit jours s'étaient écoulés depuis l'orage qui avait ravagé les bords du Léman, et le colonel Chamberlain avait disparu, sans que personne sût au Glion ce qu'il était devenu.

Le soir même de cet orage, il était rentré à l'hôtel avec mademoiselle Belmonte, et le lendemain matin, au petit jour, un garçon, en faisant les chaussures, l'avait vu sortir.

Contrairement à son habitude, le colonel n'avait pas pris le chemin de la montagne; mais, tournant à gauche, il avait suivi la route qui descend à Montreux.

Cette disparition avait provoqué, bien entendu, de nombreux commentaires.

—Comment! le colonel Chamberlain avait quitté l'hôtel, et son valet de chambre lui-même n'avait pas été averti de ce départ?

Mais, à côté des commentaires des indifférents et des curieux, s'était manifestée l'inquiétude des intéressés. Le prince Mazzazoli, Carmelita; la comtesse Belmonte avaient à tour de rôle, interrogé Horace en le pressant de questions.

—Où était le colonel?

—Quand devait-il revenir?

A toutes ces questions Horace était resté sans réponses, stupéfait lui-même de ce départ, que rien ne faisait prévoir.

Et alors il était entré dans des explications desquelles résultait la présomption, pour ne pas dire la certitude, que le colonel était, la veille même de son départ, décidé à prolonger son séjour au Glion.

Alors il allait revenir d'un instant à l'autre.

C'était ce que Carmelita s'était dit, bien qu'elle ne pût guère s'expliquer ce brusque départ, alors qu'elle avait de si puissantes raisons personnelles, pour croire qu'il allait rester près d'elle.

C'était donc une séparation.

C'était une fuite!

Mais Horace, comment restait-il à l'hôtel?

Comme sa nièce, le prince s'était demandé ce qui avait déterminé ce brusque départ.

Mais il avait trop l'expérience des choses de ce monde pour rester court devant cette question.

Le colonel avait voulu échapper à un mariage avec Carmelita, et en laissant Horace au Glion, le colonel avait voulu apprendre ce qui se passerait après son départ, et comment ce départ serait supporté.

Et si Horace paraissait stupéfait de ce départ, s'il disait ne rien savoir, il n'était pas sincère. En réalité, il savait parfaitement où son maître était, ce qui expliquait qu'il eût déployé si peu de zèle à le chercher dans les précipices de la montagne, et chaque jour, sans doute, il lui écrivait.

De sa retraite, le colonel suivait donc l'effet produit par sa fuite.

C'était un homme logique que le prince Mazzazoli, et qui poussait les raisonnements jusqu'au bout.

Arrivé à cette conclusion, il ne s'arrêta donc pas en chemin, et il se dit que cette précaution, ce besoin de savoir, indiquait sûrement une résolution indécise aussi bien qu'une conscience troublée.

S'il avait été parfaitement décidé à fuir Carmelita, le colonel ne se serait point inquiété de ce qui arriverait après son départ. Il serait parti et il aurait emmené son valet de chambre avec lui.

De ce que celui-ci restait au Glion avec mission d'observer ce qui s'y passait pour en avertir son maître, on devait conclure que le colonel pouvait revenir.

Ce retour dépendait donc des lettres d'Horace.

En conséquence, il fallait que ces lettres fussent telles que le colonel, ébranlé dans son indécision et atteint dans sa conscience, fût obligé de revenir, qu'il le voulût ou ne le voulût pas.

Pour obtenir ce résultat, deux moyens se présentaient.

Acheter Horace.

Ou bien le tromper.

Le prince, quoiqu'il n'eût qu'un parfait mépris pour la conscience humaine, n'osa pas proposer d'argent à Horace pour le mettre dans ses intérêts; ce nègre, qui était un animal primitif, serait capable de refuser l'argent et d'avertir son maître.

Il aima mieux recourir à l'habileté, ce qui d'ailleurs était plus économique.

Le lendemain, Carmelita garda le lit et l'on annonça qu'elle était malade; on dut même aller chercher un médecin, et, comme le prince était sans domestiques, il pria Horace de lui rendre le service d'aller à Montreux.

Horace ne se serait jamais permis d'interroger le médecin; mais, lorsque celui-ci sortit de la chambre de Carmelita, il entendit sans écouter une partie de la conversation qui s'engagea entre le prince et le médecin dans le vestibule.

—Eh bien! demanda le prince, comment trouvez-vous notre malade? Elle me paraît bien sérieusement prise.

—Ses plaintes dénotent en effet un état très douloureux.

—La tête surtout, c'est de la tête qu'elle souffre; la nuit a été des plus mauvaises.

—Je n'ai rien remarqué de particulier de ce côté; pas de fièvre; et cependant une grande agitation.

Quelques questions et leurs réponses échappèrent à Horace, mais bientôt il entendit le prince qui disait:

—Ne craignez-vous pas une fièvre cérébrale?

La réponse n'arriva pas jusqu'à lui, au moins telle qu'elle fut formulée par le médecin, mais le prince voulut bien la lui faire connaître.

On craignait une fièvre cérébrale, et le médecin était très inquiet.

Horace se montra ému, et le prince fut certain que cette émotion allait se communiquer au colonel.

Il n'y avait qu'à attendre en entretenant cette émotion.

Le temps s'écoulait, et la maladie de Carmelita prit un caractère de plus en plus inquiétant.

Le prince paraissait accablé, et, toutes les fois qu'il parlait de sa nièce à Horace, c'était avec des tremblements dans la voix et des larmes dans les yeux, de plus en plus convaincu que ces larmes et ces tremblements passeraient dans les lettres du nègre.

—Vous aussi, disait-il, vous avez vos tourments, mon pauvre garçon, et je vous plains sincèrement d'être sans nouvelles de votre maître, que vous aimez tant.

Il y avait déjà dix jours qu'Horace «était sans nouvelles de son maître», lorsqu'un matin on lui remit une lourde enveloppe portant le timbre de Paris, et dont l'adresse était écrite de la main du colonel.

Dans cette enveloppe, se trouvaient quatre lettres: une pour lui, dans laquelle le colonel lui disait de venir le rejoindre à Paris; une pour le prince Mazzazoli, une pour la comtesse Belmonte, la quatrième enfin pour mademoiselle Carmelita Belmonte.

Ces lettres reçues, il ne perdit pas son temps à se demander quel pouvait être leur contenu.

Vivement il monta à la chambre du prince, tenant les trois lettres dans sa main.

—Je viens de recevoir une lettre de mon maître, dit Horace, dans laquelle étaient incluses trois lettres que voici: une pour M. le prince, une pour madame la comtesse, une pour mademoiselle Carmelita.

—Donnez, dit le prince en avançant vivement la main.

Mais aussitôt, se contenant et ne voulant pas laisser paraître l'angoisse qui lui serrait les entrailles:

—Quelles nouvelles du colonel? dit-il d'une voix qu'il tâcha d'affermir.

—Bonnes; mon colonel me dit de l'aller rejoindre à Paris, et, comme il ne me parle pas de sa santé, je pense qu'elle est bonne.

—Je le pense aussi et je m'en réjouis; au reste le colonel aura peut-être été plus explicite dans la lettre qu'il m'adresse, et c'est ce que je vais voir.

Et, prenant les lettres qu'Horace lui tendait, il congédia celui-ci d'un mouvement de main plein d'amabilité.

Mais, au lieu de prendre la lettre qui portait son nom, le prince ouvrit celle qui était adressée à Carmelita, pensant sans doute qu'il verrait là plus clairement ce qu'il voulait apprendre.

Il fit cela vivement, sans hésitation, comme la chose la plus naturelle du monde.

Carmelita ne lui appartenait-elle pas? Que serait-elle sans lui? Une déclassée, une pauvre fille qui n'aurait jamais pu se marier.

N'était-il pas juste que le premier, il recueillit le fruit de ses efforts?

Il lut:

«Mon brusque départ a dû vous bien surprendre, chère Carmelita, et quand le lendemain de notre journée passée dans la montagne, on vous a dit que j'avais quitté le Glion, je ne sais ce que vous avez dû penser.

«En tous cas, quelles qu'aient été les accusations que vous avez pu porter contre moi ou contre ma conduite, elles étaient fondées, puisque vous ignoriez à quel mobile j'obéissais en partant.

«Aujourd'hui, l'heure est venue de vous donner les explications de cette conduite étrange qui, une fois encore, a dû justement vous indigner, et je veux le faire franchement, loyalement, comme il convient à un homme d'honneur qui croit devoir se justifier.

«Pourquoi suis-je parti sans vous avertir?

«Tout d'abord c'est à cette question que je veux répondre, car c'est la première, n'est-ce pas, que vous vous êtes posée?

«En effet, n'était-il pas tout simple et tout naturel que, voulant partir, je prisse la peine de vous le dire. Pour cela qu'avais-je à faire? A frapper deux coups à notre porte de communication, qui se serait ouverte devant moi et qui m'eût donné toute facilité pour m'expliquer.

«Je ne l'ai pas fait, cependant, et je dois vous dire pourquoi, avant d'aller plus loin.

«La facilité matérielle de m'expliquer, je la trouvais par ce moyen; mais je ne trouvais pas en même temps la liberté morale, et c'était cette liberté morale que je voulais, que j'ai cherchée, que j'ai trouvée dans ce brusque départ.

«Lorsque nous nous sommes séparés, en rentrant de notre promenade, je ne pensais nullement à ce départ; bien au contraire, je n'avais qu'une idée, qu'un but rester près de vous.

«Je ne sais ce qu'a été cette nuit pour vous après les sensations et les émotions de notre journée.

«Pour moi elle a été une nuit de réflexions les plus graves; car c'était ma vie que j'allais décider, c'était en même temps la vôtre.

«Dans des conditions pareilles, direz-vous encore, pourquoi n'avoir pas frappé à la porte de communication?

«Ma réponse sera franche.

«Parce j'aurais subi votre influence toute-puissante, irrésistible, et, au lieu de voir par mes propres yeux, au lieu de sentir par mon propre coeur, au lieu de raisonner avec ma propre raison, je me serais laissé entraîner, j'aurais vu par vos yeux, j'aurais senti par votre coeur, je n'aurais pas raisonné.

«J'ai voulu m'assurer cette liberté d'examen et de décision.

«Voilà comment je suis parti, sans vous parler de ce départ, convaincu à l'avance que, si je vous disais un seul mot, je ne partirais point.

«Or il fallait, il fallait absolument que je partisse, pour avoir toute ma liberté de conscience.

«En vous quittant, en vous serrant dans mes bras une dernière fois, je ne m'imaginais guère que le lendemain matin nous ne nous verrions plus; mais, dans le calme et le silence de la nuit, la réflexion a remplacé les emportements tumultueux de la journée, et, peu à peu, j'ai été amené à faire l'examen de ma situation morale dans le présent aussi bien que dans le passé.

«En commençant cette lettre, je vous ai promis une entière franchise et une absolue sincérité; je dois donc, quant à cette position morale, entrer dans des détails qui, jusqu'à un certain point, seront des aveux.

«Je sens combien ces aveux sont délicats entre nous, je sens combien ils sont difficiles; mais je m'imputerais à crime de ne pas les faire.

«En ces derniers temps j'ai éprouvé, chère Carmelita, une terrible douleur qui m'a laissé anéanti, et j'ai cru que mon coeur était mort pour la tendresse, si bien mort que personne ne le ressusciterait jamais.

«Cet aveu vous fera comprendre comment, dans cette vie d'intimité qui a été la nôtre, jamais un mot de tendresse n'est sorti de mes lèvres; jamais un regard passionné, jamais un geste n'est venu troubler la confiance que vous aviez en moi.

«Vous aimai-je?

«Je ne me posais pas cette question, et l'idée que je pouvais encore aimer ne se présentait même pas à mon esprit.

«La surprise qui nous a mis dans les bras l'un de l'autre a été l'éclair qui a déchiré la nuit qui m'enveloppait.»

Arrivé à ce passage de la lettre qu'il lisait, le prince s'arrêta un moment et haussa doucement les épaules avec un sourire de pitié; mais il ne s'attarda pas dans des réflexions oiseuses, et bien vite il reprit sa lecture au point où il l'avait interrompue.

«Les éclairs, vous avez vu, dans cette journée d'orage, les effets qu'ils produisent, ils éblouissent, et, lorsqu'ils s'éteignent, l'obscurité qu'ils ont pour une seconde déchirée et illuminée reprend plus sombre et plus noire.

«Il en est des choses morales comme des choses matérielles.

«L'éclair qui m'avait ébloui s'était éteint, je restai aveuglé.

«Sans doute il m'était facile de faire jaillir de nouveau les lueurs qui avaient projeté leur lumière dans mon âme. Pour cela, je n'avais qu'à venir près de vous: du choc de nos regards naîtraient de nouveaux éclairs.

«Mais l'effet ne serait-il pas toujours le même, et l'aveuglement ne succéderait-il pas encore â l'éblouissement?

«Ce n'était point ainsi que je devais tenter l'examen que je voulais; ce n'était point près de vous, sous votre influence, sous votre charme.

«C'était dans la solitude, dans le calme, seul en face de moi-même, que je devais m'interroger franchement, et franchement me répondre.

«Voilà pourquoi je suis parti.

«Ce que je voulais savoir, ce n'était point si j'étais capable d'être heureux près de vous.

«Cela je le savais, je le sentais, et m'éloignant le matin de l'hôtel où vous dormiez, regardant les fenêtres de votre chambre, pensant à notre journée de la veille, je retrouvais encore dans mes veines des frissonnements de bonheur.

«Mais étais-je capable de vous rendre heureuse? Pouvais-je vous aimer comme vous devez être aimée? Cela, je ne le savais pas d'une manière certaine et je voulais le chercher.

«Cet examen, je l'ai fait en toute franchise, en toute conscience.

«Depuis que je me suis éloigné du Glion, il ne s'est point écoulé une heure, une minute, qui ne vous ait été consacrée, et aujourd'hui je viens vous dire que j'écris à votre oncle, et à votre mère, pour leur demander votre main.

«Voulez-vous de moi pour votre mari, chère Carmelita?

«Vous prierez votre oncle de me faire connaître votre réponse.»

Le prince s'arrêta de nouveau et, posant la lettre sur la table qui était devant lui, se renversant dans son fauteuil, il se mit à rire silencieusement.

Quelqu'un qui l'eût observé se fût assurément demandé s'il devenait fou: sans une parole, sans un éclat de voix, il riait toujours, la bouche largement ouverte, la mâchoire inférieure tremblante, les yeux remplis de larmes.

Tout à coup il s'arrêta et haussant les épaules:

—Le remords des honnêtes gens, dit-il à mi-voix. Huit jours... lutté... réparation obligée... enfin!

Puis, son accès de joie s'étant un peu calmé, il reprit et acheva sa lecture:

«Soyez assurée que vous trouverez en moi un mari qui vous aimera loyalement, et qui tiendra fidèlement un engagement qu'il n'a voulu prendre qu'en connaissance de cause.»

Venaient ensuite quelques phrases de tendresse qui n'étaient que le développement de cette idée, mais le prince ne les lut que d'un oeil distrait puis il passa à la lettre qui lui était adressée: en gros, il savait ou tout au moins il croyait savoir comment le colonel avait été amené à cette demande en mariage, et pour le moment cela suffisait.

Maintenant il était curieux de voir comment sa lettre était rédigée.

Elle l'était de la façon la plus simple et en termes aussi brefs que possible.

Mon cher prince,

Je n'ai pu vivre dans l'intimité de votre charmante nièce, sans me prendre pour elle d'un sentiment de tendresse qui peu à peu est devenu de l'amour.

J'ai l'honneur de vous demander sa main et je vous prie d'être mon interprète auprès de madame la comtesse Belmonte, à laquelle d'ailleurs j'écris directement, pour appuyer ma demande.

Je ne veux aujourd'hui présenter que la question de sentiment; quant à ce qui est affaire, nous nous en occuperons, si vous le voulez bien, de vive voix, lorsque nous aurons le plaisir d'être réunis.

Croyez, mon cher prince, à mes meilleurs sentiments.

ÉDOUARD CHAMBERLAIN.

Autant le prince avait été satisfait de la lettre écrite à Carmelita, autant il fut mécontent de celle-là.

Vraiment ce marchand de pétrole le prenait de haut et d'un ton dégagé avec le dernier représentant des Mazzazoli.

Il prit la lettre adressée à la comtesse et l'ouvrit.

Elle était à peu près la répétition de celle qu'il venait de lire, avec plus de politesse seulement et moins de sans-gêne.

Alors, réunissant ces trois lettres, il passa dans la chambre de Carmelita, où se trouvait la comtesse.

—Je viens de recevoir une lettre du colonel Chamberlain, dit-il.

—Ah! s'écria la comtesse.

Carmelita ne dit rien; mais, se soulevant sur le fauteuil où elle était étendue, elle regarda son oncle fixement.

—Voici deux lettres qui vous sont adressées, continua le prince.

Et il remit ces lettres, l'une à sa soeur, l'autre à sa nièce.

—Ne me faites pas mourir d'impatience, s'écria la comtesse, les mains tremblantes, parlez donc.

—Lisez, dit-il.

Carmelita n'avait point attendu ce conseil, prenant la lettre des mains de son oncle, elle en avait commencé vivement la lecture, sans faire d'observation à propos du cachet brisé.

Mais la comtesse tremblait tellement qu'elle ne pouvait lire; alors, le prince, s'approchant d'elle, lui reprit la lettre et la lui lut à mi-voix.

—Ah! le bon garçon, s'écria la comtesse.

Et elle joignit les mains en marmottant quelques mots inintelligibles.

Cependant Carmelita avait achevé la lecture de sa lettre, beaucoup plus longue que celle de sa mère.

Le prince, qui l'observait, n'avait pas vu son visage pâlir ou rougir.

Mais, lorsqu'elle fut arrivée à la dernière ligne, elle se leva vivement et lançant à son oncle un regard triomphant:

—Eh bien! dit-elle, suis-je une oie?

Le prince fléchit un genou devant elle, et lui prenant la main avec un geste d'humble adoration:

—Un ange! dit-il.

Respectueusement il lui baisa la main.

A son tour la comtesse vint devant sa fille, et lui prenant la main, comme l'avait fait le prince, elle la baisa aussi avec une génuflexion.

Ainsi sa mère et son oncle se prosternaient devant elle.

L'élan de fierté qu'elle avait eu en lisant la lettre de son mari ne tint pas contre cette humilité; elle prit sa mère dans ses bras et l'embrassa tendrement, de même elle embrassa son oncle.




VI

Bien que le prince Mazzazoli eût pleine confiance dans le colonel et le jugeât incapable de ne pas tenir un engagement pris, il eût désiré que le mariage de Carmelita ne se fît point à Paris.

Sans doute, au point où les choses étaient arrivées, il n'y avait guère à craindre que ce mariage manquât.

Cependant il était dans la nature du prince de craindre toujours et de rester quand même sur ses gardes.

Dans les circonstances présentes, il lui semblait que, si un danger devait surgir, c'était du côté de Paris qu'il fallait l'attendre.

Il paraissait peu probable que le colonel retombât sous l'influence de madame de Lucillière, au moins avant le mariage. Après, cela était possible, et le prince, qui avait l'expérience de la passion, admettait ce retour jusqu'à un certain point; mais ce qui arriverait après le mariage, il n'avait pas présentement à en prendre souci.

Le baron Lazarus ne voudrait-il pas se venger de la duperie dont il avait été victime? Cela était à présumer. Mais que pouvait-il? Ni lui ni Ida n'étaient maintenant bien redoutables.

Enfin pouvait-on être pleinement rassuré du côté de cette jeune cousine du colonel, cette petite Thérèse Chamberlain, qu'il avait eu un moment l'intention de prendre pour femme?

Quel que fût le plus ou moins de gravité de ces trois dangers, et à vrai dire le plus grand de tous paraissait bien peu sérieux, il y avait une chose certaine, qui était que le simple séjour à Paris du colonel et de Carmelita donnait tout de suite à ces craintes un caractère plus imminent.

Que le colonel ne rentrât pas en France et très probablement aucun de ces dangers n'éclatait.

Au contraire, que le mariage se fît à Paris, précédé et accompagné de toute la publicité qui fatalement devait se manifester d'une façon bruyante, et aussitôt ils pouvaient devenir menaçants.

Qui pouvait savoir à l'avance les fantaisies qui passeraient par la tête de la marquise de Lucillière, lorsqu'elle apprendrait que son ancien amant allait se marier? En voyant à qui avait profité la rupture, qu'on avait eu l'habileté d'amener entre elle et cet amant ne devinerait-elle pas quel avait été l'auteur de cette rupture?

Que ne devait-on pas craindre d'un homme tel que le baron Lazarus, déçu dans ses espérances les plus chères, et de plus battu avec les armes mêmes qu'il avait eu la simplicité de donner?

Enfin qui pouvait prévoir ce que ferait cette Thérèse Chamberlain, alors surtout qu'on ne la connaissait pas, et qu'on ne savait rien de ce qui s'était passé entre elle et son cousin le colonel? Ce que M. Le Méhauté, le juge d'instruction, avait raconté du frère de cette jeune fille, lors de la tentative d'assassinat commise sur le colonel, devait donner à réfléchir. Il était évident qu'on avait la main hardie, dans cette famille, et un Italien, si brave qu'il soit, compte toujours dans la vie avec les mains hardies qui savent manier un couteau ou un poignard. Or, si le récit du juge d'instruction était exact, on ne se faisait pas scrupule, dans la famille Chamberlain, de mettre en mouvement les couteaux et les poignards; la poitrine du colonel était là pour le prouver.

Il valait donc mieux, à tous les points de vue et aussi au point de vue des intérêts personnels du prince, que le mariage ne se fît pas à Paris.

—Mais où le célébrer?

—Ah! si on avait commencé les réparations indispensables dans le château de Belmonte! Si on s'était occupé activement de meubler quelques pièces! Si....

Le prince avait haussé les épaules, ce n'était pas en quelques semaines ou en quelques mois qu'on pouvait restaurer Belmonte.

Comment célébrer un mariage entre les quatre murailles croulantes d'un château chancelant, sans un toit sur la tête des invités, sans vitres aux fenêtres, au milieu des oiseaux de nuit effrayés et des bêtes immondes qui cherchent leur abri dans les décombres?

La vue seule de cette misère ne ferait-elle pas fuir le colonel, peu sensible sans doute à la poésie des ruines?

Il fallait donc renoncer à Belmonte, et le prince y renonça, mais non pourtant sans tenter d'écarter Paris.

Il proposa Venise, Florence, Naples, trois villes charmantes pour une lune de miel.

Mais le colonel n'accueillit point cette proposition.

Le prince Mazzazoli avait-il une habitation à Venise? En avait-il une à Florence? une à Naples? Non, n'est-ce pas? Alors pourquoi aller à Venise ou à Naples? et pourquoi plutôt ne pas aller à Paris, où il possédait, lui, un hôtel prêt à le recevoir?

Paris était aussi une ville charmante pour une lune de miel.

Le prince résista, mais le colonel tint bon et de telle sorte que, finalement, le prince céda.

Quelles raisons valables lui opposer pour refuser Paris? Aucune en réalité; et un refus persistant pourrait le surprendre et l'inquiéter, peut-être même donner de mauvaises pensées.

Le temps n'était pas encore venu où l'on pourrait impunément ne pas le ménager.

Il fut donc convenu qu'on rentrerait à Paris, et que ce serait à Paris que se ferait le mariage.

D'ailleurs, en veillant attentivement, on pourrait écarter les dangers, s'ils se présentaient.

Et le colonel était dans des dispositions qui ne permettaient pas de croire que ces dangers, quels qu'ils fussent pussent être bien redoutables.

On pourrait risquer des efforts pour empêcher ce mariage, mais à coup sûr ils n'auraient aucun résultat.

Cependant, malgré cette confiance dans le succès, le prince aurait voulu tenir le mariage de sa nièce autant que possible caché, ayant pour cela de puissantes raisons qui lui étaient inclusivement personnelles.

Mais cela ne fut pas possible.

Le colonel se serait demandé ce que signifiait cet étrange mystère.

Et d'un autre côté lui-même revenant à Paris, après une assez longue absence, était obligé de donner des explications à ses créanciers pour les faire patienter.

Quelle meilleure assurance pour eux d'être sûrement payés que l'annonce du prochain mariage de Carmelita avec le colonel Chamberlain?

Cette fois, il ne s'agissait plus d'un mariage plus ou moins probable; c'était un mariage arrêté, décidé, et le plus étonnant, le plus merveilleux, le plus miraculeux, le plus étourdissant, le plus triomphant, le plus beau, le plus grand, le plus riche, le plus extraordinaire, le plus brillant, le plus éblouissant, le plus digne d'envie qu'on pût rêver. Le mari, on pouvait le nommer: c'était... pour tout dire d'un seul mot, c'était l'homme le plus riche, le plus en vue, le plus à la mode de Paris, c'était le colonel Chamberlain.

Et le prince l'avait nommé tout bas, en cachette, avec prière de ne pas ébruiter cette nouvelle.

Non seulement il l'avait nommé, mais avec quelques créanciers qui avaient payé cher le droit d'être incrédules, il avait fait plus; il avait montré la lettre écrite par le colonel pour lui demander la main de Carmelita.

Le premier créancier à qui le prince avait montré la lettre du colonel était son bijoutier, qu'il avait intérêt à ménager. Le bijoutier avait promis le secret, mais, en rentrant chez lui, il avait joyeusement annoncé à sa femme que la créance du prince Mazzazoli serait payée, attendu que mademoiselle de Belmonte épousait le colonel Chamberlain. A ce moment était entrée une des principales clientes de la maison, la charmante comtesse d'Ardisson, amie et rivale de la marquise de Lucillière.

Naturellement, on lui avait conté cette grande nouvelle, qui, en conséquence de ses relations avec madame de Lucillière, devait avoir un certain intérêt pour elle.

C'était un secret, un grand secret, que personne ne connaissait encore à Paris; car le prince et sa famille venant de Suisse avec le colonel Chamberlain, étaient arrivés le matin même.

Une fois en possession de ce secret, la comtesse d'Ardisson n'eut qu'un désir, l'apprendre elle-même à madame de Lucillière, pour voir comment celle-ci recevrait cette nouvelle.

Précisément c'était jour d'Opéra de la marquise de Lucillière, l'occasion était vraiment heureuse.

A huit heures, la comtesse d'Ardisson s'était installée dans sa loge, qui faisait face à celle de madame de Lucillière.

La marquise n'était point encore arrivée et sa loge était restée vide jusqu'à la fin du premier acte de Robert, qu'on donnait ce soir-là.

La toile était à peine tombée, que la comtesse d'Ardisson entrait dans la loge de madame de Lucillière pour lui faire une visite d'amitié.

La marquise était gaie, souriante, de belle humeur comme à l'ordinaire, et prenait plaisir pour le moment à plaisanter le prince Seratoff, qui l'avait accompagnée.

Elle accueillit la comtesse d'Ardisson avec des démonstrations de joie affectueuse, comme une amie dont on a été trop longtemps séparée.

Après quelques minutes, le prince Seratoff sortit de la loge, les laissant en tête à tête.

—Vous savez la nouvelle? demanda aussitôt la comtesse.

—Quelle nouvelle

—La grande, l'incroyable, la merveilleuse nouvelle: le colonel Chamberlain, qui avait disparu si brusquement, il y a quelques mois est retrouvé.

—Était-il donc perdu? demanda la marquise de Lucillière en pâlissant légèrement.

—Je ne sais s'il l'était pour vous,—la comtesse appuya sur le mot.—mais il l'était pour le monde parisien; heureusement le voici revenu, et je crois que son retour va faire un joli tapage.

Elle attendit un moment pour que madame de Lucillière lui demandât à propos de quoi allait éclater ce tapage; mais celle-ci, tout d'abord surprise en entendant prononcer le nom du colonel, s'était bien vite remise et maintenant elle se tenait sur ses gardes.

Évidemment ce n'était pas pour avoir le plaisir de lui faire une simple visite que sa chère amie, madame d'Ardisson, était venue dans sa loge. Madame de Lucillière avait trop l'habitude de ces sortes d'attaques pour se livrer maladroitement; il fallait attendre et laisser venir.

—Il y a longtemps que vous n'avez eu de nouvelles du prince Mazzazoli et de mademoiselle Belmonte? demanda la comtesse d'Ardisson.

—Très longtemps.

—Ils étaient en Suisse; ils sont revenus aussi.

—La comtesse est rétablie?

—Est-ce que vous croyez vraiment qu'elle a été malade?

—Je crois toujours ce qu'on me dit, quand je n'ai pas de motifs pour me défier de ceux qui parlent.

—Et vous n'avez pas de motifs pour vous défier de la comtesse ou du prince?

—Pas le moindre. Ne sont-ils pas mes amis? Je ne me défie jamais de mes amis.

—Eh bien! dans cette circonstance, vous avez été dupe de votre confiance.

—Vraiment?

—Ce n'était pas pour cause de maladie que la comtesse allait en Suisse. En réalité, ce n'était pas elle qui faisait ce voyage; c'était Carmelita. Devinez-vous?

—Pas du tout; vous parlez, chère amie, comme le sphinx.

—Je voulais vous ménager cette nouvelle pour qu'elle ne vous... surprit pas trop brusquement. Carmelita allait en Suisse pour rejoindre le colonel Chamberlain, qui s'était retiré sur les bords du lac de Genève en quittant Paris; ils ont passé tout le temps de cette absence ensemble, et de ce long tête-à-tête il est résulté ce qui fatalement devait se produire: le colonel Chamberlain épouse mademoiselle Carmelita Belmonte.

Bien que madame de Lucillière eût pu se préparer pendant les savantes lenteurs de cette attaque, elle tressaillit, et sa main, qui jouait nerveusement avec son éventail se crispa.

Madame d'Ardisson, qui l'observait, remarqua très bien l'effet qu'elle avait produit.

—Vous ne me croyez pas? dit-elle.

—Pourquoi ne vous croirais-je pas?

—Je n'en sais vraiment rien, car rien n'est plus explicable que ce mariage entre deux êtres qui semblent faits l'un pour l'autre: le colonel est un homme charmant malgré l'excentricité de sa tenue, et Carmelita est la belle des belles. Ils devaient s'aimer, cela était écrit et cela s'est réalisé: il paraît qu'ils s'adorent. En tous cas, le certain est qu'ils s'épousent.

Il fallait bien dire quelque chose.

—Et pour quand ce mariage? demanda madame de Lucillière d'une voix qu'elle tâcha d'affermir.

—Ah! cela je n'en sais rien, car ce n'est ni le colonel ni le prince Mazzazoli qui m'ont donné cette nouvelle; je la tiens d'une personne tierce, en qui j'ai toute confiance et qui a vu, de ses yeux vu, ce qui s'appelle vu, la lettre par laquelle le colonel Chamberlain demande au prince Mazzazoli la main de sa nièce, mademoiselle Carmelita Belmonte. Le mariage n'est donc plus douteux, seulement j'ignore la date; il est même probable que cette date vous la connaîtrez avant moi. Vous avez avec le colonel Chamberlain des relations beaucoup plus intimes que personne à Paris, et sa première visite sera assurément pour vous. Mais, grâce à mon indiscrétion, vous ne serez pas surprise. Vous ne me remerciez pas?

—Au contraire; mais j'attendais que vous eussiez fini, afin de vous remercier une bonne fois pour toutes.

Puis, après quelques paroles insignifiantes, madame d'Ardisson regagna vivement sa loge, et, se plaçant dans l'ombre de manière à se cacher autant que possible, elle braqua sa lorgnette sur madame de Lucillière.

Elle s'était observée pendant cet entretien, dont toutes les paroles portaient; maintenant, sans doute qu'elle se croyait libre elle allait se livrer....

Et de fait, elle se tenait la tête appuyée sur sa main, immobile, le visage contracté, les sourcils rapprochés, les lèvres serrées, les narines dilatées.

Elle aimait donc toujours le colonel?

Et complaisamment, en souriant, madame d'Ardisson prit plaisir à rappeler les coups qu'elle venait de porter: «Carmelita allait en Suisse pour rejoindre le colonel; ils s'adorent, ils se marient.» Et cette allusion aux relations intimes qui existaient entre le colonel et la marquise?... Vraiment tout cela avait été bien filé.

A ce moment, la porte de la loge de la marquise s'ouvrit de nouveau, et le prince Seratoff parut; mais la marquise ne le laissa pas s'asseoir.

Elle lui fit un signe, et il se pencha vers elle; puis, après avoir dirigé ses regards vers les fauteuils d'orchestre du côté gauche, il sortit.

Abandonnant la loge de la marquise, madame d'Ardisson braqua sa lorgnette vers la porte de l'orchestre, où bientôt se montra le prince Seratoff.

Au quatrième fauteuil, était assis le baron Lazarus, qui venait d'arriver.

Le prince se dirigea vers lui, et après quelques paroles l'emmena avec lui.

Deux minutes après, ils entrèrent dans la loge de la marquise de Lucillière, et le prince en sortit aussitôt, laissant le baron seul avec la marquise.




VI

Madame de Lucillière avait indiqué de la main au baron Lazarus un fauteuil dans le fond de la loge, et elle-même, reculant autant que possible celui qu'elle occupait, avait tourné le dos à la scène.

—Vous avez désiré me voir? demanda le baron, qui paraissait assez mal à l'aise.

—Oui, monsieur, et j'ai cru remarquer que vous n'accueilliez pas très favorablement la demande de mon ambassadeur.

—Mais, madame....

—Oh! je comprends très bien que vous ayez eu une certaine répugnance à revenir dans cette loge qui doit vous rappeler de mauvais souvenirs.

Le baron prit l'air d'un homme qui cherche vainement à comprendre ou à se rappeler ce dont on lui parle.

Bons ou mauvais, il était évident que les souvenirs auxquels on faisait allusion étaient sortis de sa mémoire.

—Cette loge? dit-il enfin (car il ne pouvait pas rester bouche ouverte sans rien dire), cette loge?

—N'est-ce pas dans cette loge, à cette place même, peut-être sur ce fauteuil, continua la marquise, que vous avez eu avec M. de Lucillière un entretien dont je faisais le sujet.

—Un entretien, avec M. le marquis, dont vous faisiez le sujet? Mon Dieu! c'est possible, cependant je ne me rappelle pas du tout de quoi il était question.

—D'une certaine lettre anonyme.

—Une lettre anonyme?

Et le baron Lazarus parut faire un appel désespéré à sa mémoire.

Mais ce fut en vain, il ne trouva rien à propos de cette lettre anonyme.

—Ne cherchez pas, dit madame de Lucillière avec dédain; je vois que vous ne trouveriez pas; je vais vous aider. Cette lettre anonyme parlait d'une petite porte de la rue de Valois.

—Comment? vous savez....

—Le marquis m'a tout dit; il est inutile de paraître ignorer ce que vous savez parfaitement. De mon côté, je trouve inutile de vous laisser croire plus longtemps que le prétexte mis en avant pour rompre nos relations était fondé; la vraie raison de cette rupture était cette lettre anonyme. Cela ne doit pas vous surprendre, et je présume que vous le saviez déjà; cependant j'ai tenu à vous le dire.

—Avez-vous pu supposer que je connaissais l'auteur de cette infamie?

—J'ai cru et je crois que l'auteur de cette infamie, comme vous dites, était vous.

—Madame!

—Oh! pas d'indignation; vous devez sentir que je ne m'y laisserais pas prendre. Ménagez-vous, réservez vos forces, ne prodiguez pas votre éloquence en pure perte; vous en aurez besoin bientôt, et vous trouverez à les employer plus utilement qu'avec moi.

Elle parlait avec une véhémence que le baron ne lui avait jamais vue, en contenant sa voix cependant de manière à n'être pas entendue distinctement par les personnes qui se trouvaient dans les loges voisines; mais la violence même qu'elle se faisait pour se contenir rendait son émotion plus évidente.

Décidément le baron avait eu tort de se rendre à l'invitation du prince Seratoff, et il aurait été beaucoup plus sage à lui d'écouter son inspiration première, qui lui conseillait de rester tranquillement dans son fauteuil. Comment n'avait-il pas deviné, après la rupture qui avait eu lieu entre lui et madame de Lucillière, qu'une invitation de celle-ci ne pouvait être que dangereuse!

Maintenant qu'il avait commis la sottise de se rendre à cette invitation et de venir dans cette loge, quand et comment en sortir?

Comme il se posait cette question, la porte de la loge s'ouvrit, et le duc de Mestosa s'avança vivement vers la marquise, en homme heureux de voir la femme qu'il adore.

Cette visite redoubla l'embarras du baron, car il connaissait madame de Lucillière et ses habitudes: c'était toujours publiquement qu'elle s'expliquait avec les gens dont elle croyait avoir à se plaindre, et elle le faisait avec un esprit diabolique qui lançait des allusions et les mots acérés d'une façon cruelle. Qu'elle eût tort ou raison elle arrivait toujours à mettre les rieurs de son côté, et l'on ne sortait de ses jolies griffes roses que déchiré aux endroits les plus sensibles, avec des blessures ridicules. Que de fois n'avait-il pas ri lui même de ses pauvres victimes!

Maintenant c'était son tour de recevoir ces blessures sans pouvoir les rendre. Il se leva pour céder la place au duc.

Mais de la main elle le retint.

—J'ai à peine commencé la confidence que j'ai à vous faire, dit-elle.

Puis s'adressant au duc de Mestosa, qui restait indécis:

—J'ai une affaire importante à traiter avec le baron, dit-elle; voulez-vous nous donner quelques minutes encore?

Au moins l'explication n'aurait pas de témoin.

Ce fut ce que le baron se dit avec satisfaction.

—Sachant la vérité au sujet de cette lettre anonyme, continua madame de Lucillière, vous devez vous demander comment l'idée m'est venue d'avoir une entrevue avec vous. J'avoue qu'en arrivant ce soir à l'Opéra, je ne me doutais guère que je vous ferais appeler dans ma loge, et je croyais bien que toutes relations entre nous étaient rompues. A vrai dire et pour ne pas m'en cacher, je vous considérais comme mon ennemi, et pour vous je n'avais d'autre sentiment que ceux d'une ennemie. Vous voyez que je suis franche.

—Je vois que vous ressentez comme une sorte de joie à affirmer cette hostilité.

—Parfaitement observé; mais ce n'est pas seulement la joie qui me fait affirmer cette hostilité; j'obéis encore, en agissant ainsi, à d'autres considérations plus importantes. Je veux, en effet que cette hostilité soit bien constatée, bien reconnue par vous, afin que vous ne vous trompiez pas sur le traité d'alliance que je vais vous proposer.

Cette hostilité d'une part et cette alliance d'une autre, paraissaient tellement contradictoires que le baron laissa paraître un mouvement de surprise.

—Quand je me serais expliquée, continua madame de Lucillière, votre étonnement cessera, et ce qui vous paraît obscur en ce moment s'éclaircira. Écoutez donc cette explication, qui vous intéresse plus que vous ne pouvez le supposer, et revenons à la lettre, à votre lettre anonyme. Vous devez penser qu'il ne m'a pas fallu de grands efforts d'esprit pour deviner le mobile qui vous a poussé à faire usage de cette lettre: vous avez voulu amener une rupture entre nous et le colonel Chamberlain.

—Laissez-moi vous dire, interrompit-il, que vous vous trompez.

—Je ne me trompe nullement. Vous désiriez cette rupture parce que, interprétant notre intimité selon vos craintes, vous vous figuriez que, cette intimité rompue, le colonel Chamberlain deviendrait un mari possible pour votre fille.

L'occasion était trop bonne pour que le baron ne la mit pas à profit: on attaquait sa fille, il dédaignait de répondre et quittait la place. Il se leva pour sortir.

Mais la marquise semblait avoir prévu ce mouvement; car, avant qu'il eût pu faire un pas en arrière, elle lui jeta vivement quelques mots qui l'arrêtèrent.

—Ce mari impossible alors est possible aujourd'hui, si vous voulez écouter ce que j'ai à vous dire.

Le baron hésita un moment.

—Si injustes que soient vos accusations, dit-il enfin, notre ancienne amitié me fait une loi de les écouter jusqu'au bout, pour m'en défendre et vous montrer combien elles sont fausses.

C'était là une étrange réponse, mais la marquise ne s'en préoccupa pas autrement. Ce qu'elle voulait, c'était que le baron demeurât, et il demeurait; le reste lui importait peu.

Elle continua:

—L'histoire de cette lettre anonyme prouve que vous êtes doué de qualités... est-ce bien qualités qu'il faut dire? enfin peu importe. Vous êtes donc doué de qualités, puisque qualités il y a, que je ne possède pas; de plus vous avez, dans le choix des moyens auxquels vous recourez, une hardiesse d'esprit et une indépendance de... coeur qui, j'en conviens, peuvent rendre de très utiles services. En un mot, vous êtes un homme pratique, et voulant le succès, vous ne vous laissez point empêtrer dans toutes sortes de considérations sentimentales ou morales, qui sont un fardeau pour quiconque ne sait pas s'en débarrasser. Vous voyez que je vous rends justice.

Le baron fit la grimace.

—C'est cette... j'allais dire estime, poursuivit madame de Lucillière, c'est ce cas que je fais de vos qualités pratiques qui m'a donné l'idée de revenir sur notre rupture et de vous proposer une alliance dans un but commun, certaine à l'avance que personne n'était capable comme vous d'atteindre un résultat que je désire et que vous désirerez peut-être encore plus vivement que moi, quand vous le connaîtrez. Bien entendu, l'alliance dont je vous parle n'est point une alliance cordiale; c'est une alliance utile, voilà tout. Vous pouvez me servir, je m'adresse à vous; je puis vous aider, vous venez à moi. Les sentiments n'ont rien à voir dans ce pacte, ils restent ce qu'il sont.

—Mais je vous assure....

—Je vous en prie, ne revenons point sur cette question: nos sentiments personnels n'ont rien à voir ni à faire dans l'oeuvre commune que je veux vous proposer, ou plutôt c'est parce qu'ils sont ce qu'ils sont que précisément je vous la propose.

—J'avoue encore une fois, madame, que je ne comprends rien à ces paroles; aussi avant de savoir si je puis vous prêter mon concours, je vous prie de me dire ce que vous attendez de moi et quel but vous poursuivez.

—Le but, empêcher le colonel Chamberlain de devenir le mari de mademoiselle Belmonte; le concours, chercher les moyens, les trouver, de rompre ce mariage, qui est à la veille de se faire. Vous voyez que rien n'est plus simple.

—Ce mariage est à la veille de se faire! s'écria le baron.

—A la veille est une façon de parler pour dire prochainement: l'époque à laquelle il doit avoir lieu, je ne la connais pas. Tout ce que je sais, c'est que le prince Mazzazoli, accompagné de sa nièce, a été rejoindre le colonel en Suisse, où celui-ci s'était retiré en quittant Paris; que là Carmelita ou le prince, je ne sais lequel des deux, tous deux peut-être, ont trouvé moyen d'obtenir une promesse de mariage du colonel, et qu'ils sont revenus tous ensemble à Paris. Existe-il des moyens pour rompre ce mariage, je n'en sais rien; mais, comme j'ai de bonnes raisons pour être convaincue que vous désirez cette rupture non moins vivement que moi, je m'adresse à vous pour que vous les cherchiez de votre côté, tandis que je les chercherai du mien. Sans doute j'aurais pu agir seule, mais je vous ai expliqué tout à l'heure que je vous reconnaissais des qualités que je n'ai pas, de sorte que je n'ai pas hésité à vous demander votre concours, en même temps que je vous proposais le mien. Il est certain que nous n'agirons pas de la même manière; voilà pourquoi, à deux, nous serons beaucoup plus forts. Acceptez-vous.

Le baron hésita assez longtemps avant de répondre.

—Il est évident, dit-il enfin, qu'il serait tout à fait regrettable de voir un homme tel que le colonel épouser mademoiselle Belmonte.

—N'est-ce pas? J'étais sûre que ce serait là votre cri.

—J'ai pour ce cher colonel la plus vive amitié; je l'aime comme un fils, et il me semble que c'est un devoir d'empêcher, si cela est possible, un mariage qui certainement le rendrait malheureux. Ce brave colonel vient de loin, de très loin; il ne connaît pas les dessous de la vie parisienne.

—Il faudrait les lui montrer.

—Tout en reconnaissant le mérite du colonel, on peut dire qu'il y a en lui une certaine naïveté qui l'expose à être dupe quelquefois de ceux qui l'entourent. J'ai été témoin de sa confiance et de sa foi.

Ce fut à la marquise de faire un mouvement qui prouva que le coup du baron avait porté.

—Il se laisse facilement tromper par son coeur: c'est une qualité sans doute, mais qui nous expose souvent à de fâcheuses déceptions. Je crois donc que dans les circonstances qui nous occupent, il aura été victime de sa confiance et de son coeur. Mademoiselle Belmonte n'est pas du tout la femme qui lui convient, lui si droit, si franc, si tendre, car il est très tendre.

—Mille raisons rendent ce mariage impossible.

—Ce n'est pas avec des raisons qu'on ouvre les yeux d'un homme aveuglé par la passion, et sans doute le colonel aime passionnément la belle Carmelita. Savez-vous s'il l'aime passionnément?

Le baron posa cette question avec sa bonhomie ordinaire, en regardant la marquise.

—Je ne sais pas.

—Vous ne savez pas? Moi non plus; mais je trouve cette passion probable. Carmelita est assez belle pour l'avoir inspirée; pour moi, je ne connais pas de femme plus belle, et vous?

—Peu importe.

—Il me semble qu'il importe beaucoup; car c'est très probablement cette beauté qui fait sa toute-puissance. Sur cette beauté, nous ne pouvons rien, ni vous ni moi.

—Ce n'est pas avec sa beauté qu'une femme retient un homme.

—Je n'ai aucune expérience dans les choses de la passion, et je m'en remets pleinement à vous; je veux dire seulement qu'il est bien difficile de détruire l'influence que Carmelita doit à sa beauté, surtout avec un homme tel que le colonel, qui est fidèle dans ses attachements. Croyez-vous qu'il soit fidèle?

—Je ne sais pas.

—Moi, je crois, et il me semble qu'il n'y aurait qu'une arme qui pourrait agir efficacement sur lui.

—Laquelle?

—Celle qui sert toujours dans ces sortes de situations si épris que soit un amant, il s'éloigne de celle qu'il aime lorsqu'on lui donne la preuve qu'il est trompé. Quelque chose vous fait-il supposer que le colonel serait homme à s'obstiner dans sa passion, malgré une preuve de ce genre?

Décidément le baron prenait se revanche, et la marquise sentit que, par le fait seul de l'association qu'elle venait de lui proposer, elle lui avait permis de redresser la tête: il était utile, il profitait de sa position.

—Avant de savoir si le colonel s'obstinerait ou ne s'obstinerait pas dans sa passion, sittelle après un court moment de réflexion, il faudrait savoir si cette preuve dont vous parlez peut être fournie, et pour moi je l'ignore.

—Je l'ignore aussi.

—C'est donc ce qu'il faudrait chercher tout d'abord, il me semble.

—Et comment le découvrir? Une jeune fille qui aurait un amant ne conduirait pas ses amours comme certaines femmes qui se font un piédestal de leurs fautes. Car il y a de ces femmes, n'est-ce pas, dans le monde parisien, même dans le meilleur?

—Je n'ai jamais dit que mademoiselle Belmonte pouvait se trouver dans ce cas, bien au contraire.

—Et moi non plus, je vous prie de le bien constater.

—J'ai dit qu'il pouvait exister certaines raisons de nature à rompre son mariage; j'ai dit qu'on pouvait, en cherchant habilement, trouver peut-être des moyens pour arriver à ce résultat, et c'est ce que je répète, sans vouloir entrer dans le détail de ces raisons ou de ces moyens. Si vous en trouvez qui vous conviennent, je crois que vous en userez, sans qu'il soit besoin de nous entendre; si de mon côté j'en trouve qui ne soient pas en désaccord avec mes sentiments ou mes habitudes, j'en userai aussi. Cependant, puisque nous formons une association en vue de ce résultat, il peut être bon que nous nous concertions quelquefois; ma porte vous sera ouverte quand vous vous présenterez.

Le baron se leva:

—J'aurai donc l'honneur de vous revoir, madame la marquise.

—Au revoir, monsieur le baron.

Il sortit de la loge.

Le duc de Mestosa attendait sans doute ce départ dans le corridor, car la porte n'était pas fermée qu'elle se rouvrit devant lui.

—Une nouvelle, dit-il en se penchant vers la marquise, que tout le monde répète.

Madame de Lucillière leva les yeux sur lui, il paraissait radieux.

—Et vous voulez la répéter aussi? dit-elle; malheureusement pour vous, je la connais, votre nouvelle. Le colonel Chamberlain épouse Carmelita, n'est-ce pas? C'est cela que vous voulez m'apprendre?

—Il est vrai.

—Et c'est pour cela que vous paraissez si joyeux Eh bien! mon cher, cette joie est une injure pour moi; cachez-la donc, je vous prie, et tâchez de prendre un air indifférent.

—Ce mariage vous peine donc bien vivement?

—Ce que vous dites-là est une nouvelle injure, et de plus c'est une niaiserie. Ce mariage ne me peine ni me réjouit. Ce qui me fâche, c'est de vous voir montrer une joie qui prouve que vous n'avez jamais ajouté foi à mes paroles, que vous avez toujours et malgré tout persisté dans vos soupçons ridicules; si bien qu'aujourd'hui vous éclatez de satisfaction à l'annonce de ce mariage. Ce que je vous ai dit n'a servi à rien; il vous fallait une preuve, ce mariage vous la donne. Eh bien! mon cher, cela me blesse et me fâche. Faites-moi donc le plaisir d'aller porter ailleurs votre joie triomphante, ou plutôt cachez-la aux yeux des gens qui se moqueraient de vous.

—Mais....

—Je désire être seule. Cette nuit, vous réfléchirez, et demain matin sans doute vous aurez compris; s'il vous faut plusieurs jours, ne vous gênez pas, prenez-les.

Et le duc sortit la tête basse, beaucoup moins fier qu'il n'était entré.

Mais madame de Lucillière ne resta pas seule, comme elle le désirait.

Après le duc de Mestosa, ce fut le prince Seratoff qui vint lui faire visite; puis, après le prince, ce fut lord Fergusson. Tous entrèrent avec l'air triomphant qu'avait eu le duc de Mestosa.

Tous sortirent, la tête basse, comme le duc était sorti.

Car à tous elle fit la même réponse qu'au duc.

Seulement elle la fit plus âpre et plus mordante; car la répétition de la même nouvelle, qu'on venait lui communiquer avec des attitudes de vainqueur, l'avait exaspérée.

Mais elle n'eut pas à subir ces seules visites: ce qui cependant, dans l'état nerveux où elle se trouvait, était bien suffisant.

Dans l'entr'acte, sa loge ne désemplit pas: ce fut un défilé, une procession; tout ce qu'elle avait d'amis et surtout d'amies dans la salle voulut se donner la joie de venir lui annoncer la grande nouvelle.

—Eh bien! le colonel Chamberlain se marie donc?

—Avec la belle Carmelita! Qui s'en serait jamais douté?

—Savez-vous la date précise de ce fameux mariage?

A ces visiteurs, elle ne pouvait pas répondre comme elle l'avait fait avec le duc de Mestosa ou avec lord Fergusson.

Il fallait sourire, bavarder, parler pour ne rien dire.

De même, il fallait encore qu'elle gardât continuellement ce sourire et ne s'abandonnât pas aux sentiments qui la troublaient; car, dans la salle, tous les yeux étaient dirigés sur elle.

Et, quand un nouvel arrivant apprenait la grande nouvelle du mariage du colonel Chamberlain, son premier mouvement était de chercher avec sa lorgnette la loge de madame de Lucillière.

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