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SUR LA TERRASSE

Un large boulevard de planches, accroché au flanc de la colline de Québec tout près du sommet. Plus haut il n’y a guère que les talus de la vieille forteresse ; plus bas la pente abrupte dégringole. Au pied de la colline la Ville-Basse, toute ramassée sur elle-même, serrée entre cette pente insurmontable et le fleuve. Vus de cette hauteur le Saint-Laurent paraît étroit, et la rive Sud toute proche ; l’agglomération de maisons que porte celle-ci est Lévis, un faubourg de Québec que l’absence de pont élève à la dignité de ville séparée. Les deux berges sont découpées en cales où des vapeurs s’amarrent ; elles sont bordées de hangars sur plusieurs points, et ces hangars, ces vapeurs, d’autres vapeurs plus petits qui font un va-et-vient incessant entre les deux rives, donnent l’illusion d’un vrai grand port moderne, que la vie commençante anime.

Mais quand les regards se détournent et vont un peu plus loin à droite ou à gauche, les choses reprennent leurs proportions véritables et l’on perçoit que c’est la ville qui est l’accessoire, et non le fleuve. Ce fleuve n’a pas l’aspect asservi, humilié, des cours d’eau qui traversent des villes anciennes et grandes depuis si longtemps qu’ils ont perdu leur personnalité propre et leur indépendance et sont devenus quelque chose de plus hideux encore que des « routes qui marchent » : les trottoirs mouvants du trafic urbain.

Le Saint-Laurent à Québec n’a pas connu les quais qui brutalisent l’eau ; ni les ponts qui l’humilient ; car les estacades de bois qui bordent çà et là son lit sont discrètes et presque invisibles, et d’ailleurs le bois s’accorde naturellement avec l’eau et n’a jamais cet aspect insultant de mur de prison qu’ont les quais de pierre. Au sortir de la ville, et des deux côtés, les berges reprennent promptement leur caractère primitif : plates et marécageuses en aval, au-delà de la rivière Saint-Charles ; en amont plus abruptes, surtout la rive Nord, où la colline de Québec se prolonge en une arête dont le flanc reste sur quelque distance proche de l’eau. Si près de Québec ces berges du Saint-Laurent sont encore intactes, presque vierges, et précisément telles qu’elles devaient l’être il y a trois ou quatre siècles, au temps où les pirogues de peau des Indiens étaient les seules embarcations qu’eût connues le fleuve. Les forêts qui s’élevaient peut-être là ont disparu ; rien d’autre n’a été changé, et des deux côtés le sol s’enfonce dans l’eau irrégulièrement, comme il lui plaît.

On devine cela du haut de la colline de Québec, de la terrasse qui surplombe, et cette étroitesse des limites jusqu’où s’est étendue l’empreinte humaine, jointe à la largeur du fleuve libre, laisse l’impression que c’est bien là un pays neuf, que l’homme n’a fait qu’égratigner, et que Québec elle-même, la « vieille ville », n’est après tout qu’une toute jeune personne, à la manière dont se mesure d’ordinaire la vie des cités.

Et pourtant… Au pied de la colline le désordre des maisons disparates de la Ville-Basse, l’étroitesse des ruelles qui les séparent, et qui de haut sont pareilles à des crevasses dont le fond reste caché, le marché « Champlain », où les ménagères circulent sans grande hâte et stationnent volontiers, formant des anneaux sombres autour des taches plus vives des légumes étalés, comme tout cela est peu « Nouveau Monde » ! Combien y a-t-il de villes françaises où le jour du marché ramène ponctuellement une scène en tous points semblable à celle-ci, vue, par exemple, du haut d’un clocher ? Et l’on devine que la digne femme qui marchande des choux avec un paysan en gilet de chasse et casquette noire, emploie précisément les mêmes mots, les mêmes gestes et les mêmes moues de dédain que doit employer, à cette même heure, une homonyme, une autre dame Gagnon, ou Normandin, ou Robichot, qui achète aussi des légumes sur la grande place d’un chef-lieu d’arrondissement, quelque part « chez nous ».

Et voici que Québec la jeune, Québec la cité d’Amérique, Québec que la campagne sauvage enserre étroitement, prend, aux yeux d’un homme des grandes villes, cet aspect de calme ancien, de répit, de paix un peu somnolente qu’ont les petites villes de province, au matin, pour les Parisiens arrivés dans la nuit.

Les vapeurs qui relient de leur va-et-vient continuel les deux berges du fleuve, Québec et Lévis, sont tous munis d’une sorte de gigantesque balancier qui s’élève haut au-dessus du pont et oscille sans cesse, mû en apparence par deux tiges fixées à ses extrémités et qui s’enfoncent dans deux puits à l’avant et à l’arrière. Cela peut être très mécanique et très moderne ; mais cela est surtout comique, pour un profane, et tout à fait pareil de loin à d’ingénieux jouets à treize sous. Cela ne les empêche pas d’avoir l’air important et affairé, ces vapeurs, et de faire grand bruit avec leurs sifflets ou leurs sirènes chaque fois qu’ils traversent la nappe d’eau tranquille, comme si c’était là une audacieuse aventure. Un des paquebots amarrés dans le port leur répond ; puis le vent qui chasse devant lui les nuées grises balaye aussi ces bruits importuns et apporte à leur place un son de cloches.

Les cloches de Québec… On se rend compte tout à coup que leur voix était là depuis le commencement, qu’elle n’a jamais cessé de se faire entendre. Des tintements grêles venaient de Lévis par-dessus le Saint-Laurent ; d’autres tintements montaient de la Ville-Basse, plus clairs et pourtant inégaux comme une houle, et d’autres encore venaient de la Ville-Haute et des quartiers lointains. Ensemble ils formaient une voix qui montait et descendait avec chaque souffle de vent, s’éteignait pour s’élever de nouveau après quelques secondes, obstinée et grave.

Il y a des gens qui disent avoir entendu dans la voix des cloches toutes sortes de choses délicates et émouvantes : en les écoutant avec honnêteté on n’y perçoit le plus souvent qu’une répétition têtue, une leçon ressassée sans fin avec solennité, une affirmation persistante et qu’il ne faut pas discuter —  : « … C’est ainsi !… C’est ainsi !… C’est ainsi !… » chaque choc nouveau du battant enfonçant le dogme un peu plus avant dans les têtes, comme des coups de marteau sur un clou. Et la monotonie immuable de leur appel laisse une impression d’âge infini.

Des brumes traînantes que le vent déchire et ressoude sans cesse viennent du Golfe comme un cortège. Passant bas au-dessus du fleuve, elles forment un défilé de taches opaques entre lesquelles on distingue pourtant çà et là la surface de l’eau, ou des morceaux de la rive Sud, qui semble s’éloigner. Puis, quand ces nuées ont passé, l’on voit que l’air a perdu de sa transparence ; obscurci, strié de gouttelettes qui tombent, il estompe tout sans rien faire disparaître, et Lévis, le Saint-Laurent, Québec elle-même, se fondent en un grand décor gris, indistinct, qui respire à la fois la mélancolie et la sérénité. Et le son des cloches vient toujours à travers la brume grise.

Sur le fleuve les petits vapeurs avec leur gigantesque balancier comique continuent leur va-et-vient, sifflant et mugissant avec impatience ; le marché Champlain n’est plus qu’un toit de parapluies ; la Ville-Basse s’attriste sous l’ondée, piteuse et quelconque. Mais les cloches ne s’arrêtent pas un instant de se répondre d’une rive à l’autre, et d’un bout à l’autre de cette ville qui leur appartient. Leur voix témoigne que Québec n’a rien appris ni rien oublié ; qu’elle a conservé miraculeusement intacte la piété ponctuelle d’autrefois. C’est peut-être pourquoi Québec prend cette physionomie d’aïeule, aux yeux des païens d’outre-mer ; elle est vieille comme les vieilles cathédrales, comme les prières en latin, comme les reliques vénérables et fragiles dans leurs châsses ; elle a l’âge des rites anciens qu’elle a apportés avec elle sur un sol nouveau et fidèlement observés.

Mais en l’honneur de quel saint de légende sonnaient-elles ce jour-là toutes ensemble, les cloches de Québec ?

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