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Itinéraires

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DANS LES RUES DE QUÉBEC

Que Québec est une cité historique ; la plus intéressante peut-être, historiquement, de l’Amérique du Nord unique en son genre sur ce continent ; une cité où la jeune Amérique vient visiter pieusement des vestiges qui remontent à deux cents ans comme la vieille Europe va pieusement visiter à Rome des vestiges qui remontent à deux mille ans, — tout le monde sait cela. Mais c’est aussi une cité plus complexe qu’on ne veut bien le dire.

Les Américains et les Canadiens de l’Ouest y mettent un rien de parti-pris. Il leur plaît de faire de Québec une vénérable ruine qui se tient encore debout par miracle ; d’exagérer la vie passée de la cité aux dépens de sa vie présente. Même sa voisine Montréal, qui compte maintenant plus d’un demi-million d’habitants contre soixante-dix mille que compte Québec, prend souvent pour parler de cette dernière un ton protecteur, un peu apitoyé ; le ton que prennent les « demoiselles de la ville » pour parler des grands-parents restés au village. C’est « la vieille capitale », la « vieille ville » et d’autres expressions où l’adjectif « vieille » revient souvent, employé d’une manière un peu ambiguë. Ce peut être une marque de respect, — il serait difficile de prouver le contraire — mais lorsque l’on personnifie des villes c’est toujours à des femmes que l’on songe, et entre femmes cette insistance constante sur la différence d’âge n’est pas toujours regardée, je crois, comme une marque d’amitié !

Peut-être y a-t-il en ce cas un tout petit ressentiment provoqué par le fait que Québec est encore la capitale de la province et le siège du gouvernement. Les Montréalais se défendront sans doute d’une aussi mesquine jalousie, et vraiment il vaut mieux les croire. D’ailleurs Montréal a bien d’autres soucis : entre autres celui de défendre âprement sa position de « plus grande ville du Canada » contre sa rivale de l’Ontario, Toronto, qui est, elle, différente de race, de religion et de langue.

Mais les autres provinces mettent un peu d’affection à regarder Québec comme une curiosité de musée, déplacée en ce siècle-ci. Leurs habitants anglo-saxons la traitent aussi de « vieille ville », mais ils y ajoutent un autre adjectif « vieille ville française » ; sans mépris ni inimitié, et simplement pour désigner le seul trait de la physionomie de Québec qui les ait frappés.

S’ils viennent du Manitoba ou de l’Alberta, par exemple, provinces qui paraissent s’américaniser peu à peu sous l’influence des très nombreux immigrants des États-Unis qui viennent s’y établir chaque année, ils verront les choses avec les mêmes yeux que les touristes de New York, Boston ou Chicago qui viennent pendant l’été. L’étrangeté de rues étroites, souvent tortueuses, bordées de maisons qui ne sont pas assez vieilles pour être des curiosités architecturales, mais qui sont pourtant vieilles, et le montrent. Les noms français partout : sur les plaques apposées aux coins des rues ; au front des magasins. Les marchandises étiquetées le plus souvent en français. Les consonances du parler français autour d’eux. Voilà ce qu’ils remarqueront naturellement, et ce qui leur donnera cette impression de dépaysement, d’excursion en terre étrangère, qu’ils goûteront, ou ressentiront comme un affront, selon leur tempérament.

Un Français venant directement de France, au contraire, et qui n’aura pas eu le temps de vraiment perdre contact avec les choses de son pays, remarquera surtout dans Québec non pas ce qui est français, mais ce qui ne l’est point.

Des rues qui le plus souvent ne sont ni pavées ni même macadamisées, bordées de rudimentaires trottoirs de planches ; des tramways électriques escaladant des rampes invraisemblables ; les visages généralement glabres des Canadiens français, surtout des jeunes gens ; leurs vêtements de coupe américaine ; leurs chapeaux ronds de feutre mou et de forme américaine ; leurs chaussures américaines aussi. Aux devantures des magasins les prix marqués en dollars. Les mots anglais, intacts ou grossièrement francisés, intervenant de façon inattendue dans des phrases françaises. Autant de détails qui ne pourront manquer de surprendre un Français s’il a pris littéralement ces qualificatifs de « vieille ville française » que les gens venant d’autres pays que la France appliquent à Québec en toute sincérité.

De sorte que la plupart des touristes qui visitent Québec semblent voués par la force des choses à n’en vraiment voir qu’une moitié. Or, c’est précisément ce caractère double de Québec — ville française greffée sur le sol américain — qui la rend si étrangement différente des autres villes.

A peine sur les quais du port on commence à sentir l’amalgame. Les docks ne donnent pas l’impression qu’ils sont organisés d’une façon bien moderne, et sans doute les États-Unis ont-ils beaucoup mieux à montrer ; pourtant le train qui vient chercher la malle afin de l’emporter vers l’Ouest comporte-t-il déjà les gigantesques wagons qui sont la règle sur le sol américain. Les portefaix et les employés de la douane sont bilingues ; par quoi il faut entendre qu’ils emploient le français ou l’anglais alternativement selon le besoin du moment, et, fort souvent, les mélangent. Dans le vaste hangar du débarcadère, il semble qu’il soit resté quelque chose des foules hétérogènes qui ont passé là leurs premières heures, au sortir des paquebots. Immigrants anglais, allemands, suédois, russes, hongrois, on sent que ce hangar a pour fonction de recevoir presque chaque jour plusieurs centaines d’hommes et femmes de ces pays et de les abriter jusqu’à ce que l’on ait pu mettre un peu d’ordre parmi eux et leurs possessions et les expédier vers leurs destinations respectives. Autant que quatre parois nues peuvent être typiques, il est typiquement américain, ce hangar, lorsqu’on y trie comme des ballots les nouveaux arrivants.

Ceux des passagers qui n’ont plus de formalités à remplir et n’ont pas besoin d’aide hèlent un portefaix, puis une voiture. Et tout de suite ils se croient en France. Que le portefaix et le cocher parlent français, tous deux, cela n’est rien ; mais on retrouve chez eux cette affectation d’empressement, cette obligeance démonstrative qui est rare en pays anglo-saxons, mais que les manœuvres d’autres races cultivent soigneusement, à moitié comme une vertu, à moitié comme un droit incontestable à un plus fort pourboire. Quand il faut les payer, en effet, leurs marchandages et leurs revendications pathétiques ne manquent pas de produire l’effet attendu.

Si le sort favorise un peu les nouveaux arrivants, c’est dans une calèche qu’ils sont montés. La calèche est une institution purement québécoise et la pièce la plus curieuse peut-être de tout le magasin d’accessoires de Québec. Il serait futile d’en essayer une description exacte ; qu’il suffise de dire que c’est un véhicule d’aspect suranné, infiniment plus ancien comme type que la plus ancienne des voitures de place d’une très petite ville française. Cela a quatre roues grêles, un haut marchepied, deux sièges opposés, assez incommodes, et souvent une de ces indescriptibles portières qui persistent à n’être ni ouvertes ni fermées, et qu’il faut tôt ou tard se résigner à tenir de la main dans une position qui n’est guère qu’un compromis. Il est impossible de croire que l’on construise encore des calèches du type québécois de nos jours ; ou bien est-ce alors qu’on donne aux calèches neuves, par quelque procédé secret, la patine d’une haute antiquité avant de les laisser sortir dans les rues, attelées d’un très vieux cheval, conduites par un très vieux cocher.

Cahin-caha la calèche s’en va dans les rues de Québec, qui à l’automne ressemblent à des fondrières. Curieusement l’on regarde par la portière ; au sortir des hangars des docks et des entrepôts voici plusieurs passages à niveau rudimentaires, une ligne de chemin de fer qui passe pour ainsi dire en pleine rue et une longue file de ces énormes wagons américains, arrêtés tout près. Quelques mètres plus loin la lumière tombe sur l’enseigne d’une boutique close, et on lit —  : « Eusèbe Ribeau — Marchand de Hardes faites ». Encore quelques tours de roue : des annonces vantent un whisky de seigle, une marque de cigares ou quelqu’une de ces nourritures céréales prêtes pour la table qui abondent aux États-Unis ; au coin d’une rue une pancarte proclame : « Par ici pour l’élévateur ». Et l’on voit au loin « l’élévateur » qui escalade la colline. Un jeune homme arrêté au bord d’un trottoir de bois mâche un cigare, les mains à fond dans les poches, son chapeau de feutre mou rabattu sur les yeux, ne laissant voir qu’une moitié de son masque osseux et glabre de Yankee ; et juste au moment où l’impression d’américanisme devient aiguë et étouffe les autres, la calèche ralentit, s’arrête : Le cocher dit cordialement : « C’est icitte, Monsieur ! » L’on descend pour voir du même coup d’œil devant soi la plaque qui indique le nom de la place, et l’enseigne de l’hôtel : « Carré Notre-Dame-des-Victoires », — « Hôtel Blanchard, Maison Recommandée ».

Noter tous ces contrastes de détail l’un après l’autre est évidemment un jeu un peu enfantin ; mais il serait plus superficiel encore de ne voir qu’un aspect de Québec et d’en faire le caractère complet et définitif de cette cité unique, où deux modes de voir se mélangent et se marient comme deux aromes.

— Dans les rues de Québec… Il y a naturellement cinq ou six de ces rues que tous les touristes sans exception visitent consciencieusement parce qu’elles sont mentionnées dans les guides et parce que ce sont celles qui corroborent cette description facile et incomplète de « vieille ville française » que l’on retrouve partout.

Toutes les rues de la Ville-Basse qui sont étroites et quelque peu tortueuses, d’abord. Certaines n’ont pas d’autres mérites que ceux-là. Les maisons qui les bordent sont quelconques : vieilles façades dont la pierre est un peu effritée, le bois un peu vermoulu, derrière lesquelles on devine une charpente de grosses poutres taillées à la hache dans des troncs abattus à la hache à une époque où les scieries à vapeur ne couvraient pas encore le sol canadien, comme aujourd’hui. Çà et à cette antiquité relative est assez apparente pour donner à un extérieur un caractère marqué ; mais on ne voit pas de toits pointus ni d’étages qui surplombent ; et un voyageur qui se souvient de telles villes d’Europe qu’il a visitées sourira sans doute d’entendre traiter Québec de « vieille ville » pour ces seuls vestiges.

Ils suffisent aux Américains, pourtant. Ces derniers — ceux d’entre eux tout au moins qui n’ont pas encore « fait » l’Europe — s’ébahissent de voir des rues qui ne sont pas parfaitement droites, ni larges de trente pieds, et dont chaque maison manifeste vis-à-vis de l’alignement général une belle indépendance. La plupart de ces visiteurs, s’ils étaient sincères, s’avoueraient pleins de mépris ; seule une minorité qui préfère le pittoresque à la propreté, à la commodité et à l’hygiène — pour les villes qu’elle n’habite pas — admire les ruelles de Québec avec honnêteté.

Un Français sera plus difficile. Il lui plaira sans doute de retrouver des aspects presque familiers sur une terre lointaine ; mais pour aimer les rues du vieux Québec et en tirer des impressions vives il faudra qu’il parcoure, à défaut d’autres villes d’Amérique, les rues du Québec nouveau.

Car Québec est une cité bien vivante et qui se développe encore ; voilà ce qu’il ne faut pas oublier. Elle se développe de trois manières : par l’accroissement normal de sa population ; par le déplacement qui commence de la population rurale vers les villes ; enfin par le dépôt de l’alluvion humain, inévitable dans une ville par où passent les deux tiers de l’immigration canadienne, soit plus de deux cent mille hommes et femmes chaque année. Et une parenthèse ouverte ici sur ce développement présent et futur de Québec évitera d’avoir à y revenir plus tard.

L’accroissement normal de la population est en proportion de la natalité, qui est, on le sait, considérable. La renommée est parvenue jusqu’en Europe de ces familles canadiennes françaises qui comptent douze et quinze enfants, et elle a suffi à faire écarter définitivement l’hypothèse que l’on a avancée à propos de la dépopulation, à savoir que notre race est inféconde en soi.

La seconde cause de développement de Québec, qui s’applique également à toutes les autres villes de la province, pourra surprendre les Européens qui songent encore au Canada comme à un pays purement agricole où le problème de la concentration lente vers les cités n’existe pas. C’est pourtant un fait que malgré la forte natalité la population rurale ne s’augmente que dans des proportions très faibles dans les deux provinces les plus vieilles du Canada : celle de Québec et l’Ontario. D’un recensement à l’autre on constate que ce sont surtout les villes qui ont gagné ; les Canadiens français des campagnes commencent déjà à se déraciner, soit pour grossir le demi-million d’habitants de Montréal, soit pour se concentrer autour d’autres villes plus petites et qui commencent également à devenir manufacturières ; soit enfin pour passer la frontière et se fixer aux États-Unis. Ce mouvement sera peut-être enrayé en partie, mais il existe déjà.

Enfin il y a cette autre raison de développement que Québec doit à sa situation, et celle-là suffirait à ridiculiser le parti-pris des Canadiens de l’Ouest, qui se plaisent à considérer la « vieille ville française » comme une ville stagnante et dont le rôle est fini. Toute cette part de l’immigration canadienne qui vient d’Europe — et c’est de beaucoup la plus importante — passe par le Saint-Laurent ; et sur le Saint-Laurent, Québec est la première étape et la première ville digne de ce nom. Les paquebots continuent ensuite jusqu’à Montréal, il est vrai, et Montréal semble croire qu’elle est le terminus naturel des lignes de navigation. Cela n’est pas très sûr. Le cours du fleuve est très irrégulier au-dessus de Québec, en certains endroits relativement étroit et profond, il s’élargit à d’autres en lacs semés de hauts-fonds, et où la moindre erreur de direction provoque un échouage. De là les taux très élevés des assurances maritimes sur les navires qui remontent le fleuve. Ces navires tendent à accroître leur tonnage d’année en année, à mesure que cette branche du commerce transatlantique prend plus d’importance ; lorsqu’ils auront atteint les dimensions des plus gros navires aujourd’hui affectés à la ligne de New York, les compagnies auxquelles ils appartiennent devront choisir : ou bien refaire le Saint-Laurent, ou bien ne pas aller plus loin que Québec. C’est l’histoire de Nantes et de Saint-Nazaire qui se répète, là comme ailleurs. De sorte que la « vieille ville » dont l’Ouest et Montréal elle-même parlent avec une indulgence apitoyée pourrait bien se réveiller quelque jour du long sommeil où défilent ses souvenirs de gloire et se résigner à devenir le grand port et le grand entrepôt du Canada ; à acquérir la richesse après l’honneur.

En attendant que cette reconnaissance ne vienne, Québec n’en est pas moins déjà, et encore, une ville vivante, qui s’accroît et s’étend. Et ceux d’entre nous qui viennent de cités plus anciennes que Québec, ou de campagnes européennes habitées, cultivées et percées de routes depuis bien des siècles, trouveraient profit à laisser de côté pour un jour leurs guides à couvertures rouges et à s’en aller à l’aventure dans les rues nouvelles que Québec jette autour d’elle, ou prolonge.

La plaine qui s’étend de l’autre côté de la rivière Saint-Charles, par exemple. L’on est monté de la Ville-Basse par la « Côte de la Montagne » et la « Rue Saint-Jean », qui est la rue principale de Québec. Les chars — lisez tramways électriques — passent toutes les vingt secondes avec des appels de timbres entre les maisons de pierre, entre les magasins de modes et costumes, les librairies, les bazars, tout l’appareil monotone de la civilisation universelle. Les gens qui passent portent aussi l’inévitable livrée : les robes des femmes sont trop évidemment des « modèles de Paris », pas très récents peut-être ; les vêtements des hommes sont du style américain le plus souvent, anglais parfois, avec çà et là une note purement française. Tous ont l’air de gens habitués à vivre uniquement dans des maisons modernes ou dans des rues, loin de tout contact avec le sol fruste, que l’on oublie.

Mais si l’on prend au hasard une des rues latérales, en moins de deux cents mètres, tout change. Les maisons de pierre ont disparu brusquement, laissant l’impression qu’elles n’étaient guère qu’une longue façade, un décor. A leur place s’alignent des maisons de bois aux murs faits de planches superposées en écailles ; parfois on a oublié de les peindre, ou bien la peinture n’a guère duré, gercée par le soleil de l’été et le grand froid de l’hiver, décollée par la neige ou la pluie ; le bois nu s’étale, aussi primitif et rude que la hache ou la scie l’ont laissé. Les trottoirs, lorsqu’ils existent, se composent également de planches grossièrement équarries alignées sur le sol ; la chaussée est — en cette saison des pluies — un tel bourbier que l’on a disposé de loin en loin des passerelles en planches. Entre les maisons rudimentaires et les rudimentaires trottoirs, cette « rue » dévale le flanc de la butte de Québec en une pente à vingt pour cent, vers les quartiers du bord de l’eau.

En bas de la pente la civilisation d’en haut semble se reproduire : l’on retrouve les « chars » et les maisons de pierre ; mais plus loin c’est la plaine qui commence et la rivière Saint-Charles, que l’on passe sur un pont primitif et une fois cette rivière franchie l’on retrouve les maisons de bois, plus rudimentaires encore, plus espacées ; les trottoirs de bois, plus grossiers ; la chaussée qui semble devenir peu à peu une simple piste détrempée sur le sol vierge. Une banlieue ; mais une banlieue qu’on sent voisine de la sauvagerie définitive.

Les voitures qui passent sont des « buggies » américains, aux quatre roues grêles égales, ou bien des carrioles d’un type analogue, mais plus frustes ; leurs roues sont boueuses jusqu’aux moyeux ; les chevaux qui les traînent sont crottés jusqu’au poitrail. Beaucoup sont conduites par des hommes qui ne peuvent être que des paysans : ils ont le masque terriblement simple et obstiné de ceux qui se battent avec la terre. Et ce sont des masques de paysans français ; la ressemblance échappe parfois ; mais elle est parfois frappante : figures familières sous les feutres bosselés ou les casquettes ; silhouettes familières mêmes sous les confections américaines aux larges épaules matelassées. Ils mènent leur cheval le long de la route défoncée sans songer à s’en plaindre, car ils n’ont jamais connu de meilleur chemin ; peut-être même cette route leur paraît-elle excellente ici comparée à la simple piste indienne qu’elle va devenir plus loin, à quelques milles à peine de Québec, bien avant qu’ils ne soient arrivés chez eux.

La ville disparaît déjà : c’est la campagne qui commence, non pas la campagne polie et ratissée de nos pays de l’Europe occidentale, mais le sol tel quel, sans fard, se fondant insensiblement dans le vrai pays du Nord, à peine gratté çà et là, où les habitations sont comme des îles semant l’étendue barbare.

Et peu à peu l’on oublie les maisons et les routes, et c’est à la race que l’on songe : à la race qui est venue se greffer ici, si loin de chez elle, il y a si longtemps, et qui a si peu changé ! Venue des campagnes françaises, campée ici la première, dans ce pays qu’elle a ouvert aux autres races, elle a dû subir d’abord les influences profondes de l’éloignement, des conditions de vie radicalement différentes de celles qu’elle avait connues jusque-là ; petite nation nouvelle qu’il fallait échafauder lentement dans un coin du grand continent vide. Et à peine cette nation reposait-elle sur des bases solides que c’était déjà l’arrivée des foules étrangères, l’invasion des cohortes qui se bousculaient pour passer par la brèche toute faite. En droit : la suzeraineté britannique ; en fait l’afflux toujours croissant des immigrants de toutes nations, qui finissaient par constituer une majorité définitive — voilà ce que le Canada français a subi. Comment l’a-t-il subi ? Comment a-t-il résisté à l’empreinte ?

On peut revenir alors vers les rues du vieux Québec pour y chercher une réponse. Ces rues et ce qu’elles montrent, tout cela prend un aspect différent ou plutôt un sens différent, lorsqu’on revient des pistes de la banlieue, où l’écart qui existe entre cette contrée et les contrées d’Europe s’est fait tangible.

Et l’on se rend compte promptement que tous ces détails qui au premier abord frappent un Français comme étant des marques de dénationalisation sont sans exception superficiels, négligeables. Le costume ? Il faudrait vraiment être enclin à la morosité pour reprocher aux Canadiens français de n’avoir pas constamment suivi, depuis deux cents ans qu’ils sont ici, les modes diverses qui se sont succédé en France. Leurs jeunes gens des villes ont tout naturellement adopté, et sans qu’il y ait dans leur cas aucune affectation, la tenue anglo-saxonne qui se répand de plus en plus même sur le sol français ; et leur reprochera-t-on de n’avoir pas compris la beauté des vestons de velours et des cravates Lavallière ? Quant aux habitants des campagnes leur costume est forcément pendant cinq mois de l’année, un costume qui ne peut avoir d’équivalent en France, puisqu’il a pour fonction de les protéger contre le grand froid ; et le reste du temps leurs vêtements sont les vêtements de travail du paysan, qui sont partout à peu près les mêmes.

Le système monétaire ? Le Canada français ne pouvait guère se révolter contre le reste du Canada à seule fin de se donner le système français actuel de francs et de centimes, qui, au reste, n’existait pas encore à l’époque où le bloc français du Canada prenait racine. Du système canadien-américain de dollars et de cents, il a promptement fait quelque chose qui lui appartient en propre en dénommant les dollars des « piastres », et les cents des « centins » ou des « sous ».

Un chauvin fraîchement débarqué du paquebot s’arrêtera peut-être devant une vitrine où s’étalent des complets de coupe américaine, dont le prix sera indiqué par un chiffre quelconque précédé du signe « $ », et il secouera la tête avec une tristesse un peu comique, en songeant que ceux qui traitaient Québec de « ville française » habitée par des Français, en ont menti. Mais avant qu’il ne soit reparti, des Québécois s’arrêteront à leur tour derrière lui, et il les entendra causer entre eux. — « Des belles hardes, ça ! » « Ouais ! Regarde ce capot-là, donc, à quinze piastres ! » Et notre chauvin s’en ira tout réconforté, gardant longtemps dans l’oreille la musique des mots français et de l’accent du terroir.

Si l’on prend l’une après l’autre d’autres manifestations extérieures de l’âme intime du Canada français, ces mille détails qui sont en somme les seules choses sur lesquelles on puisse, aux premiers jours, méditer sans ridicule, l’impression reste la même. Il y a eu sans doute une évolution logique, différente de l’évolution qui a pris place dans le même temps sur le sol français, et peut-être même par parallèle, mais ce n’a été qu’une évolution, et les traces d’assimilation, d’empreinte laissée par une autre race, sont bien difficiles à trouver. Les suzerains britanniques, ayant eu la délicatesse de ne rien imposer de leur mentalité et de leur culture, se sont trouvés également incapables d’en rien faire accepter par persuasion.

Les Canadiens français leur ont emprunté leur langue pour s’en servir quand il leur plaît, pour leur propre avantage. Pour le reste… il ne semble pas leur être venu à l’esprit qu’ils puissent trouver grand’chose qui valût d’être emprunté.

Les rues du vieux Québec sont un témoignage. En s’enfonçant plus avant dans le Canada français l’on trouvera que les traits extérieurs qui rappellent l’ancienne patrie se font de plus en plus rares, et disparaissent souvent ; et l’on pourrait être tenté de croire que tout ce qu’il y a de français sur le sol américain disparaît en même temps. De peur que cette apparence n’en impose dès la première heure, Québec conserve intact le décor ancien et précieux de la Ville-Basse. Ce n’est pas une simple copie de vieille ville française, et il faut s’en réjouir ; mais bien une ville canadienne déjà, et ses ruelles sont sœurs des routes bosselées qui se fondent en pistes dans la campagne presque vide. Seulement ces ruelles apportent une sorte d’obstination à montrer une fois pour toutes, et par cent signes évidents, de quel pays venaient les hommes qui les ont créées, qui ont depuis lors poursuivi leur tâche, et qui n’ont guère changé.

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