Ida et Carmelita
XVI
Malgré le désir qu'il avait d'entendre ce que Lorenzo venait lui dire, il ne le reçut pas aussitôt.
Il y avait toutes sortes d'avantages à lui donner la fièvre par l'impatience de l'attente; il parlerait avec moins de retenue et se livrerait plus facilement.
Il se mit à décacheter son courrier, mais sans le lire, classant seulement les lettres devant lui.
Lorsqu'il eut formé des liasses assez grosses pour bien montrer qu'il avait été absorbé par le travail, il sonna.
On introduisit Beio, grave et solennel.
Se levant vivement, le baron alla au-devant de lui, et s'excusa de l'avoir fait si longtemps attendre:
Des affaires qui ne souffraient aucun retard et qu'il m'a fallu expédier tout de suite, mais au moins j'ai gagné ainsi la liberté d'être tout à vous.
—Monsieur le baron, dit Beio, j'ai tout d'abord des excuses à vous faire pour la façon inconvenante dont j'ai reçu hier la proposition que vous avez bien voulu m'adresser.
—Ne parlons pas de cela, je vous prie.
—J'étais en proie à une profonde émotion, à un trouble qui m'avait bouleversé; je ne me sentais pas maître de moi, et, dans une affaire aussi grave, je ne voulais pas céder à un entraînement.
—Très-bien! s'écria le baron en frappant plusieurs fois son bureau du plat de sa main; vous êtes un homme de raison, monsieur Beio, et j'aime la raison par-dessus tout. Où va-t-on avec l'entraînement?
Beio resta un moment sans prendre la parole, cherchant évidemment par où commencer cet entretien.
Enfin, il se décida; mais ses premiers mots furent prononcés d'une voix si basse, que ce fut à peine si le baron les entendit.
—Hier vous m'avez fait part de certaines observations et de certaines suppositions s'appliquant à mademoiselle Belmonte et à moi. Pour répondre à l'appel à la franchise que vous venez de m'adresser, je dois déclarer que ces observations et ces suppositions sont fondées... au moins jusqu'à un certain point. Je veux dire qu'en supposant que j'avais pu m'éprendre d'un tendre sentiment pour mademoiselle Belmonte, vous ne vous êtes pas trompé. J'ai aimé, j'aime en effet mademoiselle Belmonte d'une passion profonde, absolue, folle.
Il n'avait pas besoin d'entasser ces qualificatifs les uns sur les autres; à la façon dont il avait dit: «J'ai aimé, j'aime mademoiselle Belmonte,» on sentait combien grand était cet amour. Jamais le baron n'avait entendu prononcer ces mots avec un accent si passionné.
—Bien, se dit-il, si malgré tout le mariage s'accomplit, le colonel ne tardera pas à être veuf; les Italiens ont du bon.
Beio continua:
—Ce qui doit vous faire comprendre comment cet amour s'est développé, c'est cette autre remarque de votre part, qui, elle aussi, est juste, que mademoiselle Belmonte se destinait au théâtre. Il est certain que l'amour naît souvent sans raison; mais enfin ce n'est point une jeune fille destinée à prendre une haute position dans le monde que j'ai aimée, c'est une camarade. Ceci expliquera pour vous comment j'ai pu penser que mademoiselle Belmonte serait ma femme un jour, et aussi comment, sous l'influence de cette espérance, mon amour s'est développé. N'avait-il pas un but légitime? Sans doute mademoiselle Belmonte pouvait arriver sans moi au théâtre, mais combien je lui rendais la route plus facile, combien je lui ouvrais de portes! En réalité, elle était mon élève; pour tout dire, elle est mon ouvrage. Vous connaissez trop les choses du théâtre....
—Oh! bien peu.
—Enfin, vous les connaissez assez pour savoir qu'on n'obtient pas de grands succès seulement avec la beauté et des dons heureux; il faut plus, beaucoup plus. Ce plus, je le donnais à Carmelita; je la soutenais et elle devenait une grande artiste. Cela valait bien un beau mariage, peut-être. En tout cas, Carmelita le comprit ainsi, et je pus croire qu'elle serait ma femme.
—Pardon, mon cher monsieur, mais je vous ai demandé de préciser autant que possible; je ne veux pas vous obliger à entrer dans des détails, un mot seul me suffira: y eut-il engagement formel de la part de Carmelita envers vous?
Beio hésita un moment, puis il se décida:
—Il y eut un engagement formel entre nous, dit-il d'une voix ferme. Vous devez comprendre alors quelle fut ma stupéfaction en entendant parler de ce mariage. Je ne crus pas à cette nouvelle. Cependant je courus chez mademoiselle Belmonte pour avoir une explication avec elle; je la trouvai seule, et cette explication fut terrible. A mes reproches, elle ne répondit que par un mot: elle était obligée d'obéir à son oncle. Tout ce que peut inspirer la passion et la fureur, je le lui dis. Elle s'enferma dans cette réponse; pendant une heure, il me fut impossible d'obtenir d'elle autre chose. Je la quittai fou de colère. Mais, prêt à sortir, je rentrai et lui dis que puisqu'elle était insensible à la passion, je n'avais aucun ménagement à garder envers elle et que, n'importe comment, j'empêcherais ce mariage, si elle ne le rompait pas elle-même. Puis, je la quittai, et depuis ce jour je ne l'ai pas revue. Toutes mes tentatives pour arriver près d'elle ont été inutiles; on faisait bonne garde. Je lui ai écrit, mais j'ai la certitude que mes lettres ne lui sont pas parvenues.
—Alors, vous avez renoncé à demander l'accomplissement de l'engagement pris par Carmelita?
—Non, certes; mais, avant d'en venir à l'exécution des moyens désespérés dont je l'ai menacée, j'ai voulu attendre encore et faire une dernière tentative: c'est dans ce but que je viens vous demander votre concours.
—Que faut-il faire? Je suis à vous.
Beio tira lentement une lettre de sa poche, et il la tint un moment avec embarras dans sa main, avant de pouvoir se décider à répondre.
—Je n'ose vraiment, dit-il enfin.
—Vous n'osez me demander de remettre cette lettre à Carmelita? dit le baron.
Beio inclina la tête et avança la main qui tenait la lettre.
Le baron eut un frisson de joie, cependant il ne prit pas la lettre.
—Vous me refusez? dit Beio.
—Non, certes, et c'est me faire injure de croire que je puis reprendre ma parole. Je vous ai promis mon concours, je suis à vous. Si vous me voyez hésitant, c'est que je me demande si cette lettre produira l'effet que vous attendez, si elle rompra ce mariage et vous rendra Carmelita. Écrire est bien, mais parler est mieux.
—Et comment voulez-vous que je parle? où le voulez-vous?
-Où? ici. Que diriez-vous, si je vous ménageais une entrevue avec Carmelita?
—Vous feriez cela?
—Oui, je le ferai. Ce n'est pas une lettre qui vous rendra celle que vous aimez et qui vous aime: il faut que vous lui parliez; il faut qu'elle vous voie, qu'elle vous entende. Que ne peut obtenir la voix de celui qu'on aime? Vous lui parlerez donc ici même. Comment? je n'en sais rien encore; mais je trouverai un moyen, soyez-en certain. Quand je l'aurai trouvé, le vous préviendrai. Jusque-là, tout ce que je vous demande, c'est de vous tenir en paix et de rester à ma disposition.
—Ah! monsieur le baron, s'écria Beio tremblant d'émotion; comment reconnaîtrai-je jamais ce que vous faites pour moi?
Le baron lui prit les deux mains, et les lui serrant affectueusement:
—Mon Dieu, mon ami, qu'est-ce que je veux? Le bonheur de tous: le vôtre, celui de Carmelita et aussi celui de mon brave et cher colonel. Que je vous voie heureux, et je serai payé de ma peine. A bientôt!
XVII
Beio parti, le baron se demanda s'il avait eu raison de ne pas prendre la lettre que celui-ci voulait lui confier. Assurément il y avait des avantages à la tenir entre ses mains; car, sans savoir ce qu'elle contenait, il était bien certain que ce n'était point une lettre innocente. Beio parlait de son amour et de l'engagement pris par Carmelita; assuré que Carmelita serait seule à lire cette lettre, il s'exprimait en toute franchise, entraîné par la passion. Remise au colonel, elle serait plus que suffisante pour l'éclairer.
Et cependant il ne l'avait pas prise.
Pour chercher le mieux, n'avait-il pas laissé échapper l'occasion qui se présentait si belle?
Mais cette détermination, prise à l'improviste et sans avoir pu la peser, sans l'examiner lentement, comme il avait coutume de faire dans les circonstances graves, n'était pas sans le jeter dans le doute et l'inquiétude.
Si le plan qu'il avait adopté si vite, sans l'avoir étudié, allait ne pas réussir?
Il était bien hardi, ce plan, et bien aventureux. Car il ne s'agissait de rien moins que de rendre le colonel témoin de l'entrevue qui aurait lieu entre Carmelita et Beio.
A coup sûr, cela était audacieux. Mais aussi quel résultat décisif et triomphant!
Bien que Beio n'eût point expliqué de quelle façon il avait obtenu l'engagement de Carmelita, le baron était fixé à ce sujet. Carmelita était une fille passionnée, cela se lisait dans ses yeux noirs, dans sa bouche charnue, dans ses lèvres sensuelles; elle avait la chaleur du Midi dans le sang; elle était de race latine, et qui plus est encore, de race italienne. Les principes ethnographiques, auxquels il croyait fermement, indiquaient qu'elle n'avait pas dû aimer Beio d'un amour idéal; c'était sur un fait matériel que cet engagement reposait. Il était donc bien certain que dans une explication comme celle qui s'engagerait entre Beio et Carmelita se croyant seuls, il se dirait des choses suffisantes pour éclairer le colonel sur le passé de sa fiancée.
Mais pour cela il fallait réunir chez lui, en même temps, Carmelita, Beio et le colonel.
Puis il fallait que Beio et Carmelita se crussent assurés contre toute surprise, de telle sorte qu'ils se laissassent entraîner à parler en toute franchise, à agir en toute liberté.
Enfin il fallait placer le colonel dans des conditions où ce serait le hasard seul qui lui ferait surprendre cet entretien. Il y avait là un ensemble qui présentait de sérieuses difficultés, car rien ne devait manquer: au même moment, ces trois acteurs devaient se trouver nécessairement en face les uns des autres.
Mais le baron n'était pas homme à s'embarrasser des difficultés.
Une serre occupait le milieu du jardin et s'appuyait sur l'hôtel, communiquant avec le grand salon par deux larges baies qu'on tenait ouvertes ou fermées à volonté avec des portes-fenêtres ou avec des stores.
Ce fut cette serre que le baron choisit pour le lieu de la scène entre Beio et Carmelita, et ce salon pour y aposter le colonel; quant à Beio, il se tiendrait dans le jardin, caché n'importe où.
On ferait tout d'abord entrer le colonel dans le salon, dont les fenêtres en communication avec la serre seraient fermées par les stores.
Ensuite on introduirait Carmelita dans la serre, où on la laisserait seule, et où Beio viendrait aussitôt la rejoindre.
Du salon, le colonel entendrait tout ce qui se dirait dans la serre, et il arriverait certes un moment où, si peu curieux qu'il fût, il voudrait voir ce qui s'y passerait.
Mais, pour mener à bien ce plan ainsi disposé, le baron avait besoin d'un aide. Il prit sa fille. Seulement il ne jugea pas utile de lui expliquer à quoi il l'employait.
—Ma chère enfant, lui dit-il quand tout fut prêt, nous avons une surprise à faire à Carmelita; quand je dis nous, il faut entendre le colonel Chamberlain, qui a besoin de lui parler en particulier et qui ne veut pas lui demander cet entretien. Il faudra donc qu'un de ces jours tu amènes Carmelita avec toi, ici; tu la feras entrer dans la serre, et, sous un prétexte quelconque, tu la laisseras seule. Le colonel, qui sera dans le salon, ira la surprendre. C'est un service qu'il m'a demandé et que je puis d'autant moins lui refuser, que je crois qu'il s'agit de choses sérieuses. J'ai comme un pressentiment que le mariage de Carmelita avec le colonel n'est pas encore fait.
—Oh! papa.
—Chut!
Et le baron, mettant un doigt sur ses lèvres, se retira discrètement: il en avait dit assez.
Cela fait, il se retourna vers Beio et l'alla trouver chez lui; car, en pareille affaire, il ne lui convenait pas d'écrire: les lettres se gardent.
—J'ai arrangé les choses, dit-il, ou plutôt je les ai préparées. Voici ce que j'ai imaginé (cela n'est peut-être pas très habile, car je reconnais que je n'entends rien à l'intrigue, mais il me semble que ce que j'ai en vue peut néanmoins réussir): je fais venir Carmelita chez moi, et on l'introduit dans la serre, où on la laisse seule; aussitôt vous, qui vous promeniez dans le jardin en prenant la précaution de ne pas vous laisser voir, vous vous glissez derrière elle, et, la porte de la serre refermée par vous au verrou, vous vous expliquez, sans craindre d'être entendu ou dérangé par personne. Vous trouverez dans cette serre un coin où vous serez cachés comme dans un bois: c'est auprès de la grotte, dans le fond, contre le mur de la maison. Amenez-la dans ce coin et ne craignez rien, vous y serez chez vous.
Beio trouva cet arrangement très heureux, cependant il proposa au baron une légère modification:
—Si, au lieu d'attendre l'arrivée de Carmelita dans le jardin, il l'attendait dans la serre même, caché dans la grotte ou derrière un arbuste?
Mais le baron n'adopta pas cette combinaison, qui pouvait faire échouer son plan: en effet, Beio s'introduisant le premier dans la serre, pouvait appeler l'attention du colonel, tandis que c'était la voix de Carmelita qui devait frapper cette attention.
—Non, dit-il, j'aime mieux le jardin; dans la serre il y aurait préméditation de votre part et complicité de la mienne. Il vaut mieux que cette rencontre arrive par hasard; vous voyez Carmelita entrer dans la serre, vous la suivez: rien de plus naturel.
Enfin le baron s'adressa au colonel pour un service à lui demander, un renseignement sur l'Amérique, qui ne pouvait être précis qu'en ayant sous les yeux une masse de lettres.
Le colonel promit de se rendre le lendemain à l'hôtel de la rue du Colisée.
Mais ce n'était pas assez, il fallait préciser l'heure.
Le colonel indiqua trois heures de l'après-midi.
Aussitôt le baron prévient Beio de se tenir prêt pour le lendemain, et en même temps il envoya Ida chez Carmelita pour l'avertir que le lendemain, vers deux heures et demie, elle viendrait la chercher pour sortir en voiture.
Tout était prêt.
XVIII
Alors il s'endormit avec le calme qui n'appartient qu'aux grands capitaines.
Il avait fait pour le succès ce qui était humainement possible, le reste était aux mains de la Providence.
Aussi, avant de se laisser aller au sommeil, l'invoqua-t-il dans une dévote prière, pour qu'elle lui donnât une victoire qu'il croyait avoir bien méritée.
C'était pour sa fille chérie qu'il se donnait tant de peine; Dieu ne bénirait-il pas ses efforts?
Le lendemain, avant que la bataille s'engageât, il voulut veiller lui-même aux dernières dispositions à prendre et ne rien laisser au hasard.
Tout d'abord il alla dans la serre voir si le verrou n'était pas tirer intérieurement, puis il disposa les chaises devant la grotte et tira le tête-à-tête de manière à le bien placer vis-à-vis les baies du salon.
Cela fait, il arrangea lui-même les stores du salon et les tira jusqu'en bas.
Enfin il donna des ordres pour qu'en son absence, personne ne pénétrât dans le salon ou dans la serre, afin que tout restât bien tel qu'il l'avait disposé.
A deux heures, il envoya Ida en voiture aux Champs-Élysées, en lui recommandant de rester avec Carmelita jusqu'à deux heures cinquante-cinq minutes, de manière à ne revenir avec elle, rue du Colisée, qu'à trois heures précises.
Poussé par l'impatience et la fièvre, Beio arriva un peu avant l'heure qui lui avait été fixée; mais cela ne dérangeait en rien le plan du baron, mieux valait cette avance qu'un retard.
Par quelques paroles adroites, le baron exaspéra cette impatience du maître de chant, en même temps qu'il s'efforça d'enflammer son espérance.
—Il était certain que Carmelita serait vaincue; c'était une affaire d'entraînement, de passion. Non, jamais il ne croirait, lui, baron Lazarus, que cette charmante fille serait sourde à la voix de son coeur et n'écouterait que le tintement de l'argent. Son oncle et sa mère avaient pu la dominer; mais, dans les bras de celui qu'elle avait aimé, qu'elle aimait, elle redeviendrait elle-même. Que fallait-il pour cela? Assurément il n'avait pas la prétention, lui vieux bonhomme, n'ayant jamais été entraîné par la passion, de l'indiquer. Mais, dans son coeur, M. Beio trouverait certainement des élans irrésistibles. Personne à craindre, liberté absolue.
A son grand regret, le baron dut quitter M. Beio. Un rendez-vous d'une importance considérable l'appelait au dehors.
—Allons, mon cher monsieur, bon courage et bon espoir!
Avant de partir, le baron voulut indiquer à Beio l'endroit où il pourrait attendre dans le jardin l'arrivée de Carmelita, sans craindre d'être aperçu par celle-ci.
—A trois heures! Prenez patience, et, aussitôt qu'elle sera entrée dans la serre, glissez-vous derrière elle, franchement, et ne craignez rien.
L'affaire qui appelait le baron dehors était en effet pour lui d'une importance considérable: il ne s'agissait de rien moins que d'aller chercher le colonel.
Il ne fallait pas que celui-ci fût en retard.
Le succès tenait uniquement à une concordance parfaite dans les heures.
Au moment où le baron arriva chez le colonel, celui-ci allait sortir pour se rendre rue du Colisée.
—Passant devant votre hôtel, j'ai voulu voir si vous étiez encore chez vous, dit le baron.
Quelques minutes après, ils arrivaient rue du Colisée. Il était deux heures cinquante minutes.
Le colonel en entrant se dirigea vers le cabinet du baron, mais celui-ci l'arrêta par le bras:
—J'ai installé deux comptables dans mon cabinet pour une vérification importante, dit-il; nous ne pourrions pas parler librement devant eux. Entrons dans le salon, je vous prie; je donnerai des ordres pour que nous ne soyons pas dérangés. Au reste, à ce moment de la journée, je ne suis visible pour personne, et Ida est sortie.
Ils entrèrent dans le salon, où, sur une table devant la cheminée, entre les deux baies communiquant avec la serre, étaient disposées des liasses de lettres.
C'étaient quelques-unes de ces lettres que le baron voulait soumettre au colonel, pour avoir son sentiment sur la solvabilité et surtout la valeur morale de ceux qui les avaient écrites.
En plus de la parfaite concordance dans l'heure, il y avait encore un point décisif dans le plan du baron: il fallait qu'au moment où Carmelita entrerait dans la serre, le colonel et lui gardassent le silence dans le salon; car, si Carmelita entendait la voix du colonel, il était bien certain que, malgré la surprise que lui causerait la brusque arrivée de Beio, elle ne parlerait pas.
Quand on se poste pour surprendre les gens, il est facile de garder le silence; mais ce n'était point là le cas du colonel, et il était impossible de lui dire franchement: Taisez-vous.
Le baron avait prévu cette difficulté et il avait trouvé un moyen pour la tourner.
Tout d'abord, après avoir fait asseoir le colonel devant la table chargée de lettres et de manière à faire face à la serre, il prit ces lettres et d'une voix forte il adressa ses questions au colonel en lui nommant les personnes sur lesquelles il désirait être renseigné.
Il suivait l'aiguille sur le cadran de la pendule, il avait encore six minutes pour être bruyant.
Ce qui devait arriver se réalisa: le colonel répondit que parmi les noms qu'on lui citait, il y en avait plusieurs qu'il ne connaissait pas.
Le baron se montra vivement contrarié.
—Je suis un bien mauvais négociant, dit le colonel en riant, et puis ces personnes habitent Cincinnati, et mes relations avec cette ville n'ont jamais été bien fréquentes.
—Cependant vous connaissez M. Wright, le père de cette délicieuse jeune fille avec laquelle j'ai dîné chez vous.
—Sans doute, mais....
—Est-ce que M. Wright ne pourrait pas vous renseigner à ce sujet? interrompit le baron, pressé par l'heure.
—Ah! assurément, et je lui demanderai volontiers ce que vous désirez savoir.
—Si vous vouliez....
—Quoi donc?
—Me donner une lettre d'introduction auprès de M. Wright, je lui demanderais moi-même ces renseignements.
—Vous n'avez pas besoin d'une lettre d'introduction, il me semble.
—Si, je préfère une lettre non-seulement d'introduction, mais encore de recommandation; cette affaire est pour moi capitale, ma fortune est en jeu.
—Alors je vous ferai cette lettre.
—Voulez-vous la faire tout de suite? dit le baron, tendant une plume pleine d'encre.
—Volontiers.
Il était deux heures cinquante-huit minutes.
Le baron tenait ses yeux attachés sur la pendule, et, malgré son flegme ordinaire, il était agité par des mouvements impatients.
Trois heures sonnèrent, le colonel écrivait toujours.
A ce moment, le baron entendit un bruit de pas sur le gravier de la serre, puis presqu'aussitôt une porte se referma dans un châssis en fer et un verrou glissa dans une gâche.
Beio était entré derrière Carmelita.
Instantanément un cri retentit:
—Lorenzo!
Le colonel leva brusquement la tête, la voix qui avait crié était celle de Carmelita.
—Oui, moi, répondit une voix que le baron reconnut pour celle de Beio.
—Ici!
—Vous n'avez pas voulu me recevoir chez vous, vous n'avez pas répondu â mes lettres; je vous ai suivie, et me voilà. Maintenant nous allons nous expliquer.
—Et quelle explication voulez-vous?
—Une seule: que vous me disiez pourquoi vous ne voulez pas pour votre mari celui que vous avez bien voulu pour votre amant.
Le colonel s'était levé et il se dirigeait vers la serre.
Le baron le retint par le bras:
—Écoutez, dit-il.
Mais le colonel se dégagea.
—Je vous ai dit que j'empêcherais ce mariage, continuait la voix de Beio, et je l'empêcherai, dussé-je aller dire au colonel Chamberlain que vous êtes ma maîtresse?
Le colonel était arrivé contre le store; d'un brusque mouvement, il le remonta.
Devant lui, se tenaient Beio et Carmelita en face l'un de l'autre.
A la vue du colonel, ils reculèrent tous deux de quelques pas, et Carmelita se cacha le visage entre ses mains.
Le colonel, l'ayant regardée durant quelques secondes, se tourna vers Beio.
—Le colonel Chamberlain vous a entendu, dit-il; vous n'aurez pas besoin d'aller à lui pour accomplir votre lâche menace.
Puis, revenant à Carmelita:
—Vous donnerez à votre oncle, dit-il, les raisons que vous voudrez pour expliquer que vous refusez d'être ma femme.
Sans un mot de plus, sans un regard pour Carmelita, il rentra dans le salon.
Alors, s'adressant au baron.
—Nous reprendrons cet entretien plus tard, dit-il.
Le baron courut à lui, les deux bras tendus; mais déjà le colonel avait ouvert la porte.
XVIII
Carmelita et Beio étaient restés en face l'un de l'autre, sans bouger, sans parler, comme s'ils avaient été pétrifiés par cette apparition du colonel, ses paroles et son départ.
Le baron s'avança vers Carmelita; elle le regarda venir en attachant sur lui des yeux qui jetaient des flammes.
—Vous plaît-il que je vous reconduise chez vous? dit-il.
Sans lui répondre, Carmelita resta les yeux posés sur lui avec une fixité si grande que malgré son assurance, il se sentit troublé.
—Quel guet-apens infâme! dit-elle enfin en étendant son bras vers le baron par un geste tragique.
Puis, détournant la tête avec dégoût:
—Lorenzo! dit-elle.
A cet appel, le maître de chant eut un frisson, car la façon dont elle avait prononcé ce nom lui rappelait sans doute d'heureux souvenirs.
Cette fois elle mit encore plus de douceur dans son intonation.
Il s'avança d'un pas vers elle.
—Voulez-vous me reconduire chez ma mère? dit-elle.
Et elle passa devant le baron en détournant la tête et le corps tout entier, avec un mouvement d'épaules qui manifestait le dédain et le mépris le plus profonds.
Lorsqu'elle fut sortie de la serre, elle prit le bras de Beio, et le baron les vit s'éloigner, marchant d'un même pas.
—Eh bien! elle n'a pas été longue à prendre son parti, se dit-il; le prince prendra-t-il le sien aussi facilement?
Mais cette pensée ne l'occupa pas longtemps, il avait un devoir à remplir envers sa fille et il n'oubliait jamais ses devoirs.
Ne lui avait-il pas promis de l'avertir de ce qui se serait passé dans cette entrevue?
Il entra chez elle.
Ida se tenait, le front appuyé contre une fenêtre de son appartement qui donnait sur le jardin.
—Le colonel parti seul! s'écria-t-elle; Carmelita partie avec M. Beio! Qu'est-ce que cela signifie? Le colonel a-t-il vu Carmelita? l'a-t-il entretenue comme il le désirait? sommes-nous arrivés trop tard!
—N'anticipons pas, dit le baron en riant, et avant tout, chère fille, parle-moi franchement? Que penses-tu du colonel?
—C'est la troisième fois que tu me poses cette question: la première fois, tu me l'as adressée lors de l'arrivée du colonel à Paris; la seconde, un peu avant le départ du colonel pour la Suisse; enfin voici maintenant que tu veux que je te répète ce que je t'ai déjà dit. A quoi bon?
—Dis toujours. Si le colonel me demande ta main un de ces jours, dois-je répondre oui ou non? Il faut que je sois fixé.
—Que s'est-il donc passé?
—Il s'est passé que le colonel vient de rompre avec mademoiselle Belmonte.
—Rompre! en si peu de temps!
—Quelques paroles ont suffi.
—Le colonel avait donc bien peu d'affection pour Carmelita?
—Je crois, en effet, qu'il ne l'a jamais aimée, et qu'il avait été amené malgré lui à ce mariage par les intrigues de Mazzazoli. Voilà pourquoi je désire savoir ce que je dois répondre au colonel, si un jour ou l'autre il me demande ta main; car j'ai de bonnes raisons pour croire qu'il m'adressera cette demande.
—Quelles raisons, cher papa?
—Nous parlerons de cela plus tard, le moment n'est pas venu. Sache seulement que si le colonel n'avait pas pensé à toi, il n'aurait pas rompu avec Carmelita.
—Ah! papa!
—J'ai vécu en ces derniers temps, assez intimement avec le colonel pour connaître l'état de son coeur; ne doute pas de ce que je dis et réponds-moi franchement.
—La réponse d'aujourd'hui sera celle que je t'ai déjà faite deux fois; je n'ai pas changé.
Le baron prit sa fille dans ses bras et l'embrassa tendrement.
Puis, ayant essuyé ses yeux mouillés de larmes, il la quitta; car il n'avait pas le loisir, hélas! de se donner tout entier aux douces joies de la tendresse paternelle.
Il lui fallait voir le colonel.
A ses questions, le concierge répondit que le colonel venait de rentrer.
Alors, sans en demander davantage et sans parler à aucun domestique, le baron, en habitué, en ami de la maison, se dirigea vers l'appartement du colonel et, après avoir frappé deux petits coups, il entra dans la bibliothèque.
Le colonel était assis devant son bureau, la tête appuyée dans ses deux mains.
Ce fut seulement lorsque le baron fut à quelques pas de lui, qu'il abaissa ses mains et releva la tête.
—J'ai cru, dit le baron, que vous seriez curieux de savoir ce qui s'est passé après votre départ.
Le colonel le regarda un moment, comme s'il ne comprenait pas; puis levant la main:
—Avant tout une question, je vous prie, monsieur.
—Dites, mon ami, dites.
—Vous avez voulu me faire assister à, l'entretien de mademoiselle Belmonte et de cet homme?
—Je pourrais, dit-il d'une voix que l'émotion rendait tremblante, je pourrais vous répondre catégoriquement; mais j'aime mieux que cette réponse vous vous la fassiez vous-même. Vous savez quelle est ma tendresse pour ma fille, n'est-ce pas? Vous savez dans quels sentiments d'honnêteté et de pureté je l'élève? Pensez-vous que si j'avais su que mademoiselle Belmonte était... mon Dieu! il faut bien appeler les choses par leur nom, si vilain que soit ce nom; pensez-vous que si j'avais su que mademoiselle Belmonte était la maîtresse de son professeur de chant, j'aurais toléré qu'elle fut la compagne, l'amie de me fille? Dites, le pensez-vous? Non, n'est-ce pas? Alors, si je ne savais pas cela, comment voulez-vous que j'aie eu l'idée de vous faire assister à l'entretien de mademoiselle Belmonte avec ce professeur de chant? Dans quel but aurais-je agi ainsi?
Le colonel ne répondit pas.
—Voici comment cet entretien a été amené, continua le baron,—au moins ce que je vous dis là résulte de ce que j'ai entendu après votre départ:—ce professeur de chant, nommé Lorenzo Beio, un ancien chanteur, un comédien, ce Beio était désespéré du mariage de celle qu'il avait cru épouser; il la poursuivait partout, mais le prince faisait bonne garde et l'empêchait d'arriver jusqu'à Carmelita. Tantôt il l'a vue sortir avec Ida, et l'a suivie, et, quand Carmelita est entrée dans la serre, tandis que ma fille allait changer de toilette dans son appartement, il est entré avec elle: de là cette surprise chez Carmelita; mais, pour être complet, je dois dire que cette surprise s'est bien vite calmée. Après votre départ, je suis allé dans la serre pour offrir à mademoiselle Belmonte de la reconduire chez elle. Elle ne m'a pas répondu; mais détournant la tête, elle a pris le bras de ce... comédien et elle est partie avec lui: la paix était faite. Soyez donc rassuré sur celle que vous vouliez élever jusqu'à vous. Voilà ce que j'ai voulu vous apprendre, afin de n'avoir plus à revenir sur ce triste sujet. Maintenant un mot encore, un seul; si vous avez quelque affaire à traiter avec le prince Mazzazoli, je me mets à votre disposition et vous demande d'user de moi; c'est un droit que mon amitié réclame, et puis, pour cette pauvre fille, il vaut mieux que personne autre que moi ne sache la vérité. Pour le monde, nous verrons à arranger les choses de manière à la ménager autant que possible.
XIX
Malgré les ménagements que le baron avait promis d'apporter «dans l'arrangement des choses,» la rupture du mariage arrêté entre le colonel Chamberlain et mademoiselle Carmelita Belmonte produisit une véritable explosion dans Paris, lorsque la nouvelle s'en répandit.
Il est vrai que le premier qui la divulgua fut le baron Lazarus, et il le fit de telle façon qu'une sorte de curiosité de scandale se joignit à l'intérêt que cette nouvelle portait en elle-même.
Quand on lui demanda pourquoi cette rupture avait lieu, il refusa de répondre, et persista dans son refus avec fermeté; mais cependant de manière à laisser entendre que, s'il ne parlait pas, ce n'était point par ignorance, mais que c'était par discrétion.
—Vous savez, moi, je n'aime pas les propos du monde, et d'ailleurs je n'admets que ce que j'ai vu. J'ai vu le colonel rompre avec mademoiselle Belmonte et j'affirme cette rupture; mais les causes de cette rupture, c'est une autre affaire.
De guerre lasse, il s'était décidé non à expliquer ces causes clairement et franchement, mais à les laisser adroitement entendre.
Le colonel avait fait d'étranges découvertes sur le compte de sa fiancée. Il y avait dans cette affaire un maître de chant, Beio, l'ancien chanteur, dont le rôle n'était pas beau; il est vrai qu'il ne fallait pas oublier que Carmelita était Italienne, ce qui diminuait le rôle joué par Beio. Enfin le colonel avait cru devoir rompre, et, pour qui le connaissait, parfait gentleman comme il était, incapable de se décider à la légère, cette rupture était grave, alors surtout qu'il s'agissait d'un mariage aussi avancé; encore quelques jours, et il était conclu.
Le baron n'avait pas pu se retenir d'aller à l'Opéra le soir même de la rupture, pour l'annoncer à madame de Lucillière qu'il espérait rencontrer.
En effet, la marquise était dans sa loge, et, en voyant le baron entrer, elle avait deviné, à son air diplomatique, qu'il avait quelque chose d'intéressant à lui apprendre; malgré la gravité de sa tenue, le triomphe éclatait dans toute sa personne.
Ce qu'il y avait de remarquable dans le pouvoir que madame de Lucillière exerçait sur ceux qui étaient de sa cour, c'est qu'elle se faisait obéir instantanément, sans la plus légère marque d'hésitation ou de révolte.
Lors de l'entrée du baron elle était en compagnie de lord Fergusson et du duc de Mestosa; elle leur fit un signe imperceptible, aussitôt ils sortirent.
—Vous avez quelque chose à m'apprendre? dit-elle vivement.
—Je viens vous dire que vos habiles combinaisons ont réussi.
—Réussi?
—C'est un devoir que j'accomplis pour la forme, car cette nouvelle est insignifiante; vous m'aviez si bien tracé mon plan, que vous deviez attendre le succès pour un jour ou l'autre, sans avoir le moindre doute à son sujet; peut-être même trouvez-vous qu'il a beaucoup tardé. Sans doute c'est ma faute, mais je suis si maladroit en ces sortes d'affaires.
—Ne soyez pas trop modeste.
—Ce n'est pas modestie, c'est simple franchise; il y aurait outrecuidance de ma part à prendre pour moi un succès qui n'appartient qu'à vous: je n'ai été qu'un instrument, vous avez été la main; encore l'instrument a-t-il été bien insuffisant.
La marquise ne pouvait pas être dupe de cette humilité dans le triomphe.
—Vous avez donc bien peur d'être responsable de ce succès devant le colonel? dit-elle en riant. Il faut vous rassurer, monsieur, et ne pas trembler ainsi; je ne trahis pas mes alliés. Vous êtes tellement troublé que vous ne pensez pas à me dire ce qui s'est passé.
—Mon Dieu! rien que de simple et de naturel: il paraît que mademoiselle Belmonte avait pris l'engagement de devenir la femme de son maître de chant.
—Ah! vraiment?
—Mon Dieu! oui.
—Et comment cela?
—C'est justement ce que je vous demande, car pour moi je ne comprends pas qu'une jeune fille dans sa position se soit laissée ainsi entraîner. Mais je connais si peu les femmes, et puis Paris est si corrupteur!
—Il me semble que mademoiselle Belmonte n'est pas Parisienne; elle est Italienne, comme mademoiselle Lazarus est Allemande.
—Enfin ce Beio, qui n'est qu'un grossier personnage, a fait une scène violente à mademoiselle Belmonte, en lui reprochant de ne pas vouloir prendre pour mari l'homme qu'elle avait bien voulu prendre pour... amant. Il a dit le mot, et précisément, par un malheureux hasard,—en disant malheureux, je pense au prince Mazzazoli,—le colonel l'a entendu.
Le colonel assistait à cette scène?
—C'est-à-dire qu'il n'y assistait pas; seulement ce Beio, se croyant encore au théâtre sans doute, dans une de ses scènes à effet des opéras italiens, criait de telle sorte que sa voix est arrivée jusqu'aux oreilles du colonel.
—Ces oreilles n'étaient pas bien loin, je suppose, de l'endroit où se passait cette scène.
—C'est-à-dire que le colonel était avec moi dans mon salon, et Beio, qui, depuis plusieurs jours, poursuivait mademoiselle Belmonte, avait rejoint celle-ci dans ma serre, où elle s'était réfugiée.
—Je comprends: le colonel dans le salon; Carmelita dans la serre, et les stores baissés sans que les fenêtres fussent fermées, n'est-ce pas? Mais cela était adroitement combiné.
—Le hasard seul a ces adresses, et c'est à lui qu'il faut faire nos compliments. Quoi qu'il en soit, le colonel a entendu les paroles de Beio; je crois même qu'il en aurait entendu bien d'autres, et de très instructives, s'il avait écouté quelques minutes encore; car ce comédien était lancé. Mais vous connaissez le colonel mieux que moi; vous savez comme il est délicat, chevaleresque même. Il n'a pas voulu surprendre les secrets de M. Beio et de mademoiselle Belmonte, alors même que ces secrets le touchaient si profondément; il a brusquement remonté le store...
—Et qu'a dit mademoiselle Belmonte?
—Ce n'est point elle qui a parlé, c'est le colonel; il n'a dit que ces simples mots, les adressant à mademoiselle Belmonte: «Vous donnerez à votre oncle les raisons que vous voudrez pour expliquer que vous refusez d'être ma femme.»
—Et il est sorti simplement, dignement.
—Et qu'a dit mademoiselle Belmonte?
—Mon Dieu! vous savez que mademoiselle Belmonte parle peu, elle agit. Comme je lui proposais de la reconduire chez elle, elle ne m'a pas répondu; mais, prenant le bras de son... Beio, elle est sortie avec lui.
—Voilà qui est assez crâne.
—Crâne! je ne comprends pas bien; vous voulez dire, n'est-ce pas, que cela est scandaleux? C'est aussi mon sentiment.
—Si mademoiselle Belmonte parle peu, son oncle parle, lui, et il agit. Qu'a-t-il fait? qu'a-t-il dit?
—Ce qu'il a dit lorsque sa nièce est rentrée, je n'en sais rien, et j'avoue même que je le regrette, car cela a dû être original; mais ce qu'il a fait est beaucoup plus original encore.
—Voyons.
—C'est â trois heures aujourd'hui que cette scène s'est passée entre le colonel, Beio et mademoiselle Belmonte. Vers six heures, le hasard m'a conduit aux Champs-Éysées, et qu'est-ce que j'ai vu? Le prince Mazzazoli, la comtesse Belmonte, Carmelita et leur vieille servante, montant dans un omnibus du chemin de fer de Lyon, chargé de bagages.
—Ils partent?
—Leur position eût été assez embarrassante à Paris; il eût fallu répondre à bien des questions; et puis d'un autre côté, le prince eût été obligé à régler des affaires pénibles avec le colonel, car vous savez que celui-ci avait envoyé la corbeille à sa fiancée: diamants, bijoux, cadeaux de toutes sortes. Alors le prince a préféré ne pas restituer lui-même ces cadeaux; il les renverra d'Italie; c'est plus simple.
La marquise voulut réitérer ses compliments au baron, mais celui-ci les refusa obstinément; il n'avait rien fait, à elle toute la gloire du succès; et il la quitta avec la même physionomie discrète.
Insinuée par le baron dans l'oreille de quelques intimes, répétée franchement par la marquise, la nouvelle de la rupture du mariage du colonel eut bientôt fait le tour de la salle.
Était-ce possible?
—Surtout était-il possible que le prince eût ainsi quitté Paris?
—Parbleu! avec les diamants du colonel.
—Et en laissant ses créanciers derrière lui.
Sans doute, cette rupture causait une grande joie à la marquise; mais tout n'était pas dit pour elle.
Pendant que le baron travaillait à cette rupture, la marquise avait eu la pensée d'aller voir Thérèse; mais, emportée dans son tourbillon, elle avait toujours retardé l'exécution de ce projet, qui d'ailleurs était assez aventureux. Elle avait attendu aussi en espérant qu'une bonne idée lui viendrait. Mais, la rupture accomplie, il n'y avait plus à attendre.
Le lendemain de la communication du baron, elle se rendit rue de Charonne, bien qu'elle ne sut pas l'adresse précise d'Antoine Chamberlain.
En passant sur le boulevard Beaumarchais, elle fit demander cette adresse par son valet de pied chez un fabricant de meubles, et bientôt elle arriva devant la porte sur laquelle était écrit le nom de Chamberlain.
Ce fut Denizot qui la reçut dans l'atelier désert, et il est vrai de dire que tout d'abord il la reçut assez mal; mais quand elle se fut nommée, il lui donna toutes les explications qu'elle pouvait désirer.
Malheureusement ces explications venaient ruiner tout son plan: Thérèse était en Allemagne avec son père, et depuis son départ elle n'avait pas écrit.
La marquise se retira déconcertée.
N'avait-elle aidé à détruire Carmelita que pour assurer le triomphe d'Ida?
XX
Le colonel, qui avait longtemps hésité avant d'aller annoncer son mariage à Thérèse, se décida tout de suite à lui apprendre que ce mariage était rompu.
Et, comme Antoine ne lui avait point écrit depuis le retour de Sorieul, et que par conséquent il ignorait où Thérèse pouvait se trouver en ce moment, il se rendit rue de Charonne pour avoir l'adresse de son oncle.
Pendant deux jours, à la suite de la scène de la rue du Colisée, il était resté enfermé chez lui, ayant donné l'ordre de ne recevoir personne, à l'exception du prince Mazzazoli, qu'il attendait, mais qui n'était pas venu.
Il avait besoin de sortir, de marcher, de se secouer, pour échapper aux pensées qui, plus noires les unes que les autres, troublaient son esprit et son coeur.
Cette maison, où les ouvriers travaillaient à tout préparer pour ce mariage qui ne se ferait pas, lui pesait sur la poitrine, leurs coups de marteau l'exaspéraient.
Quand parfois il traversait les pièces où ils achevaient leur besogne, il lui semblait qu'ils cessaient de chanter pour le regarder d'une façon étrange: les uns comme s'ils le plaignaient, les autres comme s'ils se moquaient de lui.
Il était parti de chez lui à pied, et, par le boulevard Haussmann et les boulevards, il s'était mis en route pour le faubourg Saint-Antoine.
C'était l'heure où le tout Paris qui respecte les exigences de la tradition et les observe religieusement comme article de foi, se dirige vers le bois de Boulogne. Le colonel n'avait pas fait cinq cents pas, qu'il avait croisé vingt voitures dans lesquelles se trouvaient des personnes qui l'avaient salué; car il faisait lui-même partie de ce tout Paris, dont il était une des individualités les plus connues, et les gens du monde qui n'avaient pas eu de relations intimes avec lui, savaient au moins qui il était.
Tout d'abord il avait rendu ces saluts, sans y apporter grande attention; mais bien vite il avait remarqué qu'on le regardait avec une curiosité peu ordinaire; les yeux s'attachaient sur lui avec fixité; on se penchait vers son voisin pour l'entretenir à l'oreille, les femmes souriaient.
En arrivant à la place de la Madeleine, un personnage pour lequel il avait fort peu de sympathie, malgré les protestations d'amitié dont celui-ci l'accablait en toute circonstances, le vicomte de Sainte-Austreberthe, lui barra le passage et l'aborda presque de force.
—Eh bien! mon cher colonel!
—Eh bien! monsieur le vicomte? répondit froidement le colonel.
—Voyons ce n'est pas indiscret, n'est-ce pas?
—Qui est indiscret?
—De vous adresser une félicitation?
—Et à propos de quoi, je vous prie?
—A propos de votre mariage... qui ne se fait pas.
Le colonel se redressa et regarda Sainte-Austreberthe de telle sorte que tout autre, à la place de celui-ci, eût été déconcerté et peut-être même jusqu'à un certain point inquiété.
Mais le vicomte ne s'était jamais laissé déconcerter par rien ni par personne, et de plus il n'avait jamais pensé qu'on pouvait avoir l'idée de l'intimider: l'herbe n'avait pas encore poussé sur la tombe du dernier adversaire, M. de Mériolle qu'il avait tué dans un duel célèbre, et le moment eût été mal choisi pour le faire reculer.
Il se mit à rire, et prenant les deux mains du colonel en lui faisant presque violence:
—Soyez convaincu, dit-il, que je ne parle pas à l'étourdie, pour le plaisir de bavarder. C'est sincèrement que je vous félicite, sinon en me plaçant à votre point de vue, au moins en restant au mien. Faut-il vous dire que votre mariage avec mademoiselle Belmonte me désolait.
—Et pourquoi cela, monsieur?
—Parce que vous ne devez épouser qu'une Française.
—Mais qui a dit que je voulais me marier, je vous prie.
—Personne; seulement on a dit que si vous vous décidez maintenant, vous deviez prendre une Française; voilà tout. Vous êtes une puissance en ce monde, mon cher colonel; on doit compter avec vous. Eh bien! il est d'une bonne politique de vous attirer et de vous gagner; je vous assure qu'on est disposé à faire beaucoup pour cela. Ne résistez pas. Ce n'est pas officiellement que je parle c'est officieusement; mais cependant soyez assuré que mes paroles sont sérieuses on a pour vous de hautes visées. Puis-je dire que je vous ai sondé à ce sujet et que je n'ai pas trouvé vos oreilles fermées? Je sais de source certaine qu'on désire vous adresser une invitation. Êtes-vous présentement en disposition de l'accepter? Vous voyez que je parle net et sans détour. Que dois-je répondre?
—Que vous avez trouvé un homme très touché de la sollicitude qu'on lui témoigne et très reconnaissant qu'on pense à lui, mais en même temps vous avez trouvé aussi un homme incertain sur ce qu'il va faire, et qui ne sait pas en ce moment si demain il ne sera pas en Allemagne, où une affaire importante l'appelle; dans ces conditions la réponse que vous demandez est impossible à formuler, aussi vous a-t-il prié d'attendre son retour.
Et sur ce mot le colonel, ayant vivement dégagé son bras, salua Sainte-Austreberthe et le quitta.
Quelle jeune fille plus ou moins compromise voulait-on lui faire prendre pour femme? Quelles influences voulait-on servir avec sa fortune?
A cette pensée, il voulut retourner sur ses pas pour retrouver Sainte-Austreberthe et à son tour l'interroger. Le marché devait être curieux à connaître. Il apportait sa fortune; que lui apportait-on en échange?
Ah! chère petite Thérèse, quelle différence entre toi et tous ces gens!
Depuis trois ans qu'il était en France, elle était vraiment la seule qui n'eût point visé cette fortune que tant d'autres avaient poursuivie ou qu'ils poursuivaient encore par de honteux moyens.
Et précisément parce qu'il avait bien conscience que maintenant elle était à jamais perdue pour lui, il osa pour la première fois s'avouer en toute franchise le sentiment qu'elle lui avait inspiré, et le reconnaître pour ce qu'il était.
Réfléchissant ainsi, et passant d'autant plus rapidement d'une idée à une autre, que celle qu'il abordait ne lui était pas moins pénible que celle qu'il venait de rejeter, il arriva rue de Charonne.
En traversant la cour, il revit Thérèse marchant légèrement, joyeusement, près de lui, le jour où il était venu la prendre en voiture pour la conduire aux courses. Comme elle était charmante alors!
En arrivant devant la porte de son oncle, il entendit le bruit d'une voix qui paraissait lire dans l'atelier.
Il poussa la porte.
Denizot, perché sur l'établi d'Antoine et portant son pierrot sur sa tête, faisait à hante voix la lecture d'un livre à Michel qui travaillait.
—Ah! Monsieur Édouard, s'écria Denizot en dégringolant si vivement de son établi, que l'oiseau, effrayé, s'envola; en voilà une surprise, et une bonne!
Michel, non moins vivement, quitta son travail pour venir tendre la main au colonel; la surprise paraissait être tout aussi heureuse pour lui que pour Denizot.
—Ma foi! dit Denizot, il était écrit que nous devions nous voir aujourd'hui, car je devais aller chez vous ce soir; j'y serais même allé dans la journée, si je n'étais pas resté pour faire la lecture à Michel pendant qu'il travaille. Voyez-vous, le temps nous est long maintenant, et les livres nous aident à le passer moins tristement. Nous avons des nouvelles d'Antoine.
—C'était précisément pour vous demander des nouvelles de mon oncle et... (il s'arrêta) que je venais vous voir.
—Voici la lettre, dit Michel.
Mon cher Michel,
Je voulais t'écrire par une occasion sûre, ce qui m'aurait permis de causer avec vous en toute liberté; mais, cette occasion tardant à partir, je ne veux pas te laisser plus longtemps sans nouvelles; car, depuis que tu sais que nous avons quitté Bâle, sans savoir aussi ce que nous sommes devenus, tu dois te tourmenter d'autant plus que la patience n'a jamais été ta première vertu.
J'use donc tout simplement de la poste, comme tout le monde; seulement, n'ayant en elle qu'une faible confiance et croyant qu'il est très possible, très probable même que les lettres qui arrivent rue de Charonne, adressées à ton nom, sont soumises à une surveillance destinée à fournir à la police des renseignements, qui heureusement lui manquent, je suis obligé de garder certaines précautions assez gênantes, mais que je crois nécessaires présentement. Au reste, je pourrai, je l'espère, t'écrire bientôt sans crainte que ma lettre passe sous des yeux indiscrets, et je te donnerai alors tous les détails que je suis obligé de taire aujourd'hui.
Nous sommes restés à Bâle le temps nécessaire pour recevoir les réponses aux lettres que j'avais écrites; ces réponses ont été telles qu'on devait les attendre des braves coeurs auxquels je m'étais adressé. Alors nous sommes partis pour notre voyage, pour notre exil en Allemagne.
Maintenant, nous voilà installés aussi bien que nous pouvons l'être, et nous avons trouvé ici un accueil qui t'aurait fait revenir des préventions que tu nourris contre les Allemands, si tu avais pu en être témoin.
Il ne faut pas juger les Allemands à Paris, vois-tu, par ce qu'on dit d'eux, ou par ce qu'on peut remarquer en étudiant ceux qu'on rencontre: c'est en Allemagne, c'est chez eux qu'il faut les connaître.
Par nos rencontres dans nos congrès avec nos frères allemands, j'étais arrivé à me débarrasser de certains préjugés français, mais j'étais loin de soupçonner la vérité.
Particulièrement en ce qui nous touche le plus vivement, les Allemands sont plus avancés dans nos idées que nous ne le sommes en France; ici, ce ne sont pas seulement les ouvriers des villes qui pensent à une réorganisation sociale, les paysans (au moins dans le pays où je suis) sont leurs alliés, au lieu d'être leurs ennemis.
De cette communauté de croyance, il est certain qu'il naîtra un jour un grand mouvement, qui sera irrésistible et qui provoquera en Allemagne une révolution plus terrible et plus complète que ne l'a été la révolution française.
Quand éclatera ce mouvement? Bien entendu, je n'ai pas la sotte prétention de vouloir le prédire, je ne connais pas assez le pays pour cela, et d'ailleurs il faudrait entrer dans des considérations trop longues pour cette lettre écrite à la hâte, car il est bien entendu que les choses n'iront pas toutes seules; il y aura des résistances. Déjà elles s'affirment, et il est à craindre que ceux qui dirigent ne jettent leur pays dans des aventures et dans des guerres, pour tâcher d'enrayer ou de détourner ce mouvement; mais, quoi qu'on fasse, il reprendra son cours et sa marche, car l'avenir lui appartient.
Pour ma part, je vais employer le temps de mon exil à pousser à la roue dans la mesure de mes moyens, car notre cause est au-dessus des nationalités, et nous devons travailler à son succès aussi bien en France qu'en Allemagne, aussi bien en Allemagne qu'en Angleterre.
Nous avons ici un journal, le Volkstaat, ce qui veut dire le gouvernement du peuple, dans lequel on me demande des articles qu'on traduira; je vais les écrire. En même temps je fournirai des notes à son rédacteur en chef, un de nos frères, qui écrit une Histoire de la Révolution Française, car partout notre Révolution doit être un enseignement pour les peuples qui veulent s'affranchir.
Voilà pour un côté de notre vie. Quant à l'existence matérielle, n'en sois pas inquiet: je travaille ici dans l'atelier d'un tourneur qui est un des chefs du mouvement social en Allemagne.
Je voudrais que tu le connusses: c'est le meilleur homme du monde, le plus doux et le plus ferme. Nous demeurons porte à porte, et Thérèse passe une partie de la journée à apprendre le français à ses deux petites filles.
Si nous étions en France et réunis, nous pourrions dire que nous sommes pleinement heureux.
En attendant une plus longue lettre, sois donc rassuré sur nous. Cette lettre te dira comment m'écrire et sous quel nom. Ne sois pas inquiet pour me tenir au courant de mon procès, je lis les journaux français.
Je te serre les mains, ainsi que celles de Sorieul et de Denizot. Thérèse embrasse son oncle et vous envoie ses amitiés.
ANTOINE.
Antoine était tout entier dans cette lettre, avec ses aspirations et son enthousiasme, mais aussi avec sa négligence des choses pratiques.
—Mais cela ne m'apprend pas où se trouve mon oncle, dit le colonel en rendant cette lettre à Michel, et c'était là justement ce que je voulais savoir.
—Vous voyez, il m'annonce une nouvelle lettre; aussitôt que je l'aurai reçue, je vous la communiquerai.
—Quand vous l'aurez, dit Denizot, voudrez-vous la communiquer aussi à une dame de vos amies qui est venue pour voir Thérèse?
—Une dame de mes amies? Et qui donc!
—Madame la marquise de Lucillière, qui est venue ici hier pour voir Thérèse, m'a-t-elle dit. Que lui voulait-elle? Naturellement je ne le lui ai pas demandé. Je lui ai dit ce que nous savions, que Thérèse était en Allemagne, voilà tout.
Le colonel quitta la rue de Charonne, intrigué par cette nouvelle.
XXI
Parmi les questions qu'on se pose dans un examen de conscience, il n'en est pas de plus grave, que celle qui tient dans ces trois mots:
—Que faire maintenant?
Ce fut cette question que le colonel se posa en revenant chez lui, mais sans trouver une réponse, c'est-à-dire un but.
Comment prendre la vie?
Par le côté sérieux ou par le côté plaisant?
Sans doute il aurait pu voyager, mais où aller, puisque précisément l'Allemagne lui était interdite et que c'était en Allemagne seulement qu'il désirait aller?
Voyager pour changer de place et dévorer l'espace ne lui disait absolument rien; par là il n'était pas Américain et il ne ressentait pas cette fièvre de locomotion qui pousse tant de ses compatriotes en avant, sans leur donner le temps de rien voir; il ne comprenait le voyage qu'avec l'étude des pays qu'on visite, avec l'histoire, les monuments, les tableaux, les objets d'art, et il se trouvait dans des dispositions où il lui était impossible d'ouvrir un livre. Alors que ferait-il en voyage? La mélancolie des soirées dans les pays inconnus l'effrayait.
Autant rester à Paris.
La plupart de ceux avec qui il était en relations se trouvaient dans des conditions qui, jusqu'à un certain point, ressemblaient aux siennes: combien n'avaient pas plus de volonté, plus d'initiative que lui, et cependant ils acceptaient la vie, se laissant porter par elle.
Il ferait comme eux: à côté de ceux qui jouent un rôle actif dans la comédie humaine, il y a les simples spectateurs; il serait de ceux-là.
Et justement les pièces qu'on jouait en ce moment sur le théâtre du monde ne manquaient pas d'un certain intérêt; peut-être n'étaient-elles pas d'un genre très élevé et se rapprochaient-elles trop de la féerie et de l'opérette; mais, telles quelles étaient, elles pouvaient amuser les yeux.
Jamais Paris n'avait été plus brillant, plus bruyant; il ressemblait à ces apothéoses qui terminent les pièces à spectacle, avec flammes de Bengale, lumière électrique et galop final. Qui pensait au lendemain? On se ruait au plaisir, on jouissait de l'heure présente comme si l'on avait le pressentiment que demain n'existerait pas.
Il est vrai que, de temps en temps, éclatait dans cette musique dansante une note triste: on entendait un roulement sur des tambours drapés de noir.
On parlait de grèves d'ouvriers qui s'étaient terminées par des coups de fusil; il y avait de nombreuses arrestations politiques, des procès, des condamnations; on rapportait des paroles révolutionnaires prononcées dans des réunions publiques. Après dix-neuf années de sommeil, il y avait des gens qui se réveillaient et qui essayaient de construire des barricades; on prononçait de nouveau avec un certain effarement les noms des faubourgs du Temple et de Belleville. En s'entretenant avec leurs riches clients, les armuriers disaient qu'ils n'osaient pas avoir de grandes provisions d'armes chez eux, de peur d'être pillés.
Mais il n'y avait pas là de quoi s'inquiéter sérieusement: la France était tranquille, le gouvernement était fort.
Au contraire, la note grave se mêlant quelquefois à la note joyeuse, mais sans étouffer celle-ci, cela avait du piquant.
Quoi de plus curieux que d'assister, pendant la journée, à l'enterrement de Victor Noir, la plus grande manifestation populaire des vingt dernières années, et le soir à la représentation du Plus heureux des trois, la comédie la plus gaie du répertoire du Palais-Royal? Profondément saisissante, la face pâle et convulsée de Rochefort; mais, d'un autre côté, bien drôle, la physionomie de Geoffroy, la mari trompé, caressé et content.
On se plaisait aux contrastes, et les fêtes dans lesquelles les femmes du plus grand monde n'étaient reçues que déguisées en grisettes obtenaient le plus vif succès. C'était admirable! On s'extasiait, sans se demander si les fêtes dans lesquelles les grisettes n'auraient été reçues que déguisées en femmes du monde n'auraient pas été presque aussi réussies.
Le colonel accepta cette vie et se laissa engourdir dans sa monotonie, prenant les jours comme ils venaient et s'en remettant au hasard pour le distraire ou l'ennuyer.
Il prit la tête du tout Paris, fut de toutes les fêtes, de toutes les réunions; on le vit partout, et les journaux à informations parlèrent de lui si souvent qu'on aurait pu, dans leurs imprimeries, garder son nom tout composé; on citait ses mots, et, lorsqu'on avait besoin d'un nom retentissant pour lui faire endosser une histoire, on prenait le sien, comme trente ans plus tôt on avait pris celui de lord Seymour.
Cependant, si cette vie usait son temps, elle n'occupait ni son coeur ni son esprit. Il en était de lui comme de ces rois de féerie qui, après la phrase traditionnelle: «Et maintenant que la fête commence!» assistent à cette fête avec un visage d'enterrement. Partout il portait une indifférence que le jeu lui-même, avec ses alternatives de perte et de gain, ne parvenait pas à secouer, et c'était avec le même calme qu'il gagnait ou qu'il perdait des sommes considérables.
—Quel estomac! disait-on.
On se pressait autour de lui pour le voir jouer; mais ce qui faisait l'admiration de la galerie faisait son désespoir.
Ne prendrait-il donc plus jamais intérêt à rien?
Un seul mot, un seul nom plutôt avait le pouvoir d'accélérer les battements de son coeur: celui de Thérèse.
Après sa première visite à Michel, ne recevant de nouvelles ni d'Antoine, ni de Sorieul, ni de Michel, ni de Denizot, il était retourné rue de Charonne.
Mais il avait trouvé la porte close, et, en mettant son oreille à la serrure, il n'avait entendu aucun bruit dans cet atelier où autrefois les chants se mêlaient aux coups de marteau.
Le concierge qu'il avait interrogé en redescendant, lui avait donné les raisons de ce silence. Denizot s'était fait prendre derrière la barricade du faubourg du Temple, et Michel avait été arrêté le lendemain à l'atelier; quant à Sorieul, il n'avait plus reparu et l'on ignorait ce qu'il était devenu. Il n'était point arrivé de lettres, portant le timbre d'un pays étranger, à l'adresse de Michel ou de Sorieul, et le concierge commençait à être inquiet pour le payement de son terme.
En apprenant cette double arrestation, le colonel avait voulu savoir s'il ne pouvait pas être utile à Denizot et à Michel, mais on lui avait répondu qu'ils étaient au secret à Mazas, et que, pour communiquer avec eux, il fallait attendre que l'instruction fût terminée.
A qui s'adresser pour avoir des nouvelles de Thérèse?
Comment Antoine ne lui écrivait-il point? Que se passait-il donc de mystérieux?
Il pensa à interroger le baron Lazarus; car, dans la lettre qu'il avait lue, il y avait un nom qui pouvait servir d'indice pour découvrir la ville où Antoine s'était réfugié c'était le titre du journal dans lequel Antoine écrivait.
Il alla trouver le baron, rue du Colisée,—ce qu'il n'avait pas voulu faire depuis la scène dont il avait été témoin, résistant quand même à toutes les instances dont il avait été accablé: invitations à dîner, demandes de services, et autres prétextes plus ou moins habilement mis en avant.
Lorsqu'on l'annonça au baron, celui-ci ne put retenir un soupir de soulagement:
—Enfin, tout n'est pas perdu!
Vivement il se leva de sa chaise pour courir au devant de lui, les deux mains ouvertes.
—Ce cher ami! Savez-vous que je désespérais presque de vous revoir ici? Vous aviez refusé mes invitations avec une telle persévérance, que je vous croyais fâché; mais vous venez; soyez le bienvenu, soyez le bienvenu.
Devant un pareil accueil, le colonel n'osa pas avouer tout de suite la raison vraie qui l'amenait rue du Colisée.
Il causa de choses insignifiantes, et, quand le baron lui demanda s'il ne voulait pas, avant de se retirer, faire une visite de quelques minutes à sa chère Ida, il ne put pas refuser.
Il fit donc cette visite, qui ne fut pas de quelques minutes, comme l'avait proposé le baron, mais de près d'une heure; car, chaque fois qu'il voulut se lever, le baron ou Ida abordèrent un nouveau sujet qui l'obligeait à rester.
Ce fut seulement quand le baron le reconduisit à la porte de sortie, qu'il put aborder le sujet qu'il l'avait amené.
—A propos, connaissez-vous un journal allemand portant pour titre le Volkstaat?
Le baron ouvrit la bouche pour répondre; mais, se ravisant, il la referma aussitôt et parut chercher.
—Le Volkstaat, le Volkstaat, dit-il.
—C'est, je crois, un journal ouvrier, fait par les ouvriers pour les ouvriers.
—Eh bien! il y a un moyen très simple pour que vous ayez votre renseignement, c'est que j'écrive à mes correspondants de Dresde et de Leipzig. C'est aujourd'hui lundi: j'écris ce soir, je reçois les réponses vendredi, et vous venez dîner avec nous samedi.
Comme le colonel répondait par un refus aussi poli que possible:
—Me suis-je trompé? dit le baron, êtes-vous réellement fâché contre moi?
—Mais, comment pouvez-vous penser?...
—Non, vous n'êtes pas fâché. Alors, vous venez dîner, c'est chose convenue, ou bien, si vous refusez, je n'écris pas. Faut-il écrire?
—Écrivez, je vous prie.
—Alors, à samedi, en tout petit comité, deux amis seulement et nous.
Ceux que le baron appelait ses amis, étaient à proprement parler des compères dont le rôle consistait à rendre le dîner attrayant: l'un, homme d'esprit et du meilleur; l'autre, gourmet célèbre. Tous deux allant en ville et jouant chaque soir leur rôle, sans jamais un moment de lassitude: celui-ci mettant les convives en belle humeur, et celui-là les mettant en appétit; avec cela, depuis longtemps insensibles aux séductions féminines, et par là incapables de provoquer la jalousie.
Dès que le colonel arriva, le baron le prit dans un coin pour lui communiquer les renseignements qu'il venait de recevoir.
Le Volkstaat paraissait à Leipzig. C'était un journal socialiste, qui, fondé depuis peu de temps, exerçait une grande influence dans les classes laborieuses, sur les ouvriers des villes aussi bien que sur ceux des campagnes. En quelques mois, il avait fait le plus grand mal; mais le gouvernement avertit s'était décidé à le poursuivre à outrance; son rédacteur en chef venait d'être emprisonné, et des étrangers qui collaboraient à sa rédaction étaient en fuite: on les recherchait pour les arrêter. On était décidé à en finir avec ces misérables socialistes, qui menaçaient de corrompre tout le pays.
La colonel se déclara satisfait par ces renseignements, mais, en réalité, il l'était aussi peu que possible, désolé au contraire et tourmenté.
Condamné en France, par défaut, à cinq années d'emprisonnement, poursuivi en Allemagne, dans quel pays Antoine allait-il se retirer? comment trouverait-il à travailler? N'était-ce pas une vie de misère qui commençait pour lui et pour Thérèse? Pas d'asile, pas de pain peut-être, et avec cela impossibilité de les chercher, sous peine d'aider la police à les trouver.
Ces préoccupations nuisirent au dîner du baron.
Et le colonel ne fut pas aussi sensible qu'il l'aurait été dans d'autres circonstances à l'esprit de l'homme d'esprit et la gourmandise du gourmet.
Cependant, le baron l'ayant interrogé plusieurs fois sur sa santé et Ida lui ayant demandé en souriant dans quel pays il voyageait présentement, il voulut réagir contre sa maussaderie; puisqu'il avait accepté ce dîner, il devait y apporter une figure et des manières convenables. Évidemment sa tenue était grossière et ridicule, il réfléchirait plus tard.
Placé près d'Ida, il se tourna vers elle et tâcha de la convaincre qu'il ne voyageait pas pour le moment dans des pays chimériques, mais qu'il savait où et près de qui il était.
De là s'ensuivit une conversation animée, qui chassa les préoccupations sérieuses et tristes que le baron avait fait naître.
XXII
Ces dîners «de toute intimité» comme les qualifiait et baron Lazarus, se renouvelèrent souvent, et insensiblement ils devinrent de plus en plus fréquents.
Chaque fois, le baron avait d'excellentes raisons pour appuyer son invitation, et chaque fois le colonel, de son côté, n'en avait que de mauvaises pour la refuser.
D'ailleurs dans le vide qui remplissait son existence, ces dîners n'avaient rien pour lui déplaire, bien loin de là.
En effet, quand il ne prenait point part à un dîner de gala ou quand il n'en donnait point un lui-même, il mangeait le plus souvent à son restaurant ou à son cercle, et le brouhaha des grandes réunions lui était tout aussi désagréable que le silence et la solitude.
Chez le baron, il trouvait ce qu'il ne rencontrait pas ailleurs.
Il y a longtemps qu'on a dit que le plaisir de la table est une sensation qui naît de l'heureuse réunion de diverses circonstances, de choses et de personnes.
Cette réunion de choses et de personnes se rencontrait à la table du baron, où la chère, préparée par un cuisinier parisien et non allemand, était exquise, et où les convives étaient habilement choisis pour se faire valoir les uns les autres.
Il a été un temps où les dîners de ce genre ont été en honneur à Paris; malheureusement ils ont peu à peu disparu, à mesure que tout le monde a voulu faire grand, et ils ne se sont conservés que dans de trop rares maisons.
Celle du baron était de ce nombre, et pour le colonel c'était une détente, un repos et un charme, que ces dîners intimes. On y causait librement, spirituellement, on y mangeait délicatement, et, en même temps que le cerveau s'y rafraîchissait, l'esprit s'y allumait: on en sortait dans un état de bien être général tout à fait agréable.
Il semblait que le baron eût apporté dans le monde les qualités innées qu'ont ses compatriotes pour la profession d'hôte, ou plus justement de maître d'hôtel, profession pour laquelle les Allemands ont incontestablement, comme le savent tous ceux qui ont voyagé, des aptitudes remarquables.
A côté des dîners vinrent les soirées, car le colonel ne pouvait dîner chaque semaine, rue du Colisée, sans faire une visite au baron et à Ida.
Bien entendu, pour ces visites, il avait choisi le jour de réception du baron; mais il n'en était pas de ces réceptions comme des dîners, elles n'avaient aucun caractère d'intimité. S'y montraient tous ceux qui étaient en relations d'amitié ou d'affaires avec le baron Lazarus, des Allemands, beaucoup d'Allemands, presque exclusivement des Allemands.
Alors bien souvent la conversation prenait une tournure qui gênait le colonel, tant on disait du mal de la France. C'était à croire que tous ces gens, qui pour la plupart habitaient Paris, étaient des ennemis implacables du pays auquel ils avaient demandé l'hospitalité, le travail ou la fortune: on ne parlait que de la corruption de «la grande Babylone», de ses ridicules, de son immoralité, de ses vices, de sa pourriture. Pourquoi se serait-on gêné devant le colonel Chamberlain? N'était-il pas citoyens des États-Unis?
Mais ce citoyen des États-Unis se laissa aller un jour à répliquer à ces litanies:
—Si la France est le pays d'abomination que vous prétendez, dit-il, pourquoi y venez-vous ou plutôt pourquoi y restez-vous?
On se mit à rire de ce rire bruyant et formidable qui n'appartient qu'à la race germanique.
Alors le correspondant d'un journal de Berlin, qui ne manquait jamais d'annoncer, dans ses revues du monde parisien, que mademoiselle Ida Lazarus «avait été la reine de la soirée», prit la parole.
—Personne ne conteste les qualités de la France, dit-il avec un flegme imperturbable, et tous nous reconnaissons qu'elle est le premier pays du monde pour les couturières, pour les coiffeurs, pour les cuisiniers, pour les modistes, pour les jolies petites dames, pas bégueules du tout.
Les rires recommencèrent de plus belle.
—Et les soldats? dit le colonel agacé.
Les rires s'arrêtèrent, mais on se regarda avec des sourires discrets.
Le baron, qui n'avait rien dit, voyant le colonel piqué, leva la main, et tout le monde garda le silence.
—Cela, dit-il, c'est une plaisanterie, soyez sûr que nous rendons justice aux Français, et il serait à souhaiter que les Français fussent aussi équitables pour nous que nous le sommes pour eux. Nous les traitons en frères et eux nous regardent comme des ennemis qu'ils dévoreront un jour ou l'autre; quand nous nous plaignons de la France, c'est que nous avons peur d'elle.
Mais, ne s'en tenant pas à ces paroles d'apaisement, il voulut prendre ses précautions pour l'avenir et ne pas exposer le colonel à entendre des propos qui pouvaient le fâcher. Quand celui-ci se leva pour se retirer, il l'accompagna.
—Pourquoi donc venez-vous nous voir le mardi? dit-il; c'est mon jour de réception, et vous vous rencontrez avec une société mélangée, que mes affaires m'obligent à recevoir, Le jeudi et le samedi, au contraire, je reste en tête-à-tête avec ma fille; c'est la soirée de la famille.
Quand vous serez libre et que vous voudrez bien nous faire l'amitié d'une visite, venez un de ces jours-là, nous serons tout à fait entre nous. Il y a des heures où il me semble qu'on doit avoir besoin de calme sans solitude.
Abandonnant le mardi, il vint donc rue du Colisée le jeudi ou le samedi quelquefois même le jeudi et le samedi.
Peu à peu, il s'était pris d'amitié pour Ida, et il avait pour elle les attentions et les prévenances qu'un grand frère a pour une soeur plus jeune.
Il se livrait d'autant plus librement à ce sentiment, qu'il était bien certain que ce n'était et que ce ne pouvait être qu'une amitié fraternelle.
Mort pour le présent et l'avenir, aussi bien que pour le passé.
Plusieurs fois, la femme qu'il avait passionnément aimée, madame de Lucillière, sa chère marquise, sa chère Henriette, avait paru vouloir rappeler ce passé à la vie; mais il avait fermé les yeux et les oreilles aux avances franches et précises qu'elle lui avait faites. Elle avait insisté. Dans une maison où ils se rencontraient, elle était venue à lui, la main tendue; il s'était incliné, et, sans prendre cette main, il avait reculé. Un autre soir, elle avait manoeuvré de manière à le trouver seul dans un boudoir, et vivement, en quelques mots, elle lui avait dit qu'elle avait à lui parler. Aussi poliment que possible, mais avec une froideur glaciale, sans émotion et sans trouble, il avait répondu qu'il n'avait rien à entendre d'elle, et il s'était retiré, dégageant avec fermeté son bras, qu'elle avait pris.
Non, il n'aimerait plus, et il n'y avait pas à craindre que le sentiment amical qu'il éprouvait pour Ida, se changeât jamais en une tendresse passionnée.
Les semaines, les mois s'écoulèrent, et l'on gagna l'été sans que les dîners ni les soirées s'interrompissent.
Un soir de juillet, qu'il se rendait à pied rue du Colisée pour faire sa visite du samedi, marchant doucement, il croisa, en arrivant devant la porte du baron Luzerne, son ami Gaston de Pompéran, et naturellement tous deux s'arrêtèrent en même temps pour se serrer la main.
Après quelques mots insignifiants, Gaston se mit à sourire en montrant du doigt les arbres du jardin du baron.
—Vous allez là? dit-il.
—Oui, je vais faire une visite au baron.
—Et à sa fille?
—Et à sa fille.
—Alors c'est vrai?
—Qui est vrai?
-Est-il vrai que vous épousez mademoiselle Lazarus?
A ce nom, le colonel fit deux pas en arrière et frappa le pavé du pied.
—Vous voyez bien, mon cher Édouard, que ma question était indiscrète et que j'avais raison d'hésiter à vous l'adresser.
—C'est qu'aussi ces questions à propos de mariage sont vraiment irritantes. Certes, je ne dis pas cela pour vous, mon cher Gaston, et, si quelqu'un a le droit de m'interroger à ce sujet, c'est vous, vous seul. Que cela soit bien entendu, et ne concluez pas de mon mouvement d'impatience que je suis fâché contre vous.
Disant cela, le colonel tendit la main à Gaston.
—On a remarqué que vous dîniez chaque semaine chez le baron, et que de plus vous passiez chez lui, en sa compagnie et en celle d'Ida, une partie de vos soirées. De là, à conclure à un mariage, il n'y a qu'un pas.
—Eh bien! on s'est trompé. Il n'a jamais été question de mariage entre Ida et moi, je n'en ai même jamais eu la pensée; cela est précis, n'est-ce pas?
Tout en causant, le colonel avait accompagné Gaston. Il le quitta et revint sur ses pas, marchant rapidement sous le coup de l'exaspération; car, s'il n'était pas fâché contre Gaston, il l'était contre «les autres».
Cette question de mariage le poursuivait donc toujours et sans relâche? Il fallait en finir.
Et revenant sur ses pas, il franchit la grande porte et sonna à la grille de l'hôtel Lazarus, décidé à provoquer une explication ce soir même.
XXIII
Ce n'était pas chez lui que le baron avait coutume de recevoir le colonel, c'était chez sa fille.
En effet, c'était pour sa fille qu'il restait à la maison; il était donc tout naturel que ce fût chez sa fille qu'il passât la soirée, dans cette pièce où le colonel avait été reçu dès le second jour de son arrivée à Paris, et qui, par sa disposition comme par son ameublement, son aquarium, sa volière, sa bibliothèque de littérature et de musique, son piano, son orgue, ses chevalets, ses tableaux, ses objets de ménage, présentait une si étrange réunion de choses qui juraient entre elles.
Chaque fois qu'il arrivait, le colonel trouvait le baron assi dans un large fauteuil, devant une table sur laquelle. était servi un plateau avec un cruchon plein de bière et deux verres; installée devant le piano ou devant l'orgue, Ida faisait de la musique pour son père, qui, renversé dans son fauteuil, les jambes posées sur un tabouret, suivait en l'air les dessins capricieux de la fumée de sa pipe.
Il était impossible de voir à Paris un tableau de la vie de famille plus patriarcal. Évidemment cette bonne fille serait un jour la meilleure femme qu'un mari pût souhaiter; en elle, tout se trouvait réuni: les talents les plus variés, et avec cela l'ordre, la complaisance, l'indulgence, la simplicité, heureuse d'un rien, heureuse surtout du bonheur qu'elle donnait.
Quand elle disait Lieber papa, sa voix était une suave musique.
Et il était impossible d'être plus gracieuse qu'elle quand, penchée devant son père, elle lui tendait un papier roulé pour qu'il allumât sa pipe.
Où aurait-on trouvé à Paris une jeune fille qui aurait permis que son père fumât chez elle, et la pipe encore?
Pour elle, au contraire, cela était tout simple; elle ne pensait qu'aux plaisirs des autres, et, pour son odorat, la fumée de la pipe paternelle ne pouvait que sentir bon.
Quand le colonel entra chez Ida, celle-ci était au piano en train de jouer une romance de Mendelssohn, et le baron, sa pipe allumée, était assis dans son fauteuil.
Au bruit que fit la porte en s'ouvrant, Ida tourna la tête; mais le colonel lui fit signe de ne pas s'interrompre. Quant au baron, il ne bougea pas; on pouvait croire qu'il était absorbé dans une sorte de ravissement. Renversé dans son fauteuil, les yeux perdus dans le vague, il n'était plus assurément aux choses de la terre: était ce la musique, était-ce le tabac qui produisait cette extase? les deux peut-être.
Le colonel, sans faire de bruit, s'assit sur le premier siège qu'il trouva à sa portée et attendit que la romance fût finie.
Le dernier accord plaqué, Ida quitta vivement son tabouret et vint à lui en courant.
—Vous êtes en retard, dit-elle; voilà pourquoi j'ai joué cette romance à papa. Voulez-vous que je la recommence pour vous?
Le baron était enfin sorti de son état extatique.
—Oui, dit-il, recommence, je te prie; le colonel sera heureux de t'entendre, tu as joué comme un ange.
Mais le colonel n'était pas en disposition d'écouter la musique avec recueillement, même quand c'était un ange qui était au piano.
Il resta immobile sur son siège, n'écoutant guère et suivant sa pensée intérieure d'autant plus librement qu'il ne se croyait pas observé.
Mais Ida, qui jouait de mémoire, jetait de temps en temps un regard de côté sur une glace, dans laquelle elle suivait les mouvements de physionomie du colonel et voyait sa préoccupation.
Quant au baron par suite d'une heureuse disposition particulière dont l'avait doué la nature et qu'il avait singulièrement développée par l'usage, il pouvait voir ce qui se passait autour de lui, sans paraître le regarder: si bien qu'il remarqua aussi, à l'air sombre et recueilli du colonel, qu'il devait être arrivé quelque chose d'extraordinaire.
Cela troubla sa jouissance musicale, et, au lieu d'écouter religieusement la romance de Mendelssohn, il se demanda curieusement ce qu'avait le colonel.
Plusieurs fois, dans le cours de la soirée, qui se passa assez tristement, Ida fit un signe furtif à son père pour lui montrer le colonel; mais le baron répondit toujours en mettant un doigt sur ses lèvres.
Ce fut le colonel lui-même qui prit les devants.
—Voulez-vous me donner monsieur votre père pendant quelques instants? dit-il en s'adressant à Ida. J'ai à l'entretenir d'une affaire pressante, pour moi très-importante, et je ne voudrais pas vous imposer l'ennui de l'entendre.
Tous deux sortirent pour passer dans le cabinet du baron. Lorsqu'ils furent entrés, le colonel se retourna pour s'assurer que la porte était fermée.
—Alors c'est très grave? demanda le baron en souriant.
—Très-grave pour moi, et même jusqu'à un certain point pour vous. Je pense, que mon assiduité dans votre maison vous a prouvé tout le plaisir que j'éprouvais à vous voir, ainsi que mademoiselle Lazarus.
—Plaisir partagé, mon cher ami, dit le baron en mettant la main sur son coeur, soyez-en convaincu; nos réunions ont été un vrai bonheur pour moi, aussi bien que pour ma fille.
—Isolé à Paris, continua le colonel, n'ayant que quelques amis dont les plaisirs étaient quelquefois pour moi une fatigue, j'étais heureux de trouver une maison calme...
—Avec la vie de famille, acheva le baron; dites-le franchement, mon ami. C'est là en effet ce que nous pouvions vous offrir.
—Et ce que vous m'avez offert avec une cordialité que je n'oublierai jamais.
Le baron suivait ce discours avec anxiété, se demandant où il devait aboutir, et pressentant, au ton dont il était prononcé, à l'embarras qui se montrait dans le choix des mots, enfin à mille petits faits résultant de l'attitude et des regards du colonel, que sa conclusion ne pouvait être que mauvaise.
Ces paroles furent pour lui un trait de lumière qui illumina tout ce qui avait été dit d'obscur jusqu'à ce moment par le colonel et en même temps le but encore éloigné auquel celui-ci tendait.
C'était un adieu que le colonel lui adressait.
Instantanément son plan fut tracé avec une sûreté de coup d'oeil qui lui rendit sa présence d'esprit, un moment troublée.
Le colonel avait fait une pause, comme s'il s'attendait à être aidé par le baron; mais, celui-ci étant resté silencieux, les yeux fixés sur lui, il continua:
—Ceci dit, et il fallait le dire pour qu'il n'y eût pas de malentendu entre nous, j'arrive à la partie difficile de la demande que j'ai à vous adresser, et pour laquelle, vous le voyez, je cherche mes mots sans les trouver.
Le baron se mit à rire de son gros rire bon enfant.
—Comment! mon cher ami, vous cherchez vos paroles avec moi et pour une demande telle que celle que vous avez à m'adresser? Allons donc! Pourquoi ne pas parler tout simplement, franchement, sans détours et sans ambages?
Assurément vous avez raison, dit le colonel, surpris de cette gaieté; mais...
—Mais, quoi! croyez-vous que je ne sache pas ce qu'il y a dans votre demande?
—Vous savez?
—Parbleu! Et vraiment, dans les termes où nous sommes, cela n'est pas bien difficile à deviner. Je ne suis pas un grand sorcier ni un grand diplomate; je suis un bon père, voilà tout; un homme qui aime sa fille et auquel l'amour paternel donne une certaine clairvoyance.
Il se tut pour regarder le colonel avec une bonhomie pleine d'émotion.
—Voyons, dit-il en poursuivant, si je ne m'étais pas aperçu depuis longtemps de ce dont il s'agit, je ne serais pas le père que vous connaissez.
Contrairement à ce qu'avait fait le colonel, le baron parlait d'une voix forte et rapide, de telle sorte qu'il était à peu près impossible de l'interrompre.
—Savez-vous ce que j'ai fait, lorsqu'il y a quelques mois j'ai commencé à me douter de quelque chose? Non, n'est-ce pas? Eh bien! je vais vous le dire pour que vous compreniez ce que je suis et pour que vous me jugiez tout entier. Je me suis adressé à ma fille, là tout franchement, directement. Je vois que ça vous étonne. Eh bien! cependant, je crois que je n'ai pas eu tort. Au reste, j'aurais voulu agir autrement que je n'aurais pas pu. Quand on est franc, si l'on veut biaiser avec sa franchise, on ne fait que des maladresses, maladresses de paroles et, ce qui est plus grave, maladresses de conduite. Vous me direz que j'aurais pu m'adresser d'abord à vous. Cela est vrai, mais avec ma fille j'avais une liberté que je n'aurais pas eue avec vous. Je me suis donc adressé à elle et je lui ai dit: «Ma chère fille, je ne suis pas soupçonneux et n'ai aucune des qualités d'un juge d'instruction ou d'un limier de police, cependant je vois autour de moi des choses qui me touchent au coeur, je vois ce qui se passe, mais je ne sais pas quels sont tes sentiments, et je viens à toi franchement pour que tu me les dises.» Je dois vous confesser qu'elle a été émue et troublée en m'entendant parler ainsi. Alors j'ai continué: «Je ne désapprouve rien, et avant tout je dois te déclarer, ce que tu sais déjà, mais enfin il est bon que cela soit nettement exprimé, je dois te déclarer que j'ai pour le colonel Chamberlain la plus haute estime et la plus chaude sympathie; en un mot, c'est l'homme selon mon coeur.» Je vous demande pardon de vous dire cela en face, mon cher ami, mais, puisque telles ont été mes paroles, je dois les répéter sans les altérer.
Le colonel, qui tout d'abord, et aux premiers mots significatifs de ce discours, avait voulu l'interrompre, écoutait maintenant, bouche close, se demandant avec stupéfaction ce que tout cela signifiait.
Le baron poursuivit:
—«Maintenant que tu connais mes sentiments à l'égard du colonel, dis-je à ma fille, je te prie de me faire connaître les tiens en toute sincérité, en toute franchise.» Vous pouvez vous imaginez quel trouble cette question directe lui causa. Je voulus alors venir à son aide. «Ce n'est point une confession que j'espère de toi, c'est un mot, un seul mot, mais net et précis: si le colonel Chamberlain me demande ta main, que dois-je lui répondre?»
A ce mot, le colonel se leva ou plus justement sauta de dessus le fauteuil qu'il occupait.
Mais de la main, le baron, par un geste paternel et avec un bon sourire, lui imposa silence:
—Je vois que cela vous étonne, dit-il, mais je suis ainsi fait; quand je veux savoir une chose, je ne trouve pas de meilleur moyen que de la demander tout naïvement. Si ma question vous surprend maintenant, elle ne surprit pas moins ma chère Ida. En parlant, je la regardais; je vis son front rougir, puis son cou; ses yeux s'emplirent de larmes; ses lèvres frémirent, sans former des mots, et elle détourna la tête; mais presque aussitôt, relevant les yeux sur moi et me lançant un coup d'oeil qui me troubla moi-même profondément, tant il trahissait de joie et de bonheur, elle se jeta dans mes bras et cacha sa tête sur ma poitrine. Je n'insistai pas, vous le comprenez bien; ce que je venais de voir était la réponse la plus précise que je pusse désirer. Vous voyez, mon ami, que vous pouvez m'adresser votre demande sans crainte; je l'attendais et je suis prêt à y répondre: Oui, cent fois, mille fois, oui.
Et, comme le colonel se tenait devant lui, dans l'attitude de la stupéfaction:
—Ce n'est pas quand je sais qu'elle vous aime que je peux dire non, n'est-il pas vrai? alors que le oui m'est si doux à prononcer.
Le colonel restait toujours immobile, sous le regard souriant du baron.
Alors celui-ci parut remarquer cette immobilité et cette stupéfaction; son sourire s'effaça, et peu à peu, mais rapidement cependant, son visage prit l'expression de la surprise.
—Eh quoi! dit-il, que se passe-t-il donc en vous? qu'avez-vous? pourquoi ce regard troublé? qui cause cette émotion? Vous vous taisez? Ah! mon Dieu!
Et le baron, à son tour, se leva vivement.
—Voyons, mon ami, dit-il, mon cher ami, vous m'avez bien dit, n'est-ce pas, que vous aviez une demande à m'adresser?
—Oui.
—Eh bien! alors c'est à cette demande que j'ai répondu. Que trouvez-vous dans cette réponse qui ne vous satisfasse pas? Elle est à vous, je vous répète que je vous la donne.
Le colonel, gardant le silence, baissa la tête.
Le baron parut le regarder avec une surprise qui croissait de seconde en seconde; tout à coup il se frappa la tête, et prenant le colonel par la main:
—Cette demande, dit-il,—sur votre honneur, répondez franchement, colonel;—cette demande ne s'appliquait donc pas à ma fille? Sans pitié, sans ménagement, sans circuit, un oui ou un non: répondez, colonel, répondez.
—Je venais vous dire qu'on présence de certains propos qui couraient dans le monde et que mon assiduité chez vous paraissait justifier, je vous demandais à suspendre nos relations.
Le baron tomba affaissé sur son fauteuil, comme s'il venait de recevoir un coup de massue qui l'avait assommé.
—Ah! mon Dieu! dit-il, ma pauvre enfant!
A plusieurs reprises, il répéta ces trois mots avec un accent déchirant: il était accablé.
Bientôt il redressa la tête, et, à plusieurs reprises, il passa ses deux larges mains sur son visage en les appuyant fortement comme pour comprimer son front; puis, se levant et croisant ses bras, il vint se placer en face du colonel, à deux pas.
—Et vous m'avez laissé parler? dit-il.
Ce n'était pas de la colère qu'il y avait dans ces paroles: c'était une profonde douleur, un morne désespoir.
—Moi, dit-il, j'ai mis à nu devant vous le coeur de ma fille.
Un temps assez long se passa, sans qu'ils prissent ni l'un ni l'autre la parole.
Le colonel ne savait que dire, et le baron attendait qu'il commençât.
Enfin le baron se décida.
—Ne me répondez pas, dit-il; nous ne sommes point en état de nous expliquer en ce moment. Vous réfléchirez de votre côté; moi, je réfléchirai du mien, et tous deux, en hommes d'honneur, nous chercherons un moyen pour sortir de cette terrible situation. En attendant, je vous prie de ne pas interrompre vos visites et je vous demande d'être pour ma fille ce que vous avez été. Il ne faut pas qu'elle apprenne la vérité par un coup brutal: elle en mourrait, ne l'oubliez pas. Je la préparerai; nous chercherons, nous verrons. Je compte donc sur vous pour notre dîner de mardi.. Vous viendrez?
—Je viendrai.
Quand le colonel se fut retiré, le baron rentra chez sa fille, se frottant les mains à se les brûler.
—Eh bien! papa? dit Ida.
—Eh bien! mon enfant, le colonel cherche en ce moment une bonne formule pour me demander ta main; viens que je t'embrasse.
XXIV
Mais ce plan du baron ne se réalisa pas tel qu'il avait été conçu, il lui manqua la condition sur laquelle le baron comptait le plus: le temps, et le hasard, que le baron n'avait pas admis dans ses calculs, vint bouleverser ses savantes combinaisons.
On sait quel mouvement de surprise et de stupéfaction s'empara de tout le monde, lorsqu'au mois de juillet 1870 on comprit tout à coup que la guerre entre la France et la Prusse pouvait faire explosion d'un moment à l'autre.
En disant que tout le monde fut surpris, le mot n'est peut-être pas tout à fait juste.
Il y avait en effet, en France, des gens que la marche du gouvernement épouvantait, et qui se disaient que ce gouvernement aux abois, après avoir essayé de tous les expédients et tenté toutes les aventures, se jetterait, un jour où l'autre, dans une nouvelle guerre pour retrouver là quelques mois de force et de puissance qui lui permissent de résister à la liberté.
D'autres, qui connaissaient la Prusse et qui savaient quel formidable engin de guerre elle avait entre les mains, se disaient que sûrement elle voudrait s'en servir avant qu'il se fût rouillé, et établir ainsi sa domination dans toute l'Allemagne sur la défaite de la France.
De là des points noirs, comme on disait alors, c'est-à-dire des nuages chargés d'orages qui, se rencontrant et se choquant, devaient fatalement allumer la foudre.
Mais ces nuages, qui, en ces dernières années, avaient souvent menacé de se rencontrer, paraissaient pour le moment éloignés l'un de l'autre; le ciel était serein, le baromètre était au beau, et les esprits timides avaient fini par se rassurer. Ce ne serait pas pour cette année Le baron Lazarus lui-même, qui savait bien des choses et qui, par ses relations multiples aussi bien en France qu'en Allemagne, était en mesure d'être bien informé, répétait comme beaucoup d'autres: ce ne sera pas cette année.
Si, pour certaines raisons, cette croyance le satisfaisait, pour d'autres non moins sérieuses elle le désespérait; car, depuis longtemps averti et convaincu de l'imminence de la guerre, il était à la baisse dans toutes ses spéculations. Au lieu du trouble qui devait rétablir ses affaires, il voyait de nouveau se raffermir une tranquillité qui les ruinait; encore quelques mois de paix et il était perdu. C'était même cette expectative terrible qui, en ces derniers temps, lui avait fait si ardemment désirer de marier sa fille au colonel: la guerre ou la fortune du colonel. Si les deux lui manquaient, c'en était fait de lui.
Tout à coup cette guerre, qu'il croyait écartée pour l'année présente, se montra menaçante, et en quelques jours les chances de paix semblèrent disparaître complètement, tant des deux côtés on était disposé à saisir les occasions de lutte qui se présentaient ou qu'on pouvait faire naître.
Les événements se précipitèrent, la rente, qui était à 72 60 le 5 juillet, était à 67 40 le 14.
C'était la fortune pour le financier, mais d'un autre côté c'était la ruine des espérances du père.
En effet, si la guerre éclatait, il ne pouvait pas rester à Paris, et alors que devenait son plan, qui devait si habilement amener le colonel à prendre Ida pour femme?
Il fallait donc, s'il était obligé de quitter Paris, que le colonel le quittât en même temps.
Aussitôt que les bruits de guerre s'élevèrent, et ce fut justement le lendemain du jour où eut lieu leur entretien et «où le coeur d'Ida avait été mis à nu, le baron s'occupa de préparer le colonel à ce départ.
Au dîner qui suivit cet entretien, le colonel eut pour voisin de table un médecin qui, disait-on, connaissait admirablement les eaux minérales de toute l'Europe. Plusieurs fois il sembla au colonel que ce médecin le regardait avec attention, comme s'il voulait l'étudier.
Après le dîner, ce voisin peu agréable ne le lâcha pas et, se cramponnant à lui de force, l'attira dans un coin.
Il mit la conversation sur les maladies de foie, et cita des cures merveilleuses obtenues par les eaux minérales.
Puis, tout à coup, quittant les états généraux pour en prendre un particulier, il se mit à interroger le colonel comme dans une consultation.
Vous devez souffrir d'obstruction du côté du foie; j'en suis aussi certain que si vous m'aviez longuement raconté ce que vous éprouvez.
Et, se tenant à des indications assez vagues, il décrivit les différents états par lesquels le colonel passait dans la digestion.
—Est-ce exact?
—Très exact.
—Eh bien! mon cher monsieur, si j'étais à votre place, je n'hésiterais pas une minute; je partirais pour Carlsbad, Marienbad, Kissingen ou Hombourg, dont les eaux vous débarrasseraient rapidement. Sans doute votre état n'est pas grave; cependant je suis convaincu qu'une médication fondante et résolutive vous serait salutaire. Il ne faut pas garder cela, voyez-vous; pris en temps, ce n'est rien, tandis que quand on a attendu, il est souvent trop tard lorsqu'on veut agir. Les eaux allemandes, c'est non-seulement un conseil d'ami, c'est encore un ordre de médecin, si vous me permettez de parler ainsi.
Quelques instants après que le médecin se fut éloigné, le baron se rapprocha du colonel.
—Eh bien! dit-il, que me raconte donc le docteur Pfoefoers? Il vous ordonne les eaux dans notre pays. Si je puis vous être utile, je me mets à votre disposition.
—Je vous remercie, je ne puis pas quitter Paris en ce moment.
—Même quand la science l'ordonne!
Je ne puis pas obéir à la science.
—Mais c'est une horrible imprudence.
—Plus tard, je verrai.
Il fut impossible de le décider ou de l'ébranler; il avait trop souvent vu la mort pour avoir peur des médecins, et leurs arrêts le laissaient parfaitement calme quand il n'en riait pas.
Il fallut se tourner d'un autre côté, et ce fut Ida qui dut essayer de décider le colonel à faire un voyage en Allemagne.
Mais pour cela il aurait fallu du temps, et précisément le temps manquait.
De jour en jour, d'heure en heure, la guerre devenait plus menaçante, et, par ce qui se passait à Paris, au moins par ce qu'on voyait, il était évident que le gouvernement français cherchait à provoquer les sentiments guerriers du pays, comme pour lui faire prendre une part de responsabilité dans la déclaration de la guerre.
Paris présentait une physionomie étrange, où les émotions théâtrales se mêlaient aux sentiments les plus sincères.
On a la fièvre; on sort pour savoir, pour respirer. Sans se connaître, on s'aborde, on s'interroge, on discute; les boulevards sont une cohue, et, tandis que les piétons s'entassent sur les trottoirs, les voitures sur la chaussée s'enchevêtrent si bien, qu'elles ne peuvent plus circuler. De cette foule partent des vociférations; on crie: «Vive la la guerre! A bas la Prusse!» tandis qu'à côté on répond «Vive la paix!» On chante la Marseillaise, les Girondins, le Chant du départ, et, pour la première fois depuis vingt ans, Paris entend: «Aux armes, citoyens!» sans que la police lève ses casse-tête; elle permet qu'il y ait des citoyens.
L'heure s'avance, la foule s'éclaircit, l'encombrement des voitures diminue; alors sur la chaussée on voit s'avancer des gens en blouses blanches, qui forment des sortes d'escouades, ayant à leur tête un chef qui porte une torche allumée.
—A Berlin! à Berlin! Vive la guerre!
Dans la foule, tandis que quelques enthousiastes faciles à enflammer répètent: «A Berlin!» on se regarde en voyant passer ces comparses, on sourit ou bien on hausse les épaules, et quelques voix crient: «A bas les mouchards!»
Un soir que le colonel regardait ces curieuses manifestations, il aperçut, dans une calèche découverte qui suivait ces blouses blanches, un homme que depuis longtemps il n'avait pas vu: le comte Roqueblave. De temps en temps le comte se penchait en dehors de la calèche, qui allait au pas, et, le visage souriant,—s'il est permis de donner le nom de sourire à la grimace qui élargissait cette face épaisse,—il applaudissait des deux mains en criant: «Bravo, mes amis, bravo!» Assise près de lui, se trouvait une personne d'apparence jeune, qui, la tête tournée du côté opposé à celui où se trouvait le colonel, criait à pleine voix: «A Berlin! Vive l'empereur!» Tout à coup ce jeune homme, dont la voix dominait le tumulte, se redressa pour se pencher vers le comte Roqueblave, et le colonel recula d'un pas, stupéfait.
C'était Anatole!
Anatole frais, élégant, bien peigné, bien cravaté, bien ganté; Anatole assis auprès du comte Roqueblave, dans la voiture d'un sénateur: Anatole en France.
Instinctivement le colonel regarda autour de lui pour voir s'il ne devait point parer quelque coup de couteau; mais il n'aperçut que de bons bourgeois qui applaudissaient ou qui huaient cette manifestation courtisanesque d'un personnage dont le nom circulait dans les groupes.
Comme le comte, penché en dehors de la calèche, répétait: «A Berlin!» un gamin, qui se trouvait au premier rang des curieux sur le trottoir, descendit sur la chaussée, et, s'avançant de deux ou trois pas vers la voiture, il se mit à crier, avec cette voix grasse et traînante qui n'appartient qu'au voyou parisien:
«A Chaillot, le père noble! Oh! la la!»
Et la calèche s'éloigna au milieu des rires, des huées et des applaudissements confondus, sans qu'Anatole eût aperçu et reconnu son cousin, le colonel Chamberlain, perdu dans la foule.
Pendant quelques jours, ces manifestations continuèrent plus ardentes ou plus tranquilles, selon que les chances de paix ou de guerre s'accentuaient.
Un jour, les canons étaient chargés; le lendemain, la paix n'avait jamais été sérieusement menacée; hier les Prussiens étaient nos amis, aujourd'hui ils étaient nos ennemis, demain ils redeviendraient nos amis, et, dans le gouvernement, deux ou trois comédiens, aux reins souples et au coeur léger, faisaient des passes et des poses avec le drapeau de la France; ils le dépliaient, ils le repliaient, ils l'agitaient furieusement, ils le remettaient dans leur poche en souriant. C'était éblouissant.
Cependant les événements avaient marché, et, comme de chaque côté on les avait arrangés et exploités en vue de certains intérêts particuliers, ils étaient fatalement arrivés à la guerre: l'ambassadeur de Prusse avait quitté Paris.
Le soir de ce départ, comme le colonel allait sortir de chez lui, on lui annonça M. le baron Lazarus.
Bien que la Bourse eût de nouveau baissé et que la rente fût à 65 fr. 50, ce qui faisait gagner des sommes considérables au baron, celui-ci entra avec une figure grave et sombre; car si le financier était plein de joie, le père, par contre, était plein d'inquiétude.
Qu'allait-il advenir de son plan et comment maintenant décider le mariage de sa fille? Le colonel qui, pendant cette quinzaine, était venu plusieurs fois rue du Colisée, ne s'était pas prononcé, et même il n'avait fait aucune allusion à leur entretien.
—Je viens vous apprendre, dit le baron en s'asseyant, que M. le baron de Werther est parti ce soir, avec tout le personnel de l'ambassade, par le train de cinq heures. Alors tout est fini?
—C'est-à-dire que tout commence. La France a voulu la guerre, elle l'a. Maintenant, c'est la question de la prépondérance de la France ou de l'Allemagne en Europe qui est engagée: la Providence seule sait quand et comment elle se résoudra. Mais les intérêts généraux ne doivent pas nous faire oublier les intérêts particuliers; je viens donc vous demander à quoi vous vous êtes arrêté.
Le colonel regarda le baron comme pour le prier de préciser sa question.
Celui-ci s'inclina et continua:
—Il est à craindre, dit-il, que nous ne soyons nous-mêmes obligés de quitter Paris, car la guerre va prendre un caractère implacable; si cela se réalise, je désire savoir quelles sont vos intentions.
—Mais je n'ai pas de raisons pour quitter Paris, au contraire.
—Pas de raisons pour quitter Paris? Pas de raisons pour venir en Allemagne?
—Oubliez-vous que je suis Français d'origine? Ne savez-vous pas que je suis Français de coeur. Je ne peux pas, pendant la guerre, aller chez les ennemis de mon pays.
—Je vois que vous avez oublié notre entretien.
—Ah! certes, non, et je vous jure que vous ne devez douter ni de me sympathie ni de mon amitié pour mademoiselle Lazarus: mais....
Il hésita.
—Mais?... demanda le baron.
—Mais la sympathie et l'amitié, si vives qu'elles soient, ne suffisent pas pour faire un mariage.
Le baron se leva avec dignité.
D'un geste rapide, le colonel le pria de ne pas se retirer; car, bien qu'il n'eût rien à dire, il eût voulu dire quelque chose.
—Il me semble que ces événements, dit-il enfin, ont au moins cela de bon, qu'ils couperont court aux propos du monde.
—Je vois que vous savez tirer parti des événements, dit le baron en se dirigeant vers la porte.
Mais, prêt à sortir, il se prit la tête dans les deux mains et murmura:
—Oh! ma pauvre enfant!
Le colonel, qui le suivait de près, fut ému par ces paroles.
Le baron s'était arrêté tout à coup. Il releva la tête:
—Colonel, dit-il, j'ai une demande à vous adresser, et, bien qu'elle me coûte cruellement, je ne dois penser qu'à ma fille. Après avoir longuement et douloureusement réfléchi, mon intention n'est pas de lui avouer la vérité, au moins présentement; je désire lui laisser croire que vous restez à Paris par patriotisme, et que cette raison est la seule qui vous empêche de nous accompagner en Allemagne. Plus tard, lorsque le temps aura apporté un certain apaisement à son chagrin, je la préparerai peu à peu à la vérité; mais, pour que ce plan réussisse, il me faut votre concours. Je compte quitter Paris dans deux ou trois jours: voulez-vous m'accompagner à la gare et m'aider à tromper cette pauvre enfant? Sans doute, il vous faudra feindre des sentiments que vous n'éprouvez pas, mais la pitié vous inspirera.
Le baron essuya sa joue du bout de son doigt; il pleurait, ce pauvre père!
Bien entendu, le colonel promit ce qui lui était demandé; pouvait-il refuser?
Il voulut même faire davantage, et, le lendemain soir, il se rendit rue du Colisée.
La maison était bouleversée. Une escouade d'ouvriers emballeurs entassait, dans les caisses en bois, tous les objets de valeur qui garnissaient les appartements: les tableaux, les bronzes, les livres, les porcelaines et les meubles assez légers pour être emportés.
—Savons-nous quand nous reviendrons et ce que nous retrouverons? dit le baron.
Ida, prenant le colonel par la main, le conduisit devant la volière et l'aquarium.
—J'ai compté sur vous, dit-elle tristement; je ne puis emporter ni mes oiseaux ni mes poissons, et j'ai peur qu'on ne les laisse mourir ici. Voulez-vous que je les fasse porter chez vous demain matin? En les regardant, vous penserez quelquefois à l'exilée.
Puis; le baron les ayant laissés seuls, elle lui prit la main, et la lui serrant fortement:
—C'est bien, dit-elle, en restant à Paris, vous faites votre devoir. La France n'est-elle pas votre patrie?
Elle paraissait émue, mais en même temps cependant soutenue par une volonté virile.
Leur départ était fixé au mercredi. Ce jour-là, le colonel, comme il l'avait promis, arriva rue du Colisée pour monter en voiture avec eux et les accompagner à la gare.
Il n'avait pas besoin «de feindre des sentiments qu'il n'éprouvait pas,» selon le conseil du baron; il était réellement sous une impression pénible.
La gare était encombrée d'Allemands qui quittaient la France: c'était un entassement, une cohue; mais, devant M. le baron Lazarus, les portes secrètes s'ouvrirent, et le colonel accompagna Ida iusqu'au wagon retenu pour elle.
Pendant que le baron s'installait dans son compartiment avec l'aide de son secrétaire, Ida prit le bras du Colonel, et l'emmenant quelques pas plus loin:
—Vous souviendrez-vous? dit-elle.
Et elle lui tendit une petite branche de vergise mein nicht, qu'elle tira de son corsage.
Avant que la colonel eût répondu, le baron appela sa fille.
Ils revinrent vers le wagon, et elle monta en voiture.
La baron tendit la main au colonel:
—Au revoir!
On sonna le départ, la machine siffla, le train s'ébranla lourdement, et dans la fumée, le colonel resté sur le quai, aperçut un mouchoir blanc qui voltigeait,—celui d'Ida.
Il sortit de la gare tant bien que mal, au milieu des pauvres gens qui, moins puissants que le baron, n'avaient pas pu partir.
Si les Allemands quittaient la France pour retourner dans leur pays, les Français qui étaient en Allemagne n'allaient-ils pas revenir en France, même les proscrits et les condamnés politiques?
Et Thérèse?
FIN DE IDA ET CARMELITA
(L'épisode qui suit Ida et Carmelita a pour titre Thérèse.)