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Ida et Carmelita

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VII

Mais il ne lui convenait pas de paraître fuir.

Elle resta jusqu'au quatrième acte, et ce fut alors seulement qu'elle se retira.

—Je suis attendue chez ma mère.

La voiture qui l'attendait était le coupé noir traîné par les chevaux et conduit par le cocher anglais que le colonel lui avait donnés.

—A l'hôtel, dit-elle en baissant la glace pour parler à son cocher.

En quelques minutes, ils arrivèrent rue de Courcelles.

—Ne dételez pas, dit la marquise en descendant, je vais ressortir.

En effet, elle ne resta que fort peu de temps chez elle, et sa femme de chambre, après l'avoir aidée à remplacer sa toilette de théâtre par une toilette de ville, la vit chercher dans un meuble, où elle prit une petite clef qu'elle plaça dans sa poche.

Cela fait, elle remonta en voiture.

—Il ne fallut que quelques secondes pour arriver devant la petite porte où si souvent le cocher avait déposé et repris sa maîtresse.

La marquise, enveloppée dans un grand vêtement sombre et la tête couverte d'une épaisse voilette, descendit de voiture.

Mais, au lieu de renvoyer son cocher en lui indiquant comme à l'ordinaire l'heure à laquelle il devait venir la reprendre, elle lui dit d'attendre.

Puis, traversant le trottoir, elle introduisit la clef dans la petite porte. Mais, bien que la clef tournât librement dans la serrure en faisant jouer le pêne, la porte ne s'ouvrit point: elle était fermée à l'intérieur par un verrou.

Madame de Lucillière resta un moment embarrassée devant cette porte qu'elle poussait et qui refusait de s'ouvrir.

Mais son hésitation ne fut pas longue; comme toujours et en toutes circonstances, elle prit vivement sa résolution.

—Rentrez, dit-elle au cocher.

Longeant le mur du jardin de la rue de Valois, la marquise, sans s'inquiéter de l'heure avancée et de la solitude de ce quartier désert, se dirigea vers l'entrée principale de l'hôtel Chamberlain.

A son coup de marteau, la porte s'ouvrit et le concierge parut sur le seuil de sa porte.

—M. Horace Cooper, demanda la marquise d'une voix faible.

Le concierge, sans lui répondre, se retourna vers l'intérieur de sa loge, et madame de Lucillière entendit des éclats de rire à demi étouffée.

—Une dame demande M. Horace, dit le concierge; est-il chez lui?

—Déjà! répliqua une voix.

—A l'hôtel! dit une autre; c'est trop fort.

—Si madame veut monter à la chambre de M. Horace, dit le concierge, elle le trouvera en train de s'habiller.

Madame de Lucillière, rassurée par son voile, ne se laissa pas déconcerter.

—Faites prévenir M. Horace qu'une dame l'attend au parloir, dit-elle.

En femme qui sait où elle va, elle traversa la cour pour entrer à l'hôtel.

—Est-ce que celle-là est déjà venue? demanda une voix.

—Je ne la reconnais pas, mais elle n'a pas perdu de temps pour venir: le nègre est arrivé ce matin, et déjà j'ai reçu trois billets pour lui, l'un avec un bouquet. Si ça ne fait pas hausser les épaules?

—Mais qu'est-ce qu'il a donc pour lui, ce moricaud? demanda une voix de femme.

—Je vous le demande, mademoiselle Isabelle; ça va recommencer comme avant son départ, et on va le revoir dormir tout debout.

Cependant madame de Lucillière avait monté le perron de l'hôtel, et la porte vitrée, tirée par un valet de pied en grande livrée, s'était ouverte devant elle.

Malgré l'heure avancée, l'hôtel était encore éclairé du haut en bas et les domestiques étaient à leur poste.

Cela inspira une certaine crainte à la marquise; peut-être le colonel était-il chez lui, alors il pouvait la rencontrer; de même quelques personnes de son monde pouvaient, en traversant le vestibule, l'apercevoir et la reconnaître.

Par un mouvement de crainte instinctive, elle serra son manteau autour d'elle; puis tout de suite, réfléchissant que c'était le meilleur moyen pour se faire reconnaître, elle laissa retomber.

—M. le colonel n'est pas rentré, dit le domestique.

—C'est à M. Horace que j'ai affaire, dit-elle, avec un accent anglais très prononcé.

Elle attendit pendant près de dix minutes; puis enfin la porte s'ouvrit devant Horace, qui venait de s'habiller pour sortir, et portait sur sa personne, dans ses vêtements comme dans son linge, tous les parfums à la mode.

Elle avait rejeté son voile en arrière.

Il fut un moment sans parler, tant sa surprise était violente.

—Madame la marquise! s'écria-t-il.

—Quand votre maître doit-il rentrer?

—D'un moment à l'autre, je pense; je l'attendais pour sortir. Il est chez....

Horace s'arrêta.

—Chez mademoiselle Belmonte, acheva la marquise.

—Madame la marquise sait?...

—Le mariage prochain du colonel avec mademoiselle Belmonte! Parfaitement, et voilà pourquoi il faut que je lui parle ce soir.

—Mais, madame la marquise....

—Mon bon Horace, il le faut et je compte sur vous.

Horace était resté, pour madame de Lucillière, dans ses sentiments d'admiration et d'adoration d'autrefois; pour lui, elle était toujours la plus séduisante de toutes les femmes, et, sans savoir au juste quelles causes avaient amené une rupture entre elle et son maître, il regrettait vivement cette rupture. Bien souvent il se disait que la colonel avait peut-être été trop prompt à se fâcher; quand on a le bonheur d'être aimé par une femme telle que madame de Lucillière, il ne faut pas être trop rigoureux et l'on doit lui passer bien des choses. C'était d'ailleurs son propre système, faible avec les femmes en proportion de leur beauté; tout est permis à une belle femme, rien ne l'est à une laide. Assurément Carmelita aussi était belle, très belle: mais il préférait le genre de beauté de madame de Lucillière, qui, à ses yeux, était le charme en personne, la séduction, et puis Carmelita voulait se faire épouser, et il n'était pas pour le mariage, au moins à l'âge qu'avait présentement le colonel; plus tard il serait temps. Comment consentir à n'avoir qu'une femme, quand on pouvait les avoir toutes?

C'était non seulement au point de vue de son maître qu'il se plaçait pour condamner le mariage, mais encore au sien propre: une femme dans la maison dérangerait toutes ses habitudes et toutes ses idées, elle le gênerait aussi bien dans les choses matérielles que dans ses sentiments. Il ne pourrait jamais obéir à une femme qui parlerait au nom d'un droit et en vertu du principe d'autorité. Qu'une femme lui demandât n'importe quoi comme un service, il se jetterait à travers le feu ou l'eau pour le faire; mais qu'elle lui demandât la même chose sans qu'il pût recevoir d'elle un remercîment ou un sourire, il ne le ferait pas.

Dans ces conditions, madame de Lucillière l'appelant: «Mon bon Horace», en lui disant: «Je compte sur vous», devait produire sur lui une vive émotion.

—Que puis-je pour madame la marquise? dit-il en saluant.

—Me conduire dans l'appartement du colonel, où j'attendrai son retour.

Horace avait la certitude que son maître ne serait pas satisfait de trouver, en rentrant, madame de Lucillière installée dans son appartement et l'attendant.

Aussi cette demande lui causa-t-elle un véritable embarras: comme il demeurait hésitant, elle insista:

—Vous devez comprendre que cette entrevue aurait lieu en tous les cas, alors même que vous refuseriez ce que je vous demande; seulement il est préférable pour tous qu'elle soit secrète, et voilà pourquoi je m'adresse, je veux dire, pourquoi je me confie à vous.

Assurément on ne mettrait pas la marquise à la porte, et puisqu'elle était entrée dans l'hôtel, il importait peu en réalité que l'entretien qu'elle voulait, eût lieu dans ce parloir ou dans l'appartement du colonel.

Et puis elle se confiait à lui, elle, la marquise de Lucillière.

—Si madame la marquise veut me suivre, dit-il en se dirigeant vers la porte.

Mais, avant de le suivre, madame de Lucillière ramena son voile sur son visage et arrangea les plis de son manteau.

Deux autres domestiques étaient venus rejoindre le valet de pied dans le vestibule; en voyant cette femme voilée, monter derrière Horace l'escalier d'honneur, au lieu de prendre l'escalier de service, ils se regardèrent tous les trois avec des mines étonnées.

L'un d'eux était maître d'hôtel.

—Voilà qui explique la puissance de ce nègre, dit-il, il fait un joli métier.

Cependant madame de Lucillière, suivant Horace, était entrée dans la bibliothèque.

—J'attendrai ici, dit-elle.

Elle s'assit sur un fauteuil, tandis qu'Horace arrangeait les lampes.

—Il y a une question que je n'ai pas encore pu vous faire, dit-elle: comment se porte le colonel?

—Bien, madame la marquise.

—Il n'a pas été souffrant, à son arrivée en Suisse?

—Souffrant, non pas précisément, cependant il n'était pas à son aise.

—Se plaignait-il?

—On pourrait mettre mon colonel sur un gril, avec un bon feu sous lui, le tourner et le retourner comme on a fait pour saint Laurent, il ne se plaindrait pas. Du reste, madame la marquise l'a vu à Chalençon, elle l'a soigné, et elle sait mieux que personne si ce beau coup de couteau qui lui avait fendu la poitrine lui a jamais arraché une plainte.

—Alors à quoi avez-vous vu qu'il n'était pas dans son état ordinaire? Vous avez pu vous tromper.

—J'aime mon colonel comme s'il était mon enfant: je ne me suis pas trompé. Il ne mangeait pas, il ne dormait pas, et toujours il restait absorbé comme s'il suivait la même pensée; toujours, c'est-à-dire tant que je le voyais, car il passait ses journées entières à faire des courses dans les montagnes et souvent même il ne rentrait pas, couchant dans une grange ou un chalet.

—L'arrivée du prince Mazzazoli et de mademoiselle Belmonte a du égayer cette sombre humeur?

—C'est avec plaisir que je les ai vus arriver; aussi j'ai tout fait pour les installer au Glion, ce qui n'a pas été facile.

—Le colonel ne leur avait pas retenu un appartement?

—Mais mon colonel ne savait pas qu'ils devaient venir en Suisse, et même, s'il l'avait su, il aurait quitté le Glion; c'est ce qu'il a voulu faire, quand il a appris leur arrivée.

—Et peu à peu il s'habitua à la présence de Carmelita?

—Cette présence lui fit du bien. Malgré lui il fut obligé de parler, de se distraire; il mangeait à la même table que le prince.

—Et que Carmelita?

—Mademoiselle Belmonte l'accompagnait souvent dans ses excursions. Elle marche très bien, mademoiselle Belmonte, et les ascensions ne lui font pas peur; elle n'est pas comme son oncle, qui, j'en suis sûr, n'a pas fait cent mètres au delà du jardin de l'hôtel.

—C'était en tête à tête que le colonel et Carmelita faisaient ces excursions; cela a duré longtemps, c'est-à-dire ce séjour s'est prolongé?

—Oui, assez longtemps. Mais tout à coup, sans que rien le fasse prévoir, mon colonel a quitté le Glion. La veille, par une journée d'orage terrible, le colonel et mademoiselle Carmelita avaient fait une longue course dans la montagne, et ils n'étaient rentrés à l'hôtel que le soir tard. Le lendemain matin, au petit jour, mon colonel partait, sans prévenir personne, sans même me laisser un mot. Nous voilà tous bien inquiets. Le prince voulait qu'on fît des recherches dans la montagne, craignant un accident; moi, j'en ai fait au chemin de fer, et j'ai appris que mon colonel était parti pour Genève. Les jours s'écoulèrent, il ne revint pas; il n'écrivait pas, ni au prince, ni à moi.

—Où était-il?

—J'ai su plus tard qu'il avait été en Italie, aux environs de Florence et de Rome; puis, de l'Italie, il était revenu à Paris. Ce fut de Paris qu'il m'écrivit et m'envoya trois lettres: une pour le prince, une pour madame la comtesse Belmonte; une pour mademoiselle Carmelita. Dans ses lettres, il paraît qu'il demandait mademoiselle Carmelita en mariage. Est-ce assez bizarre?

Mais la marquise ne trouvait pas cette conduite bizarre; au contraire, elle s'expliquait comme les choses s'étaient passées, depuis l'arrivée de Carmelita au Glion jusqu'au départ du colonel, et son expérience féminine suppléait aux lacunes qui se trouvaient dans le récit d'Horace.

La chance lui avait été favorable en ne lui permettant pas d'entrer par la petite porte.

A ce moment, une voiture roula sur le sable de la cour et s'arrêta devant le perron.

—Mon colonel, dit Horace en voulant descendre.

Mais la marquise le retint.




VIII

Tout à coup une porte claqua dans la chambre, le colonel était rentré.

Sans parler, madame de Lucillière fit un signe à Horace, et celui-ci sortit aussitôt, ouvrant et refermant la porte avec précaution.

Madame de Lucillière ramena son voile sur son visage et, s'étant enveloppée dans son manteau, elle attendit debout, les yeux fixés sur la porte de la chambre.

Mais les minutes s'écoulèrent, sans que le colonel parût et même sans qu'on entendit aucun bruit.

Doucement et marchant sur la pointe des pieds elle s'avança vers la porte de la chambre. Un des battants était ouvert, mais une tapisserie fermait le passage et empêchait de voir ce qui se passait dans la chambre.

Assis dans un fauteuil, le colonel se tenait la tête appuyée dans sa main gauche, comme un homme qui réfléchit.

Elle écarta la portière et entra.

Le bruit de l'étoffe et le bruissement de la robe de la marquise frappèrent le colonel, qui releva lentement la tête et regarda machinalement du côté d'où venaient ces bruits.

A la vue de cette femme voilée qui s'avançait vers lui, il tressaillit.

—Qui est là? dit-il.

Elle ne répondit pas, mais d'un geste brusque elle releva son voile; en même temps, elle jeta loin d'elle le manteau qui l'enveloppait.

Dans tous ses mouvements, il y avait quelque chose de théâtral, et son entrée ressemblait jusqu'à un certain point, à celle d'un premier rôle.

Le voile relevé d'une main, le manteau jeté d'une autre, avaient une couleur d'opéra-comique qui amusait la marquise.

—Henriette! s'écria-t-il en se levant de son fauteuil.

—Non, pas Henriette! mais la marquise de Lucillière.

—N'avez-vous pas reçu l'envoi que je vous ai fait avant mon départ? dit-il.

—Je l'ai reçu.

—Et vous n'avez pas compris pourquoi je quittais Paris?

—Longtemps je suis restée sans comprendre, mais enfin ma raison a pu admettre la possibilité de l'erreur dont vous étiez victime.

—Une erreur!

Elle inclina la tête par un geste qui en disait plus que toutes les paroles et qui signifiait clairement que cette erreur était si grande qu'on ne pouvait trouver de mots pour la qualifier?

—Votre buvard....

—Oui, c'est ce buvard, mais non mon buvard, comme vous dites, qui m'a fait comprendre comment vous aviez pu être trompé.

Il la regarda en face longuement, profondément; elle ne détourna pas les yeux.

—Je pourrais, dit-elle, vous montrer, vous prouver combien grossière a été votre erreur; mais ce n'est pas pour cela que je suis venue, et, comme mes moments sont comptés, je n'ai pas de temps à perdre dans une démonstration maintenant superflue. C'est de vous que je veux vous entretenir, c'est pour vous que je suis ici, pour vous seul, non pour moi, pour votre bonheur, et aussi pour le bonheur des autres.

Disant cela, elle attira une chaise et s'assit en face de lui.

Permettez-moi de vous dire que je ne comprends pas le but d'une visite qui doit vous être pénible et qui pour moi est horriblement douloureuse.

—Tout à l'heure vous saurez ce qui m'a inspiré cette démarche, qui ne peut pas être aussi cruelle pour vous qu'elle l'est pour moi; car enfin je rentre dans une maison d'où j'ai été chassée et je parais devant un homme qui m'a infligé l'injure la plus atroce qui puisse atteindre une femme. Je ne me suis point cependant laissée arrêter par le souvenir de cette injure, et je suis venue. Que vous vous mariiez, je vous répète, c'est bien. Je ne serais pas sincère si je vous disais qu'en apprenant cette nouvelle de la bouche de gens qui me la jetaient pour m'en accabler, je n'ai pas souffert: ma surprise a été profonde, mon saisissement a été terrible. J'ai éprouvé un moment de défaillance, et je crois que j'ai perdu un peu la tête; mais cela est sans importance, il ne doit pas être question de moi, et, si je vous parle de ce saisissement et de ce trouble, c'est pour que vous voyiez comment j'ai été entraînée dans cette démarche. Si, après m'avoir appris votre mariage, on m'avait dit que vous preniez pour femme votre jeune cousine, j'aurais continué de penser qu'il n'y avait dans ce mariage rien que de naturel. En effet, cette jeune fille est charmante, elle est douée de toutes les qualités qui peuvent rendre un homme tel que vous pleinement heureux, et de plus elle vous aime. J'ai vu cette jeune fille, je l'ai entretenue, je l'ai fait parler, je l'ai observée près de vous, j'ai vu les regards qu'elle attachait sur vous, j'ai entendu sa voix lorsqu'elle vous parlait, j'ai fait exprès l'expérience de la jalousie que je pouvais lui inspirer, et je vous répète, je vous affirme qu'elle vous aime. Soyez certain que lorsqu'une femme aime un homme d'un amour tel que celui que j'ai éprouvé pour vous, elle ne se trompe pas sur la nature des sentiments des autres femmes qui aiment sincèrement cet homme ou qui veulent s'en faire aimer: on sent une rivale et l'on ne se trompe pas. Thérèse était ma rivale, elle vous aimait, elle vous aime, et, telle que je la connais, elle vous aimera toujours. J'ai donc cru que vous l'épousiez et que vous réalisiez ainsi le voeu de votre père mourant. Mais je me trompais. Ce n'est point la jeune fille qui vous aime que vous prenez pour femme, ce n'est point Thérèse Chamberlain, la douce, l'honnête, la pure, la charmante petite Thérèse, qui offrirait sa vie pour vous donner une journée de bonheur; c'est Carmelita, c'est la nièce du prince Mazzazoli. Ce nom, quand je l'ai appris, m'a dit ce que je devais faire.

—Ce mariage est arrêté, et rien, absolument rien, ne changera ma résolution; je ne suis jamais revenu sur ma parole donnée.

—Je n'ai jamais eu la prétention de changer votre résolution; je veux l'éclairer, voilà tout. Je veux accomplir ce que je crois un devoir, et je l'accomplirai.

Il se leva.

En même temps, elle se leva aussitôt et se plaça devant lui.

Puis, s'approchant au point qu'il sentit son souffle:

—Emploierez-vous la violence pour me forcer à quitter cette maison? Vous me connaissez, et vous savez si l'on peut me faire abandonner une résolution quand je l'ai arrêtée. Moi aussi, je veux ce que je veux; je veux vous parler, et je vous parlerai ici ou ailleurs, peu importe. Aussi ce mariage ne se fera-t-il pas avant que vous ayez entendu ce que j'ai à vous dire.

Durant quelques secondes, ils se regardèrent les yeux dans les yeux.

Puis il se rassit, ayant compris que, quoi qu'il voulût tenter, il n'échapperait pas à cet entretien; après tout, le mieux était de le subir et d'en finir.

Elle reprit:

—Vingt fois, cent fois, je vous ai dit que le prince Mazzazoli voulait vous faire épouser sa nièce et qu'il ne reculerait devant rien pour obtenir ce résultat. J'avoue cependant que je ne le croyais pas capable de recourir au moyens qu'il a employés.

Le colonel ne broncha pas; il s'était appuyé la tête sur sa main, et il restait dans l'attitude d'un homme qui écoute par convenance ce qu'on lui dit, mais qui ne l'entend pas.

—J'aurais voulu, continua madame de Lucillière, ne pas revenir sur ces feuilles de buvard qui ont amené notre rupture, cependant je suis obligée de le faire.

—Je vous en prie....

—Soyez assuré que mon but n'est pas de me disculper. Au moment où ces feuilles de papier sont venues entre vos mains, j'aurais pu vouloir, si vous me les aviez communiquées, vous prouver que je n'avais pas écrit ces lettres, cette preuve, je vous l'aurais donnée pour assurer notre amour; mais, maintenant que cet amour est mort, qu'importe que je fasse cette preuve? au moins qu'importe pour moi? Ai-je cherché à la faire jusqu'à ce jour? Vous ai-je écrit en Suisse? Ai-je été vous trouver pour vous montrer que vous étiez victime d'une infâme machination? Non, n'est-ce pas? Vous avez pu me soupçonner, vous avez pu admettre que j'avais écrit ces lettres? vous avez cru vos yeux au lieu de croire votre coeur. Vous ne m'aimiez plus, je n'avais qu'à m'enfermer dans le silence, ce que j'ai fait. Mais, à cette heure, il ne s'agit plus de moi, il s'agit de vous, et je parle.

Le bras du colonel était appuyé sur une table portant une papeterie et un encrier.

Vivement la marquise prit une feuille de papier, et, ayant trempé la plume dans l'encrier, elle traça quelques lignes.

Puis elle les tendit au colonel.

Il lut:

Dites-vous bien que je vous aime.

HENRIETTE.

A vendredi, votre vendredi.

HENRIETTE.

Je ne veux pas croire que vous douterez un moment de la tendresse, faut-il dire de l'amour de votre

HENRIETTE.

—Vous rappelez-vous avoir déjà lu ces lignes? demanda madame de Lucillière. Oui, n'est-ce pas? et je comprends, hélas! que vous ne les ayez pas oubliées, ayant eu la faiblesse de croire qu'elles étaient de moi. Ces lignes étaient celles qui se lisaient sur le buvard que vous m'avez envoyé. Voulez-vous vous rappeler maintenant l'écriture de ces lignes imprimées sur ce buvard et les comparer à celles que je viens de tracer sur ce papier? Comparez, regardez.

Mais au lieu de regarder le papier qu'elle lui plaçait devant les yeux, il la regarda elle-même.

—Où je veux en arriver, n'est-ce pas, dit-elle, c'est là ce que vos yeux demandent? A ceci; nous avons été l'un et l'autre victimes de gens qui voulaient rompre notre liaison, et vous, vous avez été leur dupe. Comment avez-vous pu vous laisser tromper de cette façon grossière? Comment avez-vous pu croire vos yeux au lieu de croire votre amour? C'est ce que je me demande, et la seule réponse, hélas! qui se présente, c'est que cet amour était bien peu puissant, puisqu'il n'a pas élevé la voix dans votre coeur pour crier: «Ces feuilles mentent. Non, Henriette n'est pas capable d'avoir écrit ces lettres.» Étant à votre place et recevant moi-même ces lettres qu'on m'aurait dit écrites par vous, c'est assurément le cri qui me serait échappé; jamais je n'aurais admis que l'homme que j'aimais avait pu écrire ces lettres. Tout en moi aurait protesté contre ses accusations: mon amour, ma foi en lui, le souvenir de ses caresses. J'aurais cherché qui avait intérêt à lancer ces accusations, j'aurais voulu voir sur quoi elles s'appuyaient. J'aurais examiné cette écriture, j'aurais interrogé la vraisemblance et les probabilités. Quelle idée vous faites-vous donc, je ne dis pas de moi, mais des femmes en général, pour admettre comme possible et comme vraisemblable une pareille accusation? Mais on l'eût portée contre une inconnue, cette accusation monstrueuse, que vous auriez protesté, j'en suis certaine, et, parce qu'elle s'adressait à moi, vous l'avez crue! Avais-je tort de dire tout à l'heure que cet amour était bien peu puissant. Ah! Édouard!

Elle cacha son visage entre ses mains, étouffée par l'émotion; mais entre ses doigts, qui n'étaient pas étroitement serrés les uns contre les autres, elle regarda d'un rapide coup d'oeil le visage du colonel: il était bouleversé.

De même qu'elle l'avait laissé tout d'abord à son irrésolution, elle le laissa maintenant à son trouble.

Puis, après un moment de silence assez long, elle reprit:

—Je vous demande pardon d'avoir cédé à cet entraînement; en venant ici, je ne voulais pas vous parler de moi, et je ne l'ai fait que pour appeler votre attention sur cette manoeuvre et vous montrer d'où elle venait et où elle tendait. La passion, les souvenirs, la douleur, l'indignation, ont été plus forts que ma volonté; j'ai parlé de moi, de vous, de nous, de notre amour. Oubliez ce que j'ai dit, et revenons à l'auteur de cette accusation. Quel est-il? Le prince Mazzazoli.

Il leva la main.

—Vous avez admis les accusations les plus infâmes contre moi, s'écria-t-elle; vous écouterez celles que je porte moi-même maintenant. Ce n'est pas à la lettre anonyme que j'ai recours, ce n'est pas à l'insinuation; je viens à vous franchement, à visage découvert, et je vous dis qui j'accuse. Si vous trouvez des raisons valables pour repousser mon accusation, vous me les donnerez, et je les écouterai. Que n'avez-vous fait ainsi, lorsqu'il s'agissait de moi? Que n'êtes-vous venu, ce buvard à la main! Je vous aurais répondu, vous m'auriez écoutée, et aujourd'hui... Mais ne cherchons pas à voir ce qui serait résulté de cette explication, puisque l'irréparable, hélas! est accompli. Je reviens encore à l'auteur de cette accusation et pour ne plus le quitter. Je vous affirme, je vous jure, vous entendez bien? je vous jure que la main qui a écrit la lettre anonyme accompagnant les feuilles de buvard est la main du prince Mazzazoli. Vous n'avez pas plus cherché à savoir, n'est-ce pas, de qui était l'écriture de cette lettre que vous n'avez cherché à savoir de qui était l'écriture qui avait laissé ses empreintes sur le buvard? Moi, j'ai fait cette recherche et j'ai trouvé la main du Mazzazoli. Cela, encore une fois, je vous le jure! Regardez-moi et voyez si je vous trompe.

Elle était devant lui, le bras étendu; il baissa les yeux. Elle reprit:

—Que vous n'ayez pas, au moment où vous receviez cette lettre, porté vos soupçons sur le prince, je le comprends jusqu'à un certain point; il y avait tant d'infamie dans cette lâche dénonciation, que votre coeur s'est refusé à croire qu'un homme que vous connaissiez et dont vous serriez la main pouvait en être coupable. Malgré les charges qui, dans votre esprit, devaient s'élever contre le prince, vous avez pu, je le reconnais, conserver quelques faibles doutes; mais depuis, est-ce que ces doutes n'ont pas disparu sous la clarté de l'évidence! Vous partez, vous vous cachez; personne ne sait où vous êtes. Le prince le découvre, lui. Il arrive au Glion, il s'installe près de vous; il installe sa nièce dans la chambre voisine de la vôtre, porte à porte. Quand vous voulez partir, il s'arrange pour rendre votre départ impossible; il vous force à manger à la même table que lui, près de Carmelita. Puis arrivent les promenades dans la montagne, les longs tête-à-tête, les confidences, les épanchements de cette belle fille. Que s'est-il dit dans ces tête-à-tête, quelles leçons Carmelita vous a-t-elle répétées? Bien entendu, je l'ignore et n'ai point la prétention de chercher à l'apprendre. Que m'importe? Il me suffit que vous vous rappeliez, vous, ce qui s'est dit alors pour que vous trouviez vous-même l'influence et les leçons du prince dans les paroles, comme dans les actions de son élève. Dans cette journée d'orage, que s'est il passé encore? On ne me l'a pas dit, vous devez bien le penser; mais je le sais comme si j'en avais été témoin: Carmelita a eu peur, n'est-ce pas? et le lendemain vous êtes parti, ayant peur à votre tour. Puis, comme vous êtes un honnête homme, vous êtes revenu et vous avez voulu prendre Carmelita pour votre femme. Maintenant pouvez-vous me dire que ce n'est pas le prince Mazzazoli qui est l'auteur de notre séparation, et ne voyez-vous pas, depuis ce jour jusqu'à ce moment, le rôle qu'il a joué? C'était ce rôle que je voulais vous faire toucher du doigt. Maintenant j'ai fini et je vous prie de me conduire conduire à la petite porte par laquelle je sortais autrefois.

Elle s'était levée.

Il hésita un moment; puis, à son tour, il se leva, et, prenant une lampe, il la précéda dans le petit escalier qui descendait à la galerie aboutissant à la rue de Valois.

Ils marchèrent sans échanger un seul mot.

Arrivé à la porte, le colonel tira le verrou et l'ouvrit.

—Où est Tom? dit-il.

—Tom ne m'attend pas.

—Je vais vous conduire alors.

Pendant que ces quelques mots s'échangeaient, elle était sortie sur le trottoir.

Non, dit-elle.

Poussant elle-même la porte, elle la lui ferma sur le nez.




IX

Malgré les lettres écrites sous les yeux du prince Mazzazoli, madame de Lucillière avait éprouvé pour le colonel Chamberlain une véritable tendresse et elle l'avait aimé, au moins comme elle savait, comme elle pouvait aimer.

Si difficile que la conciliation de ces lettres et de cet amour puisse être aux yeux de certaines personnes, il n'en est pas moins vrai qu'elle s'était faite pour madame de Lucillière, qui écrivait ces lettres sans aucun scrupule, et qui cependant aimait sincèrement «son Huron.»

Seulement elle ne l'aimait point exclusivement, encore moins l'aimait-elle fidèlement.

L'amour ainsi compris peut paraître bizarre, invraisemblable, incompréhensible, cependant madame de Lucillière était ainsi.

Bien qu'elle eût aimé le colonel, bien qu'elle l'aimât encore, elle ne voulait point écarter Carmelita ou Ida pour prendre leur place.

Le lien qui les attachait l'un à l'autre était brisé et rien ne pourrait le rattacher: jamais sa fierté n'eût supporté les soupçons d'un amant qui pouvait à juste droit se montrer jaloux.

Ce n'était donc point pour elle qu'elle voulait arracher le colonel à Carmelita et à Ida.

C'était pour Thérèse. Le mariage lui plaisait. D'abord il avait quelque chose d'extraordinaire, qui amusait son esprit.... Une fille du faubourg Saint-Antoine femme du riche colonel Chamberlain, cela était drôle, original et romanesque. Et puis cette jeune fille ne serait pas, aux yeux du monde, une rivale comme Carmelita ou comme Ida. On ne dirait pas: «Le colonel Chamberlain a quitté madame de Lucillière pour épouser la belle Carmelita;» on dirait «Le colonel Chamberlain, quitté par madame de Lucillière, a épousé une petite cousine pauvre, que son père mourant lui avait demandé de prendre pour femme.»

Enfin à ces considérations s'en joignait une dernière, prise à une meilleure source: Thérèse lui avait plu, elle avait éprouvé pour cette petite fille une réelle sympathie, et elle voulait faire son bonheur. Évidemment cette petite aimait son cousin, et, toute question de fortune à part, elle devait rêver ce mariage, sans oser l'espérer.

Il est toujours agréable de jouer le rôle d'une bonne fée, et madame de Lucillière voulait se donner cette satisfaction.

D'un côté, elle ferait le bien; de l'autre elle ferait le mal. Pour elle, ce serait un bonheur complet, si elle réussissait.

Mais réussirait-elle?

Et le baron Lazarus remplirait-il bien dans cette pièce le rôle qu'elle lui avait confié!

Les moyens à employer pour rompre ce mariage qu'on lui annonçait comme arrêté, le baron Lazarus ne les voyait pas en sortant de la loge de madame de Lucillière.

Mais il ne s'en inquiéta pas autrement, espérant bien trouver quelque chose avec la réflexion.

En effet, il n'était pas l'homme de l'improvisation, et il ne se lançait jamais dans une affaire avant d'en avoir examiné le fort et le faible.

Il redescendit donc à sa place, et ceux qui le virent, assis dans son fauteuil, écouter la musique de Robert, ne se doutèrent pas des idées qui roulaient dans sa tête.

Un mélomane ravi dans une douce béatitude, rien de plus.

—Voyez donc le baron Lazarus!...

—Je croyais qu'il espérait faire épouser la blonde Ida par le colonel Chamberlain?

—S'il en était ainsi, il faut convenir que ce projet ne lui était pas bien cher, car il paraît tout à fait indifférent à l'annonce du mariage du colonel et de la belle Carmelita.

—Évidemment il ne pense qu'à la musique.

A ce moment, le baron, comme s'il eût voulu confirmer ces paroles, se pencha contre son voisin.

Robert éperdu, venait de langer son cri désespéré:

—Si je pouvais prier!

Tief eingreifende musik! dit le baron.

—Profonde en effet, répliqua le voisin, admirable.

Et le baron sortit l'un des derniers, souriant à tous et donnant de cordiales poignées de mains à ses amis.

Il s'en alla à pied, le long des boulevards, les mains derrière le dos, donnant un coup de tête affectueux à ceux qui le saluaient.

Le lendemain de bonne heure le baron se présenta à l'hôtel Chamberlain, et, comme on ne voulait pas le recevoir, il força la porte pour arriver jusqu'à son ami, son cher ami, le colonel Chamberlain, qu'il tenait à féliciter, à l'occasion de son prochain mariage avec la belle Carmelita.

—Enchanté, positivement enchanté. Vous êtes, vous et elle, chacun de votre côté, deux puissances, deux forces de la nature: vous par la fortune, elle par la beauté. Vous deviez donc vous allier un jour, c'était écrit, et laissez-moi vous dire, cher ami, que vous accomplissez un devoir social.

Puis il développa longuement ce compliment philosophique avec des considérations un peu obscures peut-être, mais en tout cas très profondes.

—Quelle femme était plus digne de la fortune que Carmelita! Il n'en voyait pas. On pouvait dire qu'elle était née pour les diamants et les pierreries, et c'était un bonheur, un vrai bonheur, une harmonie de la nature, que son mariage les lui donnât. Car, dans un autre mariage, cette loi d'harmonie eût été violée: il se fût trouvé des contre-sens entre la femme et la position. C'était pour briller, pour éblouir, que la Providence l'avait créée, et, s'il elle n'avait point été sur un piédestal, elle eût été déclassée. De là une vie malheureuse pour elle aussi bien que pour son mari, car elle n'eût pas pu donner à celui-ci les joies de la famille, du ménage, du pot-au-feu.

Le colonel écoutait ces félicitations avec ennui; car, après la nuit qu'il venait de passer, il n'était pas disposé à la patience. Mais le baron était un homme qui ne se laissait pas démonter, quand il avait enfourché un dada.

Il tenait à prouver que Carmelita n'était qu'une belle statue, bonne à parer de bijoux et de pierreries, qui donnerait à son mari toutes les satisfactions de la vanité mondaine, sans rien autre chose, et il poursuivait sa démonstration assez habilement, sans rien dire de blessant, au moins d'une façon directe.

Mais il n'était pas venu seulement pour féliciter le colonel à propos de son mariage, il voulait encore le prier à dîner pour le lundi suivant: il s'agissait de fêter son propre anniversaire, et la fête ne serait pas réussie, si le colonel, si ce brave colonel, si ce cher ami, ne l'honorait pas de sa présence. Il était venu pour la fille, ne viendrait-il pas pour le père? Et puis, au moment de ce mariage, il fallait resserrer leurs relations, afin qu'elles se continuassent après d'une façon suivie et intime, il ne serait pas mauvais pour Carmelita de voir souvent Ida, qui serait quelquefois de bon conseil et qui en tout cas, par sa simplicité, serait de bon exemple.

Si le baron était un homme qu'il fallait écouter quand même, c'était aussi un homme qu'on ne pouvait pas refuser.

Le colonel dut, de guerre lasse, accepter cette invitation à dîner.

Et le baron s'en alla, satisfait, continuer ses félicitations auprès du prince Mazzazoli.

En agissant ainsi, il n'avait pas de but déterminé et ne savait pas trop ce qu'il cherchait; mais il cherchait, ce qui était quelque chose.

Il cherchait, il guettait.

En regardant, en écoutant, en apostant des gens habiles dans l'art de regarder et d'écouter, il devait bien, pendant ces trois semaines, découvrir un indice sur lequel il pourrait bâtir son plan d'attaque. Si le prince possédait une grande finesse, Carmelita était assez naïve, la comtesse n'était pas très-forte, et le colonel était assez ouvert pour ne rien cacher.

La première chose à faire, c'était d'être près d'eux, prêt à profiter des occasions qui se présenteraient ou qu'on provoquerait, si elles tardaient trop à naître spontanément.

Bientôt le baron arriva aux Champs-Élysées; mais avant de monter à l'appartement du prince, il voulut demander quelques renseignements au concierge, on apprend beaucoup en causant avec les uns et les autres, les petits aussi bien que les grands.

Malheureusement le concierge n'était pas disposé à la conversation: c'était un personnage digne, qui ne se familiarisait pas avec le premier venu. Le baron n'en put rien tirer, si ce n'est que le prince était sorti avec la comtesse, que la vieille Marietta était dehors, et que mademoiselle Belmonte était seule.

Cela n'était pas pour contrarier le baron; Carmelita seule, il la ferait plus facilement parler et peut-être pourrait-il tirer quelque chose de sa naïveté.

En arrivant à la porte de l'appartement; le baron la trouva entre-bâillée.

Surpris, il s'arrêta un moment, se demandant ce que cela signifiait.

Comme il se posait cette question, il entendit un bruit de voix dans l'intérieur de l'appartement, arrivant jusqu'au palier par les portes restées ouvertes.

Une de ces voix était celle de Carmelita, qu'il reconnut facilement; l'autre était une voix d'homme qu'il ne se souvenait pas d'avoir entendue.

On parlait sur le ton de la colère et de la dispute.

—Je vous dis que j'empêcherai ce mariage, criait la voix d'homme avec fureur.

—Vous ne ferez pas cela, répliqua Carmelita avec moins d'emportement.

—Je le ferai si vous ne le faites pas vous-même, je vous en donne ma parole; réfléchissez à ce que je vous dis, vous êtes prévenue. Adieu.

Pour ne pas être surpris devant cette porte, écoutant, le baron monta rapidement quelques marches de l'escalier, comme s'il se rendait à un étage supérieur.

Presque aussitôt un homme tira la porte de l'appartement du prince et la referma derrière lui avec fracas.

Le baron s'était à demi retourné, mais il ne connaissait pas celui qui venait de tirer cette porte: c'était un homme de quarante-cinq ans environ, à barbe noire très-épaisse lui couvrant le visage ne laissant voir qu'un nez proéminent et deux yeux ardents; il était vêtu simplement, mais convenablement.

Le baron descendit derrière lui, pour demander au concierge quel était cet homme.

Mais en chemin la réflexion lui vint que le concierge ne connaissait peut-être pas cet homme, ou que le connaissant il ne voudrait peut-être pas plus parler maintenant qu'il ne l'avait voulu quelques instants auparavant.

Il renonça donc à l'interroger et se mit à suivre cet inconnu.

Marchant derrière lui, il l'étudiait et il était à peu près certain de ne pas le perdre dans la foule: il avait vu sa tête; il le voyait de dos; il notait sa démarche, il le reconnaîtrait sans confusion possible.

Marchant tout d'abord avec cette rapidité fiévreuse qui résulte de la colère, il avait peu à peu ralenti le pas, et, par les Champs-Élysées, il se dirigeait vers l'intérieur de Paris, sans se retourner et sans se douter assurément qu'il était suivi.

Il prit la rue Royale, le boulevard de la Madeleine, la rue Neuve-Saint-Augustin, sans que le baron le perdît de vue.

Arrivé devant une maison de cette rue, dont la porte et l'entrée étaient couvertes d'écussons et d'enseignes de commerçants, il entra dans cette maison.

Le baron arriva une minute après lui, et, ayant regardé les écussons, se dirigea vers la loge du concierge.

—Est-ce que ce n'est pas M. Durand que je viens de voir rentrer? dit-il poliment en ôtant son chapeau.

Il venait de prendre ce nom de Durand sur un écusson.

—Non, monsieur, répondit le concierge; c'est M. Lorenzo Beio.

Sans en attendre davantage, sans demander si M. Durand était ou n'était pas chez lui, le baron se retira.

Ainsi l'homme qui pouvait empêcher le mariage du colonel était Lorenzo Beio, le maître de chant de Carmelita, dont il avait souvent entendu parler.

Cela suffisait pour ce jour-là, plus tard, on verrait comment tirer parti de ce renseignement.

Et aussi comment utiliser ce nouvel allié.




X

En revenant à Paris, le colonel s'était dit que la première visite qu'il ferait, serait pour son oncle et sa petite cousine.

Ils étaient sa famille, toute sa famille; il leur annonçait son mariage et les invitait à y assister.

Mais les paroles de madame de Lucillière modifièrent ce projet.

S'il était vrai que Thérèse l'aimât, est-ce que ce ne serait pas cruauté d'aller annoncer à cette pauvre petite un mariage qui la désolerait?

Sans doute elle connaîtrait ce mariage, car il était impossible de le lui cacher; mais ce n'est pas du tout la même chose d'apprendre une pareille nouvelle par hasard, ou directement de la bouche même de celui qui se marie.

Décidément il valait mieux ne pas aller les voir; il écrirait.

Et, le coup porté par une lettre,—s'il était vrai que son mariage dût porter un coup à Thérèse,—il irait faire sa visite.

Un matin, qu'il réfléchissait à cette lettre,—car il ne l'oubliait pas, et comme toutes les lettres retardées qu'on doit écrire et qu'on n'écrit pas, celle-là s'imposait souvent à son esprit pour le relancer et le tourmenter,—un domestique vint lui annoncer que M. Antoine Chamberlain demandait à le voir.

Il descendit vivement au premier étage et courut à son oncle, les mains tendues.

—Heureux de vous voir, mon cher oncle, dit le colonel.

—C'est pour cela que je me suis dépêché de venir vous demander à déjeuner, si je ne vous dérange pas.

—Jamais, vous le savez bien. Nous déjeunons donc ensemble.

—En tête-à-tête, n'est-ce pas? comme la dernière fois.

—Vous avez à me parler?

—Oui, et vous, de votre côté, n'avez-vous rien à me dire?

Ces paroles d'Antoine causèrent une vive surprise au colonel. Pourquoi son oncle se doutait-il qu'il voulait l'aller voir? et pourquoi aussi avait-il tenu à prévenir cette visite?

Le colonel sonna pour donner des ordres; puis, revenant à son oncle:

—Ma petite cousine va bien, j'espère?

—Pas trop, mais ce ne sera rien: un peu de fièvre.

Thérèse souffrante: qui causait cette fièvre?

Il y avait une autre question que le colonel avait sur les lèvres et qu'il retenait, ne sachant trop comment la poser; cependant il se risqua, sachant combien vivement le sujet auquel elle se rapportait préoccupait et tourmentait son oncle.

—Avez-vous eu des nouvelles de l'affaire de... mon cousin? dit-il enfin, se servant du mot «mon cousin» pour atténuer ce qu'il pouvait y avoir de pénible pour son oncle dans cette interrogation.

—Oui, et de bonnes; au moins sont-elles bonnes pour mon égoïsme de père. On renonce à poursuivra l'affaire; les présomptions du juge d'instruction ne reposant sur rien de précis. On ne trouve pas de preuves, votre assassin a emporté le nom de ses complices dans sa tombe, et, comme la police n'a pu mettre la main sur le Fourrier, décidément introuvable, il n'y a pas de charges contre celui que vous appelez votre cousin; il peut rentrer en France.

A ce moment, on vint prévenir le colonel que le déjeuner était prêt; ils passèrent dans la salle à manger, où le couvert était mis comme le jour où il avait été question entre eux du mariage de Thérèse avec Michel, c'est-à-dire que la table était servie de telle sorte qu'ils n'auraient pas besoin de domestiques autour d'eux, et qu'ils pourraient causer librement, en tête-à-tête, comme l'avait demandé Antoine.

Celui-ci s'assit à sa place et, ayant déplié sa serviette, il commença par se verser un plein verre de vin; puis, emplissant aussi le verre de son neveu, il regarda un moment le colonel en souriant:

—Avant tout, dit-il, en levant son verre, je veux boire à votre mariage, mon cher Édouard.

—Vous savez?...

—Eh oui! je sais. A votre santé, mon neveu, et à la santé de ma nièce, que je ne connais pas, mais qui, j'en suis certain, doit être digne de vous, et qui vous donnera le bonheur que vous méritez.

—Ah! c'est par les journaux que vous avez appris mon mariage?

C'est-à-dire que ce n'est pas moi qui l'ai appris, c'est Thérèse.

—Qu'a-t-elle dit en lisant cette nouvelle, un peu bien surprenante, n'est-ce pas?

—Elle n'a rien dit, et il est probable que nous ne la connaîtrions pas encore, si elle avait été seule à l'apprendre. Était-ce cette annonce qui avait donné la fièvre à Thérèse? Il était impossible de poser des questions directes à ce sujet, et en réalité le plus court, était de procéder avec ordre, surtout avec patience.

—Hier soir, avant le souper, Michel était sorti; en rentrant, il rapporta un journal, et, comme le souper n'était pas tout à fait prêt, en attendant il se mit à lire ce journal. Tout à coup il pousse une exclamation qui nous fait lever la tête à tous: Thérèse, Denizot, Sorieul et moi. Nous le regardons, et Sorieul demande ce qu'il y a de si extraordinaire dans le journal. Thérèse et moi, nous ne demandions rien: Thérèse, vous saurez pourquoi tout à l'heure; moi, parce que chaque fois que je lis les journaux, j'ai peur d'y trouver le nom de quelqu'un que vous connaissez. Sorieul voulut même prendre le journal, mais Michel ne le laissa pas faire. «C'est une nouvelle qui concerne votre neveu Édouard.»

«Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite que mon cousin Édouard se marie?» interrompit Thérèse. Vous pensez si à ce mot il y eut des exclamations; on voulut voir le journal, moi avant les autres. C'était vrai: je vis que vous épousiez mademoiselle Carmelita Belmonte, nièce du prince Mazzazoli. Là-dessus Sorieul nous dit que les princes Mazzazoli avaient joué un rôle dans l'histoire des républiques d'Italie, et il en eut pour un moment à nous citer les livres qui parlaient des ancêtres de votre future. Pendant qu'il faisait son récit, une réflexion me traversait l'esprit: comment Thérèse avait-elle appris votre mariage avant tout le monde? Je lui posai ma question, et elle me répondit qu'elle avait lu le matin même cette nouvelle dans le Sport. «Tu l'as lue ce matin, et tu ne nous l'as pas communiquée? s'écria Sorieul; voilà qui est un peu fort.» Il se fâcha contre elle. Moi, je ne me fâchai point, mais je lui demandai pourquoi elle nous avait tu cette nouvelle, qui pour nous tous était cependant intéressante.» J'ai pensé que mon cousin viendrait nous l'annoncer lui-même et qu'il serait fâché de voir qu'il avait été prévenu.—Pendant le souper, il ne fut question que de votre mariage; chacun dit son mot, excepté Thérèse, qui ne dit rien du tout. Mais Sorieul ne la laissa pas tranquille; il se mit à la gronder, parce qu'elle lisait le Sport, disant qu'une fille dans sa position ne devait pas s'intéresser aux courses de chevaux, et là-dessus il prétendit que c'était vous qui l'aviez corrompue en la conduisant aux courses du bois de Boulogne.

—Vous ne croyez pas cela; je l'espère, mon oncle?

—Assurément non, c'est une idée comme il en pousse dans la tête de Sorieul, qui s'amuse à chercher la raison des choses et qui la trouve plus ou moins bien. Enfin Thérèse ne répondit rien, et la discussion finit. Après le souper, chacun sortit et je restai seul avec Thérèse; j'avais un travail pressé à écrire et je voulus m'y mettre, tandis que Thérèse s'installait comme à l'ordinaire auprès de ma table. Mais je n'étais pas en train, les idées ne me venaient pas, et je ne pouvais même pas trouver mes mots. Vous devez bien vous douter de ce qui me tourmentait: c'était le mariage de Thérèse. Depuis que vous aviez bien voulu venir avec nous au Moulin flottant pour entretenir Thérèse de mon projet, j'ai été condamné à un mois de prison? Le gouvernement, après avoir provoqué le mouvement ouvrier dans l'espérance de le diriger et de s'en servir pour faire peur à la bourgeoisie, a été pris de peur lui-même quand il a vu qu'il n'y aurait jamais rien de commun entre nous et lui. Vous me direz qu'il a été bien longtemps à faire cette découverte: cela est vrai, mais enfin il l'a faite, et, du jour où il a été éclairé à ce sujet, il a commencé à nous poursuivre; on m'a envoyé en police correctionnelle, et j'en ai eu pour un mois. Ce que le gouvernement favorisait la veille était devenu, du jour au lendemain, coupable. Il y a comme cela des coups de lumière qui éblouissent subitement tout le monde: le chef de l'État, les ministres, les juges. Par une chance remarquable, le jour même où je sortais de prison, Sorieul y entrait à son tour, s'étant fait condamner à trois mois.

—Sorieul!

—Pas pour la même chose. Vous devez vous rappeler que Sorieul disait toujours qu'il écrirait les grandes idées qu'il roulait dans sa tête quand le moment serait venu. Il s'est enfin décidé, il a écrit une brochure portant pour titre: Les Césars par un César. C'était une critique de la Vie de César, par Napoléon III, et si vive, si pleine d'allusions, que Sorieul a attrapé trois mois de prison. Un peu plus, Thérèse restait seule à la maison: ce que j'avais toujours redouté, vous devez vous en souvenir. Voilà pourquoi je dis que ça été une chance que Sorieul entrât en prison, le jour même où j'en sortais. Mais ce qui avait failli arriver pouvait se réaliser une autre fois; car la prison, j'entends la prison politique, n'a jamais guéri personne. Ce n'était pas parce que les tribunaux m'avaient condamné qu'ils m'avaient fait renoncer à la lutte: j'ai continué ma tâche, nous avons continué notre organisation en l'étendant, et en ce moment je suis sous le coup de nouvelles poursuites. Il est donc probable que prochainement je vais de nouveau quitter la maison pour entrer en prison, et ce sera ainsi jusqu'à la fin de l'Empire ou jusqu'à ma fin: au plus vivant des deux. Vous me direz qu'il est bien malade, je l'espère; mais il n'est pas mort, et il peut durer encore s'il ne lui arrive pas un accident. J'étais donc exposé à voir se réaliser mes craintes: Thérèse seule, car Sorieul est exaspéré et lui aussi ne tardera pas à se faire condamner de nouveau. La nouvelle de votre mariage m'avait inspiré l'idée de faire une nouvelle tentative auprès de Thérèse: cela me donnait une ouverture. Je lui expliquai notre situation et mes craintes, en la priant, en la suppliant de se décider enfin à me rassurer sur son avenir. Pendant longtemps elle refusa, et je dois même dire qu'elle le fit avec une violence que je ne lui avais jamais vue; mais je ne me décourageai pas, j'insistai, et toute la soirée se passa dans cette lutte. Enfin elle céda.

—Ah! elle a consenti!

—Elle a consenti, seulement elle veut attendre encore; mais enfin elle a fixé une date: le 31 décembre 1870. Voilà pourquoi vous m'avez vu arriver la figure joyeuse. On peut m'envoyer en prison; j'espère bien que Thérèse ne m'y laissera pas entrer sans prendre Michel pour mari, et qu'alors elle ne s'en tiendra pas à sa date. J'ai bu à votre mariage; ne boirez-vous pas à celui de ma fille, mon neveu?

Il devait épouser Carmelita.

Thérèse consentait à devenir la femme de Michel.

Les choses ainsi arrangées étaient pour le mieux,—puisqu'il n'y avait pas moyen qu'elles fussent autrement.

—Au mariage de Thérèse, dit-il, à son bonheur et au vôtre, mon oncle!

Le déjeuner s'acheva plus joyeusement qu'il n'avait commencé, au moins pour le colonel, tranquillisé dans sa conscience.

—Voulez-vous annoncer ma visite à ma petite cousine pour tantôt, dit le colonel à son oncle lorsque celui-ci se leva pour se retirer; je tiens à lui prouver qu'elle avait deviné juste en pensant que je voulais moi-même vous faire part de mon mariage.

—Et qu'appelez-vous tantôt?

—L'heure de votre souper, et si vous le voulez bien, je vous demanderai de partager ce souper avec vous.

Maintenant que Thérèse se mariait, le colonel n'avait plus la même gêne à aller rue de Charonne; et puis elle connaissait son mariage, il n'aurait donc pas à le lui annoncer.

Il arrivé un peu avant l'heure du souper et ce ne fut pas sans une certaine émotion qu'il monta l'escalier de son oncle.

Du palier, il n'entendit aucun bruit dans l'atelier, il poussa la porte et entra.

L'atelier était désert et sombre, il se dirigea vers la cuisine.

Mais dans l'obscurité, il accrocha un morceau de bois qui tomba et fit du bruit.

—Qui est là? demanda une voix, celle de Thérèse.

Il allait répondre quand la porte s'ouvrit et Thérèse parut tenant une lampe à la main.

—Ah! mon cousin, c'est vous! dit-elle.

C'était là le mot dont elle le saluait autrefois, mais il lui sembla qu'elle ne le jetait pas avec le même éclat joyeux.

Ils restèrent durant quelques secondes en face l'un de l'autre sans se parler.

Enfin il s'avança et lui tendit la main; elle lui donna la sienne.

Son aspect était en accord avec son accent: très pâle, avec les yeux ardents.

Le colonel crut remarquer qu'elle tremblait; mais, comme elle avait posé sur la table la lampe, dont l'abat-jour était posé très bas, il la voyait mal et seulement dans l'ombre.

—Mon père n'est pas encore rentré, dit-elle; mais il m'a envoyé un mot pour m'avertir que vous veniez souper avec nous, ce qui est bien aimable à vous. Alors, apprenant cela, Denizot a voulu vous servir un souper digne de vous, a-t-il dit, et il est sorti pour cela. Mon oncle Sorieul n'est pas non plus rentré, de sorte que je suis seule.

Le colonel remarqua qu'elle avait évité de nommer Michel; cependant, en regardant sur la table qui était mise, il vit six couverts, ce qui indiquait que Michel devait souper avec eux.

—Mon oncle m'a dit que vous attendiez ma visite; je vous remercie de n'avoir pas douté de moi.

—Comment aurais-je douté de vous, mon cousin! vous nous avez toujours témoigné une grande amitié.

—Si je ne suis pas venu plus tôt, c'est que je ne suis à Paris que depuis deux jours, et je ne sais comment cette indiscrétion à propos de... (il entassait les mots avant que d'arriver à celui qui était décisif), à propos de ce mariage, a pu être commise.

Elle ne répondit pas, et, comme il la regardait, elle leva la tête vers le plafond, de sorte qu'il ne put pas voir l'effet que ce mot avait produit sur elle.

Alors il reprit, décidé à en finir tout de suite:

—En même temps, mon oncle m'a communiqué une nouvelle qui le rend bien heureux, celle de votre mariage.

—Il est vrai, dit-elle d'une voix presque ferme, je me marie, je me suis rendue aux désirs de mon père. Vous a-t-il dit quelles étaient ses craintes et dans quelle position il se trouvait?

—Il me l'a dit.

—J'ai voulu qu'il n'eût pas au moins d'inquiétude à mon égard, et, puisque mon mariage doit le rassurer, je me marie.

—Vous êtes un brave coeur, ma chère cousine, une bonne et tendre fille.

—Je ne suis pas la fille que vous croyez; car si je l'étais, je n'aurais pas attendu jusqu'à ce jour pour contenter mon père, qui souhaitait si ardemment de me voir mariée.

De nouveau il s'établit un silence, et il l'entendait respirer difficilement; il eût voulu parler et il ne savait que dire, il n'osait même pas la regarder.

Ce fut elle, cette fois, qui reprit la parole la première.

—Vous souvenez-vous, dit-elle, du rêve que vous m'avez fait vous raconter, quand vous m'avez demandé de vous expliquer quel mari je prendrais: je voulais qu'il m'aimât comme je voulais l'aimer, et je disais, n'est-ce pas, que je ne me marierais jamais, si je ne sentais pas en moi ce grand amour. Comme on fait des projets quand on est petite fille! comme on bâtit des châteaux qui sont peu solides!

—Oui, je me souviens, dit-il.

—Mais ce grand amour, c'est le rêve, n'est-ce pas, c'est la poésie, ce n'est pas la réalité. Dans la vie, on se marie parce qu'on doit se marier, et l'on peut être une honnête femme, je pense, une bonne mère, sans ces sentiments extraordinaires. Le pensez-vous aussi?

Sans répondre directement, il fit un signe affirmatif, car la gêne qu'il éprouvait déjà en montant l'escalier lui devenait plus pénible, et sa conscience était moins ferme.

—Je vous ai dit, reprit-elle, toute l'amitié que j'éprouvais pour... Michel; il a toujours été pour moi un camarade, un ami, un frère, et il sera désormais un mari. Je ne pouvais pas en espérer un plus honnête, un plus digne, et je crois comme mon père que notre vie sera heureuse. Je voulais des ailes à l'existence que je rêvais; mais c'est peut être sur la terre, terre à terre, qu'est le bonheur possible en ce monde. Il croit que je pourrai le rendre heureux, je m'y appliquerai de tout mon coeur.

La porte en s'ouvrant le tira de l'angoisse qui le serrait à la gorge et l'étouffait.

C'était Denizot qui rentrait, chargé d'un immense panier.

—Ah! colonel, dit-il en posant, son panier, ça ne se fait pas, ces choses-là; les grands cuisiniers veulent être prévenus au moins vingt-quatre heures à l'avance, vous n'allez pas trouver un souper digne de vous.

—Q'importe, mon bon Denizot?

—Comment, qu'importe! et ma gloire?

Puis, donnant une poignée de main au colonel:

—Comme homme, je suis joliment content de vous voir; mais comme cuisinier, vous savez, je suis vexé. Avez-vous faim?

—Pas trop.

—Comme homme, j'en suis fâché; mais, comme cuisinier, j'en suis bien aise.

Et clopin-clopant, il s'occupa de tirer toutes les victuailles qui étaient entassées dans son panier.

Pendant ce temps, Antoine rentra, puis Michel.

Contrairement à ce qu'il était d'ordinaire, le jeune ouvrier montra une physionomie ouverte et souriante; ses yeux semblaient moins enfoncés et moins sombres.

Il vint au colonel et s'informa poliment, presque affectueusement, de sa santé.

Chose bizarre, ce fut celui-ci qui eut l'attitude roide et contrainte que Michel avait autrefois avec lui. Il dut se faire violence pour répondre convenablement quelques mots aux questions qui lui étaient adressées.

Le souper était servi sur la table.

Antoine invita son neveu à s'asseoir.

—Prenez la place de votre père, mon neveu.

A ce moment, Sorieul fit son entrée.

Sorti depuis le matin, il ignorait que le colonel dût souper avec eux; en l'apercevant, il poussa des exclamations joyeuses.

Et après avoir déposé son chapeau sur le pupitre d'Antoine et vidé les poches de son habit pleines de livres, de papiers, de journaux, de brochures, il accapara la conversation.

—Il y avait vraiment des coïncidences dans la vie; ainsi, sans se douter le moins du monde qu'il verrait le colonel le soir même, il s'était occupé de lui pendant toute la journée.

—De moi?

—De vous incidemment, c'est-à-dire de votre nouvelle famille, de celle dans laquelle vous allez entrer, des princes Mazzazoli et du rôle qu'ils ont joué dans l'histoire. Je me rappelais très bien avoir vu leur nom dans Sismondi, mais je ne me rappelais pas au juste qu'elle avait été leur rôle.

Alors il se mit à parler de l'héritage de la comtesse Mathilde, de la guerre du sacerdoce et de l'empire, des Guelfes, des Gibelins, de la maison d'Este et de celle des Médicis, en citant Sismondi, Guicciardini. Pignotti, Quinet.

Il était ferré et prêt à coller le contradicteur qui aurait voulu l'arrêter.

La soirée ne se prolongea pas très avant, et, quand le colonel se retira, Michel voulut l'accompagner pour l'éclairer.

Mais, arrivé au bas de l'escalier, il posa sa petite lampe sur une marche; puis, tendant la main au colonel:

—Monsieur Édouard, dit-il, voulez-vous me permettre de vous demander votre amitié? Vous ne m'avez peut-être pas trouvé toujours très poli avec vous, et j'ai à me reprocher d'avoir mal accueilli vos bons procédés; je vous en fais mes excuses. J'avais alors du chagrin, et puis je ne vous connaissais pas. Aujourd'hui je vais devenir votre parent, puisque je serai le mari d'une femme à qui vous avez témoigné toujours une grande amitié. Je vous jure que je la rendrai heureuse.

Et il s'en revint à pied, le long des boulevards, réfléchissant.

—La pauvre petite! Elle n'aimait pas le mari qu'elle acceptait, et cependant elle l'épousait. Quelle vie aurait-elle?

Puis, abandonnant Thérèse, il fit un retour sur lui-même.

—Aimait-il Carmelita? cependant il l'épousait. Quelle vie serait la sienne?




XI

Le baron Lazarus n'était pas homme à employer à l'étourdie l'arme que le hasard avait mise entre ses mains.

Avant de se servir de Lorenzo Beio et de le lancer à travers le mariage de Carmelita, il était sage de voir dans quelle mesure on pouvait user de son concours; et le mieux semblait-il était de se concerter avec la marquise.

Il l'alla donc trouver.

Lorsqu'on annonça à madame de Lucillière que M. le baron Lazarus demandait à la voir, le marquis était avec elle.

—Vous recevez cet homme? dit-il.

—J'ai besoin de lui.

—Ah! c'est une raison.

—Vous avez pu constater quelles heureuses dispositions il a pour les recherches policières; je désire l'employer conformément à son talent.

—Dès là que vous avez besoin de lui, c'est une raison suffisante; pour moi, qui n'ai rien à démêler avec lui, Dieu merci! je me prive volontiers de sa visite. Au revoir.

Le marquis sortit par une porte, tandis que le baron entrait par une autre.

—Vous n'avez pas perdu de temps, dit madame de Lucillière en indiquant un siège au baron à une assez grande distance de celui qu'elle occupait.

—En avons-nous beaucoup devant nous?

—Beaucoup, non; cependant nous en avons assez pour ne rien risquer dans trop de hâte.

—Je n'ai rien risqué et c'est pour avoir votre avis avant de rien entreprendre, que je viens vous soumettre quelques petits renseignements que j'ai eu la bonne fortune d'obtenir.

Alors il raconta simplement, modestement, comme il convient à un homme qui a le sentiment de sa valeur, la conversation qu'il avait eu la chance de surprendre entre Carmelita et un inconnu.

—Mais c'est le nom de cet inconnu qu'il nous faut, sans quoi cette conversation ne peut pas nous être d'une grande utilité.

—Précisément j'ai eu la bonne chance de l'obtenir: Lorenzo Beio.

—Le maître de chant de Carmelita!

—Lui-même.

—Mais alors?...

—Alors vous devinez quelles raisons il peut avoir pour empêcher ce mariage? Ce sont ces raisons que je viens justement vous demander.

—Il semble qu'il est maître d'un secret qui peut perdre Carmelita dans l'esprit du colonel. Il ne veut pas que Carmelita épouse le colonel Chamberlain; nous, de notre côté, nous ne voulons pas que le colonel Chamberlain épouse Carmelita. Il est possible que Lorenzo Beio, agissant seul, empêche ce mariage; il est possible aussi que nous, sans son secours, nous l'empêchions par un moyen différent du sien. Mais il est bien certain que si, au lieu d'agir séparément, nous agissions collectivement, nous aurions beaucoup plus de chances de réussir. Il faut donc avant tout chercher comment on peut obtenir ce secret de Lorenzo Beio.

—On pourrait peut-être le lui acheter.

—La négociation serait aventureuse, tous les gens ne sont pas à vendre, et, en tout cas, elle serait pour celui qui s'en chargerait bien compromettante, surtout s'il y était répondu par un refus.

—En parlant ainsi, je pensais que ce Beio devait avoir aux mains quelque lettre significative qui, mise sous les yeux du colonel, pourrait l'éclairer.

—Décidément vous êtes pour les lettres, monsieur; sans doute, c'est une arme, mais elle n'est pas toujours sûre, vous devez en savoir quelque chose. Dans le cas présent, on peut aller à Beio franchement et lui dire: «Vous voulez empêcher le mariage de mademoiselle Belmonte avec le colonel Chamberlain; moi, je veux aussi empêcher ce mariage. Vous avez un moyen pour cela, je le sais; unissons-nous, aidez-moi, je vous aiderai.» Comment accueillerait-il cette ouverture? Nous ne pouvons pas à l'avance le prévoir. Un refus est possible, une acceptation l'est aussi. S'il accepte, c'est bien, tout est fini; vous n'avez qu'à marcher d'accord. Mais, s'il refuse, car enfin il peut avoir des raisons pour refuser, supposons que ce soit la vengeance qui le pousse à rompre ce mariage,—souvent la vengeance est jalouse, elle veut agir seule, sans secours étranger; elle veut faire le mal, mais elle veut être seule à le faire; si elle voit celui qu'elle poursuit entouré de plusieurs ennemis, elle lui vient souvent en aide contre ces ennemis, pour ne se retourner contre celui qu'elle a secouru que lorsqu'elle peut l'attaquer seule. Tel peut-être le cas de Beio: il n'est pas impossible qu'il tienne à vider sa querelle avec Carmelita en tête à tête.

—Peut-être aime-t-il surtout le tête-à-tête, dit le baron en riant d'un gros rire.

Mais la marquise ne partagea pas cette hilarité, elle continua:

—Si Beio vous repousse, vous ne pourrez pas revenir à la charge près de lui, et nous aurons le désagrément de voir un moyen qui pouvait nous être utile nous échapper. Ce n'est pas ainsi que nous devons procéder. Vous intéressez-vous toujours à la petite Flavie, du théâtre des Bouffes?

—Je ne vois pas en quoi cette question touche notre affaire.

—Vous allez le voir, si vous voulez bien me répondre; soyez certain que je ne vous adresse pas cette demande pour savoir vos secrets, ni ceux de mademoiselle Flavie.

—Il n'y a pas de secrets entre la petite Flavie et moi. Cette enfant était la fille de mon caissier, elle restait orpheline sans fortune et sans métier; on disait qu'elle était jolie. Je me suis occupé d'elle pour ne pas la laisser exposée aux tentations de la misère.

—Et, pour cela, vous l'avez fait débuter aux Bouffes?

—C'est bien naturel.

—Oh! assurément, rien n'est plus naturel, cela se voit tous les jours, et je savais ce que vous venez de me raconter; seulement ce que je ne sais pas et ce que je vous demande, c'est si vous avez continué à vous occuper de cette jeune fille depuis, qu'ayant un métier, elle n'est plus, comme vous dites, exposée aux tentations de la misère. Car elle n'y est plus exposée, n'est-ce pas? Je l'ai vue hier au Bois dans un petit coupé, qui ne sent pas du tout la misère.

—Je la vois quelquefois.

—Et vous pouvez lui demander ce que vous désirez?

—J'espère qu'elle a pour moi des sentiments de reconnaissance.

—Il faut l'espérer ou bien alors ce serait à prendre en mépris l'humanité. Donc vous pouvez faire appel à ces sentiments de reconnaissance et vous serez écouté?

—Je le pense.

—Eh bien! ce que vous aurez à lui demander devra accroître encore cette reconnaissance déjà si grande.

—J'avoue que je ne comprends pas du tout où vous voulez arriver.

—Cela ne vous blesse pas, n'est-ce pas? que je dise que cette petite Flavie n'a aucun talent; je l'ai vue deux ou trois fois, et c'est ce que ces messieurs appellent une grue. Elle chante comme M. Jourdain faisait de la prose, sans s'en douter; elle chante avec ses yeux qui minaudent, son nez qui se retrousse, sa poitrine qu'elle montre tant qu'elle peut, sa taille qui se tortille, enfin elle chante avec tout ce que la nature lui a donné,—une seule chose exceptée, la voix;—il est vrai que de ce côté la nature lui a été assez avare. Eh bien! il faut que vous lui donniez ce qui lui manque.

—La voix? moi!

—Pas la voix, mais le talent. Pas vous, car, malgré tous vos mérites, vous n'avez peut-être pas ceux d'un maître de chant; mais Lorenzo Beio, qui les possède, lui, ces mérites.

Le baron joignit les mains dans un mouvement d'admiration, car bien qu'il professât le plus profond mépris pour madame de Lucillière, il ne pouvait pas ne pas admirer une combinaison si bien trouvée, alors surtout que cette combinaison devait lui profiter.

—Je comprends, s'écria-t-il, je comprends.

—Vous comprenez, n'est-ce pas, que vous donnez Lorenzo Beio pour professeur à Flavie? Sans doute vous pourriez tout aussi bien le donner à Ida?

—Oh! ma fille!

—Justement, je sens ce cri d'un père qui ne veut pas mêler une fille comme mademoiselle Ida....

Sie ist eine engel.

Ja, ja, c'est un ange, et puis ce serait s'engager bien à fond que d'intervenir d'une façon si directe et si personnelle; tandis que, par l'entremise de Flavie, les choses se font sans que vous y mettiez la main. C'est Flavie qui demande des leçons à Beio, et rien n'est plus naturel. Beio a chanté sur les grands théâtres du monde, et c'est quand sa voix a été perdue qu'il s'est fait professeur; les leçons qu'il donne ont pour but de former des chanteurs et des chanteuses de théâtre. Flavie qui est une chanteuse de théâtre,—au moins elle peut le croire,—ne veut pas rester aux Bouffes, elle veut passer à l'Opéra-Comique ou à l'Opéra,—on a vu des exemples de cette ambition chez de simples grues;—elle s'adresse à Beio pour lui demander des leçons. Vous allez la voir quelquefois chez elle, n'est-ce pas?

—Quelquefois.

—Plusieurs fois par semaine?

—Oui, souvent.

—Tous les jours?

—Je la vois souvent, mais pas régulièrement.

-Je comprends cela; enfin vous la verrez plus souvent, tous les jours. Oh! bien entendu, devant Beio. Vous assisterez aux leçons. Rien n'est plus légitime. Vous vous intéressez à cette petite fille de votre caissier, vous désirez qu'elle cultive son talent pour n'être pas exposée aux tentations de la misère, et vous surveillez vous-même ses leçons pour constater ses progrès. C'est d'un père, cette conduite; elle vous fera honneur.

—Il est certain qu'il n'y aura rien à dire.

—En assistant aux leçons, vous parlerez de temps en temps du colonel Chamberlain et de son prochain mariage. Cela encore est tout naturel puisque vous êtes l'ami du marié et de la mariée. Je crois que tout d'abord il sera bon que vous ne manifestiez pas votre sentiment sur ce mariage, afin de ne pas éveiller les soupçons de cet Italien. Ce sera peu à peu que vous les manifesterez, ces sentiments, en insistant principalement sur la certitude où vous êtes que rien ne peut l'empêcher. Sans doute, tout mariage qui n'est pas conclu peut se rompre; mais, pour que cette rupture s'accomplisse, il ne faut pas qu'il soit ardemment désiré des deux côtés, et c'est précisément ce qui se rencontre dans celui-là: par intérêt, mademoiselle Belmonte le veut; par amour, le colonel le désire non moins vivement.

—Parfaitement.

—Vous voyez le thème, je n'ai donc pas besoin d'insister. Il arrive un moment,—ah! nous n'avons pas besoin de nous presser; la veille il sera temps encore;—il arrive un moment où Beio doute de l'efficacité du moyen dont il dispose; il a peur, il croit que ce mariage se fera quand même. Il a compris que vous désiriez qu'il ne se fasse pas et que vous pouvez l'empêcher; il pense qu'en réunissant vos deux actions, la vôtre et la sienne, vous serez plus puissants: il vous livre son moyen. Naturellement vous ne livrez pas le vôtre, «qui ne vaut pas le sien»; on agit, et la rupture est accomplie, sans que nulle part votre main soit visible: ce que vous devez désirer... en vue de l'avenir.

Le baron se retira en pensant que la marquise n'était vraiment pas sotte.

Mais quelle femme corrompue, bon Dieu!

Il n'y avait qu'une Française au monde capable d'inventer une pareille combinaison, et encore sans paraître y toucher.

Quelle Babylone que ce Paris!




XII

Mademoiselle Flavie Schwerdtmann, connue au théâtre sous le nom de Flavie Engel, plus facile à prononcer pour une bouche française, ou plus simplement sous celui de Flavie tout court, beaucoup plus facile encore, était ce qu'on appelait alors dans un certain monde une jeune grue, et elle n'était que cela.

Dix-neuf ans, une beauté assez pâle, pas le moindre talent, et cependant elle avait une certaine réputation.

Elle la devait, cette réputation, à l'étrangeté et à la bizarrerie qui se montraient en elle.

C'était une Allemande de la Poméranie, née d'un père et d'une mère qui l'un et l'autre étaient deux types de pure race; cette pureté de race, ils l'avaient transmise à leur fille, et celle-ci, au milieu de comédiennes françaises, frappait le spectateur le moins attentif par ses yeux bleus, ses cheveux d'un blond pâle, et tous les caractères constitutifs de la «Germaine». C'est déjà une raison de succès de ne pas ressembler aux autres. A Berlin ou à Stettin, on ne l'eût pas regardée; à Paris, on la remarquait.

Mais à cette attraction, en réalité assez légère, elle en joignait une autre, plus puissante: Allemande de naissance, elle avait cessé de l'être par son éducation. De là en elle un curieux mélange de qualités et de défauts disparates, jurant de se trouver ensemble, et qui, précisément par cela seul, la rendaient séduisante pour certains esprits blasés, amoureux de ce qui sort du naturel.

Elle était enfant à son arrivée à Paris et orpheline de mère; son père, qui était un excellent employé, comme le sont souvent les Allemands, laborieux, exact, zélé, l'avait livrée aux soins d'une domestique par malheur richement douée de tous les vices; de sorte que l'éducation que la petite Flavie avait reçue était celle de la rue, et même, pour tout dire, celle du ruisseau.

Dans son roman des Liaisons dangereuses, Laclos a peint une jeune fille sage et innocente, que son amant prend plaisir à corrompre en apprenant à son écolière naïve une espèce de «catéchisme de débauche.» Sans savoir ce qu'elle dit, cette petite répète les monstruosités les plus étonnantes, et, dans la lettre où il raconte cette histoire, cet homme, qui ne se plaît plus qu'aux choses bizarres, dit que rien n'est plus drôle que l'ingénuité avec laquelle sa maîtresse se sert de la langue qu'il vient de lui apprendre, n'imaginant pas qu'on puisse parler autrement: le contraste de la candeur naïve qui est en elle avec son langage plein d'effronterie est tout à fait séduisant.

C'était une éducation de ce genre que Flavie s'était donnée, mais bien entendu en sachant très bien «qu'on pouvait parler autrement,» et, comme avec cela elle était restée enfant pour le visage, gardant des yeux innocents, un sourire naïf, une bouche mignonne et chaste, elle produisait justement un effet de séduction provoquante, qui résultait du contraste de son apparence naïve avec son langage plein d'effronterie.

Pour certaines gens, elle était irrésistible par la façon candide dont elle récitait «son catéchisme de débauche.»

Tous ceux qui la connaissaient disaient d'elle:

—Est-elle drôle, cette Flavie!

Et ce mot était généralement accepté.

Les jeunes beaux des avant-scènes et de l'orchestre étaient assez indifférents pour elle; mais, parmi les hommes qui avaient passé la soixantaine, elle avait de zélés partisans. Il est vrai qu'ils ne la défendaient pas ouvertement quand on l'attaquait, mais, à ces attaques, ils répondaient par des haussements d'épaules ou des sourires discrets qui en disaient long pour qui savait comprendre.

Le baron Lazarus était un de ces fidèles, et de tous, celui qui lui témoignait publiquement le plus d'intérêt.

—Elle était la fille de son caissier, cet intérêt n'était-il pas tout naturel?

Si cette explication était accueillie par des sourires, il ne se fâchait pas et riait lui-même.

—Je voudrais bien, disait-il.

En sortant de chez madame de Lucillière, il se rendit directement chez Flavie, et, avec de longues circonlocutions, il lui expliqua ce qu'il désirait, c'est-à-dire qu'elle prît des leçons de Lorenzo Beio.

A ce mot, Flavie se jeta à la renverse sur un canapé en riant aux éclats.

—Des leçons, dit-elle; moi à mon âge, ah! zut!

—Mais, ma chère petite....

Et le baron se mit à développer tous les avantages qu'il y avait pour elle à prendre de leçons de Beio. Cette idée lui était venue la veille en l'entendant chanter. Évidemment, si elle voulait, elle pouvait devenir une grande artiste; elle avait tout ce qu'il fallait pour cela. Est-ce que madame Ugalde, madame Cabel, madame Sass, n'avaient pas débuté dans des cafés-concerts?

Et comme Flavie continuait à rire en secouant la tête:

—C'est au nom de ton père que je te parle, dit-il.

Elle se leva vivement, et, se campant devant le baron, les bras croisés:

—Vous savez, dit-elle, ce n'est pas à moi qu'il faut la faire, celle-là; bonne pour la galerie, la balançoire de la paternité. Et puis là, franchement, est-ce que si mon pauvre bonhomme de père était encore de ce monde, il ne vous casserait pas les reins, ô! monsieur la baron? J'ose espérer que oui; car enfin qu'avez-vous fait de la fille de mon père? Soyez franc pendant cinq minutes, si vous pouvez.

—Je veux en faire une grande artiste.

—Il fallait commencer par là, c'était peut-être possible; maintenant il est trop tard; et à qui la faute?

—Il n'est jamais trop tard.

—Ne faites donc pas le naïf avec moi, vous savez que je ne m'y laisse plus prendre. Pourquoi avez-vous eu l'idée de me faire donner des leçons par Beio? Dites-moi la raison vraie.

—Pour que tu me donnes les nobles jouissances de l'art.

Elle se jeta de nouveau sur son canapé en riant de plus belle.

—Non, non! criait-elle; impayable!

Le baron vint s'asseoir près d'elle:

—Tu sais bien que je t'adore, dit-il, et je n'ai qu'un désir, qui est de t'aimer plus encore, si cela est possible. Une seule chose peut faire ce miracle: le talent.

—Ah! ça! je n'ai donc pas de talent?

—Si, si, tu en as beaucoup, et c'est justement pour que tu en aies davantage. Cela te sera facile avec Beio; tu iras à l'Opéra-Comique, à l'Opéra. Vois-tu l'affiche: Débuts de mademoiselle Flavie Engel. Cela ne te dit rien.

—Après tout, pourquoi pas?

—Un peu de travail, et tu arrives; Beio est un excellent professeur, qui a fait des prodiges en ce genre. Jusqu'à présent tu as eu les succès d'une petite fille, mais tu vas devenir une femme; avec l'âge, il te faut d'autres succès, plus grands, plus beaux et, si tu le veux, tu les auras.

Elle parut réfléchir un moment; puis, s'appuyant sur son coude et regardant le baron dans les yeux:

—Vous y tenez donc bien à ces leçons?

—Beaucoup, je t'assure.

—Alors, qu'est-ce que vous me les payez l'heure?

—Comment! ce que je te les paye?

—Qu'est-ce qui aura à s'ennuyer, à travailler, à s'exterminer?

—Mais il me semble....

—Pour qui aurais-je tout ce mal?

—Pour toi.

—Pour vous donner les nobles jouissances de l'art, comme vous dites.

—Sans doute, mais....

—Combien estimez-vous que ça vaut, ce genre de jouissance? Cher, n'est-ce pas? Alors, payez.

Il fallut que le baron cédât; mais il se consola des exigences de Flavie en se disant que Beio ne serait probablement pas long à parler, et que par conséquent il n'y aurait pas trop de leçons à payer.

Ils tombèrent d'accord à cent francs.

Seulement, comme le baron n'aimait pas à jeter son argent par les fenêtres, il voulut rattraper quelque chose sur ces cent francs.

—Il est bien entendu, dit-il, que tu payeras Beio.

Mais, si le baron savait compter, Flavie, de son côté, avait le sens du calcul très développé, et un crâniologiste eût remarqué chez elle une forte saillie à l'angle externe de l'orbite, autrement dit l'organe des nombres.

Une nouvelle discussion s'engagea.

—Tu comprends, dit le baron en tâchant de la prendre par la persuasion, que si je demande moi-même à Beio de te donner des leçons, il me les fera payer très cher, sous le prétexte que je suis un financier; tandis que toi, tu es une artiste, il te fera un prix de faveur.

—Eh bien! je traiterai moi-même avec Beio comme si je payais de mon propre argent; mais vous me rembourserez ce que j'aurai avancé.

Cette combinaison, permettant au baron de ne pas trop s'avancer vis-à-vis de Beio, le décida à accéder à la demande de Flavie.

—Je fais tout ce que tu veux, dit-il.

—Ainsi vous payerez Beio?

—Tous les jours; seulement, comme tu es une espiègle capable de me compter des leçons que tu ne prendrais pas, j'assisterai à ces leçons, et je jugerai par moi-même de tes progrès.

Les choses étant ainsi convenues entre le baron et Flavie, celle-ci traita elle-même avec Lorenzo Beio; mais, au premier mot, le maître de chant l'arrêta.

Son temps était pris.

En réalité, l'idée de donner des leçons à mademoiselle Engel, du théâtre des Bouffes, n'avait rien d'attrayant pour lui. Que ferait-il d'une pareille élève? Il choisissait ses leçons et n'acceptait pas toutes celles qu'on lui demandait, et puis, d'un autre côté, s'il n'était pas en disposition de s'occuper de ses élèves anciens, ce n'était pas pour en prendre une nouvelle.

Mais, quand Flavie voulait une chose, elle la voulait bien, et les cent francs promis par le baron lui avaient inspiré une ferme volonté: elle fit si bien qu'elle parvint à décider Beio.

Bien entendu, le baron se trouva chez Flavie lorsque Beio y arriva pour donner sa leçon.

Flavie avait été prévenue, et elle savait ce qu'elle avait à faire.

Le baron était installé sur un canapé, dans le salon.

—A mon grand regret, dit-elle, il faut que je vous fausse compagnie.

—Et pourquoi donc, petite fille?

Petite fille était un mot paternel dont il se servait en public.

—Parce que je vais prendre une leçon avec monsieur.

Alors, continuant son rôle, elle avait fait la présentation de Beio au baron, du baron à Beio.

—Comment! s'écria le baron, vous êtes monsieur Lorenzo Beio? Mais j'ai l'honneur de vous connaître; j'entends souvent parler de vous par la meilleure amie de ma fille, mademoiselle Carmelita Belmonte, dont vous êtes le professeur.

Beio, sans répondre, s'inclina.

—Mes compliments, cher monsieur, continua le baron; vous avez dans Carmelita une élève qui vous fait le plus grand honneur. Quel malheur, n'est-ce pas, qu'une organisation si splendide soit perdue pour l'art! Combien de fois en la faisant travailler, avez-vous dû vous dire que sa place était sur la scène? Elle y eût été admirable, j'en suis certain: avec sa beauté, avec son talent, elle aurait obtenu des succès prodigieux. C'est, il me semble, un vif chagrin pour un professeur de se dire qu'un pareil talent est ignoré; car qu'est-ce que la gloire des salons! Et puis, quand elle sera mariée, chantera-t-elle? Le monde, la famille, lui en laisseront-ils la possibilité?

Lorenzo Beio se tourna vers Flavie et lui demanda si elle n'était pas prête à commencer.

—Commencez, dit le baron; ne vous troublez pas pour moi. J'ai bien souvent assisté aux leçons de cette petite fille; elle est habituée à moi.

Dans un moment de repos, le baron revint au sujet qui le préoccupait.

—Connaissez-vous le colonel Chamberlain, qui épouse mademoiselle Belmonte? C'est aussi un de mes bons amis, charmant garçon.

Beio répondit qu'il ne connaissait pas le colonel.

—Fâcheux, très fâcheux. Je suis sûr que quand vous aurez fait sa connaissance, vous regretterez moins de perdre votre élève. Il me semble que ce soit l'homme destiné par la Providence à devenir la mari de Carmelita, comme s'ils étaient faits l'un pour l'autre.

L'Italien écoutait ces paroles avec une figure sombre, en lançant de temps en temps des regards furieux au baron, que celui-ci paraissait ne pas voir, mais qu'il remarquait très bien.

—Cependant seront-ils heureux? continua le baron, ne craignant pas de mettre une certaine incohérence dans son discours; c'est ce que je me demande. L'apparence est pour le bonheur. Mais, en regardant au fond des choses, on aperçoit des causes de trouble.

Comme Beio, à ce mot, avait fait un mouvement, le baron insista.

—Parfaitement, des causes de trouble, on peut même dire de division. Cela est sensible pour qui connaît la vie. Aussi ce mariage m'inquiète-t-il jusqu'à un certain point. J'aurais su qu'il devait se faire, que j'aurais assurément présenté mes doutes et mes observations, avant qu'il fût décidé, au prince Mazzazoli aussi bien qu'au colonel. Mais à quoi bon des observations qui ne doivent servir à rien? Ce mariage est arrêté; ce ne sont pas des observations qui maintenant pourront l'empêcher, d'autant mieux qu'il est vivement désiré des deux côtés.

Beio s'était rapproché du baron, montrant pour la première fois qu'il s'intéressait à ce qu'il entendait; mais ces derniers mots le firent se retourner vers Flavie, qui, elle, écoutait attentivement le baron, se demandant ce que signifiaient ces paroles et à quel but elles tendaient, car ce n'était assurément pas un simple bavardage.

—Je dis que ce mariage est vivement désiré des deux côtés, poursuivit le baron, et c'est là ce qui me ferme la bouche. Le colonel aime passionnément Carmelita, et cette passion s'explique: Carmelita est si belle! D'autre part, le prince Mazzazoli est ébloui par la fortune du colonel, et cet éblouissement se comprend, le colonel est si riche! Le prince voulait un roi pour sa nièce: il a trouvé mieux, car le royaume du colonel Chamberlain n'a rien à craindre des révolutions.

Le baron s'arrête, et s'adressant à Flavie:

—Excusez-moi, chère petite fille; je vous fais perdre votre temps, je bavarde, et j'oublie que ce temps est précieux. Travaillez, mon enfant, je vous prie; si je vous interromps encore, mettez-moi à la porte.

Et le baron n'interrompit plus, en effet, que par quelques paroles qui se rapportaient à la leçon même.

—Très bien, cela ira, n'est-ce pas votre avis, monsieur Beio! Je n'en dirais pas autant pour une Française; mais cette petite fille est Allemande, et, grâce à Dieu, les Allemands sont autrement organisés pour la musique que les Français.

Cette observation arriva à propos pour rendre un peu d'espérance au professeur, qui se disait déjà qu'il n'avait rien à faire avec une pareille élève. Le baron avait peut-être raison, c'était une Allemande, et, comme il partageait pleinement l'avis du baron sur le sentiment musical des Français, il se raccrocha à cette branche: il fallait voir, et ne pas renoncer dès la première leçon.

Quand Beio se disposa à partir, le baron se leva en même temps que lui et l'accompagna jusque dans la rue.

Précisément sa voiture était à la porte, l'attendant.

-De quel côté allait M. Beio?

Justement le baron avait besoin dans ce même quartier, et il força le professeur à prendre place dans sa voiture. En chemin, il ne parlât que musique, et il en parla bien, en homme qui sait et qui sent. Ce fut seulement quelques instants avant d'arriver, qu'il glissa quelques mots personnels dans cet entretien.

—Si vous voyez le prince Mazzazoli, dit-il, je vous demande de ne pas lui dire que j'assiste aux leçons de Flavie; le monde est si méchant et si facile à tout mal interpréter! Le prince ferait des plaisanteries sur mon assiduité, il pourrait en parler devant ma fille, et je ne veux pas qu'un soupçon, si léger qu'il soit, puisse effleurer l'esprit de ma fille, une ange, monsieur, une ange.

Beio répondit qu'il n'avait pas l'habitude de parler de ses leçons au prince Mazzazoli.

Les leçons se continuèrent, et chaque fois le baron Lazarus y assista, trouvant toujours moyen de parler de son cher ami le prince Mazzazoli et de son autre ami, non moins cher, non moins excellent, le colonel Chamberlain.

Ses discours n'étaient guère que des répétitions, de celui qu'il avait tenu au maître de chant, la première fois qu'il l'avait rencontré; seulement il mettait un peu plus de précision dans ses paroles, surtout en ce qui touchait la rupture de ce mariage.

—Ah! si on pouvait l'empêcher. Bien certainement ce serait pour le bonheur de l'un comme de l'autre. Mais comment?

Et alors, se conformant aux instructions de madame de Lucillière, il insistait sur les impossibilités qu'il y avait à cette rupture: l'intérêt du prince, l'amour du colonel.

Personne ne les connaissait mieux que lui, ces impossibilités, voyant chaque jour, comme il le voyait, l'empressement que de part et d'autre on mettait à accomplir ce mariage.

Et, en parlant ainsi, il n'avait pas besoin de se livrer à de grands efforts d'imagination; il lui suffisait de rapporter ce qu'il remarquait et chez le prince et chez le colonel.

Car jamais il n'avait été plus assidu dans l'une et dans l'autre maison.

Ida voyait Carmelita tous les jours, souvent même plusieurs fois par jour.

Et le baron voyait lui-même le colonel tout aussi souvent.

C'était ainsi qu'il savait par le détail les cadeaux que le colonel préparait pour sa fiancée, avec une générosité qui rappelait la prodigalité orientale.

C'était ainsi qu'il savait aussi que la date primitivement fixée pour le mariage serait forcément retardée pour l'accomplissement de certaines formalités. Le père de Carmelita, le comte Belmonte, était mort en Syrie, où il avait eu l'idée d'aller chercher fortune, et où il n'avait trouvé que le choléra; son acte de décès n'était pas régulier, et il fallait le faire régulariser, ce qui, à cause de la distance, demandait des délais, et, d'un autre côté, par suite du bon ordre qui règne dans les pays administrés par les Turcs, présentait des difficultés.

En même temps qu'il fréquentait le prince et le colonel, le baron, ne s'en tenant pas au seul Lorenzo Beio, poursuivait, auprès des uns et des autres, les recherches qui pouvaient lui fournir des armes nouvelles.

Il n'avait plus qu'un seul sujet de conversation: le mariage de mademoiselle Belmonte et du colonel Chamberlain.

Par malheur pour lui, il ne trouvait rien.

Tous les créanciers du prince, et ils étaient nombreux, étaient remplis de joie par ce mariage, et, bien entendu, ils n'auraient rien fait, rien dit pour l'empêcher.

Quant aux quelques amis que le colonel avait en France, ils blâmaient bien ce mariage, ils en riaient bien, mais c'était tout.

Encore, tous ne lui étaient pas hostiles, et plusieurs trouvaient que Carmelita était assez belle pour qu'on fît la folie de l'épouser.

Parmi ceux qui raisonnaient ainsi sa trouvait Gaston de Pompéran.

Comme le baron s'étonnait un jour de le voir appuyer ce mariage:

—C'est que j'aime mieux Carmelita que Thérèse, répondit Gaston; au moins Carmelita est du monde. Je vous avoue que j'ai eu une belle peur quand le colonel a rompu avec la marquise; j'ai cru qu'il allait retourner à sa petite cousine, ce qui était indiqué, et la prendre pour femme. C'est un miracle qu'il ne l'ait pas fait, et je suis reconnaissant à Carmelita de l'avoir empêché. Voyez-vous le colonel Chamberlain marié à une ouvrière du faubourg Saint-Antoine!

Non, vraiment; non, le baron Lazarus ne voyait pas cela.




XIII

Cependant ces paroles de Gaston de Pompéran lui donnèrent à réfléchir.

Si le colonel Chamberlain avait dû, au dire de son ami, revenir à sa petite cousine après sa rupture avec madame de Lucillière, n'y reviendrait-il pas après sa rupture avec Carmelita?

Il devait donc prendre des précautions contre cette faubourienne, mais quelles précautions?

Il se mit à étudier cette question et à chercher un moyen de la résoudre, qui, tout en étant sûr, ne le compromît pas; car il ne fallait pas s'avancer à l'étourdie en cette affaire, ni s'exposer à blesser le colonel en agissant d'une façon brutale et surtout directe contre un membre de sa famille.

Le premier point à obtenir, c'était de savoir ce qu'était cette petite Thérèse, et de réunir sur elle autant de renseignements qu'il était possible, afin de chercher dans ces renseignements un moyen d'action.

Mais c'était là une tâche peu commode, au moins pour le baron, qui ne pouvait pas aller entreprendre une enquête de ce genre en plein faubourg Saint-Antoine.

Heureusement cette enquête pouvait être faite par des tiers, et le baron n'avait pas besoin de la poursuivre lui-même; restant soigneusement dans la coulisse, sans même laisser voir son ombre, il devait se contenter de faire jouer cette pièce par des marionnettes qu'il ferait agir et dont il tiendrait les fils dans sa main; il n'avait qu'à reprendre et à répéter la tactique qui lui avait si bien réussi, lorsqu'il avait voulu savoir comment la marquise de Lucillière s'introduisait la nuit chez le colonel.

Seulement cette fois ce n'était pas d'une balayeuse qu'il devait se servir.

Ce n'était pas ce que Thérèse faisait dans la rue qui l'inquiétait, c'était ce qui se passait chez elle.

C'était donc quelqu'un qui pénétrât journellement dans l'intérieur d'Antoine Chamberlain, et qui fût en relations suivies avec celui-ci, qu'il devait employer.

Pour tout autre que le baron, un agent réunissant ces conditions, et de plus étant assez intelligent pour s'acquitter de sa mission, assez fin pour tout voir, assez discret pour ne rien dire, eût été difficile à trouver, les financiers, en effet, n'entretenant pas ordinairement des rapports intimes avec les menuisiers ou les ébénistes.

Mais ce qui eût été à peu près impraticable pour un financier français, anglais ou russe, ne l'était pas pour un financier allemand, ayant, comme le baron Lazarus, des relations avec la colonie allemande établie à Paris, dans celle qui habite les hôtels de la Chaussée-d'Autin, aussi bien que dans celle qui grouille dans les bouges de «la colline», ce quartier central des balayeurs Hessois, ou dans ceux du quartier Saint-Marcel.

Ce n'était pas seulement sur les riches étrangers que Paris, à cette époque, exerçait une toute-puissante attraction; de tous les coins du monde, l'ancien comme le nouveau, on accourait à Paris. Mais ce n'était pas uniquement pour y mener la vie de plaisir; on y venait encore pour mener la dure vie du travail, pour s'enrichir ou pour gagner le morceau de pain qu'on ne trouvait pas dans son pays, trop pauvre. A tous riches ou misérables, Paris ouvrait ses portes.

—Soyez les bienvenus, amusez-vous, travaillez; vous êtes chez vous, nous n'avons de défiance ou de jalousie contre personne. C'est à l'entrée de Paris que devait être accrochée cette enseigne, qu'on ne trouve plus que dans les villages perdus: Au soleil d'or, il luit pour tout le monde; cela vaudra bien le Fluctuat nec mergitur.

De tous les étrangers, ceux qui avaient le plus largement profité de cette hospitalité étaient les Allemands. Combien y avait-il d'Allemands à Paris. On ne le savait pas. Les uns disaient quarante mille; les autres, plus de deux cent mille, Et ce qui rendait la statistique à peu près impossible, c'était que les Allemands, contrairement à ce qui se produit généralement, cachaient souvent leur nationalité. A ce moment, ils n'étaient pas encore fiers de la grande patrie allemande, et bien souvent, quand on demandait quel était leur pays à des gens qui prononçaient d'une étrange façon les p, les b et les v, ils vous faisaient des histoires invraisemblables. Si l'on avait inscrit au compte de l'Alsace tous ceux qui se disaient Alsaciens, on aurait trouvé qu'il y avait plus d'Alsaciens à Paris que dans le Haut-Rhin et dans le Bas-Rhin.

Quoi qu'il en fût du chiffre exact, il y avait un fait certain, qui était que ce chiffre était considérable: partout des Allemands. Dans la finance, des Allemands: dans le commerce d'exportation et de commission, des Allemands; chez les tailleurs, des Allemands; chez les bottiers, des Allemands; dans les hôtels, comme kellner et comme oberkellner, des Allemands; pour balayer nos rues, des Allemands; dans le charronnage, la carrosserie, l'ébénisterie, des Allemands. Il y avait dans Paris des quartiers exclusivement occupés par des Allemands «la colline» à la Villette; d'autres sans nom particulier, aux Batignolles, à la barrière de Fontainebleau, au boulevard Richard-Lenoir, et dans ces quartiers de grandes cours allemandes (deutsche hoefe).

Nulle part, si ce n'est dans les villes du nord des États-Unis on n'aurait trouvé une pareille agglomération d'Allemands.

Le baron Lazarus, bien qu'il n'occupât à Paris aucune position officielle et qu'il ne fût ni consul ni chargé d'affaires d'aucun petit prince allemand, était en relations avec le plus grand nombre de ses compatriotes: avec les uns, ceux qui formaient la tête de la colonie allemande, par les affaires; avec les autres, ceux qui se trouvaient au bas de l'échelle, par des oeuvres de bienfaisance ou de propagande religieuse; les financiers de la Chaussée-d'Antin lui serraient la main; les carriers de la barrière de Fontainebleau, les balayeurs de la Villette, les ouvriers du quartier Saint-Antoine, le connaissaient.

Plusieurs de ces derniers venaient même quelquefois rue du Colisée, et lorsqu'ils étaient enfermés dans son cabinet, où il les recevait seuls, son secrétaire veillait sur sa porte pour la défendre. Lorsqu'ils parlaient de lui, ils le faisaient d'une façon mystérieuse, et lorsqu'on les interrogeait sur leurs relations assez étranges avec un homme occupant une haute position sociale comme le baron, ils répondaient contradictoirement. Pour les uns, le baron était simplement un banquier qui voulait bien faire passer, généreusement et sans frais, à leur famille, l'argent qu'ils lui remettaient; pour les autres, un peu plus francs, c'était le correspondant d'associations établies dans la mère-patrie.

Avec ces relations parmi les ouvriers parisiens, le baron pouvait organiser les recherches qu'il désirait, car plusieurs de ces ouvriers étaient les camarades et les amis d'Antoine.

Il n'eut qu'un mot à dire pour qu'on lui indiquât à qui il devait s'adresser:

—Hermann est l'ami d'Antoine Chamberlain, il le connaît bien; ils se voient tous les jours.

Hermann était précisément un de ces ouvriers que le baron recevait mystérieusement ou tout au moins avec lesquels il s'enfermait.

Mandé par un mot pressant, il arriva le soir même rue du Colisée. Et, en moins d'une heure, le baron connut Antoine Chamberlain, comme s'il avait été en relations avec lui depuis plusieurs années; il comprit quel était le rôle qu'il avait joué, et il sentit quelle était son influence.

Mais Thérèse?

Les réponses d'Hermann ne pouvaient être que plus vagues sur cette petite fille, qu'il avait bien souvent vue, mais sans jamais la regarder, et qui pour lui était sans importance. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il était question d'un mariage entre cette jeune fille et l'associé d'Antoine, un jeune sculpteur sur bois, nommé Michel, un brave garçon aussi, et qui, comme homme, valait Antoine.

Le baron respira: si Thérèse épousait ce jeune sculpteur, cet associé de son père, elle n'était pas à craindre, et l'on pouvait ne pas s'occuper d'elle davantage.

—Quand doit se faire ce mariage? Il faut savoir cela, mon brave Hermann, et discrètement.

Et le brave Hermann, qui, lui aussi, avait reçu du ciel d'heureuses dispositions pour faire des recherches et des enquêtes, s'occupa d'apprendre quand Thérèse devait épouser Michel.

Au reste, cela ne lui donna pas beaucoup de peine, et après avoir interrogé adroitement Antoine, qui se livra peu, Michel, qui se livra moins encore, et enfin Denizot, qui parla tant qu'on voulut l'écouter et emplir son verre, il apprit que la date de ce mariage était fixée à la fin de l'année 1870.

—Et pourquoi cette date éloignée? demanda la baron lorsqu'Hermann, tout fier de sa découverte, lui reporta cette nouvelle.

—Une idée de la jeune fille; son père voudrait avancer le mariage.

—C'est un brave homme.

—Il est exposé à être renvoyé un de ces jours en prison, et il voudrait marier sa fille avant; mais la petite ne veut pas.

—Pourquoi ne veut-elle pas?

—On ne sait pas: idée de jeune fille, sans doute, elle ne donne pas ses raisons.

Cela n'était pas pour rassurer le baron; avant la fin de 1870, il pouvait se passer tant de choses! En tout cas, ce qui se passerait certainement ce serait la rupture du mariage du colonel et de Carmelita. Or, à ce moment, Thérèse n'étant pas la femme de l'ouvrier Michel, le colonel pouvait très bien revenir à elle et l'épouser lui-même.

Il fallait donc que Thérèse quittât Paris et c'était à ce départ qu'il devait employer les ressources de son esprit, son énergie, ses relations.

Sans perdre de temps il appela Hermann à son aide.

—Ce que vous m'avez dit d'Antoine Chamberlain est malheureusement vrai, j'ai appris confidentiellement qu'il allait être arrêté sous l'inculpation de société secrète. Prévenez-le qu'il ne se laisse pas prendre, mais ne lui dites pas de qui vous tenez ce renseignement.

—Antoine ne voudra pas se sauver.

—Il aura tort, et je ne saurais trop vous engager à user de tous les moyens pour l'y décider. Si votre association est d'avis qu'Antoine Chamberlain peut vous mieux servir en restant libre qu'en se laissant mettre en prison, il me semble qu'il n'aura qu'à obéir. Et cela est facile à démontrer, c'est votre affaire, mon brave Hermann. Antoine a de mauvais antécédents judiciaires; la justice le condamnera sévèrement, il aura au moins trois ans de prison et peut-être plus. Croyez-vous qu'il ne vous manquera pas pendant ces trois ans? Assez d'autres seront pris, qui affirmeront hautement vos droits. Antoine a trop de valeur pour être réduit à ce rôle de martyr.

—Il ne voudra jamais partir.

—Il le voudra, s'il ne peut pas refuser et surtout s'il voit qu'il peut être utile. C'est précisément ce qui aura lieu. Vous rappelez-vous ce qui s'est passé en 1867, au moment où l'on a pu craindre une guerre entre la France et la Prusse?

—Les ouvriers ont écrit et signé des adresses fraternelles qui se sont échangées entre Allemands et Français.

—Eh bien, nous sommes peut-être à la veille d'événements plus menaçants qu'en 1867; la guerre est dans l'air, tout le monde la sent. C'est le moment plus que jamais de revenir à ces adresses fraternelles. Antoine Chamberlain est connu des chefs de votre association en Allemagne; il pourra exercer une utile influence et entraîner une vigoureuse pression sur l'opinion publique, et quoi qu'on dise, on compte toujours avec l'opinion publique. Je vous marque cela en deux mots, et laisse votre intelligence tirer les conséquences de cette indication, Antoine Chamberlain n'a aucun rôle utile à remplir à Paris, il en a un d'une importance capitale à prendre en Allemagne. Il me semble que vous devez le décider à partir. Commencez par mettre vos archives en sûreté, et vous-mêmes, mettez-vous-y aussi; au moins ceux qui le peuvent et qui le doivent.




XIV

C'était un système dont le baron s'était toujours bien trouvé de donner, dans des circonstances graves, ses instructions d'une façon assez vague.

Il s'en rapportait à l'intelligence de ceux qu'il employait.

Si l'affaire réussissait, il en avait tout le mérite, puisqu'il l'avait inspirée;

Si elle échouait, son agent avait toute la responsabilité de cet échec: c'était sa faute, il avait mal compris ce qui lui avait été expliqué. On ne lui avait pas noté le détail.

Mais qu'importe le détail pour qui est intelligent?

En tous cas le baron trouvait à ce système l'avantage de ne s'engager qu'autant qu'il lui convenait.

Avec Hermann, qu'il avait plus d'une fois employé, il était pleinement tranquille, et il savait que les quelques indications qu'il n'avait pas voulu préciser seraient intelligemment développées: si Antoine Chamberlain pouvait être poussé à quitter Paris et la France, il le serait sûrement par Hermann, qui s'emploierait avec zèle et dévouement à cette tâche.

Depuis longtemps le baron savait par expérience que ce sont les gens de bonne foi, qui peuvent rendre les plus grands services.

Hermann avait la foi, il était de plus attaché à Antoine; il agirait sans qu'il fût besoin de le relancer.

Et de fait il aurait agi, mais Antoine avait refusé de quitter Paris.

—On devait l'arrêter? eh bien! on l'arrêterait; il ne lui convenait pas de fuir comme un coupable.

On lui avait montré qu'il ne s'agissait pas en cette question de ce qui lui convenait ou ne lui convenait pas; il fallait avoir souci de ce qui pouvait être utile à la cause et à l'association, rien de plus.

L'avis unanime avait été qu'il ne devait pas se laisser arrêter.

Antoine aven cédé, mais sur un point il avait été inébranlable: il attendrait qu'on eût lancé contre lui un ordre d'arrestation.

Huit jours après que le baron Lazarus avait annoncé à Hermann qu'Antoine Chamberlain devait être prochainement arrêté, un commissaire de police, accompagné de trois agents en petite tenue et de six agents en bourgeois, la canne à la main, se présenta rue de Charonne à cinq heures du matin: la grande porte était fermée.

Elle ne s'ouvrit pas aussitôt que la sonnette eut été tirée, et cependant le concierge s'était réveillé: un agent, qui avait collé son oreille contre la porte, entendit un bruit qui ressemblait à des pas légers courant sur le pavé de la cour.

Enfin le concierge, sans ouvrir la porte, demanda qui était là.

—Au nom de la loi, ouvrez!

—C'est bon, dit-il sans s'émouvoir, on va vous ouvrir.

Instantanément cinq agents se jetèrent dans la cour; mais elle était sombre et de plus encombrée, comme à l'ordinaire, de ferraille et de pièces de bois, il y eut une chute et des jurons.

Un agent avait une lanterne sourde, il en ouvrit les volets et la lumière se fit.

Sans rien demander au concierge, cet agent, suivi du commissaire de police, se dirigea vers l'escalier qui conduisait au logement d'Antoine.

Un agent intima au concierge l'ordre de rentrer dans sa loge et se plaça devant la porte; d'autres agents suivirent leur chef, marchant en évitant autant que possible de faire du bruit.

Ils arrivèrent au quatrième étage, devant une porte sur laquelle se lisait, gravé dans le bois, Chamberlain.

Le commissaire frappa, on ne répondit pas; il frappa de nouveau plus fort, un agent frappa à son tour avec sa canne.

Enfin, au bout de plusieurs minutes, on entendit un bruit de pas à l'intérieur.

—Qui est là? demanda une voix d'homme.

—Au nom de la loi, ouvrez!

—Qui me dit que vous n'êtes pas des voleurs! répondit une voix goguenarde, ça s'est vu.

Gravement le commissaire déclara qu'il avait un mandat de justice à faire exécuter.

—La justice, on ne lui demande rien, répondit la même voix goguenarde.

—C'est elle qui va te demander quelque chose, mauvais gredin, dit un agent.

—Des injures! c'est la police, dit la voix, et presque aussitôt la porte s'ouvrit, tirée par Denizot, qui montra son visage narquois.

Derrière lui, se tenait Sorieul, calme et digne.

—De quel droit troublez-vous notre repos? demanda Sorieul.

—J'ai un mandat d'amener contre Antoine Chamberlain, dit le commissaire, ouvrant son paletot et montrant son écharpe.

—Faites voir, je vous prie, dit Sorieul.

Pendant ces quelques paroles qui s'étaient échangées assez rapidement, les agents avaient envahi l'atelier et la cuisine.

—Antoine Chamberlain n'est pas ici, dit Sorieul.

—Allons donc! on a établi une surveillance; depuis trois jours, il n'est pas sorti.

—Dites qu'il n'est pas rentré.

—C'est bien, nous allons voir.

—Faut-il donner du feu à ces messieurs? demanda Denizot, ils auront besoin de voir clair.

Comme un agent voulait ouvrir la porte de la chambre de Thérèse, Sorieul se plaça devant lui.

—C'est la chambre de ma nièce, dit-il, et vous n'entrez pas dans la chambre d'une jeune fille, sans doute?

—En v'là des manières! dit l'agent, et il écarta Sorieul. Mais, comme il mettait la main sur la clef, la porte s'ouvrit, tirée du dedans, et Thérèse parut, vêtue d'une robe, passée à la hâte.

A ce moment, un agent qui avait disparu, revint et s'adressant au commissaire de police:

—L'oiseau a déniché, dit-il; je viens de tâter son lit, il est chaud encore.

—Que personne ne bouge, dit le commissaire et qu'on fouille toutes les armoires.

Puis, après avoir placé deux agents en faction devant la porte, il commença ses recherches.

Mais elles n'aboutirent à aucun résultat; on regarda sous les lits, on déplaça les panneaux de bois qui étaient entassés dans l'atelier, on fouilla les commodes et les armoires en jetant les habits au milieu de la chambre; on ne trouva pas celui qu'on venait arrêter.

—Vous n'y voyez peut-être pas assez clair, disait Denizot; si ces messieurs veulent une autre lampe?

Les agents le regardaient de travers, mais il conservait sa figure narquoise et il tournait autour d'eux en clopinant.

Dans sa chambre, caché derrière son lit, se trouvait un grand placard posé contre la muraille, la clef n'était pas sur la porte.

—La clef? dit un agent en tirant le lit.

Denizot prit une figure navrée et leva son bras au ciel avec un geste désolé, en homme désespéré qu'on eût découvert cette cachette.

—La clef..., balbutia-t-il, la clef; je l'ai perdue... Je ne sais pas où elle est... mais il n'y a rien, je vous assure, ma parole!

—Voyons, la clef, répéta l'agent, et plus vite que ça.

Denizot se fouilla, chercha dans une poche, dans une autre.

—Enfoncez la porte, dit un agent.

En voyant qu'on allait enfoncer cette porte, Denizot se décida à prendre la clef à un clou où elle était accrochée, mais il parut n'avoir pas la force d'ouvrir la porte lui-même.

La porte fut vivement ouverte, et Denizot partit d'un formidable éclat de rire.

Ce placard, qui était collé contre la muraille, n'avait pas dix centimètres de profondeur! il ne renfermait que de vieux habits accrochés à des clous.

C'était une nouvelle farce que Denizot s'était amusé à jouer aux agents.

—Antoine n'est pas bien gros, dit-il, mais, c'est égal, il aurait été aplati. Pourquoi n'avez-vous pas voulu me croire? Je vous avais donné ma parole qu'il n'y avait rien là-dedans.

Il était évident que, si ce boiteux plaisantait si tranquillement, cela tenait à ce qu'il savait celui qu'on recherchait en sûreté.

Cette jeune fille aussi était trop calme pour craindre quelque chose.

L'arrestation avait été mal combinée; pendant tout le temps qu'on avait perdu à se faire ouvrir les portes, celle de la rue comme celle du logement de l'ouvrier, celui-ci avait pu se sauver.

On ouvrit les fenêtres, on regarda dans le chêneau, on chercha sur le toit. On ne le trouva pas, mais un agent remarqua qu'il avait pu par ce toit gagner facilement la maison voisine.

Ne pouvant saisir l'homme lui-même, on n'eut pas la consolation de saisir ses papiers; son pupitre était vide et ne contenait que du papier blanc: pas le moindre registre, pas la moindre lettre.

Pendant qu'on procédait aux dernières recherches, Denizot avait été se placer à la porte et là il attendait au port d'armes, fredonnant entre ses dents une chanson dont les paroles arrivaient aux oreilles des agents:

Zut au préfet,

Mes respects aux mouchards;

Oui, voilà, oui, voilà Balochard.

Quand un agent passait devant lui pour sortir, il le saluait avec la démonstration de la joie la plus respectueuse.

—Au revoir, disait-il, au plaisir de vous revoir; l'escalier est mauvais, faites attention à la soixante-treizième marche.

Enfin, le dernier agent sorti, Denizot put refermer la porte, et alors il se mit à danser dans l'atelier.

—Enfoncée la police!

Et les copeaux, mêlés à la sciure de bois, soulevés par ses pieds, voltigeaient autour de lui.

Mais Sorieul l'arrêta, déclarant cette joie intempestive.

—Attends qu'Antoine soit sorti de France; s'ils n'ont pas pu le prendre ici, ils vont le chercher ailleurs. Tu n'aurais pas dû les exaspérer par tes plaisanteries.

—Je les attendrirai par mes larmes quand ils viendront vous arrêter, répondit Denizot; car on arrêtera tout le monde bientôt.

—Quand aurons-nous des nouvelles de mon père? demanda Thérèse.

—Il faut attendre, répondit Sorieul; le colonel trouvera moyen de nous faire savoir indirectement ce qui se sera passé.

—Pourvu que mon cousin soit chez lui!

Une heure environ après que les gens de police eurent quitté la rue de Charonne, un commissionnaire sonna à la porte de l'hôtel Chamberlain. Malgré l'heure matinale le concierge voulut bien ouvrir. Mais, quand il apprit qu'il s'agissait de porter une lettre à M. Horace et qu'on attendait la réponse, il poussa les hauts cris.

—Ce n'est plus seulement le soir, c'est encore le matin maintenant; rentré à minuit, on le relance dès le petit jour, on le tuera.

Cependant il consentit à faire remettre la lettre, et dix minutes après Horace descendit pour dire au commissionnaire qu'il allait porter lui-même la réponse demandée.

En effet, il se dirigea vers un petit café de la rue du Faubourg-Saint-Honoré; là il trouva Antoine Chamberlain attablé dans un coin et tournant le dos à la lumière.

Comme il allait pousser une exclamation, Antoine mit un doigt sur les lèvres. Alors Horace s'avança discrètement et s'assit en face d'Antoine.

—Le colonel est-il chez lui? demanda celui-ci.

—Oui.

—Eh bien! je vous prie de l'éveiller et de lui dire de venir me trouver ici. On a voulu m'arrêter pour affaires politiques, et j'ai besoin de le voir. Ne l'accompagnez pas, donnez-lui le numéro de ce café, et qu'il ne vienne qu'après avoir fait un détour, de peur d'être suivi.

Une demi-heure après, le colonel entra à son tour dans le café et vint s'asseoir à la table de son oncle.

Ils se serrèrent la main affectueusement; puis, s'accoudant l'un et l'autre sur la table qui les séparait, ils se mirent à parler à voix basse, de telle sorte que le garçon qui allait çà et là, tournant autour de ces deux consommateurs mystérieux, ne pouvait entendre ce qu'ils disaient.

—Eh bien! mon oncle?

—Eh bien! ce que je vous avais annoncé s'est réalisé, on est venu ce matin pour m'arrêter. Mais j'attendais cette descente de police et j'avais pris mes précautions en conséquence, décidé à ne pas me laisser arrêter. On faisait bonne garde autour de moi, le concierge et des amis. Quand la police a frappé à la porte de la cour, on a attendu avant d'ouvrir et pendant ce temps on est venu me prévenir; je ne me suis pas amusé à faire ma barbe. Ce n'était pas la première fois que les agents venaient dans l'atelier des Chamberlain, et je n'étais pas le premier de la famille qu'on tentait d'arrêter. Nous avons une route par le toit qui, pour ainsi dire, nous appartient: notre père l'a suivie, votre père l'a prise en 1831; moi, je l'ai employée plusieurs fois. Je suis sorti par la fenêtre.

—A votre âge, mon oncle!

—A mon âge, j'ai le pied sûr encore, surtout quand je sais que les agents montent l'escalier. Et puis Michel avait voulu m'accompagner; il m'a tendu la main, et le voyage, qui n'est pas long d'ailleurs, s'est heureusement accompli. Pendant qu'on m'attendait rue de Charonne, je suis tranquillement sorti par la rue de la Roquette; j'ai dit adieu à Michel, et me voilà.

—Pourquoi n'êtes-vous pas venu directement chez moi?

—Par prudence; d'ailleurs ce n'est pas l'hospitalité que je vous demande, c'est plus que cela; mon intention n'est pas de rester à Paris où je n'aurais rien à faire présentement; je veux quitter la France et passer en Allemagne, où j'ai besoin, et je viens vous demander de m'aider à franchir la frontière.

—Je suis à votre disposition, mon oncle.

—J'étais sûr de votre réponse, mon neveu, et voilà pourquoi je suis venu à vous. A Paris, je ne suis pas trop maladroit pour manoeuvrer; mais au delà des fortifications, je suis certain que je me ferais prendre tout de suite. Le gendarme me rend timide et bête.

—Et où voulez-vous aller?

—En Allemagne, où Thérèse me rejoindra, mais la route m'est indifférente, je prendrai celle que vous me conseillerez.

Le colonel réfléchit un moment.

—Ici, dit-il, nous sommes mal pour combiner notre plan, nous n'avons pas d'indicateur; nous allons sortir. Moi, je vais rentrer à l'hôtel par la grande porte; vous, vous allez prendre la rue de Valois, à cette heure déserte. En longeant le mur de mon jardin, vous apercevrez une petite porte: elle sera ouverte. Vous la pousserez, et vous serez chez moi, où nous pourrons délibérer en paix.

Les choses s'accomplirent ainsi, et le résultat de cette délibération, tenue tranquillement dans l'appartement du colonel, fut qu'Antoine partirait le soir pour Bâle; seulement, au lieu de prendre le train à Paris, où une surveillance pouvait être organisée, il le prendrait à Nogent. Le colonel l'accompagnerait jusqu'à Bâle.

Laissant son oncle dans son appartement, où Horace seul le servit, le colonel, pour écarter tous les soupçons, sortit comme il en avait l'habitude.

A onze heures du soir, ils montèrent ensemble en voiture, rue de Valois, et se firent conduire à l'entrée de Nogent, où ils renvoyèrent leur voiture. Ils traversèrent à pied le village et arrivèrent à la gare en temps pour prendre le train d'une heure. Mais le colonel ne demanda pas des billets directs pour Mulhouse ou pour Bâle; il les prit pour Longueville; à Longueville, il en prit d'autres pour Troyes; à Troyes, d'autres pour Vesoul; à Vesoul, d'autres pour Mulhouse; à Mulhouse enfin, d'autres pour Bâle.

Si on les suivait, il serait bien difficile de se reconnaître dans cette confusion.

Ils passèrent la frontière sans difficulté. A Saint-Louis, Antoine crut, il est vrai, qu'on l'examinait avec attention, mais ce fut une fausse alerte.

A Bâle, le colonel embrassa son oncle et le quitta, ayant hâte de revenir à Paris pour rassurer Thérèse.

Il eût voulu faire pour elle ce qu'il avait fait pour Antoine, et l'accompagner jusqu'à Bâle pour la remettre aux mains propres de son père qui l'attendait; mais il n'osa pas se proposer pour ce voyage, par respect pour Michel, et ce fut Sorieul qui dut la conduire.

Il se trouva seulement à la gare de l'Est, pour lui faire ses adieux avant qu'elle montât en wagon.

Michel était là aussi.

Ces adieux furent tristes: elle partait pour l'exil. Quand se reverraient-ils? Quelle existence allait-elle mener? Antoine, il est vrai, lui avait dit et répété qu'il ne resterait pas longtemps en Allemagne, et qu'il rentrerait quand l'Empire serait renversé, ce qui devait arriver très prochainement. Mais c'étaient là les paroles d'un fanatique qui croyait naïvement ce qu'il espérait.

Comme il témoignait ses craintes à Sorieul, tandis que Michel entretenait Thérèse:

—Soyez sûr que l'Empire n'en a pas pour longtemps, dit Sorieul; avec ma brochure je lui ai porté un rude coup dont il ne se relèvera pas.




XV

Exactement et régulièrement renseigné, le baron Lazarus fut informé jour par jour de ce qui se passait chez Antoine Chamberlain.

Par Hermann, il apprit la descente de police rue de Charonne, la fuite d'Antoine par les toits, le séjour chez le colonel, la conduite faite par celui-ci à son oncle jusqu'à Bâle, enfin le départ prochain de Thérèse pour aller rejoindre son père.

Il voulut même assister à ce départ, pour voir comment le colonel se séparait de sa petite cousine, et il se rendit à la gare de l'Est.

Trois quarts d'heure avant le départ du train, il vit arriver le colonel, qui se promena en long et en large dans la salle des pas-perdus, insensible à ce qui l'entourait, n'ayant d'attention que pour les voitures qui apportaient des voyageurs.

Il était visible que ce départ le troublait; il marchait vite, il s'arrêtait tout à coup, et ses lèvres s'agitaient comme si elles prononçaient tout bas des paroles qui de temps en temps étaient accompagnées d'un geste énergique de la main.

Assis sur un banc dans l'ombre, et de plus cachant son visage derrière un numéro de l'Allgemeine Zeitung, qu'il ne pouvait pas lire, le baron ne perdit pas le colonel de vue, sans que celui-ci eût l'idée de regarder ce lecteur dont les yeux le suivaient.

Une voiture s'arrêta devant le perron et il en descendit deux hommes, un vieux et un jeune, puis une jeune fille.

Le colonel se dirigea vers eux et tendit tout d'abord la main à la jeune fille. Le baron l'étudia: elle lui parut jolie avec quelque chose d'attrayant, de charmant dans toute sa personne qui la rendait véritablement dangereuse.

Il était heureux qu'elle quittât Paris; car, à la regarder, on comprenait très bien que le colonel éprouvât pour elle de tendres sentiments.

Pour le moment, il lui parlait avec un embarras qui se trahissait manifestement, et elle-même en lui répondant paraissait assez contrainte.

Chez tous deux, il y avait de l'émotion.

Le baron eût voulu entendre ce qu'ils disaient, mais il n'osa les approcher.

—De même, il n'osa pas non plus les suivre dans le vestibule de la salle d'attente, lorsqu'ils eurent pris leurs billets: il y aurait trop à craindre que le colonel le reconnût.

Il attendit qu'on fermât les portes, et, quand le colonel revint avec Michel dans la salle des pas-perdus, il l'aperçut par hasard.

—Vous ici, colonel? quelle heureuse rencontre! J'étais venu accompagner un ami qui repart pour l'Allemagne.

Le colonel ne paraissait pas disposé aux longues conversations, mais il fallut, bon gré, mal gré, qu'il acceptât la compagnie du baron.

Mais en chemin le baron n'en put rien tirer: c'était à peine si le colonel répondait par un oui ou par un non aux questions qui lui étaient posées.

Il ne dit pas un mot des personnes qu'il venait de quitter, et le baron ne laissa pas comprendre qu'il connaissait ces personnes.

Le but qu'il s'était proposé en venant à la gare était atteint: il avait vu partir cette petite cousine qu'il redoutait tant, et l'effet produit par ce départ sur le colonel lui avait montré le bien fondé de ses craintes.

Maintenant il pouvait agir plus librement, et tourner toutes ses forces du côté de Beio.

Il était inutile de laisser les choses traîner en longueur mieux valait frapper le coup aussitôt que possible.

Ce jour-là il était arrivé à la leçon avec un retard assez long, et, pendant que Flavie travaillait, il avait donné des marques de préoccupation assez fortes pour que Beio dût les remarquer. Comme à l'ordinaire, la leçon finie, ils sortirent ensemble. Le baron paraissait si mal à l'aise, que Beio s'informa de sa santé.

—Ce n'est pas la santé qui va mal, c'est l'esprit. Je suis sous l'impression d'une grave contrariété et je crains bien d'avoir fait une double sottise.

Le maître de chant n'était pas questionneur, mais le baron n'avait pas besoin d'être interrogé pour parler.

—J'ai risqué un grand coup aujourd'hui; je me suis franchement expliqué avec le prince Mazzazoli d'une part, et d'autre part, avec le colonel Chamberlain, à propos de ce mariage qui me tourmente de plus en plus. En face, je leur ai dit ce que j'en pensais; tout ce que j'en pensais, c'est-à-dire tout ce que je vous ai souvent raconté.

—Et le prince s'est fâché? demanda Beio, qui arrivait toujours à lâcher une question quand le baron avait fouetté sa curiosité.

—Fâché, n'est pas le mot, mais il est vivement contrarié, et il m'a donné à comprendre que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas. Nous avons échangé quelques paroles malsonnantes. Avec le colonel, la scène a été moins vive, mais elle n'a pas produit un meilleur résultat! D'un côté comme de l'autre, il y a parti pris, et le mariage se fera. Pour moi, je ne m'en mêlerai plus. C'est leur affaire après tout, ce n'est pas la mienne. Je ne vais pas, par simple bonté d'âme, me jeter ainsi entre eux. Qu'ils s'arrangent! S'ils sont malheureux et ils le seront, ils ne diront pas qu'ils n'ont pas été prévenus. D'ailleurs il n'y a plus rien à faire. Il paraît que les formalités sont accomplies, et l'on va pouvoir fixer la date précise du mariage. J'avais toujours espéré qu'au dernier moment, le bienheureux hasard me fournirait un empêchement, et je vous donne ma parole que je ne l'aurais pas laissé passer sans m'en servir; mais je vois qu'il faut renoncer à cette espérance et j'y renonce.

Beio hésita un moment, le baron crut qu'il allait enfin parler, bien certainement un combat se livrait en lui. Mais, après quelques secondes, le maître de chant salua le baron et s'éloigna.

—Quel imbécile! se dit le baron; il est capable de me traîner ainsi et de me faire dépenser mon argent. J'en ai assez de ses leçons!

Deux jours après, il revint à la charge, mais cette fois en employant une autre tactique.

—Puisque les allusions et les insinuations ne réussissent pas, se dit-il, essayons d'un moyen plus direct.

Et il mit ce moyen en oeuvre en sortant de chez Flavie. Au lieu de monter en voiture, il prit le professeur par le bras, comme il l'aurait fait avec un intime.

—Vous voyez en moi, dit-il de sa voix la plus insinuante, un homme qui a pris une grande résolution: c'est celle de vous faire violence.

Comme Beio le regardait avec surprise, le baron se mit à rire d'un air bon enfant, plein de franche cordialité.

—Rassurez-vous, n'ayez aucune peur; je ne veux pas vous faire de mal, au contraire. Quels sentiments croyez-vous que je ressens pour vous, monsieur Beio? demanda-t-il en regardant le maître de chant en face.

—Mais, monsieur le baron, je ne sais en vérité que vous répondre.

—Comment, vous ne savez pas que j'éprouve pour vous une vive, une très vive sympathie? Je suis donc bien dissimulé, ou bien vous, vous êtes donc aveugle? Il faut que je vous dise en plein visage que j'ai pour vous, nonseulement pour votre talent, que j'admire, mais encore pour votre personne, une grande estime? Elle est si vive qu'elle m'a inspiré une idée qui a germé dans mon esprit en pensant à ce maudit mariage. Savez-vous ce que je me suis dit souvent en vous regardant pendant que vous faisiez travailler Flavie? Je vais vous le répéter, parce que j'ai pour habitude de ne rien cacher; tout ce qui me passe par l'esprit, tout ce que je pense des gens, je le dis. Voilà comme je suis fait. Est-ce bien? est-ce mal? ce n'est pas la question. Je suis ainsi. Eh bien! ce que je me suis dit souvent, c'est que le mari qui convenait à Carmelita, c'était....

Le baron fit une pause, en s'arrêtant et en forçant Beio à s'arrêter aussi et à le regarder en face.

—Je me suis dit que c'était... vous.

—Moi?

—Oui, vous, vous-même, et je vais vous expliquer comment cette idée m'est venue et sur quoi elle repose. Cela ne vous ennuie point, n'est-ce pas?

Les yeux, les lèvres, les mains tremblantes de Beio, son attitude, toute sa personne, répondirent pour lui.

—Qu'est-ce en réalité que Carmelita? continua le baron. Une créature placée par la Providence dans une classe à part et au-dessus des autres; en un mot et pour tout dire, une artiste, créée, née artiste, Qu'êtes vous vous-même? Aussi un artiste, et des plus remarquables; mais bien différent de Carmelita, qui a reçu tous les dons dont elle est si riche, de la nature, tandis que vous devez beaucoup au travail et à l'art. Mais cela importe peu, et le point de départ est l'essentiel. Ce point vous est donc commun et vous rapproche l'un de l'autre, sympathiquement il vous unit. Vous me direz que d'un autre côté des choses vous séparent. C'est juste et je n'en disconviens pas. Cependant il ne faut pas s'exagérer leur importance, au contraire, il faut reconnaître ce qu'elles ont de factice.

Ainsi ne pensez pas que pour moi j'aie été dupe des raisons mises ostensiblement en avant par le prince pour expliquer le travail de Carmelita; j'ai vu clair sous ces raisons. Le prince, désespérant de réaliser le beau mariage qu'il poursuivait depuis longtemps pour sa nièce, pensait à la faire débuter au théâtre. Est-ce vrai?

Beio ne répondit rien à cette interrogation directe.

—Vous ne voulez pas livrer un secret qui vous a été confié, j'approuve cette discrétion; mais, que cous confirmiez ou ne confirmiez pas ce que je vous dis là, il n'en est pas moins certain que c'est la vérité. Alors rien d'étonnant à penser, n'est-ce pas? que Carmelita, entrant au théâtre, vous prenait pour guide et pour soutien. Toutes les raisons de famille et de noblesse, écartées de fait pour le théâtre, l'étaient naturellement pour le mariage. Vous avez vu, vous voyez en ce moment que mon besoin de tout dire m'entraîne parfois à d'étranges confidences. Cette idée de mariage entre vous et Carmelita ayant poussé dans ma tête, je n'ai pu m'empêcher d'en parler à Carmelita en cherchant à découvrir son sentiment à ce sujet.

—Et....

—Vous connaissez Carmelita mieux que moi, vous savez comme elle est réservée, même mystérieuse: c'est un sphinx. Elle ne m'a pas répondu franchement que j'avais raison, et je dois même, pour être sincère, vous avouer qu'elle n'est nullement désespérée de ce beau mariage.

—Elle aime la fortune.

—Sans doute. Cependant, après avoir reconnu le mauvais, je dois constater aussi le bon; c'est que ce n'est pas seulement la fortune qu'elle aime; elle n'est pas uniquement une femme d'argent. Il y a en elle d'autres sentiments, plus nobles, plus désintéressés. Sans doute cette immense fortune du colonel Chamberlain l'éblouit, et, placée dans le milieu où elle est, avec son entourage, son oncle, sa mère, le monde qui, tous, s'occupent à faire miroiter cette fortune, il n'est pas étonnant qu'elle subisse cette influence. Mais il n'en est pas moins vrai qu'au fond, malgré cet éblouissement qui la trouble, elle jette des regards en arrière. Me croyez-vous sincère?

Assurément Beio ainsi interrogé, croyait le baron Lazarus sincère.

—Eh bien, je suis convaincu que si on avait fait une tentative sérieuse, ce mariage aurait été rompu, et il l'aurait été par Carmelita. Quand je dis «on» vous comprenez de qui je parle; c'est de vous, monsieur Beio. Moi, je l'ai faite, cette tentative, mais d'une façon indirects, indécise, qui ne pouvait aboutir, puisque je parlais en l'air sans pouvoir donner une conclusion à mes paroles; et cependant l'effet que j'ai produit a été si grand que j'ai eu la conviction que le succès était encore possible. Et voilà pourquoi j'ai eu avec vous cet entretien, qui a dû vous surprendre mais dont vous voyez maintenant le but. J'aime le colonel Chamberlain, j'aime tendrement Carmelita; je crois qu'ils seront malheureux s'ils se marient. D'un autre côté, j'ai pour vous une haute estime, une vive sympathie, je crois que vous êtes le mari qui peut donner le bonheur à Carmelita, je me mets à votre disposition pour rompre le premier mariage et conclure le second.

Arrivé à cette conclusion, le baron s'arrêta de nouveau, et abandonnant le bras du chanteur, il lui tendit la main.

Beio mit sa main dans celle du baron.

—Monsieur le baron, dit-il, j'aurai l'honneur de vous revoir.

—Est-ce qu'il est fou? se demanda le baron.

Mais non, il n'était pas fou; troublé, bouleversé, affolé par ce qu'il venait d'entendre.

Décidément le baron avait bien fait de risquer cette tentative hardie, et qui pouvait même paraître au premier abord désespérée. Il ne s'était pas trompé dans ses observations. Beio aimait Carmelita et il avait entretenu l'espérance de l'obtenir pour femme.

Et le baron, rentrant chez lui satisfait de sa journée, alla embrasser tendrement sa fille.

—Cette chère enfant, c'était pour elle qu'il travaillait, et l'espérance de la voir heureuse lui donnait des idées. Elle aurait la fortune du Colonel Chamberlain et il administrerait cette fortune. S'appuyant, se haussant sur elle, où ne parviendrait-il pas? Et le prince Mazzazoli, qui se flattait d'avoir cette fortune! Qu'en aurait-il fait, le pauvre homme! Et puis franchement, est-ce que ce brave colonel Chamberlain méritait d'avoir pour femme une Carmelita, une chanteuse! Allons donc! C'était venir en aide à la Providence que d'empêcher ce mariage. Avec Ida le colonel serait l'homme le plus heureux du monde: c'était pour le bonheur de tous qu'il agissait, au moins de ceux qui méritent le bonheur.

Il pria sa fille de se mettre au piano:

—Joue-moi du Mozart, dit-il; j'ai besoin d'entendre une musique simple et pure.

Et, pendant une heure, il resta à écouter cette musique qui accompagnait délicieusement sa rêverie.

Le lendemain matin, à son lever, on lui annonça qu'un monsieur, dont on lui remit la carte, l'attendait depuis longtemps déjà.

Ce monsieur, c'était Lorenzo Beio.

Le baron n'avait pas l'habitude de se livrer à des mouvements de joie intempestifs, cependant il ne put pas s'empêcher de se frotter les mains.

Il avait réussi. Beio, de qui il avait si longtemps attendu une parole, était là prêt à parler.

—A mon tour maintenant, se dit le baron, de le voir venir.

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