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Itinéraires

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ITINÉRAIRES

DE QUÉBEC A MONTRÉAL

Une gare sans prétentions, de longs quais de bois, et de chaque côté les trains du Pacifique Canadien, qui attendent. Les bâtiments de la gare cachent Québec ; des hommes — Canadiens anglais ou français — arrivent sans se presser, une valise unique à la main, mâchant un cigare, et s’installant n’importe où, comme s’ils prenaient un train de banlieue ; un groupe de jeunes filles échange avec une amie qui s’en va d’interminables adieux bruyants et niais, ponctués de rires : — de sorte que ce départ de Québec est pareil à tous les départs, et que la juxtaposition des deux races rappelle seulement les scènes habituelles à la gare du Nord ou à celle de Charing Cross, autour des trains Paris–Londres.

Mais dès que ce train-là s’est ébranlé la différence se fait perceptible et tout à coup frappante.

Les pays traversés, d’abord. Ce sont les faubourgs de Québec qui alignent des deux côtés de notre course leurs maisons de bois, dont la rusticité neuve étonne, après les façades marquées des vieilles rues de la Ville-Basse. Des passages à niveau rudimentaires, à la mode américaine, laissent une vision de carrioles frustes aux quatre grandes roues égales, et derrière ces carrioles arrêtées juste à temps, des routes rudimentaires aussi, détrempées par l’automne, où les chevaux enfoncent jusqu’au jarret et s’éclaboussent jusqu’à l’épaule. Puis avec le recul nécessaire, Québec apparaît, et la haute butte du fort, que les maisons d’autrefois couvrent et entourent, conserve en se rapetissant dans le lointain presque toute sa pittoresque majesté. Les lieux dont on s’éloigne ne sont presque jamais dépourvus de grâce, et leur disparition lente à l’horizon leur prête toujours de la mélancolie ; mais pour Québec cette grâce et cette mélancolie ne sont pas seulement subjectives : elles logent à demeure entre ses murailles, et la silhouette de la ville et du fort persiste longtemps, et poursuit longtemps, en un reproche de vieille cité fière qui a fait plus que son devoir, et que ce siècle-ci qui lui doit tant semble négliger.

Lorsque Québec a disparu, les regards reviennent naturellement vers l’entourage immédiat, et là encore cent détails rappellent au nouvel arrivant qu’il a traversé une mer plus vaste que la Manche ; qu’il est en Amérique, enfin.

Le train est un train à couloir ; cela va sans dire. Les chemins de fer canadiens sont dans leur ensemble, de date récente, presque des nouveau-nés, et il est peu probable que, libres de faire construire leur matériel roulant à leur gré, ils aient eu la fantaisie de copier ces blocs de guérites adossées, décorés du nom de wagons, qui grincent encore sur tant de lignes de France ou d’Angleterre. Ils n’ont pas plus copié le type que l’on a adopté en France pour les wagons à couloir, soit cette amélioration des impérissables guérites qui consiste à leur adjoindre simplement un passage sur le côté.

Les wagons du Pacifique Canadien n’offrent pas une seule cloison d’une de leurs extrémités à l’autre. Un passage central, des banquettes à deux places, face à la route de chaque côté du passage : — cela rappelle, en trois fois plus grand, les voitures des divers métropolitains de Paris et de Londres. Seulement l’on remarque tout à coup que le long des parois et sous les sièges se développent des tuyaux de chauffage, sous une carapace de tôle ajourée, et l’on se souvient que ce n’est pas là une attention complaisante de la Compagnie ni un luxe, mais bien la première des nécessités en ce pays, car d’ici quelques semaines ces wagons seront toujours en service et quitteront Québec tout comme aujourd’hui, mais derrière un chasse-neige, pour traverser la campagne gelée et linceulée de blanc.

Lorsqu’on a remarqué cela on tourne de nouveau les yeux vers les longues vitres, comme si l’on s’attendait à voir déjà les premiers flocons descendre, et, l’imagination aidant sans doute, le caractère du paysage s’affirme et saisit l’esprit, révélant dans chacun de ses détails un peu de la solennité redoutable du pays des longs hivers. Un pan de forêt, pourtant vite traversé, se change par magie en un coin de ces autres forêts, point si distantes d’ailleurs, où l’ours noir trottine, grogne et flaire, et où les loups — les terribles loups des imaginations d’enfants — hurlent encore. La nappe du Saint-Laurent, que l’on entrevoit soudain, fait songer aux grands fleuves d’eau vierge qui l’hiver s’endorment dans le gel, et où les caribous, au printemps, viennent furtivement casser avec leurs sabots la glace amincie, pour boire. Enfin d’une longue éclaircie vers le Nord, qui ne montre que des ondulations nues, l’on se plaît à faire le commencement des grandes plaines qui doivent s’étendre vers la baie d’Hudson, plaines de terre auxquelles succèdent les grandes plaines des mers gelées du pôle.

Jeux d’imagination, sans doute ; visions forgées : mais ces visions naissent avec une facilité singulière et elles ne sont presque pas ridicules, puisqu’à chacune d’elles correspond une réalité toute proche, à quelques jours, presque à quelques heures de voyage.

Certaines régions d’Europe, peut-être même de France, peuvent offrir des aspects exactement semblables à ceux-là, et pourtant sans aucun effort d’esprit on arrive à se convaincre que chacun de ces aspects est typique, spécial à ce pays qui est l’avant-garde du continent américain vers le Nord, pays trop grand, trop froid, trop rude pour que l’homme s’y sente à son aise avant longtemps, où il n’avance qu’avec précaution, pas à pas, vers le mystère redoutable des terres que défendent les longues saisons de neiges.

Aussi l’Européen — le Français — qui regarde à travers la vitre du wagon, se sent vivement dépaysé ; il sent avec acuité le caractère étranger du paysage, cette gravité double de la contrée encore presque déserte, presque sauvage, et du septentrion qui menace. Dans ces grands wagons américains, il se prend à songer que le train, le rapide quotidien de l’Ouest, lorsqu’il aura passé Montréal, s’en ira d’un seul galop vers les grandes plaines de blé qui sont encore plus désertes, encore plus neuves ; vers les provinces et les villes dont les noms mêlent les consonances britanniques et les vieilles consonances indiennes : le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta ; Winnipeg, Neepawa, Calgary ; vers Vancouver, qui s’ouvre sur le Pacifique et sur l’Orient…

Et voici qu’il sort de sa rêverie et que, dans l’attente de ces noms barbares, il trouve sous ses yeux des noms si familiers qu’il en reste étonné d’abord, puis ému. Les noms des stations qui défilent, ce sont : Pont Rouge, Saint-Basile, Grondines, Grandes Piles, Trois-Rivières…

Sur les quais de bois, devant les petites gares construites en madriers à peine dégrossis, les gens qui s’abordent ou se quittent, en face des portières des longs wagons américains, échangent des paroles d’adieu ou de bienvenue en un français traînant et doux ; et l’on voit des femmes passer, alertes, accortes, dont les toilettes ne sont peut-être pas celles du Boulevard, mais dont la mine, la mise et le maintien crient qu’elles sont françaises jusqu’à la moelle, qu’elles ont tout gardé des femmes de notre pays, ici entre le grand fleuve qui ne sera plus qu’une coulée de glace le mois prochain, et la lisière des grandes forêts mal connues.

Le train repart ; un employé circule entre les banquettes, offrant des magazines américains, de la gomme à mâcher, des cigares ou des sucreries. Il offre tout cela d’une voix nasale de Yankee, surprenante à des oreilles accoutumées aux accents anglais ; mais voici que pour répondre à une question soudaine il s’arrête et se campe, familier ; et sa voix change tout à coup.

— Ouais ! fait-il. J’ai ben le Soleil, de Québec, mais point la Presse, je l’aurai point avant ce souer. Ben oui, M’sieu ! Vous pouvez fumer icitte, pour sûr ! »

Il s’éloigne, alternant, pour vanter sa marchandise, son nasillement de Yankee et son parler savoureux de paysan picard ou normand. Et au milieu de la large campagne austère, où la culture s’espace et disparaît souvent, les vieux noms de France se succèdent toujours.

— Pointe du Lac, l’Épiphanie, Cabane Ronde, Terrebonne…

… Terrebonne ! Ils ont trouvé que la glèbe du septentrion répondait suffisamment à leur labeur, ces paysans opiniâtres, et ils sont restés là depuis deux cents ans. C’est à peine s’ils ont modifié, pour se défendre contre le froid homicide, le costume traditionnel du pays d’où ils venaient ; tout le reste, langue, croyances, coutumes, ils l’ont gardé intact, sans arrogance, presque sans y songer, sur ce continent nouveau, au milieu de populations étrangères ; comme si un sentiment inné, naïf, et que d’aucuns jugeront incompréhensible, leur avait enseigné qu’altérer en quoi que ce fût ce qu’ils avaient emporté avec eux de France, et emprunter quoi que ce fût à une autre race, c’eût été déchoir un peu.

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