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Images exotiques & françaises

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UNE PETITE FEUILLE
(Fragment)

— Quand un indigène a été, lui ou les membres de sa famille, victime d’une série d’accidents bizarres, répétés, mortels, — épidémies, assassinats, assauts de bêtes féroces, — il devine, ou plutôt il connaît, à n’en pas douter, que le mal est sur lui, l’assiège et le domine. Ne croyez pas qu’il se figure un démon, un être invisible mais ayant une forme, une stature, des organes. Non pas : c’est un spiritualiste, un pur, un vrai spiritualiste, que ce noir que vous considérez comme appartenant à l’une des races les plus dégradées du monde, cet homme à museau de bête, aux incisives limées en pointe, qui mange la viande pourrie des hippopotames repêchés dans les fleuves, morts depuis quinze jours, et parfois de la chair humaine ! C’est un spiritualiste, je vous le répète : il croit à une force du mal sans forme, sans os, sans matière, sans dimensions, qui peut s’étendre jusqu’aux confins de l’horizon et agir partout à la fois, ou se resserrer dans un espace aussi étroit que la tête d’une épingle. Alors il fait venir le sorcier, le sorcier qui peut guérir, le sorcier qui sait, qui voit avec les yeux de l’esprit les choses de l’esprit, le sorcier qui, par des enseignements reçus dans de véritables collèges de magie, cachés au fond des forêts et dont nul n’approche, peut vaincre, peut contraindre et lier ces choses. Je ne vous décrirai pas les cérémonies de déprécation : elles varient suivant les lieux, l’esprit mauvais qu’il faut combattre, les méthodes — car elles ne sont point partout les mêmes — inculquées dans ces singuliers gymnases de la science noire. Ce qu’il faut que vous sachiez, — sans y croire, bien entendu, — c’est qu’il vient un moment où l’esprit mauvais est conquis : il est là, dans la main, parfois dans la bouche ou dans le souffle de l’opérateur.

C’est alors qu’une dernière conjuration le force à s’enfermer dans l’objet que le sorcier désigne : une pierre, une simple feuille, qui contient toute sa perfidie. Cette pierre ou cette feuille, on la cache dans une statuette pareille à celle que vous voyez, et qui en est le gardien, le geôlier, si vous aimez mieux. Mais ce geôlier, pour plus de sûreté, on l’enterre au loin dans la brousse — ou bien on le noie : il gardera sa proie avec lui, éternellement.

— Et si elle échappe à ce geôlier ?

— Ah ! dame ! fit Hédiot, alors, c’est l’histoire du genni des Mille et Une Nuits. Quand on le laisse sortir de sa bouteille, il reprend sa liberté — sa liberté et sa puissance.

— Et, continua Pirotte, qu’est-ce qu’il porte sur le ventre, le bonhomme-geôlier qui est là ? Une pierre ou une feuille ?

— Je n’en sais rien, répliqua Hédiot d’un air indifférent. J’ai gardé cette statuette pour la faire photographier : ça deviendra une planche dans un de mes bouquins. Je n’y attache pas d’autre importance.

— Mais, insista Pirotte, ému de curiosité, est-ce qu’on peut regarder ?

— Si vous voulez.

Avec la pointe de son canif, Pirotte fit sauter la petite lamelle de mica qui couvrait le tabernacle.

— C’est une feuille, dit-il. Et comme elle est restée verte ! On dirait qu’on vient de la cueillir.

— Le perfide esprit qu’elle contient l’aura conservée, fit Hédiot en riant.

— Ou plutôt le manque d’air… N’importe, je serais curieux de savoir de quel végétal elle provient.

— C’est une feuille de palétuvier, affirma Hédiot avec décision.

— De palétuvier ! Mon cher, vous n’errez jamais, sans doute, quand il s’agit de magie imitatoire. Mais vous sortez de votre domaine : ça, une feuille de palétuvier !

— Et vous, le botaniste, qu’est-ce que vous en dites ?

— Moi, je… C’est une monocotylédonée, sûrement, mais… Permettez-moi donc de la garder quelques jours. J’y regarderai de plus près, au laboratoire du muséum.

— A votre aise, dit Hédiot, à votre aise… Mais dites donc, pourtant…

— Quoi ?

— … La force du mal, vous savez, la force qui est dedans ?

— Allons donc ! fit Pirotte. Est-ce que vous croyez à cette histoire-là ?

— Vous ne voudriez pas ! répondit Hédiot. Pourtant, l’homme qui me l’a rapportée y croyait, lui : il avait vécu quinze ans au Gabon.

— Oui, dit Pirotte, ça donne la couche, comme ils disent…

....... .......... ...

C’était l’habitude de Pirotte et de Mme Hédiot, quand ils se quittaient, de ne pas sortir ensemble du petit rez-de-chaussée de la rue Bériaud. Pirotte partait le premier. Il embrassa son amie une dernière fois avant qu’elle remît sa voilette, et s’éloigna en fermant la porte derrière lui. Dans la rue, il s’aperçut qu’il pleuvait.

— Voilà bien ma veine, songea-t-il ; ce temps-là va me coûter une voiture !

La modestie relative de ses ressources lui imposait l’économie. Mais il se résigna et se mit à courir sur la chaussée, hélant les fiacres et les automobiles. Un autobus, d’une allure impétueuse, arriva sur lui comme un projectile.

— Imbécile ! cria le chauffeur.

Pirotte était conscient de la souplesse et de l’élasticité de ses muscles. Il coula sur cet homme injurieux un demi-sourire assuré et bondit sur sa droite. L’autobus devait passer à sa gauche ; il avait tout son sang-froid, il l’avait calculé dans un éclair, le mouvement qu’il fallait accomplir. Mais l’autobus dérapa sur la chaussée glissante, fit une embardée, arriva sur lui, formidable, terrible, inévitable.

— Nom de Dieu ! cria le chauffeur en bloquant ses freins.

Il était trop tard, Pirotte sentit l’énorme roue de bois et de caoutchouc bardé de fer lui broyer l’épaule. Et il n’éprouva rien, aucune douleur, uniquement l’impression mécanique de cet écrasement. Il eut toute sa lucidité, une effroyable lucidité, pour penser : « Si la roue ne s’arrête pas, elle va me passer sur la tête ! »

Et la roue lui passa sur la tête.

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