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Images exotiques & françaises

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LE SPECTRE

Il a vu le spectre.

On lui avait bien dit qu’il viendrait.

On le dit à tous les hommes, depuis les premiers jours de leur enfance ; et ils ne le croient jamais. Au fond, on ne croit sérieusement, absolument, qu’à ce qui fut l’objet d’une expérience personnelle, d’un petit commencement, à tout le moins, d’expérience personnelle.

Vous-même, si vous êtes jeune, croyez-vous que vous vieillirez ? Certes, vous avez vu vieillir autour de vous, vous savez qu’on vieillit, que c’est une loi inéluctable. Et toutefois, n’en ayant aucune expérience, ne pouvant d’avance vous rendre compte de quelle manière vous vieillirez, vous n’êtes pas sûr. Si vous osiez, vous avoueriez un scepticisme. Un jour, cependant, le spectre de la vieillesse apparaît : et il surprend.

Pourtant, il ne s’est pas conduit avec vous d’une façon brutale ; on n’a rien à lui reprocher. Il ne vous a arraché les cheveux ni broyé les dents. Vous êtes toujours le même en apparence, et le signe qu’il fait aujourd’hui, vous vous souvenez maintenant que, parfois déjà, il l’avait fait ; seulement vous n’aviez pas compris. Vous aviez moins d’appétit ; vous vous êtes contenté de vous enorgueillir d’une vertu nouvelle nommée sobriété. Vous étiez plus sensible au froid ; vous vous êtes ingénument applaudi de votre prudence. Vous éprouviez moins de joie devant la nouveauté inattendue des faits et des apparences, ou bien moins d’étonnement et d’indignation ; vous appeliez cette froideur sagesse. Et cependant quelque chose aurait pu vous avertir : la diminution du plaisir conscient qu’on a de voir chaque année se renouveler les saisons, naître une feuille sur un arbre, — une feuille verte, vivante, amoureuse du vent, de la pluie ou du soleil, — mourir un fruit qui rougit ou se dore, jaunir la cime des arbres ou tomber la première neige qui vous fait dire : « Quel bonheur ! Elle est toute blanche, sortons bien vite pour marcher dessus ! » Et voilà que ces événements immenses ne vous font plus rien ! On aurait dû frémir d’inquiétude : on n’y a pas pensé.

Brusquement, il y a une petite maladie qui vous prend. Rien de grave. Un fiacre qui vous heurte dans la rue, et vous froisse un muscle ; ou bien un rhume qui vous fait tousser ; ou bien un accès de fièvre, vieux rappel de vieux voyages. Toutes choses qui vous sont arrivées vingt fois. Ah ! le goût qu’avaient les maladies dans la jeunesse ! Comme on voudrait encore le sentir ; comme on était abattu, écrasé, brûlant, puis glacé ; et comme on réagissait ! Le mal vous faisait l’effet d’un accident ridicule, d’une irrégularité passagère, d’une espèce d’injustice qui n’aurait qu’un temps. Et on ne se trompait pas, ça n’avait qu’un temps. On se retrouvait ensuite le même, et souvent mieux, comme purifié, purgé, entraîné, plus maigre, plus sec, plus vivant. Et d’ailleurs on n’avait jamais pensé qu’il en pût être autrement. Il faut de ces maux terribles, qui ne pardonnent pas et qui vieillissent précisément avant l’âge, pour qu’un jeune homme se dise : « Je ne serai plus ce que j’ai été. » Il s’indigne seulement d’être arrêté pour quelques minutes dans sa course. En vérité, le type de toutes les maladies de jeunesse est le mal de dents, atrocement douloureux, irritant à vous faire perdre toute patience, et humiliant parce qu’on sait, de toute son intelligence et de tout son instinct, qu’il n’a aucune importance. On se sent momentanément déchu, on se refuse à cette déchéance, et, aussitôt qu’on en est sorti, on se promène pour dire : « Ce n’était pas vrai : Me voilà, moi ! Vous pouvez regarder, je suis le même. »

Mais, au contraire, cette fois, le spectre de la vieillesse est venu jusqu’à la porte. Il l’a entr’ouverte ; on a vu sa laide figure. Tout de suite, il est parti ; mais on sait qu’il est dans l’escalier, et qu’il y restera toujours…

Jadis, on vivait en avant. Voici qu’on apprend à goûter le charme de la minute présente ; on ne la laisse fuir qu’avec peine ; on porte à la perfection l’art de la prolonger. On l’avait regardé venir ; on le regarde s’en aller. C’est que l’angle sous lequel on considérait l’univers a changé. C’est en vain qu’il y a quelques années la réflexion vous disait qu’on y occupe moins de place qu’une fourmi sur une montagne ; on ne le savait que par l’intelligence, on ne le croyait pas. A cette heure, on en a conscience comme de la chaleur ou du froid, sans effort, sans que la volonté y soit pour rien. J’ai éprouvé une sensation analogue — car c’est une sensation, ce n’est pas un raisonnement — après mon premier grand voyage autour de la terre ; j’eus physiquement l’impression que la terre était ronde et qu’il me serait désormais impossible de la concevoir autrement. Auparavant, on me l’avait bien dit, mais je consentais seulement à l’admettre, et après je n’y pensais plus : cela fait une grande différence.

Chose curieuse, il ne résulte pas de ce nouvel état d’esprit une diminution de l’idée qu’on se fait de sa propre valeur : c’est comme une sécurité singulière qui vous vient. Je ne sais quoi vous a révélé que toute action avait son résultat, à l’instant même où, personnellement, on constatait une certaine insensibilité à la volupté de l’action. De là à concevoir quelque mépris pour la manière, à perdre la timidité dont on était pénétré toutes les fois qu’il fallait agir ou exprimer une pensée, dans la crainte qu’il y eût peut-être mieux, comme action ou comme pensée, il n’y a qu’un pas. On le franchit. On s’exprime ou on marche sans songer comment on s’exprime et comment on marche. On est ce qu’on est, pour la première fois. Et c’est ce qu’on appellerait vieillir ? On préfère bénir la destinée, on s’habitue…

On a vu le spectre, et on s’habitue.

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