Images exotiques & françaises
LA DANSE
Isadora Duncan danse.
Elle danse, et il y a aussi ses bras qui s’allongent ou se plient, cachent à demi sa tête légère ou lui font une couronne, ses doigts qui, quelquefois, font le geste des joueuses de flûte, quelquefois se lèvent un peu pour dire : « C’est là-bas, entendez-vous ? Là-bas il y a un bruit. Mais où ? »
… Elle veut être une très jeune fille qui joue, au bord de la mer, avec des osselets. Elle est couchée ; toutefois elle danse toujours. — Comment fait-elle, pour avoir l’air de danser, étendue ainsi, et presque sans mouvement ? — Elle lance les osselets, ils retombent, elle les rattrape ; elle voit la mer, on la voit comme elle, son corps s’harmonise à la forme des vagues, et la couleur de ces petites choses polies, qu’elle suit dans l’air, amuse ses yeux ingénus.
Maintenant, la flotte grecque arrive, pleine de jeunes hommes victorieux. Elle l’entend de loin ; il y a des buccins qui sonnent sur les flots. Il faut qu’elle coure au-devant des guerriers, et la voilà qui court en effet. Sa poitrine est gonflée d’air, ses bras, ses coudes et ses épaules accompagnent le mouvement de ses pas, et elle galope, elle galope littéralement, dans la joie, dans la pure joie cruelle du triomphe, avec une foule d’autres petites filles comme elle, qu’on ne voit pas, mais qui existent, parce que son geste les crée. Elle crie à ces vainqueurs qu’ils sont des vainqueurs, elle leur demande s’ils ont beaucoup tué, s’ils rapportent des dépouilles, s’ils sont riches, s’ils épandront leurs richesses. Eux, ils s’en vont, riant sans doute, chargés d’armes et d’or, au milieu de ce cortège, de cette joie qui grandit, de cette course qui se hâte, de cette danse toujours plus vive. Je ne sais pas si c’était cela, le péan des Grecs, mais c’est sûrement ainsi que danse une race très jeune, qui ne pense pas à la pitié, qui ne s’attendrit pas, qui est joyeuse, purement joyeuse. J’ai vu cela dans des pays très lointains, chez des peuples très barbares. Seulement, ici, il n’y a plus de rudesse que dans le fond des choses, non dans l’apparence. Toute cette férocité s’idéalise, se transforme, s’envole, — et à la fin, dans la demi-lumière, le sol seul étant un peu plus éclairé, cette danse a l’air de s’achever sur de la nue.
Isadora revient. Elle est un jeune Scythe, qui a lutté du poing, et renversé son ennemi, et gagné de la gloire. Ses gestes le disent silencieusement ; toute la scène est là sous nos yeux : les premiers coups portés, les feintes, les parades, la fuite simulée, puis l’attaque, le retour sur l’adversaire qui cède ; elle le presse, il s’effondre ; ses poings se baissent, il est à terre. Et qu’un tel spectacle devrait être farouche, qu’il inspirerait plutôt de l’horreur et de la répugnance ! Mais ce n’est plus qu’un jeu, ce n’est plus qu’un poème ; il n’y a là qu’une vierge qui s’amuse et s’enchante du récit d’un combat. Et quand elle s’arrête enfin, le bras levé, fière, exaltée, raidie dans sa tunique d’adolescent, c’est une statue, c’est la Victoire immortalisée.
On applaudit… Alors elle salue, non pas comme une ballerine, mais d’un geste singulier, ingénu, primitif, presque gauche, comme une fille des champs interdite qui manque sa révérence.
Et elle revient encore en bacchante, des pampres dans les deux mains, et des fleurs. Les fleurs, elle les jette, ou les froisse ; les pampres, elle les garde, les brandit, en fait comme le moyen d’une espèce d’incantation, car, en vérité, comment, sans sorcellerie, me croirais-je ainsi transporté sur un coteau, au milieu des vignes, et d’où viendraient cette odeur de vin et cet étourdissement ? Il n’y a qu’Isadora qui danse, voilà tout. Une femme fait sur un plateau, devant ces rideaux gris, couleur de chat de Siam, des pas qui ne sont même point des pas de danse, qui n’appartiennent à aucune danse connue ! Est-ce donc suffisant ? Mais elle s’effile, mais elle grandit, mais ses pieds se rapprochent, et ses hanches se gonflent et ses bras s’unissent : c’est une amphore qui danse, une amphore qui bondit, pleine de vin !
En vérité, je suis ivre moi-même ! Ce n’est pas une amphore, c’est une femme qui est ivre avec moi, qui a bu, jusqu’à trébucher, le jus fermenté de la cuve, et qui déclenche sa tête, par coups secs, comme si elle ne tenait plus sur ses épaules ! Et les pampres s’éparpillent, et les mains ne se dirigent plus que vers des choses confuses, obscures, ardentes, désirées, du plaisir diffus, du plaisir qui est en elle, et qu’elle voit dehors. On n’est pas plus ivre, décidément, puisque moi-même je suis ivre à la regarder, et que j’entends, je vois tant de choses : un paysage, des cris, un vignoble, des cyprès, et Bacchus, et Silène, comme sur les images qui se mettaient à vivre et bouger, du temps que j’étais enfant et que j’avais du génie, comme tous les enfants ! Mais on n’est pas plus déchaînée et plus harmonieuse, plus pleine de la joie du vin et plus réservée. On n’éprouve pas plus fortement toutes les passions qui privent de pudeur avec plus de pudeur. Oui, oui, c’est l’ivresse divine, celle qui est un rite, une prière, celle qu’il fallait simuler, avec art et suivant des formules, « pour qu’il y eût du vin l’année prochaine », celle qui avait disparu du monde ! Une femme vient de la retrouver par divination, par instinct, ou peut-être, au contraire, par l’espèce de sensibilité cérébrale, rouée, consciente et naïve à la fois, qui caractérise sa race.
On ne sait pas. Il est possible qu’Isadora ignore une foule de choses et qu’elle invente le reste, qu’elle mélange une infinité d’époques, et que cela n’ait aucune importance, et même vaille mieux. Tout à l’heure, quand elle a dansé, tout l’univers et nous-mêmes avions trois mille ans de moins : il est probable que ce miracle essentiel est fait de bien peu, sinon d’elle-même.