Jacques Cartier
The Project Gutenberg eBook of Jacques Cartier
Title: Jacques Cartier
Author: H. Emile Chevalier
Release date: June 2, 2006 [eBook #18490]
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
Note du transcripteur
Pour plus de détails sur la vie et les oeuvres de Cartier, le lecteur aura avantage à consulter ses écrits:
http://www.gutenberg.org/etext/12356
L'auteur revoie, occasionnellement, à ses autres publications. Un certain nombre d'entre elles a déjà été publié par PJ:
http://www.gutenberg.org/browse/languages/fr
CHEVALIER H. Emile
D'autres sont en cours de préparation (Juin 2006).
JACQUES CARTIER
PAR
H. EMILE CHEVALIER
PARIS
LEBIGRE-DUQUESNE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
RUE HAUTEFEUILLE, 16
A M. LE Dr. A. GUÉRIN
CHIRURGIEN DE L'HÔPITAL SAINT-LOUIS
La dédicace de ce livre, mon cher docteur, vous revient de droit. Ce m'est un plaisir autant qu'un honneur et un devoir de vous l'offrir. Esprit initiateur, distingué non-seulement parmi les plus distingués de votre noble profession, mais encore parmi ceux qu'on estime dans les sciences, les arts et les lettres; membre du conseil général d'un des principaux départements de la vieille et glorieuse Bretagne, Breton vous-même, vous ne refuserez pas à mon héros, à votre compatriote, Jacques Cartier, la faveur que je revendique pour lui.
Laissez-moi, mon cher docteur, rappeler ce que j'en disais, il y a quelques mois 1:
«Saluez avec moi, saluez, je ne dirai pas le premier découvreur, mais le premier colonisateur français,—un Breton, homme du forte souche, de coeur haut et droit,—qui ait baisé la terre d'Amérique!
«Jacques Cartier! l'une de nos illustrations. Ah! le mot est chétif: un de nos génies, devrais-je dire. Et, pas une statue ne lui a été érigée chez nous! A lui pas un monument, pas une inscription, un symbole de la reconnaissance générale! O Athéniens! Athéniens! En France, il ne se trouve peut-être pas cent mille personnes sachant qu'il a existé un Jacques Cartier!
«Un jour, je me pris du pieux désir d'aller visiter la ville natale de ce hardi marin, à qui nous dûmes la moitié de l'Amérique. Je m'attendais à ce que là au moins, à Saint-Malo, je rencontrerais quelque chose, un buste, un morceau de pierre à l'angle d'une rue, un signe qui me rappelât notre Jacques Cartier 2, lui que connaissent, que vénèrent les plus ignorants des Canadiens-Français, à qui tous ont élevé un autel dans leur coeur; lui dont j'avais vu le portrait, le nom, en vingt endroits, dans les édifices publics, sur les places, les routes, les navires, soit à Montréal, soit à Québec. Et a Saint-Malo rien! je n'ai rien trouvé!... Si..... Dans la cour d'une auberge, vous apercevrez une misérable effigie de plâtre, qui se dégrade et demain tombera en poussière..... Athéniens! Athéniens!
«Et cette cour d'auberge, qu'est-ce encore? La cour de l'ancien hôtel de Chateaubriand 3!
«Douleur sur douleur!
«A une heure de distance, si votre âme n'est point navrée assez, vous pourrez voir, enfouie dans le fumier, les immondices une ferme, une masure s'en allant, elle aussi, de décrépitude.
«On la nomme les Portes-Jacques-Cartier.
«C'est là tout ce qui reste de l'habitation, de la mémoire du grand homme, de celui que François Ier n'appelait jamais que «nostre cher et bien-amé Jacques Cartier.»
Eh bien, mon cher docteur, ce que je demande pour Jacques Cartier, notre Christophe Colomb à nous Français, l'un de ceux qui devraient faire marque dans nos annales historiques, l'un des plus ignorés pourtant; ce que je demande, c'est un monument élevé soit à Saint-Malo, soit à Rennes, soit même à Paris,—pourquoi non?—qui transmette désormais à la postérité le souvenir de ce grand homme. Ce que je vous demande à vous, mon cher docteur, pour l'honneur de nos compatriotes, et au nom d'un million de Français reconnaissants qui, de l'autre côté de l'Atlantique, béniront votre oeuvre, c'est de vous mettre à la tête d'un mouvement ayant pour but de rendre à l'un de nos plus illustres, de nos plus vertueux citoyens, à Jacques Cartier, l'hommage que la légèreté, plus encore que l'ingratitude, a négligé de lui rendre jusqu'à ce jour.
Une statue à Jacques Cartier, au découvreur du Canada!
H. EMILE CHEVALIER.
Paris, 2 janvier 1866.
AU LECTEUR.
Dans un cadre de pure imagination, l'auteur de ce livre a tenté de mettre en relief la belle et noble figure de Jacques Cartier; il a tenté aussi de tracer une esquisse des moeurs bretonnes et de Saint-Malo au seizième siècle. Néanmoins, autant qu'il a été en son pouvoir, il s'est, avec grand scrupule, conformé à la vérité historique. Facilement, il l'espère, le lecteur discernera la réalité de la fiction à travers la gaze légère répandue sur l'ensemble de l'oeuvre, pour en marier toutes les parties. En cela, l'auteur s'est proposé de faire lire le récit de nos grandes découvertes maritimes aux personnes qui se sentent peu dégoût pour les anciennes chroniques. Puisse la réussite égaler son intention!
19 février 1868.
JACQUES CARTIER
PROLOGUE.
LA MORT D'UN AVENTURIER.
Le soleil brille dans toute sa glorieuse splendeur; le ciel est pur, d'une sérénité parfaite; pas un nuage léger, cotonneux, pas une tache ne trouble son éblouissant azur; la transparence de l'atmosphère ne saurait être surpassée que par son incroyable sonorité; calme, immobile, l'air semble comme arrêté dans l'espace; jamais les heureuses contrées napolitaines n'offrirent au regard enchanté des régions éthérées plus brillantes; jamais Olympe plus souriant n'inspira la Muse antique; jamais d'une main plus délicate, plus caressante, l'Aurore aux doigts de rose n'ouvrit les portes de l'Orient.
Saisissant, effroyable contraste, toutefois!
Ce ciel, il a l'éclat, l'inflexibilité, je pourrais dire le tranchant du métal. Que de sa voûte immense, incommensurable, votre oeil s'abaisse sur la terre, et, partout autour de lui, à la place d'opulentes frondaisons, aux nuances diverses, harmonieusement fondues, à la place de fleurs chatoyantes et variées, de fruits savoureux, de pourpre et d'or, il ne rencontrera, que désolante uniformité; il s'aveuglera aux brûlantes réverbérations d'une nappe d'argent mat, qui s'allonge, s'allonge monotone et s'allonge encore, jusqu'aux bornes de l'horizon.
Alors, vous maudirez les magnifiques rayons de l'astre diurne; alors, vous alliez horreur de ce bleu intact qui lui sert de cadre, de la solennelle quiétude dont vous êtes environné; alors, peut-être, vous surprendrez-vous à faire des voeux pour que les nuées, les brouillards, la bruine, voire les ouragans, les tempêtes de neige succèdent brusquement à ces décevantes promesses d'une belle journée de juillet.
C'est que, hélas! nous ne sommes ni en été, ni sous le fortuné climat de l'Ausonie, mais, en plein hiver, dans le vestibule même du sauvage empire hyperboréen.
Cette plaine d'albâtre, qui sans fin se déploie devant nous, c'est l'océan Atlantique, au 50° parallèle de latitude nord environ; c'est la mer figée, solidifiée par le froid, sur une étendue de plusieurs lieues, dans une des vastes baies septentrionales de l'île de Baccaléos ou Terre-neuve4.
Et quel froid!
Malgré ce soleil si insolemment provocateur; ce ciel si railleusement en tenue de fête; malgré cette atmosphère si traîtreusement séduisante, il gèle à pierre fendre, sans métaphore aucune:—le thermomètre est descendu à 33° au-dessous de zéro.
Aussi, quoique la vue porte loin et très-loin, n'aperçoit-on d'abord signe de vie humaine ou animale dans cette vaste solitude, dont la blancheur marmoréenne, la rigidité sépulcrale apparaissent comme un suaire jeté sur la création terrestre, immolée aux rigueurs de quelque farouche divinité polaire.
Mais regardons encore, regardons mieux. Ne semble-t-il pas que, là-bas, tout là-bas, du sein d'un monticule de glaçons, jaillit un mince filet de vapeur? Avançons. Cette vapeur prend des formes, dessine ses contours; elle monte en spirale; de grise elle devient bleuâtre. Ce n'est donc pas une de ces brumes follettes que l'on voit souvent, dans le royaume boréal, surgir des crevasses ouvertes par le froid à travers les congélation?. Mais c'est de la fumée, la fumée d'un feu de branchages. Le désert est habité. Poursuivons notre route dans cette direction et, bientôt, nous nous heurtons au pied d'une véritable bastille de glace. Une rayure brunâtre, serpentant jusqu'au sommet, indique un sentier. En deux minutes, ce sentier est parcouru et voici se présenter un bien curieux spectacle.
Dans l'enceinte des banquises, entassées les unes sur les autres, à plus de cinquante pieds de profondeur, se trouve pris, scellé comme dans une inébranlable muraille de granit, un navire jaugeant soixante dix à quatre-vingts tonneaux, sur le pont duquel est construite une cabane provisoire, qui occupe tout l'espace compris entre les deux gaillards. Du milieu de cette cabane s'élance une haute cheminée, et aux deux extrémités se dressent les deux mâts du vaisseau, dont on a abattu les huniers jusqu'aux chouquets.
Inutile d'ajouter que les parties visibles du bâtiment, la cabane, les mâts, la cheminée même, sont revêtues d'une épaisse couche de cristaux superposés, qui scintillent comme des milliers de pierreries aux rayons du soleil.
Si la pauvre embarcation court grand risque d'être, lors de la débâcle, écrasée, réduite en pièces, par les effrayantes masses qui la surplombent, elle a au moins en ce moment, l'avantage de se trouver quelque peu abritée contre les mortelles intempéries de la saison.
Aussi les garnissaires du navire, qui possèdent abondance de provisions de bouche et de combustible, attendent-ils patiemment que le retour du printemps leur permette de sortir de cette baie, dans laquelle les a surpris et emprisonnés un hiver trop précoce. Disons plus: n'était la crainte d'être, chaque jour, investis et massacrés par une bande de sauvages qui les harcellent continuellement ils s'estimeraient, pour la plupart, heureux comme pas un mortel sur notre planète sublunaire.
Voyez-les réunis dans l'entrepont, avec leurs mines réjouies autant que hardies; voyez-les affublés de grossières mais chaudes fourrures, et pressés autour d'un énorme poêle de fonte, qui ronfle comme un soufflet de forge ou une personne trop bourrée d'aliments. Les uns jouent aux dés, d'autres sommeillent, ceux-ci grignotent un morceau de biscuit; ceux-là babillent.
Tous sont Bretons,—Normands tout au plus, j'en jurerais.
Prêtons l'oreille, aux causeries.
—Min Gieu, disait Jean Morbihan, min Gieu, nous avons encore, à bord de la Catherine, six barriques de gwin ardant 5 et vingt-cinq de cidre... tant qu'il en restera une goutte, je ne demanderai pas à m'en aller d'ici, non da!
—Tu as, ma foi, bien raison, appuya Charles Guyot; puisque nous avons pris le poisson, vaut mieux le manger entre compagnons que de le rapporter sans profit pour nous, aux bourgeois...
—Le fait est, fit un troisième, que la pêche a été miraculeuse, cette année, en l'an de grâce mil cinq cent vingt...
—Dis mil cinq cent vingt-un, l'Enrhumé, interrompit Jean Morbihan; mil cinq cent vingt-un, da oui; car nous sommes aujourd'hui le dix-huitième jour de l'année suivante, ajouta-t-il d'un ton convaincu.
—De vrai, reprit Charles Guyot, il y aura un an, le 11 mars prochain, que nous avons démarré du hable de Saint-Malo, et l'on espérait être de retour à la mi-octobre.
—Min Gieu, c'est pure, vérité, confirma Jean.
—Pourquoi diable aussi le capitaine s'est-il obstiné à faire la chasse aux loups marins! marronna un nouvel interlocuteur. N'avions-nous pas une assez forte cargaison de molues? mais c'est un ambitieux que le capitaine!
—Un ambitieux! peux-tu parler comme ça, Grogne-Toujours! s'écria Morbihan avec indignation. Maître Jacques est le plus digne, le meilleur des pilotes et des chefs, poursuivit-il avec un accent qui défiait toute contradiction.
—Jean a raison, affirmèrent plusieurs voix.
—Oh! ce que j'en dis, c'est histoire de parler, repartit Grogne-Toujours. Du reste, moi je suis aussi mal ici qu'ailleurs. Et si ce n'était ce brigand de froid...
—Et ces brigands de Peaux-Rouges de l'enfer, qui ont tué et dévoré sans doute nos deux pauvres camarades...
A ce moment, un coup de sifflet impératif retentit.
—C'est maître Jacques qui m'appelle, dit Jean Morbihan se levant et se dirigeant précipitamment vers la poupe du navire.
Un jeune homme de belle prestance, de mine audacieuse et intelligente, se tenait au seuil de la cabine ou chambre, qu'une mince cloison séparait de l'entrepont.
—Entre, dit-il, au matelot.
Celui-ci obéit et, se courbant, pénétra dans une petite pièce, chétivement meublée d'un poêle, une table, une couchette étroite, une horloge marine, des instruments de mathématiques et quelques cartes rudement dessinées, où la mer était figurée par de gros bouillons.
Le jeune homme rentra dans la cabine, dont il ferma la porte. Puis il s'assit, s'accouda à la table, et plongeant ses regards dans les yeux du matelot, qui demeurait respectueusement debout, immobile, attendant des ordres:
—Nos gens sont-ils toujours de bonne humeur? demanda-t-il en bas-breton.
—Toujours, maître Jacques, toujours.
—Ils ne se plaignent pas?
—Non da! De quoi est-ce qu'ils pourraient se plaindre! Min Gieu! ils seraient donc bien difficiles!
—C'est vrai! proféra maître Jacques, comme s'il se parlait à lui-même; pourvu qu'ils aient à boire, à manger, peu de besogne, ils se trouvent contents. La gloire, ni l'amour ne les tourmente, eux! Ah! si je ne rêvais de conquêtes, de découvertes et surtout de ma chère Catherine....
—Et que vous pouvez y penser à notre patronne! elle est, ma foi, bien assez accorte pour qu'on ne l'oublie pas, après un au de mariage! dit familièrement le matelot.
—Oui, mon vieux Jean, j'y pense souvent, trop souvent! soupira maître Jacques.
—Trop souvent! Min Gieu! capitaine, si j'avais jamais eu pour épouse une créature comme ça: une taille comme la plus fine corvette qui oncques débouqua du port de Saint-Malo; des yeux grands comme des écubiers, et un visage, un visage, que...
—N'est-ce pas qu'elle est charmante? dit maître Jacques, en souriant de l'enthousiasme du vieux marin.
—Charmante comme notre goëlette, dont dame Catherine a été la marraine! si charmante, s'écria celui-ci, qu'à votre place, je ne l'aurais pas quittée pour venir pécher la molue? N'êtes-vous pas assez riche?
—Tu aurais donc renoncé à la mer, hein! si j'étais resté à Saint-Malo, toi qui m'as élevé et enseigné l'art de piloter un navire?
—Min Gieu! maître, ç'aurait été dur d'abandonner le métier où je suis né; mais, voyez-vous, pour demeurer avec vous et la patronne, qu'est-ce que je ne ferais pas?... Da oui!
—Tu es un brave, Jean, donne-moi la main, dit le jeune homme, qui pressa chaleureusement dans les siens les doigts calleux du matelot..
Puis il ajouta:
—Allons, de la patience! dans trois mois, nous reprendrons la route de Saint-Malo. Au surplus, je n'aurai pas perdu mon temps, ici. J'ai exploré la côte septentrionale de cette terre à peu près inconnue, et découvert plusieurs îles qui pourront être un jour très-productives... Bien! Que le roi de France, mon maître, m'accorde l'autorisation de reconnaître tout le pays, et, sous peu, nous n'aurons plus rien à envier à la gloire de ce Génois, ce Colomb dont le nom m'importune autant qu'il m'enivre!
—Ah! min Gieu! vous avez encore des projets de voyage! vous voulez encore délaisser...
—Catherine!... j'aurais tort! n'est-ce pas? Oublions mes présomptueux desseins... Cette expédition sera ma dernière... Pourtant je touche à peine à ma vingt-septième année!
—Da oui, vous êtes venu au monde le jour de la Saint-Sylvestre, le 31 décembre 1494; je m'en souviens comme d'hier, et que votre père, maître Jamet...
—Bah! laissons cela, mon vieil ami... Je t'ai mandé pour que tu ailles, avec quelques hommes de corvée, faire du bois et battre les environs... Je crains que ces sauvages, qui ont enlevé deux des nôtres, ne renouvellent leurs agressions...
—C'est entendu maître. Je partirai tout de suite.
—Surtout armez-vous bien, car ces bandits sont vigoureux et très-adroits. De la prudence, Jean, de la prudence. Si nous perdions encore quelqu'un, la panique se glisserait dans l'équipage... Tu me comprends?
—Vous pouvez être tranquille, capitaine, vos recommandations seront suivies, comme si elles venaient du bon Gieu, répondit le matelot en sortant de la cabine.
Il communiqua les ordres qu'il avait reçus, et aussitôt dix de ses compagnons s'offrirent à l'envi pour les exécuter.
S'étant armés de longues piques à glace, d'arquebuses et de haches d'abordage, nos hommes montèrent par l'échelle de la construction en planches qui recouvrait le pont du navire, et qu'on avait élevée autant pour abriter l'intérieur contre les rigueurs du climat que pour renfermer des approvisionnements.
Chef de timonerie à bord de la Catherine, Jean Morbihan occupait le premier rang, après maître Jacques. Il distribua un verre d'eau-de-vie et quelques vivres à ses hommes; puis tous quittèrent le vaisseau pour commencer leur expédition.
En dépit du froid, ils s'étaient mis gaiement en route, quand le premier qui parvint au faîte du môle de glace dont le bâtiment était fortifié, poussa un cri d'émoi.
—Qu'y a-t-il? interrogea Jean Morbihan, pressant le pas.
Pour toute réponse, l'autre étendit son bras vers le sud.
Dans cette direction, on distinguait, à plusieurs milles de distance, une horde d'individus qui couraient vers le navire.
—Ce sont les sauvages! lit Jean, en portant un sifflet à ses lèvres.
A son appel, les matelots restés dans le vaisseau arrivèrent précipitamment. Maître Jacques les suivit de près.
—Regardez! lui dit Morbihan.
Le capitaine avait la vue excellente. Il distinguait les objets A des distances prodigieuses. Ayant porté ses yeux à l'horizon, il s'écria:
—Par ma Catherine! ce sont les sauvages! Les coquins sont nombreux et s'avancent de notre coté. Mais voici qui est étrange, bien étrange! On dirait qu'ils pourchassent l'un des leurs qui les précède d'une, centaine de pas, autant que je puis juger... Oui, c'est cela... Le poursuivi file à toutes jambes... Il porte quelque chose dans ses bras... Les autres lui décochent des flèches. Ah! le malheureux trébuche; il tombe... Ses persécuteurs vont l'atteindre... Non; le voici qui se relève... Bravo! courage! volons à son aide!...
En prononçant ces mots, maître, Jacques se jetait en bas du monticule et s'élançait, accompagné de ses matelots, au secours du misérable, dont il venait, en quelques mots, de peindre la périlleuse situation.
Bientôt, on le put voir parfaitement, et l'on put entendre les infernales vociférations de ceux qui lui donnaient la chasse.
—Arrêtons-nous et préparez vos arquebuses, ordonna maître Jacques. Mais visez juste et de façon à ne pas toucher ce pauvre hère.
Quoique les sauvages fussent encore éloignés de plus d'un mille, cinq minutes après, ils arrivèrent à portée des armes à feu.
Une décharge fut commandée et exécutée à l'instant.
Au bruit de cette arquebusade, les Peaux-Rouges épouvantés, se débandèrent et prirent la fuite, en laissant plusieurs morts et mourants sur le théâtre de l'action.
Parmi ces derniers, mais en avant d'eux, était tombé l'individu dont la cruelle position avait si fort soulevé l'intérêt de maître Jacques.
Instinctivement, poussé par sa bienveillance naturelle, le capitaine s'approcha de lui. L'infortuné était étendu immobile sur le dos.
—Sauvez ma fille! pour l'amour de Dieu, si vous êtes chrétiens, sauvez ma fille! murmura-t-il, en français, d'une voix faible.
Et ses yeux se portaient avec anxiété vers une sorte de paquet de pelleteries qui, lui ayant échappé dans sa chute, avait roulé sur la glace.
Surpris au dernier point, car cet individu était vêtu, comme les sauvages, de peaux de caribou, et avait le visage peint en rouge comme le leur, Jacques demeura un moment interdit; mais, reprenant bien vite son sang-froid, il demanda au blessé qui il était.
—Sauvez ma fille, sauvez mon enfant! répétait celui-ci avec égarement.
Maître Jacques ramassa le paquet de fourrures. Il contenait une charmante petite fille blanche, d'environ deux ans, qui souriait dans toute l'heureuse insouciance de son âge.
—Min Gieu! que voilà-t-il une jolie petite créature! Que c'eût été dommage de la laisser entre les griffes de ces satanés hérétiques! da oui! s'écria Jean Morbihan.
—Allons, garçons, dit Jacques, nous n'avons pas perdu notre matinée. Chargez-moi doucement ce blessé sur vos épaules et regagnons le navire... Quant aux autres, leurs compagnons viendront assurément les chercher lorsqu'ils ne nous verront plus.
Dès qu'il eut parlé, deux robustes matelots se saisirent du corps de l'inconnu; maître Jacques prit l'enfant dans ses bras, et l'équipage de la Catherine retourna rapidement à ses quartiers.
En y arrivant, le capitaine voulut que son protégé fut déposé dans sa cabine. Celui-ci s'était évanoui. Après avoir reconnu qu'il était mortellement frappé d'une flèche dont la pointe avait glissé sur la colonne vertébrale et traversé le poumon gauche, Jacques coucha le blessé dans son lit et lui fit avaler quelques gouttes d'un puissant cordial.
Le moribond ouvrit les yeux.
—Où est ma fille? balbutia-t-il.
—Rassurez-vous; on a soin d'elle, répondit le capitaine.
—Ah! soyez béni!... Vous la conduirez en France.. n'est-ce pas?
—Et vous aussi, si vous le désirez.
—Moi! dit l'inconnu, en secouant la tête... non! c'est fini de moi, je le sens. Mais écoutez: vous êtes Français?...
—De Saint-Malo.
—Et moi de Dieppe...
—Comment?...
—Laissez-moi parler. Les moments que j'ai à vivre sont comptés... Vous pouvez me rendre un grand service, je puis vous être utile aussi... Ne m'interrompez pas... Et d'abord sachez qu'à cinq degrés plus haut, il existe à l'ouest un détroit qui borde une grande terre où l'on trouve de l'or...
—De l'or! fit Jacques avec dédain, la gloire me suffit.
L'étranger continua:
—On m'appelait le capitaine Guillaume Dubreuil. J'ai découvert cette île... les côtes voisines... et d'autres pays encore... dès 1494 6... L'honneur de ma découverte, les Anglais me l'ont volé... mais vous me vengerez, n'est-ce pas?... je compte sur vous... A boire! j'ai soif... donnez-moi à boire, je vous prie.
Jacques approcha de ses lèvres la liqueur qui l'avait déjà ranimé.
Le patient avala difficilement une gorgée. Cette potion sembla lui rendre des forces, car il reprit d'une voix plus assurée:
—Oui, vous serez mon vengeur! Après avoir découvert ce pays et épousé une brave créature qui m'arracha aux mains des Anglais, je m'étais établi avec elle à Dieppe, où j'attendais qu'il plût au roi de m'octroyer la permission de remettre à la mer. J'attendis plus de dix ans et la permission un vint pas. Ma femme était originaire de cette île. Elle regrettait son pays, se mourait de langueur. Je résolus de la ramener au lieu de sa naissance. Mais j'avais un fils, âgé de quelques mois seulement. Mon père et ma mère désirèrent le conserver près d'eux, à Dieppe; je le leur laissai. Ma femme et moi nous nous embarquâmes sur un bateau affrété pour la pêche de la morue, et nous abordâmes à l'île, où Constance, mon épouse, avait, par sa famille, des droits souverains sur une tribu d'indigènes... Elle fut reine et je fus roi... Mais les sauvages appréhendaient que nous ne les quittassions de nouveau... Ils nous gardaient à vue... Et jamais, depuis lors, je ne pus entrer en communication avec les navires européens qui venaient, de temps en temps, faire la traite des pelleteries sur nos côtes...
Le blessé se tut un moment et, du regard, indiqua la fiole de spiritueux. Maître Jacques lui en versa quelques gouttes dans la bouche.
—J'achève, dit faiblement le malade, rassemblant un reste de vie; j'achève mon récit et mes jours aussi... Soyez attentif... Ma femme mourut, en me donnant une fille... Je l'appelai Constance, du nom que sa mère avait reçu au baptême... C'est cette enfant... J'ai voulu m'échapper avec elle, en apprenant qu'il y avait ici un navire pris dans les glaces... Les insulaires m'ont poursuivi... pendant trois jours... Près de m'atteindre, ils m'ont tué... Mais elle est sauvée, elle... N'est-ce pas qu'elle est sauvée?... Oh!... Mon fils... Si, lui aussi, je le savais sain et sauf! Mais pas de nouvelles, depuis que je l'ai quitté... Et mes parents étaient vieux, bien vieux... il doit avoir douze ans maintenant... Un mot... un mot encore... Dieu, prêtez-moi la force pour finir! On le nomme Olivier... Olivier, entendez-vous?... Veillez sur lui...et sur elle...Vous y veillerez, dites... C'est un mourant qui vous bénit... Ils portent tous deux le même signe de reconnaissance... un...
—Un? répéta maître Jacques, vivement impressionné! et se penchant vers son interlocuteur.
Mais le malheureux avait rendu l'âme.
Sur le soir de cette mémorable journée, le temps se radoucit. Du sud il s'éleva des brises comparativement tièdes. Le lendemain matin, par une de ces brusques révolutions, si communes sous les hautes latitudes, le thermomètre était remonté de plus de vingt degrés. A midi, il marquait 1° au-dessus de zéro. Le ciel était gris, sombre. Il tombait une pluie fine et pénétrante. De longues bandes de canards et autres palmipèdes sillonnaient les airs en tous sens. Sur le navire volaient, en se croisant et poussant des cris aigus, des nuées de noirs corbeaux et de vautours à tête chauve. Par intervalles, l'un de ces oiseaux voraces fondait effrontément sur quelque détritus, rejeté du vaisseau et mis à découvert par le dégel; il happait le morceau et se renlevait rapidement dans l'espace, en disputant sa proie aux moins audacieux que lui.
Tout à coup, un bruit formidable comme le roulement d'une avalanche du haut des sommets alpestres, ou plutôt comme un tremblement de terre tropical, se fait entendre. L'atmosphère est ébranlée, la mer brise son pont de glace et bondit, mugissante, terrible, blanche de courroux, autour de la goëlette, qui, déjà parée pour cet événement, se balance, maintenant svelte, légère et coquette, avide de reprendre sa course sur l'onde écumeuse.
Si l'on voulait profiter de cette débâcle inespérée et ne pas s'exposer à être de nouveau renfermé dans les banquises en mouvement, que le retour du froid ne tarderait pas à agglomérer une seconde fois en un tout compacte, il fallait appareiller immédiatement.
Aussi, ce jour-là même, débarrassée de sa cabane surnuméraire, remâtée, regréée, en un mot, la Catherine levait les ancres et partait gaiement pour Saint-Malo, trois mois au moins avant l'époque où elle aurait pu, dans les conditions ordinaires de température, compter raisonnablement briser les entraves dont l'hiver l'avait chargée.
—Min Gieu, ça ne fait rien, disait le vieux Morbihan, en berçant la petite Constance dans ses bras, quand dame Catherine, notre patronne, verra quel amour de cargaison nous lui rapportons là, elle ne nous en voudra plus de nous être attardés si longtemps en mer! da non; n'est-ce pas maître?
—Oh! fit, sans l'entendre, Jacques soucieux, et tenant ses yeux attachés ver l'ouest, je ne tarderai sûrement pas à revenir dans ces parages, et je profiterai des avis du pauvre Guillaume Dubreuil.
FIN DU PROLOGUE
CHAPITRE PREMIER
SAINT-MALO, PATRIE DE JACQUES CARTIER.
Existe-t-il en France, ou même dans le monde entier, une ville qui, relativement à sa population, puisse s'enorgueillir d'avoir enfanté autant de célébrités que Saint-Malo? Quelle pépinière, quelle pléiade d'illustrations dans tous les genres! Ses seuls marins fameux, on en pourrait compter cent, non compris les Jacques Cartier, les Porée, les Duguay-Trouin, Mahé de la Bourdonnais, les Surcouf, les de Coisy, et, comme dit leur excellent biographe, M. Ch. Cunat: «Tous donnèrent plus d'une fois sujet aux ennemis de la France de leur appliquer ce mot de Philippe, roi d'Espagne, en parlant de Turenne: Voilà un homme qui m'a fait passer de bien mauvaises nuits.»
Mais à ces beaux noms, consignés au premier rang dans les fastes de notre histoire nationale, ne se borne pas la liste des grands hommes qui ont honoré Saint-Malo par leur bravoure à toute épreuve ou leurs vastes talents. Des philanthropes, comme Jacques Vincent, seigneur de Gournay, Alain Magon de la Gervesais, Pierre de la Haye; des savants, comme Nicolas Trublet, le P. Alain de Large, le physicien Maupertuis, l'érudit Joachim Porée, l'historien Nicolas Frottet, le médecin Broussais; des administrateurs comme Pierre-Louis Boursaint, Féron de la Féronnays; des poètes comme François-Marie Lescaut, Marie-Jeanne Bougourd (l'auteur de la Jeune Mère), Michel de la Morvonnais et l'immortel Chateaubriand; des philosophes comme Offroy de Lamettrie ut Robert de Lamennais, vingt autres enfin, renommés dans les sciences, les arts et les lettres, viennent encore enrichir le catalogue des glorieuses, personnalités auxquelles la cité malouine servit de berceau.
Que rapporter des actions d'éclat dont elle fut le théâtre? qui les pourrait citer toutes? «Cet îlot de Saint-Malo, dit en son noble langage Jules Janin, cet îlot de Saint-Malo, fils de l'Océan, est un véritable navire à l'ancre, bercé par les tempêtes; les arbres ressemblent à des mâts qui attendent la vague lointaine. L'air, le ciel, le nuage, le bruit, la nuit, le jour, tout rappelle, à Saint-Malo, la vue du matelot des lointains rivages.
«Vie de matelot, passion de la mer, amour de l'orage, orgueil de l'écume salée, pêche et bataille, amour, abordage! Honneur à Saint-Malo! Ce vaisseau est assuré par une ancre éternelle qui touche au fond de la mer.»
Comparaison d'aussi haut style que de haute justesse surtout si l'on examine les anciennes Vues de Saint-Malo: le rocher sur lequel s'élève la ville a la forme d'un navire, qu'une chaîne énorme,—le Sillon,—retiendrait à la terre ferme.
Cette ville, si légitimement réputée, et dont tout coeur français a droit d'être fier, ne date guère que du huitième siècle. Fondée par les évêques d'Aleth, avec les décombres mêmes de la cité de ce nom, voisine alors aujourd'hui disparue, elle se composa d'abord d'un monastère, placé à la crête du rocher Saint-Aaron, et protégé par une forte muraille, dans l'enceinte et autour de laquelle s'élevèrent peu à peu des cabanes de pêcheurs. Maintenant encore il est, je crois, facile de reconstruire par la pensée cette enceinte primitive, qui devait être circonscrite par les rues actuelles du Boyer, Sainte-Anne, Saint-Benoît, Danican et une partie de la rue consacrée à la mémoire de ce Porcon de la Babinais, que M. Cunat qualifie si proprement de Regulus malouin.
Quoi qu'il en soit, favorisé par la bonté de son port et son heureuse situation à l'embouchure de la Rance, Saint-Malo, qui avait été baptisé du nom de son premier évêque, crût rapidement en grandeur, en prospérité sous la domination et la juridiction cléricales.
«Grâce, dit son historien, à la modicité du prix exigé par les seigneurs ecclésiastiques pour accorder ce que l'on a appelé depuis congé d'amiral, le commerce maritime prit bientôt de l'extension.» Dès le milieu du treizième siècle, les Malouins allaient en course et méritaient le titre de troupes légères de la mer; en 1241, ils s'associaient à la Ligue anséatique; sous saint Louis, ils prenaient une part active aux Croisades; puis ils se lançaient vaillamment, opiniâtrement dans cette lutte sanglante qui, pendant près de deux cents ans, désola la France et l'Angleterre.
Plusieurs fois assiégée, prise et saccagée durant ces guerres formidables, la ville de Saint-Malo ne développa pas moins sa population, sa richesse, sa puissance. Tandis que le pavillon britannique flottait sur Paris et sur toutes les forteresses normandes, le cardinal-évêque Guillaume de Montfort arma quelques nefs à Saint-Malo, battit et dispersa la flotte anglaise qui bloquait le Mont-Saint-Michel. En récompense de cette victoire, Charles VII rendit, le 6 août 1425, un décret par lequel les vaisseaux malouins seraient exempts pendant trois années de toute imposition dans les ports soumis à la couronne.
Cet édit et les lettres de franchise accordées par le duc François Ier de Bretagne, en 1446 et 1447, aux habitants de Saint-Malo furent très-avantageux au commerce. Aussi l'agrandissement de la ville nécessita-t-il bientôt des fortifications nouvelles.
Suivant une tradition, dont l'autorité me paraît suspecte, les Malouins étendaient déjà si loin leurs excursions maritimes que, dès 1492, l'année même de l'arrivée de Colomb dans la mer des Antilles, ils auraient, «de concert avec les Dieppois et les Biscayens,» découvert l'île de Terreneuve et quelques côtes du bas-Canada. A cette époque, cependant, les navigateurs de Saint-Malo s'étaient acquis une notoriété rare, et leur havre passait pour l'un des plus considérables du continent.
Deux ans plus tard, le 31 décembre 1494, naissait
Jacques Cartier, le futur explorateur du Saint-Laurent—le héros de ce récit.
Saint-Malo, dont la population monta (en 1700) jusqu'à près de 20,000 âmes, intra muros, et dont les relations se prolongeaient dans toutes les mers connues; Saint-Malo qui, avant la paix honteuse de 1763, avait, en quatre années, armé 40 navires pour les Antilles, 33 pour la côte de Guinée, 438 pour Terreneuve et le Canada, non compris de nombreuses expéditions pour les Grandes-Indes et la Chine; Saint-Malo, à présent déchu de sa splendeur, et dont, le vaste port, à demi désert, les somptueux bâtiments abandonnés et noircis par le temps, semblent en deuil de la vie absente, de leurs hôtes disparus; Saint-Malo, dont le recensement donne à peine aujourd'hui 10,000 habitants, était tout aussi peuplé, mais bien autrement animé, bien autrement affairé au milieu du seizième siècle.
Que, sous le rapport du pittoresque, du l'élégance, la ville de la Renaissance ou du moyen âge eût paru a un poète, supérieure à la ville moderne! Malgré ses quais magnifiques, ses superbes remparts, sa Bourse, son Intendance, ses monumentales constructions rectilignes, de la défunte Compagnie des Indes, sur les rues de Chartres et d'Orléans, ses hautes maisons du temps de Louis XV, son beau chantier de marine, son môle des Noirs, les bassins grandioses qu'on a substitués à son havre de marée, malgré son Casino, ses bains de mer, malgré même son railroad,—celle-ci peut faire regretter celle-là, avec ses grèves abruptes, ses ruelles escarpées, hérissées ça et là d'escaliers branlants; ses places étroites, mais bigarrées de gens de toutes les nations, ses bâtisses multiformes, aux étages surplombant, aux pignons aigus, ornementés, aux vitraux de couleur; et ses nombreuses tours, et ses dômes, et ses clochers, et ses campanilles, et ses pyramides égarées dans les nues, et, en un mot, le mouvement qui, du matin au soir, régnait à l'intérieur comme au dehors des murs.
Qu'est-elle devenue, cette noble cathédrale, commencée par les picoteurs aléthiens vers le huitième siècle? Qu'en subsiste-t-il? Un tronçon, avec un méchant portail, relevé sous Louis XIII ou Louis XIV. Où sont aussi ces trois gigantesques colonnes-phares, surmontées de flèches effilées, qui se dressaient fièrement près de cette basilique? Où l'église des Récollets avec son clocheton ouvré en dentelle? Ou l'hôpital Saint-Thomas et ses gothiques arceaux? Où ce vaste couvent des Bénédictins dont la chapelle, dans le style byzantin, était un chef-d'oeuvre d'architecture? Où encore le joli moutier des religieuses du Calvaire? Où donc enfin le palais épiscopal, qui rivalisait, disait-on, de luxe, de somptuosité avec celui de Rennes?
De tous ces édifices, si remarquables à un titre ou à un autre, il ne reste plus à cette heure que l'église Saint-Sauveur. Encore n'a-t-elle rien conservé des admirables sculptures qui faisaient autrefois son orgueil et y attiraient la foule des visiteurs.
Mais si Saint-Malo a vu tomber en poussière tous ses vieux monuments, il en a été un peu partout de même; et non pour le malheur de l'humanité. Si attrayant que soit le tableau rétrospectif de leurs beautés détruites, il ne doit point nous faire pleurer le passé et calomnier le présent. Notre âge vaut décidément, forcément et NATURELLEMENT mieux que ceux qui l'ont précédé: de même ses successeurs vaudront mieux que lui, car la loi du progrès nous emporte. Les arts produits délicats du sentiment contemplatif et extatique ont cédé le pas aux arts fruits de la civilisation industrielle; l'utile a succédé à l'agréable, l'application pratique à l'application idéale. Le droit du plus grand nombre s'est imposé aux prétentions de la minorité. Saint-Malo y a perdu peut-être; mais combien d'autres y ont gagné!
Soyons juste et véridique, d'ailleurs: Saint-Malo possède encore, valide et menaçant, son fort château féodal, que nous aurons bientôt l'occasion de décrire, et qu'on achevait d'édifier en 1534, au moment où commence notre narration.
A cette époque, vis à vis du château, à quelques pas du pont-levis qui en garde l'entrée et «jouxte l'hospital Saint-Thomas,» dit un document du temps, devant l'hôtel de Chateaubriand, métamorphosé, hélas! aujourd'hui en une auberge, l'Hôtel de France, on voyait une maison de bois entrecroisés et de moellons, d'un seul étage, projeté à au moins deux pieds en avant sur le rez-de-chaussée. Cette maison, vieillotte, ratatinée, péchant quelque peu contre les lois de l'équilibre, mais proprette au dehors comme au dedans, avait trois entrées: l'une, la principale, sur une petite place, ombragée d'arbres, en face du château; les deux autres devant l'hôtel de Chateaubriand. Rien ne la distinguait de la généralité des habitations de Saint-Malo. Comme la plupart, elle était couverte en tuiles rouges, courbes, et ses portes et les volets de ses fenêtres à guillotine étaient bardés de fortes plaques de tôle, assujetties sur les panneaux au moyen de boulons en fer rivés. Seulement, l'une de ses portes de derrière s'ouvrait sur un perron, abrité par un appentis que supportaient deux colonnettes, et auquel montait un escalier en équerre, de quelques marches, muni d'une rampe en pierre pleine. Ce perron servait, pour ainsi dire, de vestibule aux appartements de l'étage supérieur.
C'est dans cette maison qu'était né Jacques Cartier; c'est là qu'il vivait avec sa femme, Catherine Desgranches, fille de Jacques Desgranches, «connétable de la ville et cité de Saint-Malo;» c'est à que nous le trouverons dans la soirée du dimanche 19 avril 1534.
Quoiqu'on soit au printemps, le froid est pénétrant au dehors; il tombe une pluie fine et glaciale.
Soulevons le lourd marteau de bronze, à tête de lion, posé à la porte du rez-de-chaussée, et entrons sans façon dans cette hospitalière demeure, où l'étranger honnête est toujours sûr de trouver franc accueil.
Descendant une marche, nous voici dans une longue et large salle basse: tout y annonce le séjour habituel du marin. C'est qu'en effet, fils de marin, Jacques Cartier est marin lui-même. Si son père fut l'un des riches armateurs de Saint-Malo, Jacques a encore augmenté le patrimoine qu'il lui a laissé. Mais, fidèle aux anciennes coutumes, il ne dédaigne ni le lieu où il poussa son premier vagissement, ni les habitudes de ses aïeux. Dans cette salle enfumée, aux solives noires comme le charbon, dans cette salle dallée, où, en plein midi, le jour filtre parcimonieusement à travers des vitres verdâtres, enchâssées dans des losanges de plomb, vous remarquez des filets, des instruments de pêche, des avirons, des ancres, des armes rangés ça et là ou accrochés à la muraille, ou suspendus au plafond. Une table massive, carrée, luisante, en bois bruni par l'âge et flanquée de deux bancs solides à défier la pesanteur d'un Gargantua, occupe tout le milieu de la pièce et réfléchit les capricieuses clartés réverbérées par une large et profonde cheminée, dans laquelle, sur un âtre plus élevé que le sol de la pièce, flamboient, en pétillant avec bruit, deux troncs de châtaignier, couchés horizontalement l'un contre l'autre. De là, ces rayons fantastiques vont se réfléchir sur une immense vaisselière, chargée de bassines en cuivre et de faïences coloriées qui renvoient la lumière jusqu'au fond de la salle où l'on distingue un lit monumental. Ce lit ressemble à une armoire sans battants; ses épaisses cloisons sont couvertes de sculptures, aux arêtes desquelles se joue la lumière, qui vient mourir enfin par l'ouverture de l'alcôve, en jetant un dernier reflet sur un grand Christ d'ivoire, fixé au fond et dont l'aspect, dans cette pénombre flottante, impose à l'esprit de hautes et graves pensées.
La pièce sert à la fois de cuisine, salle à manger, de travail, de réception et de chambre à coucher. On y sent circuler cet air patriarcal si rare aujourd'hui et qu'il fait si bon respirer.
En épousant Catherine Desgranches, en 1519, Jacques Cartier avait fait meubler, à l'étage supérieur, un dans un goût plus moderne et plus en harmonie avec sa fortune. Il l'avait même habité du vivant de ses père et mère; mais, après le décès de ceux-ci, il était revenu s'installer dans la salle où avaient vécu et étaient morts ses ancêtres. Il espérait bien, lui aussi, y rendre l'âme à son créateur, si la mer, sa perfide maîtresse, lui en laissait le choix.
Huit heures venaient de sonner au beffroi du château.
Cartier, sa famille et quelques hôtes étaient groupés près du feu.
Assis dans une chaire en jonc, dans le coin de droite, sous le manteau de la cheminée, notre marin causait avec un brillant seigneur placé près de lui, sur un siège aussi primitif.
Ce seigneur était Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye, vice-amiral de France.
Vis avis de Cartier, dans l'autre angle de la cheminée, on remarquait sa femme, Catherine Desgranches, qui achevait de tricoter un long bas de laine, mais dont les yeux rougis, les paupières gonflées par les larmes, annonçaient que, si ses doigts besognaient agilement, son imagination était absorbée par des réflexions bien étrangères à son modeste travail.
Près d'elle se tenaient Antoine Desgranches, son frère; Marc Jalobert, son beau-frère, et Me Julien Lesieu, notaire royal de la cour de Rennes. Derrière eux, la nourrice de dame Catherine, la mère Manon, filait à la quenouille, en marmottant des patenôtres; le timonier de Jacques Cartier, Jean Morbihan, raccommodait une paire de bottes de pêche; un domestique, Charles Guyot, faisait des filets; puis un gourmette 7, le jeune Lucas, dit Saute-en-l'Air, fourbissait, en baillant, le poignard de son maître. Enfin, à un bout de la pièce, devant une petite lampe, aux lueurs fuligineuses, s'agitait une servante, en train de ranger de la vaisselle sur une étagère.
Tous ces personnages, avec leurs physionomies et leurs costumes si caractéristiques, tous ces objets, diversement frappés par des jets vagabonds de lumière et d'ombre, enraient un spectacle saisissant, que dominait la belle et mâle figure de Jacques Cartier, ressortant comme dans une auréole aux rayonnements du foyer.
Il touchait à sa quarantième année. C'était un homme dans toute la force de la maturité, d'une stature moyenne et bien prise, nerveuse, vigoureusement constituée. Son visage était expressif, très-accentué, et la teinte brune que le haie de la mer y avait empreinte ajoutait encore à l'énergie de ses traits secs, même anguleux. Il avait le regard profond, un peu dur, les sourcils rapprochés, les joues maigres, presque creuses; le nez long, recourbé comme le bec d'un oiseau de proie, la lèvre inférieure légèrement proéminente ainsi que le menton. Il portait toute sa barbe, roussâtre et clair-semée. Le haut de sa tête, couronné par un front spacieux, sillonné de quelques rides, annonçait la promptitude, la vigueur des résolutions, l'opiniâtreté, l'ambition. Pleine de bonté, la partie inférieure ne manquait pas d'une certaine sensualité rabelaisienne; mais l'ensemble disait hautement la hardiesse des conceptions jointe à une fermeté d'exécution inébranlable.
Pour vêtement, il avait un feutre noir, à bords étroits et relevés à la mode du temps; un pourpoint de drap marron, serré à la taille par une ceinture de cuir, des braies de même étoffe, également galonnées, et des bottes molles, à retroussis. De son pourpoint entr'ouvert, s'échappait, en bouillonnant autour du cou, une fraise de fine dentelle, et sur sa poitrine pendait une petite arbalète d'argent, insigne de son grade de pilote hauturier.
—Oui, messire, par ma Catherine, si le vent vire cette nuit, nous appareillerons dès demain matin, disait Jacques en s'adressant à Charles de Mouy.
—Et il virera le vent, j'en suis sûr, moi; da oui; je sens ça à mes rhumatismes, marmotta le vieux Jean Morbihan.
—Tout est donc prêt? demanda le vice-amiral.
—Tout, messire, tout! Ah! j'attends depuis assez longtemps cette occasion d'élever mon pays au rang qu'il mérite dans l'histoire des découvertes modernes, répondit Jacques avec un enthousiasme qui fit soupirer sa femme. Oh! continua-t-il, en portant la main à son front, j'ai lutté, lutté depuis quinze ans! Il m'a fallu essuyer bien des déboires, bien des rebuffades. Enfin, grâce en soit rendue à votre généreuse initiative, messire, grâce aussi à la bonté de monseigneur Philippe Chabot, grand amiral de France, je possède aujourd'hui les lettres patentes qui m'autorisent à «voyager et aller aux Terres-Neuves, passer le détroit de la baie des Châteaux, avec deux navires équipés de soixante compagnons pour l'an présent.»
—Et par Neptune, je n'en suis pas fâché, maître Jacques! Notre seigneur le roi de France ne pouvait confier plus belle et plus noble mission à plus brave capitaine, s'écria Charles de Mouy en frappant sur la garde de son épée. Quand nous lui parlâmes du projet, il hocha d'abord la tête d'un air incrédule, car l'insuccès du Florentin Verazzani l'avait dégoûté de nouvelles expéditions dans les mers inconnues. Mais ayant aperçu je ne sais quel courtisan espagnol qui souriait ironiquement: «Foi de gentilhomme, reprit-il changeant soudain d'avis, vous avez raison. Chabot et de Mouy; nous aussi irons faire des conquêtes ès Terres-Neuves. Je voudrais bien connaître l'article du testament d'Adam qui lègue en entier l'héritage du Nouveau-Monde à mes cousins de Madrid et de Lisbonne.»
—Royalement parlé! fit Jacques en souriant.
—Min Gieu, ça n'est pas mal en tout pour un Français, murmura Jean Morbihan, vieux Breton qui non-seulement ne pardonnait point à la reine Claude d'avoir, en 1515, consenti la cession définitive de la Bretagne à la France, mais ne croyait même pas à cette cession, et nourrissait contre les Français un sentiment de haine d'autant plus vif qu'il était moins raisonné.
—Oui, reprit le vice-amiral, et tout de suite François Ier mit deux navires à votre, disposition, maître Jacques, plus soixante hommes...
—Ah! dit Cartier, ce sont ces hommes qui ont été le plus difficile à rassembler. Vous ne sauriez croire, messire, combien de jalousies a suscitées autour de moi la faveur royale. Les marchands de cette ville se sont ligués, contre l'entreprise. Non contents de la décrier, ils ont tout fait pour débaucher les gens que j'engageais, les cachant ou les faisant cacher dans l'espérance que je renoncerais à mon dessein. Y renoncer! à ce dessein, le rêve de toute ma vie! les insensés! Néanmoins, sans l'ordonnance que j'ai obtenue de la cour de Saint-Malo, défendant aux bourgeois et négociants de recéler mes mariniers et compagnons de mer, et sortir leurs navires du port jusqu'à ce que mes équipages fussent complets, à peine de cinq cents écus d'amende; sans cette ordonnance qui fut rendue et proclamée le dix-neuvième jour de l'année dernière, je doute que j'aurais pu réunir le monde nécessaire à l'expédition. Mais laissons là les doléances, et permettez-moi, messire, de vous remercier d'être venu pour assister à notre embarquement.
—Par Neptune! je n'aurais eu garde d'y manquer. Et vous croyez, maître, qu'il aura lieu demain?
—Je le souhaite, dit Cartier, mais il faut que la brise change, et passe au sud-ouest, le vent favorable pour sortir du golfe. Dans tous les cas mes mesures sont prises, mes gens enfermés à bord, et j'ai reçu la sainte communion aujourd'hui. Je pourrais mettre à la voile cette nuit même...
Comme il prononçait ces paroles, dame Catherine, ne pouvant se contenir davantage, éclata en sanglots.
—Non, non, tranquillise-toi, ma bonne femme s'écria Jacques; non, je ne partirai pas cette nuit...
—Si ce n'est pas cette nuit, ce sera demain, ait-elle d'une voix profondément altérée.
—D'ailleurs, continua Cartier, refoulant ses propres émotions et pour donner un nouveau tour à l'entretien, cette soirée nous la devons à la gaieté. On célèbre ici les fiançailles de ma pupille Constance Dubreuil avec mon neveu Étienne Noël; et j'ose espérer, messire, acheva-t-il, en s'inclinant devant Charles de Mouy, que vous daignerez signer le contrat.
—Avec plaisir, avec plaisir, dit le vice-amiral; mais où donc sont les futurs?
—Ce matin, la jeune fille est allée chez une amie, au pardon de Paramé. Quant à notre gars, comme il s'embarque avec moi, il a dû s'approcher aujourd'hui des sacrements. Et, après dîner, on l'a envoyé chercher sa prétendue. Ils ne tarderont pas à arriver... On frappe. Ce sont eux sans doute, ou messire le recteur qui doit bénir la cérémonie. Gourmette, va ouvrir.
Saute-en-l'Air avait déjà obéi.
Un robuste jeune homme, haletant, à la mine effarée, parut dans la salle.
—Constance est-elle rentrée? demanda-t-il d'un ton agité.
—Rentrée! Mais non, répondit dame Catherine, se levant avec inquiétude.
—Ah! mon Dieu! alors que lui est-il arrivé? On ne l'a pas vue de toute la journée à Paramé, repartit le nouveau venu, avec un accent de douleur indicible.
CHAPITRE II.
LE DÉPART.
—Que dis-tu là, Étienne? s'écria Jacques Cartier, en se levant; quoi! on n'a pas vu Constance à Paramé?
—Non, mon oncle, pas de la journée! répondit le jeune homme, les larmes aux yeux.
—Sainte Vierge! quel nouveau malheur encore! s'exclama la maîtresse de la maison, en joignant les mains.
—Min Gieu, ça n'est pas possible! ça n'est pas possible! grommelait Jean Morbihan d'un air consterné.
La vieille nourrice, étant sourde, regardait cette scène avec une sorte d'hébétement, et cherchait à en deviner la signification. Le mousse riait malicieusement sous cape, en prenant grand soin de n'être pas remarqué. L'étonnement se peignait sur les traits du reste de la compagnie.
—Voyons, reprit Cartier, s'adressant à son neveu, ne pleure pas comme un enfant. Constance n'est point perdue; On la retrouvera. Tu es allé chez les dames Moreau?
—Mais oui, mon oncle.
—Et on t'a dit?
—On m'a dit que Constance n'était pas venue au pardon, comme elle l'avait promis.
—Oh! fit la femme du pilote, je ne sais quel pressentiment...
—Bon, bon, Catherine, ne sois pas ainsi affolée, interrompit maître Jacques. Constance n'a pu s'égarer. Il y a tout au plus une lieue d'ici à Paramé. Elle a fait cent fois le chemin...
—Mais les routes sont bien peu sûres, en ces temps! observa dame Catherine.
—Si le village où elle devait se rendre est près d'ici! intervint Charles de Mouy, avec un geste rassurant.
—Sans doute, sans doute, dit Cartier. La jeune fille aura changé d'idée et sera allée visiter d'autres amis, dans quelque paroisse voisine. C'est une intrépide marcheuse... un caractère et un corps de fer.
—Depuis quelques jours, elle paraissait soucieuse, remarqua tristement Catherine.
—Le fait est, murmura Jean Morbihan, que, depuis une huitaine, la jeune demoiselle était brumeuse comme une matinée de mars, dans l'île où elle est née, da oui!
—Que dis-tu là? lui cria Cartier.
—Oh! rien, rien en tout, répondit le vieux marin, reprenant de plus belle ardeur le rapiécetage de sa botte.
De temps à autre, Lucas glissait un regard sournois sur les assistants.
—Je vous demande bien pardon, messire, dit maître Jacques à Charles de Mouy...
—Je vous comprends. Vous allez vous mettre à la recherche de votre pupille. Avez-vous besoin de mes services? Je laisserai mes gens à votre disposition.
—Merci pour cette offre bienveillante, répondit Cartier; elle ajoute encore à ma dette de reconnaissance envers Votre Seigneurie. Mais mon monde suffira, j'espère. Du reste, il n'y a pas encore lieu de se tourmenter. Le couvre-feu n'est pas sonné. Constance peut rentrer par la poterne du château. Le sergent de garde la connaît, il ne manquerait pas de lui ouvrir si elle se présentait au guichet.
—Je suis tout marri de ce qui vous advient, repartit le vice-amiral, et je souhaite sincèrement, maître Jacques, que votre anxiété ne se prolonge pas davantage. Mais, puisque mes services ne vous sont d'aucune utilité, je vais me retirer... et demain, si vous avez besoin de quelque chose, comptez sur moi.
Après ces mots, il se leva, s'approcha de la femme du pilote, prit courtoisement congé d'elle et sortit de la salle pour rentrer au château, où il avait pris ses quartiers.
—Min Gieu! je me charge de la retrouver, notre demoiselle, s'écria le vieux Jean Morbihan, chaussant vivement ses bottes, dès que le vice-amiral fut parti.
—Où vas-tu? où veux-tu aller? s'enquit Cartier, qui réfléchissait.
Jean Morbihan se gratta le front d'un air indécis.
—Une idée, mon oncle! s'écria Étienne Noël.
—Voyons ton idée.
—Si Constance avait été chez nos parents de Saint-Hydeue.
—Non, non, dit dame Catherine. Elle n'est pas à Saint-Hydeue; ou elle aurait passé à Paramé et s'y serait arrêtée pour ouïr la sainte messe.
—A quelle heure a-t-elle quitté la maison? interrogea maître Jacques.
—Ce matin, à six heures.
—Mais que vous a-t-elle dit, ma tante? reprit vivement Étienne.
—Elle m'a dit qu'elle irait tout droit à Paramé, où elle était invitée et où elle assisterait à l'office divin avec les dames Moreau. Oh! combien je me repens de l'avoir laissée partir! Un pressentiment...
—Allons, femme, laisse là tes pressentiments! dit Cartier, avec une teinte d'humeur.
—Et que vous avez tort, maître! Da oui, c'est moi qui vous l'assure, riposta Jean Morbihan; les pressentiments...
—Tais-toi! signifia le pilote sévèrement. Ce n'est pas le temps de parler, mais d'agir. Holà! gourmette!
—Me voici! me voici! dit, en se frottant les yeux, Lucas, qui feignait de dormir étendu sur un banc.
—Toi, tu vas courir au presbytère de Roteneuf. C'est là que Constance a fait sa première communion; peut-être est-elle allée voir le bon recteur.
—Ça, mon gars, mets tes jambes à ton cou! ajouta le timonier, en appuyant ce conseil d'une vigoureuse claque sur la partie la plus charnue du corps de Lucas qui, par un bond prodigieux, prouva aussitôt qu'il n'avait pas usurpé son sobriquet de Saute-en-l'Air.
—Toi, Jean, mon vieux camarade, tu vas gouverner sur Saint-Hydeue, avec Étienne et Antoine, qui prendront de nouvelles informations à Paramé, et moi, je visiterai Saint-Servan, avec Charles tandis que mon beau-frère fera avec ma femme des recherches dans la ville.
—Volontiers, répondit Marc Jalobert d'un ton bourru.
—Et moi! me comptez-vous pour rien? si vous le souffrez, je vous accompagnerai à Saint-Servan, maître Jacques? insinua le notaire.
—Soit! consentit Cartier.
Et, s'approchant de la vieille nourrice, de plus en plus intriguée par ces mouvements et ces discours, dont elle commençait à soupçonner le sens, quoiqu'elle ne les comprît point parfaitement, il lui dit d'un ton bas qu'elle entendait assez bien, malgré sa grande surdité:
—Ce n'est rien, bonne Manon; ce n'est rien; nous allons sortir, n'ayez inquiétude. Bientôt nous serons de retour. Veillez, en nous attendant; et, si Constance rentre, qu'elle n'aille pas se coucher avant que je lui aie parlé.
—Et tiens du bouillon chaud, nourrice; car la pauvre Constance sera sans doute à demi morte de froid et de faim! ajouta du même ton dame Catherine.
—Oui, oui, répondit la vieille, par un mouvement des lèvres plutôt qu'avec la voix.
—Comment! tu es encore là, méchant morveux! tonna Jean, en administrant une nouvelle gourmade au mousse qui semblait fort occupé à mettre ses souliers, et prêtait néanmoins une oreille curieuse à ce qui se disait autour de lui.
Lucas détala avec l'agilité d'un écolier surpris en faute par son magister.
—Oh! pour l'amour de Dieu, ne battez donc pas ainsi ce pauvre enfant! s'interposa dame Catherine.
—Bah! il en verra bien d'autres à la mer, et c'est pour l'y accoutumer, tout doucement, ce que j'en fais là, voyez-vous, patronne, dit le père Jean en haussant les épaules.
Puis, se tournant vers Étienne Noël, dont le visage et la contenance portaient les traces d'une douleur amère:
—Min Gieu, mon gars, faut pas te dévaler comme ça! notre demoiselle n'est pas loin, c'est moi qui te le dis. On la retrouvera; sois tranquille. Le père Jean aimerait mieux ne pas s'embarquer demain que de lever l'ancre avant qu'on sache ce qu'elle est devenue. Tu oublies donc que c'est nous qui l'avons élevée, la vieille et moi; que je suis son premier nourricier... Mais en route!
Tout le monde quitta la maison, hormis Manon et la servante.
La pluie avait cessé; et le vent tournait au sud-ouest.
De grandes éclaircies bleues crevaient les nuages serrés comme les mailles d'un réseau à la voûte céleste. Ainsi que des diamants, les étoiles brillaient sous ce dais magnifique que la lune éclairait largement, par intervalles, de sa blanche et paisible lumière.
Le couvre-feu sonnait au moment où la famille Cartier se mit en quête de Constance. Les portes de la ville venaient d'être fermées. Mais, en sa qualité de gendre du connétable, maître Jacques put se les faire ouvrir à lui et aux siens. Tandis que Jean Morbihan, Antoine Desgranches et Étienne Noël partaient dans la direction qu'il leur avait indiquée, le pilote fouillait, avec son serviteur et Me Lesieu, Saint-Servan, qui était alors une dépendance, un faubourg de Saint-Malo, dont il ne se sépara, pour avoir une existence municipale propre, qu'en 1789.
Mais toutes les investigations furent sans résultat. Personne de leurs connaissances n'avait vu Constance, ce dimanche-là. Vers minuit, Cartier rentra chez lui en se berçant de l'espoir que sa femme ou ses autres émissaires auraient été plus heureux, si même la jeune fille n'était pas revenue au logis.
Il n'en fut rien.
Vainement dame Catherine et Marc Jalobert s'étaient livrés à de minutieuses perquisitions dans la ville et dans le port. Constance n'avait pas été aperçue de la journée. Interrogé s'il l'avait vue sortir dans la matinée, le sergent de garde à la porte du château ne se le rappelait pas. Et cependant il connaissait bien demoiselle Constance!
La désolation de dame Catherine ne saurait se peindre; un chagrin profond envahissait le coeur de maître Jacques; instruite par la servante de ce qui se passait, la vieille nourrice sanglotait à fendre l'âme. C'est que si Constance n'était pas née des époux Cartier, elle était leur fille d'adoption depuis son bas-âge; et, n'ayant pas d'enfants, ils l'avaient élevée avec la tendresse d'un père et d'une mère; ils la chérissaient comme telle; disons plus: ils l'idolâtraient.
Silencieuse, mélancolique, entrecoupée seulement de gros soupirs, fut alors la veillée, dans cette salle immense, devant le brasier agonisant.
Assis à leur place respective, Jacques et sa femme craignaient de parler. A peine osaient-ils se regarder. Le coeur gonflé, les yeux secs, mais brûlants, l'oreille aux aguets, l'un et l'autre épiaient les bruits du dehors, pendant que la nourrice psalmodiait lentement les Litanies des Saints.
Tout à coup, Catherine se leva, et vint se jeter convulsivement dans les bras de son mari, qui avait aussi quitté son siège pour la recevoir. Pendant quelques minutes, ils mêlèrent leurs larmes et leurs lamentations.
—Ah! ne partez pas! au nom de Dieu! Jacques, ne partez pas demain! criait la jeune femme.
—Je te promets, répondit Cartier, que je ne m'éloignerai pas d'ici avant d'avoir des nouvelles de Constance.
—Vous me le jurez, n'est-ce pas? reprit Catherine se pendant à son cou.
Le pilote l'entoura de ses bras, la pressa contre sa poitrine et repartit avec tendresse:
—Oui, ma bonne femme, je te le jure.
—C'est, dit Catherine, que ce voyage m'effraie... un je ne sais quoi...
—Je t'en prie, ne parlons plus de ces craintes vagues qui paralysent mon énergie...
—Ah! si vous saviez, Jacques!
—Je sais que tu es la meilleure, la plus dévouée des épouses. Mais ton esprit timide est trop prêt à accepter pour des réalités les fantômes d'une imagination un peu superstitieuse. Voyons, raisonnons. N'ai-je pas fait dix fois la traversée de Saint-Malo à Terreneuve? m'est-il jamais arrivé un accident? Qu'appréhendes-tu donc? N'es-tu pas la femme d'un marin, la fille d'un brave soldat? Vrai Dieu! je te croyais plus courageuse, plus soucieuse de ma gloire!... car c'est vers le temple de la gloire que je naviguerai, cette fois. Le simple pilote Jacques Cartier deviendra célèbre dans le monde entier. Et, ajouta-t-il, en souriant de cette bouffée d'orgueil qui lui montait à la tête, le roi de France, pour récompenser mes services, anoblira le nom que tu portes, oui, je le déclare, je le prédis, je le prophétise, par ma Catherine, ma bonne Catherine! puisque j'ai pris l'habitude de t'invoquer dans toutes mes paroles, comme dans tous mes actes! acheva le pilote en baisant sa femme au front.
A cet instant, l'ombre d'un corps parut s'établir devant la fenêtre, à travers laquelle la lune déchirait ses rayons, qui venaient former, sur les dalles de la salle, un vaste treillis d'ébène à fond d'argent.
La vue de cette ombre attira aussitôt l'attention de Jacques Cartier, alors debout vis à vis de la fenêtre.
—Qui diantre peut être là à nous espionner? dit-il, se dégageant doucement de l'étreinte de Catherine.
Ensuite, il s'élança vers la porte et l'ouvrit brusquement.
Mais si rapide qu'eût été son mouvement, il trouva déserte la petite place sur laquelle donnait sa maison.
Cartier rentra rêveur dans la salle.
—Si je ne savais ce démon de gourmette loin d'ici, je serais disposé à penser que c'était lui, disait-il entre ses dents.
—Oh! fi! c'est vilain; vous aussi, Jacques, vous êtes prévenu contre le pauvre garçon; tout le monde lui en veut! fit dame Catherine d'un ton d'affectueux reproche.
—C'est, reprit le pilote, que sa conduite est singulièrement suspecte; depuis ces derniers jours surtout... Enfin!... Ah! qu'il me tarde d'avoir des nouvelles... où peut être cette petite fille?... Quelle heure est-il?
—Trois heures, mon ami; vous devriez vous reposer!
—Me reposer! me reposer! s'écria Cartier, frappant du pied et se mettant à arpenter la pièce. Oh! je n'y tiens pas. Le sang me bout dans les veines... Si j'allais visiter nos nefs! Qui dit que, d'aventure, l'un de mes mariniers ne l'aura pas aperçue? La plupart la connaissent.
—Nous n'y avions pas songé, Jacques!
—Oui; j'y cours.
Ce disant, le capitaine quitta de nouveau son habitation et se rendit dans le port, où il prit une embarcation qui le conduisit à bord de deux navires d'un faible tonnage, mouillés côte à côte, à l'embouchure de la Rance.
Ces bâtiments étaient ceux dont, en vertu d'une royale autorisation, Cartier devait disposer pour aller tenter des découvertes «ès terres-neuves.»
Le pilote questionna ses «mariniers,» mais ceux-ci ne savaient rien. Depuis un mois, du reste, le plus grand nombre demeurait jour et nuit enfermé dans les vaisseaux, telle était la crainte qu'ils ne désertassent. Et la veille, comme l'on attendait, à chaque moment, le signal du départ, tous ayant entendu la messe, communié dans les entreponts, pas un n'avait mis pied à terre.
Quand Jacques, fatigué de cette longue nuit d'agitation, quitta les navires, un homme de garde au bossoir lui demanda respectueusement:
—Pensez-vous, maître, que nous mettrons à la voile aujourd'hui?
—Je ne sais, répondit évasivement Cartier.
—Le vent est bon, cependant, repartit le factionnaire.
—Bon ou mauvais, que m'importe! fit Cartier, d'un ton qui contrastait étrangement avec sa fermeté habituelle.
Et il reprit le chemin de son domicile, dans un état voisin de l'abattement.
Le jour commençait à poindre.
Jacques Cartier rentra doucement dans la salle basse. Épuisée par les émotions, dame Catherine dormait, près du foyer éteint, la tête appuyée contre Manon qui égrenait son chapelet. Sans troubler son sommeil, le pilote ressortit, et, s'autorisant du nom du vice-amiral, s'introduisit au château, où il monta dans le donjon.
Parvenu au sommet, ses regards se portèrent avidement sur la route de Paramé.
O bonheur là une petite distance des remparts de la ville, s'avançait un groupe de quatre personnes, que l'oeil exercé du marin n'eut pas de peine à reconnaître.
C'était Constance, marchant entre Étienne Noël, Jean Morbihan et Antoine Desgranches.
Jacques redescendit bien vite et annonça à sa femme cette bonne nouvelle.
En l'apprenant, Catherine faillit s'évanouir. Mais si un excès de joie fait mal, ce mal est de courte durée. On en guérit aisément. Aussitôt remise, dame Catherine, sans attendre son époux, partit comme une flèche à la rencontre de la jeune fille.
Je renonce à décrire les félicités de cette réunion. La vivacité des premiers épanchements apaisée, on passa aux explications. Constance avait, disait-elle, été enlevée par une troupe de gens qui rôdaient près de Saint-Malo, et qui l'avaient conduite dans une maison abandonnée, à la pointe de Roche-Bonne. Elle était restée toute la journée du dimanche et une partie de la nuit dans cette masure, d'où l'avaient tirée, vers le matin, Étienne Noël, Antoine Desgranches et Jean Morbihan, D'ailleurs, on ne l'avait aucunement maltraitée et les vivres ne lui avaient pas manqué. Cette déclaration était quelque peu ambiguë. Le ton même dont elle fut faite manquait de sincérité. Mais on était si content de se revoir que personne ne s'avisa de la contester. Quant à Noël, Desgranches et Morbihan, ils avaient sans difficulté trouvé la trace de Constance. Témoin de l'enlèvement, un berger de Paramé l'avait raconté le soir, en ramenant son troupeau au village, de sorte qu'y arrivant une heure ou deux après lui, Étienne et Jean en furent informés. Mais le berger ignorait l'endroit où les ravisseurs avaient traîné leur proie. Nos quêteurs battirent donc la campagne tout le reste de la nuit. Le hasard ou l'instinct amoureux d'Étienne guida leurs pas vers le vieux bâtiment qui servait de prison à la jeune fille. La porte était à peine fermée par un verrou extérieur, le verrou fut tiré et Constance délivrée.
Elle était accablée de lassitude; dame Catherine la mit au lit, après lui avoir fait prendre un consommé.
—Allons, enfants, dit alors Jacques Cartier aux trois hommes, le vent est favorable. Qu'on se hâte d'en profiter. Rendons-nous aux vaisseaux pour presser les préparatifs du départ. Il faut qu'avant la nuit, nous soyons hors du golfe, dans la Manche!
—Mais, mon oncle, dit Étienne timidement, et mes fiançailles?
—Ah! fit Jacques, en souriant de son fin sourire, ces amoureux, ça ne pense qu'à leurs intérêts! Tes fiançailles, mon pauvre garçon, ce sera pour notre retour.
—Da oui! confirma Jean.
Cartier dit alors à sa femme:
—Ma chère Catherine, tu viendras vers midi, à bord avec Constance, me dire adieu. Je ne quitterai pas les navires.
Et, l'ayant embrassée avec une rapide brusquerie pour cacher sa tristesse, il s'éloigna à grands pas.
Le jour était tout à fait venu, un jour maussade et nébuleux: l'angélus tintait à toutes les cloches de Saint-Malo; le roulement des voitures commençait à se faire entendre, la ville et son port s'animaient.
Cartier et ses compagnons se furent bientôt transportés sur leurs vaisseaux. C'étaient deux brigs de soixante tonneaux chacun, avec un château de poupe, un gaillard d'avant assez élevé, comme on les construisait généralement alors, et une batterie en barbette de quelques caronades et passe-volants sur le pont.
Les deux navires portaient ensemble soixante et un hommes8.
Nous l'avons dit, la presque totalité de ces hommes avaient été enfermés dans l'entrepont pour prévenir les désertions.
Dès qu'il fut arrivé à bord du premier des brigs, Cartier fit laver soigneusement le pont et ses bordages, fourbir les canons, ouvrir les sabords, et disposer le gréement pour le départ.
Son beau-frère, Marc Jalobert, surveillait l'exécution des mêmes travaux sur l'autre brig.
Ensuite, on pavoisa les navires de cent flammes et banderoles aux couleurs éclatantes, sur lesquelles tranchait brillamment, arboré à la poupe, le pavillon de Saint-Malo: l'hermine sans tache, en champ d'azur, à croix blanche.
Ces apprêts terminés, tous les hommes furent appelés et rangés, en double haie, sur le pont du brig. Quel spectacle curieux, pittoresque, incroyable, j'allais dire inimaginable! L'uniforme n'était guère connu alors. Aussi fallait-il voir ces gens, venus de toutes les parties de la Bretagne ou de la Normandie, avec leurs bonnets ou leurs larges chapeaux, costumes nationaux, galonnés, gris, blancs, verts, jaunes, rouges, bleus, de toutes les nuances. Et la coupe! aussi variée que la teinte de l'habit! Et les visages! aussi différents que les vêtements. Quant au langage, c'était, ma foi, bien autre chose encore! Quel jargon! quel patois! quelle cacophonie! Je renonce à plus accentuer ce tableau.
A midi, les cloches de Saint-Malo commencèrent à brimballer à toute volée.
Bientôt, du port, chargé, comme les remparts, d'une foule compacte et aussi bariolée que les équipages des deux brigs, se détachèrent trois barques.
Sur la première, se trouvait monseigneur l'évêque de Saint-Malo, dans toute la pompe sacerdotale, accompagné des principaux ecclésiastiques de son diocèse, également revêtus des ornements sacrés de leur ministère.
Ils venaient bénir l'expédition.
La seconde barque portait le vice-amiral, messire Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye, couvert des insignes de son rang, et escorté par un brillant état-major.
Enfin, dans la troisième, on voyait dame Catherine, le coeur bien affligé, sous ses attifets de fête, Constance, sa fille adoptive, toute rayonnante de beauté, et divers membres de la famille Cartier.
Une salve d'artillerie annonça que les embarcations quittaient terre, dans une anse, alors ouverte près du môle actuel des Noirs.
Immédiatement, à la flèche du grand mât de chacun des brigs, se déploya dans toute sa majesté l'oriflamme royale: blanche, semée de fleurs de lis d'or, chargée des armes de France, entourées des colliers des ordres Saint-Michel et du Saint-Esprit, et deux anges pour support.
Dix coups de canon appuyèrent cette démonstration et les tambours battirent aux champs.
—Terr i ben! mâchonna Jean Morbihan entre ses dents, à la vue des couleurs de France flottant au-dessus de sa tête.
Pour qu'il se laissât aller à articuler ce redoutable juron, il fallait que le vieux Breton fût terriblement exaspéré. Mais, nous l'avons dit, il était réfractaire à toute idée de sujétion à la France. Aussi lui, qui se montra plein de déférence, d'humilité pour l'évoque, quand il aborda le navire de Jacques Cartier, affecta-t-il d'être gourmé et raide comme une barre de guindeau, à l'arrivée de messire Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye.
Un autel avait été érigé sur le gaillard d'arrière. Le prélat dit une courte messe, que tout le monde entendit à genoux, et bénit les équipages et leurs bâtiments.
Ensuite, les hommes s'étant relevés, et ayant repris leurs rangs, le vice-amiral les passa en revue. Satisfait de cette inspection, dont il témoigna hautement son contentement, Charles de Mouy adressa aux mariniers une brève allocution pour leur recommander l'activité, la docilité et la soumission. Puis, tirant son épée, et la dressant en l'air:
—Jurez, leur dit-il, de toujours demeurer les féaux serviteurs de François, premier du nom, roi de France par la grâce de Dieu, et de vous comporter fidèlement à son service, sous le commandement général de maître Jacques Cartier, son bien-aimé pilote, chargé de ses pleins pouvoirs et autorité, dans l'entreprise pour laquelle vous vous êtes engagés.
—Le roi de France! le roi de France, mais, min Gieu, ce n'est pas mon roi, grommelait Jean Morbihan, debout à la barre du gouvernail.
Et se penchant à l'oreille de Cartier, placé devant lui;
—Dites, maître, faut-il que je jure aussi?
—Eh! sans doute! répondit celui-ci, impatienté de la longueur de la cérémonie; car il craignait que le vent, qui était alors excellent pour débouquer du golfe, ne tournât une seconde fois.
—Bah! pensa l'entêté timonier, personne ne fait attention à moi, je ne jure pas; non da!
Le serment prêté, Charles de Mouy accola cordialement Jacques Cartier; lui souhaita un heureux succès, et quitta le navire, en même temps que le clergé de Saint-Malo 9.
Note 9: (retour)Je ne sais, vraiment, pourquoi, dans l'édition Tross (1868) du premier voyage de Cartier, on a reproduit ce sommaire absurde du premier chapitre, qui se trouve dans une édition fautive:
«Comme messire Charles de Mouy, Chevalier, partit avec deux navires de Saint-Malo, et comme il arriva en la terre neuve, appelée la Françoise, et entra au port de Bonne-Vue.»
Jamais Charles de Mouy, vice-amiral de France, ne s'embarqua pour les «terres neuves.» Cela ne fait pas de doute. Il se contenta d'appuyer Cartier de son crédit et de passer en revue ses équipages. C'est ce que déclarent avec raison MM. Cunat, Garneau (Histoire du Canada), L. Guérin, etc.
Le sommaire de la même relation publié par la Société littéraire et historique de Québec est conforme à la vérité.
Le voici:
«Comme le capitaine Jacques Cartier partit avec deux navires de Saint-Malo, et comme il arriva en la Terre-Neuve et entra au port de Bonne-Vue.»
Le capitaine Jalobert étant retourné à son bord, avec ses gens, outre l'équipage ordinaire, il ne resta plus sur le brig de Cartier que dame Catherine et Constance, lesquelles voulurent accompagner Jacques jusqu'à la sortie de la rade, malgré l'avis de celui-ci qui craignait un grain.
La brise était fraîche et forte, les voiles furent déferlées, les ancres levées, et, vers trois heures de l'après-midi, les deux brigs doublaient, à l'embouchure de la Rance, la pointe de la Cité, au bruit de l'artillerie et aux puissantes acclamations d'une multitude enthousiaste.
C'était le vingt avril de l'an de grâce mil cinq cent trente-quatre.
CHAPITRE III.
LE SAUVEUR.
Après avoir prolongé les îles du Grand-Bey et du Petit-Bey (alors mont Olivet), dont les fortins les saluèrent de plusieurs coups de canon, nos brigs s'engagèrent dans le chenal ouvert entre les deux Conchées, pour gagner la haute mer.
Déjà, l'ordre était établi à bord. Sur le pont, dans les haubans, dans le gréement, on ne voyait que les hommes employés au pilotage des navires et à l'orientation des voiles.
Penché à la barre du gouvernail, et les yeux fixés sur les balises disposées ça et là dans la passe, pour indiquer les écueils, le vieux Jean Morbihan rayonnait d'allégresse maintenant. En vérité, il était dans son élément; il jouissait de la vie, comme oiseau dans l'air, poisson dans l'eau.
Derrière lui, sérieux, vigilant, imposant, heureux toutefois de ce bonheur qui emplit une âme honnête à la veille de réaliser un rêve glorieux longtemps caressé, Jacques Cartier, son sifflet à la main, commandait la manoeuvre. Près d'eux, étaient accoudées, à la rampe de la poupe, dame Catherine et Constance. L'une et l'autre se tenaient silencieuses, livrées à leurs propres réflexions. Mais quel abîme entre les réflexions de la jeune fille et celles de la jeune femme! Noyée dans une amère mélancolie, insensible aux brillantes perspectives qui miroitaient devant les regards de son mari, celle-ci songeait douloureusement à la longue, peut-être bien longue absence dont elle était menacée, aux noirs tourments de la vie solitaire, aux déchirantes angoisses de l'anxiété. Et la pauvre Catherine, plante timide d'une exquise suavité, mais dont les parfums délicats ne s'exhalaient que dans la serre-chaude des tendres épanchements, se reprochait sincèrement l'affliction dont son coeur était navré. Elle eût voulu être hardie au danger, inaccessible aux douces impressions, audacieuse pour partager les projets et même les fatigues de Jacques. Elle se gourmandait de manquer de fermeté, de vaillance, et s'accusait, comme d'un gros péché, d'attrister encore par son humeur chagrine les derniers instants de leur séparation.
Quant à Constance, frais bouton de fleur exotique qui s'ouvrait à l'existence et en pompait avec ardeur tous les sucs, ses pensées suivaient, nous l'avons dit, un bien autre cours. Et si la joie n'en faisait pas le fond, elle y entrait au moins pour une grande, trop grande part.
Cette jeune fille pouvait avoir seize ans. Elle était belle d'une beauté singulière, captivante, fascinatrice. Rien de régulier dans ses traits, mais beaucoup de provocation, beaucoup d'appels à la sensualité. L'oeil fauve, très-fin, plein d'éclairs, mais sachant modérer ses feux, les atténuer et se voiler tout à fait, sous de chastes paupières, frangées de ces longs cils que l'on voit aux tableaux des madones. Brillants ou assoupis, ses regards avaient des charmes irrésistibles, rehaussés encore par une bouche espiègle, humide, vivement carminée, dont les séductions ne sauraient se dire. Au nez agréable, des ailes mobiles, voluptueuses; au menton grassouillet, d'un contour harmonieux, une fossette, vrai nid d'amour, tout cela couronné par un front étroit, il est vrai, opiniâtre, mais qu'encadrait une chevelure noire, à reflets bleuâtres, si épaisse, si soyeuse! et tout cela posé sur un col d'une adorable pureté de lignes, auquel venaient se nouer des épaules déjà riches malgré l'âge encore tendre de Constance. La taille, les mains, les pieds, les attaches étaient à l'avenant, quoique l'ensemble du corps fût mignon à ce point qu'il semblait la réduction de l'un des chefs-d'oeuvre de la statuaire antique. Ce défaut était peut-être la qualité qui attirait sur Constance les désirs des hommes. Mais il en était un autre dont se gaussaient les blondes filles de l'Armorique, et qui ne lui conquérait pas moins les regards convoiteurs de l'autre sexe. C'était une de ces carnations olivâtres auxquelles se complaisait le pinceau de Murillo, et dont un léger duvet, de nuance encore plus foncée, estompait la lèvre supérieure. Ah! j'oubliais une brune lentille, —encore une tentation,—au lobe de l'oreille gauche.
En fallait-il plus pour soulever bien des jalousies, bien des rivalités! Ajoutez que Constance avait de la coquetterie jusqu'au bout de ses ongles menus, teintés comme une feuille de rose du Bengale; et puis, capricieuse, volontaire, entêtée, emportée. Cartier l'avait peinte, d'un trait, à Charles de Mouy:—Des membres et un caractère de fer.
En dépit des coutumes bretonnes et au grand regret du vieux Morbihan, qui l'adorait, Constance était mise à la dernière mode française. Tandis que la bonne dame Catherine se contentait de la blanche coiffe, plate, à barbes, tombant sur les épaules, de la casaque de berlinge marron, ornée de ganses violettes, du justin garni, de la jupe courte, des bas à coins et de la grossière chaussure nationale, sa fille adoptive portait le chaperon de velours rouge, avec templettes parfîlées d'or; l'élégante basquine de camelot de soie, sous une marlotte, doublée de pelleteries; la vertugale en forme d'entonnoir renversé, la robe de drap bleu, taillée en carré et décolletée sur la poitrine, à manches retroussées et flottantes sous le coude, suivant le goût du jour; enfin, elle avait des chausses ou bas écarlates et des escarpins de velours cramoisi, très-épatés du bout, très-découverts, avec engrelure imitant des barbes d'écrevisse.
C'était là le costume d'une noble demoiselle et non celui d'une bourgeoise. Mais Cartier tenait déjà quelque peu à la noblesse par son titre de pilote du roi, et par son alliance avec Catherine Desgranches. Si, plus d'une fois, les coûteuses fantaisies de Constance avaient fait murmurer dans la société qu'il fréquentait à Saint-Malo, jamais le brave capitaine n'avait su résister à un caprice de sa «fi-fille» chérie.
L'eût-il osé, il lui aurait mis sur les épaules un de ces magnifiques manteaux de vison blanc que, plus d'une fois, il avait rapportés des côtes de Terreneuve. Mais à cet égard les ordonnances étaient formelles. Seules les reines et les princesses du sang pouvaient se permettre pareil luxe. En revanche, il lui avait donné une superbe fourrure en petit-gris, que l'on voyait jetée sous son bras gauche, car, malgré la force de la brise, il faisait une chaleur toute vernale, dont on savourait, avec délices, les vivifiantes émanations après une longue et rigoureuse saison de froid.
Penchée mollement sur le garde-corps, Constance suivait, d'un oeil distrait, le ruban de moire argentée que le navire déroulait derrière lui, et agitait nonchalamment dans sa main droite son beau panache, bouquet de plumes d'autruches, qui servait aux dames d'éventail en été et d'écran en hiver.
—Enfin, se disait-elle, je vais être délivrée des importunités de ce pauvre Étienne. Ce n'est certes pas ma faute, à moi, si je ne puis l'aimer! D'où lui est venue la folie de me vouloir épouser? de me demander en mariage à son oncle? Mais, si j'étais unie à lui, je le rendrais malheureux, très-malheureux. Cela est certain. Cependant, il m'eût été pénible de refuser sa main, quand je voyais tout le monde satisfait par cette alliance. Mais à moi, elle ne me souriait pas du tout, oh! non, du tout. Et, n'eût été mon enlèvement hier, j'aurais, vraiment; déclaré net mes intentions à l'heure des fiançailles....
Mon enlèvement! répéta-t-elle à mi-voix et en souriant.
—Que dis-tu là, Constance? demanda dame Catherine, qui avait entendu ces derniers mots.
—Oh! rien, mère; rien, répondit-elle négligemment.
—Tu songes, sans doute, qu'il est bien cruel de quitter ceux que l'on affectionne?
—Bien cruel, en effet; oui, mère, répliqua Constance d'un ton froid.
—Chère enfant, poursuivit dame Catherine, en jetant son bras autour de la taille souple et cambrée de la jeune fille, chère enfant, que j'aurais aimé à voir célébrer tes accordailles avec ce bon Étienne avant son départ! Il me semble que tu ne serais plus aussi seule. Et puis nous serions deux pour soupirer, pour rêver à nos époux absents. La douleur partagée est moins lourde à porter. Mais Dieu ne l'a point voulu. Que sa volonté soit faite! Tout était prêt, hier soir, pour la cérémonie, néanmoins, et sans cet enlèvement, comme tu disais, il y a un instant...
—Ah! mère, regarde donc! s'écria tout à coup Constance à qui cet entretien ne plaisait guère.
—Qu'y a-t-il? fit dame Catherine, avec bonté.
—Un homme à la pointe de la Grande-Conchée.
—Eh bien, cela te surprend? Ne sais-tu pas que cet ilôt est un lieu de rendez-vous pour les pêcheurs?
—C'est vrai, mais cet homme...... balbutia Constance.
—Il nous salue, dit Catherine, qui avait levé les yeux vers un amas de rochers sortant des flots à tribord de la barque.
—Sainte Vierge! s'exclama la jeune fille en rougissant, c'est.....
—Allons, mes enfants, interrompit alors la voix mâle, mais alors tremblante, de Jacques Cartier, allons, il faut nous quitter!
Et, le pilote, attirant sa femme à lui, la pressait avec effusion dans ses bras.
—Quoi! déjà! faisait celle-ci, qui était devenue d'une pâleur livide.
—Du courage, ma chère Catherine!
—Du courage! ah! je supplierai le bon Dieu de m'en donner...
—Et il ne manquera pas d'exaucer tes prières, ma bonne amie. Mais, là, ne pleure pas comme une Madeleine ou mon coeur se va fondre aussi, et je donnerai un méchant exemple à mes gens.
—Que le ciel vous protège et vous ramène le plus tôt possible près de nous, mon bien-aimé Jacques! repartit Catherine en essuyant ses larmes.
—Oui, oui, dans trois ou quatre mois, je serai de retour...
—Soir et matin, je ferai des oraisons pour vous et dès demain nous irons, avec Constance, brûler un cierge à la chapelle de Saint-Ouen...
—Soyez sûres que, moi non plus, je ne vous oublierai pas dans mes prières, reprit Cartier d'un ton profondément ému... Mais qu'examines-tu donc là, Constance? ajouta-t-il, en s'adressant à la jeune fille qui contemplait toujours l'homme debout à la pointe de la Conchée, que le brig avait dépassée d'une centaine de brasses.
Sans lâcher le gouvernail, Jean Morbihan s'était retourné.
—Terr i ben! proféra-t-il à cet instant d'une voix qui fit tressaillir les auditeurs, terr i ben! Mais c'est le maudit chef des Tondeux. Je le reconnais à la plume noire qui ombrage son chapeau.
—Tu crois? dit ingénument Constance.
—Terr i ben! répéta le matelot tout frémissant de colère; capitaine, prenez ma place et laissez-moi monter dans une barque. Il faut que je m'empare de ce misérable!... il faut...
—Tu es fou! répondit Cartier. Tu vois les Tondeurs partout, et ils n'ont jamais existé que dans ton imagination...
Morbihan était furieux, il voulut protester.
—Assez! enjoignit sèchement le pilote, qui tira un son aigu de son sifflet.
Étienne Noël arriva sur la dunette.
—Vous m'avez appelé, mon oncle?
—Oui. Fais tes adieux à ta future épouse et à ta tante.—Pour vous, mes aimées, dit-il aux deux dames, vous devez vous bâter. Le vent s'élève, la mer grossit. Il serait fort imprudent d'aller plus loin.
Étienne s'approcha de Constance; il désirait parler; il avait quelque chose, un mot d'amour à lui dire; mais si son coeur débordait, sa gorge était serrée; il fut incapable d'articuler une syllabe, et embrassa si gauchement la jeune fille, que Cartier ne put réprimer un sourire.
—Adieu! adieu! Jacques, dit encore une fois dame Catherine, en se précipitant sur le sein de son mari.
Puis, ayant tendu la main à Jean, qui mouilla cette main de ses larmes, elle descendit dans le bateau que deux hommes, qui l'avaient amenée à bord, conduisaient amarré au brig. Constance répondit froidement à Cartier, dont l'affectueuse et paternelle étreinte ne fit vibrer aucune fibre dans son âme ingrate, fermée aux doux et bons sentiments. Ensuite, elle s'approcha du vieux Morbihan, qui, en appliquant un vigoureux baiser sur chacune de ses joues, lui souffla à l'oreille:
—Petiote, petiote, prends garde au chef des Tondeux!
—Est-ce donc lui qui était sur la Conchée? demanda Constance avidement.
—Min Gieu, oui! répliqua le matelot.
—Ah! vraiment! fit-elle d'un air surpris.
Et, elle sauta légèrement dans la barque 10, sans même accorder un regard au malheureux Étienne Noël, qui demeurait comme pétrifié sur le tillac.
Dame Catherine s'était déjà placée à l'avant de l'embarcation, d'où elle pouvait voir son mari et lui adresser encore quelques signes de tendresse; Constance s'assit à l'arrière, mais ayant en face d'elle les Conchées qu'on apercevait, avec d'autres îlots, comme des points noirs à l'horizon.
—Pourquoi donc te mets-tu là? lui demanda Catherine.
—Oh! maman, un tout petit caprice. Je voudrais gouverner.
—Mais la mer est trop mauvaise! Laisse Cadet prendre la barre.
—Du tout! du tout! fit Constance avec un geste mutin. J'ai souvent dirigé ma yole par un temps plus méchant que celui-là et jamais il ne m'est arrivé le moindre accident.
Dame Catherine était trop habituée à se plier à toutes les inclinations de la jeune fille pour insister en cette occasion.
—Tourne donc au moins la tête! Étienne t'envoie un adieu! reprit-elle en agitant un mouchoir, trempé de ses larmes, vers Jacques Cartier, que la brise, devenue violente, emportait rapidement vers le nord-ouest.
Mais Constance, tout occupée au gouvernail, ne répondit pas à cette invitation. Du reste, les vagues étaient hautes déjà. Le vent commençait à souffler par saccades de mauvais augure. Et il fallait non-seulement que la jeune fille fût rompue à la lâche qu'elle s'était imposée, mais qu'elle eût des muscles d'acier, pour l'exécuter avec autant de dextérité.
Courbés vis à vis d'elle sur leurs avirons, les deux bateliers admiraient franchement son aisance et sa vigueur.
Vraiment c'était merveille que de la voir, les yeux étincelants d'intrépidité, les joues empourprées, guidant avec une pareille adresse leur lourde embarcation, malgré l'intumescence du ras de marée.
La reine des ondes, se jouant d'une tempête qu'elle a soulevée, n'aurait pas montré plus d'audacieuse sérénité.
Cependant le ciel se couvrait. De lourds nuages noirs, aux franges cuivrées, le marbraient à l'occident; des bruits sinistres couraient dans l'air, en de longs et funèbres gémissements; le soleil à son déclin pâlissait, comme d'épouvante, quand un voile d'ébène n'en dérobait pas entièrement la face; les rameurs échangeaient entre eux des regards inquiets et pressaient de toutes leurs forces la marche de l'esquif. Ils n'avaient point peur sans doute, mais une appréhension vague les envahissait peu à peu.
Ces symptômes menaçants échappaient à dame Catherine, dont la vue, rivée à l'horizon, cherchait encore à discerner son mari sur le brig s'évanouissant dans le lointain; Constance frémissait d'une âpre volupté, et, la tête haute, humant avec délices les pénétrantes senteurs marines, le sein gonflé, les cheveux dénoués au vent, superbe et provocante comme une des vierges-prophétesses de l'île de Senn, elle semblait défier toute intimidation, lorsque, soudain, une rafale stridente, rugissement de bête fauve en rut, déchira l'atmosphère et donna aux éléments le signal du combat.
—C'est le kirk! c'est le kirk! Marie, mère de Dieu, priez pour nous! s'écria l'un des hommes.
—Oui, c'est le kirk! Hardi! pèse à l'aviron! lui commanda fièrement Constance.
Et c'était le kirk en effet, ce formidable vent du sud-ouest qui, parfois, aussi mortellement ravage les côtes armoricaines que le mistral ou le sirocco le littoral de la Méditerranée. En quelques places, près du Conquet par exemple, la violence de ses coups porte l'écume de la mer jusqu'à cent cinquante mètres au-dessus de son niveau! Rien d'affreux comme les hurlements sauvages de l'ouragan, et la furie des flots rendant un son creux, plein d'angoisses, de lamentations sépulcrales.
Et ce soir-là la tempête avait éclaté avec une rage élevée subitement au paroxysme. C'était, pour me servir des couleurs d'un des plus grands peintres bretons, «c'était une immense bataille dans les plaines humides. On eût dit, à voir bondir les vagues, ces innombrables cavaleries de Tartares qui galopent sans cesse dans les plaines de l'Asie. L'entrée de la baie était comme barrée par une chaîne d'îlots de granit: il fallait voir les lames courir à l'assaut avec d'effroyables clameurs; il fallait les voir prendre leur course et voir à qui franchirait le mieux la tête noire des écueils. Les plus hardies ou les plus lestes sautaient de l'autre côté en poussant un grand cri; les autres, plus lourdes ou plus maladroites, se brisaient contre le roc en jetant des écumes d'une blancheur éblouissante et se retirant avec un grondement sourd et profond, comme les dogues repoussés par le bâton du voyageur.»
Tantôt à la crête d'une montagne liquide, d'où l'on découvrait un espace immense, formé en avant par le port et la ville de Saint-Malo, et tantôt au fond d'un abîme, pressé, surplombé de tous côtés par les ondes tumultueuses qui montent, croulent, s'entassent, recommencent leurs écroulements et leurs entassements, le frêle esquif est à chaque instant sur le point de s'engloutir dans l'incommensurable tombeau dont il affronte les horreurs, ou fracassé aux angles aigus de ces récifs sur lesquels se brisent les lames en délire.
Nulle parole n'est échangée; quelle, d'ailleurs, serait entendue à travers les étourdissantes vociférations de la tourmente?
La femme de Cartier prie pour son mari et pour Constance. Enfiévrée, les vêtements en désordre, ruisselante d'eau, celle-ci s'efforce de garder le cap sur la Grande-Conchée, dont elle distingue, par intervalles, les hauteurs escarpées, lorsque sa barque se dresse à la cime des flots.
Mais le soleil a tout à fait disparu; le temps s'assombrit de plus en plus, les vagues mugissantes se teignent de noir, à lugubre reflet d'acier; bref sera le crépuscule, et alors les ténèbres doubleront encore les dangers, les horreurs de la situation.
De vrai, l'on n'est plus guère qu'à une centaine de brasses des Conchées ou de la Ronfleresse. Mais comment? ou aborder? La barque ne serait-elle pas dix fois mise en pièces avant d'atteindre la grève, si même on y parvenait? Pousser droit à Saint-Malo? Impossible d'y songer. Les bateliers étaient épuisés. L'embarcation avariée faisait eau en vingt places. Dans une demi-heure, elle sombrerait évidemment.
Constance même se sentait lasso, prise de vertige. L'abîme lui faisait peur. Elle avait peine à se maintenir sur son banc, quand un aviron cassa tout à coup. L'équilibre du bateau en fut rompu; Constance ne réussit pas à ressaisir le fil de la vague qui les entraînait, et, tel qu'une avalanche, un énorme paquet de mer s'abattit sur eux.
Ils enfoncèrent tous sous cette masse fluide et reparurent, un instant après, à la surface des ondes. Mais, de quatre personnes, il n'y en avait plus que trois; un des bateliers était perdu à jamais avec la barque. Tenant la dame Cartier par ses vêtements, l'autre batelier tâchait d'imiter Constance, qui nageait désespérément vers la Grande-Conchée.
Cependant les ombres s'épaississaient; les tourbillons d'air et d'eau allaient toujours augmentant; quoique la terre fût proche, il restait aux naufragés bien peu de chances de salut.
Dans le coeur de Constance l'effroi succédait à la vaillantise.
—Courage! courage! cria à ce moment une voix dont les accents couvrirent, pour quelques secondes, le vacarme des éléments.
—Courage! courage! répéta la même voix.
Et, au milieu des ténèbres naissantes, sur les flots, apparut le buste d'un homme, qui arrivait de l'île voisine.
Avec grande difficulté, il s'approcha de Constance, l'enlaça d'un bras à la ceinture, et, lançant au batelier une corde qu'il avait à la main, il se remit à nager vers la Conchée, où il aborda, au bout d'un quart d'heure, après des efforts inouïs pour n'être pas lacéré, avec son doux fardeau, aux tranchantes arêtes de pierre qui hérissaient le rivage.
La nuit était tout à fait venue.
CHAPITRE IV.
LA SORCIÈRE.
Émergeant de la mer, à deux milles environ de Saint-Malo, les Conchées forment le sommet d'un arc d'îlots, relié au continent par la pointe du Décollé au nord, et la pointe de la Varde au sud. D'ailleurs, à l'exception de Césembre, ces îlots ne sont guère que des écueils, des brisants, plus ou moins escarpés et, pour la plupart, couverts par le flot, à l'époque des syzygies ou hautes marées.
Cependant la Grande-Conchée, jadis appelée roc de Quince, occupe une étendue et une importance suffisantes pour qu'on ait cru devoir y élever, à la fin du dix-septième siècle, d'après les plans de Vauban, un fort destiné à protéger le mouillage de la passe de la Fosse-aux-Normands. Mais, en 1534, l'on ne voyait sur ce récif que deux ou trois misérables huttes pratiquées dans les anfractuosités du rocher et fréquentées par les pêcheurs que le mauvais temps forçait d'y chercher un abri temporaire.
C'est à la rive septentrionale de la Grande-Conchée qu'avait atterri le sauveur de Constance. Quatre hommes, vêtus comme des matelots, se tenaient là, lui prêtant leur aide, car il avait autour du corps une corde sans le secours de laquelle il ne serait jamais parvenu à regagner l'îlot.
—Mort de ma vie! je ne croyais pas la mer aussi dure! proféra-t-il en remettant le pied sur la grève.
—Nous avions toutes les peines du monde à résister au vent qui nous poussait d'un côté, tandis que la corde à laquelle vous étiez attaché nous entraînait de l'autre, dit l'un des hommes.
—Oh! ç'a été pour vous une rude corvée! reprit-il ironiquement.
—Non pas rude; cependant...
—Bon, bon; mais la seconde corde, celle que j'avais emportée à la main?
—Cassée! elle vient de casser!
—Comment! elle a cassé?
—Oui, marquis, elle s'est rompue au moment même où elle se tendait et où nous pensions ramener ceux qui devaient s'y être amarrés.
—Mort de ma vie! voici un vilain incident! Alors la femme du pilote est perdue, car il fait noir comme dans le trou du Diable, et la mer est si méchante que pas plus maintenant que tout à l'heure nous ne pourrions mettre une embarcation à flots.
Comme pour confirmer ces paroles, une vague gigantesque vint, en meuglant, fondre sur eux. Pour n'être pas emportés par cette vague, ils n'eurent que le temps de se réunir en un groupe serré, en entrelaçant leurs bras et leurs jambes, et formant ainsi une inébranlable colonne de muscles et d'os.
Le libérateur de Constance tenait, pressée contre sa poitrine, la jeune fille à demi évanouie.
—Ça, mes gars, dit-il, quand la lame se fut retirée, tant pis pour ceux qui sont lâchés; allons nous réchauffer.
Et, passant devant les hommes avec sa protégée, il escalada quelques roches qui le conduisirent au sommet de la Conchée, dont le plateau fort étroit était coupé par une crevasse, au fond de laquelle on apercevait de la lumière.
Guidés par cette lumière, nos gens descendirent dans la crevasse, où les quatre matelots quittèrent l'individu qui avait arraché Constance à l'abîme; et celui-ci entra aussitôt dans une espèce de grotte, éclairée par une torche de résine.
—Maharite! Maharite! appela-t-il d'un ton dur.
—Maharite y est pour le maître, rien que pour son maître; la joie soit avec lui! répondit, en bas-breton, une voix qui semblait monter des entrailles de la terre.
Et l'on vit surgir d'un coin de la grotte un corps étrange, si courbé vers le sol qu'on eût dit qu'il marchait à quatre pattes.
—Mort de ma vie! que faisais-tu donc? fut-il repris impérieusement.
—Maharite préparait le louzou 11 pour la pennèrès 12.
—Toujours tes magies, hein? tu finiras sur un bûcher!
—Et toi, mon maître, repartit railleusement Maharite, toi tu finiras au bout d'un écheveau de chanvre!
—Tais ta langue! tais ta langue, femme! et fais du feu pour cette jeune fille!
Le monstre tourna à demi sa tête, dont les cheveux tombants balayaient la terre, et un sourd grognement sortit de sa bouche:
—Encore une victime!
Ce n'est pas sans raison que nous l'appelons monstre, car il est impossible d'imaginer quelque chose de plus hideux que cette pauvre créature. Non-seulement une affreuse difformité l'obligeait de marcher à la manière des bêtes, mais son visage n'avait plus rien d'humain. Il n'était que cicatrices d'un rouge sombre, violacé, on le nez apparaissait seulement comme les deux cavités qui trouent celui d'une tête de mort, où les yeux saillissaient entre des bourrelets de chair sanglants comme des phlegmons, où, pour en finir tout de suite avec ces horreurs, la bouche, dépouillée de ses lèvres, montrait une double rangée de dents magnifiques, mais dont la blancheur même augmentait encore l'odieux de cet épouvantable masque.
—Dépêche! et fais du feu, te dis-je, répéta l'homme, en étendant Constance sur un lit de plantes marines sèches.
Sans avoir tout à fait perdu connaissance, la jeune fille n'avait plus, depuis l'engloutissement de la barque, le sentiment exact de son être. Elle voyait et entendait à demi, mais ne pouvait apprécier les objets ou les choses.
Dans une petite niche de la caverne, son sauveur prit une bouteille d'eau-de-vie, dont il versa quelques gouttes sur les lèvres et sur les tempes de Constance, qui aussitôt s'agita, frissonnante, sur sa couche.
—Où suis-je? demanda-t-elle, en promenant ça et là des regards étonnés.
—Vous le saurez dans un instant, répondit-il d'un ton courtois. Mais soyez assurée toutefois que vous êtes en sûreté.
—Ah! c'est vous! s'écria-t-elle en frémissant au son de cette voix.
—Je vous effraie? fit-il tristement. Mon costume...
Et ses yeux tombèrent sur ses jambes nues, sa chemise et ses braies, d'où l'eau coulait comme d'un ruisseau.
—Vous oubliez, messire Georges, dit-elle, que, quand même je ne vous devrais pas ma vie, je serais bien mal avisée en ayant attention à votre accoutrement, car le mien...
Et, à son tour, elle jetait les yeux sur sa toilette, si fraîche deux heures auparavant, en si pitoyable condition à cet instant.
Mais, s'interrompant:
—Et ma mère, et nos bateliers? interrogea-t-elle avidement.
—Oh! j'espère qu'ils sont sauvés aussi! répondit Georges d'un air embarrassé.
—Pensez-vous?
—Oui; du reste, j'ai envoyé une barque à leur recherche... Mais je vais me retirer pour vous laisser changer de vêtements...
—Qui m'en donnera?
—Cette femme que vous voyez accroupie et qui chante devant l'âtre.
—Quoi! la sorcière!
—Vous la connaissez. Constance? s'écria-t-il, avec un émoi qu'il s'efforça ensuite de dissimuler.
—Eh! qui ne connaît la sorcière de la Conchée! Nous sommes donc sur l'île?
—Oui... commandez à Maharite et elle vous obéira... Je sors; me permettez-vous de revenir?
—Oh! oui! Ne me laissez pas longtemps Ici, supplia-t-elle en tendant sa main à Georges, qui y imprima un baiser.
Puis il quitta la caverne; et Constance demeura seule avec la sorcière, laquelle chantait d'une voix étrange ce chant plus étrange encore:
«—Merlin, Merlin, où allez-vous si matin avec votre chien noir?
«—Je reviens de chercher le moyen de trouver ici l'oeuf rouge.
«Je vais chercher dans la prairie le cresson vert et l'herbe d'or.
«Et le gui de chêne, dans le bois, au bord de la fontaine.
«—Merlin! Merlin! revenez sur vos pas, laissez le gui au chêne.
«Et le cresson dans la prairie, comme aussi l'herbe d'or.
«Comme aussi l'oeuf du serpent marin parmi l'écume dans le creux du rocher...
«Merlin! Merlin! revenez sur vos pas; il n'y a de devin que...»
—Le Diable! acheva-t-elle avec un ricanement farouche. N'est-ce pas, ma mignonne, qu'il n'y a pas d'autre devin que le Diable?
Et Maharite tourna vers Constance sa face, dont la flamme jaillissante du foyer faisait, pour ainsi dire, flamboyer les abominables laideurs.
A cet aspect, la jeune fille se serra, en tremblant, au fond du lit.
—Ah! je te fais peur! je te fais peur, petite mijaurée, poursuivit la sorcière, avec des inflexions tour à tour railleuses et sinistres; je suis donc bien horrible! bien décidément horrible! Moi aussi j'ai été belle, pourtant, belle comme toi, plus que toi. Et toi aussi tu deviendras horrible, plus horrible que moi! Ah! je te vois pâlir, puis verdir comme la mousse qui tapisse ces rochers!
Ah! sur ton corps si frais, si parfumé, je vois grouiller des millions et des millions de vers gluants...
—Tais-toi! maudite! oh! tais-toi! ordonna Constance, sautant à terre.
—Pouah! continua la sorcière, avec un geste de dégoût, je sens l'odeur, rôdeur exécrable de tes chairs qui tombent en pourriture....
—Misérable! proféra la jeune fille, faisant un bond pour s'enfuir de la caverne.
Mais Maharite la retint par le pan de sa jupe.
—Arrête! mignonne! arrête! Entends-tu comme la mer gronde, comme le vent se lamente au dehors?... Où irais-tu? Non, ruste, reste ici. Je veux te faire belle, moi; plus belle que tu n'as jamais été, que tu ne seras jamais!
En prononçant ces paroles Maharite traînait la pauvre enfant effarée dans un couloir, dont elle éclaira les profondeurs avec une torche de résine.
Elle ouvrit un coffre en bois peint, et, pièce à pièce, en tira un coquet habillement de jeune mariée. Depuis le voile virginal jusqu'à l'anneau d'or, rien n'y manquait.
—Voyons, mignonne, mets bas cette cotte mouillée, disait-elle, en rangeant les objets sur le coffre.
Et comme, malgré son audace habituelle, Constance ne bougeait pas, Maharite, se hissant sur un banc, se prit à la dévêtir avec autant d'adresse que d'agilité. Mais, en la débarrassant de ses effets, elle s'extasiait sur les charmes de la jeune fille, et mêlait de prédictions lugubres, révoltantes, ses marques d'admiration.
Constance, éperdue, n'osait lui résister. Quelle que fût la fermeté, nous pourrions dire l'impudence qui lui était propre, tant d'impressions violentes et diverses avaient fondu sur elle, depuis le départ de Jacques Cartier, que sa volonté s'était amollie comme la corde d'un arc trop longtemps tendu.
Elle laissait faire et parler cette bizarre créature, qui, tout en lui passant la robe nuptiale, extraite du coffre, disait sur un ton rhythmé, mystérieux:
«Il y aura six ans, six ans vienne la Saint-Jean, la Saint-Jean prochaine.
«Dans le village, le joli village de Pordic, tout près, tout près de Tréguier.
«Vivait heureuse, vivait bien heureuse Maharite, Maharite, la femme du pêcheur Jugon.
«Mais Maharite était coquette, elle était trop coquette; et mal lui en prit, grand mal lui en prit.
«Son mari n'était pas pieux, pas pieux du tout; et mal lui en prit aussi, très-grand mal lui en prit.
«Le jour de la fête, de la fête de monsieur saint Jean, le mari de Maharite était allé à la pêche, dans son bateau; dans son grand bateau.
«Maharite la frivole, Maharite rencontra hors du logis un chevalier, un chevalier tout de vert habillé.
«Maharite la folle, Maharite écouta les paroles, les trop douces paroles du galant cavalier.
«C'était le démon, le beau démon, sorti des enfers pour la séduire, la séduire et la tromper.
«—Où vas-tu, Maharite? Maharite, où vas-tu?» demanda le prince, le prince damné des Enfers.
«—Cavalier, gentil cavalier, je vais, dit-elle, au feu que l'on allume sur le rocher, pour monsieur, le très-vénéré monsieur saint Jean.
«—Non, tu n'iras pas, tu n'iras pas à ce feu; mais viens avec moi, nous en allumerons ensemble un plus brûlant, bien plus brûlant.
«Laissez-moi, aimable cavalier; aimable cavalier, laissez-moi; je veux aller à la fête, à la fête sacrée.
«—Cette fête, douce Maharite, Maharite très-douce, nous la ferons dans mon château, dans mon riche château.
«—Monseigneur, je ne saurais, je ne saurais consentir; que dirait-on au village si je vous suivais dans votre château, votre riche château?
«—Viens, il y aura pour toi des coiffes en dentelle, en fine dentelle; et une robe, une jolie robe violette.
«—Y aura-t-il tout cela? Messire, y aura-t-il tout cela?» dit, en s'arrêtant, Maharite, l'imprudente Maharite.
«—Il y aura aussi, ma belle, de l'or, de l'or pour payer les redevances que vous devez à votre seigneur, votre très-redouté seigneur.»
«Notre seigneur, notre redouté seigneur était cruel, très-cruel pour ses vassaux.
«Son intendant, son intendant, aussi dur que lui, avait menacé Jugon de l'enfermer dans la tour, dans la tour épaisse du manoir.
«Maharite, la crédule Maharite, suivit, en hésitant, le cavalier, le perfide cavalier.
«Il la mena dans son château, dans son merveilleux château, où il lui fit boire des liqueurs, des liqueurs enivrantes.
«Maharite, ah! plaignez Maharite! s'endormit, et quand elle s'éveilla, elle était couchée, couchée à côté de LUI!
«Et le château était en feu, en feu flambant, et formait ce bûcher, ce magnifique bûcher que Satan avait dit.
«Sans mal, sans mal aucun Lucifer sortit de la fournaise, et Maharite, la désolée Maharite aurait voulu faire comme lui.
«Mais le plancher s'écroula, s'écroula sous ses pieds, et tomba Maharite dans les flammes, dans les flammes dévorantes.
«Où Maharite, la malheureuse Maharite, se rompit les reins et se brûla le visage, se brûla le visage au vif.
«Et, le lendemain, on apprit que Jugon, Jugon le pécheur, avait péri dans la mer, la mer sans fond.
«Et ainsi furent punis par monsieur saint Jean, le sévère monsieur saint Jean, Maharite, la très-coupable Maharite, et son mari.
«Et voilà l'histoire, la triste histoire de Maharite, Maharite la magicienne du roc Quince.»
Comme la sorcière terminait son goerz, d'une voix douce, qui n'était pas sans charme musical, elle achevait aussi la toilette de Constance. Peu à peu, la jeune fille s'était remise de sa stupeur. Elle prêtait une oreille attentive, presque complaisante, au chant de Maharite.
—Allons, mignonne, dit celle-ci en reprenant son ton sarcastique, après avoir fini; allons, à ton tour d'être l'amante et la dupe du roi des ténèbres! Regarde-moi, petite, regarde-moi et n'aie frayeur, car mon visage et mon corps t'annoncent ce qui t'attend!
Bien plutôt tâché de t'y accoutumer. Allons! tu es parée pour les noces, parée des effets de celle qui t'a précédée dans les bonnes grâces de Satan, cours te jeter entre ses bras! Je ne suis pas jalouse, moi; tiens, le voici! ajouta-t-elle avec un rire infernal, en s'enfuyant sur les pieds et sur les mains.
De nouveau, Constance se sentait troublée. La vue de cette femme, à demi folle, dont on discernait encore la grande jeunesse, à travers un honteux fouillis de plaies et de repoussantes infirmités, le récit nuageux qu'elle venait de faire de ses infortunes, le prestige indicible qui environnait alors les personnes soupçonnées de sorcellerie, mais surtout les dernières et cyniques paroles de Maharite, avaient ramené l'agitation, l'effroi dans l'âme de Constance. Aussi ne put-elle réprimer un mouvement et un cri de terreur, lorsque, rentrant dans la première partie de la caverne, elle se trouva tout à coup devant Georges qui, avec son chapeau de feutre, ombragé d'un panache noir, son beau et sombre visage, tout son habillement en velours noir, sur lequel brillait une ceinture d'or, semblait l'incarnation même de cette divinité malfaisante à qui Dieu permettait, suivant les légendes du temps, de parcourir la terre pour y tenter les jeunes femmes et y corrompre les jeunes hommes.
—Déjà prête et toujours ravissante! fit-il avec un sourire vainqueur, mettant un genou eu terre et lui baisant galamment la main. Que ce costume de fiancée vous sied bien! continua-t-il, sans paraître remarquer l'émoi de la jeune fille. Enfin, ma plus aimée, je vais donc toucher au comble de mes voeux! Je pourrai te chérir, t'adorer le jour et la nuit, et nul ne s'opposera désormais à notre bonheur. Ah! si tu savais, ma Constance, tout ce que j'ai souffert depuis hier, tout ce que j'ai souffert tout à l'heure... Mais ne parlons plus de douleurs. Soyons, n'est-ce pas, tout entier à la félicité de nous voir, de nous aimer.
Et, comme elle ne répondait point:
—Serais-tu malade? continua-t-il d'un ton vibrant de passion. Non, cela ne se peut; dis-moi, ma douce, dis-moi que tu n'es pas malade, que tu es heureuse de notre réunion, de ce hasard inespéré qui va nous permettre de nous abandonner, sans contrainte, légitimement, aux impulsions de nos coeurs?
Se relevant, il l'entoura amoureusement de ses bras, en appuyant ses lèvres brûlantes contre les lèvres de la jeune fille.
—Mais que voulez-vous de moi? que vous proposez-vous, Georges? balbutia celle-ci frissonnante et rejetant son buste en arrière, pour se dérober aux caresses énervantes de son amant.
En ce moment, à l'entrée de la grotte, apparut le masque horriblement moqueur de la sorcière.
—Le Diable! c'est le Diable! Prends garde, jeune innocente! Je te le dis: songe au sort de Maharite et à l'enfer!
—Va-t'en, chienne! monstre! exécration de la terre! lui cria Georges, en frappant du pied avec autant de dépit que de fureur.
—Vois comme il me traite maintenant! C'est ainsi qu'il te traitera bientôt! et ce sera tant mieux! menaça encore Maharite, qui se sauva, en poussant un grand éclat de rire.
—Cette pauvre misérable a perdu la raison, reprit Georges, d'une voix qui voulait être badine. Mais, ajouta-t-il avec empressement, viens, viens, ma fiancée, l'autel nous attend.
—L'autel? Que voulez-vous dire?
—Quoi! vous n'avez pas compris? Cette robe, cet anneau, ce voile, ne vous ont-ils pas prévenue...?
—Mais, en vérité, je ne sais...
Le jeune homme fît un geste d'humeur.
—N'était-il donc point convenu que nous nous marierions aussitôt que votre tuteur serait parti? dit-il avec amertume. Ne m'aviez-vous pas promis que, le soir de ce jour, vous vous échapperiez pour venir, avec moi, à l'île de Césembre, où un bon cordelier nous unirait? Vous avez la mémoire bien courte, Constance! Pourtant, j'ai tenu ma parole, moi. Après vous avoir fait enlever, hier par mes gens, suivant votre désir, afin de n'être pas fiancée à un homme que vous détestez, j'ai eu le courage, et c'en a été un bien grand, croyez-le, de ne point, parce que vous l'avez voulu, troubler votre solitude dans cette maison abandonnée, où... Mais je m'en veux de ces reproches; pardonnez-les, pardonnez-moi, amie... C'est l'excès de mon attachement pour toi qui me rend jaloux, disputeur... tu m'excuses, n'est-ce pas?... Je me sentais si malheureux, si désespéré, tandis que tu étais à bord de ce navire... près de mon rival... J'appréhendais tant que Cartier n'eût encore la fantaisie de faire célébrer vos fiançailles par quelque chapelain... Il n'en a rien été... Oh! je le sais... Je m'étais transporté sur cette île pour épier... Ah! tu es bonne! et tu m'aimes, n'est-ce pas, Constance?... Mais parle donc! Serais-tu fâchée contre moi? Quel motif!... Si la Providence ne m'avait conduit ici, tu périssais... Oh! rien qu'à cette idée, je me sens glacé... Dis un mot... un seul qui me rassure... Qu'as-tu? Cette toilette, que j'avais fait disposer, à l'avance, ne te plairait-elle pas?... Est-ce que tu es indisposée contre moi?...
Georges avait prononcé ces mots de ce ton mouillé, insinuant, qui caractérise les ardeurs de la passion et pénètre, bon gré mal gré, le coeur de ceux qui l'ont allumée. Aussi, comme à un divin nectar. Constance s'enivrait-elle «aux paroles du séduisant jeune homme, aux magnétiques effluves de son amour. Les doutes, les craintes qui s'étaient élevés dans son esprit, se fondaient ainsi que les brumes du matin sous un rayon de soleil, et, palpitante, ravie, elle dit, en enveloppant Georges dans un regard voluptueux:
—Quoi, doux ami, ce vêtement...
—C'est ton vêtement nuptial, que j'avais fait faire et apporter ici où tu l'aurais mis, avant de nous rendre à Césembre, s'écria-t-il, en enlevant la jeune fille de terre et la pressant avec frénésie contre sa poitrine.
—Laissez-moi! oh! laisse-moi! disait-elle éperdue, abandonnant sa tête alanguie sur l'épaule de son amant.
Et lui:
—La tempête s'apaise; le vent a cessé de gronder; les flots rentrent dans leurs abîmes. Viens, viens, mon ange, mon idole, viens, sautons dans ma barque; rendons-nous à Césembre et soyons unis, heureux pour toujours!
Georges se précipitait, avec son précieux fardeau, hors de la grotte, lorsque le crépitement d'une vive arquebusade se fit entendre, à quelques pieds au-dessus d'eux, sur le plateau de la Conchée.
CHAPITRE V.
GEORGES DE MAISONNEUVE.
De tout temps, la Bretagne a été remarquée pour sa fidélité au culte des pratiques dévotieuses. Mais, souvent aussi, elle s'est distinguée par les troubles déplorables qui ont pris naissance dans son sein et jeté le discrédit sur ses habitants. Le brigandage lui-même y a, plus d'une fois, usurpé le droit de cité et commis des excès heureusement ignorés ailleurs. Sans redire les abominations de Gilles de Laval, maréchal de Retz (1440), non plus que les atrocités de Fontenelle, cent cinquante ans plus tard, ou, de nos jours, les horreurs de la chouannerie, il serait facile de montrer que, fréquemment, la Bretagne fut ravagée par des bandes de scélérats, agissant tantôt sous la bannière de la religion, tantôt sous l'étendard de la politique.
Nombreuses, terribles apparurent ces bandes vers le milieu du seizième siècle. Depuis là mort de la «bonne» duchesse Anne, celle que Louis XII appelait sa Brette moult amée, la province était en proie au fléau des guerres intestines. Et quelles guerres! Sous prétexte de reconnaître ou de ne pas reconnaître la souveraineté de la France, les grands seigneurs se livraient d'évêché à évêché, de ville à ville, de château à château à des luttes acharnées qui répandaient la ruine et le deuil dans toute la péninsule; luttes, ai-je dit, massacres, bien mieux j'aurais pu écrire. Car ils sont farouches, ils sont sauvages, quand la passion les enflamme, nos Bretons! Dans leurs rixes, dans leurs jeux, gare au Pen-Bas! cette arme nationale autrement redoutable que le sabre, la baïonnette ou même la crosse de fusil! Je vous laisse à penser s'il eut un rôle capital à cette époque de discorde. Le sang coula à torrents, et, sur les monceaux de cadavres entassés par le fanatisme, dans toute la vieille Armorique, on vit germer des hordes de bandits qui, prenant diverses dénominations, plus effroyables les unes que les autres, achevèrent de saccager le pays, d'y répandre la terreur avec la désolation.
Ces malfaiteurs étaient connus du peuple sous le nom générique de Soudards. Mais chaque troupe avait, en outre, sa désignation particulière. C'est ainsi que l'une d'elles, dont nous allons nous occuper, s'intitulait fièrement les Tondeux, et tâchait de justifier sa sinistre appellation par tous les excès imaginables, perpétrés sur ceux qui tombaient entre ses mains, mais les riches, les nobles et les prêtres principalement.
Après avoir semé la dévastation dans la Cornouaille et le pays de Tréguier, les Tondeux avaient pris, en 1533, Saint-Malo et ses environs pour théâtre de leurs odieux exploits.
Redoutés, mystérieux, les Tondeurs obéissaient à un chef plus redouté, plus mystérieux encore. Personne ne le connaissait, mais tout le monde l'avait vu, ou le prétendait. Seulement, pour les uns c'était un géant, Magog; pour les autres un nain, un Poulpiquet; pour tous c'était un fils de Satan, sinon Satan lui-même. Pour tous? Non. Il y avait les sages, les esprits forts qui ne voulaient voir en lui qu'un possédé du démon. Sur le nombre et l'énormité de ses crimes, l'accord d'ailleurs était parfait. Aucune monstruosité dont il ne se fût rendu coupable. Il exerçait sur les femmes une fascination irrésistible; il était maître absolu des hommes. On le trouvait en vingt places différentes à la même heure, et nulle part. Ce don d'ubiquité il l'avait communiqué à ses gens. Vous pouviez être sûrs de les rencontrer là où vous ne les attendiez pas; et là où vous les cherchiez, ils n'étaient jamais. Des personnes qui se croyaient bien informées leur donnaient pour repaire les roches escarpées de la pointe de la Varde, à quelques milles est de Saint-Malo; mais des personnes, non moins bien informées, les logeaient dans les roches également escarpées de la pointe du Décollé, à l'ouest. S'il en était qui plaçaient leur retraite à l'anse de la Garde Guérin, il en était aussi qui la voulaient à l'anse du Val. Tout cela, supposition, simple conjecture, histoire de jaser. Les seuls faits certains, trop positifs, malheureusement, c'était l'existence des Tondeurs et leur présence dans l'évêché de Saint-Malo.
A la ville, comme à la campagne, l'on n'entendait parler que de robberies, pilleries, incendies, rapts, meurtres, viols. Aux Tondeurs rien n'était sacré. Ils dévalisaient les couvents, les églises, comme les maisons bourgeoises et les châteaux; ils détroussaient un opulent abbé sans plus de scrupules qu'un riche baron. Les sacrilèges n'avaient-ils pas poussé l'audace jusqu'à arrêter Sa Grandeur Monseigneur de Saint-Malo, revenant du dernier Chapitre qui s'était tenu à Rennes!
A leur poursuite, on dépêcha une grosse troupe de gens d'armes. Mais où les prendre? où les atteindre? Disparus, invisibles. La garde de la ville fut doublée, la consigne observée avec la dernière rigueur. Cela inutilement. Au dedans, comme au dehors des murs, les Tondeurs n'en continuaient pas moins leur tonte.
Malgré la vieille réputation de ses sentinelles canines, le havre de Saint-Malo perdit toute sécurité. Ou les trente-quatre dogues qui, de jour, couchaient au Chenil de la Hollande, et, de nuit, avaient charge de protéger les navires contre les tentatives des voleurs, jouissaient d'un renom usurpé, où ils subissaient, eux aussi, le charme dont les Tondeurs disposaient pour dompter les humains. Depuis quelques mois, dans le port, ne mouillaient guère de navires qui échappassent à une agression nocturne et ne fussent mis à rançon.
Comment donc, par où les brigands pouvaient-ils entrer clandestinement, en bandes, souvent nombreuses, dans la ville et en sortir? Elle n'avait alors que trois portes, pourtant la ville—la Grande-Porte, la porte de Dinan, la porte de Bon-Secours,—et une poterne devant la Digue, par laquelle on communiquait avec Saint-Servan. Quant à la porte actuelle, Saint-Vincent, elle ne fut ouverte que plus tard. A cette époque, la muraille d'enceinte se prolongeait jusqu'au pont-levis du château, dont la mer baignait, de toutes parts, les fortes murailles.
Où donc, comment, on se le répétait, les Tondeurs pouvaient-ils envahir et quitter Saint-Malo, à leur bon plaisir?
Possédaient-ils des ailes? Peut-être le diable leur en avait prêté. Il est si pervers!
—Ah! l'incrédulité a beau dire, compère, si les scélérats n'étaient assistés de Belphégor...
—Belphégor! Belphégor! que parlez-vous de Belphégor, mon voisin? C'est Lucifer en personne qui leur commande. Ne vous souvient-il pas que je l'ai vu, avec le vieux Jean Morbihan, moi! C'était la nuit de la Sainte-Catherine passée, oh! j'ai la mémoire bonne, allez! Nous venions de souper, avec mes filles et le père Jean, chez mon gendre Jalobert. Tout à coup, en passant près du couvent des pieuses filles du Calvaire, j'entendis des cris perçants, puis des flammes brillèrent devant moi. C'étaient ces infâmes Soudards qui avaient mis le feu au couvent, et violentaient les vierges du Seigneur... Ah! ne me rappelez pas cette nuit, cette affreuse nuit, voisin!... Et leur chef, le chef des bandits, mais je le vois encore, avec son chapeau noir et sa plume noire!... Il était grand, voisin, plus grand que la croix du clocher de Saint-Aaron...
—Bien à l'encontre, compère, l'on m'avait assuré que sa taille ne dépassait pas celle d'un teus 13.
—Raison de plus pour que ce soit Satan lui-même! N'a-t-il pas le pouvoir de prendre toutes les formes? Ah! mon voisin, mon voisin; depuis lors, mes filles en rêvent; elles osent me soutenir que c'est un galant cavalier... dans leurs rêves, entendons-nous.
—Voire, compère, c'est ce que déclare ma femme. Et, je vous le confesse, à l'oreille, je l'ai entendue, oui, ma femme Brigitte, l'appeler tout haut, alors qu'elle était couchée à mon côté!
Ces quelques mots de conversation résument les entretiens auxquels se livraient, à peu près soir et matin, les bons négociants de Saint-Malo, sous l'auvent des boutiques. Jugez par là du grossissement que les commères devaient donner aux objets de leurs transes. Les Tondeurs n'en prenaient pas plus soin, cela se comprend aisément, que des mesures de vigilance multipliées contre eux.
Mais ce que l'on ignorait à Saint-Malo, ce que l'on sut plus tard, trop tard, c'est que les brigands s'introduisaient dans la ville et s'en échappaient, à leur gré, par un égout. Cet égout débouchait dans la mer au nord-est. Là, une forte grille défendait son entrée.
Cette grille, aux barreaux très-épais, aux mailles serrées, paraissait scellée à demeure. Mais, en l'examinant de près, un observateur attentif eût fini par découvrir, dans la frette, un trou de serrure. La grille était une porte. La porte ouverte, vous vous trouviez dans un couloir ténébreux, visqueux, tapissé de conferves, rempli d'exhalaisons salines. Le flot le balayait, à haute marée. Après quelques pas dans la galerie souterraine, on se heurtait à une nouvelle porte. De fer plein celle-ci.
Seulement, elle ne joignait pas le sol, par en bas. Un espace d'un demi-pied environ permettait aux eaux de s'écouler, et empêchait qu'elle ne fût enfoncée quand la vague faisait effort à l'extérieur.
Supposez l'obstacle franchi et avancez d'une cinquantaine de toises. Vous rencontrerez une troisième grille, semblable à la première, puis un escalier. Et cet escalier, de vingt-cinq marches, vous conduira, en montant, à un regard. Le regard s'ouvre, comme le reste. Vous voici dans une petite pièce circulaire, éclairée parcimonieusement par un soupirail grillagé, la base d'une tour, suivant toutes probabilités.
C'est une tour, en effet. Elle existe encore, dans un état de réparation passable. On la peut voir et visiter, en la cour la Houssaye, où elle flanque tristement une grande et vieille maison, à quatre étages, aussi, mélancolique qu'elle, dans cette cour étroite, sombre, humide, que les rayons du soleil doivent n'échauffer jamais. Été comme hiver, il y fait froid au corps; il y fait aussi froid à l'âme, en toutes saisons.
La tour, cependant, ne manque pas d'une certaine légèreté. Elle a même des prétentions à l'élégance. On y remarque quelques traces de sculptures, d'assez bon goût. Mais bien que couronnée par un simulacre de mâchicoulis, bien qu'hexagone à son quatrième étage, ronde ensuite jusqu'à ses fondements, ce qui lui prête une figure originale, les galets bruts dont elle est bâtie la revêtent d'une physionomie maussade, presque lugubre.
Rares, au surplus, étroites comme des lucarnes, sont les fenêtres.
Au pied de l'édifice, et à son angle de mitoyenneté avec la maison, il y avait une porte basse, cintrée, qui se fermait au moyen d'un lourd battant, garni de plaques et de bandes de fer. Bouchée aujourd'hui, cette porte restait ordinairement close. La tour semblait abandonnée. Mais de la maison attenante on y communiquait par un panneau secret. Cette maison n'est plus maintenant telle qu'elle était alors.
Point d'habitants au rez-de-chaussée. Prudemment munies de barreaux, les fenêtres étaient encore fermées par des volets intérieurs. Au premier étage, de vastes salles, parfois brillamment éclairées, et ou les accords du biniou se mêlaient au bruissement des baisers, aux éclats de rire, au choc des verres. Souvent aussi ces salles étaient muettes. Des semaines entières se passaient sans qu'un hôte y parût.
Tour et maison appartenaient, en 1534, à un charmant jeune homme, qui signait Georges de Maisonneuve. De quelle noble famille descendait-il, d'où venait-il? Problème. Georges était un joyeux compagnon, brave, hardi, robuste, riche, généreux. En fallait-il davantage pour lui assurer des succès dans le monde? Son extrait de naissance, qui se fut avisé de le lui demander? Il était Georges de Maisonneuve, bien vu, bien fêté, adoré des mamans, caressé des papas, guigné par les filles, chéri par les fils et par les frères. Ces témoignages de la considération publique valaient tous les titres. Au moyen de quel talisman les avait-il gagnés? Secret facile à pénétrer. Georges était brave, complaisant, séduisant, nous l'avons dit: il avait de l'or; il le prodiguait à pleines mains, depuis une année qu'il résidait à Saint-Malo, voilà le mot de l'énigme. Il se disait natif de l'Écosse, où s'était établie, au commencement du siècle sa famille, d'origine française, et où il possédait de grands biens. On l'avait généralement cru sur parole. Georges de Maisonneuve était, au reste, servi par des domestiques modèles, contre la fidélité desquels venaient échouer toutes les inquisitions de la curiosité ou du mauvais vouloir. Aux questions des indiscrets, ils répondaient avec la plus grande politesse, mais aussi avec la plus grande habileté et de façon à dérouter les conjectures. Aux insinuations des malveillants, ils haussaient les épaules ou faisaient adroitement l'éloge de leur maître.
Qu'il fût bon gentilhomme, de vieille souche ou n'en eût que l'habit et le masque, Georges de Maisonneuve s'acquittait fort bien de son emploi.
Constance et lui se rencontrèrent. Ils eurent désir l'un de l'autre. Chez la jeune fille, ce fut moins de l'amour peut-être qu'un vif sentiment, une attraction de sympathie. Chez lui, le vainqueur, le blasé, ce fut le besoin d'une sensation nouvelle, mêlé à je ne sais quel entraînement magnétique vers la mignonne et frêle créature.
Si Constance l'eût aimé de cet amour, tout flammes, tout brûlant, dont son coeur était le foyer, nul doute qu'elle ne se fût, sans qu'un voile de pudeur gazât son front, donnée à lui. Entre la contrainte et la satisfaction d'un appétit, Constance n'eût pas balancé. Le devoir lui était inconnu. Mais telle n'était pas la nature de son penchant pour Georges de Maisonneuve. Elle se plaisait dans sa présence, avait joie à ses flatteries, à ses caresses; et, s'ignorant elle-même, elle se disait: «Je l'aime; je n'aurai d'autre époux que lui.» C'était, d'ail leurs, sa première inclination. Constance n'avait jamais analysé ses impressions. Les ardeurs de son esprit, la vivacité de ses sens, elle les soupçonnait à peine.
Quant à Georges, bien plus que celle de l'âme, il recherchait la possession du corps. Quoique mentalement séduite, la jeune fille fit résistance. Il s'irrita, il s'emporta, et n'obtint pas davantage. Le mariage fut proposé. Mariage secret, cela va sans dire. «Demandez ma main à mon tuteur,» répondait Constance.—«Et ma famille qui est noble, hélas! et ma famille qui est puissamment riche!» objectait Georges.—«Attendez alors que maître Jacques ait repris la mer.»—«Pourquoi attendre? Ne veut-on pas vous fiancer avant son départ?»—«On ne me fiancera pas, je vous le promets; et le soir du jour où Cartier aura levé l'ancre, je jure de vous suivre à l'autel.»
On sait que Constance tint parole. Pour échapper aux fiançailles et s'épargner, en même temps, un refus dont la perspective ne laissait pas de la contrarier, à cause du trouble, des questions, des observations, des reproches que provoquerait ce refus, elle concerta avec Georges un enlèvement, qui réussit à leurs souhaits, comme nous l'avons vu.
N'eût été le déchaînement subit du kirk et le naufrage de Constance, ils se seraient mariés dans la nuit qui suivit le départ de Jacques Cartier. Tout avait été préparé à cet effet. Gagné par les largesses de Maisonneuve, un cordelier, du monastère établi, en 1469, dans l'île de Césembre, avait promis sa bénédiction. Mais le hasard, l'éternel faiseur et défaiseur de projets, en disposa autrement, au moment même où Georges croyait pouvoir se féliciter du concours inattendu qu'il venait de lui offrir.
Lorsque le bruit de la mousqueterie se fit entendre sur la Grande-Conchée, Georges de Maisonneuve allait sauter dans un bateau amarré à l'est de l'écueil, entre deux roches.
—Qu'est cela, mon doux? fit Constance redevenue craintive; qu'y a...
Le reste de la phrase expira sur ses lèvres; et elle roula sur la grève près de Georges, qui tombait, frappé, comme elle, d'une balle égarée..
La jeune fille avait perdu connaissance.
Quand elle recouvra la raison, Constance était couchée en sa chambre de la maison de Cartier. On lui apprit qu'elle avait été blessée involontairement, dans une rencontre qui avait eu lieu sur la Grande-Conchée, entre des soldats de la garde de Saint-Malo et des pirates qu'on supposait être les Tondeux. Constance trembla en Songeant à Georges.
Un mot la rassura.
—Si c'étaient les Tondeux, on n'a pu en prendre aucun, ajouta dame Catherine qui lui donnait ces explications. Heureusement, ma chère fille, que les gardes sont arrivés à temps pour te délivrer; sans eux, Jésus-Sauveur! quel sort...
La pudibonde dame Catherine s'arrêta, honteuse d'en avoir trop dit.
—Aussitôt que tu seras relevée, mon enfant, continua-t-elle après une pause, nous irons rendre nos actions de grâces à Saint-Malo-du-Laurier; car c'est miracle que tu aies échappé à la tempête, puis aux brigands, puis à la mousqueterie de nos gardes.
—Mais quels gardes? interrogea Constance.
—Les gardes de la ville. Ils surveillaient, depuis plusieurs jours, paraît-il, les allées et venues de gens suspects, parmi lesquels se trouve, assure-t-on, un prétendu seigneur...
—Le sire de Maisonneuve, n'est-ce pas? interrompit Constance d'un ton calme.
—Lui-même, ma fille. Il n'était point avec eux, sans doute?
Et dame Catherine jetait sur Constance un coup d'oeil timide.
—Avec eux? où? fit celle-ci d'un air étonné.
—Mais, sur la roche?
—Je ne l'ai point vu. Du reste, je le connais à peine. En abordant à l'écueil, j'ai trouvé la cacou 14, qui m'a réchauffée et prêté des vêtements.
—Pauvre malheureuse! Il faudra la récompenser. C'est déplorable qu'elle soit possédée; n'était cela, nous la prendrions à la maison...
—Ah! gémit Constance, je sens une douleur au côté...
—C'est là que tu as été blessée, mon enfant. On t'a rapportée demi-morte. Par bonheur, un des gardes te connaissait... Mais, pendant plus d'un mois, tu as eu la fièvre chaude... La sage-femme n'osait répondre de tes jours... Et tu divaguais, mon enfant; tu divaguais!... Tu croyais voir le sire de Maisonneuve, tu l'appelais, ajouta-t-elle en rougissant...
—Vraiment! proféra la jeune fille du ton le plus innocent.
—C'est pourquoi, reprit Catherine, j'avais imaginé qu'il était avec les Soudards et qu'il t'avait arrachée à l'abîme...
—Quelle idée! fit Constance avec un geste de négation.
—Ah! chère fille, continua la, bonne dame, en l'embrassant tendrement, te voici rendue à toi, c'est l'essentiel. Béni soit le saint nom de ma bienheureuse patronne qui a exaucé mes voeux!...
—Mais toi, mère, comment es-tu sortie de la tourmente? demanda enfin Constance.
Moi, répondit-elle simplement, je dois la vie au Seigneur tout-puissant, à Colas, l'un de nos mariniers, qui m'a transportée sur l'île de Césembre, où les pères cordeliers nous ont donné tous les secours possibles.
—Quoi! vous avez été poussés sur Césembre, à près d'un mille de l'endroit où nous avions naufragé? dit Constance, souriant à la pensée que, sans l'attaque des gardes, dame Catherine aurait pu être témoin de son mariage avec Georges.
—Allons! assez, mon enfant! c'est trop causer, reprit la femme de Cartier, en bordant le lit; dors... On m'a recommandé pour toi le silence et le repos. Un autre jour nous nous conterons, par le menu, de quelle manière, avec l'aide de Dieu, nous avons été préservées de la mort.
La convalescence de la jeune fille commençait, car sa blessure, peu profonde, avait eu des suites moins sérieuses que la congestion cérébrale, déterminée en partie par la soudaineté et la violence des émotions qu'elle avait éprouvées. Mais d'abondantes saignées l'avaient fort affaiblie. Quatre mois après l'accident, elle ne pouvait encore sortir de sa chambre.
Loin d'altérer le sentiment qu'elle nourrissait pour Georges de Maisonneuve, le sombre mystère planant sur sa tête avait doublé l'intérêt que lui portait Constance. Ce mystère formait auréole au front du jeune homme. Elle s'irritait d'être confinée à la maison. Elle voulait le voir. Sa volonté était un ordre impérieux. En cachette, Manon, la vieille nourrice, se chargea de la commission.
Et, le 4 septembre suivant, entre dix et onze heures du soir, par de profondes ténèbres, Constance, sa lumière éteinte, attachait au pilastre perpendiculaire qui séparait en deux compartiments la fenêtre de sa chambre, une échelle de soie.
La chambre était au premier étage; la fenêtre donnait sur la petite place, devant la douve du château.