Isabelle Eberhardt, ou, la Bonne nomade: d'après des documents inédits: suivie de Mektoub!... (cétait écrit!...): œuvre posthume
MEKTOUB !… C’ÉTAIT ÉCRIT !…
En ce temps-là, qui n’est pas encore bien lointain, quand les enfants bruns de Tunis-la-Blanche voulaient rendre hommage à la beauté de l’un d’entre eux.
Et de fait, il n’y avait pas, dans tout le Souk, des étoffes dont son père était « amin », d’adolescent plus parfait.
— Il est beau, disait-il, comme le jeune Omar-Hamidou-ben-Tayeb, le brodeur.
Sous son turban fleur de pêcher, ses yeux larges, abrités par des paupières aux longs cils, avaient l’éclat du diamant noir. Jamais regard plus limpide n’éclaira traits plus fins et plus doux. Son nez, ses lèvres surtout, eussent désespéré les plus habiles miniaturistes d’Ispahan. Son teint pâle et mat était celui que l’éloquente Shaharazade donne au visage de ses éphèbes et de ses vierges, quand elle veut emplir, de rêves lascifs, le sommeil de son terrible sultan.
Mais sur ses joues et à son menton, frisottait soyeuse et légère, une barbe, qui, sans nuire à l’incomparable douceur de ses traits, leur donnait la virilité suffisante au poète :
Quand, dans sa boutique minuscule du Souk peinte et dorée comme le mokam d’un saint marabout, la tête penchée, l’aiguille à la main, il brodait, sur des étoffes chatoyantes, les fleurs de son rêve, les vieillards s’arrêtaient pour le contempler, et on les entendait murmurer entre eux : Ainsi devait être, en son printemps, Haroun-el-Raschid, qui, avant de devenir le plus grand khalife, fut le plus beau des adolescents, auxquels avaient jamais souri les roses, dans les jardins de Bagdad.
Et les touristes qui, à l’ombre odorante des bazars, promenaient leur curiosité insolente et niaise, restaient de longues, trop longues minutes à dévisager le jeune brodeur importuné.
— Le Christ à vingt ans ! disaient la plupart — les peintres surtout — pour résumer l’impression que leur donnait cette exquise figure orientale.
Il y en eut un parmi ces derniers, dont le nom était glorieux, et qui, désireux de peindre Jésus au milieu des docteurs, lui demanda, comme une grâce, une heure de pose.
Il consentit, et au Salon qui suivit, le tableau fut un triomphe.
On pense bien que les clientes aussi ne manquaient pas à la petite boutique d’Hamidou, et qu’il n’était pas en peine de vendre les « cedara » ou gilets pour cavaliers, rehaussés de passementeries, les « r’elaïl », petites vestes que les femmes riches portent sous le blanc « haïk », les « familla », charmants boléros dont s’adornent les jeunes mariées tunisiennes, tous ornements qu’il brodait, d’ailleurs, d’une façon merveilleuse, et aussi les voiles fleuris d’argent, les tulles et les mousselines pailletées d’or, qu’il agrémentait d’arabesques idéales, car l’habileté de ses doigts était égale à la beauté de son visage.
Nul, même parmi les plus anciens brodeurs du Souk, ne lui était comparable pour la richesse et la variété des motifs comme pour l’art et la délicatesse des nuances. Et parmi les femmes de Tunis qui passaient pour les plus habiles dans ce gracieux et charmant métier, nulle n’était, mieux que lui, initiée aux secrets des « points » nombreux et savants dont se complique la broderie orientale : le moalk qui n’a pas d’envers, le men’zel, que l’on passe sans bourrage, le meteka qui doit être matelassé, le zezileyh, carré, un des plus exquis qui s’enlève à jour sur des étoffes, lilas, violettes ou roses très pâles, et d’autres encore qu’inventa l’imagination des grands artistes brodeurs du Maghreb lointain, de la Perse et de l’Asie-Mineure.
Une aimable fée semblait, après avoir enroulé l’arc-en-ciel sur ses bobines, guider elle-même son aiguille.
Et, sous le voile qui cachait leurs prunelles emplies d’extase, les plus belles femmes de Tunis ne savaient ce qu’il fallait le plus admirer de l’artiste ou de son œuvre.
Et plus d’une eût donné, pour un seul baiser de ses lèvres, tous ses bijoux. Elles emportaient, au fond des yeux, l’image du jeune brodeur, et rêvaient de sa beauté dans la solitude du harem.
Enfin, si Omar-Hamidou l’eût voulu, il y aurait eu, dans Tunis, beaucoup de maris trompés. Mais Hamidou, dont les heures de loisir se passaient à étudier le Saint Livre et à prier dans la Djemaâ Zitouna, savait que, selon la volonté d’Allah, il n’y aurait pas plus de place au Paradis pour les larrons d’amour que pour les autres. Aussi faisait-il semblant de ne pas voir les œillades enflammées, et de ne pas ouïr les ardentes déclarations comme les aveux timidement murmurés à son oreille.
A ses jeunes amis qui se moquaient de sa niaiserie, il répondait : « Que voulez-vous ? Je suis ainsi ; je respecte le bien des autres comme je voudrais qu’on respectât le mien, si j’en avais un ; et puis, je réserve toute la fleur de mon amour à celle qui me donnera la fleur du sien ».
Et ses amis, dont les passions étaient grossières et qui, en bons musulmans, ne voyaient dans la femme qu’un instrument de plaisir, de se gausser plus encore et de lui dire : « Tu es plus sentimental, à toi tout seul, qu’une douzaine de roumis. Epouse donc une de leurs filles, car les nôtres ne te comprendront jamais, ô Hamidou, brodeur de rêves ».
Et, chaque fois, d’entendre cela, le jeune Hamidou sentait le froid et la mort couler en ses veines ; une angoisse profonde s’emparait de lui, et il restait ensuite des heures entières, inerte, pensif devant sa broderie dont les couleurs lui semblaient éteintes.
C’est que, voici peu de temps, il avait eu la fâcheuse idée de consulter, dans sa maisonnette de Ben-Ménara, le vieil Abdallah-ben-Abducelem, le plus clairvoyant sorcier de Tunis-la-Blanche. Il ne s’était jamais trompé, disait-on, sur le sort prédit à ceux qui faisaient appel à ses surnaturelles lumières, car il lisait aussi facilement dans l’avenir qu’un savant taleb dans les livres.
Et Abdallah, après avoir mis dans la main d’Hamidou le fatidique calam pour qu’il en appuyât la pointe sur sa poitrine, et avoir tracé sur ses tablettes les chiffres et les signes cabalistiques, devint tout à coup très pâle, arracha les poils de sa barbe, et non sans une longue hésitation, finit par lui murmurer à l’oreille ces terrifiantes paroles :
— Une fille de chienne te prendra ton cœur, ô mon fils, elle en mourra, et toi… mais pardonne au vieux Abdallah, si t’ayant avoué cela, il ferme la bouche sur le reste.
Et malgré l’insistance maladive que mit le jeune brodeur à obtenir des explications sur la fin de cette phrase terrible, le sorcier ne sortit plus de son mutisme.
Et voilà pourquoi les paroles de ses amis qui s’obstinaient à lui donner une roumi pour épouse le plongeaient en d’aussi vives tristesses.
* *
Depuis la prédiction du vieil Abdallah-ben-Abducelem, le jeune brodeur ne quittait que très rarement le Souk, évitait d’aller à la ville franque, et chaque fois qu’une jeune et jolie touriste s’arrêtait devant sa boutique, il baissait la tête, l’œil fixé sur sa broderie, afin de ne rien voir de son visage.
Mais hélas ! ce qui est écrit est écrit ; et comme tout le monde, Hamidou ne devait pas tarder à toucher du doigt la vanité des précautions prises contre le Destin, qui est la volonté même du Maître.
Un soir, pour célébrer la fête du « Rhamadan », ses amis l’entraînèrent à Halfaouine, où la fête arabe battait son plein, bruyante et folle, après le jeûne sévère.
Tout au long de la rue Bab-Souïka, comme aux entours de la Djama-Sidi-Mahrez, c’était un débordement de peuple affolé de jouissances, à la vérité quelque peu grossières et à la portée de toutes les bourses.
Les cafés maures regorgeaient de turbans multicolores, de burnous et de « djellabas », aux nuances audacieuses ou délicates, mais toujours mariées de façon très harmonieuse. Malgré toute leur bonne volonté, les « kaouadgis » n’arrivaient pas à servir leur débordante clientèle ; et les éphèbes à la tempe fleurie de jasmin, qui les aidaient dans leur besogne, ne savaient auquel entendre. A droite, à gauche, aux clients assis sur les nattes devant la porte et à ceux qui se tenaient accroupis sur les banquettes intérieures, ils distribuaient, sans une minute de répit, le « kaoua » fumant en de minuscules tasses fleuries, les narghilehs odorants et la braise ardente pour les fumeurs de cigarettes.
L’œil inspiré, la main au cœur, des meddahs — conteurs éloquents — narraient, avec une verve qui ne connaissait pas de lassitude, les exploits d’Antar, ou quelque récit merveilleux de l’éloquente Shaharazade.
Des « fezzesni » et autres nègres, venus du Soudan, se trémoussaient, avec des grâces simiesques, ou faisaient danser un bouc, aux sons diaboliques des kerokebs, qui sont des castagnettes de fer ou de bronze.
On faisait cercle autour d’eux et les sous pleuvaient dans leurs calebasses.
Mais les saltimbanques Aïssaouas étaient pour eux des concurrents redoutables. On se pressait, en effet, pour les voir avaler des sabres, manger du feu, des scorpions, des morceaux de verre et se taillader la poitrine.
Non loin d’eux, des nomades venus du Djerid, et des lointains Nefzaouas où les vipères abondent, charmaient, aux sons de l’aigre rhaïta, des lefâas, et des najas redoutables. Ils se faisaient mordre par eux jusqu’au sang et les forçaient à se balancer en cadence sur leur queue, aux sons de la flûte bédouine.
En des cafés européens aux allures louches, des ballerines ou plutôt des prostituées venues de tous les bouges qui fleurissent aux bords de la mer latine, exhibaient, sous des oripeaux éclatants, des charmes flétris et de suspects maquillages. Il y avait là, coiffées du petit chapeau constantinois paillette d’or, des Juives pâles et bouffies de graisse malsaine, des Maltaises maigres et des Espagnoles bronzées, en mantille et jupe courte et, même, perdue dans le large pantalon des Orientales, une Marseillaise menue et brune, à laquelle incombait l’honneur de représenter la femme arabe. Les unes dansaient la traditionnelle danse du ventre, les autres esquissaient des pas lascifs et d’audacieuses seguedilles ; la fausse Mauresque attaquait le grand écart et levait la jambe aussi haut que les meilleures coryphées du Moulin-Rouge.
Enfin, il y en avait qui, venu leur tour, chantaient, en tous les sabirs méditerranéens, les refrains canailles, les couplets sentimentaux, ou les scies boulevardières depuis dix ans passées de mode. Inénarrable était aussi le cosmopolitisme de l’orchestre qui accompagnait ces chants et ces danses.
Un Espagnol aveugle frappait vigoureusement sur ce que gardait de touches une très antique épinette. Deux Palermitains, le père et le fils, pinçaient de la mandoline et de la guitare. Drapés dans des burnous d’une propreté douteuse, trois Bédouins, venus du Sud, étaient accroupis à la mode arabe ; l’un jouait de la « rhaïta » qui tant ressemble à notre musette montagnarde, l’autre de la « djouath » ou flûte antique ; tous deux soufflaient à se rompre les veines du cou, et leurs joues se gonflaient et s’arrondissaient comme des courges ; le troisième multipliait, d’un pouce nerveux, les chiquenaudes sur la peau tendue d’une « darbouka » de terre cuite.
Et tout cela crissait, glapissait, hurlait, sanglotait et justifiait amplement, tant par la bizarrerie des instruments, que par l’étrangeté du charivari, l’enseigne :
Qonsair Franco Arabe
écrite, avec de l’encre et un balai, sur le linteau de la porte.
Et il n’y avait pas, dans la salle, assez de place pour tout le monde.
Le triomphe de cette kermesse cosmopolite n’était pourtant pas là, mais un peu plus loin dans un sous-sol obscur et nauséabond, où la verve épicée de Karagueuz et sa truculente gesticulation attiraient croyants et roumis de tout sexe et de tout âge. La paillardise endiablée des fameuses marionnettes avait le don d’égayer les plus moroses et de soulever d’inextinguibles éclats de rire : les plus grosses obscénités étaient les meilleures. On les applaudissait, on les bissait, avec une impudeur naïve, et Karagueuz, encouragé, se montrait encore plus licencieux, plus libertin qu’un faune lâché parmi des nymphes.
Un soleil d’avril, déjà brûlant sous le ciel d’Afrique, ajoutait encore, à la joie de ce peuple bariolé, l’allégresse de son sourire. C’était, tout au long de Bab-Souïka et sur la place Halfaouine, un ruissellement de rayons d’or dont se magnifiaient les gens et les choses : comme une bande de lézards lâchés sur le sable chaud de la dune, la foule se grisait d’air pur et de vibrante lumière.
Les pâtes de guimauve que les marchands enturbannés étiraient, tout en déambulant, prenaient des blancheurs et des roseurs idéales qui faisaient saliver les « yaouled », ces bambins arabes si jolis et si gentils sous leurs chéchias drôlatiques.
Les marchands de graines de courges avaient l’air de troquer des sequins d’or contre de la menue monnaie de cuivre.
Et la citronnade que les Siciliens vendaient aux gens altérés, étincelait dans les carafes comme du champagne.
Les vociférations gutturales des uns, Maltais, Tripolitains ou nomades, et le parler zézayant et doux des hommes de Palerme et de Messine, loin de se choquer en une cacophonie lamentable, s’harmonisaient, sous la magie de ce soleil radieux, comme les visages et les costumes.
Un peu de cette universelle griserie, à laquelle nul ne parvient à se soustraire, puisqu’elle émane de Dieu, s’était emparée du jeune Hamidou. Et il allait, non moins joyeux que ses amis, éprouvant après les privations et l’austérité du « Rhamadan », une sorte d’animale béatitude à se laisser emporter par la houle de ce peuple en fête.
Ils passaient d’un café maure à un autre, écoutant les conteurs, s’attardant devant les bateleurs aïssaouas et aussi devant les charmeurs de vipères. Il consentit même à les suivre dans le taudis de Karagueuz ; mais ces naïves et effroyables obscénités le révoltèrent. Comme, au contraire, ses amis s’amusaient beaucoup, il les quitta et reprit seul sa promenade à travers la place Halfaouine.
* *
« … Entrez, entrez, nobles seigneurs et jolies madames, venez voir les extraordinaires aventures du véridique Pulcinello. Mes « pupazzi » sont les meilleurs de notre belle Sicile. Avant de faire la joie de Tunis, ils ont fait les délices de Palerme et de Messine. Que dis-je ? Madone du Ciel ! Ils ont soulevé l’admiration des Napolitains difficiles, et on les a applaudis jusque dans Sorrente la Magnifique. Entrez, entrez, nobles seigneurs et jolies madames, pour cinq sous seulement vous verrez les extraordinaires aventures du véridique Pulcinello. Entrez, entrez, on commence dans cinq minutes… »
Le boniment était lancé dans le parler populaire de Sicile, si joli et si rapide. Et l’homme debout sur un tonneau vide devant son théâtricule, l’accompagnait d’une mimique incomparable.
Un peu plus loin, de l’autre côté de la rue, juché sur une charrette vide, un rival s’évertuait à son tour et luttait d’éloquence gesticulante pour attirer à lui la foule :
— « Messeigneurs, clamait-il dans la même langue, illustres chevaliers et gentilshommes, et, vous, dames et demoiselles qui faites la joie de nos yeux, accourez pour voir les belles amours de Roméo et de Juliette. Les « pupi » ne sont que des pupi, tandis que nos acteurs, hommes et femmes, sont en chair et en os comme vous et moi et ne redoutent aucune concurrence.
» Ils ont été acclamés dans toutes les grandes capitales : à Rome, même, ils ont été applaudis par S. M. notre Roi, et ont fait pleurer notre illustrissime Reine, en jouant les amours de Roméo et de Juliette que nous allons vous représenter tout à l’heure.
» Entrez, entrez, illustres chevaliers et genstilshommes et vous, dames et demoiselles qui faites la joie de nos yeux, entrez, ce n’est pas cinq sous, mais quatre seulement qu’il en coûte pour pleurer comme notre illustrissime Reine. Entrez, entrez, voilà le rideau qui se lève… »
Et la foule, empoignée par ce double débordement d’éloquence, déjà captée par d’aussi alléchantes promesses, hésitait entre le théâtre de marionnettes et les amours de Roméo et de Juliette jouées par de vrais acteurs, dans un vrai théâtre.
Et dans l’un comme dans l’autre, il n’y eut bientôt plus assez de places. Hamidou, que sa destinée conduisait ainsi dans le quartier sicilien, lui aussi en fête, avait écouté les deux boniments avec un sourire, et désireux de passer quelques instants plus agréables qu’à Karagueuz, il se décida pour Roméo et Juliette.
Il entra donc, et eut de la peine à trouver un petit coin dans la salle bondée de monde. Il remarqua qu’il y avait beaucoup de fez écarlates parmi les feutres noirs et les casquettes ; et cela lui fit plaisir de voir que nombreux étaient, parmi les fils de l’Islam, ceux qui se complaisaient aux nobles spectacles.
La foule d’abord turbulente, se recueillit tout à coup dès que se leva la voilure de tartane qui servait de rideau à cette scène populaire.
Et le spectacle commença au milieu d’un silence religieux comme il s’en fait, à l’Elévation, dans les églises de Sicile.
* *
Certes, si d’aventure l’ombre de Shakespeare s’était risquée dans ce petit théâtre sicilien de Tunis-la-Blanche, nul doute qu’elle n’eût tressailli d’étonnement devant ce qu’avait fait de son œuvre la fantaisie d’un impresario de Palerme. Roméo était devenu le fils du syndic et Juliette la fille d’un vieux pêcheur de Taormina. Les tribulations des deux amants ainsi audacieusement modernisés se corsaient de scènes dignes des marionnettes d’en face. N’empêche qu’un peu de la passion, dont frissonne le drame illustre, était restée dans cette adaptation populaire, et tels étaient la conviction et l’enthousiasme naïf de ses frustes interprètes que certaines scènes, quoique déformées, débordaient d’un pathétique plus brutal, mais non moins sublime.
En vérité, le Roméo était quelconque, bellâtre à la voix melliflue, encore que jadis célèbre dans les petits théâtres de la banlieue palermitaine. Mais en revanche, la Juliette était une de ces grandes tragédiennes, comme la nature se comptait parfois à en faire surgir dans le peuple, pour narguer les Conservatoires. La Madalena avait le feu, le geste et la voix d’une Rachel faubourienne.
Dans son âme qu’elle livrait jusqu’en son tréfond — naïve et superbe — la grande artiste eût senti palpiter un peu de la sienne.
Et de plus la Madalena était belle d’une beauté à faire pâlir la Duse elle-même, belle comme le furent jadis les courtisanes qui affolaient doges et papes.
La flamme de ses grands yeux noirs allumait des étincelles de passion en ses phrases les plus banales, et quand elle disait des mots d’amour, ou souriait au jeune héros, toutes les roses du désir s’épanouissaient sur ses lèvres.
Mais la chevelure, dont s’adornait cette beauté, était la signature même de Dieu content de son œuvre. Dénouée, elle la vêtait tout entière comme un péplos tissé par la main des Grâces antiques. C’était alors la chevelure d’une déesse, d’une stellaire Bérénice ou de Phryné devant l’Aréopage hellénique. Relevée en casque et piquée d’une rose purpurine, elle évoquait les hétaïres d’essence divine dont le sourire humanisa le génie de Périclès et de Socrate.
Enfin, simplement tressés et noués d’un ruban de soie, elle donnait à son visage le charme attendri des vierges gravissant, aux Panathénées, les escaliers de l’Acropole, une corbeille fleurie sur la tête.
Et de cette toison de jais qui parachevait sa beauté, la Madalena, en comédienne consommée, tirait des effets dont se nuançait la simplicité grandiose de son pathétique.
Ce jour-là, dans le drame ainsi popularisé du grand tragique, elle fut une Juliette incomparable.
Bouche bée, les prunelles élargies par l’extase, ils écoutaient, ces hommes et ces femmes du prolétariat vagabond, aux frustes allures, mais dont le cœur est pareil à l’or dans sa gangue. Ils bavaient de rire, ces exilés de la verdoyante Sicile, en les veines desquels coule encore le sang des pâtres et des vignerons qui suivaient le cortège du bouc antique en chantant des chœurs alternés d’où sortirent la comédie et le drame.
Un frisson passait sur les épidermes rudes, le frisson du beau qui ne doit rien aux artifices des hommes, mais s’exhale, naïf et superbe, des entrailles mêmes de la Nature.
Et dédaigneux de tout snobisme, ils pleuraient, sanglotaient sans songer à réfréner leurs sanglots ni à essuyer les grosses larmes perlant aux coins de leurs paupières.
Et voici que le jeune Hamidou se mit à pleurer comme ses voisins, remué jusque dans le tréfond de son âme musulmane, car le génie a des accents qui subjuguent les religions et les races.
Telle était l’émotion de la salle entière que nul ne remarqua combien la Madalena s’obstinait à regarder, en jouant, vers le coin où le jeune brodeur s’était glissé, sans être aperçu de quiconque.
Lui-même, à travers ses cils mouillés, ne vit pas d’abord ce manège.
Mais bientôt, devant la flamme de ses prunelles, le cœur battant, l’âme captée, il dut baisser ses paupières.
Elle semblait vraiment ne jouer que pour lui, et la passion qu’elle rendait en prenait des accents d’une humanité plus poignante.
En vérité, la beauté du jeune Hamidou, par un charme connu de Dieu seul, avait conquis la tragédienne.
Et ceux-là mêmes qui d’ordinaire l’écoutaient, son mari même, le Roméo de la pièce, trouvèrent qu’elle ne fut jamais aussi pathétique.
De son côté, Hamidou sentit bien que la Sicilienne cueillait son cœur avec la fleur de son amour, et il frémit comme frémissent les belles roses écarlates que l’on détache de leur tige.
Il frémit, car sur les planches de ce théâtre de faubourg, il vit surgir sa destinée, tandis que les paroles du vieil Abdallah alternaient, dans son oreille, avec la clameur passionnée de la tragique Juliette.
Et quand la toile tomba, la sueur au front, les mains brûlantes, il se surprit à murmurer le mot sacré qui contient toutes les résignations de sa race :
— Mektoub R’hibbi…
— Mektoub R’hibbi, murmurait-il encore en remontant, sans même s’enquérir de ses amis, vers Bab-Ménara, où logeait son père, l’amine.
* *
Il dormit peu, cette nuit ; et son sommeil fut plein de la Madalena.
Il revit sa beauté simple et superbe, illuminée par son génie sous le casque sombre de sa chevelure. Il sentit, sur les siens, la caresse de ses yeux de flamme.
Il entendit ses soupirs d’amour, ses cris de passion, et il savoura plus encore la joie de les savoir jetés pour lui seul, parmi la salle entière, frémissante. Et il pleura dans son rêve comme au théâtre.
Le lendemain, en s’éveillant, il lui sembla que cette femme inconnue la veille, était depuis toujours dans son existence. Et quand il descendit au Souk, sa miniature de boutique, avec ses étoffes aux chatoyantes couleurs, lui parut éclairée et agrandie par la lumière de son sourire.
Il se remit avec plus d’ardeur que jamais à la broderie commencée, et son aiguille fit des miracles. Alors il regretta que la Madalena ne fût pas de sa religion et de sa race. Oh ! les beaux « famillas », les délicieux « a’laïls » qu’il aurait brodés pour la rendre encore plus belle et plus désirable !! !
Et il n’apercevait même plus les clientes énamourées, qui s’attardaient dans sa boutique, le frôlaient et le brûlaient de leurs regards, sous les voiles.
— « Comment la revoir ? songeait-il. Et son front se rembrunit quelque peu à la pensée que le théâtre du signor Vittorio Monte-Léone, ne jouant que le jeudi, le samedi et le dimanche, il lui faudrait attendre quatre longs jours, pour s’emplir les yeux de sa beauté et les oreilles de sa voix divine. Et ces quatre jours lui apparurent comme des siècles.
Non, certes ! il n’attendrait pas jusque-là, et il trouverait bien le moyen, en y réfléchissant un peu, de la voir avant la prochaine représentation théâtrale.
Et tout à coup, l’idée lui vint, inspirée sans doute par le djin qui veille aux amours des hommes, que la Madalena n’attendrait pas, elle aussi, jusque-là pour le revoir, et qu’elle viendrait, qu’elle allait venir au Souk des étoffes.
Et comme un peu pâle à cette pensée, il levait les yeux, il la vit debout devant son échoppe, un sourire lumineux aux lèvres.
Et ils se saluèrent simplement comme s’ils se fussent connus depuis leur enfance.
— Bonjour, Si Hamidou, fit la jeune femme.
— Et à toi, aussi, bonjour, Lella-Madalena, répondit le fils de l’amine qui s’empressa d’empiler coussins sur tapis pour lui faire un siège moelleux près de sa natte.
Elle s’assit sans hésitation, et posa sur l’adolescent son regard limpide :
— Tu m’attendais ? n’est-ce pas ? reprit-elle.
— Oui, et ma petite boutique était déjà toute éclairée de ton sourire.
Tous deux se turent, et ils entendirent battre leur cœur dans le silence du Souk désert, à cette heure matinale encore.
Un rayon de soleil filtra par les jointures de la voûte allumant l’or et l’argent de la familla, charmant petit boléro que l’adolescent était en train de broder pour une jeune mariée tunisienne.
— Sainte Madone ! s’écria la Madalena, que c’est joli ce que tu fais là, et comme je voudrais savoir broder comme toi, moi, qui ne sus jamais tenir une aiguille… »
Hamidou sourit, la regarda tendrement, et, très grave :
— Contente-toi, murmura-t-il, de faire couler de douces larmes à ceux qui t’écoutent.
— Alors, vraiment, tu as pleuré toi aussi, hier, à Roméo et Juliette.
— Oui, et encore toute la nuit en t’écoutant et te voyant dans mon rêve.
— C’est vrai, fit la Madalena devenue tout à coup rêveuse et comme se parlant à elle-même, il a pleuré, je l’ai vu, et lui abandonnant sa main qu’il cherchait :
— Ah ! si au lieu de Vittorio, mon époux, tu avais été Roméo, comme j’aurai joué mieux encore.
Et il y eut entre eux un nouveau silence.
Le jeune homme était devenu très pâle en apprenant ce à quoi il n’avait pas osé arrêter sa pensée, que la Madalena se trouvait sous la puissance maritale, et que son maître et seigneur était le directeur même du théâtre sicilien d’Halfaouine.
* *
Un bien singulier personnage que le Signor Vittorio-Emmanuele Monte-Léone, et qui, la quarantaine dépassée, pouvait se vanter d’une existence tourmentée et pittoresque.
Il était le troisième enfant d’un vieux pêcheur de Palerme qui, jusqu’à sa mort, n’eut d’autre domicile que sa barque pontée, peinte en bleu, avec, à la proue, une Madone en robe rose, et à la poupe, sur une banderolle blanche, ce nom charmant écrit à l’ocre : Virgen della Primavera.
Sa mère avait accouché de lui, comme des deux autres, sur un tas de vieux filets hors d’usage ; et, pour lui faire son berceau, le père avait enroulé, dans un coin, la même amarre et avait bourré le nid ainsi obtenu de mousse marine et de varech à l’odeur salubre, ainsi que font, au creux des rochers, les goëlands et les mouettes.
Sa naissance n’avait pas, pourtant, empêché le bonhomme de battre, quelques jours après, toute la côte sicilienne et de voguer même vers les côtes de la Tunisie, pour y pêcher corail et éponges.
A l’encontre de l’aîné et du cadet, que leur métier passionna, dès qu’ils furent à même d’aider leur père, le jeune Vittorio ne se sentit jamais le moindre goût pour la pêche.
Il s’ennuyait à la mer et emportait toujours avec lui la nostalgie des quais de Palerme. Dès que la barque paternelle y revenait après une longue tournée de pêche, il s’empressait de déguerpir, et son bonheur, toute sa passion était d’aller dans le quartier de l’Albergheria, où se trouve le théâtre des Paladins dont les « pupi », ces fameuses marionnettes siciliennes, font la joie des Palermitains, de leurs enfants et de leurs femmes.
Là, pour cinq sous, il se grisait d’héroïsme, de bravoure, assistant, pendant des heures entières, aux mirifiques exploits des paladins du monde entier, encore amplifiés et magnifiés par la verveuse et inépuisable fantaisie de l’artiste qui maniait les ficelles.
C’était surtout, la Geste merveilleuse de Charlemagne, de Rolland, des chevaliers de la Table Ronde qui faisaient les frais de ces spectacles populaires, dont quelques-uns duraient des six mois entiers, coupés en représentations journalières.
Le vieux Monte-Léone n’était pas large pour ses enfants, ayant d’ailleurs fort à faire pour nourrir sa très nombreuse famille. Aussi, le jeune Vittorio économisait-il jalousement les quelques sous qu’il recevait, comme ses frères, chaque dimanche, afin d’aller plus souvent au théâtre de l’Albergheria.
Encore que les séances fussent longues, et qu’en été la soif lui serrât la gorge, il laissait passer devant sa banquette, l’« acquafolu » avec sa fontaine portative, plaignant le sou qu’il eût fallu pour boire un peu de limonade.
Il se contentait de se rafraîchir la bouche, en achetant deux centimes de graines de courge au riminzaru.
Son rêve qu’il ne disait à personne, pas même à ses frères, et qu’il n’osait se formuler à lui-même, tant il le trouvait exorbitant, irréalisable, était de devenir un jour l’artiste caché qui faisait esquisser de si beaux gestes à de simples poupées en bois et leur faisait prononcer de si éloquentes paroles.
Oh ! avoir un théâtre à lui, des « pupi » qui, sous ses doigts devenus experts, seraient tantôt Charlemagne, tantôt Rolland dont l’épée coupait en deux les montagnes !
Inspirer aux autres les sentiments qu’il éprouvait, les faire pleurer, frémir, tressaillir de terreur ou d’enthousiasme ! Comme il serait heureux, alors et comme cela était loin de la destinée que lui préparait la volonté paternelle !
En attendant, quand, entre deux tournées de pêche, la Virgen della Primavera était mouillée dans le port, et qu’il ne pouvait aller au théâtre de l’Albergheria, il s’ingéniait à imiter la dernière représentation avec des « pupi » par lui taillées en quelque épave ; ce qui lui valait maintes taloches du vieux pêcheur qui le croyait avec ses frères en train de réparer les filets ou de travailler à la propreté de la barque.
Vittorio les empochait en silence, mais soupirait plus encore après le jour où il pourrait échapper à la tutelle paternelle, travailler pour son propre compte à quelque métier qui ne l’éloignerait pas de Palerme, et, qui sait ? gagner peut-être assez d’argent pour réaliser son rêve.
Mais sa peine et ses regrets devenaient plus cuisants encore quand, au point culminant d’une épopée comme la Rotta di Ronscivalle, dont la représentation durait trois mois, il lui fallait s’embarquer pour une longue campagne de pêche, sans savoir ce qu’il advenait de Rolland, de sa fille, du traître Ganelon et de tous les autres personnages de la Geste.
Un jour, comme la Virgen della Primavera se disposait à faire voile le lendemain pour les côtes tunisiennes, il disparut. Son père et ses frères le cherchèrent vainement dans tous les coins de la ville, et désolés, appareillèrent sans lui. Il avait quitté Palerme pour suivre un de ces montreurs de « pupi », ambulants et modestes, qui vont, jusque dans les plus petites bourgades, amuser les paysans de Sicile.
Il s’était engagé comme domestique, sans autre gage que la nourriture, mais à la condition expresse que son maître l’initierait à tous les secrets de son métier et lui apprendrait son répertoire.
Ils coururent ainsi tous les villages siciliens, puis s’embarquèrent pour Naples. Les années passèrent et Vittorio, qui avait vraiment la vocation théâtrale, devint un artiste de premier ordre dépassant de beaucoup son maître, qui, d’ailleurs, en convenait, et le réservait pour les grandes circonstances.
Non content de rajeunir le répertoire un peu vieillot de leurs « pupi » par des adaptations nouvelles, il composait ou improvisait lui-même des bouffonneries, des comédies, des drames, dont le succès était grand parmi les paysans napolitains.
Cependant, tout en reconnaissant sa supériorité, et en s’inclinant devant elle, son maître ne se pressait pas d’augmenter ses appointements et continuait à la payer surtout en gracieusetés et prévenances.
N’avait-il pas, en outre, les applaudissements du peuple ? Et aussi la faculté de donner libre cours à sa verve et à sa passion pour les « pupi », devant des auditoires aussi variés qu’enthousiastes.
Cela certes, eût pendant longtemps encore suffi à Vittorio, sans la hantise du rêve qu’il faisait depuis son enfance : posséder un théâtricule de « pupi » ; jouer ce qu’il voudrait, et où il voudrait. Etre, enfin, le maître de ses marionnettes comme de lui-même. Il ne le réaliserait jamais en restant avec son patron, car il n’aurait jamais l’argent nécessaire pour l’achat du matériel, d’une carriole pour le traîner et d’une monture.
Aussi, après avoir longuement réfléchi, prit-il une décision très grave. Il abandonnerait pour quelques années les « pupi » ; achèterait, avec le peu d’argent qu’il possédait, une petite pacotille, et s’embarquerait pour l’Afrique.
Un bateau était en partance pour l’Erythrée, il le prit, passa là-bas trois ans dans les privations et les fatigues, et revint avec une somme qui lui permit d’acquérir le matériel de son ancien patron, trop vieux maintenant pour courir les bourgades de la campagne.
Mais hélas ! la fortune ne consentit pas à couronner la persévérance de ses efforts. A la suite de quelques années maigres, il y eut, dans la campagne napolitaine et en Calabre, une véritable disette. On manqua de pain dans les villages où était sa meilleure clientèle, laquelle n’avait, d’ailleurs, plus le cœur à la joie ; et lui-même, pour ne pas mourir de faim, fut obligé de vendre son matériel et ses « pupi ». Il revint à Naples, et entra comme facchino dans un hôtel de la Chiaja.
Il y avait alors, à Naples, une troupe de passage qui jouait la comédie et le drame dans les théâtres de deuxième ordre. Son impresario était justement en cet établissement. Vittorio, toujours tourmenté par la vocation théâtrale, fut assez heureux pour se faire engager par lui comme utilité, et bien entendu moyennant un salaire dérisoire.
Mais qu’importait encore au jeune Monte-Léone ? Ne serait-il pas, maintenant, au-dessus de son ambition et au delà même de son rêve, puisqu’au lieu de faire applaudir des marionnettes de bois sur un théâtre enfantin, il jouerait sur une vraie scène, avec des artistes de métier, de vraies comédies et de vrais drames ? Et, de fait, il ne tarda pas à montrer ce dont il était capable, et on lui confia bientôt des rôles d’une certaine importance.
Ce fut alors qu’il s’énamoura de la Madalena, toute jeune encore, presque une enfant, mais qui ne devait pas tarder à se révéler comme une grande tragédienne. Alors que l’impresario de la troupe ne se doutait pas du trésor qu’il possédait, Vittorio le devina, sut s’en faire aimer, en attendant de l’épouser et d’unir sa destinée à la sienne dans la carrière dramatique.
Ensemble donc, ils coururent toutes les villes d’Italie, petites et grandes, et trois ans après, la troupe s’embarquait à Gênes pour Alexandrie et l’Egypte.
Mais tandis que Vittorio, ayant donné tout ce qu’il avait dans le ventre, restait, malgré ses efforts, un artiste populaire de deuxième ordre, la Madalena était devenue l’étoile de la petite troupe, dont elle assurait le succès, en soulevant l’enthousiasme des auditoires plébéiens. Autant par son merveilleux et fruste génie que par sa beauté et la splendeur de sa chevelure, elle allumait autour d’elle, partout où elle jouait, des passions ardentes.
Et bien qu’elle lui gardât la foi jurée et lui accordât tout son amour, Vittorio qui, plus follement que jamais, la chérissait, n’en subissait pas moins les tourments d’une jalousie féroce.
Bientôt même, ce mauvais sentiment l’aveugla au point de se montrer injuste envers elle. Ce furent d’abord, à propos de tout et de rien, de sanglants reproches. Puis ses colères et ses accès prirent une brutalité croissante. La Madalena subissait tout avec une patience angélique, sans jamais un instant se rebeller, mais, au contraire, s’évertuant à guérir de son mal affreux, l’homme qu’elle aimait, malgré tout, encore et qu’elle plaignait aussi de toute son âme.
Vittorio ne vivait plus que dans la pensée d’arracher sa jeune femme à la promiscuité des théâtres populaires, ou plutôt de posséder un théâtre à lui, d’être l’impresario d’artistes qu’il dirigerait, ce qui, croyait-il, lui rendrait plus facile la surveillance de la Madalena.
Il était dans ces intentions, quand la troupe vint à Tunis pour donner une série de représentations théâtrales.
Un beau matin, il reçut une lettre de son frère aîné, avec lequel il n’avait cessé de correspondre, de loin en loin, il est vrai, mais d’une façon régulière. Il lui annonçait la mort de leur père, et lui disait que la succession étant réglée, il lui revenait, pour sa part, environ trois mille lires.
C’était, pour lui, la fortune et le moyen de réaliser son nouveau rêve. Justement, dans le quartier sicilien, un café était à louer, déjà très achalandé et dont la salle se prêterait merveilleusement à l’installation d’une scène, ce qui lui permettrait d’en faire un théâtre par intermittence.
Il le loua incontinent, et, trois mois après, il s’y installait avec sa femme toujours résignée, toujours aussi douce et aimante.
Encore qu’il eût beaucoup de peine à trouver, parmi les Italiens de la colonie, des artistes suffisants, et n’ayant guère à sa disposition que des amateurs bénévoles, grâce à la beauté de la Madalena, le succès dépassa ses espérances.
Il eut, d’ailleurs, la très heureuse inspiration, comme on était aux approches de la semaine sainte, de débuter par une de ces Passions, dont raffolent non seulement les Siciliens, mais tout le peuple de l’Italie méridionale.
Et il recommença l’année suivante…
* *
A Rhadès, sur la colline fleurie où l’amine du Souk des étoffes, possédait une maison de campagne.
Impossible de rêver, pour des amoureux, lieu de rendez-vous plus charmant que cette terrasse mauresque d’où la vue s’épandait comme une caresse facile, sur Tunis-la-Blanche, sur la mer bleue, sur le lac Bahira à toute heure hanté de flamants roses. Sur la colline verdoyante de Carthage, et aussi sur le promontoire où la sereine Bou-Saïd s’épanouit, liliale, au milieu des roses.
C’est là que pour fuir la curiosité et les indiscrétions des oisifs, la Madalena et Hamidou se rencontraient, après que la Destinée les eut jetés dans les bras l’un de l’autre.
Sans la moindre hésitation, convaincus tous deux qu’ils étaient aux mains d’une puissance mystérieuse qui est plus forte que la mort, et à laquelle rien ne résiste, ils s’étaient, dans un frémissement de tout leur être, passionnément baisés sur la bouche dès leur première rencontre.
Du soir au matin, que dis-je ? d’une heure à l’autre, la Madalena oublia l’amour juré sur les pieds de la Madone et la fidélité jusqu’alors gardée, malgré tout, à Vittorio Monte-Léone.
Et de son côté, Hamidou ne songea pas plus à la terrible prophétie du vieil Abdallah-ben-Abdusselem que s’il n’y avait jamais eu de sorcier à Bab-Ménara, où logeait son père.
Enfin, bien que leur amour datât à peine de trois semaines, il leur semblait à tous deux qu’il n’avait jamais commencé et qu’il n’aurait jamais de fin comme Dieu lui-même.
— Madalena !…
— Hamidou !…
Ils ne balbutiaient pas autre chose, entre deux étreintes, et pendant des heures entières, parce qu’il n’y avait pas autre chose dans leur âme emplie d’eux-mêmes.
— Hamidou !…
— Madalena !…
Ils ne se fatiguaient pas plus de répéter ces deux noms qu’ils ne se lassaient de se mirer dans les prunelles l’un de l’autre.
Et autour d’eux, sur la colline fleurie, tout chantait l’amour, en ces matinées printanières.
Mais hélas ! venait bientôt l’heure de se séparer alors que, sur les terrasses de Rhadès, les colombes se baisaient encore et que l’haleine des fleurs, pâmées sous les caresses du soleil, montaient vers eux plus que jamais enivrantes.
Et c’était, chaque fois, la scène poignante du balcon, quand les deux amants entendent chanter l’alouette.
— Ecoute, Hamidou, disait, ce matin, la Madalena, les yeux mouillés à la pensée qu’allait sonner la fin de l’heure si douce, écoute, c’est à peine si nous pouvons nous rencontrer ainsi deux fois par semaine ; il y aurait pourtant un moyen de nous voir, pendant quelque temps, chaque jour, et non pas ici, mais chez moi, et sans que mon mari, qui ignore tout, s’en inquiète.
— Tu deviens folle, Madalena, s’écria le jeune brodeur en étreignant nerveusement son amante.
— Non, Hamidou, je ne suis pas folle, et de toi seul dépend qu’il en soit comme je viens de te le dire.
— Parle donc, chère, parle, tu sais bien que ta volonté est la mienne.
— Nous voici au milieu de notre carême : comme chaque année, Vittorio se dispose, quand viendra la semaine sainte, à représenter la mort de Christ, pour complaire à tous nos compatriotes de Tunis, qui aiment tant ce spectacle. Seulement, voilà, il a beau chercher, il ne trouve, dans la colonie italienne, personne capable de jouer le rôle du Christ et comme il t’a vu plusieurs fois, il ne cesse de répéter : Ah ! s’il voulait, ce jeune musulman qui ne manque pas une de nos représentations, et qui possède la beauté du Nazaréen, quelle belle Passion n’aurions-nous pas et qui soulèverait d’admiration nos compatriotes ?… Et moi, pour ne pas lui donner l’éveil, je feins de hausser les épaules à son idée, de la trouver ridicule, mais je ne m’en réjouis pas moins au fond de mon cœur, devant l’espoir des douces heures qu’elle nous vaudrait, s’il y persistait et pouvait la réaliser. Et il y persiste, ami, plus que jamais, cherchant tous les moyens de t’accointer, mais il n’ose pas, ayant appris que tu es fils d’amine et descendant du Prophète. Ah ! trésor, si tu voulais, si tu consentais à aller le voir et lui dire que tu as appris, par hasard, son désir, et que tu serais heureux de t’y prêter, quelle joie, quelles incomparables délices ! Songe donc, nous ne sommes pas encore à la Mi-Carême, et les répétitions vont commencer. Chaque soir, pendant plus de trois semaines nous passerions, l’un près de l’autre, les longues heures de la veillée ; chaque soir, moi, qui joue le rôle de la Madeleine, je te dirai les pieuses tendresses dont son âme est pleine jusqu’à déborder. Chaque soir, je ferai le geste de parfumer tes pieds blancs, et chaque soir, je dénouerai ma chevelure pour les essuyer. Ah ! trésor, quel bonheur, je n’ose à peine y songer ; mais toi, cher, le voudras-tu ?
Elle avait dit tout cela presque d’un trait, les yeux mi-clos, sans le regarder, tant, en sa vive intelligence, elle comprenait l’énormité de sa demande.
Elle leva enfin les yeux sur lui, et vit son visage blême, décomposé comme s’il eut reçu, dans la poitrine, un coup mortel.
— Ami, ami, s’écria-t-elle en le baisant sur la bouche, pardonne-moi, oublie les sottises que je viens de prononcer, tu as dit vrai, je deviens folle, oui, Hamidou, folle d’amour, pardonne-moi.
Et l’heure de la séparation étant passée, elle s’arracha vivement à son étreinte, revêtit hâtivement les habits de musulmane, l’ample haïk et le voile qui la protégeaient chaque fois, et s’en alla.
* *
Resté seul, Hamidou connut, pendant de longues minutes, toutes les affres, toutes les angoisses morales dont peut être assaillie l’âme d’un jeune homme de sa race, de sa religion et de son rang. Lui, fils de l’homme le plus pieux, le plus vénéré de Beb-Ménara, en les veines duquel coulait le sang du Prophète, non content d’aimer follement une comédienne, devenir le baladin qu’Allah maudit et que Mohammed exécra. Et quel baladin, juste ciel ! Celui qui représente les impostures et les mensonges, sur lesquels les roumis ont modelé la noble figure du doux Prophète Sidi-Aïssa ! Quelle abomination et quelle désolation, quand on apprendrait cela dans les Souks et dans son quartier de Beb-Ménara ! Son vieux père en mourrait peut-être de chagrin, et le chasserait, en tout cas, de sa maison. Et lui, dont la vie s’était jusqu’alors partagée entre la prière et le travail, entre sa petite boutique du Souk et l’ombre sainte de la Djemaa-Zitouna, deviendrait le hideux « m’zanat », le renégat, auquel est interdite l’entrée des mosquées, et, sur les pas duquel cracheraient les femmes et les enfants. Oui, vraiment, s’il faisait cela, il n’aurait plus, pour n’être pas lapidé, qu’à quitter Tunis, ou bien à s’y terrer en un coin, invisible à tous, et même à fuir pour toujours la terre d’Islam, le sol sacré de sa race.
Oh ! encore une fois, la terrible, l’épouvantable, la tragique lutte qui se livra entre son devoir et son amour, dans l’âme énamourée et vacillante du pauvre Hamidou-ben-Taïeb ! Et qui, hélas ! se termina comme elle devait se terminer : c’est-à-dire selon la volonté du Destin, éternel et impénétrable.
— Mektoub R’hibbi ! fit-il simplement et très pâle, mais l’esprit soudainement rasséréné, n’ayant plus au cœur d’autre désir que celui de voir son amante plus souvent, il s’en alla, le soir même, vers le quartier sicilien.
Au signor Monte-Léone, qui tressaillit de le voir :
— J’ai appris, dit-il, que tu voudrais bien me confier le rôle du Christ dans la Passion que tu joueras le vendredi saint ; je n’en serais pas fâché non plus ; aussi bien, signor Vittorio, me voilà. Quand veux-tu que nous commencions à répéter ?
— Ce soir même, répondit Monte-Léone, exultant de joie…
Ah ! la belle, l’incomparable Passion qui fut, cette année-là, représentée devant la colonie italienne de Tunis-la-Blanche. On en parla et on parlera longtemps encore dans les parages de Bab-Souïka et d’Halfaouine.
Au dire de tous les spectateurs, on ne fit jamais mieux dans les théâtres populaires de Palerme et de Messine.
Devant la voie douloureuse de ce Christ aussi beau que ceux dont la face pâle s’incline à la lueur douce des cierges, dans les églises de Sicile, les hommes pleurèrent et sanglotèrent, enfants et femmes.
« Ainsi, oui, ainsi devait être le Nazaréen portant sa croix sur le chemin du Golgotha », murmuraient-ils sans même essuyer les larmes étincelant entre leurs paupières.
Et quand survint la fameuse scène, entre Maria de Magdala et Jésus, quand la pécheresse, ayant versé sur les pieds du Christ le nard de son urne, dénoua, pour les essuyer, sa chevelure divine, ce fut, parmi le peuple, un délire d’amour et de foi brûlante.
Jamais la grande tragédienne des faubourgs n’avait atteint, et jamais plus elle ne devait atteindre ce point culminant de son génie et de sa gloire.
Toute la folie mystique, toutes les ardeurs d’une passion à la fois divine et charnelle, que la Madalena sut exhaler devant son amant, s’empara de l’auditoire.
Et non moins pâle que le Christ à la veille de son calvaire, Hamidou fut sur le point de s’évanouir, quand il sentit, sur ses pieds nus, couler à flots, les vraies larmes de son amante…
* *
Combien terribles et douloureux les lendemains que le Destin réservait à ce triomphe ! Vittorio qui, jusqu’aux dernières répétitions — tant furent prudents les deux amoureux — ne devina pas leur intrigue, ne put conserver l’ombre d’un doute, comme d’ailleurs tout le monde, devant ce geste que, seule, l’ardente passion pouvait inspirer à une femme, fût-elle la plus incomparable tragédienne.
Il eut tôt fait de connaître, par une enquête rapide, la vérité tout entière. Désormais, plus que jamais brûlé par les feux de la jalousie, il martyrisa sa Madalena ; et pour oublier son chagrin, plus que jamais, aussi, il s’adonna à l’anisette et à l’absinthe, ces deux fléaux de l’Afrique septentrionale.
Et le sort d’Hamidou fut plus calamiteux encore. Dès qu’on apprit à Bab-Ménara et dans les Souks, qu’il était l’amant d’une roumie comédienne, et qu’il avait poussé la honte, le mépris de Dieu et du Livre jusqu’à monter avec elle sur les planches, et à représenter le Prophète Sidi Aïssa dans toutes les jongleries que lui prête la doctrine des infidèles, le scandale dépassa tout ce que le jeune brodeur avait prévu sur la terrasse de Rhadès, voici trois semaines.
Son père, le vieil amine qui, pourtant, l’aima toujours plus que ses autres enfants, ne voulut plus le regarder, et le maudit sans même verser une larme. Pour n’être pas étranglé par ses frères et lapidé par les voisins, il dut fuir précipitamment de Bab-Ménara, ayant juste le temps d’emporter ses économies, quelques bijoux qu’il possédait et quelques hardes.
Il se réfugia à Bab-Souïka, chez un vieux potier dont les ancêtres furent esclaves de sa famille, et qui lui portait une affection paternelle.
Là, dans une sorte de souterrain obscur et chaud où le zereba pétrissait son argile et faisait cuire, à la flamme du four, ses vases et ses canthares, il continua de recevoir les visites de la Madalena ; car, loin de s’affaiblir devant ces malheurs, leur passion ne fit que s’accroître.
La Madalena profitait des longs et profonds sommeils qui suivaient les excès alcooliques de son mari, pour s’échapper et venir le rejoindre. Alors, vêtus, lui, d’une pauvre djellaba déchirée que lui prêtait le potier, semblable à un « meskine » de Bab-Souïka, elle, dissimulée sous le voile et le haïk d’une pauvre femme arabe, ils s’en allaient vers le lac Bahira, par des ruelles solitaires, et, sur la barque d’un pêcheur, gagnaient le large. C’était l’heure où le soleil mourant magnifie la mer elle-même, en laissant traîner la gloire de ses ultimes rayons sur les promontoires. Devant eux, celui de Bou-Saïd et la petite ville blanche qu’il supporte s’auréolaient d’or et de pourpre. Sur les collines de Carthage flottait une douce buée violette, et dans la profondeur verdoyante de ses blés, l’alouette déjà blottie jetait, vers l’azur pâli du ciel, son dernier trille. Autour d’eux le lac frissonnait au vent du soir, et sa moire prenait la teinte rose des flamants qui regardaient l’agonie du jour, debout et immobiles sur la grève.
Alors, devant la beauté de l’heure, devant le bonheur paisible qu’exhale la fin d’une journée radieuse, pour ne penser qu’à leur amour, ils oubliaient leur misère.
Les yeux dans les yeux, silencieux, ils revivaient les heures douces de Rhadès, mais hélas ! celles-ci passaient plus vite encore que sur la terrasse, et les battements douloureux de leur cœur en scandaient les dernières et fugitives minutes.
Il fallait se séparer, avant même que s’éteignît la dernière rose du crépuscule, et chaque fois, avec l’idée, de plus en plus angoissante, que leurs adieux seraient peut-être des adieux suprêmes.
C’est qu’en effet, la jalousie et les colères de Vittorio s’exaspéraient de jour en jour, et entre ses accès de brutalité, il parlait souvent de quitter Tunis, pour fuir quelque part, dans le sud, où sa femme ne verrait personne.
Le malheureux marchait à grands pas sur le chemin de la folie définitive. Il buvait plus que jamais et avait de fréquentes hallucinations, au cours desquelles il voyait la Madalena épandant, sur les pieds blancs du bel Hamidou, les splendeurs de sa chevelure.
Oh ! ce geste dans lequel elle avait mis, comme dans les accents de sa voix d’or, toute l’ardeur d’une passion qui la fit toucher au sublime, non seulement Vittorio l’avait perpétuellement sous les yeux pendant le jour, mais il la revoyait, la nuit, dans son sommeil, sans répit ni trêve.
Cruelle comme l’idée fixe qui ronge lentement le cerveau des fous, était devenue pour lui l’image de cette chevelure, que tant de fois il caressa de ses lèvres énamourées, au temps pas encore lointain de leur jeune et folle tendresse.
Et dans les affres de sa jalousie, éréthisée par l’absinthe, il lui venait d’horribles projets de vengeance, comme de l’oindre d’essence pendant que la Madalena dormirait, et d’en approcher ensuite la lampe.
Et il tressaillait d’une satanique allégresse quand, dans les rêves sombres, il la voyait flamber, cette chevelure d’amour et de honte !
Et si, au moment de ses réveils toujours mauvais, il la surprenait en train de se peigner devant la glace, il la querellait pour le plus futile motif, se jetait sur elle, et saisissant à pleines mains les superbes cheveux épandus sur les épaules, il la traînait comme une loque dans la chambre.
Et la pauvre femme se contentait de pleurer comme Maria de Magdala, sa patronne.
* *
Il y avait à ce moment-là, dans le quartier sicilien, une jeune prostituée venue à Tunis des bouges de Malte pour tâcher de mieux exploiter ses charmes.
Elle s’appelait Thérésa et on la surnommait la « Gouge », parce qu’elle ouvrait sa porte à la lie de toutes les races qui grouillent dans la ville Franque.
Aussi, l’infortunée ne tarda pas à subir ce qui est le lot douloureux de beaucoup, parmi ses pareilles.
Un beau matin, elle s’éveilla, le visage et tout le corps ravagé par ce mal horrible que Dieu met au bout des amours nomades, et dont tous les peuples du monde, y compris les Napolitains, se jettent l’origine à la face comme une honte. Ce mal, en terre africaine, a des effets et des allures plus qu’ailleurs terribles et dévorants.
La pauvre Maltaise faillit en mourir, et trois mois après, quand elle sortit de son taudis, elle n’avait plus cheveux ni cils ; tous ses traits étaient flétris d’indélébiles stigmates, et, dans la bouche jadis jolie, ne se voyaient plus que quelques dents jaunes et branlantes.
Elle vécut, désormais, de la charité publique : ses compatriotes la nourrissaient et, de-ci, de-là, lui faisaient l’aumône de quelque monnaie de cuivre.
N’ayant plus rien à espérer dans ce monde, la malheureuse vivait dans un antre, et demandait un peu d’oubli à la « Fée Verte » qui lui en ouvrait chaque jour les portes.
Son crâne nu, caché par un béret de matelot, chaque jour elle venait au café de Vittorio, s’asseyait dans le coin le plus sombre de la salle, et se faisait servir une absinthe.
Elle la savourait à gorgées menues comme un buveur endurci, allumait une cigarette, attendait, qu’entre ses paupières écillées et sanguinolentes surgissent, dans la fumée bleue, les rêves berceurs et les doux mirages.
Bientôt, elle se voyait petite et jolie, trop jolie sans doute, gaminant derrière ses chèvres, sur les rochers moussus et fleuris de l’île natale. Elle était si naïve, alors, et si peu coquette qu’elle ne songeait même pas à se mirer, comme les autres, dans l’eau vive des ruisselets, quand elle venait y boire.
Et la bonne fée prolongeait, jusqu’à la minute présente, ce rêve de lointaine enfance. Elle permettait que la pauvre jeune fille se vît, au fond de son verre, toujours belle et plus que jamais séduisante.
Puis, le rêve fini, elle lui envoyait le sommeil lourd et profond de son ivresse, ce sommeil qui ressemble tant à la mort et dans lequel il n’y a pas de place pour les songes.
Parfois alors, d’autres ivrognes près d’elle couchés la prenaient brutalement dans une impulsion de luxure, et payaient cher cette voluptueuse minute.
Souventes fois, Vittorio, qui avait connu Thérésa dans toute la fleur de sa beauté, lorsqu’elle arriva de Malte, se surprenait à la regarder longuement, hideuse, affalée devant une table, cachant sa tête sans cheveux dans le coin le plus obscur de la salle.
Et, au plein de ses accès de jalousie, cette image lui suggérait d’abominables idées, auxquelles il s’attardait chaque jour un peu plus, après avoir bu son absinthe.
— Quelle vengeance, pensait-il, de voir un jour la Madalena semblable à Thérésa-la-Gouge.
Et il la voyait vraiment ainsi, au cours de ses hallucinations alcooliques. Si bien qu’un jour, pendant un accès encore plus violent que les autres, il mit à exécution son diabolique projet, et, tandis qu’elle était plongée dans son sommeil comateux, comme un ivrogne, il posséda l’ivrognesse.
… Un mois après, là-haut, tout en haut dans la blanche Kasbah d’Alger, sur la terrasse exiguë d’une modeste maison mauresque, la Madalena et Hamidou, plus que jamais enamourés, la main dans la main, regardent le golfe divin dont l’azur frémit doucement au vent léger de l’aurore.
Aube divine, annonciatrice d’un beau jour d’été comme il en est à El-Djzaïr, cette rose neigeuse que la main clémente de Dieu fit s’épanouir sur les flots bleus de la mer latine.
Depuis plus de quinze jours, ils ont fui l’enfer de Tunis, sans être vus de quiconque ; ils sont heureux, heureux autant que peuvent l’être, ici-bas, deux créatures qui s’aiment et font tenir le monde entier dans leur tendresse.
C’était Hamidou, qui, le premier, avait eu l’idée de se réfugier à Alger. Il y connaissait un très riche Mozabite, marchand d’étoffes, de tissus et de vêtements orientaux qui ne manquerait pas d’utiliser son grand talent de brodeur et ne lésinerait pas sur le salaire.
Il lui avait écrit, en effet, et sur sa réponse affirmative, tous deux avaient décidé leur fuite.
Ils partirent donc quinze jours après la fameuse nuit, où fou d’alcool et de jalousie, Vittorio avait possédé Thérésa-la-Gouge.
Et l’immonde, après s’être ainsi volontairement empoisonné, n’avait pas manqué d’empoisonner, au moment voulu, l’infortunée Madalena.
Leur bonheur présent était donc semblable à l’un de ces fruits superbes encore, mais en lesquels, par une piqûre que nul ne peut voir, s’est introduite, invisible aussi, la larve, mère des pourritures à venir et de la chenille dévorante.
Dans les veines de la Madalena où jusqu’alors n’avait coulé qu’un sang limpide, le terrible virus dormait, attendant l’heure fatidique.
Elle ne devait pas tarder à sonner. Chaque matin, Hamidou, après avoir tendrement pris congé d’elle, quittait la petite maison qu’ils avaient louée tout en haut de la Kasbah, et s’en allait dans le quartier de Bab-el-Oued, où était l’atelier du Mozabite : or, voici que, ce jour-là, à peine était-il sorti qu’elle se sentit plus lasse, plus affaiblie qu’avant de s’endormir la veille.
Depuis déjà trois jours, d’ailleurs, elle s’essoufflait au moindre pas, dormait peu, d’un sommeil pénible, se réveillait migrainée, endolorie dans tous ses membres et un peu de sueur aux tempes. Même, elle avait remarqué, sur sa poitrine et ses bras, des taches d’un rose livide, qui pâlissaient et s’avivaient tout à tour, la tourmentant de démangeaisons douloureuses.
Elle n’y prit garde, s’en cacha de son amant par une sorte de pudeur, et aussi pour ne pas lui créer des inquiétudes inutiles. Elle ne s’en alarma pas elle-même, mettant le tout sur le compte des fatigues de leur voyage, de leur nouvelle installation et de ses tristes émotions encore récentes.
Mais peu après, Hamidou se trouva comme elle, éprouvant ce qu’elle éprouvait, et alors, s’étant mutuellement renseignés, tous deux prirent le parti d’en rire.
Ils en riaient d’autant plus qu’ils crurent avoir une scarlatine légère, selon le diagnostic d’un vieux sorcier moghrebin, leur voisin, lequel soignait, pour ce mal-là, quelques enfants de la ville arabe.
Et de fait, sans autre traitement que quelques simples anodins ordonnés par le vieux marabout et accompagnés de quelques versets du Coran, le mal disparut et ne laissa pas la moindre trace.
Ce furent, alors, pour les deux amants, des mois d’un bonheur parfait, inouï, et comme le Rétributeur n’en concède que très rarement à des créatures élues, dont il marqua le front du doigt pour des desseins pleins de mystère.
Le merveilleux talent d’Hamidou était apprécié du Mozabite ; et les salaires qu’il gagnait suffisaient pour assurer leur existence, au delà même, car ils vivaient simplement de la vie arabe, comme d’ailleurs tous leurs voisins, dans ce quartier musulman de la ville haute.
D’abord, par prudence, comme on l’a vu, puis par goût et par habitude, enfin et surtout pour complaire à son amant, qui la préférait ainsi, la Madalena s’habillait comme ses voisines.
Elle se voilait comme elles pour sortir, et, comme elles, sortait rarement pour les besoins du ménage ou pour aller au bain maure, accompagnée d’une vieille négresse qu’Hamidou lui avait donnée pour servante.
Enfin, pour combler leur amoureuse béatitude, Hamidou obtint de son Mozabite qu’il emporterait et ferait chez lui son ouvrage.
Dès lors, ils ne se quittèrent plus un instant, et la claustration à laquelle ils se vouèrent d’un accord tacite, eut, pour eux, des voluptés ineffables.
Bientôt, de la Sicilienne, il ne resta plus grand’chose en la Madalena. Conquise par l’amour à l’Islam dont sa grande âme avait compris, depuis longtemps, l’austère et simple beauté, ce fut avec un bonheur profond que, pour donner à son amant cette joie suprême, elle prononça, devant le vieux marabout moghrebin, les paroles qui la sacrèrent musulmane :
« Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et Mohammed est son Prophète ».
N’ayant qu’une âme, pouvaient-ils, vraiment, ne pas avoir même idéal, même Dieu, mêmes espoirs, de s’aimer encore et toujours dans le même ciel que leur ouvriraient les mêmes prières ?
L’Islam, avec le bel épanouissement qu’il donne à la vie intérieure, n’a-t-il pas d’ailleurs, pour ceux qui s’aiment, d’incomparables délices ?
Désormais donc, la Madalena devint vraiment ce que ses voisines et voisins l’avaient toujours crue : Lella Zina, une pieuse Moghrebine amenée du pays natal par son époux et qui, par sa bonté, ne tardait pas à se faire adorer de tout le monde.
L’aisance, en effet, nécessaire à la charité, venait chaque jour, car ils étaient deux, maintenant, à exécuter des broderies merveilleuses. L’amour ne fut-il pas, de tout temps, le plus puissant des thaumaturges ? Quelques mois lui avaient suffi pour faire de la Madalena une brodeuse sur étoffe, comme Hamidou, incomparable. Une part de l’argent qu’elle gagnait, servait, d’un commun accord, à secourir autour d’eux les plus criantes misères.
Et Dieu sait si, dans cette pauvre Kasbah, elles sont nombreuses.
Enfin, pour tout le quartier musulman, elle était bien Lella, la Sainte, la Madame, autant dire une Maraboute.
Quand elle sortait pour aller, enveloppée et alourdie de ses voiles, à travers les ruelles de la Kasbah, les enfants se disputaient pour avoir d’elle une caresse, les vieillards, une main au cœur, inclinaient la tête, et les pauvresses qu’elle soulageait pleuraient en baisant le pan de son bel haïk de soie blanche.
Et autant se réjouissait Hamidou de la voir ainsi aimée, vénérée et sainte que de la sentir belle et sienne.
* *
Or, voici, qu’au plein de cette félicité pareille à nulle autre, de nouveau la Madalena se sentit malade : mais, cette fois, au grand désespoir d’Hamidou, son mal s’aggrava avec une rapidité terrible. Ce furent, d’abord, des douleurs qui, pendant la nuit, lui broyaient le crâne, comme si on l’eût martelé sur une enclume. Elle se réveillait brusquement en poussant des cris dont s’épouvantait Hamidou qui ne savait que lui faire.
Le vieux Moghrebin consulté, ne s’alarma pas, disant que ça passerait comme le reste. Il écrivit sur des petits carrés de papier, quelques sourates du Saint-Livre, en fit des boulettes qu’elle devait avaler comme pilules, et déclara qu’Allah, miséricordieux et clément, se chargeait du reste.
Mais hélas ! Il fit si peu que, loin de s’atténuer, les douleurs du crâne redoublèrent et s’étendirent même à tous les os de la malade, lui arrachant, pendant la nuit, des cris qu’elle ne pouvait réprimer, malgré toute sa volonté de ne pas ajouter à la détresse du pauvre Hamidou couché près d’elle.
Pourtant, ce qui la désespérait plus encore que ces tortures nocturnes, c’était de se voir maigrir, pour ainsi dire, à vue d’œil. De plus, chaque matin, quand elle démêlait devant son miroir sa splendide chevelure, il en restait, aux dents de son peigne, des poignées énormes, qui allaient de jour en jour grossissant, et dont la vue mouillait son front d’une sueur froide. Enfin, après chacune de ces crises aiguës, elle sentait branler et voyait jaunir ses dents, jusqu’alors plus blanches et plus éclatantes que des perles.
Et ce lent évanouissement de sa beauté, mais par-dessus tout, la perte bientôt consommée de sa chevelure, la jetait en de mornes désespoirs qu’elle s’efforçait, sans y parvenir, de dissimuler à Hamidou, dont la navrance était encore plus profonde que la sienne.
Il se résolut donc, enfin, ce par quoi il aurait dû commencer, à faire appeler un des médecins de la ville, mais, avant, il perdit encore un temps précieux en mandant, sur le conseil d’une voisine, la vieille Frendah, cette sorcière de Bab-el-Oued, dont la réputation de guérisseuse dépassait le Sahel d’Alger, et que, de leurs très lointains douars du Sud, accouraient consulter de riches nomades.
Elle arriva, palpa longuement le crâne de la malade, et tous les os de ses membres, et annonça que c’était un djin amoureux de Lella-Zina qui, chaque nuit, venait lui frapper la tête et les membres, et lui arracher un peu de sa chevelure.
Elle se livra à de bizarres incantations, ordonna de faire boire à la malade une mixture plus étrange encore, dans laquelle entraient du lait d’ânesse, de l’urine d’âne, des pépins d’orange et quelques graines de courge, pilées ensemble.
Elle ordonna, en outre, de lui appliquer une peau de chèvre noire sur la poitrine et sur les membres.
Le mal bien entendu empira : les beaux cheveux de Lella Zina restèrent plus encore à son peigne ; quelques dents achevant de se déchausser, tombèrent ; son amaigrissement s’accrut, la peau de ses bras devint squameuse comme celle des couleuvres, et il lui sortit, aux doigts des pieds et des mains, tout autour des ongles qu’elles firent lentement tomber, de petites plaies douloureuses et très profondes.
Enfin, quand le docteur arriva, il n’eut pas de peine à reconnaître la nature du terrible mal, et put, par une médication énergique, en arrêter la marche ascendante, mais la science, déclara-t-il, était impuissante devant les ravages accomplis et qui faisaient de la belle Lella Zina une créature méconnaissable.
Alors, à certaines paroles et investigations du médecin, la pauvre femme comprit, elle aussi, quel était son mal, et eut de lamentables intuitions sur son origine.
Elle se rappela, en effet, que pendant un de ces accès de rage jalouse, Vittorio lui avait dit au milieu d’un tas d’injures immondes :
— Un jour, tu seras pareille à Thérésa la Gouge.
Elle frémit, mais courba la tête, résignée comme une bonne musulmane.
Pourtant, elle se sentit incapable de survivre à cette beauté qui lui valut l’amour d’Hamidou, et était sa seule raison d’être en ce monde.
— Ma vie ne peut désormais être pour lui qu’une continuelle déplaisance, il ne me reste donc qu’à mourir, pensait-elle, tandis qu’Hamidou, refoulant au fond de son âme bonne, sa désespérance, redoublait de dévouement, de tendresse délicate, de tendresse d’amant épris, pour lui rendre l’existence encore meilleure.
— Eh ! que t’importe, trésor, ne cessait-il de lui répéter, puisque tu es toujours belle à mes yeux et que je t’aime ! »
Or, comme il avait eu l’affectueuse précaution de faire enlever du logis toutes les glaces, la Madalena ne pouvant plus se regarder et entendant ces douces paroles sentait s’apaiser son ardent désir de suicide.
Mais un jour, ayant mis la main sur un de ces petits miroirs engaînés de cuir brodé dont se servent les mauresques, elle eut la triste curiosité de s’y contempler, se vit, et poussa un rugissement de détresse, tant elle s’apparut semblable à Thérésa la Gouge.
Hamidou était derrière elle, et lui enlevait, mais trop tard, la fatale glace.
La pâleur de la pauvre femme ajoutait encore à la laideur de son visage. Alors, n’osant plus même l’embrasser, comme une chienne ou une esclave, elle se jeta à ses pieds, les baisa dans une étreinte frénétique.
— Hamidou, clama-t-elle, de grâce, ne m’empêche plus de mourir. Ecoute, tu m’as donné la plus grande preuve d’amour qu’un amant puisse donner à son amante. Tu m’as aimée laide et malade autant, même plus, que dans la splendeur de ma beauté et de ma saine jeunesse. Nulle créature n’a donc eu plus de bonheur que ta servante. Oh ! mourir, maintenant, encore tiède de tes caresses ! ami, crois-moi, ce suprême sourire de ma Destinée serait plus doux que les autres. La tienne te réserve encore des matins roses, car tu es jeune et tu es beau, et tu mérites d’être aimé jusqu’à la tombe. Ami, ami, je t’en supplie, laisse-moi mourir en baisant ta main secourable et bonne.
Devant ces accents de désespoir, Hamidou vit bien que tout était fini, que tout bonheur était désormais pour elle impossible. Il aurait beau l’aimer ardemment dans sa beauté évanouie, se dépenser en mille efforts pour lui faire oublier la cruauté du destin, l’image de sa laideur ne cesserait de la hanter et empoisonnerait toutes les heures de son existence.
Et lui, Hamidou, pourrait-il encore être heureux en la sentant malheureuse ? Alors, il regretta d’être épargné par le mal, et les paroles du sorcier de Bab-Ménara lui revinrent à la mémoire, avec une netteté sans pareille :
— Une roumie prendra ton cœur, et pour le reste, permets au vieil Abdallah de clore ses lèvres.
Ce reste, il le connaissait à cette heure.
Il courba la tête devant l’inéluctable Mektoub, et serrant tendrement dans ses bras son amante :
— Trésor, fit-il simplement, la vie sans toi serait pour moi pire que la mort, et puisque tel est notre destin, mourons ensemble.
Et le soir même, ils s’enfermèrent dans leur chambre, allumèrent le fatal réchaud, puis ayant revêtu leurs plus beaux habits, s’endormirent dans la paix de Dieu, après un baiser suprême.
Le lendemain, la vieille négresse qui couchait sur une natte dans la cour, ne les voyant pas sortir, força la porte et les trouva morts, les mains enlacées et se souriant encore l’un à l’autre.
Elle comprit tout le drame, l’approuva dans son âme simple, et afin que rien ne vînt ternir, aux yeux des musulmans, la réputation de sainteté dont jouissait sa bonne maîtresse, elle enleva le réchaud, et après s’être assurée que rien ne pouvait trahir le suicide, elle appela les voisins à l’aide.
Ils accoururent avec le vieux moghrebin en tête, et tous furent étonnés du sourire de béatitude qui voltigeait sur les lèvres des deux cadavres.
— « Mektoub ! » murmura le marabout après avoir constaté la mort ; et il déclara que, sur l’ordre même d’Allah, l’ange Azrael avait dû leur apparaître dans le jardin des délices. Ce qui expliquait la douceur ineffable de leur sourire.
Quand on voulut les séparer pour remettre leur dépouille à celui et à celle qui lavent les morts, selon les rites, il fut impossible de rompre l’étreinte qui liait la main droite d’Hamidou à la main gauche de son amante. Il eût fallu les rompre aux poignets d’un coup de hache.
Force fut donc — ce que leur conseilla d’ailleurs le vieux marabout — de les coudre dans le même linceul, et de les coucher dans la même fosse, leur regard encore brillant d’amour tourné vers La Mecque.
On leur éleva, dans le cimetière d’El-Kettar, une petite koubba maraboutique ; et le vendredi qui est le dimanche des musulmans, les femmes arabes de la Kasbah, viennent, accompagnées de leurs enfants, prier et manger des confitures parfumées sur la tombe de Lella Zina qui fut, pendant sa trop courte vie, si secourable et si bonne.
Isabelle Eberhardt.
SORTI DES PRESSES
DE LA
MAISON EUGÈNE FIGUIÈRE ET Cie
7, RUE CORNEILLE, PARIS
ET
72, RUE VAN ARTEVELDE, BRUXELLES,
LE 15 AVRIL 1913