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Isabelle Eberhardt, ou, la Bonne nomade: d'après des documents inédits: suivie de Mektoub!... (cétait écrit!...): œuvre posthume

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Je suis triste, ami lointain, et pourtant
Le printemps sourit dans les campagnes d’Anneba,
Le géranium et l’aubépine, le liseron et la pervenche
Bordent les sentes étroites des collines.
Les genêts balancent l’or éclatant de leurs fleurs.
Il y a autant de roses dans les jardins
Que d’étoiles resplendissantes dans le ciel,
Et pourtant je suis triste, ami lointain.
Je suis triste, ami lointain, et pourtant
Le printemps sourit à la douce Ménabia,
Il embaume de son souffle les coteaux bônois.
Leurs villas semblent des colombes blanches,
Blotties sous les millénaires oliviers,
Et l’on voit l’or des fruits
Rutiler encore parmi la neige des fleurs.
Et pourtant je suis triste, ami lointain.
Pour qui dissipera la tristesse de mes jours,
Je cueillerai, une à une, toutes les étoiles du ciel
Et d’une main pieuse, j’en couronnerai son front.
Egalement je lui donnerai trois rayons de lune
Pris au filet dans le golfe d’Anneba.
Et ne crois pas qu’il soit surpris de ce cadeau
Celui qui dissipera la tristesse de mes vingt ans,
Car celui-là, ami lointain, c’est le Désert.

Toujours, comme vous le voyez, la nostalgie profonde, incurable du Sahara. Son âme ardente déborde, ses yeux s’emperlent de larmes, rien que d’entendre ou d’écrire ce mot magique, ce vocable fascinateur. Et l’inspiration en naît très douce pour elle, prenante, apaisante et consolatrice aussi.

Des sables lointains de Touggourt, sur un rythme et un fond semblables, le poète, inconnu d’elle, répond :

J’étais joyeux, amie lointaine, voici peu.
Les palmeraies de l’Oued R’hir n’avaient pour moi
Que des sourires ; les grandes palmes
Balancées au vent du soir, chantaient
A mes oreilles attentives de douces chansons.
Et maintenant, amie lointaine, d’avoir ouï
La tienne que m’apporta le vent du Nord
Tu me vois, plus triste que toi.
Voici peu, amie lointaine, j’étais joyeux.
Sous mes pieds, dans mes voyages, la dune
Etait plus veloutée que la laine des tapis.
Aux étapes, l’eau saumâtre de nos puits
Me semblait plus douce que le miel.
Et, maintenant, amie lointaine, d’avoir respiré
La senteur des roses et des aubépines
Que tes vers m’ont apportée du Tell printanier,
Tu me vois plus triste que toi.
Pour qui dissipera ce malaise de mon âme,
Quand au désert sonnera l’heure du moghreb,
Je cueillerai, sur un plateau d’or,
Le soleil mourant dans ses pourpres,
Et de même, je prendrai pour elle
Un peu d’azur au firmament saharien,
Quand flambera l’heure du dohor (midi)
Fasse Allah qu’elle veille de mon présent.

Et du Tell au Désert, d’Anneba, la voluptueuse, à la sauvage Touggourt, le dialogue se poursuivait, tour à tour gracieux et naïf, nostalgique et langoureux. Isabelle était heureuse d’avoir provoqué cet écho lointain du pays ardemment rêvé, et peut-être quelque peu éprise déjà du poète saharien qu’elle savait, par moi et par d’autres, beaucoup plus âgé qu’elle — il avait dépassé trente ans — mais d’une beauté orientale à rendre rêveuses les plus jolies filles d’Occident.

Peu après elle lui disait :

Ami, dont la voix me vient du pays rêvé,
Oui, ton présent est bien celui
Que dans la détresse de mon âme
Je désire depuis des ans et des ans.
A mon tour je t’envoie des roses,
Les plus belles roses écarlates
Qui embaument, de leur odeur printanière,
Les jardins et les collines du Tell fécond.
Puisses-tu éprouver, en les respirant,
Dans ma chanson, autant de bonheur
Que j’en aurais à sentir les fleurs du désert,
Les fleurettes aimées des sables brûlants.

Et le poète, dont ces strophes exaltent l’âme enfantine, dans la solitude de l’exil, de plus en plus enamouré, se fait pressant :

Amie, je suis né dans le Tell fécond,
J’ai grandi sur ses opulentes collines,
A l’ombre douce et profonde de ses jardins
Et mes yeux restent pleins de sa beauté.
Aussi mon cœur a tressailli d’aise,
En respirant les belles roses de tes vers.
Sur la terre humide qui te sourit,
Roses et jasmins vivent longtemps.
Ici l’eau du ciel arrose à peine la dune
Que le soleil inapaisable l’a bu,
Et les fleurettes sahariennes n’ont qu’un jour,
Hâte-toi, amie lointaine, de venir les respirer.

« Avouez avec moi, Sidi, que ces roucoulements de palombes au cœur du printemps, ainsi échangés par deux êtres épris de bien-dire et de poésie, et qui ne se connaissaient pas, sont tout simplement délicieux à lire comme à ouïr. Elles ne pâliraient certes pas, ces piécettes, parfumées aux roses du Tell, et aux fleurettes désertiques, devant les « qacidas » antiques des poètes du Hadjouz ou de l’Yémen. Oui, on dirait, vraiment, ces poèmes pleins de tendresse amoureuse, dont les meilleurs, sur une décision des plus illustres et des plus anciens parmi les autres poètes, étaient tantôt gravées en lettres d’or, tantôt simplement suspendues aux murs de la Kasba, et devenaient les unes des « Moallahaas » (les suspendues), les autres des « Mouzahabats » (les dorées). »

Les fleurettes sahariennes n’ont qu’un jour,
Hâte-toi, amie lointaine, de venir les respirer.

Hélas ! la pauvre Isabelle devait bientôt, en effet, s’en aller vers sa destinée, dans la voie que, de tout temps, lui traça le Rétributeur. Mais quelques semaines avant que ne mourût la très noble et très douce Mme Nathalie d’Eberhardt, devenue, devant Dieu, Fathima Manoubia, il se passa, dans la vie de sa jeune fille, un événement dont vous apprécierez vous-même l’intérêt profond.

Je vous ai dit l’étonnement dans lequel l’intelligence, le savoir et aussi l’étrangeté d’Isabelle avaient plongé, lors de sa visite à Bône, le vénérable Si Abdul Wahab, le lettré dont s’honore Tunis-la-Blanche. Sans doute, il dut en parler à son jeune fils, jeune homme dont la beauté et l’érudition avaient déjà fait de nombreux jaloux, car, à son tour, celui-ci désira connaître la famille d’Eberhardt. Il vint donc à Bône, et Allah voulut que l’impression mutuelle des deux jeunes gens fût de celles qu’on n’oublie pas de longtemps.

Peu après, Mme Nathalie d’Eberhardt mourut et fut suivie de près au tombeau par l’oncle Trophimowsky. Comme vous le savez, sa première crise de douleur passée, Isabelle, à la tête d’un petit avoir, partit seule pour son premier voyage au désert qui, d’ailleurs, fut des plus courts. Elle prit le chemin de l’Oued R’hir, passa par Biskra et arriva à Touggourt à cheval et sous le pittoresque costume des cavaliers sahariens qu’elle avait dès lors adopté.

Désireuse de voir, en passant, le poète bach-adel, tout en restant maîtresse de l’heure où elle se ferait connaître à lui, elle se donna pour un jeune taleb tunisien visitant les zaouïas du Sahara et prétendit s’appeler Mahmoud-Saadi, pseudonyme adopté par elle depuis quelque temps.

Son cœur appartenait-il déjà à un autre ? La rencontre du poète fut-elle une déception pour son idéal ? Mystère que la pauvre morte emporta dans son tombeau. Mais toujours est-il, et cela je puis l’affirmer, qu’elle resta trois jours entiers à Touggourt, avant de s’enfoncer dans le Souf ; que, pendant ce temps, elle eut avec Si Mohamed — c’était son nom — plusieurs entretiens et qu’elle partit aussi mystérieusement qu’elle était venue. Telle était la loyauté et la délicatesse d’Isabelle que le pauvre poète n’eût peut-être jamais connu l’identité de sa visiteuse si je n’avais eu, moi, la fâcheuse inspiration de l’en informer par un mot.

Je suis déjà vieux, Sidi, et peut-être n’ai-je devant moi que très peu de jours, mais jusqu’à ma mort, je ne me pardonnerai jamais cette malencontreuse idée, tu vas comprendre pourquoi.

Si Mohamed reçut ma lettre au lendemain même du jour où Isabelle avait quitté Touggourt pour le Souf. Il la lut, la relut, comprit toute la portée de son malheur et le trouva d’autant plus profond que dans le taleb Mahmoud-Saâdi, il avait, comme bien d’autres d’ailleurs, soupçonné une femme parmi les plus exquises, les plus troublantes et les plus dignes d’amour qu’il soit possible de rencontrer.

Il ne dit mot, courba la tête devant son « Mektoub » inéluctable, n’essaya même pas de revoir celle dont Allah lui refusait si clairement l’amour, ne lui écrivit même pas, mais il devint, en quelques mois, plus vieux de vingt ans et, hélas ! paraît-il, mais je n’en suis pas sûr, demanda à celle que vous appelez la « Fée Verte », l’oubli des jours que son Destin lui gardait. Est-il encore à Touggourt ? Vit-il encore ? Ou a-t-il emporté, dans la paix suprême du tombeau, sa passion morte et le souvenir des beaux vers échangés avec l’inconnue… Point ne le sais, car Si Mohamed ne m’a plus donné signe de vie. Toutefois, puisque votre pieux pèlerinage vous conduira à Touggourt, il y a là quelqu’un qui pourra vous renseigner, car il fut son meilleur ami. C’est le caïd de la capitale des Rouerha, le très aimé et très généreux Si Derradji-ben-Smaïl-Massarly, neveu et gendre de l’illustre Ben-Ganah, bach-agha de Biskra et des Ziban.

Allez le trouver, dites-lui l’œuvre que vous avez entreprise en l’honneur de la morte, et encore qu’il soit très discret, de ses lèvres, comme un vol d’abeilles, s’envoleront les souvenirs les plus précieux, car je tiens de source sûre que non seulement il fut l’ami de l’infortuné bach-adel, mais qu’il garde, pour la mémoire de l’errante, un culte attendri.

Ce que je puis vous dire, moi, c’est qu’à son retour d’El-Oued, où elle ne resta cette fois que quelques jours, Isabelle repassant par Touggourt, ne s’arrêta pas ; elle regagna Biskra par la même route des oasis qu’elle avait suivie à l’aller, poussa une pointe dans les montagnes de l’Aurès et s’en vint à Tunis où l’attirait l’impulsion vraie de son cœur. Assez brièvement, mais avec l’émotion profonde qui se dégage de tout ce qu’elle a écrit, elle-même a narré dans ses Heures de Tunis ce que fut sa vie pendant cet automne de l’année 1900. Elle a dit ses courses folles dans le Tell, et aussi sa tentative de vie rêveuse à l’orientale, dans la ruelle emplie d’ombre et de mystère, où l’amour avait caché la maison arabe aux fraîches faïences, au patio silencieux et au jet d’eau babillard.

Elle écrivit là, les belles pages tunisiennes, que vous connaissez comme moi, et où, dignement, elle laisse dans le silence les secrets de son âme éprise… »

Ici, le cœur débordant de joie d’avoir appris, en quelques minutes, une bonne part de l’inconnu, à la recherche duquel j’étais parti, je ne pus m’empêcher d’interrompre le vieillard.

— Isabelle, lui dis-je, n’a pas écrit, à cette époque, que les Heures de Tunis, mais aussi une longue nouvelle tunisienne, intitulée : Mektoub, ainsi que cela résulte de ses lettres à une vieille amie de sa mère, et à Mme Lydie Pachkoff ». Et je lui dis de mémoire ce que ses lettres contenaient à ce sujet.

De cette nouvelle, poursuivis-je, il n’y a pas de trace dans les pages publiées après sa mort, dans celles qui furent odieusement tripatouillées, comme dans celles qui ne le furent pas.

Vous comprendrez, Saïd, tout l’intérêt qu’il y aurait à découvrir ce manuscrit. Et c’est à cela que je m’emploie de tout cœur, décidé à suivre dans le Tell comme au Désert tous les chemins, sentiers et pistes qu’elle a foulés, et à visiter tous les bordjs, toutes les maisons, et tous les refuges maraboutiques où elle a, pour quelques jours ou quelques mois, déposé ses bottes poudreuses et dormi autrement que sous les étoiles du ciel…

— Qu’Allah bénisse vos efforts et les couronne de succès. Que l’inspiration du Prophète soit avec vous ! Je vous suivrai comme le pêcheur suit le liège de ses filets.

— Merci, lui dis-je, et maintenant voulez-vous, de grâce, continuer à me conter ce que vous savez de son existence à Tunis et de son aventure d’amour avec le jeune Abdul Wahab.

— Ce que je puis vous en dire, Sidi, avec pleine certitude, c’est qu’elle ne dura pas plus longtemps que ne vivent les roses d’automne ; à peine l’espace de ce que vous appelez, je crois, lune de miel.

— Fut-elle heureuse au moins du commencement à la fin ? On pourrait peut-être en douter d’après une lettre qu’elle m’écrivit à cette époque, la seule et la dernière qu’elle daigna m’envoyer.

Et Si Saïd ayant sorti de son coffre-bibliothèque, délicieusement peinturluré, cette lettre écrite, en arabe, voulut bien m’en lire ceci :

« … Quand vous recevrez ces mots, très estimé et très vénéré Saïd, le jour ne sera pas loin où je quitterai la Tunisie. En somme, les souvenirs que j’en emporte pourraient, l’éloignement aidant, figurer parmi les heureux de ma vie, si l’on tient compte des désenchantements inhérents à toute humaine félicité. Du moins, ceux-ci ne me seront pas venus du pays que j’aime et admire, et dans lequel s’épanouissent toutes les grâces de l’Islam. Non, vraiment, je n’ai rien de ce qu’il faut pour vivre dans l’inactivité et la mollesse du harem, alors même que j’y aurais l’avantage d’en être l’unique maîtresse et de dominer mon maître et seigneur. Je suis semblable à ces oiseaux des grands espaces qui dépérissent en captivité. Il serait, n’est-ce pas, puéril de vouloir garder en cage une mouette, un goëland ou une ganga. A celle-ci, il faut l’immensité désertique, à ceux-là, l’infini des Océans.

» Donc, à nouveau, je prends mon vol pour passer la mer encore une fois. Je vais en France, embrasser mon frère Augustin et tenter la fortune littéraire avec la folle audace que vous me connaissez.

» Où irai-je de là ? Dieu seul le sait. Mais, si j’en crois la nostalgie que j’emporte du Sahara, l’éblouissement persistant de mes prunelles, l’enchantement dans lequel sa seule évocation par la pensée ou l’écriture suffit à plonger mon âme, c’est probablement à lui, maître vénéré, que j’irai bientôt, car c’est, peut-être, dans la désolation superbe de ses sables que Dieu à décidé de fermer le livre de ma destinée… »

Vous savez ce qui suivit, car vous me l’avez vous-même conté, son voyage à Paris, ses tentatives avortées, ses pérégrinations rapides en Italie et en Sardaigne, et enfin, son retour prévu et fixé par Dieu au Sahara.

Et maintenant, je vous ai dit tout ce que je savais de notre glorieuse amie et qu’en général on ignorait. Faites-en pour votre fraternelle entreprise ce que vous jugerez bon, et dites bien, dans votre livre, ce trait de sa vie que j’allais oublier et qui, pourtant, reflète la grandeur de son âme et la fierté de son caractère aussi fidèlement que le golfe reflète les étoiles du firmament.

Pendant son séjour à Tunis, elle confia une bonne part de son avoir, vingt-cinq mille francs environ, à la garde d’un petit banquier juif, sans exiger le moindre papier. Quand elle les lui réclama, l’enfant d’Israël sourit dans sa barbe et, par les foudres de Yaveh, jura n’avoir rien reçu. Isabelle n’insista pas, haussa les épaules, cracha devant elle avec mépris et s’en fut. Elle ne s’en occupa plus, jamais elle ne parla, la première, de cette aventure, et, quand on y faisait allusion, et qu’on en prenait injustement texte devant elle pour déblatérer contre les juifs, souriante et douce comme toujours, elle répondait : « On ne juge pas une race d’après un individu… »

Si Saïd se tut. Déjà la nuit tombait autour de nous. Sous nos pieds, une à une, s’allumaient les lumières de la ville, tandis que devant nous, par delà le golfe, les prunelles vigilantes des phares commençaient à clignoter sur des promontoires lointains. Dans la nuit, d’une limpidité printanière, Aldébaran et Altaïr, les étoiles amies d’Isabelle, scintillaient comme des clous d’or. Longtemps encore, nous restâmes silencieux et il nous semblait, à l’un et à l’autre, que, par la porte entr’ouverte, la pauvre morte allait venir pour rêver, devant la splendeur du ciel africain.

Il était fort tard, quand nous nous séparâmes, et, certes, on n’eût pu savoir lequel des deux sortait le plus ému de cet entretien.

Le lendemain, sur ma prière, Si Saïd voulut bien me conduire à la maison où Isabelle Eberhardt et sa mère avaient vécu pendant leur séjour à Bône. Un fonctionnaire musulman, fort aimable, l’habitait. Je vis les belles faïences aux nuances délicates qui rafraîchissaient les yeux de la morte et, dans la pénombre douce du patio, j’entendis la chanson mélancolieuse du jet d’eau qui berçait, aux longues heures d’ennui, la rêverie de son âme perpétuellement tressaillante au souffle du vieil Islam.

Prestement, avec toute la puissance évocatrice d’une imagination possédée par son image et son souvenir, je la remis et la revis dans ce cadre d’un exotisme un peu naïf, mais prenant, et où, pendant près de deux années, elle souffrit, pensa, pleura, interrogea le Destin et eut une si claire intuition de ce que devait être sa courte et dolente vie.

Je vis ces deux créatures venues des collines genevoises aux bords d’un golfe dont l’azur profond fait pâlir celui du Léman, et poursuivant dans le calme mystérieux de cette maison arabe le cours de leur existence tourmentée. Quelle raison plus mystérieuse encore les y avait amenées ?

Pour les y attirer, la beauté du ciel d’Afrique, l’exotisme d’un sol lointain avaient-ils suffi ?

Cela que n’avaient pu ou voulu me dire ni le vieux proscrit, ni Mme T… ni Si Saïd, ni aucun de leurs amis et connaissances interrogés jusqu’alors, il m’était réservé de le connaître plus tard.

Et avant de poursuivre mon récit, il est, je crois, nécessaire que j’en dise deux mots ici.


Pour déraciner complètement un être du milieu auquel, la veille même, il paraissait attaché jusqu’à la mort, il n’est rien de tel qu’un orage d’amour.

Et c’est une de ces tourmentes qui souleva comme un fétu l’âme de Nathalie d’Eberhardt à l’âge où le mot seul d’amour tombant des lèvres d’une femme ne fait éclore, autour d’elle, que des sourires et des fleurs de mélancolie. Et pourtant, même à cet âge, Nathalie était si belle qu’elle fut ardemment aimée.

Mais à ces folies tardives, de toutes les plus redoutables, combien d’autres, parmi les meilleures, furent capables de résister ? Malgré cette faiblesse de sa fin d’automne, Nathalie n’en reste pas moins la grande âme, le noble cœur, la créature d’élite dont son vieil ami d’exil nous a dit, au début de cette étude, la si belle et si passionnante vie.

Pour ma part, je ne l’en aime que plus, et la sentant ainsi plus humaine, plus douloureuse, il ne me déplaît pas de pouvoir mêler à ma vénération un peu de pitié.


Celui qui fut l’ami le plus fidèle de son exil, lira sûrement ces lignes et, sans en demander davantage, car il en sait peut-être plus, ne pensera pas autrement que moi.

C’est de cette passion finale qu’elle chercha et trouva sans doute l’oubli dans la paix immuable de l’Islam. Sous un pan de son suaire, elle enveloppa les dernières ardeurs de son âme, et quand sa fille eut clos ses paupières, celles qui lavèrent son corps, selon les rites du Livre, restèrent émerveillées de sa beauté.

Dans le cimetière musulman de Bône, où j’allais en sortant de sa maison, elle repose aux bords du golfe d’azur. De chaque côté de sa tombe arabe s’épanouissaient deux rosiers. Sur eux, de belles roses se balançaient, ouvrant au soleil leur cœur glorieux. Dans un autre, plus éloigné, un rossignol peu farouche chantait le bonheur de vivre et la félicité de mourir quand a sonné l’heure de Dieu.

J’écarte, d’une main tremblante, les fleurs qui caressent les deux stèles du tombeau et je lis en français et en arabe :

Ici repose Fathima Manoubia

Quand nous sortons, Si Saïd essuie encore une larme en me regardant, et moi, je détourne un peu mon visage pour voir, une dernière fois, les belles roses qui se balancent sur le tombeau.

Quelques heures après, je prenais congé de Si Saïd Mohamed et quittais Bône, car j’avais hâte de poursuivre jusqu’au Sahara ce pèlerinage si bien commencé dans le Tell.

*
*  *

Biskra ! l’oasis interlope et cosmopolite, telle fut, ainsi que je l’ai déjà écrit dans mes Visions Sahariennes, l’impression que fit sur moi la vieille Reine des Ziban.

Ce fut aussi l’impression d’Isabelle Eberhardt, encore aggravée chez elle par la rencontre qu’elle y fit en allant au Souf, d’un certain capitaine Susbielle, sorte de soudard colonial, dont le type, me dit-on, et j’aime à le croire, tend à disparaître de notre armée d’Afrique un peu chaque jour.

L’antipathie spontanée et naturelle qui ne manque jamais de surgir au premier contact d’une brute et d’une créature d’élite, poussa ce galonné à tracasser bêtement Isabelle pendant tout son premier voyage dans l’Oued R’hir.

De cette malveillance ridicule et sans motif, la vaillante jeune fille trouva la trace et eut à souffrir dans tous les bordjs depuis Chegga jusqu’à Touggourt.

A Our’lana, pour s’abriter dans le refuge cependant ouvert à tous les errants, elle dut se disputer avec le gardien qui avait reçu des ordres formels.

Partout, même hostilité de la part de ces pauvres diables à dix francs par mois. Eux qui, d’ordinaire, sont si avenants et si pitoyables même pour leurs frères les Bédouins vagabonds, lui mesurèrent les heures de repos, et lui refusèrent œufs, volaille et coucouss qu’ils vendent au premier venu.

Le capitaine avait tout prévu.

Isabelle ne s’en émut pas. Elle haussa les épaules, coucha à la belle étoile, et mangea sur la dune avec ses compagnons de route — Salah et Chlely ben Amor — les croûtons de pain et la galette qu’ils avaient emportés de Biskra.

Sa bonne humeur n’en souffrit pas, mais elle sentit croître, au fond de son âme, sa pitié pour les indigènes, sur lesquels un de Susbielle régnait en maître absolu.

....... .......... ...

Je vais suivant sa trace pas à pas, à travers les oasis et partout avec son souvenir, très vivant encore, surgissent devant moi les Visions Sahariennes d’antan.

« … A Sidi Khelil, à Tala-el-Mouïdi, à Chria-Saïa, à Djemâ, à Sidi-Amran, à Aïata, à Sidi-Rached, à R’amra, jusqu’à Touggourt, partout, enfin, je vois de la blanche mer de sable, surgir vers l’azur du ciel, des îlots de sombre verdure. O le merveilleux archipel qui s’égrène ainsi sous nos yeux ravis, dans la lumière caressante !

» Et soudain, voici qu’entre Our’lana et Sidi-Rached, je suis transporté, par cette vision merveilleuse, à quelques années d’aujourd’hui, alors que j’allais, vers les rives sacrées d’Hellénie, accomplir le plus saint des pèlerinages. Et il me semble que je vois, une fois de plus, surgir, des flots égéens, dans la pourpre du jour mourant, les corbeilles d’or des Cyclades.

» Partout, de M’rayer jusqu’à Touggourt, j’ai entendu, autour de moi, le bruissement joyeux des palmes, partout à la lisière des jardins, j’ai vu les maisonnettes de « tob » sourire au grand soleil qui les dore. Je voudrais, de ce spectacle enchanteur, de cette Afrique insoupçonnée, fixer ici le souvenir inoubliable.

» Et maintenant, voici Touggourt, la sablonneuse et la fière. C’est d’abord la vision de deux blancs minarets, hardiment profilés sur l’azur interni, qui frappe nos prunelles avides de connaître la capitale étrange, encore un peu sauvage de l’Oued R’hir !

» Puis, tranchant sur la neige du sable, nous distinguons la verdure imprécise de ses palmiers. Lentement, l’amas de ses maisons basses, les unes grises, les autres d’une blancheur douteuse, se dessine. Elles sont dominées de-ci, de-là, par les coupoles que des mains frustes, plus habiles à dresser la tente qu’à pétrir et ordonner les briques de « tob », arrondirent au petit bonheur.

» Ce serait presque une déception, si tout à coup le soleil n’eût atteint l’horizon. Avec une lenteur glorieuse, il sombre derrière les dunes occidentales et j’assiste à une transformation féérique de la vieille cité saharienne, jadis si ardente, si belliqueuse, et qui dort aujourd’hui d’un sommeil farouche, sur sa colline de sable fin. Le gris terne de ses maisons à terrasses est devenu rose ; ses deux minarets sont, l’un violet, l’autre lilas, et pareils à des améthystes, étincellent ses koubbas.

» Oui, certes, sous le manteau divinement bariolé que lui font toutes les délicates nuances du couchant, Touggourt est bien la sultane hautaine du Désert, qui, si longtemps, refusa de courber la tête. »

Précédé de mon guide, je vais derrière la Djama-Kébir, dans un des coins les plus ombreux de la vieille cité saharienne, où se cache, très modeste, la demeure du caïd qui fut l’ami d’Isabelle Eberhardt.

Quel merveilleux cavalier devait être — voici seulement quelques années — Si Derradji ben Smaïl Massarly.

Bien que légèrement alourdi par l’embonpoint de la cinquantaine approchante, il n’en reste pas moins encore un type bien représentatif de cette virile beauté, suprême et intangible apanage de la noblesse du Sahara. Il appartient doublement à la grande famille des Ben-Ganah, étant né d’une sœur et ayant épousé la fille préférée de l’actuel bach-agha des Ziban.

Des Ben-Ganah, il a la régularité sculpturale des traits, la prunelle ardente, la barbe orgueilleuse et le front superbe, et sous le burnous écarlate aux agrafes d’or des caïds, cette prestance vraiment royale des patriarches guerriers que Gustave Doré fait caracoler aux plaines arides de Judée.

A peine eus-je exposé ce qui m’amenait dans l’Oued R’hir, et prononcé le nom d’Isabelle Eberhardt, qu’une étincelle de curiosité sympathique pétilla jusque dans la profondeur de ses grands yeux noirs.

— Une créature d’élite, fit-il aussitôt, et qui eût été digne de naître sous la tente, dans notre belle famille, alors que les cavales nerveuses de nos aïeux foulaient le sol saharien dont ils étaient les possesseurs…

Et debout devant la Djama-Kébir, le front nimbé par un rayon du couchant, il leva les bras dans un geste qui eût voulu circonscrire le Désert illimité. J’acquiesçai vivement des yeux. Il reprit d’une voix lente, très douce, et dans un français très pur :

— … Sa mort tragique au ksar d’Aïn-Sefra fut une perte pour les « meskines » sahariens. Après trois ans, j’en reste encore tout ému. Mais bien que partie au printemps de son existence, tant qu’il y aura des nomades poussant leurs chameaux étiques chargés de misère, depuis les oasis figuiguiennes jusqu’aux dunes de l’Oued-Souf, son souvenir ne périra pas.

Voilà, Monsieur, ce que je pense et ce que j’ai à vous dire de celle qui tant aima notre race et mérita d’en être issue.

Cette oraison funèbre si courte et si fière de la Bonne Nomade, tombant des lèvres d’un prince du Sahara, m’émut jusqu’au fond de l’âme et, sentant sa mémoire entourée d’une telle vénération, je n’hésitai plus : je lui répétai ce que m’avait conté Si Saïd, le lettré bônois, de son aventure amoureuse avec Si Mohamed, le bach-adel de Touggourt et lui demanda :

— Qu’en savez-vous ?

— Guère plus que ce que vous venez de me narrer.

— Mais de l’infortuné bach-adel, qu’est-il devenu ? Est-il mort ?

— Non, Monsieur. Allah, dont les desseins sont mystérieux, n’a pas encore voulu lui accorder ce bonheur. Et pour combler son infortune, votre « Fée Verte » de qui, dans son désarroi d’amour, il sollicita l’oubli, ne lui a donné jusqu’à ce jour que la folie. Dans les premiers temps, je fis mille efforts pour l’arrêter sur cette pente terrible en lui montrant la dégradation, la misère et aussi la colère de Dieu qui étaient au bout. Ce fut en vain. Lui qui, jusqu’alors, avait été un observateur scrupuleux du Livre, déserta la mosquée, et en arriva jusqu’à boire comme le plus intempérant des roumis. Il ne tarda pas à négliger ses fonctions, oublia le chemin de la « Mahakma », malgré toutes les paternelles admonestations de son vénérable cadi qui joignit ses efforts aux miens.

Enfin, il fallut sévir et la révocation s’imposait. Mais telles étaient l’impeccabilité de son passé et l’estime dont sa famille jouissait dans la province de Constantine, qu’on se contenta de le rétrograder et de l’envoyer à Bône comme simple adel. Ce n’était, hélas ! qu’une étape dans la voie de calamité qui lui fut, toujours, tracée par Dieu. Il continua de boire, fréquenta les bouges et les lupanars et fut enfin révoqué. Il serait tombé dans la plus basse crapule du port, si un de ses oncles, membre vénérable du clergé musulman constantinois et mufti à la grande mosquée ne l’avait aussitôt recueilli. Et, maintenant, d’après ce qu’on m’en a dit récemment, il boit un peu moins, mais hélas ! il demande au kif l’oubli que l’absinthe lui a refusé. Du matin au soir, assis dans une minuscule échoppe de la ville arabe, sa pipette près de lui et son calam à la main, à ses heures de lucidité et pour gagner quelques piécettes de cuivre, il fait l’écrivain public.

» Oui, Monsieur, Si Mohamed ben Ould Feld, le brillant bach-adel de Touggourt, le poète dont l’inspiration charmante séduisit, en ses vingt ans, la douce Isabelle, écrit aujourd’hui des lettres pour les Bédouins égarés dans la grande ville et aussi pour les « fellahin » huileux et hirsutes descendus des montagnes de l’Aurès. Il est, en même temps, le secrétaire de quelques prostituées. Ainsi l’a voulu Celui qui, avant même notre naissance, écrivit sur les pages blanches du Livre notre destinée. Mektoub !

Mektoub ! Telle fut aussi, Monsieur, la parole qui tomba des lèvres d’Isabelle Eberhardt, quand, l’ayant rencontré, sur les quais de Marseille à son retour du Désert, j’eus la malencontreuse idée de lui conter jusqu’au bout la navrante aventure qu’elle ignorait. Elle devint très pâle, s’essuya maintes fois les yeux, et quand j’eus fini, elle me murmura dans l’oreille sur un ton dont la détresse m’émeut encore : Je vous jure, Si Derradji, qu’avant vous, je n’en avais jamais rien su, rien, rien. Mektoub !

Le bon caïd ajouta :

— Quand je pense à la pauvre morte et que je me remémore la loyauté de son âme, et la noblesse de son cœur, je sens encore le remords de ma fâcheuse indiscrétion qui a dû la faire beaucoup souffrir.

Il y eut entre nous un très court silence, et comme je me disposais à prendre congé, après l’avoir remercié :

— Alors, fit-il, vous allez d’ici dans l’Oued Souf ?

— Oui.

— Eh bien ! qu’Allah vous protège et facilite le noble but que vous poursuivez. Tous mes vœux seront avec vous, et je vous conseille de prendre pour guide, s’il y consent, un jeune commerçant soufi que, sans doute la bonté divine envoie pour vous à Touggourt, car il n’y vient que rarement. C’est l’aimable Si Ahmet-ben-Belkacem qui a connu Isabelle Eberhardt pendant son séjour à El-Oued.

» Il se trouvait avec elle et le vénérable Si El-Hachmi, le cheik kadrya des Amièches, dans la maison où le Tidjania Abdallah-ben-Lakhdar essaya de l’assassiner. Isabelle Eberhardt était en train de lui traduire, du français en arabe, une lettre de commerce, quand le fanatique se jeta sur elle et lui porta le premier coup. C’est un jeune homme sympathique, d’une famille estimable et riche et qui possède des maisons de commerce ici, à Biskra et à Guémar, dans le Souf.

— Mais consentira-t-il à me servir de compagnon, fis-je, déjà tout pâle à l’idée qu’il pourrait s’y refuser.

— Je l’espère d’autant plus qu’il doit avoir des affaires à régler présentement dans sa maison de Guémar.

Et avec son bon sourire :

— Je me charge d’ailleurs de l’y décider.


Ce soir-là même, j’étais présenté à Si Ahmet-ben-Belkacem, et le lendemain, nous prenions ensemble la route du Souf.

Tout en cheminant au pas lent, mais régulier de nos mules, à travers les dunes immaculées, je lui confiai que le but principal de mon voyage était la recherche d’un manuscrit écrit par la célèbre morte et qui, d’après moi, devait traîner, avec d’autres papiers sans doute, dans quelque coin d’El-Oued.

— Ah ! fit le jeune Soufi, quelque peu stupéfait.

Puis ayant réfléchi deux minutes :

— Si Mahmoud, en effet, n’écrivait pas beaucoup, pas du tout même, pendant les premiers temps de son séjour à El-Oued, mais vers la fin, elle ne faisait que cela.

Toutes les heures qu’elle ne passait pas à courir les dunes à cheval ou en compagnie des vagabonds et des chasseurs de la tribu des Rebaya, elle les employait à noircir papiers sur papiers. Même quand elle errait à travers les oasis, elle avait toujours sur elle, dans la poche de son « saroual » ou dans le capuchon de son burnous, un crayon et un carnet. Et tantôt sur la crête d’une dune, tantôt au bord d’une tombe, dans un cimetière arabe, tantôt encore sur la margelle d’un puits, ou à l’ombre d’un palmier, elle sortait l’un et l’autre, s’asseyait et, pendant des heures entières, sa main blanche faisait marcher le calam.

Elle écrivait aussi, sans se fatiguer, dans le petit café maure de Belkacem-Bebachi, près de la Kasbah, où elle allait souvent, avant le moghreb, prendre son kaoua. Un jour que je m’y trouvais avec elle, je me permis de lui dire :

— Si Mahmoud, si j’en juge par toutes les lettres que tu écris, tu dois avoir beaucoup de parents et d’amis dans ton pays.

Si Mahmoud parti d’un éclat de rire qui fit tressauter les petites tasses de porcelaine dans l’oudjak. De la voir en cette gaîté débordante, Belkacem Bebachi, le kaouadji, se prit à rire à son tour et, comme lui, sans savoir pourquoi, les spahis et les souafa, qui se trouvaient là, éclatèrent à leur tour ; alors, de mon côté, j’en fis autant.

Quand tout le monde eut assez ri :

— Mais, mon brave Belkacem, fit-elle, ce ne sont pas des lettres que j’écris.

— Et alors, qu’est-ce que c’est si je ne suis pas indiscret ?

— Des histoires de ton pays que personne ne lira.

— Mais pourquoi donc les écris-tu ?

— Et toi, Belkacem, pourquoi humes-tu le bon kaoua de Bebachi, les yeux mi-clos, comme une chatte qui boit du lait ?

Et tout le monde à nouveau de rire et moi à mon tour de m’esclaffer. Oui, certes, encore qu’une simple femme, c’était un grand taleb que Si Mahmoud. Si j’en crois ce qu’en disait le vénérable Si El-Houssine, l’ancien mokaddem kadrya de Guémar, elle dépassait, en science, beaucoup de tolba de Constantine et de Tunis. Et il n’y avait pas, dans ces deux villes, de plus habiles toubibs.

Le jeune enfant de celui qui tient ma boutique de Guémar était sur le point de perdre la vue. Son père avait employé tous les remèdes, consulté tous les sorciers et toutes les sorcières de l’Oued Souf, sans pouvoir arrêter la pourriture de ses yeux. Si Mahmoud vint, soigna l’enfant et le guérit. Il y voit aujourd’hui comme toi et moi, et bientôt il remplacera son père déjà très vieux.

Si El-Houssine lui-même, le cheik vénéré, suivait ses conseils quand il souffrait. C’est à lui, à ce marabout vénérable que tu feras bien de t’adresser pour apprendre sur Si Mahmoud des choses que lui seul connaît. Lui et son frère, Si El-Hachmi, le noble cheik kadrya des Amièches furent, en effet, ses meilleurs amis ; ils lui tinrent lieu de frère et de père pendant tout son séjour dans le Souf. C’est par Si El-Houssine, alors mokaddem des kadryas de Guémar, qu’elle fut initiée à la confrérie de Sidi Abd-el-Kader Djilani. Chez lui et chez Si Lachmi, dans sa zaouya d’Elakbab, elle passait des semaines entières, quand elle ne courait pas le Désert.


Pour ce qui est des papiers que tu recherches, nul mieux que Si El-Houssine ne peut t’aider et voici pourquoi :

Quand Si Mahmoud sortit de l’hôtel d’El-Oued, où l’on avait soigné la blessure que lui fit le fanatique de Behima, elle fut dirigée sur Batna avec son mari, le maréchal des logis des spahis, Si Ehni Slimane. C’était, si ma mémoire est fidèle, du 15 au 18 février 1901. Comme le convoi qui devait les prendre tous les deux, pour les conduire jusqu’à Biskra, partait le surlendemain, elle eut à peine vingt-quatre heures pour faire ses préparatifs de départ. J’étais encore à El-Oued, où j’allais tous les jours à la Kasbah, me renseigner sur sa santé et lui apporter quelques petites douceurs ; car je n’oubliais pas que Si Mahmoud fut toujours très bonne pour moi, traduisant, quand je le lui demandais, ma correspondance française, et je n’oubliais pas surtout que c’est à la minute où elle déchiffrait pour moi un télégramme qu’elle fut assaillie par Abdallah. Je la vis donc, le jour même où elle sortit de l’hôpital.

Elle était encore très pâle et souffrait un peu de son bras qu’elle ne pouvait trop remuer.

— Belkacem, me dit-elle, je pars demain, n’aurais-tu pas dans tes magasins quelques caisses vides où je pourrais enfermer certains effets ?

— Si Mahmoud, lui répondis-je, tout ce qui est à moi est à toi, toutes mes caisses avec tout ce qu’il y a dedans.

Elle sourit tristement, me serra la main et me dit :

— Merci, Belkacem, tu es un bon cœur, je le savais, et je le sais encore plus maintenant. D’ailleurs, il y en a tant, ajouta-t-elle, en ce pays que je vais quitter, la mort dans l’âme, et peut-être pour ne plus y revenir.

Et Sidi, vous ne le croirez peut-être pas, elle que j’avais toujours vue, sous le burnous, plus virile qu’un Bédouin, elle pleura, oui, elle pleura comme une femme qu’elle était. Une heure après, je vins chez elle avec un de mes domestiques, lui apportant les caisses vides demandées et, comme Si Ehni n’était pas encore rentré, qu’elle était seule et ne pouvait faire grand chose de son bras, je lui offris mon aide et celle de mon serviteur. Elle accepta. A ce moment, Si El-Houssine arriva, et voulut mettre la main à l’ouvrage, lui aussi. Nous enfermions dans les caisses tout ce que Si Mahmoud nous donnait. Quand ce fut fini, tout emballé, les caisses même clouées, j’avisai, dans le recoin d’une chambre obscure, une paire de belles bottes marocaines presque neuves, celles-là mêmes qu’elle portait au sombre jour de Behima, et une ceinture bleue de tirailleur, le tout pêle-mêle au milieu d’un tas de papiers noircis.

— Et ça, demandâmes-nous à Si Mahmoud, qu’en faisons-nous maintenant ?

Si Mahmoud ne répondit pas, mais prenant les bottes, elles les mit dans les mains de Si El-Houssine :

— Ami, dit-elle, je ne les chausserai guère plus maintenant ; aussi, vous les ai-je réservées afin que vous pensiez à moi en les mettant, quand vous monterez à cheval pour vagabonder au Désert.


Puis, elle me tendit le miroir et me dit : « Tiens, Belkacem, tu as des femmes jeunes, coquettes et belles, prends-leur ceci et chaque fois qu’elles s’y regarderont, elles penseront à leur pauvre amie Si Mahmoud ».

Enfin, elle voulut que mon serviteur, qui était précisément le père de l’enfant par elle guéri, gardât pour lui la ceinture de tirailleur.

Restaient les papiers.

— Qu’en faisons-nous ? dit Si El-Houssine.

— Du feu ! répondit-elle en riant.

Mais le marabout est un grand lettré. Bien que ne pouvant lire le français, il savait que Si Mahmoud avait, au jour le jour, noirci ces feuilles en y mettant un peu de son cœur. Aussi, l’empêcha-t-il de les brûler, et si ma mémoire est fidèle, il les emporta.


Belkacem s’arrêta, me regarda, et me voyant blême d’émotion, il s’empressa d’ajouter :

— Peut-être est-ce là ce que tu cherches ? Et sans doute Si El-Houssine les a gardés ! C’est ce que je souhaite de toute mon âme, puisque tu y tiens tant que cela.


Il se tut et, me voyant toujours silencieux, il comprit plus encore mes perplexités. Alors, sans doute dans l’intention de les calmer : « Quelques mois après le départ de Si Mahmoud, poursuivit-il, au bout d’un instant, Si El-Houssine, à son tour, quitta Guémar et le Souf pour s’en aller prendre la direction des khouan kadrya du Sahara tunisien, à Bou-Abdallah, dans les Nafzouas, près Kebili, où il fit bâtir une très belle zaouïa. Peut-être y a-t-il emporté les papiers, et faudra-t-il que tu arrives jusque là pour les trouver ; mais, il peut se faire aussi qu’il les ait laissés à la zaouïa des Amièches, la plus importante de l’Oued Souf et même de tout le Sahara algérien, et dont son frère, Si El-Hachmi est le cheik très vénéré. Présentement, Si El-Hachmi est en « ziara »[5] dans le M’zab et au pays d’Ouargla, mais, quand j’ai quitté le Souf, voici à peine trois semaines, Si El-Houssine arrivait pour y rester quelque temps, et tu auras la chance certaine de le trouver à la « zouïa ».

[5] Ziara, pèlerinage accompagné de quêtes que font les chefs d’un ordre musulman, au tombeau de son fondateur ou de ses illustres santons.

Je n’ajoutai pas un mot, car il me semblait qu’à la moindre de mes paroles s’envolerait la belle essaimée d’espoirs qu’avaient fait naître en moi les indications précises et le récit si intéressant et si naïf d’Ahmet-ben-Belkacem.

*
*  *

Il est, dans la vie, des souvenirs dont on croit, tant ils vous apparaissent ailés et vivaces à chaque heure, que la Mort elle-même ne pourra les effacer, et qu’ils suivront, par delà la tombe, l’âme libérée de tout ce qui n’est pas eux.

Le souvenir que je garde de mon arrivée à la zaouïa des Amièches est au premier rang parmi ceux-là.

La veille, sur la piste de quelques kilomètres qui sépare Bir-Ourmès d’El-Oued, nous avions eu la bonne fortune de rencontrer le mokaddem des kadryas de Z’goum, un ksar situé près de Behima. Ce saint homme faisait route vers Touggourt, après passé par les Amièches.

Dès l’apercevoir au loin, l’excellent Belkacem qui, de plus en plus prenait conscience de mes anxiétés, avait mis sa mule au trot, et l’avait interpellé, lui demandant si le cheik Si El-Houssine était encore à la zaouïa.

De sa réponse affirmative, le brave garçon avait manifesté presque autant de joie que moi.

Le vénéré cheik des Nefzaouas, nous confirma le voyageur dès qu’il fut auprès de nous, doit rester à la zaouïa des Amièches jusqu’à l’arrivée de Si El-Hachmi. Vous me voyez tout pressé d’être à Touggourt, où j’ai affaire, pour rentrer à Z’goum, car Si El-Houssine doit venir bientôt y visiter nos « kouan ».


Cette rencontre fut pour moi le plus heureux des présages et les battements de mon cœur comptaient, sur le rythme ardent des fiévreux, toutes les minutes qui me séparaient de celle où j’arriverais à la zaouïa.

Jamais aube plus radieuse ne couronna nuit plus agitée. L’ombre de la pauvre Errante ne cessa de la hanter, et l’espoir, ou mieux la profonde intuition que j’avais de tenir, enfin, dans quelques jours, peut-être même dans quelques heures, le précieux manuscrit, m’empêchèrent de clore les yeux.


Il était matin, très matin, quand Belkacem et moi nous quittâmes El-Oued sur nos mules, le second jour du mois de mai. L’ombre bleutée des nuits sahariennes enveloppait encore les mille petites coupoles grises des maisonnettes souafa, et les blanches koubbas des mosquées. Les minarets étaient silencieux, et sur la muraille croulante des cours pas un coq n’avait chanté. Pourtant, sur la route du Sud que nous prîmes, dans les jardins profonds qui dévalaient et se creusaient en cuvette autour de nous, on entendait des bruits de pas, des frémissements de palmes et le grincement des troncs de palmier servant d’armature aux puits, et le son mat des outres de cuir tombant à la surface de l’eau. C’étaient les rudes fellahin d’El-Oued, qui déjà arrosaient leurs palmeraies.

Sur nos têtes, dans l’azur laiteux du ciel, l’Etoile du Berger palpitait encore et la lune agonisait. Ses derniers rayons, d’une pâleur fantomale, traînaient sur les hautes dunes qui moutonnaient à l’infini, sous nos pieds. Et à mesure que nous avancions, ce manteau disparaissait lentement pour faire place à la robe de lilas très doux que l’aurore commençait à tisser pour elles à l’Orient. Puis ce fut une éclosion plus lente encore de roses, qui muèrent les sables lointains en jardins du Paradis. A son tour, l’Occident se couvrit de cette flore merveilleuse ; des nuages jusqu’alors invisibles s’empourprèrent tout à coup, se frangeant d’or et d’argent, et sous le vent léger qui se leva, tout cet immense océan, aux lames figées, sembla frémir et refléter pourpres et ors.

Enfin, vers huit heures, le vieux refuge maraboutique d’Elelkbab nous apparut, avec son enceinte de murailles délabrées et ses koubbas déjà dorées par le soleil.

Prévenu depuis la veille par un pâtre Rebaya, auquel Belkacem avait remis un long billet explicatif de ma visite, Si El-Houssine nous attendait sur le seuil.

Son accueil dépassa, en affectueuse cordialité, tout ce que nous avions imaginé d’après la réputation du bon marabout.

Il nous sourit comme le ciel lui-même souriait à son antique zaouïa ; il se précipita vers ma mule, consolida l’étrier et me reçut dans ses bras.

Un frère aîné ne reçoit pas autrement, après une longue absence, le plus aimé de ses cadets.

Avant même qu’il me fût permis de rompre mon émotion de cet accueil et de l’en remercier : Vous venez pour Si Mahmoud, s’écria-t-il, soyez mille fois le bienvenu : que cette maison soit la vôtre comme elle fut celle de la pauvre disparue !

Et quand, après avoir traversé la vaste cour, nous fûmes dans la salle des hôtes, il n’attendit pas mes questions :

— Rassurez-vous, fit-il, tous les papiers qu’elle a laissés sont ici ; il n’en manque pas un seul.

Puis, tandis qu’un serviteur apportait le kaoua fumant, un autre arriva derrière lui, avec une caisse dans les bras.

Lui-même, Si El-Hussine, ne voulut laisser à personne le soin de la déclouer :

— Les voilà tous, fit-il, et tels qu’ils étaient, quand je les emportai de sa maison d’El-Oued ; personne depuis n’y toucha. Voyez, Monsieur, s’il y a ceux que vous êtes venu chercher.

Je n’essaierai même pas de rendre, avec d’inertes vocables, l’anxiété à laquelle j’étais en proie, tandis que je plongeai mes doigts parmi le tas de feuillets.

Elle était d’ailleurs si visible que le vénérable marabout et Belkacem en devinrent presqu’aussi pâles que moi. Cette pâleur fit soudain place à la roseur des joies suprêmes, et ils comprirent, l’un et l’autre, que j’avais enfin trouvé l’objet le plus poignant de mes désirs.

Et c’est à peine si j’eus la force de dire : Oui, Sidi, les voici.

Elle était bien là, en effet, tout entière, sans qu’il y manquât un seul feuillet, écrite d’une main ferme et de façon très lisible, cette nouvelle tunisienne, et le titre tracé en fort belles majuscules étincelait sous mes yeux ravis : Mektoub ! avec le sous-titre : C’était écrit !…

Oui, murmurai-je dans ma joie : Mektoub !

Mektoub ! Il était écrit que je retrouverais ces pages, dont allait se glorifier encore, la mémoire de Celle qui dort sous les sables du Sud-Oranais !

Et ces pages, nulle main sacrilège ne les tripatouillerait, nulle plume n’en changerait ni point ni virgule, et encore moins ne ferait disparaître le nom désormais illustre que l’auteur avait mis au bas.

*
*  *

En signe de réjouissance, Si El-Houssine voulut bien nous offrir le traditionnel mouton rôti en entier sur la braise parfumée. Rien comme le bonheur après un long et matinal voyage pour vous ouvrir l’appétit.

Nous fîmes donc au « méchoui » rissolé le plus grand honneur ; et tout en découpant de ses doigts experts, les fines lanières de peau dorée, Si El-Houssine nous conta tout ce qu’il savait de la morte ; et cette évocation de la « Douce Errante », de sa vie nomade dans les dunes de l’Oued Souf, de sa bonté inlassable, de sa pitié quasi divine pour les humbles Bédouins, fut une des plus belles et des plus attendrissantes qu’il m’ait été donné d’ouïr pendant mes pérégrinations au Désert ; en ce Désert qu’elle a quitté mais que son âme habite encore.

Certes, je connaissais déjà bien des choses de son récit ; n’empêche que j’éprouvai beaucoup de peine à cacher mon émotion. Mais ce que je tenais à savoir, ce que j’ignorais, et tout le monde comme moi, c’étaient les détails de son initiation à l’ordre des Kadryas, accomplie par le vénérable marabout. Je lui demandai donc en grâce de me les conter.

— Nous, Kadryas, dit tout de suite Si El-Houssine, nous ne craignons pas, comme nos voisins les Tidjanias, la lumière sur tout ce qui concerne notre confrérie. Nous n’avons pas, comme eux, des secrets ; nous ne fuyons pas le contact de nos amis les Français ; nous sommes même heureux et fiers quand il nous est donné d’en accueillir quelqu’un parmi nous. Je ne vois donc pas le moindre inconvénient à satisfaire votre désir et à vous narrer, dans tous ses détails, comment fut par moi initiée Celle que nous pleurerons longtemps encore comme la plus douce, la plus aimée, la plus généreuse de nos khouan.


Donc, un jour qu’elle était venue me voir à Guémar, elle me demanda avec insistance de lui conférer notre « ouerd »[6].

[6] Ouerd. — Formule pratique d’initiation propre à chaque confrère.

En fondant son ordre, notre maître, l’Emir des Sultans, l’Etoile des Savants, le guide des hommes pieux, le cheik Abd-el-Kader Djilani (que la miséricorde de Dieu soit sur lui !) eut surtout en vue la pratique de la charité. Et son cœur pitoyable fut ouvert à tous ceux qui peinent et souffrent, quelles que fussent leur race et leur religion.

Nous, mokaddems, naïfs et simples khouan du désert, ne devons être et ne sommes, d’après son auguste volonté, que les humbles porteurs d’aumônes envoyés par Dieu aux Errants. Nos zaouïas ont toujours été et ne cesseront jamais d’être, s’il plaît à Dieu, les hôtelleries du Désert.

Comment donc refuser d’admettre parmi nous cette jeune femme à l’âme virile, au cœur débordant d’humanité, dont la pauvreté superbe avait, chaque jour, des gestes d’une royale générosité qui nous mettait les larmes aux yeux. Comment refuser l’« ouerd » à celle qui partageait sa maigre galette avec le « meskine » affamé, soignait avec la science d’un « toubib » de France, les malades et tous ceux dont le sable et le soleil rongent les yeux, à celle qui pâlissait de bonheur quand on l’appelait « la Providence des Bédouins » et qui sereine, les yeux clos comme une sainte du Ciel, fit parfois, aux plus misérables, l’aumône d’un peu d’amour. Je n’hésitai pas et ce fut même avec fierté que j’accédai à son désir. L’initiation fut très simple et eut lieu chez moi, à Guémar, où j’étais alors mokaddem sans zaouïa, en présence de Si Ehni, déjà lui-même initié, et de quelques khouan Souafa.

Après les ablutions d’usage, je lui rasai la tête selon les rites — elle portait déjà les cheveux courts comme l’exige la lourde coiffure saharienne — et lui donnai le « dikr », c’est-à-dire la formule initiatrice de Sidi Abd-el-Kader Djilani, qu’elle devait réciter désormais après chacune des cinq prières du jour :

« Il n’y a de Divinité qu’Allah, car l’Ange Gabriel a dit au Prophète : C’est là ma forteresse. Celui qui prononcera ces paroles entrera dans ma forteresse, et celui-là sera en sûreté contre mes châtiments. »

Elle le répéta, et là aurait pu s’arrêter l’initiation. Ainsi va, en effet, pour la plupart de nos khouan. Mais Isabelle possédait une culture islamique qui méritait mieux. Elle connaissait d’ailleurs, aussi bien que le plus érudit de nos mokaddems, l’histoire, les doctrines et le rituel de l’ordre auquel elle avait décidé de s’affilier. Aussi, ce fut sans hésitation qu’elle répondit aux questions exigées et par lesquelles on est concédé, à un degré plus élevé, l’ouerd de Sidi Abd-el-Kader El-Djilani :

— Qui le premier a reçu la ceinture de Kadryas ?

— Gabriel.

— Où l’a-t-il reçue ?

— Au ciel.

— Qui l’en a ceint ?

— Les anges du ciel par ordre de la Vérité, que sa gloire avait proclamée !

— Qui le second a reçu la ceinture ?

— Notre seigneur Mohammed.

— Qui l’en a ceint ?

— Gabriel, par l’ordre du Maître de l’Univers.

— Qui le troisième a reçu la ceinture ?

— Ali, fils d’Abou-Thaleb.

— Qui l’en a ceint ?

— Mohammed.

— Et ainsi jusqu’au fondateur de notre ordre l’Etoile des mondes, le flambeau étincelant, la perle précieuse, l’astre de la religion, l’émir des Sultans, le cheik Abd-el-Kader El-Djilani.

Et je continuai en lui demandant :

— Qu’y a-t-il à ta droite, à ta gauche, derrière toi, devant toi, sur ta tête et sous tes pieds ?

Et elle répondit sans hésitation :

— A ma droite, est Gabriel ; à ma gauche, derrière moi, Azrael ; devant moi, Affafil ; au-dessus de moi, le Souverain glorieux ; et sous mes pieds, la Mort qui est plus proche de nous que la veine jugulaire ne l’est de la gorge, conformément à cette parole divine : « Toute âme doit goûter la mort ; vous recevrez votre salaire au jour de la résurrection. »

— Quelles choses sont venues du Ciel dont l’une est supérieure à l’autre ?

— Le blé et la viande. La viande est supérieure au blé, car le blé a été apporté du Paradis par Adam, tandis que le bélier a été envoyé du Ciel pour servir de rançon à Ismaïl que son père allait immoler.

— Quelle est la maison sans porte, la mosquée sans mirhab, et le prédicateur sans livre ?

— La maison sans porte c’est la terre qui n’est qu’un séjour d’illusions trompeuses : la mosquée sans mirhab, c’est la Kaâba, que Dieu Très Haut la protège ! et le prédicateur sans livre, c’est le Prophète, car il n’écrivait jamais, et on écrivait, au contraire, sur un livre, ce qu’il disait.

— Le diadème de l’Islam est-il sur ma tête ou sur la tienne ?

— Il est sur ma tête, sur la tienne et sur celle de tous ses serviteurs ; car notre maître commun est Dieu l’Unique, le Puissant qui dit à une chose : « Sois ! » Et elle est.

Puis je lui remis le chapelet de notre ordre et ce fut fini. Désormais, l’Errante Isabelle pouvait, sur son maigre étalon, courir d’un bout du Sahara à l’autre, vagabonder dans le grand Erg jusqu’à Ghadamès, planter sa tente au cœur du pays touareg, elle serait partout la bienvenue ; partout elle trouverait sa part de galette, des mains fraternelles et des visages souriants, car partout, dans le Sahara, notre ordre rayonne comme le soleil au firmament ; et il n’est pas, dans les ruelles des ksour et sur les pistes désertiques, un seul mendiant, un seul aveugle qui, pour apitoyer les passants et bercer sa vie dolente, ne chante la complainte de Sidi Abd-el-Kader Djilani.

Mais, à partir de ce jour, augmenta la haine que nourrissait contre elle la confrérie rivale des Tidjanyas de Guémar, à cause de sa vive sympathie pour nous. Son initiation ne pouvait que glorifier notre ordre dans le Souf parmi les « meskines », où sa popularité allait croissant.

Il n’y eut pas de calomnies, pas d’abominations dont ils ne l’accusassent, en attendant le jour où ils essayeraient de la faire assassiner.

C’est une prostituée, disaient-ils partout.

Oui, Monsieur, ils allaient partout répétant cela. Une prostituée ! Les misérables, ou ce mot n’a aucun sens dans ma langue comme dans la vôtre ; ou il désigne celle qui se donne pour de l’argent. Or, si parfois, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, Isabelle, au cours de ses vagabondages incessants, fit l’aumône de ses bras et de ses lèvres toujours souriantes, ce fut aux plus misérables des errants qu’elle rencontrait, et pour l’unique plaisir de voir un peu de bonheur étinceler dans les prunelles de ceux à qui le Destin ne concéda d’autres épouses que la Misère et la Pauvreté. Et pour cela, rien que pour cela, à défaut de tous ses autres mérites, sa place était marquée à la droite même d’Allah, dans le ciel. Car, si partager son pain avec celui que la faim torture est chose agréable à ses yeux, si couper la moitié de son burnous pour couvrir la nudité de son semblable lui plaît aussi, que dire de celle qui se donne toute et fait la charité d’un peu d’amour à celui qui n’en eut jamais ?

Oui, Sidi, même si tous les crimes dont l’accablèrent nos ennemis, les Tidjanyas de Guémar, étaient choses vraies, et si, au jour du jugement dernier on les mettait dans un plateau de la balance en y ajoutant des crimes plus grands encore, il suffirait, pour le soulever comme un fétu, de mettre dans l’autre, un seul de ces sourires et de ces baisers…

Ainsi parla Si-El-Houssine-ben-Brahim, mokaddem des Kadryas, fièrement drapé dans son burnous de laine blanche, tel un philosophe de l’Hellade dans son peplos. Et il me sembla que jamais, de la bouche des sages antiques, ne tombèrent plus nobles paroles sur la Pitié et sur l’Amour.

*
*  *

J’étais arrivé au terme de ma randonnée fraternelle et que le Dieu de Si Mahmoud avait bien voulu bénir. Il ne me restait plus qu’à l’écrire et à publier, dans son intégrité absolue, l’œuvre posthume si heureusement retrouvée, afin que soit rendue à la Morte la gloire dont on essaya hypocritement de la dépouiller.

Six mois avant, j’étais, pour la troisième fois, revenu dans l’extrême Sud-Oranais, où, partout depuis Aïn-Sefra jusqu’à Ounif, j’avais entendu les Bédouins chanter les louanges de leur glorieuse amie. J’étais allé porter des roses du Tell, des jasmins et des violettes du Télemly sur son humble tombe musulmane, dans le petit cimetière désertique où Elle dort en paix son dernier sommeil :

....... .......... ...
Elle dort sous la dune à la robe de moire,
Non loin du ksar aimé, sous le palmier hautain
Dont les palmes, le soir, chantent sa jeune gloire
Et bénissent le Dieu qui fixa son Destin.
Car ceux-là seuls dont l’âme a des instincts vulgaires
Désirent de longs jours. Mais le cœur haut placé
Ne demande au Seigneur que le temps nécessaire
Pour transmettre en courant le flambeau du passé.
Pour la remercier de sa pitié divine,
Aux entours de sa tombe, en les soirs lumineux,
Les pâtres, accordant la flûte bédouine,
Lui diront la chanson qu’elle chanta pour eux.
Cette belle chanson de l’Errante tragique,
Où palpite et gémit l’âme des vagabonds,
Où s’évoquent, ardents, l’horizon désertique
Et le sable infini sous les grands cieux profonds.
Cette chanson virile à la gloire de vivre
Sous la tente qui claque au vent frais du matin,
Où la nouba des « goums » pleure, nasille et vibre,
Où le clairon des camps mêle sa voix d’airain,
La chanson de la plaine aride et grandiose,
Que la Bonne Nomade à ses frères errants
Chantait, le soir venu, devant la tente close,
Quand le soleil mourait en ses ors triomphants.
Tandis qu’au ksar prochain agonisaient les flûtes,
Elle évoquait leur vie sereine et sans douleur,
Et les rudes « soekar », les chameliers hirsutes
Sur leur manteau poudreux laissaient tomber un pleur :
— « Rendons grâces à Dieu, frères, leur disait-elle,
Après lui, nous n’avons qu’un Roi : c’est le Soleil,
Il dispense au désert sa jeunesse éternelle
Et caresse nos yeux dès l’heure du réveil.
Louons-le d’avoir fait nos poitrines robustes,
Forgé nos reins d’acier, allumé notre œil clair,
De nous avoir donné l’âme simple des justes,
L’inlassable maigreur de nos jarrets de fer.
L’eau qui dort dans la mare est l’élixir des braves.
Quand il a bu trois fois dans le creux du « rhédir »
Le plus lâche à son sort ne connaît plus d’entraves.
Il sent sa veine battre et son cœur se raidir.
Plaignons celui qui mord à même le pain tendre,
Car son sang sera froid dans son cœur toujours mou ;
La galette pétrie en le sable et la cendre
Fait bouillonner le nôtre en un joyeux remou.
Louons Celui qui fit, de la nuit éternelle,
Sortir l’immensité de son blond Sahara,
Et ne nous a laissé d’autre tâche que celle
De marcher au pas lent de nos grands méhara,
De marcher en chantant, la poitrine bombante
Et le front caressé par le vent du matin,
De l’heure du « fedjer » jusqu’à la nuit tombante
Et de nous endormir en riant au Destin.
Louons Celui qui fit les étoiles, la lune,
Pour réjouir nos yeux jusqu’au soleil levant… »
Et les Errants charmés, au sable de la dune
Heurtaient leurs fronts nimbés par le soleil couchant.
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Dors en paix, douce Isabelle, sous les palmiers d’Aïn-Sefra ! Pour toi, je suis tenté d’implorer le sable d’or qui te recouvre, de même que Méléagre de Gadara implora le sol de l’Hellade pour son amante fauchée, comme toi, par la Mort en son printemps :

Terre d’Afrique, sois légère
A celle qui a si peu pesé sur toi.

Oui, dors en paix, et puisses-tu, sous les fleurettes de ta tombe, ouïr les fières et pieuses paroles du bon caïd de Touggourt :

« Bien que morte à l’aurore de sa vie, tant qu’il y aura des nomades poussant leurs chameaux étiques chargés de misère depuis les oasis figuiguiennes jusqu’aux dunes de l’Oued Souf, sa mémoire ne périra pas ».

Dors en paix ! Issue comme une reconnaissance éternelle du Désert que ta plume a glorifié, la Légende, harmonieuse, impérissable, attend ton âme au seuil des siècles futurs. Peut-être même, en ces jours lointains, seras-tu la djinia bienfaisante, la fée clémente et subtile dont le pastour saharien implore les grâces pour son troupeau. Tu guériras sa brebis malade, tu rendras sa chèvre féconde, et la nuit, à cheval sur un rai de lune, tu souriras, dans leurs rêves, aux chameliers endormis.

Ou peut-être encore, sous ton nom de jeune fille poétiquement arabisé, tu deviendras la sainte, la Lella vénérée, qui repose dans la blanche koubba désertique, à l’ombre du solitaire dattier et où, entre deux étapes, viendront s’agenouiller tous les sublimes pouilleux que tu chantas.

O toi, la Bonne Nomade, dors en paix, sous les palmiers d’Aïn-Sefra.

FIN

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