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Isabelle Eberhardt, ou, la Bonne nomade: d'après des documents inédits: suivie de Mektoub!... (cétait écrit!...): œuvre posthume

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ISABELLE EBERHARDT
OU
LA BONNE NOMADE

D’après des lettres et autres documents inédits.

… Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir : Cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons.

Ch. BAUDELAIRE.

Le soir, par les temps clairs, dans les ravins perdus des Alpes, après que s’est tu le bronze des cloches, les chevriers et les gardiens de génisses, estivant loin des hameaux, entendent longtemps encore leurs voix limpides, et écoutent, le cœur ému, les Angelus que balancent jusqu’à la nuit, sous les cieux déjà pleins d’étoiles, les échos et le vent léger.

Ils écoutent, le cœur ému, ces Angelus déjà morts, et ils croient voir, comme s’ils ne les avaient point quittés, leur village et leur clocher.

Et moi, par un phénomène semblable, longtemps après avoir lu le poète, j’entends sa voix susurrer à mon oreille ces quatre vers où tient toute la psychologie du vagabond.

Je les écoute, l’âme attendrie, et, chaque fois, avec une netteté sans pareille, ils évoquent la silhouette de la douce Errante, pour laquelle il me semble alors que Baudelaire les a chantés.

Oui, certes, Isabelle Eberhardt fut vraiment celle qui part pour l’unique plaisir de prendre la route, de se griser d’air pur, de lumière et de liberté. Fidèle à son destin, elle alla d’étape en étape, souriante et sans savoir pourquoi, jusqu’à la dune d’or d’Aïn-Sefra où la main de Dieu lui avait fait son lit pour son dernier sommeil.

Et c’est pourquoi, tandis que le quatrain nostalgique, sans trêve ni répit, bourdonne à mes oreilles comme un essaim d’abeilles chimériques qui butineraient les Fleurs du Mal, il me plaît d’évoquer ses traits glorieux et de conter sa vie avec sincérité.

*
*  *

Enfant de l’amour, quand elle naquit dans la coquette villa de Meyrin, un Angelus égrenait sa plainte sur la colline génevoise, mais hélas ! c’était l’Angelus des exilés.

Certains biographes peu scrupuleux, non contents d’avoir mis la main sur son œuvre, ont encore, pour je ne sais quel motif, par ignorance peut-être, maquillé et tripatouillé tout ce qui touche à sa vie. Nous ne ferons pas comme eux. De même que nous éditons, sans en changer une virgule, l’œuvre qu’un hasard bien heureux mit en nos mains, de même nous dirons ici, sur sa trop courte existence, tout ce que nous savons de vérité.

Pourquoi des scrupules ? Pourquoi des légendes, quand, comme on en jugera tout à l’heure, la réalité est plus belle encore ? Et puis la morte d’Aïn-Sefra, n’est-elle pas maintenant entrée dans l’histoire littéraire de notre pays ?


Donc, ainsi que cela résulte des registres de l’état-civil par nous consultés, Isabelle d’Eberhardt, est née à Genève, en 1877, de dame Nathalie-Dorothée-Charlotte d’Eberhardt, âgée de trente-six ans et de père inconnu.

Oui, de père inconnu, comme Alexandre Dumas, et à Genève, comme Jean-Jacques Rousseau.

Grande, très grande dame, cette Nathalie d’Eberhardt, issue de la plus vieille noblesse russe et dont la vie orageuse, la psychologie tourmentée eussent séduit Balzac, le Balzac de la Femme de Trente ans, du Curé de Village, de Béatrix et du Lys dans la Vallée. Car il y eut, en cette femme remarquable, à la fois de Camille Maupin, de Mme de Mortsauf et de Julie d’Aiglemont. C’est au milieu d’elles qu’eût été sa place dans la galerie des héroïnes balzaciennes si fortement cataloguées par Paul Flat. Pour sa beauté sans rivale, des diplomates se battirent à Moscou et à Saint-Pétersbourg, des officiers de marine s’exilèrent dans les mers des Indes, et l’un d’entre eux s’y noya de désespoir, sachant bien qu’elle ne serait jamais infidèle à celui qu’elle aimait alors.

J’ai sous les yeux, en écrivant, une photographie d’elle et un pastel qui ne manque pas de mérite, signé d’un peintre russe inconnu.

Dans la première, elle est âgée de vingt-trois ans ; et elle avait atteint la trentaine, quand l’artiste, sous le costume des femmes de l’Appenzell, fixa ses traits.

Ces deux images se complètent et témoignent de leur respective fidélité. Et elles sont l’expression extraordinairement vivante de cette beauté régulière, limpide, faite de douceur et de fierté, pétrie de brume et de soleil, assez fréquente chez les femmes de la Russie méridionale, où l’Orient risque déjà son sourire d’or.


Dans les deux portraits, elle est coiffée comme Scopas faisait coiffer les modèles de ses déesses.

Partagés en leur milieu, ses cheveux fins et cendrés ondulent en boucles heureuses, sur son front moyen, pas très large, et modelé de façon parfaite comme celui de la Vénus de Milo.

Sous les paupières qu’alourdissent, peut-être, des rêves d’amour, les yeux s’ouvrent très larges, montrant toute la franchise d’une âme que les hypocrisies sociales révoltèrent jusqu’au dernier jour. La flamme des pensées généreuses éclaire la fixité troublante de son regard, et l’impression que ce regard laisse au vôtre est un mélange de passion et de bonté.

Si les narines frémissent de voluptés inconnues, l’on prête l’oreille aux paroles de tendresse et d’humanité qui vont tomber de ses lèvres si joliment sinueuses et entr’ouvertes à demi.

Telle quelle, cette figure vous remue jusqu’au fond de l’âme, comme les plus vivantes de celles que le génie hellénique sculpta dans le Pantélique ou le Paros.

*
*  *

« … Monsieur, tout cela n’est que du papier, de la toile et de la couleur, tout cela n’est que de la matière tristement inanimée. C’est la rose, Monsieur, la rose glorieuse et frissonnante couchée pour toujours dans un herbier. Mais combien plus belle, quand, pleine de vie et de santé, elle respirait l’air du bon Dieu… »


Et j’entends encore soupirer à mon oreille le vieux proscrit, le Russe devenu Français, à qui je dois tout ce que je vais dire d’elle et aussi d’avoir ces deux incomparables documents sous les yeux.

« … Oui, Monsieur, nul, vous m’entendez, nul de ceux qui approchèrent Nathalie, quel que fût son âge et à quelque rang social qu’il appartînt, ne put pas ne pas l’aimer ; que dis-je ? ne pas l’adorer comme un moujik, l’icône de sa sainte préférée. »

Elle était belle comme ne le fut jamais, et comme ne le sera jamais une créature pétrie par la main de Dieu. Elle était belle à vingt ans et plus belle encore à trente. La quarantaine passa sans la flétrir, et je suis sûr qu’elle était belle infiniment quand sa fille Isabelle lui ferma les yeux. Car, croyez-le bien, Nathalie était de celles que la mort ne peut enlaidir.

Et bonne, Monsieur, bonne à s’ôter le pain de la bouche et à se dépouiller de ses bijoux pour soulager les malheureux.

Ils étaient nombreux dans la province lointaine où, jeune fille, elle vivait près des siens, grands propriétaires terriens, et pourtant, grâce à elle, grâce à sa générosité inlassable qui tenait en perpétuelle haleine la bonté de son père et de sa mère, nul, aux alentours du vaste domaine, ne souffrit jamais de la faim.

Une année de très cruelle famine, comme il y en avait beaucoup en ce temps-là, où elle entrait à peine dans ses quinze ans, elle allait à cheval du soir au matin, courant la campagne, s’arrêtant devant les maisons des paysans les plus éprouvés, et distribuant du pain qu’elle achetait avec l’argent destiné à ses propres colifichets.

Et de la voir si jolie, si svelte, si lumineuse et si blanche sur sa cavale de l’Oural, beaucoup croyaient à quelque bonne fée sortie des bois pour les arracher au fléau. Même dans les isbahs les plus modestes, il y avait, clouées au mur, des icônes d’une attendrissante naïveté, représentant une jeune sainte, presqu’une enfant dont le front était auréolé d’un nimbe d’or. Et des créatures plus naïves encore, agenouillées devant elle, murmuraient d’une voix tremblante : « Sainte Nathalie, petite sainte de notre campagne, qui êtes si bonne pour nous, intercédez auprès de Dieu pour que finissent ces tristes jours… »

Et plus tard, Monsieur, à Genève, pendant les longues années de l’exil, non seulement sa villa fut toujours ouverte à tous les malheureux de sa patrie, mais les infortunés du village ne s’adressèrent jamais vainement à sa bonté. Telle était sa discrétion qu’il fallut son brusque départ de Suisse pour en connaître la mesure, aux larmes que versèrent les paysans de Meyrin, dont elle était devenue la bonne Dame, comme elle fut la Madone de ses moujiks.

Ah ! j’entends bien ce que me dit votre regard plein d’une curiosité attristée ! Oui, cet exil volontaire de sa part, on le lui a reproché comme la faute capitale de sa vie. Et cela prouve tout simplement, une fois de plus, la profonde injustice de nos conventions sociales ou plutôt la bêtise méchante de nos mensonges sociaux.

Oui, à cette femme dont l’âme généreuse connut toutes les fiertés, toutes les délicatesses, toutes les bontés, on a fait un crime de ce qui constitue justement son plus beau titre à l’admiration de ses amis. Rares sont celles, parmi les mieux douées du côté du cœur, qui eussent été capables d’accomplir ce qu’on reproche à Nathalie d’Eberhardt. Et vous aviez raison tout à l’heure, de voir en elle une des plus touchantes héroïnes de Balzac. Nul doute, en effet, que si le grand romancier avait connu ces pages les plus incriminées de sa vie si tourmentée, il n’eût ajouté un autre beau livre à ceux qu’il nous a laissés.

Tourner le dos à la plus opulente fortune, abandonner le mari beau, puissant, titré, glorieux même, qui la possédait, s’arracher à une vie de plaisirs et d’élégances, quitter un milieu aristocratique où elle était adulée comme une reine, pour suivre, dans la solitude et l’exil, un homme d’une fortune médiocre, sans jeunesse et sans beauté, et cela parce qu’elle partageait, au fond du cœur, son idéal de réparation et de rénovation sociales, sa haine implacable de la tyrannie.

Ce fut, en effet, le crime par lequel Nathalie d’Eberhardt scandalisa toute l’aristocratie russe d’alors.

Crime glorieux, en vérité, et après lequel, moi qui vous parle, à l’encontre de beaucoup d’autres, j’ai senti redoubler l’admiration que j’eus toujours pour la beauté de sa personne et la noblesse de son cœur.

Certes, je n’ignore point qu’elle ne fut pas la seule et que les partis révolutionnaires de cette grande et malheureuse Russie s’enorgueillissent d’abnégations analogues et de semblables dévouements. D’autres jeunes femmes et jeunes filles belles et heureuses comme Nathalie, ont dit un suprême adieu à leur famille, à la félicité paisible du foyer, pour suivre le terrible destin d’un proscrit, et s’en aller avec lui, le sourire aux lèvres et la haine du despote au cœur.

Cela est vrai. Mais, et c’est dans ce mais, que le génie de Balzac eût, à coup sûr, trouvé son chef-d’œuvre, tandis que la plupart, pour ne pas dire toutes ces héroïnes de mon pays, aimaient passionnément l’homme avec lequel elles s’exilaient. Nathalie d’Eberhardt adorait son mari, le général de Moërder, et de son amant elle n’appréciait que la noblesse de sa pensée, sa science, son talent et la grandeur de son idéal. Les autres partaient de l’amour pour aboutir à l’anarchie militante ; un peu d’égoïsme était donc au fond de leur sacrifice ; tandis que celui de Nathalie reste d’une absolue et surhumaine pureté.

Le général était beau, je le répète, et tous les sourires de la vie éclairaient cette beauté. Le proscrit ne l’était pas et toutes les menaces de l’exil pesaient sur lui.

Le général était doué d’une robuste santé : le proscrit fut un valétudinaire jusqu’à sa mort.

Nathalie n’hésita pas, et abandonnant le premier à sa fortune et à sa gloire, elle se fit la garde-malade du second et le soigna jusqu’à sa mort, qui survint peu après la naissance d’Isabelle en exil.

*
*  *

Ce que fut Alexandre Trophimowsky, son oncle qui la recueillit après la mort de l’être cher, et devint le véritable père spirituel d’Isabelle Eberhardt, je vais vous le dire en quelques mots :

Un savant modeste, un homme doux, un noble cœur.

Enfant, il fut aimé de notre grand Tourgueneff qui fréquentait dans sa famille et que sa jeune intelligence émerveillait.

A quinze ans, un triste hasard le fit assister au châtiment d’un pauvre hère, coupable d’avoir médit du général-gouverneur et que l’on knouta jusqu’à la mort. Il s’évanouit et tel fut l’ébranlement de son système nerveux d’éphèbe, que, quelques jours après, il fut atteint par une fièvre typhoïde de laquelle il faillit mourir.

Deux ans plus tard, par un autre hasard, il se trouva sur la route où passait une lamentable équipe de révoltés se dirigeant, menottes aux poings et escortés par des cosaques, vers la Sibérie. Son émotion fut non moins profonde, et il tomba malade à nouveau.

Cette émotivité douloureuse ainsi mise en branle par les atrocités du tzarisme, il la garda jusqu’au dernier de ses jours. Et il va dès lors sans dire que dès ce moment, tandis que les germes du mal physique s’enracinaient en l’adolescent, la semence féconde du nihilisme pénétrait en son cerveau.

Plus tard, parmi ses nombreuses et illustres amitiés, il compta celle de Dostoiewsky et de Nicolaï Gogol.

Voici, Monsieur, un exemplaire des Cosaques de l’Ukraine, où, sur la feuille de garde, vous pouvez lire, écrite de la main même de l’auteur, cette dédicace plus éloquente que toutes les apologies :

A Alexandre Trophimowsky,

Au savant qui dissimule sa science,
à l’ami sûr qui cache ses vertus comme
d’autres cachent leur ignorance et leurs
vices, son humble et dévoué.

Nicolaï GOGOL.

Et voici maintenant un exemplaire de la Puissance des Ténèbres, où se lisent ces lignes qui attestent non moins chaudement ce que fut l’oncle de Nathalie d’Eberhardt :

A Alexandre Trophimowsky,

En souvenir des jours lointains où
j’acquis un peu de bonté au contact
de son noble cœur.

DOSTOIEWSKY.

Combien d’autres témoignages de ce genre, écrits par les plus grands maîtres de la pensée russe sur des œuvres qui ne mourront pas, Trophimowsky tenait enfouis dans sa bibliothèque de Meyrin !

*
*  *

Et maintenant voulez-vous savoir comment je suis devenu possesseur de ces deux-ci. Ecoutez et vous connaîtrez un peu plus ce que valait le cœur de mon vieil ami.

C’était au début de son exil, peu après avoir quitté la Russie ; avant de se fixer à Genève, il décida de rester quelque temps à Paris, où son intention était d’achever un travail, par lui commencé, sur l’état de l’enseignement scientifique et philosophique en Europe pendant la grande Révolution.

Les ressources de la Bibliothèque Nationale et des Archives lui étaient indispensables, et il voulait aussi, pendant ce temps, suivre les cours de la Sorbonne et du Museum où professaient deux de ses amis.

Lorsqu’il y arriva, je me trouvais moi-même à Paris, depuis quelque temps, avec un groupe d’autres proscrits presque tous comme lui, et comme moi, anciens étudiants de l’Université de Moscou.

Sur mon conseil, il descendit, avec sa valise et quelques malles pleines de livres, dans un petit hôtel de la rue de Vaugirard, à côté de l’Odéon. La plupart d’entre nous et moi-même habitions tout près, dans les parages des Gobelins.

Sans être richissime, comme certains le croyaient, Trophimowsky possédait une fortune fort enviable, dont il avait, dès lors, la pleine jouissance, tous ses parents étant morts. Très sobre, d’une simplicité antique, solitaire et quelque peu misogyne, il consacrait la presque totalité de ses importantes ressources à ses études et surtout au soulagement de ses frères en révolution. Il fut vraiment la Providence de notre groupe, lequel, à de très rares exceptions près, dont la mienne, ne comptait que des militants peu fortunés. Je dois vous dire, en effet, que ma famille me faisait tenir secrètement, mais avec régularité, des subsides suffisants pour que je puisse, moi aussi, venir en aide à mes compagnons d’exil.

Mais il arriva que la police russe eut vent de ces envois, et somma brutalement mon père, haut fonctionnaire de l’Etat, de les cesser immédiatement sous peine de destitution.

Surveillé moi-même de plus près, je dus, dès lors, prendre mes dispositions pour quitter Paris et me réfugier en Suisse dans le plus bref délai.

Mais pour entreprendre ce voyage et effectuer ce déplacement, il me fallait de l’argent. Or, la caisse de notre petit groupe était vide et il ne me restait plus un sou vaillant. Sans hésiter une minute, je cours rue de Vaugirard, exposer ma situation à Trophimowsky, et lui demander les roubles qui m’étaient indispensables pour échapper à l’inquisition policière dont j’étais l’objet, et dont ne tarderaient certainement pas à souffrir mes compagnons.

Il faut croire que j’inaugurais une série noire, car je trouvai mon ami, que je n’avais pas vu depuis plusieurs semaines, aux prises avec des embarras pareils aux miens, non pas du côté sécurité, mais au point de vue argent.

La faute en était, si ma mémoire est fidèle, au notaire qui détenait encore en Russie sa fortune et qui, par excès de dévouement pour lui, se montrait d’une extraordinaire et fâcheuse timidité, effrayé par la surveillance policière dont il se croyait l’objet.

Bref, Trophimowsky me laissa parler, puis à ma demande d’argent, il ne répondit pas un mot, mais se leva, ouvrit devant moi tous ses tiroirs vides et m’embrassa en pleurant. J’étais fixé et je l’étais d’autant mieux que j’avais aperçu, au coin de sa table de travail, avant qu’il eût le temps de les cacher, un petit morceau de saucisson et un croûton de pain, tout ce qui lui restait pour manger ce jour-là et le lendemain. Les yeux mouillés, moi aussi, et oubliant ma propre détresse devant celle de mon ami, j’allais partir sur une fraternelle poignée de main, mais il me retint, me fit asseoir :

— Il faut tout de même que tu partes, dit-il, et dès ce soir, il y va de ta sécurité personnelle autant que de celle de nos amis.

Et tout en murmurant cela, il ouvrit une de ses malles, y fouilla avec des précautions infinies, et en sortit les deux livres que je viens de vous montrer.

Il les mit dans mes mains et s’assit devant son bureau :

« Ecoute bien, reprit-il, les indications qu’il me reste à te donner. Tu iras tout de suite au boulevard Saint-Michel, à tel numéro, tu monteras au troisième, porte à gauche, et tu demanderas à la bonne qui viendra t’ouvrir, Monsieur C…, de la part de Monsieur A. Trophimowsky. Tu seras introduit de suite auprès de ce vieillard, qui est un des bibliophiles les plus réputés, le plus riche peut-être de Paris, et qui raffole de nos écrivains : tu lui remettras la lettre que je vais écrire, tu prendras les trois cents francs qu’il te donnera et, dès cette nuit, ayant ramassé tes hardes, tu fileras par le premier train. »

Et, sous mes yeux, Trophimowsky écrivit ceci :

« Monsieur, j’ai réfléchi, et vous envoie les deux livres par le porteur auquel vous remettrez les trois cents francs que vous avez bien voulu m’offrir. »

Pendant qu’il signait :

« Non, fis-je, en déposant les volumes sur la table, je ne porterai pas cette lettre à Monsieur C… Du moment que toi-même, plutôt que de te défaire de ces précieux livres, tu préfères souffrir la faim, je ne vois pas pourquoi je n’en ferai pas autant. »

Il répliqua sèchement et d’une voix qui ne supportait pas la contradiction :

« Ce n’est pas la même chose, dans mon cas il ne s’agit que de mon bien-être, ma personne n’étant en rien menacée ; dans le tien il y va du salut de nos amis. Pour eux autant que pour toi, je consens ce sacrifice : fais-moi donc la grâce de m’obéir en tous points. »

Je repris les livres, et dissimulant mes larmes ainsi que lui cachait les siennes, je sortis. Comme je passais dans la petite rue Monsieur-le-Prince pour gagner le boulevard Saint-Michel, mon attention fut attirée par un carré de papier blanc collé sur la porte d’une modeste gargote d’étudiants.

Je m’en approchai machinalement et je lus :

« On demande pour tout de suite un plongeur. Vingt francs par mois et la nourriture. Très pressé ».

Merci, Seigneur, voilà le salut, pensai-je aussitôt. Je coupe ma barbe, j’endosse un costume de marmiton, je dépiste ainsi la police qui ne songera pas à me chercher, moi, le fils d’un puissant seigneur, dans le sous-sol de cet infime restaurant, je gagne ma vie en attendant des jours meilleurs, et aussi de quoi empêcher ce brave Trophimowsky de mourir de faim, tout en lui sauvant les deux livres, auxquels il tient plus encore qu’à son estomac.

Et tout cela fut aussitôt accompli que conçu.

Une heure après, rasé comme un garçon de café, et en costume de plongeur, de mes mains blanches qui n’avaient jamais manié que la plume du journaliste, je rinçais la vaisselle d’un restaurant à douze sous la portion.

Je restai là trois semaines sans donner signe de vie à mon ami, tout en lui faisant parvenir chaque jour quelques reliefs de ma cuisine et du pain, toutes choses qu’il croyait lui être envoyées par quelqu’un de nos groupements secrets.

Enfin, lorsque j’eus acquis la conviction que la police avait complètement perdu ma piste, je vins le trouver, et, triomphalement lui rapporter les deux bouquins en lui contant ma petite histoire par le détail.

Je n’avais pas achevé, qu’il m’embrassait et sanglotait comme un enfant.

— Ami, me dit-il, ces deux livres sont à toi. Garde-les comme le souvenir le plus précieux qu’un ami puisse donner à son ami.

Et avec un sourire dont s’illuminait ses yeux mouillés :

— Mais pourquoi, oui, pourquoi n’être pas venu me voir avant de t’imposer cette corvée qui a dû être bien rude pour toi. Oh ! dès le lendemain même du jour où je t’ai remis ces livres, j’ai su que tu ne les avais pas apportés à Monsieur C… Figure-toi, en effet, que j’ai reçu de mon notaire trois mille roubles ce matin-là, et naturellement, je me suis précipité boulevard Saint-Michel, pour essayer de les ravoir. Dès lors, sans rien connaître de ton aventure, j’ai deviné que tu étais à Paris, que tu n’avais pas vendu les livres, et aussi que tu m’envoyais ce qu’il me fallait pour ne pas mourir de faim ; car toi seul, m’entends-tu, toi seul, connaissais ma détresse du moment. Je t’ai cherché partout, sauf, bien entendu, dans la cuisine de ton gargotier.

Je voulus encore une fois déposer les deux livres sur sa table, mais il se fâcha, et toujours pleurant et riant :

— Je te supplie de les garder, car il me sera plus doux encore de les savoir en tes mains que de moi-même les posséder.

Je sortis donc, emportant les livres et mesurant, à la grandeur de son cadeau, la profondeur de son amitié.

Vous comprenez maintenant que j’y tienne comme au trésor le plus précieux. J’ai, de même que tous les proscrits, beaucoup souffert. J’ai subi les pires malheurs de l’exil ; j’en ai connu les plus affreuses détresses, et possédant des milliers de roubles de rentes, il y eut de nombreux jours où me manquèrent les deux sous de mon petit pain. Aujourd’hui, bien qu’ayant passé la septantaine, et encore pourvu de ce qu’il faut pour attendre la mort en paix, j’aimerais mieux souffrir à nouveau la faim, comme à trente ans, que de vendre, au poids de l’or, ces deux bouquins.

Quelques semaines après ce moment inoubliable de notre vie à Paris, nous partions ensemble pour la Suisse, que nous ne devions plus quitter. On nous y laissa vivre en paix ; de notre côté, d’ailleurs, nous mîmes lentement et pour toujours une sourdine à notre activité révolutionnaire, pris que nous fûmes par la passion de l’étude, par le nouveau foyer que tous deux nous nous créâmes à Genève et aussi conquis par le nouvel évangile de Tolstoï qui, déjà, prêchait la résignation aux révoltés du monde entier.

Mais, puisque je suis à vous parler du plus cher de mes amis, avant de quitter ce chapitre de sa vie et de la mienne, laissez-moi vous dire combien, à cette rude époque qui précéda et suivit la guerre franco-allemande, l’existence des fugitifs et des proscrits russes à l’étranger, était plus dure et plus difficile qu’aujourd’hui. D’une part, l’entente des tyrans européens avait su créer une police internationale de premier ordre et dont la vigilance ne connaissait pas la fatigue, soutenue qu’elle était par d’incalculables fonds secrets, et d’autre part, les moyens de locomotion plus rares rendaient les déplacements peu faciles : nous-mêmes étions moins nombreux, plus aisés à surveiller, et il fallait d’incessants miracles pour lui échapper.

Et ces miracles-là, nous les accomplissions quand il le fallait. Oui, Monsieur, nous avons tous poussé les audaces de la pensée révolutionnaire jusqu’à un point que les militants de l’heure présente ne dépassèrent jamais.

Vous considérez l’antimilitarisme, l’antipatriotisme, la haine ouverte du drapeau et de l’armée comme les théories les plus osées qu’ait risqué l’esprit rénovateur d’aujourd’hui ; eh bien, sachez-le, votre Gustave Hervé pissait encore dans son berceau, si j’ose m’exprimer ainsi, et y faisait ce dans quoi il proposa plus tard de planter vos trois couleurs, que nous avions, nous, jugé les nôtres ainsi que les drapeaux de toutes les nations comme dignes seulement de balayer la boue des cloaques, et la fiente des égouts. Lisez, Monsieur, ce que l’un de nous écrivait et ce que nous imprimions en langue russe, dans une petite feuille que nous appelions : Le Knout :

« … C’est ça, l’Empire des Tzars, gouverné, depuis des siècles, par des bandits, des ivrognes et des fous ; ça l’Empire d’Allemagne, qu’une lignée de soudards cancéreux mène la cravache à la main ; ça l’Empire français, que dirige un loufoque criminel ; ça le trône d’Angleterre, sur lequel une matrone cupide et niaise assied son derrière engraissé par toutes les famines des Indes…

» Oh ! misère… misère, de notre pauvre humanité, quand donc voudras-tu nous abandonner ?…

» Incroyable vraiment que, depuis les temps historiques et même avant, depuis qu’il y a des révoltés, il n’y ait rien de changé sur cette fange arrondie, que des milliards de créatures, prétendues intelligentes et raisonnables, se laissent toujours gouverner par des fantoches imbéciles où sanguinaires, plus souvent les deux à la fois ! Qu’elles s’inclinent niaisement devant des idoles et qui pis est devant de soi-disant symboles, fruits amers de l’humaine stupidité.

» Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, comme un fellah des époques pharaoniques ou un Hindou du Rig-Véda, l’homme d’aujourd’hui croit à Dieu. Il est resté la brute religieuse dont parle Platon. Le fantôme du Divin a imprégné sa cervelle pour toujours ; l’eau qui la baigne sous les méninges est de l’eau lustrale, et elle circule tout au long de sa moelle, provoquant des réflexes rituels.

» La passion du Dogme (avec un grand D) est plus nécessaire à sa vie morale que ne le sont à son existence physique les battements de son cœur.

» Il s’éteindrait et avec lui mourrait sa race — ce qu’il faut peut-être souhaiter — si, par la ruse ou par la force, il ne pouvait imposer à ses semblables ce qu’il croit la vérité.

» Voyez plutôt, après la tyrannie du moine, se dresser à l’horizon la tyrannie non moins insolente et nauséabonde du franc-maçon.

» Comme il y a des siècles et des siècles, et avec autant d’ardeur, il courbe la tête et délire devant un chiffon versicolore qu’il appelle le drapeau et avec lequel — tant il est sali de honte — un homme propre, intelligent et honnête ne se devrait même pas torcher le c…

» La folie que cette loque imbibée de sang, déchaîne en son âme, quand ses maîtres l’agitent devant lui, est plus épouvantable et plus cruelle que jamais. Les guerres des temps passés ne sont que des berquinades, près des contemporaines tueries.

» Même en temps de paix, et pour la préserver, cette guenille innommable, à peine digne de balayer les cloaques et les égouts, de ce qu’il appelle le déshonneur, il s’impose des sacrifices écrasants, dont une partie suffirait à tirer de la misère et de l’ignorance la moitié du genre humain, et il ne rêve que machines capables de détruire en quelques heures l’autre moitié.

» Passe encore, ô homme du XIXe siècle, en train de mourir comme les autres dans l’ignominie, passe encore que tu restes éternellement la Brute religieuse, rituelle et dogmatique, qui s’aplatit devant le triangle maçonnique ou la croix du Nazaréen, on ne s’extermine plus guère pour Dieu, on se contente de se déshonorer en son nom. Mais que tu persistes à être le bandit des siècles de fer, dénommant son repaire : La Patrie, que derrière tes frontières, comme le voleur et l’assassin dans leur caverne, tu n’aies qu’un but, un idéal : l’emporter sur ton voisin, le tuer, le piller et le voler pour t’agrandir, voilà certes qui est fait pour pousser au désespoir les hommes intelligents… »

Lisez et relisez ces lignes, Monsieur, songez ensuite qu’elles furent écrites et imprimées voici plus de quarante ans, par des hommes que traquait sans trêve la police dont je viens de vous parler, songez encore qu’après avoir ainsi rédigé et tiré à plus de cent mille exemplaires sur du papier à chandelle, au fond d’une cave, dans un quartier ouvrier de Genève, le Knout, un placard bi-mensuel, d’autres hommes en prenaient de lourds ballots et, risquant mille fois leur vie, gagnaient la frontière russe, pour les remettre à ceux qui les attendaient. Réfléchissez à tout cela et dites-moi ensuite si les « insurrectionnels » d’alors ne valaient pas ceux d’aujourd’hui et si, au point de vue de la hardiesse et de l’éloquence, les premiers ne l’emportaient pas de beaucoup sur les seconds.

Cependant, pour l’exactitude de votre étude biographique sur Isabelle Eberhardt et sa famille, je dois vous dire que Trophimowsky ne fut jamais parmi les violents des révoltés en exil. Il n’était d’ailleurs pas, ainsi que je vous l’ai indiqué, un véritable banni, un réfugié politique, comme la plupart d’entre nous. Il n’avait jamais comparu devant les tribunaux de l’Empire : aucune condamnation, par conséquent, ne pesait sur lui. Toutefois, pendant sa vie d’étudiant et après, il avait à maintes reprises manifesté des idées libérales fortement hostiles au tzarisme et n’avait pas dissimulé ses nombreuses amitiés dans les milieux révolutionnaires de ce temps-là. Et c’est pourquoi, sans encore l’inquiéter sérieusement, la police politique le surveillait depuis longtemps et de fort près. C’est pour échapper à cette inquisition de plus en plus gênante et aussi pour protester hautement contre les oppresseurs de son pays qu’il s’était volontairement exilé.

L’atmosphère empuantie de Moscou et de Pétersbourg lui étant devenue insupportable et sa situation de fortune le lui permettant, il avait voulu respirer l’air plus salubre du Léman.

Je m’empresse d’ajouter qu’il partit à temps, car, ainsi qu’il l’apprit peu après son arrivée, les policiers, ayant eu vent de sa correspondance avec certains de ses amis, réfugiés en Suisse, se disposaient à perquisitionner chez lui et probablement à l’arrêter.

Les difficultés qu’éprouva son notaire pour lui faire tenir une partie de sa fortune, lui montrèrent suffisamment qu’il avait eu raison de changer d’air.

A cet exil bénévole, à ses amitiés révolutionnaires et à la générosité touchante dont il fit preuve à leur endroit, se bornèrent ses agissements. Il n’écrivit jamais dans le Knout, qui n’eut d’ailleurs que dix numéros, aujourd’hui introuvables, même au poids de l’or, ni dans les autres feuilles propagandistes d’alors.

Son esprit allait plutôt vers les doctrines spéculatives de la révolution, sur lesquelles il noircit beaucoup de papier sans jamais rien publier.

C’est ainsi qu’il écrivit à Genève d’abord, puis à Meyrin, une Psychologie de l’Autocrate et une Psychologie du Révolté, dont il lisait, de temps à autre, quelques pages aux amis qui venaient le visiter.

Tous en gardaient l’impression que jamais pensée plus puissante et plus virile ne fut servie par une forme plus séduisante, et nul d’entre nous ne le quittait sans l’avoir instamment supplié de livrer au public ces fruits de sa vie laborieuse et de ses incessantes méditations.

« Plus tard, plus tard, répondait-il sans lassitude, il y a beaucoup à retoucher. »

Que sont devenus ces manuscrits et aussi celui d’un Essai sur le suicide, et encore celui d’une massive et substantielle étude Sur les tyrans de l’Hellade, deux chefs-d’œuvre d’audacieuse érudition ? Je l’ignore, hélas ! car alors que mourut mon pauvre ami, je voyageais depuis trois ans, hors de Suisse, pour oublier ma solitude et la mort de ma chère enfant.

Les plus impétueux et les plus intransigeants d’entre nous n’en professaient pas moins pour ce grand savant, si simple et si bon, une profonde vénération.

C’est dans sa Psychologie du Révolté et dans son Essai sur le Suicide, que le groupe des plus virulents qui furent les premiers terroristes, avaient puisé l’idée d’une association tendant à colliger l’effort ultime des désespérés de la vie, à l’utiliser en le dirigeant contre la vie des tyrans et de leurs collaborateurs les plus actifs. Le principe était : L’instinct de la conservation dont l’homme est affligé vaut plus, pour la sauvegarde matérielle de ses oppresseurs, que les meilleures cottes de mailles et que les cosaques les plus dévoués. Celui qui a fait le sacrifice de la vie et plus particulièrement celui qui s’en trouve ainsi chassé par l’égoïsme et la cruauté de la société présente, est susceptible de devenir, pour cette dernière, mille fois plus dangereux que les plus hardis militants, dont l’audace est bridée par la vision de l’échafaud ou du peloton d’exécution.

On devait donc rechercher partout où faire se pourrait, ces malheureux, les recueillir, les initier rapidement aux meilleures méthodes terroristes, insuffler à leur désespérance une haine suffisante de ses causes, et enfin, leur mettre aux mains le moyen de se venger avant de mourir, en bien précisant un but à leurs coups.

Trophimowsky ignora toujours l’existence de cette Association quasiment restée d’ailleurs à l’état de projet, et il ignora aussi que, de ses études spéculatives, en avait pu sortir l’idée.

Toutefois, bien qu’à la veille de mourir, je n’en persiste pas moins à croire qu’il y a là, pour la puissance et l’avenir du terrorisme, une mine précieuse à exploiter.

Tandis que je m’installais définitivement à Genève, Trophimowsky, accompagné de Nathalie, en proie à la douleur profonde de son veuvage, errait encore, pendant de longs mois, à travers la Suisse et l’Italie, car on ne savait auquel de l’oncle ou de la nièce, était échue l’humeur la plus vagabonde, ou pour mieux dire, tous les deux possédaient au même degré ces instincts nomades dont, par sa mère, devait hériter Isabelle Eberhardt.

Ils allaient donc de Lausanne à Berne, de Berne à Bâle, de Bâle à Zurich et Lucerne, estivant en Herzégovine, promenant leurs automnales rêveries sur les rives aimables du lac Majeur, descendant jusqu’à Florence et Rome pour hiverner à Naples, Palerme et visiter la riante Trinacrie.

Cependant, ils nous revenaient toujours invinciblement attirés par le charme du lac Léman. Mais pour les retenir et les fixer à Genève, d’abord, puis à la villa de Meyrin que Trophimowsky ne tardait pas à acquérir, il fallut une assez grave maladie d’Isabelle, alors âgée de cinq ans, de cette troublante Isabelle, dont vous avez entrepris d’éditer l’œuvre inconnue et de narrer la si courte et poignante vie, ce à quoi je voudrais, Monsieur, vous aider de mon mieux.

Quand Isabelle naquit, j’étais moi-même, depuis quatre ans, père d’une charmante fillette qui devait être sa meilleure amie, comme j’étais le plus fidèle intime de ses parents. De sa prime enfance, tout ce que je puis vous dire, c’est qu’elle était laide, très laide même, et que ses parents se montrèrent fortement impressionnés de cette disgrâce dont ils cherchèrent la cause en vain, Nathalie étant, comme je vous l’ai dit, la beauté même incarnée et son père, qui mourut d’ailleurs peu de temps après la naissance d’Isabelle, n’ayant, dans ses traits, rien de laid, voire de simplement disgracieux.

Or, voici qu’après cette sérieuse maladie et vers la fin de ses six ans, ce qui arrive quelquefois, mais jamais à ce point-là, comme si une bonne fée avait soufflé sur son visage pendant son sommeil, Isabelle se mit à devenir, un peu chaque jour, une jolie, gracieuse et avenante fillette promettant d’être ce qu’elle devint, en effet, vers ses seize ans, une jeune fille charmante sans être belle, à la fois robuste et fine, infiniment distinguée, attrayante et cent fois plus désirable, enfin, que beaucoup d’autres, au visage desquelles la nature prodigua des soins raffinés.

Elle ressemblait peu à son père, mais beaucoup à Nathalie et à son grand-oncle, dont elle eut dès lors l’intelligence très vive, tandis qu’elle empruntait à sa mère son activité dévorante et l’inquiète mobilité de son esprit.

Vous ai-je dit qu’à la mort du père d’Isabelle, Trophimowsky s’était épris, pour sa petite nièce, d’une vraie passion paternelle, tandis que Nathalie, tout en la chérissant beaucoup, gardait, sans cependant le laisser paraître, toutes ses préférences au jeune Augustin de Moërder, son autre fils, lequel était un fort bel enfant.

Mais, en revanche, le frère et la sœur s’aimèrent, dès cette époque, d’un profond amour qui arracha souvent des larmes très douces à leurs parents.

De son grand-oncle, Isabelle eut aussi cette avide et insatiable curiosité de l’esprit, qui la faisait passer des journées entières et des nuits dans la bibliothèque de la villa, où elle lisait, à se rendre aveugle et indifféremment tous les livres qui tombaient sous sa main fiévreuse, au petit bonheur. Science, histoire, philosophie, littérature, d’imagination, vers et prose, elle dévorait tout, sans arriver à satisfaire cette effrayante boulimie de son cerveau.

Trophimowsky ne fit jamais rien pour réformer cette avidité, qui fut la sienne en ses jeunes ans, et, comme on avait fait pour lui-même, il n’en limita pas davantage le champ.

N’allez pas croire pour cela qu’il se désintéressât de cette créature si chère, en laquelle il retrouvait à la fois, avec un tressaillement de joie, les traits de son propre visage et son âme d’adolescent. Bien loin de là, mais sans en rien laisser paraître et sans qu’Isabelle elle-même s’en doutât, il la regardait croître en santé, en joliesse et surveillait l’épanouissement de son intelligence juvénile, comme un amateur passionné surveille l’éclosion de ses fleurs aimées.

Certain jour, un familier de la maison, esprit cultivé, mais puritain genevois quelque peu morose, s’étonnait, devant lui, de cette liberté d’étude ainsi laissée sans contrôle à une jeune fille de seize ans.

Ne craignez-vous pas pour sa santé, et ne craignez-vous pas aussi que les ressorts de son intelligence encore tendre n’en soient pour toujours faussés, et ne croyez-vous pas, enfin, qu’il serait bon d’introduire un peu de mesure dans les efforts de son jeune esprit ?

— Oui, lui répondit non sans orgueil Trophimowsky, pour toute autre enfant qu’Isabelle je le craindrais et me conduirais différemment, mais ma petite nièce, qui est vraiment ma fille spirituelle, est une de ces créatures d’élite qui n’ont besoin ni de frein, ni d’aiguillon. La robustesse de son cerveau égale celle de son estomac ; et c’est pourquoi il n’est besoin, pour l’un et pour l’autre, d’aucun régime, ni fortifiant ni débilitant. Elle peut lire et manger ce qu’elle veut sans aucun danger : elle n’assimilera certes pas tout, ce serait prodigieux, et cela ne s’est jamais vu : mais la Nature, qui lui fut exceptionnellement clémente, se charge, en elle, des élaborations physique et morale dans l’équilibre et l’harmonie dont vous parlez…

Souvent, à ces orgies de lecture, succédaient des fringales de mouvement, et c’était alors des périodes assez longues où il n’y avait, dans sa vie, de place que pour les exercices violents.

L’équitation fut toujours celui qu’elle préféra. La jeune fille studieuse devenait alors une amazone inlassable et dont la maëstria et la hardiesse étonnaient les plus audacieux cavaliers. Puis, suivaient de longs voyages en chemin de fer, en bateau et dans les vieilles pataches démodées.

En compagnie de ma fille, heureuse d’être son amie et presque sa sœur aînée, elle allait à travers tout le canton de Genève, passait des jours et des jours à faire le tour du lac Léman, poussait tantôt jusqu’à Ferney, où l’attirait la grande ombre de Voltaire, et plus souvent encore s’en allait vers Chambéry et les Charmettes, où les souvenirs plus humbles mais plus troublants de Jean-Jacques la remuaient chaque fois plus profondément.

Il faut vous dire qu’elle avait, à l’auteur de la Nouvelle Héloïse, voué le culte le plus ardent. Elle lisait, relisait ses livres, sans lassitude, vivait avec lui dans une griserie perpétuelle de l’âme et du cœur, s’imprégnait, jusqu’au tréfond d’elle-même, de son sentimentalisme débordant.

Tenez, Monsieur, pour servir votre œuvre à laquelle je m’intéresse comme aux heures les plus douces d’un passé lointain, j’ai entr’ouvert les plus secrets de mes tiroirs, je vais mettre sous vos yeux ce qu’ils contiennent de plus poignant pour votre humble serviteur.

Ce sont quelques lettres et de courts billets échangés entre Isabelle et ma pauvre fille, morte après avoir reçu le dernier, à vingt-trois ans, oui, Monsieur, à vingt-trois ans… »

Et le vieillard se tut, essuya ses yeux, ses lunettes, car il n’y voyait plus clair du tout pour trier et lire les pauvres petits papiers.

Pauvres petits papiers en vérité que l’exilé avait maintes fois mouillés de ses larmes, et auxquels ses doigts tremblants avaient donné la teinte des vieux parchemins, bien qu’ils eussent douze ans à peine.

Il y avait là, en feuillets épars, un journal de sa pauvre fille assez régulièrement tenu pendant les années 1894, 1895, 1896 et, au milieu d’eux, six lettres qu’Isabelle lui écrivit à ces époques.

Des souvenirs de son enfant relatés au jour le jour, en langue russe, le vieillard me lut ce qu’il crut devoir être utile à mon étude, et je vis, en effet, combien avait été profonde l’amitié qui unissait Marie K… à Isabelle Eberhardt, encore que celle-ci eût quatre ans de moins :

— Tenez, Monsieur, pour en revenir à la passion d’Isabelle, que dis-je ? au culte qu’elle vouait à Jean-Jacques, écoutez ceci couché sur cette page, par ma fille, en février 1896 :

« Hier, notre professeur de français nous a donné, pour sujet de composition, le suivant :

« Dire à qui, de Voltaire ou de Jean-Jacques Rousseau, vont les préférences de votre esprit, et raisonner succinctement ces préférences ».

« J’ai mis l’auteur de la Nouvelle Héloïse avant celui du Siècle de Louis XIV, mais quand il a fallu raisonner cette préférence, j’ai été fort embarrassée de le faire succinctement, ainsi que nous l’avait indiqué, en insistant beaucoup, notre professeur.

« Les arguments affluaient si nombreux que, malgré tous mes efforts, j’ai dépassé de beaucoup la moyenne de cent lignes qui nous avait été fixée.

« Bébelle (Isabelle), a triomphé superbement tant par la concision que par la force de sa composition.

« Monsieur H… (le professeur), en a été véritablement abasourdi ; et il n’a cessé, pendant toute la matinée, de relire et de répéter les vingt-cinq lignes de ma chère petite amie : je les sais moi-même par cœur, et il me plaît de les écrire ici :

« Avec la puissance de son inlassable génie, Voltaire a défendu les droits sacrés et méconnus de l’humanité, et jusqu’au dernier souffle de sa longue vie, il a lutté pour l’émancipation définitive de l’esprit humain : aussi, me semble-t-il juste que son œuvre dure tant que durera cette humanité sur notre globe.

« Mais c’est avec son cœur que l’humble fils de l’horloger genevois a plaidé pour les droits de la créature, droit au bonheur, droit à l’amour, et c’est par l’éloquence de son âme qu’il lui a ouvert les yeux sur les beautés de la Nature, souveraine consolatrice de tous nos maux. Et c’est pourquoi Jean-Jacques mérite d’être lu par les habitants des planètes survivantes, quand la nôtre ne sera plus qu’une pâle lune errant dans la nuit.

« Et c’est aussi pourquoi je donnerais le Dictionnaire philosophique pour huit pages des Confessions ».

Au sourire que j’ai surpris sur les lèvres minces et proprement rasées de Monsieur H…, j’ai bien vu qu’il soupçonna d’abord la collaboration du « Petit oncle Trof » dans cette composition de sa petite nièce. Mais, moi qui connais la franchise et la loyauté de Belle, la fière noblesse de son esprit, je ne l’ai pas cru un seul instant ; et Monsieur H… lui-même a dû chasser bien vite ce vilain soupçon quand il a vu : « Petit oncle » aussi sentimental et Rousseaulâtre que sa nièce, s’essuyer les yeux en lisant sa composition… »

Oui, vraiment, on ne savait qui de Trophimowsky ou d’Isabelle était le plus féru du « Philosophe », de son œuvre comme de sa troublante personnalité. Que de fois n’ai-je pas entendu mon ami soutenir, après d’autres, mais avec plus d’éloquence, que de lui était sortie la Révolution française tout entière, la vraie, la seule, celle de la Convention.

Tous ses membres, en dehors desquels il n’y eut pas de révolutionnaires au sens complet de ce mot, et en commençant par le sentimental Robespierre qui en fût l’âme, puis en continuant par Marat qui en fut la plus agissante et la plus juste expression, furent des adorateurs de Rousseau, et s’imprégnèrent de ses écrits. Certains d’entre eux même poussèrent l’imitation de sa vie jusqu’en ses pires défauts.

Pour Isabelle, les raisons qui l’incitaient à faire du « Citoyen de Genève » le Dieu de son intelligence adolescente et son cœur furent, bien entendu, toutes différentes, et, à vrai dire, ce ne furent pas des raisons, mais des instincts.

Instincts héréditaires de vagabondage, qui furent ceux du pauvre philosophe toujours errant, besoins impérieux d’aimer et de se sentir aimé qu’il cacha toute sa vie sous son masque de bourru bienfaisant, besoin non moins exigeant de sentir, au fond de son âme, épanouies et toujours fraîches, les fleurs les plus rares et les plus exquises du sentiment, voilà ce qui, à l’aurore de sa vie, fit s’agenouiller la noble et pauvre fille devant l’auteur de la Nouvelle Héloïse et des Confessions.

Voilà ce qui la faisait pleurer à chaque ligne de ce dernier livre, et voilà aussi pourquoi elle eût donné, pour huit quelconques de ses pages, une des œuvres qui honorent le plus l’esprit humain.

Et aujourd’hui, Monsieur, que nous est connue tout entière sa destinée si brève, si étrange, et si belle dans sa douleur, il nous apparaît bien clairement qu’elle était marquée par cette première, ardente et unique passion de son cerveau et de son cœur. Tout y était, depuis son véhément amour pour la vie libre des grands espaces désertiques, jusqu’à la pitié profonde, dont elle enveloppa les pauvres diables errant avec elle et portant, comme elle, le burnous égalitaire du Bédouin.

Je ne parle pas de son œuvre, de sa pensée littéraire et de son style, desquels vous m’avez dit, en excellents termes, qu’on ne sait à qui elle dut le plus, de Jean-Jacques ou de Loti et Fromentin.

Mais je bavarde inutilement au lieu de simplement vous lire cette lettre écrite par elle à ma fille, et dans laquelle vous puiserez sûrement plus d’éléments utiles à votre étude que ne saurait vous en donner le verbiage d’un vieillard.

«  — Que deviens-tu, ma très chère, depuis que tu as quitté Genève pour ce coin de rêve qu’est Montreux ?… Que deviennent les rhumatismes de ton papa ?… Petit oncle Trof et Maman te le demandent aussi, et avec beaucoup d’insistance, par ma voix. De grâce, ne fais plus la silencieuse et tiens-nous longuement au courant de vos faits et gestes comme moi-même aujourd’hui.

» Pour ce qui est de ta Bébelle, inutile de lui demander ce qu’elle trafique en notre Meyrin, où l’hiver se poursuit plus que jamais maussade, humide et gris. Je fais ce que je faisais quand tu es partie, et ce que je ferai probablement encore quand tu reviendras. Je lis Jean-Jacques, je relis ses Confessions, retenue que je suis à la villa trois jours sur quatre par cet exceptionnel mauvais temps.

» Et, à force de lire et de relire ce livre qui contient à lui seul plus d’humanité qu’il n’y en a dans les volumes qui emplissent les bibliothèques de « petit oncle », il me semble que je revis moi-même son enfance, sa prime jeunesse, tant elle m’apparaissent d’un pittoresque à la fois charmant et douloureux. Oui, très chère, à certaines heures, à certains passages de ma lecture, l’illusion est complète à ce point que, le livre fermé, j’éprouve quelque peu de peine à reprendre ma vraie personnalité.

» Il me semble que je suis vraiment née dans cette petite ruelle genevoise, au fond de ce corridor humide, dans cette pauvre maison d’ouvriers que nous avons tant de fois visitée ensemble, et devant laquelle, pourtant, je ne passe jamais encore sans essuyer un peu mes yeux.

» Il me semble que…

(Ici, Monsieur, comme vous le voyez, est une page déchirée et que, malgré toutes mes recherches dans les papiers de ma pauvre fille, je n’ai jamais pu retrouver.)

» Mais c’est surtout quand j’arrive au Jean-Jacques des Charmettes, à ces pages inoubliables, que je me sens le plus émue. Oui, chère, des larmes d’une douceur infinie mouillent toujours mes paupières en les lisant et c’est avec les yeux de l’esprit que j’arrive à la fin des phrases dont je sais par cœur la plupart.

» Alors aussi, la fusion de mon âme dans celle de l’adolescent recueilli par Madame de Warens se trouve parachevée. Il faut dire que notre existence de Meyrin, notre villa même et son cadre ont, avec l’existence de ces deux créatures bénies de Dieu, en leur ermitage alpin, des analogies qui facilitent et complètent l’illusion.

» Comme la maison des Charmettes notre villa, tu le sais, est ouverte à qui veut entrer.

» Du matin au soir, sauf dans la bibliothèque où travaille « petit oncle », c’est partout, de la cuisine au grenier, un va-et-vient de pauvres gens qui demandent à voir maman ; tous les malheureux du voisinage courent après elle, comme les infortunés de la vallée des Charmettes couraient derrière la bonne Madame de Warens.

» Et c’est plus frappant encore, quand je la vois brassant, comme elle, d’incessants et grandioses projets pour donner libre cours à sa débordante charité ; création d’orphelinats, de fermes modèles, de refuges, etc…, etc…, puis passant tout à coup à des moyens plus pratiques et plus modestes et confectionnant, ou faisant confectionner des layettes pour quelque pauvresse à la veille d’accoucher.

» Et je me sens alors, ma chère, fière, très fière de posséder une « maman » belle, douce et charitable infiniment comme la « maman » de mon Jean-Jacques, dont je suis vraiment la sœur.

» Mais ne suis-je rien que cela ?… Tu vas rire, ma très chère, de toutes ces abracadabrantes folies… Tant pis… Oui, je suis amoureuse de mon « Philosophe » et il n’y a, pour le moment, que deux créatures, dont, en tant que femme, j’envie le sort : Thérèse Levasseur et Madame d’Houdetot. Ah ! je t’assure bien que si j’avais été la première, j’aurais su me faire aimer, aimer d’amour, et je te jure qu’il n’y aurait pas eu pour la seconde la moindre petite place dans son cœur.

» Et, si j’avais été celle-ci, oh ! ce bon Monsieur d’Houdetot… enfin, je ne vais pas plus loin, tu me comprends… Non, rien, vois-tu, n’aurait égalé pour moi le bonheur de l’aimer et de vagabonder avec lui.

» Il est un autre rêve que je fais toujours en le lisant : j’aurais voulu naître et vivre pauvre, errant comme lui, et, à défaut de son génie, posséder son amour de l’humanité… »


Je m’arrête, Monsieur, car il n’y a rien dans la fin qui puisse vous intéresser. Et le vieux proscrit, ayant remis pieusement dans le tiroir, cette longue et curieuse lettre :

N’avais-je pas raison de vous dire que dans cette extraordinaire passion pour l’œuvre de Jean-Jacques, pour les bizarreries troublantes de sa vie si pittoresquement tourmentée, tenait toute la destinée de la pauvre Isabelle Eberhardt.

Vivre pauvre et libre, en vagabondant, le cœur pitoyable aux souffrances de tous les errants.

Mais voici une autre lettre où, sur le seuil de ses dix-neuf ans, la jeune fille eut, avec une lucidité poignante et un frémissement de tout son être, le sentiment de ce que devait être son court passage ici-bas.

Elle fut écrite à ma fille quinze jours après celle que je viens de vous lire, et alors que nous étions encore à Montreux.

« Tu ne saurais croire, ma bonne Marie, combien petit oncle et maman ont été heureux de savoir ton cher papa en bonne voie de guérison, et même, nous dis-tu, à peu près complètement rétabli. Sans doute, sa reconnaissance doit aller au climat très doux de ce coin béni du Léman, où j’ai passé moi-même des heures exquises, l’an dernier. Mais j’imagine qu’il doit plus encore au dévouement passionné, aux soins éclairés de la jeune et jolie doctoresse qui est en même temps son ange gardien… »

Ici, la voix du vieillard trembla, ses yeux se mouillèrent encore une fois, et il s’arrêta, ne distinguant plus l’écriture sur le vieux papier jauni. Tandis qu’il essuyait ses lunettes : « Monsieur, fit-il, je dois ouvrir une parenthèse pour vous dire qu’il ne manquait, alors, à mon enfant bien-aimée que ses derniers examens de clinique, pour avoir son diplôme de docteur en médecine. Elle finissait à peine ses vingt-trois ans. Poussée par son exemple et encouragée par son père et par sa mère, Isabelle venait également de commencer ses études médicales, mais, je dois l’avouer, sans beaucoup d’entrain… »

Ceci dit, il reprit la lettre et continua :

« … Figure-toi que petit oncle et moi avions fait le projet de venir vous surprendre, ce dont j’étais toute heureuse, quand maman s’est trouvée souffrante, oh ! un léger rhume contracté, pour être restée trop tard, et en pantoufles, dans le jardin.

» Elle est aujourd’hui tout à fait bien, mais j’ai dû, moi, mon professeur lui aussi malade étant guéri, reprendre mes leçons de peinture et de dessin. Et j’ai dû également suivre le cours d’anatomie et de physiologie que, vraiment, jusqu’ici, j’ai beaucoup trop négligés.

» Ce pauvre N…! (le professeur de peinture et de dessin), la maladie qu’il vient de faire a dû être bien grave, car je le trouve tout à fait changé et amaigri.

» J’ignorais complètement et toi aussi, sans doute, qu’il avait été, pendant quelques mois, le professeur de notre grande et douloureuse Marie Baschkirtseff.

» Depuis qu’à propos de je ne sais plus quoi, il m’a révélé ce détail, nous ne peignons ni ne dessinons, mais tant que dure la leçon, je le harcèle, et ne cesse de le faire bavarder sur celle dont le Journal nous a tant fait pleurer toutes deux.

» Du coup, je l’ai relu, très chère, et tu m’en vois aussi émue et troublée que lorsque nous le lûmes ensemble pour la première fois. Je persiste à trouver médiocres les vers de Monsieur André Theuriet, qui lui servent de frontispice. Non, vraiment, ils ne sont pas à l’unisson. Comme toi, ce que j’aime dans Marie, c’est la virilité de son âme que des crises de faiblesse féminine viennent de temps à autre amollir sans arriver à la dompter.

» Et dans ces crises même, où bouillonne toute la désespérance qui lui vient de sa précaire santé, autant que de son impuissance à réaliser son idéal d’art, je la trouve attendrissante et humaine infiniment.

» Mais, dans toute la littérature dont je me suis gavée — c’est le mot — je ne connais pas de pages plus poignantes, plus capables d’atteindre le tréfond de l’âme, et d’en faire sortir toute l’humaine pitié, que celle où elle s’attriste devant la surdité précoce dont elle se sent menacée.

» Aucune des plaintes que, tout au long de son Journal, lui inspire la débilité fatale de ses poumons, n’égale en profondeur son cri de détresse…

» … Ah ! ne plus entendre le chant des oiseaux, le cri de l’hirondelle zébrant l’azur de son aile pointue, le murmure du vent dans les arbres, et les sanglots de la pluie sur les vitres aux soirs d’hiver…

» C’est, je crois bien, le plus navrant et aussi le plus poétique lamento qu’ait exhalé une âme d’artiste uniquement éprise de la Nature et qui se sent, un peu plus chaque jour, isolée d’elle, de ses beautés les plus délicates, de ses jouissances les plus exquises par une cruelle infirmité.

» Petit oncle, à qui je disais cela, l’autre jour, m’a raconté, d’après ses lectures, la désespérance de Beethoven, aux prises avec le mal implacable, et j’avoue qu’en l’écoutant, je n’étais pas plus émue qu’en relisant cette page de la pauvre Marie Baschkirtseff.

» Enfin, ce que je souhaite ardemment comme elle, ce que je désire comme elle, à un degré presque douloureux, c’est, si je dois mourir jeune, de ne pas mourir tout à fait, de me survivre par quelque chose, livre ou tableau qui fera voltiger mon nom sur des lèvres, quand mes yeux seront pour toujours clos. Oui, chérie, depuis mon âge de raison, j’ai l’intuition très nette que, moi aussi, je mourrai jeune comme elle, et quand je rêve à ma destinée, elle m’apparaît sous un jour tellement étrange que j’en ai les larmes aux yeux.

» Et à ces moments-là, je me demande, par une étrange, autant que subite contradiction, si vraiment cela vaut la peine de tant s’agiter pour un peu de fumée. La gloire ! La gloire ! Qu’est-ce au juste ? Hélas ! Quoi que dise ou que fasse pour elle l’humanité, que l’idée de mort révolte, la nuit du tombeau doit être éternelle et impénétrable. Une seule clarté la traverse peut-être, pâle, mais douce aussi comme la lueur d’une veilleuse, c’est le souvenir du bien que nous avons fait sur la terre.

» Il me semble que, pour chacune de nos bonnes actions, Dieu allume autour et au fond de notre tombeau, tantôt une noctiluque menue, tantôt une luciole argentée, et c’est baignés de ces calmes et mouvantes clartés, que nous poursuivons, dans le silence éternel, notre sommeil et notre rêve.

» Elles nous suivent aussi, et nous éclairent, quand nos ombres, reprises par la nostalgie de la vie, s’en vont errer près des lieux qui virent leurs joies et leurs peines.

» Seules, les ombres des méchants dorment, rêvent et marchent dans la profondeur des ténèbres…

» Ah ! chérie, je voudrais, avant de mourir, avoir le temps de faire assez de bien pour que, grâce aux lampyres et aux vers luisants qui s’entrelaceront et joueront dans les asphodèles de ma tombe, il me soit permis de rêver, éclairée par eux, comme je rêve aujourd’hui à la douce lueur des étoiles. Et si Dieu me fait la grâce d’éclairer ainsi mon dernier sommeil, ce ne sera peut-être pas parce que j’aurais fait une œuvre pendant ma vie, mais parce que j’aurais aimé d’un amour profond les parias, les déshérités, tous ceux à qui la vie fut âpre et dure… »


Suivent, Monsieur, des détails sans grand intérêt. Inutile, je crois, de commenter ces pages quand on sait comment a vécu et comment est morte la pauvre enfant.

Grâce à vous, du moins je l’espère, se réalisera le souhait naïf et ardent de ses vingt ans. Grâce à vous, longtemps encore, des lèvres humaines diront le nom de la morte qui dort dans un petit cimetière africain. Votre pitié fraternelle lui rendra la gloire qu’on a essayé de lui ravir. Et elle aura cette « survie spirituelle » à laquelle seule tenait son âme de slave que le trépas du corps et le néant de la matière n’épouvantèrent jamais, parce qu’elle sut si bien les poétiser.

*
*  *

Sur ces mots, le vieillard se disposait à fermer le précieux tiroir, croyant m’avoir lu tout ce que je pouvais utiliser ; mais il se reprit, en sortit d’autres papiers :

— J’allais oublier deux autres lettres non moins importantes et qui contiennent certains détails dont vous tirerez peut-être parti.

Voici d’abord un billet que ma fille reçut au commencement de notre séjour à Montreux :

« Je te fais expédier par ce courrier la Pathologie Générale de Beaunis et Bouchard et la Physiologie de Küss, que tu avais prêtées à Lieven et que tu m’avais chargée de lui réclamer. Si tu ne les a pas eues plus tôt, il n’y a pas de ma faute comme tu vas voir. Je croyais pouvoir rencontrer ce pauvre ami au cours d’anatomie, qu’il suivait jusque-là plus régulièrement que moi, et j’y suis allée pendant une semaine entière tout exprès pour le rencontrer.

» Mais, à mon grand étonnement, il n’y a pas paru. Enfin, hier soir, comme je sortais de la Poste avec maman, nous nous sommes trouvés nez à nez. Je lui ai fait part de la commission que tu m’avais donnée. Le pauvre garçon est devenu très rouge, puis très pâle, et rougissant encore une fois, il nous a dit avoir reçu de toi, la veille, une lettre à ce sujet. Enfin, il nous a avoué être sans ressources depuis trois mois, la famille anglaise dans laquelle il donnait des leçons de russe ayant quitté Genève depuis ce temps-là.

» Et depuis ce temps-là aussi, a-t-il ajouté, je n’ai pu payer à ma propriétaire le loyer de ma chambre, et le blanchissage que je lui dois. Elle m’a chassé, voici huit jours, gardant en gage mes hardes et mes bouquins, parmi lesquels se trouvaient ceux qui m’ont été prêtés.

» Ce pauvre Lieven ! En disant cela, il était si blême, il souffrait tant de cet aveu, lui qui est très fier, et n’a jamais voulu recevoir de subsides en dehors de ce qu’il gagnait, que Maman et moi en avons été bouleversées.

» Connaissant cette fierté, ni l’une, ni l’autre, n’avons eu le courage de lui répondre un mot, mais maman a eu l’heureuse idée de l’inviter à venir passer vingt-quatre heures à Meyrin. Puis nous sommes allées du même pas chez la propriétaire ; maman a payé la petite dette, moyennant quoi nous avons pu pénétrer dans la chambrette, presque aussi petite que la niche de notre Médor ; mais très propre, très blanche, et pour laquelle il paie seize francs par mois. Nous avons pris les deux livres, et, toutes émues, tremblantes, comme si nous venions de commettre une mauvaise action, en violant le logis du pauvre exilé, nous sommes revenues à la Poste pour te les expédier ».

Il me semble, Monsieur, fit le vieillard en déposant ces feuilles, que vous êtes ému de ce trait. Il vous montre mieux encore et dans toute sa délicatesse, la bonté de Nathalie d’Eberhardt et de son enfant.

Je ne regrette donc pas de vous l’avoir lu.

*
*  *

Et maintenant, voici la dernière lettre que ma fille reçut de sa pauvre amie, quelques jours seulement avant notre départ de Montreux, et dans laquelle Isabelle revient sur sa passion pour l’humble fils de l’horloger genevois :


« L’essentiel de ta lettre, ma bonne Marie, c’est que vous allez nous arriver ; inutile de te dire que je compte les jours. Sais-tu le beau projet que je forme pour la fin du prochain printemps. Ecoute-moi bien et prépare-toi dès maintenant.

» Nous referons, si tu le veux, le pèlerinage aux Charmettes que nous fîmes voici deux ans. Mais cette fois, nous arriverons jusqu’à Aix-les-Bains, où tu me dis que ton papa doit sous peu séjourner longuement, par ordre de la Faculté. Il sera donc facile de trouver une combinaison qui le servira et nous servira également.

» Nous irons aussi à cette île Saint-Pierre et à ce Val-de-Travers, où notre idole a vécu des heures si tragiques et dont je ne puis lire les descriptions sans me sentir toute attendrie. Nous y retrouverons, j’en suis sûre, des émotions aussi profondes que lorsque, voici deux ans, nous visitions pédestrement tous les jolis coins du Léman, ce merveilleux cadre si proche de nous, et dans lequel il a placé les amours de Julie et de Saint-Preux.

» Je brûle de voir cette petite maison de Moûtiers, où il vécut des heures terribles, où de vilaines gens essayèrent de le lapider, mais où, en revanche, il eut le bonheur d’être protégé par Mylord Maréchal, la plus belle figure des Confessions et aussi le plus noble, le plus touchant de ses vrais amis.

» Vite, vite donc, revenez-nous, je languis, je languis de réaliser ce beau projet à un degré que tu ne peux imaginer. »


— Hélas ! Monsieur, il ne le devait être jamais. Prise par le mal terrible qui emporta Marie Baschkirtseff, et auquel aussi, dix ans avant, avait succombé sa mère, ma fille fut littéralement foudroyée en quelques jours, et mourut la veille même d’obtenir son diplôme de docteur.

Malgré toutes les sollicitations de mes amis, ma Marie, une fois couchée dans la tombe, je m’enfuis de Genève comme un fou, ne pouvant supporter la vue des gens et des choses, que ses beaux yeux très chers et très doux avaient contemplés. Pour étourdir mon effroyable douleur, pendant quatre ans, j’errais comme un corps sans âme, à travers la Suisse, l’Autriche et l’Italie, sans rien voir, sans rien ouïr, sans savoir même où j’étais, pareil à un automate vagabond.

Après être resté quatre ans sans nouvelles du monde entier, quand je revins à Genève, en décembre 1900, j’appris, avec quel surcroît de douleur, vous le devinez, que mon vieil ami, Alexandre Trophimowsky, était mort et Nathalie d’Eberhardt aussi, et que, lui, reposait dans le petit cimetière de Meyrin, tandis qu’elle dormait son dernier sommeil sous une tombe arabe du littoral africain. J’appris, enfin, que la villa était passée en d’autres mains, qu’Augustin de Moërder s’était engagé à la Légion étrangère, où il servait peut-être encore et qu’Isabelle, sous le burnous du Bédouin, errait dans les solitudes du Sahara.

Quel drame, ou plutôt quelle série de drames intimes avaient aussi séparé ces quatre créatures que j’avais connues si heureuses et si unies, c’est ce que je n’ai jamais pu bien savoir.

Pourtant, voici deux ans, à Aix-les-Bains, dans l’hôtel où je descends chaque saison, je rencontrai la vieille Mme T…, qui fut à Genève, parmi les amis de Nathalie et qui, si je ne m’abuse, est quelque peu apparentée avec notre célèbre Lydie Pachkoff. J’appris d’elle qu’au cours de ses vagabondages africains, Isabelle lui avait écrit plusieurs fois ainsi qu’à notre célèbre voyageuse.

Et maintenant, Monsieur, je vous ai dit ce que je savais. Puissé-je avoir facilité votre tâche si fraternelle et si généreuse.

Inutile de me remercier ; c’est moi qui suis votre obligé, pour m’avoir permis de lire en manuscrit, ce poignant Mektoub, ces belles pages inédites de notre morte glorieuse que vous avez eu le bonheur de retrouver.

Il ne me reste plus qu’à attendre, dans la plus vive impatience, celles que vous avez entrepris de consacrer à son œuvre et à sa vie.

Toutefois, si les renseignements et la correspondance que détient peut-être encore Mme T…, peuvent vous être, comme je le crois, d’une certaine utilité, et si tel est votre désir, je serais très heureux de vous donner son adresse avec une lettre d’introduction.

En disant cela, le proscrit, dont les paupières étaient encore emperlées de larmes, remit pieusement dans leur tiroir, avec d’autres reliques de sa fille, boucles de cheveux, fleurs fanées, les pauvres petits papiers jaunis, auxquels le contact de ses doigts tremblants avaient donné la teinte des vieux parchemins, encore qu’ils n’eussent pas plus de douze ans.

C’est, je m’empresse de le dire, grâce à cette puissante recommandation du comte K…, que me furent ouverts, sans hésitation, les inappréciables trésors dont la bonne Mme T… disposait.

D’abord, des lettres aussi gentiment écrites et d’autant plus précieuses qu’elles nous permettent de suivre Isabelle après son départ de Meyrin (1897) et nous font connaître ce que furent sa vie, l’état de son esprit et de son âme pendant le séjour à Bône jusqu’au jour où moururent sa mère et peu après son grand oncle (1898-99), et où désormais, seule au monde, devenue bédouine, jusqu’au tréfond de ses moelles, elle commença sa vie errante, enamourée du Désert et de son soleil.

Et d’abord ce long extrait :

« Oh ! oui, chère Madame, vous avez raison de le dire, j’étais bien triste, affreusement triste quand nous avons quitté Meyrin. Que voulez-vous ? On n’abandonne pas, d’un cœur léger, les lieux où la bonté de Dieu vous permit de savourer presque quinze ans de bonheur. Quinze ans de bonheur ! C’est bien, oui, c’est bien ce que j’ai laissé sur le cher coteau aux horizons si paisibles, dans notre si aimable demeure, parmi les fleurs animées de notre jardin.

» Aussi, je m’en veux beaucoup, quand je me recueille, d’avoir été presque consolée, et si vite, par la mer. Oh ! la mer, quelle ensorceleuse ! Et, comme elle sait, dans sa grande caresse toute bleue, bercer et endormir nos petits chagrins ! Elle est la consolatrice, par excellence, la consolatrice divine, et je ne connais pas de paroles plus apaisantes que le murmure de son flot. Il est vrai, Madame, qu’elle se fit, pour nous, plus clémente et plus fraternelle que le lac Léman, aux plus beaux jours de l’été.

» Nous voici, maintenant, installées dans une jolie maison arabe, dont je me suis mise à raffoler encore plus que maman. Il y a, dans toutes les pièces, et presque à la hauteur de ma taille, des revêtements de faïences multicolores, aux teintes très vieilles et d’une délicatesse infinie.

» Quand il fera chaud, et il paraît que le soleil estival de Bône égale celui du Sahara, il me semble que de les regarder, elles doivent, tout en rajeunissant les yeux, vous rafraîchir un peu le sang.

» D’autant plus que nous jouissons aussi d’une cour, sur laquelle s’ouvrent les pièces principales et, où comme dans les patio d’Espagne, un jet d’eau sanglote du matin au soir.

» Je ne sais qui de maman ou de moi est la plus entichée de ce beau pays où tout nous enchante et nous éblouit ; toutes deux, nous nous arabisons un peu plus chaque jour ; nos domestiques sont arabes ; la cuisine que nous mangeons est arabe : « Cheurba », « Couscouss », « Méchoui », et autres mets aux noms très doux, mais bien rudement pimentés. Enfin, dans notre intérieur si complètement arabe, nous détonnerions si nous ne revêtions, l’une et l’autre, les étoffes aux couleurs si chatoyantes et, en même temps, si commodes des Mauresques d’Anneba[1]. Mieux encore, chère Madame, ne voilà-t-il pas que ma folle de maman vient de se découvrir des origines musulmanes, et elle m’en parle, chaque jour, avec un sérieux et des arguments qui m’ont presque convaincue.

[1] Anneba est la dénomination arabe de Bône.

» Au milieu de toutes ces folies qui nous font oublier bien des tristesses, n’allez pas croire, comme vous le lui reprochez, qu’elle vous oublie parce qu’elle ne vous a pas encore écrit.

» Non, certes, elle me parle au contraire, bien souvent de vous, et c’est sous ses yeux toujours et malgré tout souriants, que je vous écris. Du reste, je suis devenue tout à fait son secrétaire car, en Orientale parfaite qu’elle est maintenant, elle se refuse à toute écriture, qui pourrait noircir ses jolis doigts teints au henné… Ne riez pas, chère Madame, mes ongles aussi sont d’un joli rouge, et j’ai beaucoup de peine à ne pas pouffer de rire en les regardant avant de vous embrasser ».

A lire ce gracieux et pétillant verbiage, comme on sent déjà l’emprise lente et profonde de l’ardente terre d’Afrique sur ces deux créatures étranges, bien que l’une descendît la pente d’une existence orageuse et que l’autre fût à l’aurore de sa vie. Et aussi, comme on frissonne à la pensée que six ans encore, et toutes deux dormiront leur dernier sommeil sous les fleurs d’une tombe arabe, la mère, dans le petit cimetière de Bône, la fille, dans les sables du Sud-Oranais. Mais silence ! voici qui vous mettra, tout comme à moi, encore plus de larmes dans les yeux.


« … Et maintenant, chère Madame, il ne me reste plus qu’à plaider, encore une fois, les circonstances atténuantes pour ma paresse et pour le long silence de maman.

» Je pourrais tout simplement vous dire que nous nous sommes mises, depuis bientôt un an, hors de la civilisation occidentale, pour laquelle nous n’éprouvons, l’une et l’autre, qu’un joyeux mépris, que nous sommes aujourd’hui des femmes arabes, et que celles-ci sont trop paresseuses pour écrire ou même pour faire quoi que ce soit.

» Mais j’aime mieux, au contraire, vous affirmer que nous sommes, sous nos oripeaux mauresques, d’intérieur bien entendu, fort occupées toutes deux : d’abord à apprendre la langue arabe, dans laquelle, soit dit en passant et sans fausse modestie, nous avons fait et faisons chaque jour de sérieux progrès ; puis à nous initier, avec ferveur, par l’intermédiaire des plus saints et des plus savants marabouts, dans cette religion de l’Islam, si belle et si noble en sa grandiose simplicité.

» Vous dirai-je, chère Madame, et cela sans rire, mais avec beaucoup d’émotion, qu’en ce qui me concerne, je me sens, chaque jour, poussée, par une force mystérieuse, vers cette religion séculaire, vers ses mosquées liliales épanouies comme de grandes fleurs mystiques sous l’azur du ciel africain. Quand il m’arrive d’aller vers les villages voisins de Bône, où sont des zaouyas solitaires, je ne puis entendre la voix du « mueddin » clamant la prière du crépuscule, sans frissonner, comme je frissonnais, naguère encore, en écoutant chanter les cloches au fond des frais vallons genevois.

» Mais devant les minarets neigeux aux colonnettes graciles, surmontés du croissant d’or, mon émoi est plus profond et plus durable que celui dont je tressaillais en passant devant les sombres clochers montagnards.

» Certes, des cloches chantant au couchant et à l’aurore, il s’exhale une poésie profonde qui atteint l’âme des plus frustes et des plus épais, et longtemps encore l’« Angelus » de Millet, induira les plus sceptiques en une douce rêverie ; mais, jamais, non, jamais, la clameur du bronze, les tintements de l’airain, ne diront la gloire de Dieu comme la voix âpre et sonore qui sort de la poitrine d’un croyant. Le « mueddin » en robe blanche est vraiment la cloche du blanc minaret, plus émouvante, et aussi, à mon sens, beaucoup plus pieuse, plus respectueuse, et plus digne d’une grande religion. Toutefois, chère Madame, c’est aux abords des cimetières indigènes de la ville et de la campagne que je me sens le plus émue.

» Oh ! ces cimetières sans clôtures, où l’on entre de plain-pied, comme si l’Islam avait voulu établir des communications faciles et une permanente communion entre les vivants et les trépassés.

» Ils ont, en outre, une simplicité fleurie, qui enlève toute tristesse, quand on s’y promène parmi les stèles modestes orientées vers la Mecque, et qui, au nombre de deux seulement pour les sépultures ordinaires, marquent où est la tête du défunt, où sont ses pieds. Elles servent, en même temps, de clôtures minuscules à des jardinets lilliputiens où s’épanouissent, soigneusement entretenues, les plus odorantes fleurs du pays. C’est une étincelante profusion de roses, de géraniums, d’azalées, d’anthémis, et de cinéraires aux nuances tantôt ardentes, tantôt délicates, toujours infiniment variées. Parfois, un rosier grimpant, une liane de jasmin ou même les ceps d’une vigne vont d’une tombe à l’autre, grimpant vers les arbres qui abritent de la canicule cette merveilleuse floraison.

» Et ces arbres sont des figuiers centenaires aux troncs noueux, et dont certains ont des ondulations de boas, des grenadiers où rutile, dès janvier, la fleur aimée des Espagnoles de Bône et aussi des Juives qui en piquent leurs cheveux de jais ; des palmiers sveltes balançant leurs grandes palmes au vent du soir ; parfois il n’en est qu’un de ceux-ci dont l’ombre grêle se profile sur la blanche koubba du saint musulman, qui sanctifie par son sommeil celui des autres trépassés.

» Il y a des jujubiers, des oliviers, voire des poiriers, des pruniers, des néfliers du Japon.

» Le vendredi, qui est le dimanche des Musulmans, dès le matin, les femmes drapées et voilées de blanc, vont et viennent, humant les fleurs, cueillant des fruits et mangeant des confitures sur les tombeaux. Oui, j’aime l’Islam, d’un amour que je ne m’explique pas, mais qui bientôt, je le sens, me possédera jusqu’au fond du cœur. Et peut-être ma bonne maman n’est pas aussi folle que je le croyais, quand elle prétend que dans ses veines et, par conséquent, dans les miennes, coule un peu de sang musulman. Comment ne pas aimer une religion qui sait ainsi faire sourire la Mort ?

» Et il doit être moins triste qu’ailleurs de mourir jeune en pays d’Islam. Heureux morts ! Un peu de ce soleil d’Afrique que tamisent les vieux figuiers doit arriver jusqu’à eux ; et leur sommeil est sans doute plein de douceur et de beaux rêves embaumés par la florule de leur tombeau. Peut-être bientôt…

» Je m’arrête, chère madame, car voici maman, je ne lui lirai pas cette fin de lettre avant de la cacheter, car comme je vous le disais au début, elle est depuis quelque temps souffrante, se plaint du cœur, et me paraît plus affectée que de raison. Le médecin n’éprouve aucune inquiétude, et hier encore, il nous a répété qu’il n’y avait là que des phénomènes nerveux et qu’avec un peu de valériane et d’hydrothérapie tiède, il n’y paraîtrait plus dans quelques jours ».

Peut-être bientôt… Quelle éloquence poignante dans ces deux mots, et, avec quelle tristesse on devine ceux remplacés par des points de suspension ! Pauvre Isabelle ! Le petit cimetière arabe d’Aïn-Sefra qui devait te recevoir trois ans après, n’est certes pas aussi fleuri que les cimetières indigènes du Tell bônois, ainsi décrits et glorifiés par toi comme jamais ne sut le faire aucun de ceux que séduisirent les beautés de notre Algérie.

Il n’y a ni grenadiers aux fleurs sanglantes, ni alisiers, ni pampres vermeils ; il n’y pousse que des fleurettes désertiques, les fleurettes amies du sable, et aussi la pâle asphodèle et le physalis rustique cher au Bédouin ; mais une dune d’or le protège, et, de temps à autre, des mains pieuses ornent ta tombe simple et nue de quelques roses cueillies dans le Tell. Bientôt, du moins je l’espère, et fasse Allah qu’il en soit ainsi, grâce à ce petit livre issu de toi et qui t’appartient tout entier, tu dormiras sous la koubba maraboutique, liliale et ensoleillée, à laquelle te donnent droit ton amour profond du vieil Islam et le jeune rayon de gloire dont ta plume l’a magnifié.

Et ce jour-là, sous leurs tentes grises, tous les « meskines »[2] du « bled » tressailleront d’allégresse, ces « meskines », aux loques superbes et à l’âme résignée, dont tu fus la compatissante amie et la poétesse inspirée.

[2] Meskine en arabe, pauvre, malheureux, s’applique aux bédouins du désert qui ne possèdent rien que leur tente pour dormir.

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*  *

Et maintenant, savourez ceci, extrait d’une autre lettre où il est surtout question de la maladie de sa mère, laquelle va désormais en empirant :

« … Au milieu de toutes ces tristesses, et du profond ennui dans lesquels je me débats, il ne me reste d’autre consolation que la lecture et le travail : Je me perfectionne toujours dans la langue arabe, et ne m’arrêterai que lorsque je la parlerai couramment, et pourrai lire, dans le texte, les Mille et une Nuits et la belle épopée d’Antar. Je lis Loti et Fromentin. Fromentin ! Loti ! que ne donnerais-je pas pour être un jour capable d’écrire quelques pages se rapprochant un peu de celles qu’ils ont, tous deux, consacrées à la Kasbah d’El-Djezaïr.

» En attendant, je me repose de l’un en relisant l’autre. Avec eux, je me grise de lumières et de couleurs. Puis, pour achever de m’étourdir, je bois du soleil, sans raison, démesurément, jusqu’au délire, inclusivement, comme Fromentin sur les dunes de Laghouat. Le soir venu, sur notre terrasse qu’elle argente, j’adore la lune amicale, et par ses rayons d’un bleu de rêve, je me laisse pénétrer et caresser toute, comme Salammbô.

» Le ciel est alors d’une beauté qui défie toutes les plumes, sans en excepter celle de Flaubert. Sa luminosité a de ces éclats adoucis qui désespéraient Fromentin et lui faisaient, tour à tour, prendre et rejeter, avec désespoir, plume et pinceaux.

» N’empêche que, lorsque la fraîcheur de la nuit m’oblige à regagner ma chambre, je le lis encore et je lis encore Loti quelquefois jusqu’à l’aurore, dont la contemplation termine toujours ma folle orgie. »


Certes, je me garderai bien de le taire, Isabelle Eberhardt doit beaucoup aux deux écrivains dont elle esquisse un éloge aussi bref que prestigieux, mais je n’hésite pas non plus à prétendre qu’elle a fait plus que les égaler.

Oui, elle ne se doutait pas, la pauvre fille, aujourd’hui si glorieuse, qu’elle les dépasserait l’un et l’autre, par la magnifique précision de son style, dans ses Notes de route et dans Mektoub… et que leurs randonnées désertiques pâliraient devant le « romanesque » exotique de sa courte vie.

De cette précédente lettre, il résulte qu’Isabelle Eberhardt avait un sens critique d’une délicatesse pénétrante et, à laquelle devraient aspirer certains Aristarques d’aujourd’hui ; mais voici qui le prouve mieux encore :


« Je viens de lire Au Soleil, de Maupassant, et me voici toute déçue. Depuis déjà presque un an que je vis sous le ciel d’Afrique, je crois avoir un peu de sa splendeur dans les yeux, et il m’est impossible de comprendre que, sur un aussi resplendissant sujet, avec un aussi beau titre, un aussi grand écrivain ait écrit un aussi terne bouquin.

» Vous penserez sans doute, et je le pense également, que c’est monstrueusement prétentieux à moi, pauvre « meskine », d’oser émettre un pareil jugement sur l’auteur de Bel Ami et de Pierre et Jean ; j’ai même tellement conscience de mon audace que je me sens rougir en l’écrivant sur ce papier. Heureusement que vous seule, bien chère amie, êtes appelée à le lire, et que vous le déchirerez tout de suite après, jurez-le moi.

» Et, cependant, puisque c’est vous qui m’avez demandé mon impression, et m’avez même fait l’amabilité de m’envoyer le volume, ce serait mal de ne pas vous dire ce qu’elle a été réellement.

» Non ! non ! et encore une fois non, le glorieux disciple de Flaubert n’a pas vu notre ardente et lumineuse Algérie, ou plutôt, en la visitant, il devait encore avoir les yeux noyés dans la brume ou caressés par les paisibles verdures de sa Normandie.

» J’ai eu beau, en fermant ce livre, me battre les flancs, me répéter à satiété que l’auteur fut, après la mort de son maître, le plus grand écrivain de notre temps, je ne trouve rien pour justifier l’ombre même d’une admiration ; je vais plus loin, malgré que sa signature s’étale sur la couverture bleue du volume, il m’est impossible de croire que notre grand Maupassant l’ait écrit. Après Loti et Fromentin, il aurait fait mieux ou n’aurait rien fait. Pardon, encore une fois, chère amie, des énormités que je vous dis là, et empressez-vous de les déchirer.

» Je n’en garde pas moins, pour lui, mon culte, ma ferveur sans bornes, mais je ne ferai habiller Au Soleil que d’une reliure modeste, et ne le mettrai point, avec ses frères plus luxueux, dans ma petite bibliothèque de chevet. De plus, je reste convaincue qu’à leur tour, quand, dans quelques siècles, les scholiastes intelligents commenteront son œuvre devenue classique, ils traiteront d’apocryphes ces pages monotones et sans éclat.

» Adieu, ma bien chère dame, pour effacer Au Soleil de mon cerveau tout imprégné de Fromentin, et par conséquent difficile en fait de beauté algérienne, je vais relire Notre Cœur, après vous avoir bien embrassée, pour ma bonne maman et pour moi.

» P.-S. — Je viens de relire cette sotte épître et je m’aperçois que j’ai oublié de vous dire ce par quoi j’avais eu l’intention de la commencer, puisqu’il ne devait y être question que de Maupassant. Savez-vous que maman possède, de lui, un autographe de dix lignes qu’elle reçut à Genève, en réponse à une lettre admirative qu’elle lui écrivit après avoir lu Notre Cœur, lors de sa publication.

» Pour être sûre de son autographe, elle la lui fit parvenir par une amie du ministre de France à Berne, laquelle était apparentée aux Maupassant.

» Il paraît, d’après ce que me dit maman, que dans notre colonie, à Genève, on collectionnait, en ce temps-là, avec fièvre, les autographes des Français illustres ; et Maupassant passait pour être un des plus avares de son écriture, et, sans doute, de son temps.

» La plupart des solliciteurs genevois n’obtenaient de lui, paraît-il, qu’un silence dédaigneux. Aussi les dix lignes que reçut maman firent-elles beaucoup de jaloux. Les voici :

« Ce que vous me dites de mon livre, me prouve, Madame, que vous l’avez lu comme il doit l’être, avec les yeux de votre âme. Je suis d’autant plus touché de vos éloges qu’ils sont, en grande part, immérités et qu’ils me viennent d’une exilée à laquelle vont mes hommages respectueux.

» Guy de Maupassant. »

» C’est gentil, n’est-ce pas ?…

» A mon tour, autant pour distraire mes loisirs que par une certaine curiosité dont je reconnais la niaiserie, j’ai voulu compléter la collection de maman et j’ai écrit dernièrement pour avoir quelques mots d’eux, à Paul Bourget, Anatole France, François Coppée, sous la signature de Nicolas Podolinski. Seul, le poète des Humbles m’a répondu quelques lignes d’une aimable banalité.

» Moi, j’ai ri de ma déconvenue, mais maman en est presque mortifiée.

» Pauvre maman ! elle est si nerveuse, si « émotive », comme dit le médecin, qu’un rien, une bagatelle, une fugue de notre chatte Moumoutte, lui met des larmes aux yeux.

» Guérira-t-elle ?… Une fois partie, que deviendrais-je, grand Dieu ?… Seule au monde, il ne me restera plus qu’à vagabonder, à courir vers ce désert dont le lointain me fascine à travers les pages de mes deux auteurs favoris. Qu’Allah retarde cette heure, car il me semble bien que ce vide de mon âme ne sera jamais comblé ! »


Même cri, même plainte, mêmes aspirations pleines d’une tristesse contenue, dans un court billet d’où j’extrais ceci :

« … Pas très heureuse, quand maman était bien portante, me voici franchement malheureuse, depuis que je la vois souffrir, et que je songe à la cruelle et peut-être imminente séparation. Ce jour-là, hélas ! le Sahara, dont la nostalgie de plus en plus me tourmente, ne sera ni assez grand ni assez lointain pour y noyer ma douleur… »


Vingt-cinq jours après, Madame T… recevait, ces quelques lignes d’une concision désolée :

« … Maman n’est plus… Elle est morte, le sourire aux lèvres, résignée comme une bonne Musulmane devant la volonté du Rétributeur. « Mektoub ! », a-t-elle murmuré, en me serrant dans ses mains glacées… Je suis folle de douleur. »

Suit un silence de plusieurs mois et, en octobre 1899, elle écrit, de Tunis, à Madame T…, une longue lettre encore toute emplie de la tristesse que lui ont causé ces cruelles séparations, car quelques mois après sa mère, Trophimowsky, son grand oncle, mourait à son tour dans sa villa de Meyrin…

« … Oublier ! chère Madame ! oublier, oh ! le triste privilège de notre pauvre humanité. Eh ! bien, non, moi je ne l’oublie pas. Seule, à cheval, escortée de quelques Bédouins, compagnons simples et fidèles, j’ai commencé la réalisation de mon rêve, j’ai parcouru le Sahara, j’ai visité l’Oued Rhir, âpre et salé, et j’ai traversé le Souf étrange au mois d’août, c’est-à-dire au moment où la canicule décuple sa grandiose désolation.

» Et pas une minute les souvenirs de ma pauvre maman et de « petit oncle Troph » ne m’ont quittée. Ils étaient avec moi le long des pistes brûlantes, à l’ombre tiède des palmeraies, et, la nuit, quand je me couchais pour dormir sur le sable frais de la dune, ou bien sous les grandes palmes retombantes, je les voyais me sourire, tantôt parmi les étoiles du firmament saharien, et tantôt dans le flot limpide des « seguias ».

» Ici, à Tunis, leurs ombres aimées hantent la délicieuse maison mauresque où je vis tout à fait à l’orientale et où tout me rappelle celle de la blanche Anneba.

» J’en sors très peu, et le temps que je ne passe pas à rêver est employé à revoir et à collectionner les notes que j’ai apportées du Sahara, et à écrire mes impressions de Tunisie.

» Car, pourquoi ne pas vous l’avouer, chère madame, le jour est peut-être proche où je serai obligée de demander à ma plume autre chose que la distraction de mon esprit.

» C’est, sans doute, très audacieux, ce que je vous dis là, et je n’ignore pas que la carrière littéraire dont je fus toujours entichée, tient en réserve pour une « meskine » de mon espèce, seule au monde et sans relations, un tas de déboires et de désillusions. Et pourtant, que voulez-vous ?… Je me sens une irrésistible vocation. Je ne vois rien dans la vie, rien qui puisse m’y attacher, si ce n’est écrire et vagabonder ; je n’ajoute pas « aimer », car c’est là, quoiqu’en disent les émancipateurs du beau sexe, le fond même de la femme, son but unique et son unique raison d’être, et, malgré mes goûts d’errante et ma passion des aventures, je n’en sens pas moins, jusqu’à l’angoisse, le désir et le besoin « d’aimer et d’être aimée ».

» Donc, encore une fois, écrire, vagabonder, aimer, tel est mon rêve ; pour le réaliser, je suis prête à dépenser toute l’énergie de mes vingt ans. Dois-je vous dire que je me trouve en très bonne voie sur les deux derniers points de ce programme idéal ?… Il ne resterait donc que le premier ; et, ici, votre vieille amitié pourrait peut-être me servir. Aujourd’hui, plus que jamais, vous ne l’ignorez pas plus que moi, il faut au débutant de très puissantes relations pour que sa prose soit, je ne dis pas agréée, mais simplement lue par les directeurs de revues et de journaux capables de donner assez vite la notoriété.

» En ce qui me concerne, j’ai beau faire appel à mes souvenirs, sur ceux qui approchèrent ma famille, je ne trouve d’autre appui possible que le vôtre, chère Madame, et je suis sûre que vous ne me le refuserez pas. Je tiens de vous-même que vous êtes du dernier mieux avec notre célèbre compatriote, Madame Lydia Pachkoff, dont les relations dans le monde littéraire parisien doivent être grandes, car elle a beaucoup écrit dans les plus importantes revues, sur ses voyages et sur des sujets exotiques, comme le sont ceux qui m’occupent en ce moment.

» Sa bienveillance me serait, à coup sûr, très précieuse et pourrait m’entr’ouvrir des portes qui ne s’ouvrent pas aisément à des inconnus.

» Vous ne me refuserez donc pas, bien chère amie, de me recommander à elle, et de me dire son adresse, et si je puis lui faire part moi-même de mes désirs et de mes plus secrètes ambitions. Je voudrais aussi lui demander quelques conseils sur le point très délicat de mon état-civil, et aussi sur la question de savoir si je dois prendre un pseudonyme et lequel… »

A cette très intéressante lettre, la bonne Madame T… répondit à peu près ceci, que je résume d’après ses souvenirs et ses renseignements verbaux :

« Madame Lydia Pachkoff n’est pas mon amie au point que vous le croyez. Je l’ai vue et fréquentée quelquefois, à Saint-Pétersbourg, à Genève et à Paris, mais sans plus. Toutefois, je la connais suffisamment pour vous dire que si vous vous adressez à sa bonté, elle ne vous fera pas défaut, encore que vous lui soyez personnellement inconnue. Le contraire m’étonnerait autant que de voir la mer sans eau. Ecrivez-lui donc, sans plus tarder, à Yalta, en Crimée, où elle a fixé ses pénates vagabonds. »

En possession de cette réponse, Isabelle Eberhardt s’adressa franchement à l’illustre voyageuse qui, selon les prévisions de Madame T…, lui fut plus que bienveillante et lui prodigua des conseils et un appui quasi-maternels.

Vers la fin de 1900, Isabelle Eberhardt écrivait de Paris à sa vieille amie :

« … Vous aviez raison de me dire que l’on verrait plutôt la mer sans eau que Madame Lydia Pachkoff sans bonté. Je suis encore toute émue et je sens mes yeux humides d’avoir lu ce qu’elle a daigné répondre et, dans les huit jours, à la longue missive d’une solliciteuse inconnue.

» Et, d’abord, loin de me détourner de ce que je lui dis et crois être ma vocation, elle m’y encourage et se met à mon entière disposition pour me donner telles lettres d’introduction que je jugerais pouvoir m’être utiles et que je lui indiquerais.

» Entre autres journaux et revues, que son influence pourrait peut-être m’ouvrir, elle me cite le Figaro, la Revue de Paris et le Tour du Monde, où elle a publié le récit de ses plus intéressantes randonnées.

» Elle me conseille d’apporter, à ce dernier magazine, mes impressions du Sahara, puis d’écrire une nouvelle de mille à deux mille lignes que je pourrais, me dit-elle, assez aisément placer.

» Or, il se trouve que cette nouvelle, je l’ai longuement et amoureusement ciselée pendant l’automne que je viens de passer dans la délicieuse et blanche Tunis. Elle a pour cadre cette ville enchanteresse où j’ai vécu des heures que je n’oublierai jamais, précisément parce qu’elles s’écoulèrent dans le rêve et aussi, du moins l’ai-je cru, dans l’amour.

» En ces pages que je voudrais certes plus belles, j’ai mis un peu de l’émoi que mon âme a ressentie au contact d’un être d’élite appartenant à la race aimée, à la religion adoptée. J’y décris également le milieu sicilien de Tunis, si intéressant et à peu près inédit.

» Fasse Allah que, par l’intervention puissante de la bonne Pachkoff, je vous les fasse lire, bientôt, dans un journal ou une importante revue de Paris.

» Pour ce qui est de la signature que je dois placer au bas, et par conséquent de la question si délicate de mon état civil, elle me conseille de me donner bravement comme étant la fille de la veuve du général de Moërder et du docteur français X, Y ou Z.

» Elle en est aussi pour que je conserve l’ample et pittoresque vêtement des cavaliers sahariens, que je portais pendant mon voyage au désert ; et même elle me conseille de faire, sous ce costume, à la salle des Capucines, une conférence sur ma randonnée dans l’Oued R’hir et le Souf.

« Ne négligez rien, écrit-elle, de ce qui peut attirer l’attention sur votre personne. Peut-être, sans doute même, on vous plaisantera, on vous éreintera, pour employer le terme d’usage : n’en ayez cure, réjouissez-vous-en, au contraire, car le pis qui puisse vous arriver, c’est qu’on ne parle pas de vous… »

» Enfin, elle me recommande d’aller voir le vieux Cheik Abou-Nadara. « Il est très accueillant, me dit-elle, et aussi très influent dans les milieux littéraires et politiques de Paris. »

Et elle terminait ainsi :

« Je lis et relis cette longue et affectueuse lettre à laquelle j’étais bien loin de m’attendre, malgré tout ce que vous m’aviez dit de son auteur.

» J’avoue qu’elle m’est venue à son heure, car j’étais bien triste en arrivant seule à Paris ; et de me voir ainsi dans son effroyable tourbillon, après la solitude du désert, le calme du Tell tunisien et la paix profonde de ma petite maison mauresque, je me faisais l’effet d’une balancelle sicilienne, à la blanche voilure latine, perdue sur la Grande Bleue démontée.

» Pourtant, en débarquant à Marseille, chose que les Arabes considèrent comme le plus heureux des présages, j’avais, dès la descente du bateau et après avoir reçu la fraternelle embrassade d’Augustin, rencontré le sourire d’un visage ami, celui de Si-Derradji-ben-Smaïl-Massarly, l’excellent caïd de Touggourt, qui me fut si bienveillant, lors de mon passage dans la capitale de l’oued R’hir, et, qui, comme moi, se rendait à Paris.

» Mais la joie, qui me vint de ce hasard fortuné, s’était bien vite dissipée devant la sensation d’esseulement qui s’empara de moi en mettant les pieds sur les boulevards, puis, en rentrant à mon hôtel. Enfin, me voilà maintenant, grâce à la bonne Lydie Pachkoff, toute réconfortée, pleine d’espoir et bien décidée à ne rien négliger pour me faire ma place au soleil.

» L’immense foire au pain d’épices que doit être l’Exposition n’étant pas ouverte, j’emploierai tout mon temps à suivre les conseils de celle que j’ai maintenant le droit d’appeler ma grande amie… »

*
*  *

Hélas ! Comme d’autres écrivains de race, Isabelle ne possédait rien de ce qu’il faut pour réussir dans le monde des « gens de lettres », où elle eut, un moment, le désir d’entrer. Ses belles ardeurs s’évanouirent à la première déconvenue, et après un mois de séjour, reprise par son humeur vagabonde, elle quittait Paris à la fin de 1900, pour courir la Grande Bleue de Marseille à Gênes et de Gênes à Cagliari.

Puis, elle revint à Marseille où elle passa quelques semaines chez son frère, Augustin de Moërder qui, après avoir terminé son engagement à la Légion étrangère, y avait trouvé un emploi et s’y était définitivement fixé.

Enfin, elle ne résista pas plus longtemps à son Mektoub et, vaincue par la nostalgie du ciel africain, redevenue l’« Errante Isabelle », comme elle aimait déjà s’appeler, elle s’embarqua pour l’Algérie.

*
*  *

Pendant tout ce laps de temps, pas une fois la bonne Madame T… ne reçut d’elle signe de vie.

Enfin, vers la fin octobre 1900, elle lui faisait parvenir d’El-Oued, dans le Souf, ces quelques lignes non moins éloquentes que ses plus longues missives, et où elle étale, avec une franchise poignante, le tréfond de son âme, en même temps que la hantise de sa fin précoce, dont elle n’a jamais cessé d’être obsédée.

« … Me revoici dans mon milieu, dans mon élément, dans mon monde aussi, et dont j’avais eu le tort de sortir, autant qu’un poisson est mal venu à sortir de l’eau.

» Je vis dans un pays où les horizons sont sans limite, où la lumière est la caressante amie de mes yeux, où les couchants et les aurores ont des splendeurs toujours nouvelles, jamais les mêmes, et qui me donnent un avant-goût du Paradis. Je vagabonde sans trêve et, pour le plaisir de vagabonder, à travers les blanches dunes, sous les grandes palmes qui bruissent au fond des jardins ombreux. J’écris pour le plaisir d’écrire et sans même le plus vague désir d’être lue. Le papier que je noircis de temps à autre, dans mes haltes et pour couper mes rêveries, s’en va rejoindre en quelque recoin de la pittoresque maison soufi que j’habite, le manuscrit de Mektoub, la nouvelle dont je vous parlais naguère et dont personne n’a voulu.

» La nuit venue, je m’endors à la belle étoile, sur le frais velours du sable, en attendant le jour, peut-être proche, où je reposerai dessous.

» Mais cette idée ne trouble en rien mon sommeil, car en bonne musulmane, je me sens dans la main de Dieu. Enfin, j’aime, je suis aimée et ne tarderai pas à m’unir à l’homme de cœur, au burnous rouge sur lequel s’est pour toujours fixé mon choix.

» C’est donc, comme vous le voyez, une femme heureuse, très heureuse qui vous écrit et vous embrasse, ma bonne amie. »

*
*  *

Ce fut la dernière lettre que Mme T… reçut d’Isabelle Eberhardt. Elle resta désormais sans nouvelles et apprit sa fin tragique par les journaux. Toutefois, outre cette précieuse correspondance qui nous a permis de pénétrer plus avant dans la vie morale de notre héroïne — ce mot est très juste en vérité — elle voulut bien nous conter certains détails postérieurs dont on appréciera l’intérêt.

Quelque temps après avoir reçu les lignes que l’on vient de lire, Mme T… se trouvait à Yalta, cette Nice de la Crimée, où Mme Lydie Pachkoff vivait sous un ciel très doux et sur les rives de cette mer qui tant évoque notre Côte d’Azur, dans une retraite paisible mais assez mal supportée par son humeur vagabonde et par la curiosité toujours insatisfaite de son noble esprit. Ces deux grandes dames russes se voyaient assez souvent et il leur arrivait parfois d’échanger quelques mots sur cette étrange Isabelle qu’elles savaient en train de courir le Sahara, mais sans plus.

Un jour, Lydie Pachkoff fit part à Mme T… d’une autre lettre d’elle, datée de Marseille et qu’elle venait de recevoir.

La pauvre fille lui racontait assez brièvement sa tragique aventure de Behima, dans laquelle un indigène fanatique avait tenté de l’assassiner, son séjour à l’hôpital d’El-Oued, comment, dès sa guérison, elle avait dû quitter le Souf, rentrer en France, où elle allait se marier avec un sous-officier arabe passé des spahis aux hussards.

Autant que ma mémoire est fidèle, continua Mme T…, elle terminait sa lettre à peu près ainsi :

« … Je quitterai Marseille avant peu pour regagner cette terre algérienne que j’aime tant, à laquelle j’ai voué désormais ma vie, d’où j’ai été injustement expulsée comme Russe, et où je rentrerai la tête haute, devenue Française par mon mariage avec Si Ehni-Sliman. Aussi, voudrais-je profiter de mon séjour en France pour essayer, encore une fois, de forcer les portes d’une grande revue parisienne avec une assez longue nouvelle exotique, écrite lors de mon séjour à Tunis, et quelques impressions que je crois intéressantes sur mes vagabondages au Sahara. Je ne puis rien sans votre aide que vous ne me refuserez pas… »

Peu de jours après, la bonne Lydia Pachkoff lui envoyait une lettre chaleureuse qu’elle devait remettre à M. Brieux, le célèbre auteur de « Robes Rouges » et des « Remplaçantes ».

« J’ai quelque peu hésité, je l’avoue, lui écrivait-elle en même temps, à vous envoyer cette lettre, car je me trouve dans une situation assez délicate à l’égard de M. Brieux.

» A l’époque pas bien lointaine encore de ses débuts très pénibles, il fut, en effet, mon secrétaire pendant que je résidais à Paris. Depuis, il a couru à pas de géant vers la gloire, et c’est moi maintenant, qui fais appel à son appui. Il est, en ce moment-ci, dans sa villa de la Côte d’Azur, où vous le trouverez : j’ai tout lieu de croire qu’il ne vous marchandera pas son concours.

» J’ignore, conclut Mme T…, ce qu’il advint de cette recommandation, n’ayant plus rien su d’Isabelle, que sa mort, par les journaux. »

Nous le savons, nous, hélas ! et ce n’est pas à la louange de M. Brieux.

Isabelle ne put aller à sa villa, mais lui envoya, par la poste, la lettre de Mme Lydie Pachkoff, en y joignant quelques mots, dans lesquels la vaillante jeune fille, avec une attendrissante dignité, lui faisait part de sa situation matérielle assez précaire, car il ne lui restait plus grand’chose du petit avoir qu’elle avait hérité de sa mère et de son oncle, et elle était à la charge de son frère Augustin de Moërder. Aussi, sollicitait-elle de lui un prompt appui pour qu’elle pût tirer quelques ressources de sa copie.

Quelques jours après, Isabelle recevait une lettre de M. Brieux. Elle l’ouvrit et devint toute pâle en y trouvant un billet de cent francs, puis un mot très court et d’une politesse assez froide, et où il n’était pas plus question de sa nouvelle que de l’Antéchrist.

M. Brieux ne pouvait montrer d’une façon plus éloquente combien son âme et son caractère étaient à la hauteur de son talent.

Il n’avait pu supporter l’idée qu’on pût savoir un détail de ses débuts, dont tout autre se serait enorgueilli.

Et Lydia Pachkoff n’avait pas été bien inspirée en s’adressant à celui qui fût son humble petit secrétaire et dut une grande part de sa chance extraordinaire à sa générosité.

Encore trois ans après, la pauvre Isabelle qui, cependant, n’avait jamais cessé d’opposer aux mufleries dont elle fut si souvent l’objet, la sérénité de son beau front dédaigneux, se mettait en colère, quand, devant un ami très intime, elle contait celle-là :

— Ah ! s’écriait-elle, j’eus un moment l’idée de lui renvoyer son billet de banque avec un mot cinglant au verso. Je ne le fis pas, par égard à la grande et bonne Lydie Pachkoff ; je me contentai de le donner au bureau de bienfaisance du quartier de la Madeleine, où habitait mon frère Augustin. Et cependant, ajoutait-elle avec son doux sourire résigné, moi qui aime tant, pour noyer mon rêve, les cigarettes de fin tabac, j’en étais à ce moment réduite à fumer des feuilles de platane desséchées.

Toute la glorieuse jeune femme est dans ce trait et dans ces mots.

Certes, M. Brieux ne se doutait pas et il ne se doute pas encore que son théâtre inesthétique et ses marionnettes falotes seront, depuis longtemps, tombés dans l’oubli, alors qu’on lira l’œuvre d’Isabelle Eberhardt, bien que certain scribe peu scrupuleux en ait tripatouillé maintes pages, en essayant de se les approprier.

Quelques semaines après, écœurée de ses insuccès, mais heureuse d’avoir épousé l’homme aimé, renonçant à la gloire littéraire aussi peu noblement représentée, Isabelle repartait avec son mari, pour l’Algérie.

Conduite par la main de Dieu, elle allait encore une fois et pour ne plus revenir, vers cette terre que sa plume devait bientôt magnifier ; elle allait vers le désert, vers ses humbles frères, les Bédouins, dont, pauvre elle-même, elle devait, en prose ineffable, chanter la glorieuse pauvreté ; elle allait, enfin, vers son tombeau et vers la gloire qui, pour elle, fut si vraiment le Soleil des Morts.

*
*  *

Voici maintenant épuisée, sur notre héroïne, la documentation écrite et absolument inédite que nous sommes, non sans peine, parvenus à nous procurer.

Il en résulte, comme on a pu le voir, deux choses que personne ne connaissait jusqu’ici et d’un énorme intérêt : l’une touche à son œuvre littéraire, l’autre à sa vie morale, et toutes deux eurent le don de m’émouvoir profondément, en passionnant ma curiosité.

D’abord, pensai-je, qu’est devenue cette nouvelle tunisienne de 2.000 lignes, intitulée Mektoub, dont Isabelle parle assez longuement dans sa première lettre à Mme T…, sur laquelle elle revient dans sa deuxième missive à Mme Lydia Pachkoff ?

Ensuite, quel était l’objet du sentiment tendre, sinon de l’amour auquel elle fait une très claire allusion dans les deux passages suivants à Mme T… :

« … Donc, encore une fois écrire, vagabonder, aimer, tel est mon rêve et, pour le réaliser, je suis prête à dépenser toute l’énergie de mes vingt ans. Dois-je vous dire que je me trouve en très bonne voie sur les deux derniers points de ce programme idéal ? »

Et plus loin, dans cette même lettre, à propos de la nouvelle tunisienne :

« … En ces pages que je voudrais, certes, plus belles, j’ai mis un peu de l’émoi que mon âme a ressenti au contact d’un être d’élite appartenant à la race aimée et à la religion adoptée… »

De la nouvelle, il n’existe nulle trace dans les œuvres publiées après sa mort, avec de déplorables retouches, comme je l’ai dit, pas plus dans le livre qui a pour titre Dans l’ombre chaude de l’Islam, que dans les Notes de route, beaucoup moins tripatouillées. Pas de vestige, non plus, dans les courtes nouvelles et les contes encore disséminés en des feuilles algériennes, et que je me propose de réunir bientôt en volume avec, il va sans dire, l’autorisation préalable de ses légitimes héritiers.

Pour ce qui est de l’« être d’élite, appartenant à la race aimée et à la religion adoptée », ce ne pouvait être Si Ehni, puisqu’elle ne connut que huit ou dix mois plus tard, à El-Oued, celui qu’elle devait épouser ?

Que faire pour retrouver le précieux écrit ? Comment résoudre l’énigme de l’amant mystérieux, sans autres renseignements que ceux dont nous avons fait l’exposé ? La chose nous apparut difficile, mais non pas irréalisable, et nous nous mîmes à l’œuvre sur-le-champ, poussés et soutenus par notre culte et notre amitié pour la grande disparue.

Et d’abord, pensâmes-nous, une enquête s’impose, personnelle, minutieuse, et qui serait aussi une sorte de très pieux pèlerinage au pays du Tell et du Sahara, où la noble errante vécut et souffrit sa courte vie.

Pour retrouver l’amoureux, il fallait s’informer d’abord à Bône où elle l’avait connu, puis battre la villa arabe de la blanche Tunis avec la patience et l’astuce d’un policier.

En ce qui concerne le manuscrit, une indication vague, mais précieuse, ne m’était-elle pas fournie par le passage suivant de la lettre d’El-Oued :

« … J’écris pour le plaisir d’écrire, sans même le plus vague désir d’être lue. Les papiers que je noircis de temps à autre, dans mes haltes, vont rejoindre en quelque recoin de la pittoresque maison soufi que j’habite le Mektoub dont je vous parlais naguère et dont personne n’a voulu… »

Isabelle Eberhardt avait, à cette époque, séjourné plus de six mois dans la capitale du Souf. Qui sait ?… Peut-être aurai-je le bonheur de trouver les précieux feuillets soit à El-Oued, soit dans un des autres « ksour » ou quelqu’une des zaouïas qui lui donnèrent si souvent l’hospitalité. Mais, par-dessus tout, il fallait, coûte que coûte, visiter minutieusement les « recoins de la pittoresque maison soufi » où elle vécut à El-Oued.

Une circonstance particulièrement heureuse et quasi providentielle, comme on va le voir, facilita ma tâche et me permit d’éclairer, en quelques heures, la tendre et mystérieuse aventure d’Isabelle Eberhardt à Tunis.

Un de mes amis avait été, pendant quelque temps, fonctionnaire à Bône, à l’époque où y vivait la jeune fille, et il l’avait beaucoup connue.

Mis partiellement au courant de mes projets :

— N’oublie pas, me dit-il, dès que tu arriveras dans la ville, d’aller trouver le vénérable Si Saïd ben Mohamed, qui fut le professeur d’arabe d’Isabelle Eberhardt et de sa mère, en même temps qu’un des plus intimes amis des deux exilées. Il en sait long sur la vie de ces deux femmes mystérieuses et, étant donné le projet que tu poursuis, il n’hésitera pas à te le faciliter. Du reste, comme même après mon départ d’Algérie, je suis resté avec lui en très bonnes relations, je vais, dès maintenant, lui écrire pour lui annoncer ton arrivée. »

Je m’embarquai donc heureux de cette aubaine inespérée, et aussi désireux de remplir ma mission, entre toutes délicate, que de revoir la terre d’Afrique à laquelle, comme à la Bonne Nomade, j’ai voué le meilleur de moi.

*
*  *

Une terre lumineuse sertissant un golfe d’azur que sillonnent de rares steamers, mais où palpitent, nombreuses, au vent léger, les blanches voiles latines des balancelles de pêcheurs. Au bord, un hâvre, hier encore très calme et qui semblait dormir sous la caresse du ciel, tel un refuge oublié sur la côte lointaine de Moghreb, et qui, aujourd’hui, le dispute, en activité, avec les plus fréquentés de nos ports. Derrière et au-dessus, une avalanche cascadante de tuiles rouges et de maisons blanches, sur lesquelles, à l’aurore et au crépuscule, le soleil épuise toute la gamme de ses pourpres et de ses ors. A droite et à gauche, se reflétant dans le flot toujours paisible, les coteaux de la Ménadia où, parmi les orangers et les oliviers centenaires, s’épanouit toute une flore de délicieuses villas. Ici, le cap de Garde un peu sauvage, et où la prunelle du phare clignote dans la sérénité douce des nuits, là le mamelon d’Hippone magnifié par le souvenir d’Augustin.

Plus loin encore, et dominant ce paysage de rêve, la masse imposante, aux crêtes souvent vaporeuses, de l’Edough, dont les forêts sont millénaires. Et enfin, dans les lointains imprécis, les montagnes de la Tunisie, tantôt d’un bleu très doux et très pâle, et tantôt d’un violet très franc.

Tel est le tableau, qui, pour la troisième fois, enchanta mes yeux éblouis, quand le transat entra dans le port de Bône, par un matin soleilleux d’avril.

Au débarcadère, je trouvai, noblement vêtu de laine blanche, le sourire aux lèvres et sa barbe grise bien peignée, l’aimable Si Saïd ben Mohamed qui m’attendait. Une heure après, nous étions tous deux assis à l’arabe devant un excellent kaoua, parfumé à l’eau de rose, sur la terrasse de sa maisonnette arabe, sise dans le quartier haut de la ville. Le tableau, qui se déroulait sous nos yeux, était encore plus beau que celui dont je venais de jouir sur le pont du « Général Chanzy ». Et tandis qu’autour de nous, le soleil mourant épandait ses derniers ors sur la ville, rosait le golfe, et semait de lilas et de violettes les promontoires et les monts lointains, tandis que, d’une zaouïa voisine, montait, éperdue et nasillarde, la clameur d’un « mueddin », l’aimable vieillard, sur ma demande, me narrait tout ce qu’il savait de notre chère et grande morte, dont l’image restait, souriante et fraîche, en son souvenir.

Sur cette terrasse où elle était venue bien souvent savourer, comme nous le faisions à cette heure, les splendeurs ineffables du moghreb, il me répétait, sans lassitude et en prodiguant les fleurs les plus rares du bien-dire oriental, ce que furent l’intelligence et la bonté de cette créature d’élite, qu’Allah jaloux s’était empressé d’appeler parmi ses houris.

L’œil humide, la voix quelque peu tremblante, il enveloppait, d’un geste large, la beauté autour de de nous épandue.

— Encore qu’elle fut bien malheureuse, me dit-il, elle a aimé ce pays, cette ville, cette mer, ce golfe et ces montagnes harmonieuses d’un amour profond et comme seuls savent aimer les poètes et les vagabonds… Sur cette terrasse, à la place où vous êtes assis, je l’ai vue, maintes fois, pleurer de joie devant la féerie d’un couchant semblable à celui qui ravit nos yeux en ce moment. Par certaines nuits, comme il n’y en a qu’au bord de la mer latine, je l’ai vue sautiller, telle une folle, ou battre des mains comme une gamine, quand la lune, émergeant du large, se balançait à la cime des flots argentés. Et je l’ai vue aussi rire aux étoiles, aux bonnes étoiles, dont elle savait le nom et qu’elle appelait « ses petites amies du ciel africain ».

«  — Oui, Si Saïd, me disait-elle avec ce sourire à la fois doux et résigné qu’ont seuls les êtres prédestinés et qui reste gravé dans mon œil, comme le nom du trépassé sur la pierre de son tombeau, oui, Si Saïd, ne plaisante pas, je les connais, comme tu me connais, et, quand je leur parle, elles me répondent tout comme toi. Tiens, vois-tu celle-ci dont le rire d’or tombe sur nous du zénith, et celle-là qui palpite à l’Orient, comme un clou d’argent, c’est Altaïr et c’est Aldébaran. Toutes deux ont là-bas, dans le ciel du Désert fascinateur, un éclat plus pur encore. Toutes deux sont mes amies les plus intimes, et sais-tu ce qu’elles me disent dans leurs scintillations de diamants et de rubis, sais-tu ce qu’avec elles me dit la lune qui émerge radieuse du cap Rosa ?

— Viens, viens au désert, bonne Isabelle. Pourquoi t’attarder plus longtemps en cette Anneba monotone qui n’a plus de secrets pour toi. Viens, viens au Désert. Nous éclairerons ta route de nos plus jolis rayons. Pendant les courtes nuits estivales, comme les mages allant vers la crêche de Bethléem, tu connaîtras l’ivresse divine de marcher en nous contemplant. Puis, quand tes pieds seront lassés, sur la dune qui te servira de couche, nous broderons avec nos fils les plus légers, avec des fils d’or et d’argent, un oreiller tout pareil à celui sur lequel les « djinoun » du Sahara reposent leur tête menue. Viens, viens, ô notre bonne Isabelle, ô notre douce sœur terrestre, viens voir comme nous savons embellir et caresser, de nos baisers lumineux, le Désert dont nous sommes les amoureuses. Et viens voir aussi comme nous savons emplir, d’une allégresse éternelle, l’âme du Bédouin qui s’endort en nous souriant. » Oh ! Saïd ! Saïd, mon maître vénéré dans la langue sainte du Livre, combien je suis malheureuse et pleine d’ennui ! Et combien je voudrais partir, fuir, errer à travers les solitudes lumineuses pour obéir à l’appel tendrement impérieux de mes célestes amies !… »

Et il y avait, dans sa voix, une telle détresse contenue que moi, vieillard blasé sur toutes les émotions de la vie et déjà mûr pour la tombe, je ne pouvais qu’essuyer mes yeux. »

Alors, n’osant exhaler le sanglot qui serrait sa gorge, le maître vénérable d’Isabelle se taisait, les yeux noyés dans les splendeurs du Moghreb. Et moi, non moins ému, je ne disais mot non plus, rêvant de la noble morte, à l’endroit même où elle aima tant bercer, dans un silence semblable, la tristesse de sa rêverie. Je l’évoquais, en train de rire à la lune, et d’écouter la voix des étoiles qui l’appelaient au Désert. Et il me semblait l’ouïr murmurant, nostalgique et douce, ces vers qui, par un matin d’incurable ennui, s’envolèrent, comme des abeilles harmonieuses, des lèvres divines de Mallarmé :

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres,
Fuir là-bas ! Fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi la terre inconnue et les cieux.

Et le vieillard poursuivit :

… Quand elle ne venait pas ici, elle allait, seule, à cheval, vers la colline d’Hippone où, parmi les vestiges de la cité morte, elle promenait sa nostalgie chaque jour plus grande du désert et sa jeune mélancolie.

Elle s’attardait près des citernes d’Adrien, à l’ombre de la basilique que tes pères roumis élevèrent à la gloire d’Augustin, l’enfant de Thagaste, un des plus illustres et des plus saints parmi vos antiques marabouts. Mais ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était de passer de longues heures à l’endroit où fut, dit-on, ensevelie Lalla Bouna, la sainte vénérée qui, avant d’être la protectrice de la ville, avait été la patronne des chameliers sahariens. D’après une attendrissante légende qu’elle me faisait souvent lui conter, Lalla Bouna n’était venue vers la blanche Anneba qu’à la fin de sa longue vie. Sa jeunesse et son âge mûr s’étaient passés à vagabonder dans le désert en compagnie des Bédouins et des « meskines » dont elle était la maraboute respectée.

Un jour, le « djich » dont elle faisait partie, s’était égaré dans un pays où il n’y avait ni source, ni puits, ni rhédir : ses compagnons et ses compagnes, après avoir marché, des jours et des jours, sous un soleil implacable, tirant la langue comme des chiens, et ne pouvant supporter le feu qui les brûlait aux entrailles, se couchèrent au flanc d’une dune pour mourir.

Alors Lalla Bouna se prosterna vers l’Orient, afin de supplier, une dernière fois, le Seigneur d’avoir pitié d’eux. Et tandis qu’elle priait, un flot de larmes tomba de ses yeux, roula sur le sable et aussitôt, à la place qu’elles touchèrent, un puits se creusa soudain, un puits dont l’eau fut et reste encore la plus limpide et la plus fraîche de toutes les sources du Sahara.

Quand, sur l’ordre de Dieu, elle quitta le désert, pour sanctifier de sa présence le Tell d’Anneba, elle avait déjà vécu plus de deux cents ans, sans cesser de vagabonder, et, cependant ses jambes étaient plus agiles que celles du plus robuste Bédouin, l’éclat d’une jeunesse radieuse brillait dans ses yeux, ses joues étaient semblables à des roses que les abeilles sauvages de l’Edough venaient butiner.

Toujours sur l’ordre de Dieu, elle fixa sa résidence dans les citernes éventrées qu’une folle végétation de myrtes, de lentisques et de chèvrefeuilles recouvraient un peu partout, en ces temps déjà lointains et bien avant votre arrivée.

Elle vécut là un nombre incalculable d’années, faisant un miracle chaque jour.

Des montagnes de Kabylie, comme du Tell et des ksours les plus lointains du Sahara, les croyants accouraient vers elle, attirés par le bruit de ses miracles et la réputation de sa sainteté. Ceux qui souffraient étaient guéris : ceux qui pleuraient étaient consolés.

Un matin, des gens d’Anneba étant venus la visiter, virent que les myrtes, les lentisques, les chèvrefeuilles et tous les arbustes les plus hirsutes qui recouvraient les citernes, s’étaient, pendant la nuit, métamorphosés en magnifiques rosiers, tout resplendissants de fleurs. Dans chacun d’eux voletait un rossignol qui, l’aile palpitante et la voix plus que jamais harmonieuse, chantait, en arabe, les louanges de la sainte, dont l’âme s’était envolée vers Dieu.

En effet, pénétrant dans les citernes, les visiteurs y virent Lalla Bouna couchée sur un lit de roses fraîches, et dormant, un sourire aux lèvres, son dernier sommeil. Nul, même parmi les marabouts les plus vénérés d’Anneba, ne se sentit les mains assez pures pour toucher au corps de la sainte d’où s’exhalait, avec la senteur des roses, une douce odeur de benjoin. Et ayant jugé qu’il n’avait pas besoin d’être lavé, ils décidèrent de le laisser ainsi dans les citernes, parmi les fleurs dont Dieu lui fit un manteau, et sous la garde des oiselets qui, sans la moindre lassitude, continuèrent à chanter.

Ils chantèrent encore pendant des années et des années, et ni les roses qui couvraient la sainte, ni son front toujours serein ne se flétrirent pendant ce temps-là.

Un beau matin, quelques années seulement avant l’invasion des « roumis », on vit un vol innombrable de rossignols l’emporter dans son lit de roses vers le ciel.

Mais, encore aujourd’hui, mes frères en Dieu, avec leurs femmes et leurs filles, vont au mamelon sacré d’Hippone, fumer le « kif » et danser, aux accords de la « rhaïta », près des oliviers sauvages de la vénérable Lalla Bouna.

Comme bien tu penses, c’est ce souvenir de l’antique maraboute, protectrice des nomades, que ma jeune élève venait chercher près des citernes, sur le mamelon fleuri.

Là, des soirées entières, pendant qu’aux mains d’un petit Arabe, sa monture broutait le gazon, elle rêvait du Désert où les aurores sont plus limpides, et les crépuscules plus ardents qu’aux villes du Tell. Elle rêvait des fiers « meskines » dont les loques s’empourpraient aux feux du couchant, des Bédouins au cœur simple qui devaient être bientôt ses frères, et des Bédouines, au frontal nimbé de sequins qu’elle aimerait bientôt comme ses sœurs.

Et, quand au retour de ses promenades, elle revenait sur ma terrasse, je la voyais plus triste encore ; je lisais, plus que jamais véhémente en ses yeux très doux, l’amertume des implacables nostalgies.

Son intelligence était une des plus vives qu’il m’ait été donné de rencontrer. En dix-huit mois de mes modestes leçons, et surtout de celles qu’elle reçut de professeurs de Medersa les plus savants, elle était devenue une arabisante distinguée.

Elle parlait très purement notre belle langue, la lisait et l’écrivait mieux que les plus anciens et les meilleurs des jeunes tolba bônois.

Elle connaissait nos meilleurs auteurs, qu’elle étudiait dans leur texte, et, parfois même, trouvait, pour certains d’entre eux, des commentaires spirituels et délicats.

Par sa science précoce des choses d’Islam autant que par la pureté de ses expressions, la sagesse de ses propos et l’originalité de son caractère, (elle portait déjà le costume arabe avec une noble élégance), elle stupéfia de vieux docteurs et nos plus vénérés savants. Parmi ceux-ci, je citerai Si Abdul Wahab, le fin lettré tunisien qui fit le voyage de Bône pour la voir.

Au risque de vous étonner, je vous dirai même qu’elle versifiait en arabe, on ne peut plus agréablement et composait de petits poèmes d’une fraîcheur délicieuse et pleins de coloris oriental.

Un jour, je lui montrai une poésie finement sertie, amoureusement ciselée et que m’envoyait un de mes anciens élèves parmi les meilleurs, devenu bach-adel[3], de la mohakma[4], de Touggourt dans l’oued R’hir.

[3] Bach-Adel, Greffier en chef.

[4] Mahakma, Tribunal arabe.

Elle en fut enthousiasmée, déclara qu’elle atteindrait, elle aussi, cette perfection, et, en attendant, écrivit au lointain poète, en arabe bien entendu, une missive dithyrambique dans laquelle elle glissa ses meilleurs vers.

Au lieu de les signer Mahmoud Saadi ou Nicolas Podolinski, ou de tout autre pseudonyme comme elle faisait pour ce qu’elle écrivait dès cette époque en français, elle les parapha de son vrai nom.


Mon ancien élève répondit et ce fut, dès lors, entre eux, une correspondance poétique très suivie, qu’elle me permettait de lire, et dont j’ai encore mon vieux cœur tout embaumé…

Ici, Saïd ben Mohamed fit une pause, se leva, et ses petits yeux flambants d’une allégresse furtive à ces souvenirs évoqués, il s’en alla vers le grand coffre de bois délicieusement peinturluré qui lui servait de bibliothèque, en sortit un tas de petits papiers minutieusement colligés, et dont il mit un certain nombre entre mes mains.

Il va sans dire qu’elles tremblaient en les recevant ; j’y jetai un regard avide, mais hélas ! le bon professeur me croyait plus fort en arabe que je n’étais réellement. Je dois avouer très humblement qu’au cours de ma longue vie africaine, j’ai quelque peu négligé la grammaire et que mes maîtres, les seuls, furent les Bédouins du « bled ».

Aussi fut-ce d’un regard presque navré et le rose de la honte au front, qu’après avoir parcouru les pattes de mouches du poète de l’Oued R’hir, et de la pauvre Isabelle, je les lui rendis :

« Mon cher Saïd, lui dis-je, j’ai visité à plusieurs reprises, la grande Mosquée de Tunis et aussi l’Université égyptienne d’El-Ahzar, mais je n’ai jamais eu le temps de m’y attarder. Je connais assez d’arabe pour parler à mes chameliers, pour comprendre ce qu’ils me disent et ce qu’ils chantent dans la monotonie des longues étapes et aussi les vieilles histoires qu’ils se content, le soir, devant les feux du bivouac.

» Mais c’est là tout. Ayez donc la complaisance de me traduire, de ces vestiges précieux, tout ce que vous croirez devoir intéresser ma curiosité fraternelle pour la morte et servir l’œuvre que je consacre à sa vie ».

Si Saïd n’eut pas même ce furtif sourire qui, en pareille occurrence, eût voltigé sur les lèvres d’un pédant occidental.

« D’Isabelle, me dit-il, je ne possède que quelques brouillons, car je dois vous dire que, de cette correspondance, j’avais fait, pour elle, matière à devoirs arabes et à compositions poétiques, que je retouchais quelque peu, mais toujours seulement au point de vue prosodique et grammatical, respectueux de leur grâce et leur laissant toute l’originalité de la pensée ; je vous dirai tout à l’heure où vous pourrez peut-être trouver les originaux.


Voici d’abord une des premières piécettes par elle envoyées :

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