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Jacques Cartier

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CHAPITRE VI.

LE TÊTE-A-TÊTE.

L'air était calme. Il faisait une chaleur lourde, énervante. Point d'étoiles au ciel. Un manteau d'ébène. Quelques lueurs de phares, du côté de l'église Saint-Aaron et au donjon du château, seules, trouaient la nuit. Leur flamme vive, mais nette, sans épanouissement, la rendait plus noire encore.

Au pied des fortifications, la mer gémissait son long et solennel gémissement, que venait parfois déchirer une dissonance lugubre. C'était l'aboiement si lamentable d'un chien enfermé dans une cour. Paisible, d'ailleurs, paraissait la ville. Le sommeil y avait suspendu les agitations du jour.

Constance s'accouda à l'appui de la fenêtre, et, attentive, écouta. Bientôt, un pas furtif, imperceptible à tout autre qu'à une oreille aiguisée par l'amour, se fit entendre près de Saint-Thomas. Le coeur de Constance battit plus fort. Ses yeux se fixèrent dans la direction du son et fouillèrent l'ombre.

Une forme flottante s'estompe dans les ténèbres. Elle en brise l'unité. Elle s'avance. Elle est silhouette. Constance respire à peine. Sa main se pose sur son sein pour en comprimer les battements.

La silhouette s'arrête sous la fenêtre. Aussi légère que le frou-frou d'une aile d'oiseau, une tousserie part d'en-bas. Semblable note lui répond d'en haut. Ces signaux ont confirmé la divination de deux âmes. Constance est dans les bras de Georges.

Les questions jaillissent, se pressent, se multiplient encore, se contredisent, à travers l'effeuillement de mille baisers.

—Pas si haut! pas si haut, Georges! Ma mère repose dans la pièce voisine... dit tout à coup la jeune fille.

—Que m'importe! Enfin! je te retrouve! Ah! si tu savais! si tu savais. Constance! Mais oublions cela... oui, oublions, n'est-ce pas?... Oublions les heures mauvaises... Mais on dirait que tu as peur de moi... Pourquoi t'éloigner ainsi... Méchante!...

—Asseyez-vous, Georges, balbutia-t-elle, troublée, palpitante, et, en se dérobant à ces dangereuses ivresses; asseyez-vous, mon bien-aimé... Je vous en prie... Voudriez-vous me faire de la peine? Je suis souffrante, très-souffrante encore... ne l'oubliez pas. Sans cela, je ne vous eusse point fait venir ici...

—Oh! Constance...

—De grâce, laissez-moi parler! Ah! vous êtes gentil! vous voici assis!

—Eh bien! approche, approche tout près... et je t'écouterai...

—Non, messire, non. Je vais me placer vis à vis de vous, à la fenêtre...

Alors, je m'établis à tes pieds...

—Non...

—Je proteste, commença le jeune homme en faisant un mouvement vers Constance...

—Ah! dit celle-ci mélancoliquement, vous avez envie de m'affliger. Faut-il que déjà j'aie à me repentir de ma confiance en vous?

—Je jure...

—Asseyez-vous, je le répète, messire Georges, ou je vous quitte...

—Que votre volonté soit faite! fit-il d'un ton piqué.

Cependant il obéit. Mais si la chambre eût été éclairée, on eût pu voir Un sourire ironique plisser le coin de sa bouche.

—Ah! vous êtes bon; je vous aime ainsi! reprit Constance d'une voix pénétrée.

En prononçant ces mots, elle lui tendit une main, que Georges s'empressa de porter à ses lèvres.

Leurs yeux s'habituaient à l'obscurité. Si les traits du visage leur échappaient, le miroitement de la fenêtre permettait au moins de distinguer les gestes.

—Que de choses j'ai à vous dire, mon doux! continua Constance. Mais, d'abord, répondez franchement à mes demandes. Le voulez-vous?

—C'est donc bien grave! dit-il en badinant.

—Vous en pourrez juger, repartit la jeune fille avec un accent sérieux.

Puis, elle voulut retirer sa main. Mais, suivant, la coutume des Bretons amoureux, Georges de Maisonneuve saisit le petit doigt de cette main avec le sien, et lui en fit un anneau.

Constance poursuivit:

—Vous m'avez écrit que, grièvement blessé, en même temps que moi, vous étiez resté près de quatre mois alité. Mais vous avez oublié de me dire deux choses, Georges: pourquoi l'attaque, et comment vous avez échappé aux assaillants?

En posant ces points d'interrogation, la voix de la jeune fille ne tremblait pas. Elle était nette; précise, scandée presque. Et, dans la pénombre, les regards de Constance cherchaient avidement ceux de Georges.

—L'attaque, répondit-il, avec hésitation, mais ne vous l'ai-je pas dit? Ne vous a-t-on pas conté que les gardes de la ville?...

—Ils guettaient les Tondeurs; je sais!

—Eh bien?

—Eh bien, dit-elle hardiment, vous êtes leur chef!

—Moi!

—Ne niez pas, Georges. Je suis certaine de ce que j'avance. Vous êtes le chef des Tondeurs, de ces brigands...

—Mais, Constance...

—Rassurez-vous, je ne vous en aime pas moins. Qui sait? ajouta-t-elle d'un ton rêveur, peut-être vous en aimé-je plus!

—Quoi! il serait vrai! s'écria le jeune homme, en se glissant à ses genoux.

Tendrement, Constance lui prit la tête entre ses mains, et lui mit un baiser au front.

Sous cette caresse, Georges frissonna. Il se retourna à demi. Ses bras amoureux s'ouvrirent pour nouer une ceinture à la taille de la jeune fille. Mais d'un bond de panthère, évitant son étreinte, elle fut dans les ténèbres qui envahissaient le reste de la chambre.

Enflammé par les désirs, il fit mine de la suivre.

—Arrêtez, Georges! arrêtez! commanda impérieusement Constance.

Puis, d'une voix radoucie:

—Ne m'avez-vous pas promis d'avoir des égards pour ma faiblesse? Je vous en conjure, retournez à votre place, et laissez-moi achever ce que j'ai à vous dire. Le veux-tu, ami? Là, soumets-toi à ma volonté, ce soir encore... Bientôt je serai tienne, ton épouse, ton esclave, tes ordres seront les miens; je ne penserai, je n'agirai plus que par toi; mais, à présent, écoute-moi, sans m'interrompre, jusqu'à la fin.

Cette prière avait été chantée avec une onctuosité d'un effet irrésistible. Georges se jeta sur son escabeau; par un mouvement plein de grâce féline, Constance s'accroupit à ses pieds.

Il y eut un moment de silence, troublé seulement par les battements précipités de leurs coeurs.

La jeune fille reprit, en inclinant mollement sa tête sur les genoux du jeune homme:

—J'avais deviné, Georges, que vous étiez le chef des Tondeurs. Loin de le trouver mauvais, j'en suis heureuse... oui, heureuse! Je vous admire et je vous aime, car j'aime tout ce qui est puissant, tout ce qui est fort, tout ce qui domine! Fi de ces esprits médiocres qui se traînent platement dans l'ornière commune! La vie n'est belle qu'agitée par les grandes émotions. Commander aux hommes et commander aux circonstances, les orages, là lutte, voilà mon rêve! C'est ce rêve, ô bien-aimé, que tu réalises! C'est sa réalisation qui me fait t'aimer; c'est elle qui m'a entraînée vers toi! C'est elle qui, jusqu'à mûri dernier souffle, m'attachera à ta fortune! Oui, fais tout trembler autour de toi; ébranle la terre et le ciel! Que, semblable à la voix du canon, le bruit de ton nom sème partout le respect ou l'épouvante, et mon amour montera à la hauteur de ta renommée!

Bien des femmes sans doute t'ont déjà comblé de leurs tendresses! Mais aucune ne t'a aimé comme je t'aime, comme je ne cesserai de t'aimer. Et fussé-je réservée à subir le sort de la pauvre Maharite, je me croirais trop payée d'avoir su un jour, une heure, une minute fixer tes regards sur moi!

—Maharite! s'écria Georges, mais qui vous a dit?...

—Qu'est-ce que cela te fait? Tu étais libre alors. Elle a été ta maîtresse, elle ne peut l'être désormais. Je ne suis pas jalouse, va! car si je l'étais!...

Et, frémissante d'exaltation, Constance se dressa debout, comme mue par un ressort.

—Et si tu étais jalouse? demanda en souriant le jeune homme, étonné et ravi tout à la fois par cette éruption de passion farouche.

—Si j'étais jalouse! repartit lentement la délicate créature, dont les dents crissèrent; si j'étais jalouse!... Oh! non, non! non, Georges! ne parle pas de cela!... N'en parle pas... Non, non...

Son agitation atteignit tout d'un coup à un tel paroxysme, que Georges en eut peur.

—Rassure-toi, dit-il, avec des inflexions caressantes, rassure-toi, chère adorée, si mon esprit a eu quelques échappées, jamais mon coeur ne s'est donné qu'à toi, à toi seule, entends-tu? Il n'a compris l'amour, il ne l'a senti, qu'en te voyant, en s'animant de ton haleine, en respirant la vie auprès de toi. Car, moi aussi, je t'aime! je t'aime d'un amour égal au tien. Et cet amour, il me maîtrise à ce point que, malgré ses emportements, je souscris à tous tes vouloirs. Pour t'obéir, j'étouffe ce volcan qui bout dans mon sein. Pour t'obéir, je me tiens froidement sur cette escabelle...

—Écoutez, Georges, interrompit avec vivacité Constance, qui s'était un peu remise; je veux être votre femme. Puisque vous y consentez, je la serai. Mais il faut nous bâter. Dans quelques jours, demain peut-être, reviendra maître Cartier. Si j'étais assez forte pour vous accompagner, je vous dirais: Partons sur-le-champ. Allons à Césembre et qu'un bon père cordelier consacre notre union. Mais ma santé exige encore une semaine de repos. Je le sens. Pendant ce temps-là, faites vos préparatifs, et après, oh! après, avec quelle félicité je m'abandonnerai à toi, à toi toujours, pour toujours!

En lui lançant cette exclamation de bonheur, la jeune fille tendit les bras pour se pendre à son cou; mais soudain, le tintement d'une clochette, suivi d'un cri monotone, funèbre comme celui de l'orfraie, l'arrêta court:

Réveillez-vous, gens qui dormez,

Priez Dieu pour les trépassés!

—Bast! c'est le vieux sonneur15! fit Georges, souriant et profitant de l'émoi de Constance, pour l'attirer à lui.

Note 15: (retour)

Jusqu'en 1789, il exista, dans plusieurs évêchés de la Bretagne, des espèces de gardiens chargés de parcourir, à minuit, les rues des villes, en réclamant des prières pour les morts. On les appelait sonneurs des âmes.

Fascinée, éperdue, enfiévrée de crainte, d'amour, Constance cédait.

De son souffle brûlant, comme une exhalaison de fournaise, Georges incendiait les dernières résistances de la jeune fille. Il l'emportait vaincue, anéantie, au plus profond de l'ombre, quand brusquement une main sèche, osseuse, crochue comme une griffe, s'implanta sur son épaule. En même temps, une voix chevrotante grinçait à son oreille:

—Halte-là, mon homme! Elle n'est pas encore ta femme!

Georges lâcha une interjection de surprise.

—C'est nourrice Manon; n'ayez crainte, mon doux! dit Constance, qui glissa comme une couleuvre entre ses bras, et revint en riant gaiement vers la fenêtre.

—Quoi! s'écria le jeune homme avec un accent de dépit, nous avions un témoin?...

—Oh! soyez tranquille, c'est un témoin aveugle et sourd: aveugle, puisqu'on ne peut se voir à deux pas dans cette chambre sans lumière; sourd, car la pauvre femme n'entendrait pas le canon d'alarme.

—Ah! Constance, reprit-il, en se rapprochant d'elle, vous ne m'aimez pas! Vous n'avez pas confiance en moi!

—Pas confiance! moi qui vous reçois ici... à cette heure!

—Oui, mais avec un tiers! au moins, fallait-il me dire que nous n'étions pas seuls, reprocha-t-il amèrement.

—Vous êtes injuste, Georges. Pouvais-je faire autrement? Nourrice couche avec moi dans cette pièce, et ma mère habite la pièce contiguë depuis le départ de maître Jacques. On est obligé de traverser sa chambre pour entrer dans la mienne. Croyez-vous que, sans cela, j'aurais exposé vos jours en vous faisant passer par la fenêtre? L'escalier du perron n'était-il pas plus commode et moins compromettant? Pour ce qui est de la bonne Manon, sa discrétion devrait vous être connue. N'est-ce pas elle qui a demandé à être notre intermédiaire? notre messager? N'est-ce pas elle qui nous a facilité ce rendez-vous, en m'apportant l'échelle de soie que vous lui aviez remise? Allons, messire, quittez cette méchante humeur qui me chagrine et ne vous sied pas!

Grâce à la mobilité de ses impressions. Constance avait, en un instant, reconquis l'empire d'elle-même. Mais ce n'était point là l'affaire de Georges de Maisonneuve! Le supplice de Tantale exaspérait autant son organisation qu'il mortifiait son amour-propre. Avoir difficilement fait naître l'occasion; s'être tour à tour échauffé le sang et glacé le cerveau; s'être fait de marbre quand on est de feu; puis avoir eu la possession à sa merci et la manquer! Georges était dépité, furieux.

Il se mit à fredonner je ne sais plus quel refrain populaire, en battant la mesure contre les vitraux de la fenêtre.

Leste, la jeune fille sauta sur l'escabeau qu'il avait quitté, et, gentiment, rusée déjà comme une jeune femme, coulant sa joue satinée contre celle de Georges:

—Vous m'en voulez donc terriblement, messire!

Elle savait bien ce qu'elle faisait, la câline. Professeur à nul autre pareil que l'amour. Par sa vertu, le vieillard retrouve la jeunesse, le jeune acquiert l'expérience de la maturité. Finesse, vaillance, beauté, vérité, mais aussi hypocrisie, lâcheté, laideur, mensonge, il enseigne tout, il donne toutes les qualités; tous les vices. En quelques leçons, ses élèves les plus naïfs sont maîtres passés.

Un double baiser fut le scel de paix. Mais le charme était rompu. Une sorte de bise avait, comme un vent coulis, soufflé sur cette torride atmosphère d'amour. Vainement, Constance employa-t-elle son arsenal de minauderies et de cajoleries féminines; vainement, Georges lui-même essaya-t-il de chasser de son esprit le ressentiment qui l'assiégeait; leurs efforts, à tous deux, n'aboutirent qu'à aviver le froid qui s'était élève entre leurs coeurs.

Enfin, ayant convenu de se revoir le jeudi de la semaine suivante, ils se séparèrent; lui sourdement irrité contre elle; elle, froissée, point satisfaite de lui.

Sans se servir de l'échelle, que Constance avait retirée dès qu'il avait été entré dans sa chambre, Georges sauta par la fenêtre.

Comme il tombait légèrement à terre, sur les pieds, des pas résonnèrent près du pont-levis du château. Le ciel s'était un peu éclairci. Si Georges fût resté là quelques secondes, il eût pu apercevoir deux hommes qui s'avançaient sur la petite place et entendre ce juron énergique:

—Terr i ben!

Mais Georges avait aussitôt disparu par une ruelle qui longeait le rempart.

Nous avons déjà dit que ces événements se passaient dans la nuit des 4-5 septembre 1534.



CHAPITRE VII.

En ce temps-là, au coin de la rue des Petits-Degrés et de la rue des Cordiers, il y avait, à Saint-Malo, une hôtellerie fort achalandée parmi les «pillottes, maistres, mariniers et compaignons de nefs.»

A une tige de fer, établie en potence au-dessus du rez-de-chaussée, se balançait l'enseigne ci-dessus, conservant des vestiges d'une enluminure jadis brillante, et dont les inscriptions, fraîchement refaites, n'avaient pas effacé tout à fait, sous leur couche de rouge sanglant, la teinte jaunâtre des lettres qu'elles avaient remplacées.

La représentation de «Monsieur saint Anthoine,» placé immédiatement sous l'annonce, pouvait, au besoin, figurer un moine quelconque. Mais l'esprit le mieux prévenu eût, avec la meilleure volonté du monde, hésité à ranger parmi les membres de la race porcine l'animal dont le saint personnage était flanqué.

Comme si cette plaque de tôle et ces indications eussent été insuffisantes pour attirer l'attention publique, une grosse touffe de gui était encore fixée à l'extrémité d'une perche horizontale, assujettie elle-même à la poutre angulaire du pignon.

La maison avait une seule entrée: cette entrée sur la rue des Petits-Degrés. Des châssis de toile écrue tamisaient la lumière à l'intérieur. Car, à cette époque, en Bretagne, comme dans beaucoup d'autres provinces françaises, il n'y avait que les habitations des riches et les monuments religieux ou civils qui se permissent le luxe des fenêtres à carreaux de verre.

L'hôtellerie comptait trois étages et un rez-de-chaussée. Les surplombs des trois étages allaient en augmentant. De sorte que le troisième touchait presque la façade de la maison qui lui faisait vis à vis de l'autre côté de la rue. De sorte encore que, du dernier étage de l'auberge, on pouvait aisément donner la main à une personne qui se serait trouvée au dernier étage de cette maison, laquelle était celle d'un cordier: métier en mauvaise odeur de réputation dans toute la Bretagne, exercé le plus souvent alors par les cacoux, c'est-à-dire les juifs, les excommuniés, les gens mal famés.

Une halle unique embrassait le rez-de-chaussée. Elle était vaste, peu close, mais chauffée en toutes saisons par une cyclopéenne cheminée, aux profondes embrasures, et au manteau tout enjolivé de dessins faits avec des oeufs d'oiseaux de mer. Pour meubles, des tables et des bancs, des bancs et des tables. Le tout grossièrement équarri, et reposant sur une aire inégale. Bossue ici, trouée là, formant hauts-fonds, chargée d'immondices, en dix places, bas-fonds, remplis d'eau graisseuse, nauséabonde, eu dix autres. J'oubliais l'indispensable lit-clos contre une paroi de la muraille, le vaisselier contre une autre, et, pour décors, des courges, des coloquintes desséchées sur la tablette de la cheminée et le couronnement du lit. Au plafond de la salle, enfumé comme celui d'une forge, ne manquaient pas—pantagruéliques festons,—les brunes flèches de lard, les chapelets de boudins, saucisses, légumes secs ou poissons fumés. Devant le feu de lande enfin, de dix heures du matin à huit heures du soir, tournait sans trêve ni merci une broche homérique, toujours chargée d'appétissantes pièces de viande, volaille ou gibier. Je ne parle ni des coquelles, ni des casseroles, ni des tourtières qui chantaient sur la braise.

Telle était, en gros, la salle commune du Cochon à Monsieur saint Anthoine, et vraiment une des meilleures tavernes de toute la Bretagne, au seizième siècle.

Elle était tenue par le père Clovis, un homme du pays haut, venu à Saint-Malo, à la suite de François Ier, en 1518, et qui avait fait fortune en épousant la fille de l'ancien propriétaire de l'hôtellerie.

Comme Français, mons Clovis n'était guère aimé. Mais comme cuisinier, ah! dame, ça changeait! Sur toute la côte, de Pornic à Mont-Saint-Michel, on le tenait en haute estime. De même aux îles de la Manche, et dans les localités du littoral anglais.

Le 5 septembre 1534, vers sept heures de relevée, le père Clovis, alors âgé d'une cinquantaine d'années, trinquait avec quelques habitués, à l'une de ses tables, en causant du grand événement du jour.

Il s'agissait de la rentrée, dans le port, des deux navires partis en avril dernier, sous le commandement de maître Jacques Cartier, pour un voyage d'exploration à la «terre neuve.»

Et les commentaires allaient bon train, je vous promets!

—Sur ma part du paradis, j'étais certain qu'il échouerait! dit un gros négociant de la Grand'Rue.

—Qu'il échouerait! mais il n'a pas du tout échoué, monsieur Vordec! On assure qu'il a fait une grande découverte, maître Jacques! et qu'il rapporte, de l'or plein la cale de ses vaisseaux.

A ces paroles, un individu vêtu comme un pêcheur, qui sirotait silencieusement son vin-de-feu en un coin de la salle, tendit l'oreille.

—Ta! ta! ta! fit le commerçant avec une moue dédaigneuse.

—Par Notre-Dame d'Auray! c'est pure vérité, affirma un autre interlocuteur. Un des mariniers de maître Cartier m'a montré, ce soir, un lingot d'or....

—Du cuivre! interrompit le négociant.

—Je gage une bouteille de vin de Bourgogne que c'est de l'or!

—Bravo! appuya l'aubergiste. J'ai justement encore, dans ma cave, deux ou trois flacons de ce crû de 1520, que tu connais, Lorimy!

—Votre vin est trop cher, papa Clovis; parlons plutôt une double pinte de cervoise, observa le négociant en hochant la tête.

—Ça va, tope-là, repartit Lorimy.

—Le vieux ladre! murmura l'aubergiste, en se levant pour aller tirer la cervoise.

—Mais, reprit M. Vordec, où est ce lingot d'or?

—Oh! bien, soyez tranquille. Tout à l'heure j'irai le quérir.

—Après tout, fît le commerçant, quand ce serait de l'or vrai, qui me prouvera qu'il a été rapporté de là-bas?

Cette réflexion, assez sensée d'ailleurs, déconcerta Lorimy.

—Le journal de bord, de maître Jacques, pourrait faire foi, insinua un troisième personnage.

—Peuh! on écrit ce que l'on veut dans un journal de bord. Le parchemin est bon enfant; il accepte tout ce qu'on lui donne. Au surplus, en admettant que maître Cartier ait trouvé quelques pépites aurifères, cela paiera-t-il les frais de l'expédition? Il est resté près de cinq mois absent, avec deux navires et soixante hommes d'équipage. Ça coûte. Les îles que, dit-il, il a explorées, mais nos nefs les avaient reconnues depuis longtemps! Ce n'était pas là l'homme pour un pareil voyage! Ah! si l'on m'en eût confié l'entreprise!... Mais il a renié sa patrie, lui. Il est l'ami des Français! Chez lui, on ne parle même plus bas-breton. C'est une indignité. Mais le bon Dieu le punira comme il mérite. Déjà sa fille, cette créature sans vergogne, qu'il a ramenée on ne sait d'où....

—La Constance! dit Lorimy avec un accent et un geste de mépris.

—Oui, cette dévergondée qui porte chaperon de velours, basquine et cotte de soie, comme une châtelaine, ni plus ni moins. Et qu'est-ce que c'est, je vous demande? quelque bâtarde que maître Jacques aura eue d'une sauvagesse... hé! hé! Je me souviens encore qu'à ce fameux voyage de 1520, d'où elle est revenue avec lui, il était resté neuf mois absent... hé; hé!! neuf mois, vous comprenez!... Cette bonne pâte de Catherine Desgranches n'y a rien vu...

—Catherine Desgranches! min Gieu! qui est-ce qui parle de Catherine Desgranches, la femme à maître Jacques, da oui? cria à ce moment une rude voix au bout de la salle.

Chacun leva les yeux dans la direction du son, et cette exclamation sortit de toutes les bouches:

—Le père Jean!

—Jean Morbihan, en chair et en os, da oui; joie et prospérité à tout le monde, dit le vieux timonier, qui venait d'entrer dans la halle.

—Vous arrivez comme marée en carême, père Jean, reprit Lorimy, en lui montrant une place vide, à côté de lui, sur le banc. M. Vordec et moi nous avons engagé un pari. Vous pouvez le décider et vous nous aiderez à consommer l'enjeu. En attendant, lestez-vous d'un coup de cidre nouveau.

Disant cela, il lui présenta le pichet de faïence coloriée dont il se servait lui-même.

Le marin avala une longue gorgée et fit claquer sa langue contre son palais.

—Très-bien! très-bien; dit-il; ça vous fait un velours sur l'estomac. Maintenant, qu'y a-t-il pour vous obliger, mes gens?

—C'est M. Vordec qui me soutient que vous n'avez pas trouvé de l'or, dans votre navigation, répondit Lorimy.

—De l'or! repartit Morbihan, nous en avons tant et plus. A preuve!

Et il tira de sa poche un caillou tout rayé de paillettes, qui brillèrent comme des étincelles de feu, dans la demi-obscurité de la salle.

Le buveur solitaire prêtait la plus vive attention à cette scène.

Au même instant, le tavernier remonta de sa cave.

—Par la croix du Dieu vivant! je suis heureux de vous voir, compère Jean, dit-il en tendant sa main au timonier.

—Et moi, grommela celui-ci, je suis marri contre vous, Clovis, mon homme. Vous avez fait repeindre, en français, m'a-t-on dit, les écritures de votre enseigne. Ça ne me va pas! Parce que vous êtes du pays haut ce n'est pas une raison pour tâcher de nous imposer votre grimoire, et votre jargon, non da!

—Et vous refusez de me donner la main, compère Jean? dit le cabaretier, en plaçant un broc d'étain sur la table.

—Min Gieu, vous le mériteriez, Clovis!

—Vous ne savez pas qu'une ordonnance du parlement, siégeant à Rennes....

—Terr i ben! proféra le marin, jamais ordonnance du parlement ne m'obligera, moi, à baragouiner votre maudit langage!

—Ah! fit Lorimy, faut pas lui en vouloir. On a enjoint aux aubergistes de mettre, sous peine d'amende, en français: Par permission du Roy et du Parlement, au-dessus de leurs enseignes, et le barbouilleur du voisin Clovis a cru bien faire en changeant toutes les inscriptions.

—Le diable emporte le barbouilleur et les inscriptions! maugréa Jean Morbihan.

—Eh bien, reprit Lorimy se tournant vers le négociant, êtes-vous convaincu? est-ce de l'or?

—Quand je l'aurai essayé, je vous répondrai, dit celui-ci qui roulait avec lenteur le caillou entre ses doigts et l'examinait minutieusement.

—Buvons toujours notre cervoise! Clovis, versez-nous à boire!

L'hôtelier s'empressa de satisfaire ses pratiques.

—A la santé de maître Jacques! cria Jean Morbihan en se levant.

—Comment, à la santé de maître Jacques! objecta le négociant d'un air rechigné.

—Min Gieu, oui! je bois à la santé du capitaine Cartier, le plus intrépide, le plus illustre des marins bretons! répliqua fièrement notre timonier, en choquant son gobelet contre celui de Lorimy.

—Excusez-moi, je vais jusqu'à ma boutique essayer ce fragment de roche; vous me le confiez, n'est-ce pas? dit M. Vordec.

—Pourquoi pas? On vous connaît, vous! fit le père Jean, en haussant les épaules.

Et, quand le commerçant fut sorti, il continua:

—En voilà encore un que j'aimerais voir promener avec une ceinture de paille autour du corps 16, et qui crève de jalousie parce que nous avons eu l'honneur de découvrir un pays où il y a de l'or, en veux-tu, je t'en donne; des terres si fertiles que tout y pousse sans culture; du poisson, du gibier, que c'est une bénédiction... C'est là qu'on pourrait établir une fameuse hôtellerie, compère Clovis, da oui!

Note 16: (retour)

C'était une des punitions qu'en Bretagne on infligeait alors aux banqueroutiers.

—Vrai? s'exclama le tavernier..

—Mais, demanda Lorimy, y a-t-il du monde?

—Du monde! il y a des hommes tout nus.

—Tout nus! Et les femmes?

—Ouais! interjeta Morbihan, avec un geste narquois.

—Pas jolies, hein?

—Rouges comme le cuivre des chaudrons à Clovis! puis peinturées de la tête aux pieds comme un bateau de plaisance.

—Ah! reprit Lorimy, père Jean, vous devriez bien nous conter votre voyage.

—Si ça peut vous être agréable!

—Nous être agréable! dit l'hôtelier; allez-y, et je paie une bouteille de vin de derrière les fagots.

A cette offre, les yeux du vieux Morbihan rayonnèrent.

—Accepté, dit-il en vidant son pichet.

Divers consommateurs étaient arrivés dans la salle. Ils se groupèrent à la table du vieux timonier. Clovis alluma quelques chandelles de suif, baveuses, fichées dans des chandeliers, de fil de fer, en forme de tire-bouchon. Deux bouteilles tapissées de toiles d'araignée et cachetées de cire verte furent posées devant Morbihan, qui se mit à passer sa langue sur ses lèvres, tandis qu'on les débouchait.

C'était un homme d'une soixantaine d'années, dont le visage, aussi battu par la tempête que le cap du Talut, où il était né, dans l'évêché de Vannes, avait bruni et s'était parcheminé à l'influence du hâle et des émanations salines, comme celui d'une momie. Grand, mince, osseux, les fatigues de la mer ni l'âge n'avaient encore eu de prise sur lui. Il se tenait droit comme un mât, conservait une longue et abondante chevelure, à peine grisonnante, dont les mèches flottaient sur ses épaules et vergettaient ses joues tannées.

Morbihan portait, est-il besoin de le dire? l'accoutrement breton strictement national: chapeau de feutre grossier aux larges ailes retroussées, jaquette de drap gris, sans col, avec ganse verte et boutons de métal à la bordure du devant; veste bariolée à double rang de boutons; ceinture de cuir jaune; l'ample bragou-bras noué au genou, et les longs bas bleus à bandes rouges sur les coutures.

Au moral, Jean Morbihan était un excellent coeur, courageux, dur au travail, tenace, fidèle à ses affections plus qu'à ses antipathies. On ne lui connaissait qu'une incurable haine: sa gallophohie. Quoiqu'il ne parlât pas le français, il l'entendait cependant. Et cependant aussi, par une de ces contradictions si bizarres auxquelles est sujette la nature humaine, c'était en français que le vieux marin prononçait ses exclamations favorites: Oui da, non da, et min Gieu pour mon Dieu.

—Allons, compère Jean, dégustez-moi ça et filez votre câble en douceur, nous vous écoutons, dit l'hôtelier, après avoir rempli les gobelets.

—Tout le monde est il paré? interrogea le marin.

—Oui, oui; allez!

Jean Morbihan vida son gobelet d'un trait et murmura.

—Min Gieu, ça sent encore le pays du haut, ce vin! J'aimerais bien mieux un coup de gwin ardant.

Néanmoins, il remplit de nouveau son gobelet ingurgita une nouvelle rasade, et commença en ces termes:

«Vous vous souvenez du vingtième d'avril dernier, mes gens. C'est ce jour-là que nous avons levé l'ancre, après que ce faraud d'amiral français nous a eu passés en revue. Il voulait me faire prêter le serment à son roi. Mais va-t'en voir! Bon! nous débouquons du havre. Notre bourgeoise, dame Catherine, et la fi-fille à maître Jacques nous avaient quittés à deux ou trois milles des Haies de la Conchée; et nos navires marchaient de conserve comme deux frères jumeaux, lorsque, vlan! un coup de ce démon de kirk nous prend en poupe et nous jette brusquement hors du golfe. En arrivant dans la Manche, nous n'avions pas une empointure de voile dehors. Mais, le vent ayant molli, on mit toute la toile en l'air. La brise continua d'être favorable, si bien que, le 10 mai, nous touchâmes la Terre-Neuve, par le cap de Bonne-Vue. Mais il y avait là des glaces, des glaces, mes gars, hautes comme le donjon du château, et grosses, quand je vous dirai, dix fois, vingt fois, cent fois plus grosses que la tour Qui-Qu'en-Groigne!»

—Vraiment! fit Lorimy émerveillé.

—Da oui! appuya le vieux Jean.

«De façon, continua-t-il, que, ne pouvant débarquer là, nous entrâmes dans un port voisin, que maître Jacques nomma Sainte-Catherine, en l'honneur de la sainte patronne de son épouse.

«Dans ce port, nous appareillâmes nos barques, et, au bout de dix jours, fîmes voile, ayant vent d'ouest et tirant au nord, vers une île, tellement couverte d'oiseaux, gros comme des poulets, qu'on aurait dit qu'ils y étaient semés. Min Gieu! il y en avait, il y en avait et il y en avait encore! En moins de demi-heure, nos barques en furent chargées comme l'on aurait pu faire de galets.»

—Ces oiseaux sont bons à manger? interrogea l'hôtelier?

—Si bons que, en chaque navire, nous en fîmes saler quatre ou cinq tonneaux, sans compter ceux que nous mangeâmes frais; da oui!.

—Quelle aubaine!

—«Eh! eh! tout n'est pas rose. Dans cette île, il y a des ours grands comme la vache au compère Clovis et blancs comme cygnes. Ils viennent s'y repaître des oiseaux. Et le lendemain de Pâques, qui était en mai, nous en prîmes un, mais non sans peine et sans courir risque d'en être dévorés. Ce fut nous qui le dévorâmes. Sa chair était aussi délicate que celle d'un bouveau. Qui se serait imaginé ça?

«Montant toujours vers le nord, nous rencontrâmes un golfe, dont les côtes escarpées figuraient des fortifications. On l'appela golfe des Châteaux 17. Les glaces nous retinrent quelque temps dans ces parages, puis nous nous élevâmes dans le golfe, très-resserré, et reconnûmes plusieurs ports et îlots, inclinant ensuite à l'ouest, nous doublâmes un si grand nombre d'îles qu'il est impossible de les compter.»

Note 17: (retour)

Aujourd'hui le détroit, de Belle-Isle, qui sépare le Labrador de Terreneuve.

—Étaient-elles habitées? demanda un auditeur.

—«Habitées, pourquoi pas? Est-ce que le bon Gieu n'a pas mis des habitants sur toute la terre? Le lendemain de Saint-Barnabe, ayant quitté le port de Brest dans ledit golfe, nous pénétrâmes en un autre havre ou nous plantâmes une croix et qui fut appelé Saint-Servain, un autre Saint-Jacques, un autre Jacques Cartier; enfin, nous atterrîmes en l'île de Blanc-Sablon. Ces terres sont nues, pelées, il n'y a autre chose que mousse et petites épines. Cependant on y voit des hommes de belle taille et grandeur, mais indomptés et sauvages. Ils ont les cheveux liés au-dessus de la tête et étreints comme une poignée de foin, y mettant au travers un petit bois ou autre chose au lieu de clou; et ils y lient ensemble quelques plumes d'oiseaux.»

—Et ils sont nus? dit Lorimy.

—«L'été, da oui; à l'exception d'un petit jupon d'écorce à la ceinture. Mais l'hiver ils se couvrent avec des peaux de bêtes.»

—Des peaux de bêtes! Seigneur Jésus! doivent-ils être laids! s'écria la femme du cabaretier, qui était venue, sur la pointe des pieds, grossir l'assistance.

—Est-ce que vous n'avez pas la gorge sèche, compère? demanda l'hôtelier.

—Tout de même, répondit Morbihan, en tendant son gobelet.

Il reprit, après avoir sablé une notable quantité de la liqueur généreuse:

—«Oui, dame Clovis, ils sont hideux, car ils se peignent tout le corps, avec des couleurs rouges! On vous en fera voir, au surplus; nous en avons ramené deux, da oui!»

—Fi! les horreurs! est-ce qu'ils ne mangent point les chrétiens?

—«Je ne pense pas; mais ils se nourrissent de loups marins qu'ils chassent avec leurs bateaux faits d'écorce d'arbre de bouleau. Demain, je pourrai vous en montrer un que nous avons rapporté.»

—Mais leurs femmes? hasarda curieusement l'hôtesse.

—«Eh! eh! dit en souriant le vieux Jean, elles ne sont pas belles, da non! mais il y en a d'avenantes, de bien avenantes, et si j'avais été un brin plus jeune...»

—Voulez-vous vous taire, libertin! dit dame Clovis en le menaçant du doigt.

—«Je reviens à notre voyage. Après avoir parcouru avec nos barques la côte septentrionale et les îles du golfe, nous retournâmes aux navires, mouillés dans le port de Brest. Le 18 juin, nous en partîmes, prîmes chemin vers le sud, et découvrîmes de nombreuses îles, comme celles de Saint-Jean, de Margaux, de Brion. Ces îles sont de meilleure terre que nous eussions oncques vues, pleines de grands arbres, prairies, froment sauvage, pois qui étaient fleuris et semblaient avoir été semés par des laboureurs. L'on y voyait aussi des raisins ayant la fleur blanche dessus, des fraises rose incarnat, persil et autres herbes de bonne et forte odeur.»

—Et les animaux? s'enquit l'aubergiste.

—«Oh! tant qu'on en voulait. Il y avait de grands boeufs, qui ont deux dents dans la bouche comme un éléphant et vivent même en la mer, et des ours, et des loups, et des cerfs, lièvres, lapins, perdrix et canards...»

—Quels festins vous deviez faire! interrompit l'hôtelier, la bouche demi-ouverte et les yeux voluptueusement levés au plafond.

—«Des festins! Êtes-vous fou, compère? Ne connaissez-vous pas maître Jacques Cartier? Ne savez-vous pas qu'il est non-seulement brave, habile, vigilant, opiniâtre en ses projets, mais qu'il pousse encore la tempérance jusqu'à l'excès? On vivait dans l'abondance, et mal à bord. D'ailleurs, on n'avait pas le temps de bien vivre. Nous n'avions pas même embarqué un queux. Les hommes de l'équipage faisaient la cuisine à tour de rôle.»

—Peuh! quelle gargote! siffla le maître d'hôtel, d'un air stupéfait.

Jean Morbihan poursuivit:

«Nous fûmes plusieurs semaines à explorer ce golfe. Moi, j'avais idée que la terre neuve était une île (comme on l'avait dit au capitaine, en 1520... ce Normand que nous trouvâmes là-bas..... Je vous ai conté ça, dans le temps); mais le capitaine n'en était pas sûr. Le 30 juin, ayant mis le cap au sud-ouest, nous embouquâmes dans un grand fleuve qu'on nomma Fleuve-des-Barques, à cause de quelques barques d'hommes sauvages qui le traversaient. Le pays est beau, bien boisé et paraît très-fertile. Dans les premiers jours de juillet, comme nos navires élongeaient la côte, nous fûmes rencontrés par quarante ou cinquante bateaux d'hommes sauvages, dont, par quelque crainte que nous en eûmes, il fallut se débarrasser, en lâchant deux passe-volants sur eux. Ils en prirent si grande épouvante qu'ils s'enfuirent, comme si le diable eût été à leurs trousses.»

—Ils n'ont donc pas d'armes à feu? demanda Lorimy.

—«Des armes à feu! répéta le père Jean, que nenni!

Ils ne se servent que d'arcs, de flèches, de massues et de haches de pierre. Le lendemain et jours suivants, nous trafiquâmes avec eux. Ils nous baillèrent de magnifiques peaux pour de méchants couteaux, des mitaines 18, des clous ou autres ferrements, et je vous assure, nos hommes, que nous ne perdîmes pas aux échanges! Ce commerce leur plaisait tant qu'ils nous donnaient tout ce qu'ils avaient pour des bagatelles, si bien qu'ils s'en retournaient chez eux nus comme des petits saint Jean. Peu de jours après, on louvoya dans un golfe où il faisait si chaud, si chaud que le brai fondait sur les ponts. Ce golfe fut nommé golfe de la Chaleur.»

—Voyez-vous ça? dit la femme de l'hôte.

—«Vers le 12 juillet, reprit Morbihan, nous cinglâmes au nord-ouest, et nous eûmes à essuyer un vrai vent impérial. Le 16 nous aperçûmes des gens qui pêchaient des tombes19. Ils étaient tout nus, hormis un lambeau de pelleterie dont ils se couvrent les hanches. Ce sont de vrais sauvages. Ils mangent la viande presque crue. Cependant, ils nous firent mille amitiés. Et leurs femmes se mirent à caresser notre capitaine, qui pour se les affectionner davantage offrit à chacune d'elles une clochette d'étain.»

Note 18: (retour)

Hachettes, selon Hakluyt.

—Comment! comment! les ribaudes...... commença l'hôtesse indignée.

—«Da oui! répliqua en riant le vieux Morbihan; elles le caressèrent à la façon de leur pays, c'est-à-dire en le touchant et le frottant avec les doigts.»

—Et elles étaient nues?

—Comme ça, la mère, fit le marin, en étalant sa main ouverte sur la table.

Une explosion d'hilarité eut lieu dans l'auditoire.

—Mais, demanda Lorimy, l'or, l'or où l'avez-vous trouvé?

—Ne soyez pas aussi pressé, mon camarade, j'y arrive.

«Le 24 juillet on planta dans ce lieu 20 une croix haute de trente pieds, au milieu de laquelle on cloua un écusson, relevé avec trois fleurs de lis, et dessus était écrit en grosses lettres, entaillées dans du bois.....»

Note 20: (retour)

La baie de Gaspé. Récemment on y a découvert plusieurs mines d'or.

Morbihan s'arrêta, en fronçant les sourcils et grommelant entre ses dents.

Qu'avez-vous? lui demandèrent les auditeurs. Il frappa du poing sur la table et s'écria d'un ton irrité:

—Terr i ben! mes hommes, Jean Morbihan n'y était pas, je vous le jure! Le capitaine a eu beau dire, beau faire, Jean Morbihan n'a pas assisté à cette cérémonie.

Des Bretons prendre possession d'un pays qu'ils viennent de découvrir, au nom d'un roi de France! non, non! jamais! Le vieux Morbihan n'a pas vu dresser cette croix, où était écrit: VIVE LE ROI DE FRANCE. Il ne l'a pas saluée; il ne la saluera jamais! terr i ben!

Il y eut un moment de calme plat.

—A boire! reprit tout à coup le marin, en essuyant, du revers de la main, une grosse larme qui roulait sur sa joue basanée.

L'hôtelier lui remplit son gobelet et lestement Jean en absorba le contenu.

—Mais que faisiez-vous donc, pendant qu'on élevait cette croix? questionna Lorimy.

—«Ah! ah! répondit vivement le timonier, je ne perdais pas mon temps, moi, da non! Je rôdais dans la campagne, min Gieu, oui! et je trouvais ça, ajouta-t-il en sortant de son bragou-bras un nouveau caillou, veiné de jaune. Oui, je trouvais ça et bien d'autres comme lui! On en remplit plusieurs barriques. Ça valait-il pas mieux que d'ériger des croix pour les Français, hein!»

Tous les assistants firent à l'envi des signes d'assentiment.

—«C'est comme ça, mes gens! acheva triomphalement Morbihan. Quand nous eûmes ramassé de ces pierres d'or, en suffisance, maître Jacques reconnut encore l'embouchure d'un grand fleuve 21. Mais il avait hâte de revenir et, le 15 août, jour de l'Assomption, après avoir oui la messe, nous démarrâmes de Blanc-Sablon pour Saint-Malo, où, avec l'aide de Dieu, nous avons débarqué, en bonne santé, la nuit passée.»

Note 21: (retour)

A son deuxième voyage, Cartier, comme on le verra plus loin, nomma ce fleuve Saint-Laurent.

—C'est merveilleux, pour le certain, dit Lorimy. Et vous n'avez pas eu d'accident?

—Pas un seul, mon camarade, pas un seul, hormis deux bourrasques, l'une en partant d'ici, l'autre en y revenant, da oui!

Comme il prononçait ces mots, la porte de l'auberge s'ouvrit et le négociant Vordec reparut.

Il criait en agitant le caillou dans sa main:

—Morbleu! j'ai perdu! C'est de l'or, au meilleur titre.

Aussitôt l'homme qui buvait isolé, en un coin, sortit furtivement du cabaret, mais avec une précipitation telle qu'il oublia de payer sa consommation.



CHAPITRE VIII.

LES TONDEURS.

D'un pied leste, notre homme franchit les marches branlantes des escaliers qui entrecoupaient la rue des Petits-Degrés. Puis, il tourna à droite, enfila la rue de la Boucherie, traversa le parvis de la cathédrale, et, par une ruelle sombre, si étroite que deux personnes eussent eu de la peine à passer de front, il arriva dans la cour dont nous avons précédemment parlé.

Elle était illuminée avec un éblouissant éclat. Le seigneur de Maisonneuve donnait à ses amis une fête, avant de partir pour un voyage lointain. Tout en ruisselant par les fenêtres de l'hôtel dans la cour, les rayons de cent bougies éclairaient, dans la grande salle du premier étage, un banquet aussi splendide par la rareté et la variété des mets que par leur délicatesse.

Cette salle était tendue de tapisseries de haute lisse. Au milieu se dressait la table, oblongue. Elle ployait sous les cristaux, la vaisselle plate et les riches pièces d'or ou de vermeil merveilleusement ciselées.

Le linge, ouvré, damassé, de Flandre, avait une blancheur et une finesse idéales. Les serviettes des convives étaient parfumées avec des sachets, dont l'odeur mariée à celle des corbeilles de fleurs et de fruits de toute provenance, disposées avec goût sur la table, et des cassolettes d'encens, qui brûlaient sur des consoles embaumait la vaste salle.

Pour ce festin, digne de Lucullus, les quatre éléments avaient été largement mis à contribution. La terre avait fourni ses viandes les plus succulentes, ses vins les plus exquis; l'onde, ses poissons les plus fins; l'air, ses plus friands volatiles, le feu, ses chaleurs les plus ardentes et les plus douces.

Le spectacle était réjouissant au possible. Et pour comble de raffinement, une musique invisible, délicieuse, ne cessait de jouer.

Baignés de lumière, plongés dans une atmosphère enivrante, servis par douze belles jeunes femmes très-légèrement vêtues d'étoffes transparentes, sollicités par toutes les séductions des sens, les douze convives n'avaient, à travers cette profusion de plats inouïe, que l'embarras du choix.

Contrairement à la mode bretonne, l'on s'était mis à table à cinq heures. Mais cela n'avait rien de surprenant, Georges de Maisonneuve ne faisant rien comme les autres.

On en était au dessert, composé de fruits indigènes et exotiques, fruits mûrs, fruits secs, fruits à l'eau-de-vie, gâteaux, échaudés, biscuits, massepains, confitures de Verdun, cotignacs de Tours, gelées, pâtes, crèmes, sorbets et liqueurs. La gaieté bruyante, l'ivresse enflammaient les visages, éclataient dans les bouches. L'amphitryon se leva, et tenant haut un hanap, rempli de rosoglio de Zara, il s'écria:

—Au moment de me séparer de vous pour quelque temps, mes aimables compagnons de plaisirs, mes joyeux amis, je bois à votre santé, à la multiplicité, à la diversité de nos folles amours!

—Malo! Malo! 22 pour Georges! et rubis sur l'ongle, ripostèrent ses hôtes, avec des cris assourdissants.

Note 22: (retour)

Ou sait que ce cri breton répond à notre; Vive! vive!

Armés de coupes, pleines jusqu'aux bords, les bras s'allongèrent vers la centre de la table, formant, au-dessus, comme un faisceau de manches et de manchettes bouffantes; un harmonieux cliquetis de cristal et d'argent se fit entendre, et, d'un trait, chacun vida sa coupe.

C'était le signal de la fin du repas, mais le commencement de la débauche. Elle allait allumer ses feux impurs.

En ce moment, neuf heures sonnèrent à une belle horloge padouane, accrochée à l'un des lambris de la salle.

—Mes amis, dit Georges, vous connaissez notre devise: «Liberté en tout et pour tous.» Une affaire m'appelle au dehors. Mais disposez de la maison et de ce qu'elle renferme comme de biens à vous appartenant.

Écartant alors la portière d'une pièce contiguë, il disparut.

—Il va sans doute encore à quelque rendez-vous d'amour! est-il heureux! murmura l'un des convives.

—Qu'est-ce que cela te fait! s'écria son voisin; n'avons-nous pas, pour nous distraire, ces voluptueuses houris qu'il a fait venir je ne sais d'où, mais dont la complaisance ne saurait, mon cher, nous faire défaut. Quelle fête! Quel homme que ce Maisonneuve! Quel beau rôle il eut joue sous les derniers empereurs romains! N'est-ce pas, mon ange? continua-t-il, en faisant ployer sous son bras la taille souple de la jeune fille qui l'avait servi, et dont il rougit l'épaule nue par un baiser.

Des bravos enthousiastes, furieux, couronnèrent ce début de l'orgie.

Pendant qu'ils retentissaient, Georges de Maisonneuve traversait une chambre à coucher somptueusement meublée. De là, il passait dans un cabinet de travail tort élégant, dont une grande bibliothèque sculptée occupait tout un côté. Elle se composait de deux compartiments: l'un, supérieur, vitré, laissait voir sur ses rayons ces admirables reliures qui furent une des gloires du seizième siècle; l'autre, inférieur, était fermé par deux vantaux de chêne plein.

Georges ouvrit ce deuxième compartiment. Il était rempli par des in-folios énormes. Le jeune homme en retira quelques-uns et pressa un bouton imperceptible, dans le fond de la bibliothèque. Le panneau glissa, démasquant une ouverture de quelques pieds carrés. Georges se coula à travers cette ouverture; puis il étendit le bras, remit les volumes à leur place, et fit jouer un nouveau ressort secret, qui referma, tout à la fois, les vantaux extérieurs de la bibliothèque et le panneau intérieur.

Alors il battit le briquet et alluma une petite lanterne sourde, posée à terre. Georges était dans un couloir resserré faisant retour sur l'appartement qu'il avait quitté. Il s'avança d'une vingtaine de pas environ. La galerie était toujours la même, sombre, haute, étroite.

Georges s'arrêta, colla son oreille à l'orifice d'un cornet acoustique, habilement dissimulé.

—Bon, murmura-t-il, après avoir écouté un instant; bon, mes lurons chantent et s'ébaudissent avec les ribaudes que j'ai fait venir de Rennes; tout à l'heure, je leur ferai danser la grande danse!

Ayant souri à cette idée, Georges poursuivit son chemin. Quelques pas plus loin, la muraille nue se dressa devant lui. Une corde pendait libre du plafond. Maisonneuve mit sa lanterne dans ses dents, s'accrocha à cette corde et grimpa. Parvenu au point de suspension, il heurta de la tête le plafond qui s'ouvrit. Avec la légèreté d'un chat, Georges s'élança dans l'entrebâillement. Un moment après, il se trouvait dans une vaste pièce qu'on eût pu prendre pour le vestiaire de l'univers. Habillements, équipements, armes, il y en avait pour tous les métiers, pour toutes les nations. On y voyait même quelques costumes africains et asiatiques ou d'origines complètement inconnues.

Ce n'est pas tout. Sur une table longue, une innombrable quantité de pots, fioles, flacons, renfermant des couleurs, des essences, des parfumeries, des fards, depuis l'antique sulfure d'antimoine, jusqu'à la cochenille et à l'orcanette, annonçaient que, dans cette chambre, on pouvait se travestir de la tête aux pieds. Jamais arsenal de coquette ne fut aussi complet. Car les perruques, les coiffures de nuances, de formes diverses ne manquaient pas non plus. Le maquillage moderne y eût été pris d'envie.

Georges portait toute sa barbe. Il se rasa. Ensuite il se débarrassa de son vêtement d'apparat, pour endosser l'accoutrement des gardes du port de Saint-Malo, sur un halecret, à l'épreuve de la balle; mais en se travestissant et se grimant, avec une perfection telle, que nul, même parmi ceux qui le fréquentaient habituellement, ne l'eût reconnu, sa toilette terminée.

Maisonneuve aussitôt tira deux forts verrous et ouvrit une porte. Il entra dans une chambre de médiocre dimension qui devait appartenir à la tour.

Assis devant une table dans cette chambre, un homme nettoyait la batterie d'une arme récemment inventée à Pistoia, en Toscane, ce qui lui valut d'abord le nom de pistole, puis de pistolet.

Cet homme était le pêcheur que nous avons entrevu à l'auberge de Monsieur Saint Anthoine. Seulement, il avait, lui aussi, opéré une métamorphose, en s'affublant des haillons d'un pillawer, sorte de chiffonnier breton.

—Eh bien, Eric? demanda Georges, en refermant avec précaution la porte sur lui.

—Eh bien, marquis, tu peux te vanter d'avoir du flair! Mais quelle raffinerie dans ton déguisement! Tu es méconnaissable. N'était le son de ta voix...

—Cartier a rapporté des tonnes d'or, n'est-ce pas? interrompit Maisonneuve d'un ton brusque.

—Oui, des tonnes, répéta Eric, en se frottant les mains. Voilà prêt ce grand coup que nous attendions tous les deux!

—Allons, conte-moi ça, dit Georges, qui s'assit négligemment sur le bord de la table.

—C'est simple comme bonjour, marquis. Ce matin, le bruit court en ville que l'expédition de Cartier est revenue avec des monceaux d'or. Tu me l'apprends. Je m'habille en pêcheur, je vole aux informations. Les vaisseaux de Cartier étaient effectivement arrivés, durant la nuit, en vue de Saint-Malo. Ils avaient mouillé hors du havre, à l'île Harbourg. Mais, quand je montai sur le rempart, les deux brigs entraient dans la Petite Rade. L'un avait le cap sur Saint-Servain 23, où probablement il doit être radoubé; et l'autre venait jeter l'ancré devant Saint-Malo, sous le môle. C'était justement celui de Cartier. Je le reconnus bien, car il portait le pavillon de commandement. Dès qu'il fut amarré, je descendis sur la plage. Adroitement, je questionnai, j'interrogeai. Mais impossible d'obtenir une réponse précise. Ceux-ci disaient que le navire était lesté d'or, ceux-là que le lest n'était que de cailloux, qu'on avait pris pour de l'or. Je te laisse à penser si je fis des tentatives pour me procurer un de ces cailloux! Pas moyen. Cependant, je rôdai toute la journée sur la grève et je remarquai que la plus grande partie de l'équipage allait à terre. Je dépêchai quelques-uns de nos hommes après les mariniers, afin de les enivrer et de les garder à boire toute la nuit avec eux, s'il se pouvait. Instinctivement ensuite, je me rendis à la taverne du père Clovis. Le hasard me servit à souhait. On y causait du sujet qui m'intéressait. Vordec, le joaillier-armateur de la Grand'Rue, ne voulait pas que Cartier eût trouvé de l'or, quand entra un timonier de celui-ci:

Note 23: (retour)

On disait alors Saint-Servain, au lieu de Saint-Servan.

—Jean Morbihan, sans doute, dit Georges.

—Je crois que oui. Mais cela ne me préoccupe guère.

Quoi qu'il en soit, mon timonier avait justement une pépite dans sa poche. Il la montre. Vordec la prend, va l'essayer chez lui et revient à l'auberge en disant que c'est de l'or pur. Ma foi, marquis, je n'en ai pas entendu davantage. Je me suis sauvé comme un fol, et en deux minutes j'étais ici.

—Tu vois que j'avais raison! fit Maisonneuve avec un sourire complaisant.

—Tu as toujours raison, toi, marquis! répondit Eric, d'un ton de respectueuse admiration.

—Maintenant, reprit Georges, nous allons, comme je l'ai dit ce matin, jouer notre grand jeu.

—C'est convenu. J'ai déjà envoyé nos gens en expédition, au château Richeux, sur la route de Dol. Ils sont tous partis, à l'exception des six plus robustes et meilleurs mariniers.

—Bien, dit Maisonneuve. Nous enlevons le navire de Cartier, tout chargé d'or, et nous faisons voile pour mon château d'Écosse, où nous nous délivrerons aisément de nos complices...

—Mais ici? demanda Eric.

—Ici, repartit Georges avec un rire de belle humeur; ici-nous serons morts pour les Tondeurs, aussi bien que pour les habitants de la province. Un plan superbe, mon cher. Tu y applaudiras des deux mains. Tu sais que j'ai convié à un dîner d'adieu les jeunes gens les plus huppés de Saint-Malo. Ils sont là en train de s'enivrer avec des beautés faciles. Eh bien, dès que le navire sera à nous, et tandis qu'avec nos barques tu le remorqueras silencieusement hors de la rade, je remorque aussi la pupille de Cartier!

—Ah! elle te tient toujours au coeur! s'écria Eric, avec un geste de désappointement.

—Oui, répliqua Georges d'un ton sombre, je veux la posséder, et je la posséderai. Elle devait être à moi, jeudi prochain. Mais je lui ai écrit aujourd'hui que le retour de son tuteur changeait mes dispositions; que si elle m'aimait, j'irais la prendre ce soir, pour nous rendre à Césembre où nous nous marierons....

—Te marier! s'exclama Eric avec un accent de stupéfaction.

—Mais non, mais non... Écoute la fin, répliqua Maisonneuve. Je disais cela à cette fillette pour la décider. Quoique souffrante, elle m'accompagnera, j'en suis sûr. Elle me suit donc. Je la place dans mon bateau, tout prêt à te rejoindre vers les Conchées, où tu m'attendras; et, donne-moi toute ton attention....

—Je ne perds pas un mot, marquis.

—Cela fait, continua Georges en souriant agréablement, je rentre ici et mets le feu à certaine mèche, communiquant avec les poudres renfermées au rez-de-chaussée de l'hôtel...

—O grand homme! je te comprends! s'écria Eric, enthousiasmé. Tes convives sautent avec la maison, et demain l'on croira...

—Qu'infortuné, j'ai péri avec eux! On m'élèvera un tombeau avec une émouvante inscription pour rappeler le malheur qui atteignit, à la fleur de l'âge, un homme si bon, si généreux, si estimable, si...

La suite de cette phrase se perdit dans un désopilant éclat de rire.

Après une courte pause, Georges reprit:

—Mais nous n'avons pas de temps à perdre. A l'oeuvre! Où sont les hommes? La mer est étale. Il faut en profiter pour sortir le vaisseau du port.

—Les hommes sont en bas. Ils attendent tes ordres. Comment ferons-nous l'attaque?

—Rien de plus simple, répondit Georges. Le navire est amarré au rivage, m'as-tu dit?

—Oui, dans l'anse, derrière le môle, près du Chenil.

—Parfaitement. Tu sors d'ici avec les hommes par le souterrain. Vous montez dans une barque, et vous vous dirigez sans bruit et tout doucement vers le brig. Moi, j'y vais à pied, en suivant la grève. Les chiens me connaissent. Ils ne bougeront pas. Je m'approche du vaisseau. Mon costume de garde du port éloigne les soupçons. J'engage la conversation avec le marinier de faction, sur le tillac. Je lui propose une goutte de vin-de-feu. Il accepte. Pour lui donner à boire, je passe sur le pont du navire. Là, ce joujou,—et Georges exhiba un stylet caché sous son pourpoint,—signe à la sentinelle une commission pour l'éternité. Aussitôt vous accourez. Nous clouons les écoutilles. L'équipage est prisonnier. On largue les amarres, et...

—Bien! bien! bien! s'écria Eric, qui achevait de remonter son pistolet. En route!

Un escalier hélicoïde les conduisit dans une salle inférieure, où ils prirent une demi-douzaine d'individus, de physionomie scélérate, qui jouaient aux dés, en buvant du gwin ardant.

Avec ces gens, tous armés, ils descendirent dans le souterrain que nous avons parcouru, et débouchèrent bientôt par l'issue donnant sur la mer.

La grille de fer fut refermée avec soin. Georges de Maisonneuve en prit la clef, et s'avança sur la grève, beaucoup plus escarpée alors qu'aujourd'hui. Car bien que la ville fût aussi populeuse que maintenant, son enceinte fortifiée était moins considérable. Et elle reçut seulement au dix-huitième siècle, en 1708, 1721 et 1737, les développements qu'on lui voit à présent.

Le reste de la troupe des Tondeurs sauta dans un bateau, attaché près de la grille.

Il faisait un temps sombre, brumeux. La marée, dans son plein, baignait, en maintes places, le sentier glissant que Georges avait pris, au pied des remparts de la ville.

Cependant il allait d'un bon pas, comme un homme à qui le chemin était familier.

En cinq minutes, il arriva au Chenil. C'était, je crois, cette maisonnette que l'on aperçoit sur les anciennes Vues de Saint-Malo, près de la porte de Dinan. Quoi qu'il en soit, le Chenil servait de retraite à ces fameux «chiens du guet» qui livrèrent cours à un dicton bien connu.

«En 1158, dit l'abbé Manet, on établit à (Saint-Malo) une garde de chiens pour la sûreté du port. Le nombre de ces chiens fut d'abord de 34, puis de 12 à 13.

«Pendant le jour, on les tenait enfermés exactement dans leur chenil, situé au pied du mur de Gorge du bastion de la Hollande. Le soir, à la fermeture des portes, le gardien les conduisait dans le port et ne les lâchait qu'à dix heures, après le couvre-feu. Il les rappelait une heure avant le jour.

«Dans les derniers siècles, trente boisseaux de blé étaient affectés par le Chapitre pour leur nourriture annuelle; les deniers de la communauté, les débris de la boucherie et quelques autres curées fournissaient le reste. C'est cet usage local qui a donné naissance à la chanson de M. Dumolet. Un accident, arrivé le 7 mai 1770, à un jeune officier de marine, qui périt dévoré par ces animaux, décida les juges baillifs, chargés de la police du port, à s'en défaire. Tous ces chiens furent immédiatement empoisonnés 24

Note 24: (retour)

Histoire de la Petite-Bretagne, p. 50.

Les terribles molosses vaguaient sur la grève, quand Georges de Maisonneuve dépassa leur chenil.

Ils se précipitèrent en grondant à sa rencontre. Mais leurs grondements n'avaient rien d'hostile. C'était bien plutôt une démonstration amicale. Plusieurs mois auparavant, le jeune homme avait entrepris de les dompter. Il y était parvenu, au moyen de distributions de viande, de caresses, adroitement faites, et d'une fascination particulière qu'il exerçait sur les bêtes aussi bien que sur les gens.

Les chiens l'entourèrent, en bondissant de joie, en agitant la queue. Il les écarta doucement et descendit derrière le petit môle, «proche la Grand'Porte,» vers l'anse où le navire de maître Jacques Cartier était à l'ancre.

Tout se passa d'abord au gré de Georges. Il lia conversation avec l'homme de quart aux bossoirs; se plaignit de la froide bruine qui tombait et offrit de la combattre par un coup de vin-de-feu.

—Mordienne, ça ne ferait pas de mal, dit le marinier; par malheur, je n'en ai pas.

—Mais moi, j'en ai, camarade; un bon matelot ne s'embarque jamais sans biscuit, dit le faux garde. Voulez-vous que je vous jette ma gourde?

—Elle pourrait tomber à la mer. Sautez plutôt sur le pont.

Georges ne se le fit pas répéter.

Comme il prenait pied sur le tillac, un bruit étouffé d'avirons se fit entendre.

—Qui diable accoste à cette heure? Si c'étaient les Tondeux, ça ferait votre affaire, hein, monsieur le garde? dit avec un sourire le factionnaire, en regardant par-dessus la lisse de bâbord.

Le moment était propice. Georges tira son stylet et, d'un mouvement rapide comme l'éclair, le planta dans le dos du pauvre marinier, qui tomba lourdement, pour ne se relever jamais.

La cadence des avirons devenait de plus en plus sensible; à son tour le chef des Tondeurs se penchait par dessus le bord pour regarder, quand une formidable exclamation le fit tressaillir.

—Terr i ben! avait-on crié derrière lui.

Il voulut se retourner. Mais déjà dix doigts, inflexibles comme l'acier, avaient serré un carcan à son cou.

Impitoyablement, ils l'étranglaient.



CHAPITRE IX.

«LE CHARIOT.»

Quand, par qui fut posée la première pierre du Château de Saint-Malo? Problème, dont nos archéologues cherchent encore la solution. Peut-être, cependant, est-il permis de hasarder une conjecture vraisemblable sur l'époque de sa fondation. Pourquoi ne remonterait-elle pas à la fondation de la ville elle-même, c'est-à-dire au huitième siècle? On sait que Saint-Malo occupe un îlot, qu'une étroite langue,—le Sillon,—relie au continent. Par terre, la ville n'est accessible que de ce côté. Aussitôt qu'elle commença à s'élever, on dut donc songer à la défendre sérieusement sur ce point. Une tour fut bâtie. Le Petit Donjon probablement. N'est-il pas la portion la plus ancienne du Château? Vauban eut cette opinion. Nous doutons qu'il se soit trompé. L'importance des fortifications marcha de pair avec celle de la cité. Bientôt la tour isolée parut insuffisante. On lui donna une soeur. Puis d'autres encore. Une ceinture de murs les maria plus tard en un seul groupe. Le Château était constitué.

Ce ne fut pas, cependant, sans résistance des autorités ecclésiastiques. Prétendant à l'omnipotence dans la ville, ce château, ouvrage des princes de Bretagne, portait ombrage à leurs prétentions. Suivant M. Cunat, l'érection du Grand Donjon est contemporaine du duc François Ier. Fait remarquable toutefois: ce donjon ne se voit pas sur diverses Vues de Saint-Malo, publiées dans le dix-septième siècle, pas même sur celle de Tassin, géographe de Louis XIII. Mais il existait alors. Rien n'est plus avéré.

En 1486, Pierre de Laval, évêque de Saint-Malo, reconnaît qu'au duc François II et à ses successeurs appartient «la garde des églises, cathédrales et autres du duché, ainsi que le Château, clôture, fortification et garde de toute la ville.» Il reconnaît de plus au duc et à ses successeurs le droit d'y faire bâtir «tels édifices qu'il leur plaira, prendre tels fonds et endroits que bon leur semblera, sans pouvoir être empêché par ledit évêque»25. Pourtant, malgré ces aveux et concessions de Pierre de Laval, le clergé apporta toutes les entraves possibles à l'édification du Château, dont le gros oeuvre ne semble avoir été achevé que vers l'an 1800.

Note 25: (retour)

Archives de Nantes. Armoire S. Cassette C.

La duchesse Anne, d'une piété ou plutôt d'une dévotion si vantée, eut elle-même à lutter contre le mauvais vouloir ecclésiastique. Elle s'en formalisa, elle s'en vengea. Venue à Saint-Malo, en 1503, Anne voulut marquer son mépris de l'opposition que lui suscitaient les gens du Chapitre et fit graver sur une des tours du château l'inscription suivante, avec l'écusson de ses armes:

QUIC EN GROINGNE,

AINSY SERA,

C'EST MON PLAISIR.

La tour reçut alors et conserva depuis le nom de Qui-Qu'en-Grogne. Mais notre grande révolution martela l'inscription comme l'écusson, dont on ne distingue plus que le cartouche mutilé.

Le Château de Saint-Malo, bien que d'une utilité militaire contestable aujourd'hui, est un des plus beaux types de forteresse du moyen âge et de la Renaissance. On l'entretient avec soin et l'on a raison. Pour le curieux comme pour l'érudit, c'est un monument précieux. Nous sommes seulement surpris que, dans ses vastes et belles salles, on n'ait pas pensé à installer un musée. Celui de Saint-Malo est-il bien à sa place, dans ce pavillon étroit, obscur, incommode, qui lui a été assigné? Quant à nous, nous aimerions à le voir, ainsi que la bibliothèque, dans le Château.

Ce château, le populaire, toujours éloquent, toujours sans s'en douter docteur ès-tropes, dans son langage l'a d'un mot caractérisé: il l'appelle le Chariot.

Et c'est un vrai char de pierres! Caisse, roues, timon, strapontin, rien n'y manque. Des chevaux? Non. Mais ou vient d'y atteler la vapeur. La gare du chemin de fer est au bout du Sillon.

Imaginez un quadrilatère, sur un des petits côtés duquel s'appuie un triangle, voici l'ensemble, la caisse et le timon du char; quatre tours rondes, aux quatre angles du quadrilatère formeront les quatre roues,—roues de géant, à coup sûr;—et pour siège du cocher, un Gargantua quelconque, ledit cocher, je vous donnerai le Grand Donjon, solidement assis au beau milieu du quadrilatère, et le dominant d'une royale hauteur. De figure singulière, ce donjon. Il ressemble à une moitié d'oeuf: la partie cintrée regarde les champs, la mer, le port; elle est à créneaux, meurtrières et mâchicoulis; l'autre voudrait regarder la ville, mais n'y voit rien. C'est un mur perpendiculaire, tout d'une pièce, rectiligne à sa base, angulaire à son sommet, qu'on dirait avoir été dressé, de mauvaise grâce, pour masquer l'ouverture de ce demi-ovale, partagé comme d'un coup de tranchet.

Longtemps, le Grand Donjon fut à ciel ouvert. Vers le commencement du dix-huitième siècle, on lui posa un toit, que surmonte néanmoins, à son milieu, une tour carrée de moindre dimension, flanquée au nord et au sud par deux tourelles à encorbellement.

Un escalier, en colimaçon, mène au sommet de ces tourelles, d'où l'oeil embrasse un horizon immense, et à l'entre-deux desquelles s'élance un mât de signaux.

Si je ne me trompe, le Château eut autrefois deux portes: l'une à l'est sur la campagne, l'autre à l'ouest sur la ville. A présent il n'en a plus qu'une, celle de l'ouest.

Cette porte franchie, vous êtes dans la cour d'honneur; devant vous des bâtiments écrasés par la masse énorme du Grand Donjon. A droite, la tour la Générale, avec la fontaine; à gauche, Qui-Qu'en-Grogne, et le Petit Donjon avec des casernes et la chapelle du Château. Derrière, la maison du gouverneur, puis une douve profonde, puis un jardinet malingre, rachitique, la proie des sables et des vents; puis deux autres tours: la tour des Dames commandant la mer, la tour des Moulins défendant l'arrière-port; puis enfin, des casemates, des glacis, des braies et fausses braies, et la pointe du triangle dont j'ai parlé plus haut. Cette pointe est nommée pointe de la Galère. Tout cela sombre, rechigné, menaçant, humide, suintant, glacial, un sépulcre.

De nos jours, on arrive de plain-pied au Château. Jadis, le flot battait partout ses murs. Un pont en pierre, de trois arches, terminé par un pont-levis, le mettait alors en communication avec la ville.

Mais ses tours et ses courtines étaient moins élevées que maintenant. Ce ne fut qu'à partir de 1689 qu'elles reçurent les développements actuels.

La mer occupait, en grande partie, la belle place Chateaubriand, derrière la porte moderne Saint-Vincent. Toutefois, le parvis de la chapelle Saint-Thomas offrait comme une petite esplanade vis à vis des tours Qui-Qu'en-Grogne et la Générale.

Dans cet étroit espace se foulait une multitude avide et turbulente, le matin du 6 septembre 1534.

Les portes, les fenêtres et jusqu'aux toits des maisons étaient garnis de curieux. Une grave nouvelle circulait de proche en proche: les compagnons, mariniers de maître Jacques Cartier, avaient appréhendé, durant la nuit précédente, trois Tondeurs. L'un d'eux, assurait-on, était le chef de ces brigands; mais le fait n'était point du tout prouvé; généralement même son assertion ne rencontrait qu'incrédulité.

Aussi, lorsque, vers huit heures, on vit apparaître les trois prisonniers enchaînés et escortés par fine troupe de matelots, le désappointement fut-il universel. Ces deux pêcheurs, à la mine piteuse, et cet homme, la figure en sang, méconnaissable, l'air consterné, vêtu en garde de la ville, que pouvaient-ils avoir de commun avec les terribles Soudards, dont le nom seul faisait tout trembler à dix lieues à la ronde?

Cependant, à l'une des croisées ouvertes sur la place, pâle, inquiète, frémissante, se tenait Constance.

A travers les vagues tumultueuses de la cohue, elle aperçut les trois captifs. Elle devina son amant, malgré l'étrange déguisement qu'il avait pris. Une exclamation sourde jaillit de ses lèvres.

—Qu'as-tu donc, mon enfant? Sainte Vierge, comme tu frémis! s'écria dame Catherine, qui se trouvait près d'elle.

—Ce n'est rien, mère, rien! ne t'alarme pas, répondit la jeune fille en mordant fébrilement son mouchoir, pour ne pas éclater en sanglots.

—Ce spectacle te fait mal. Il faut fermer la fenêtre, reprit dame Catherine.

—Non, non; laisse-moi voir. Je veux voir.

—Quel bonheur que le brave Jean Morbihan se soit trouvé là, continua la femme de Cartier. Sans lui, ces misérables, le Seigneur leur pardonne! massacraient tout l'équipage, pour s'emparer du navire. Heureusement aussi que maître Jacques n'était pas à bord!... Si tu te sens mieux aujourd'hui, ma chère enfant, comme le temps promet d'être beau, nous irons, à marée basse, accomplir ce pèlerinage que nous avons promis à Sainte-Marie-du-Laurier.

—Oui, mère, oui, nous irons... quand vous voudrez, répliqua Constance, tout à fait inconsciente de ce qu'elle disait, car elle n'entendait ni les paroles de dame Catherine, ni les huées dont le peuple poursuivait les prisonniers.

Les yeux de Constance ne quittaient point le faux garde du port, qui, cependant, ne tourna pas la tête de son côté. La vie physique et intellectuelle de la jeune fille était concentrée sur lui.

Elle y demeura, quand le pont-levis du Château se fut redressé derrière les Tondeurs.

—Ah! voici ce bon père Jean qui rentre, dit au bout de quelques instants dame Catherine. Viens dans la salle, ma fille. Il nous fera beau récit de la prise qu'il a faite. Mais pourquoi restes-tu là, immobile? Te sentirais-tu plus mal?

—Point du tout, mère, répondit Constance, en essayant de sourire. Je te suis.

Les deux dames descendirent au rez-de-chaussée où une nombreuse compagnie d'amis, d'officieux et d'oisifs causaient avec Jacques Cartier des événements du jour.

Le vieux Jean Morbihan arrive. On l'entoure. Chacun veut savoir de sa bouche comment cela s'est passé. Et le brave timonier recommence, pour la vingtième fois dans cette matinée, la narration de sa capture.

—J'avais quelque chose là qui m'avertissait que nous serions attaqués dans la nuit, min Gieu, oui! dit-il en se frappant le front avec le pouce et l'index fermés. D'abord, j'avais remarqué, dans l'auberge A Monsieur Saint Anthoine, un particulier qui ne me revenait pas en tout. Avec son costume de pêcheur, il ressemblait à un pêcheur comme un requiem 26 à un sanglier de basse-cour. Aussi, quand je le vis détaler, en sournois, sans même demander son compte, je jugeai que mon gaillard complotait quelque méchante action. Je sortis à mon tour et allai tendre mon branle sous l'accastillage de la poupe de notre navire. Je veillai bien une heure ou deux, mais, ma foi, ne voyant rien venir, je m'endormis et dormais comme un loir, lorsqu'un bruit sourd m'éveilla... trop tard, hélas! Imbécile, bête brute, je m'en voudrai toute ma vie!...

Note 26: (retour)

Requin. Autrefois on l'appelait requiem (d'où requin), sans doute parce que la vue de ce monstre était un signe de mort.

—Comment donc, mon pauvre Jean! mais il n'y il pas de ta faute, lui dit affectueusement Cartier.

—Pas de ma faute! Maître, vous dites qu'il n'y a pas de ma faute! s'écria le vieux Morbihan. Sauf votre respect! ce n'est pas mon opinion, à moi. Je ne suis qu'un nigaud, un misérable, un assassin! un assassin, le meurtrier de mon semblable, da oui!

—Allons, allons, calme-toi! reprit Cartier. N'as-tu pas sauvé le navire? et sauvé peut-être vingt hommes de la mort?

—Ça c'est vrai, maître; mais ça n'est pas une raison, non plus, pour m'être laissé aller au sommeil comme un ivrogne. Je suis un maudit. Si j'étais resté l'oeil ouvert, ce pauvre Yvon, le bon Gieu ait son âme! n'aurait pas été tué comme un chien, par ce brigand de brigand... Maître, vous me retiendrez la moitié de ma paie, pendant notre dernier voyage, pour lui faire dire des messes, à Yvon...

—C'est à mes frais, mon brave Jean, qu'on les dira, ces messes; je m'en charge; continue, dit Cartier.

—Enfin, poursuivit le timonier, je saute à bas de mon branle. J'aperçois sur le pont le corps d'Yvon. Il râlait son dernier soupir. Et près de lui se tenait une espèce de garde de contrebande. J'empoigne mondit garde par le cou, et je serre. Il se débat. Sans mot souffler, nous nous roulons sur le tillac. Le vacarme fait lever nos hommes couchés dans la batterie. Ils arrivent, en même temps qu'une demi-douzaine de gredins tombaient sur moi. Ah! si le scélérat que j'aurais dû étrangler ne m'avait blessé avec son stylet, il ne s'en serait pas échappé un seul...

—Tu es blessé! s'écria Cartier avec un accent de vive sympathie.

—Rien! maître, rien! une égratignure. L'arme a glissé sur les côtes.

—Jésus Sauveur! il faudrait vous soigner, appeler un physicien, Jean! dit dame Catherine d'un ton douloureusement ému.

—Peuh! on en a vu bien d'autres! siffla le timonier.

—De façon que, sur six ou sept, vous n'avez pu en prendre que trois! interrogea un des auditeurs.

—Min Gieu, oui! soupira Morbihan. Il faisait de la brume. Les autres ont sauté par-dessus la lisse et se sont enfuis dans leur barque.

—Et tu crois que ce sont des Tondeurs? demanda Cartier.

—J'en répondrais sur ma vie, maître. Je crois bien mieux, ajouta Jean en cherchant des yeux Constance, qui écoutait, silencieuse, derrière un groupe.

—Que crois-tu donc?

—Eh! eh! répliqua le vieux marin; je crois, sauf votre respect, que l'un des prisonniers, l'assassin d'Yvon, est le capitaine de ces bandits.

—Bah! fit Cartier, en hochant dubitativement la tête.

Plusieurs personnes exprimaient des doutes. Le visage de Constance s'altérait.

—Enfin, reprit le père Jean, que ce soit lui ou un autre, on le saura bientôt. Une fois ces hérétiques domptés, on vous leur a solidement amarré les poignets et les chevilles avec un bon morceau de tanin et on vous les a affalés dans la fosse aux lions, da oui... Ah! si je m'étais éveillé rien qu'une minute plus tôt!... Pauvre Yvon, va!...

—Tu as conduit les malfaiteurs au Château? s'enquit Cartier.

—Oui, maître Jacques. Oh! ils sont en sûreté. On en a logé deux dans la tour des Moulins, et le troisième, mon gredin à moi, dans Qui-Qu'en-Grogne.

—Leur chef? questionna involontairement Constance.

—Min Gieu, oui; leur monstre de chef, répondit Jean Morbihan, en adressant à la jeune fille un regard tout à la fois attristé et colère.

—Tant mieux, si tu dis vrai, reprit Cartier. De toute manière, mon homme, tu peux compter sur une belle récompense. Mais, pour l'instant, soyons à nos affaires et allons décharger la cargaison du brig, car je me propose de partir, dans quelques jours, pour Paris, rendre compte de mon voyage à notre honoré sire, le roi.

A ces mots, Morbihan se mit à gronder entre ses dents. Puis, tandis que les étrangers quittaient le logis de Cartier, il s'approcha de Constance et lui dit:

—Petiote, je veux te parler, moi. Cela ne te convient pas, hein?

—Mais si, mais si, répondit-elle en affectant une gaieté loin de son esprit.

Le vieux marin et la jeune fille montèrent dans la chambre de celle-ci.

C'était une grande pièce bien froide, bien vide à la mode du temps. Excepté le vaste lit-clos, ciré, luisant comme une glace, et deux bahuts, les meubles étaient rares contre les murailles lavées à la chaux. La cheminée faisait face au lit. Elle ressemblait par ses dimensions et sa profondeur à l'orifice d'une caverne. Aussi l'air, en s'y engouffrant, y psalmodiait-il incessamment un chant lamentable. Des sculptures, grossières imitations de fruits, essayaient de décorer le manteau de cette cheminée. Un luth, quelques romans de chevalerie et livres de piété sur une étagère, un miroir en fer bruni, une demi-douzaine d'escabelles complétaient, avec un prie-Dieu gothique, le mobilier de cette chambre, dont un lacis de solives enjolivées de peintures composait le plafond. Un carrelage de faïence, blanche et bleue, tenait lieu de parquet. Trois ou quatre pots de fleurs tentaient vainement de combattre la nudité du local, mais en rompaient cependant l'uniformité.

En entrant, le vieux Morbihan se jeta sur un siège. Constance sauta sur ses genoux avec la souplesse d'une chatte et lui passa un bras autour du cou.

—Qu'est-ce que vous avez contre moi, père? dit-elle en le câlinant du regard et du geste.

Jean ne s'attendait pas à ces caresses. Il en fut désarmé.

Brusquement, toutefois, il s'écria, après quelques moments de silence:

—J'ai, min Gieu... j'ai... j'ai que je ne suis pas content de toi, petiote... Non, pas content, en tout.

—Parlez, que vous ai-je fait? demanda Constance, s'amusant, comme une enfant, à tresser en nattes les longs cheveux du marin.

—Ce que tu m'as fait, ce que tu m'as fait... tu es une cajoleuse!

—Après? dit-elle souriante.

Jean Morbihan se morigénait intérieurement de sa faiblesse. Il prit son courage à deux mains et, enlevant Constance de dessus ses genoux, il la plaça sur une escabelle, à quelques pas de lui, pour ne point se laisser «ensorceler par ses minauderies.»

—Ma fille, ta conduite est répréhensible, très-répréhensible dit-il de son ton le plus sévère. Elle offense le bon Gieu et elle afflige ceux qui t'aiment. Moi, le premier, moi qui t'ai élevée avec cette brave Manon, après t'avoir rapportée de la Terre Neuve...

—Mais, enfin, quelle faute ai-je commise? s'écria Constance d'un ton impatient.

—Tu le sais bien, da oui, tu le sais! tu sais ce que je veux dire. N'es-tu pas éprise du bandit qui a tué Yvon?—ce que je ne me pardonnerai jamais...non da, jamais!

—Moi! dénia l'impudente, en riant aux éclats.

Le front du vieux Jean se plissa. Sa voix se fit grave, presque dure quand il prononça ces mots:

—Ma fille, il ne faut pas mentir. J'excuserais tout de toi, car je t'aime presque à la déraison; mais pas de mensonge. Je le déteste, le mensonge! C'est la porte de derrière des mauvaises actions. Malheur à ceux qui s'en servent! Ils se condamnent à n'être pas absous de leurs péchés. Je préférerais te savoir morte, plutôt que délibérément menteuse!

—Mon Dieu! comme vous me dites cela, Jean! sanglota Constance.

Le bonhomme fut aussitôt gagné. Il se reprocha sa raideur. Et, pour l'atténuer, il alla prendre la jeune fille tout en larmes et la remit sur ses genoux.

—Voyons, voyons, disait-il d'un ton mouillé; ne pleure pas comme ça, ou mes yeux vont ruisseler comme des fontaines. Je n'ai pas voulu te gronder, mais seulement t'avertir. Avoue que tu es amoureuse de... Je vous ai surpris un jour causant derrière le pignon... da oui...

Et dans la nuit d'avant-hier, pas plus tard, comme nous venions de débarquer, est-ce que je ne l'ai pas vu qui sautait par la fenêtre, hein? Si je ne savais que la vieille Manon était là, terr i ben! Ah! tu as du bonheur, toutefois, que maître Jacques ne l'ait pas aperçu!... Ma pauvre fille, il n'aurait pas pris la chose comme moi, lui! Mais tu ne peux épouser un... enfin, tu diras ce que tu voudras, c'est un brigand... un meurtrier... Encore si je m'étais éveillé une minute plus tôt, j'aurais pu douter... Min Gieu, oui! Mais là je l'ai vu, vu comme je te vois, il a égorgé...

—Êtes-vous sûr que ce soit lui?

—Sûr! repartit Jean Morbihan, en levant ses regards au ciel: Ah! que trop sûr! que trop sûr!

—Et vous dites que vous l'avez vu assassinant Yvon? reprit fermement la rusée créature.

—Vu assassinant! répéta Jean, vu assassinant!... pour ça, non. Mais quand je l'ai pris, Yvon était mort, et pas un autre que ce Soudard...

—Enfin, vous ne pouvez jurer que c'est lui l'assassin?

Morbihan se gratta le front. Cette logique l'embarrassait.

—Non, tu as raison, dit-il au bout d'un instant. Cependant, tout prouve...

—Eh bien, interrompit la jeune fille, enhardie par son premier succès, vous ne devez pas, sur une présomption légère, accuser peut-être un innocent.

La réponse alla droit au coeur du vieux marin.

—Un innocent! s'écria-t-il; un innocent! Il avait encore son stylet à la main. Non, il n'est pas innocent! Non, ce chef de...

—Qui vous a dit que c'était le chef?...

—Je l'ai reconnu, repartit Morbihan en haussant les épaules. Il s'appelle ici, pour toi comme pour d'autres, Georges de Maisonneuve...

Constance tressaillit et promena un regard inquiet dans la chambre.

—Oh! Jean, mon protecteur, mon père chéri, ne le perdez pas; si vous m'aimez, ne le perdez pas... Sa mort serait la mienne! proféra la jeune fille, en se glissant aux pieds du marin, qu'elle arrosa de pleurs.

—Mourir! toi! qu'est-ce que cela? que dis-tu? reprit-il tout ému, en l'entourant de ses bras, comme pour la défendre d'un ennemi.

—Je dis que s'il meurt je mourrai, répliqua Constance avec une sombre énergie.

—Mais tu voudrais donc l'épouser? fit le père Jean d'un ton stupéfait.

—Il ne s'agit pas de cela; il s'agit de le sauver. Promettez-moi de m'aider?

—Impossible, petiote! un criminel, un pirate, le meurtrier de...

—Vous voulez donc ma mort!

—Ta mort! Terr i ben! tais-toi. Que je n'entende plus ce mot-là!

—Alors, aidez-moi à le sauver!

—Le sauver! mais comment?...

—Ah! Jean, mon ami, mon père adoré, que vous êtes bon! Vous cesserez de dire que vous l'avez reconnu...

D'ailleurs, en êtes-vous certain? Vous ne le chargerez plus d'un meurtre qu'il n'a peut-être pas commis... et vous ne vous exposerez pas à des remords éternels... car s'il n'était pas coupable!... Me promettez-vous tout cela? Vous n'êtes pourtant pas méchant! vous m'aimez pourtant!

—Et tu l'épouserais? fit-il à demi vaincu.

—J'ai votre parole, n'est-ce pas? dit Constance, redoublant ses caressantes supplications.

—Oui, si tu fais serment de ne pas l'épouser... Ah! l'enjôleuse, elle...

—Tout ce qui vous plaira!

—Que pensera de moi maître Jacques?

—Maître Jacques ne sait pas que c'est lui! riposta vivement Constance.

—Je l'ai donné à entendre....

—Mais on doute.

—Min Gieu, est-ce que tu vas m'apprendre à mentir? s'écria le père Jean, dont la conscience honnête se débattait impuissante dans le réseau de tendres arguties dont la jeune fille l'avait enveloppée.

Pour toute réponse, Constance s'enfuit dans une pièce voisine en criant:

—Merci, mon bon ami Jean, j'ai votre parole!



CHAPITRE X.

L'ENLÈVEMENT.

Depuis quelque vingt-quatre heures, le retour de maître Jacques Cartier formait à Saint-Malo le sujet de toutes les conversations. Contrariée dès l'origine par la jalousie, son expédition était encore en butte aux mêmes attaques. On en contestait la réussite, dans plus d'un des riches magasins de la ville. Les impuissants et les envieux discutaient amèrement ses mérites. Pour eux, Cartier n'avait rien découvert, rien fait. Les parages qu'il venait d'explorer, on les connaissait de longtemps. Quelle nécessité de causer tant de fracas lors de son départ, pour aboutir à si mince résultat! C'était, ma foi, bien la peine d'implorer la bénédiction de Monsieur de Saint-Malo; de faire faire la montre de ses équipages par le vice-amiral de France; d'agiter la ville; de mettre tout le duché en l'air! Ce Cartier, qui s'était imaginé être un Colomb! Un Christophe Colomb, lui! je vous demande un peu! Orgueilleux, vaniteux, hâbleur, oui!

Mais de talents? Point. De qui descendait-il, après tout? De Jamet, le mari à la Jeffeline Jansart! Des gens de rien. Qui donc l'ignorait à Saint-Malo! Son grand-père était un meurt-de-faim. Et lui, le petit Jacques, il avait voulu se distinguer! trancher de l'homme important! Belle importance, vraiment! Un pêcheur de morues! Mais, parce qu'il avait épousé la fille du connétable de la cité, cette pauvre Catherine, qu'il rendait malheureuse, c'était une horreur! mons Cartier s'en faisait accroire. Il voulait singer les grands seigneurs. Avec quoi, mon Dieu! Sa fortune était-elle si considérable? Le beau savant, d'autre part! Il avait pris des marcassites de cuivre pour de l'or, et en avait chargé ses vaisseaux à les faire sombrer! On avait bien montré à Vordec, l'orfèvre, un petit caillou aurifère. Mais si petit, à veine si maigre! Tout le reste, ou à peu près, pyrites cuivreuses ou mica, bon à jeter à la mer!

Ainsi déblatérait-on, avec force sourires malins, dans maintes boutiques du haut commerce malouin.

Mais la masse du peuple ne jasait pas de même. Elle aimait Cartier. Elle rendait justice à son intrépidité, à sa persévérance. Franchement, elle applaudissait à ses succès. Car le peuple possède un sens de discernement exquis. On ne le peut tromper, ni souvent,-ni longtemps. Abusé un instant, il démêle bientôt le leurre et réagit vigoureusement contre lui.

Ce n'est pas que le premier voyage de Cartier eût donné tous les fruits qu'on en attendait. Ardentes étaient alors les espérances attachées aux navigations lointaines. Les richesses, les merveilles, les singularités inouïes, découvertes récemment au-delà de l'Atlantique par les Espagnols et les Portugais, avaient étrangement aiguisé l'appétit. Tout rayonnant de gloire, de luxe, d'éclat, le siècle s'y prêtait. Les pompes féeriques du Champ du Drap-d'Or ne sont qu'un échantillon du faste qui régnait en maître à cette époque. Nos incursions en Italie, nos rapports avec l'Orient avaient raffiné, outre mesure, chez nous le goût de la magnificence. Beau cavalier, d'une élégance innée, mais ostentatoire, le roi donnait l'exemple; la cour suivait; et la ville, ne voulant pas rester trop en arrière, entraînait jusqu'à la campagne. Prodigues étaient les dépenses, tout naturellement. Pour y subvenir, les ressources nationales devenaient insuffisantes. Il fallait donc s'adresser à l'étranger, à l'inconnu. Des Grandes-Indes on faisait des récits fabuleux. L'or, l'ivoire, les pierreries, les étoffes précieuses, les épices, tout ce qui constitue la délicatesse de la vie abondait. On y marchait de surprise en surprise, d'enchantement en enchantement. Comparée à ces régions fortunées, l'Europe était une terre stérile, dépourvue, traitée en paria par la nature. Ne devait-on pas conquérir des contrées aussi injustement privilégiées, ou, pour le moins, les débarrasser du gênant fardeau de leur superflu? Le mobile des explorations d'outre-mer est là. Par surcroît de charité, la religion vint appuyer d'un prétexte sacro-saint ce désir de spoliation. Mais c'est le butin qu'on voulait, c'est le butin qu'on exigea des vaincus.

Longue, périlleuse, cependant, se montrait la traversée de l'Europe aux Indes orientales. La seule route pour nous était celle du cap de Bonne-Espérance. Quel chemin! Colomb pensa qu'il y pourrait aller eu cinglant à l'ouest, en la mer Atlantique. Parvenu dans le golfe du Mexique, il se crut aux confins de l'Asie. Ses compagnons, ses successeurs caressèrent la même erreur. Vasco Nunez qui, le premier, découvrit l'océan Pacifique (26 septembre 1813), n'en fut pas exempt non plus. Le Vénitien Cabot et le Portugais Cortéréal pas davantage, ni le Florentin Verazzani, quand ils reconnurent Terre-neuve, les côtes de la Floride et du Labrador. La voie des Indes orientales par le nord-ouest, les Européens l'ont toujours cherchée depuis. Ils la cherchent encore.

Seulement, aux quinzième et seizième siècles, on jugeait que l'Amérique était une pointe du continent asiatique27. Tout à l'heure, nous verrons que dans la troisième Commission, octroyée à Cartier, en 1540, par François Ier, il est dit que le célèbre pilote a découvert «grand pays des terres du Canada et Ochelay, faisant un bout de l'Asie, du costé de l'Occident.»

Note 27: (retour)

Voir mon Introduction à l'oeuvre de Sagard.—Tross, éditeur.

En son premier voyage, maître Jacques avait bien côtoyé une partie de cette pointe. De plus, il avait visité et dénommé diverses îles. Il soupçonnait l'existence d'un passage «entre la Terre Neuve et la terre de Brion;» c'est-à-dire que Terreneuve était une île, et que, désormais, pour se rendre dans le golfe Saint-Laurent, il ne serait plus nécessaire de s'élever jusqu'au détroit de Belle-Isle. L'événement le lui prouva l'année suivante. Mais le littoral qu'il côtoya, l'archipel qu'il parcourut en tous sens, enfin ce golfe Saint-Laurent, dont il donna alors la description à peu près correcte, n'étaient déjà plus des mystères pour le monde maritime. Avant les Cabot, les Cortéréal, les Verazzani, nombre de nos pêcheurs, je l'ai précédemment indiqué, exerçaient leur industrie dans ces parages. C'est à tort que dans sa Notice, d'ailleurs très-consciencieuse, sur Saint-Malo, M. Ch. Cunat revendique pour Cartier l'honneur d'en avoir le premier rapporté la morue. Cartier ne déclare-t-il pas, en sa Relation, que, se trouvant dans le détroit de Belle-Isle, il «avisa une grande Nave, qui estait de la Rochelle» et venue là pour faire la pêche? Soyons donc impartial. Et, sans marchander à Cartier la gloire à laquelle il a droit, ne cherchons pas à prêter à son premier voyage une valeur que lui-même, si modeste et si franc, n'essaya nullement de lui attribuer.

La gloire de maître Jacques n'est point en cette navigation initiale. Elle est dans sa divination de ses découvertes futures, dans sa persévérance, je le répète. Il avait entrevu l'embouchure du Saint-Laurent. Il pressentit l'importance de ce fleuve. Mais la saison était déjà avancée. Cartier craignit d'être surpris par les glaces. Il tint conseil avec ses «capitaines, mariniers, maîtres et compagnons,» et l'on décida, sagement, de retourner en France.

Si, au point de vue matériel, son entreprise n'avait pas été féconde, elle l'était largement au point de vue moral. D'abord, Cartier y avait déployé ses nobles qualités naturelles. Il s'était montré habile, ingénieux, brave, dur à la fatigue, hardi au danger, fertile en ressources dans les situations critiques. Il avait conquis l'estime et l'admiration de ses équipages. Bien mieux, et c'est le propre du génie, il leur avait inoculé son enthousiasme pour l'oeuvre commune.

La baie des Chaleurs ne leur eût-elle apparu comme un pays «plus chaud que n'est l'Espagne et le plus beau qu'il est possible de voir,» tout couvert d'arbres magnifiques, de céréales, raisins blancs et rouges, fraises, mûres, roses et «autres fleurs de plaisante, douce et agréable odeur,» tous les compagnons de Cartier auraient encore renchéri sur les avantages de leurs découvertes. N'est-il pas dans la nature de l'homme de vanter ses biens, les choses qu'il a faites ou auxquelles il a collaboré?

Cartier avait su se faire apprécier, aimer de ses gens. C'était l'essentiel. A l'envi, ils chantèrent ses louanges. Et bien que ceux qui, comme Jean Morbihan, avaient fait provision de fragments de roches micacées ou cupriques, dans la persuasion que c'était de l'or, fussent tristement désabusés, ils n'en exaltaient pas moins les bénéfices de l'expédition.

Aussi, pour les personnes désintéressées,—et c'était la masse,—de simple pilote, maître Jacques Cartier fut-il tout d'un coup transformé en un grand capitaine. La veille, il s'endormait dans l'obscurité; le lendemain, il s'éveillait au brûlant soleil de la renommée.

Le 6 septembre, on pouvait voir notre vaillant capitaine, précédé du clergé de Saint-Malo, bannière en tête, suivi de son épouse, de sa fille adoptive et de tous les hommes du son équipage, sortant par la porte B***cours et s'avançant vers le rocher du Grand-Bey.

Jacques Cartier accomplissait son voeu de faire un pèlerinage à Sainte-Marie-du-Laurier, s'il revenait sain et sauf dans sa patrie.

Une foule compacte, en habits de fête, se pressait derrière le cortège. Elle examinait curieusement et un peu railleusement deux individus, à la figure cuivrée, rayée de peintures extravagantes; les cheveux dressés en une mèche sur la tête, ornée de plumes, portant sur les épaules un manteau de cuir agrémenté de broderies en piquants de porc-épic; des jambières et des souliers également en peau, et également couverts de broderies.

A la main ils avaient un arc, des flèches, un casse-tête.

C'étaient Taignoagny et Domagaia, deux jeunes sauvages, amenés de la baie de Gaspé par Cartier, et que, pour cette circonstance, ou avait revêtus du costume de leur tribu.

Insensibles à l'attention grossière dont ils étaient l'objet, ils se tenaient gravement aux côtés de maître Jacques.

Le ciel était radieux, l'air d'une douceur ineffable, rempli de chants, de senteurs pénétrantes. La mer, comme énervée par les chaudes caresses du soleil, semblaient une immense cuve d'argent en fusion, dont les flots, disséminés çà et là, formaient des scories.

Ce spectacle plongeait l'âme en une molle rêverie. Il invitait au recueillement.

Parvenus devant la chapelle, les membres du clergé et la famille Cartier y entrèrent. Mais elle était trop peu spacieuse pour contenir tout le monde. Les matelots et le reste de la multitude demeurèrent au dehors, pieusement prosternés en face du choeur du saint lieu, dont, à dessein, on avait laissé les portes ouvertes.

La majesté de la cérémonie ne parut pas faire la moindre impression sur les sauvages.

Froids, immobiles, impassibles comme des statues, ils entendirent chanter le Te Deum d'actions de grâces. Mais sur un signe de maître Jacques, ils s'agenouillèrent à l'élévation du Saint-Sacrement.

Monsieur de Saint-Malo, alors l'évêque François Bohier, donna sa bénédiction.

Cartier fit offrande à la chapelle de plusieurs gros cierges dorés, enrubannés, et d'une belle croix d'argent; puis, comme le soleil se penchait à l'horizon, l'on rentra en ville, où les ecclésiastiques furent processionnellement reconduits dans la cathédrale.

Timidement, à la sortie, Étienne Noël s'approcha de Constance. A peine, depuis son retour, avait-il pu prendre de ses nouvelles. Le service l'avait retenu à bord. D'humeur accommodante, bienveillant à tous, maître Jacques était intraitable sur l'article discipline. Pour ses proches parents, il n'avait pas plus de condescendance que pour les étrangers. Plus d'une fois ses beaux-frères, Jalobert et Desgranches, se crurent en droit de se plaindre de la sévérité qu'il leur témoignait dans les affaires du service. Étienne Noël, étant de garde, la veille, sur le navire mouillé dans le port de Saint-Servan, n'avait pu venir embrasser dame Catherine et Constance que le matin de ce jour. Encore l'entrevue avait-elle été fort courte, car il lui avait fallu retourner au brig, pour en diriger le déchargement, et s'apprêter pour la cérémonie du tantôt.

Le pauvre jeune homme brûlait de se trouver en tête à tête avec Constance. Il y avait si longtemps qu'il ne l'avait vue, qu'il ne l'avait entretenue de son amour. Il avait tant et si passionnément songé à elle pendant ce fastidieux voyage! Puis, étonnante révolution! Constance qui, d'ordinaire, l'intimidait par sa froideur revêche, son air railleur, Constance s'était montrée ce matin-là bonne, affable, sympathique, presque tendre! Étienne le pensait, du moins. Pourquoi non? Dame Catherine n'en avait-elle pas fait la remarque? Manon, mise par lui dans la confidence de cet heureux changement, avait bien branlé la tête; mais Manon était une vieille folle! Le plus souvent, elle radotait.

Si rien ne clôt mieux la bouche aux amants que la crainte de déplaire, rien ne leur délie la langue comme l'idée d'être agréables.

—Enfin, cousine, me voici libre et le plus heureux des mortels, ayez-en la conviction! dit Étienne d'un ton gaillard.

—Vraiment? fit-elle avec une grâce engageante.

—Songez donc, belle cousine, que depuis cent trente-neuf jours j'étais séparé de vous.....

Un sourire malicieux effleura les lèvres de la jeune fille.

Vous les avez comptés, dit-elle. Ah! beau cousin, c'est d'une patience angélique....

—Si je les al comptés! soupira Étienne. Eh! j'ai compté les heures, les minutes...

—Et aussi les secondes, allons! avouez-le! s'écria-t-elle en riant tout à fait.

—Je vois avec un vif plaisir que Constance a plus d'amitié qu'autrefois pour notre neveu! disait à sa femme maître Jacques, qui venait à quelques pas d'eux.

—Et moi aussi, mon ami, répondit dame Catherine. Le caractère de Constance s'est au reste bien amélioré pendant sa maladie.

—Ils font un joli couple, poursuivit Cartier en se frottant les mains. Ma foi, nous les marierons à mon retour de Paris!

—Heu! marmotta le vieux Jean Morbihan, ça n'est pas encore fait, da non!

—Que dis-tu, maître grognon? lui demanda le capitaine.

—Moi! oh! rien, rien en tout.

—Vous êtes méchante et vous me taquinez toujours, Constance, continuait Étienne. Est-ce ma faute si je vous aimé comme un fou? si nuit et jour j'ai rêvé à vous pendant cette navigation de près de cinq mois? si enfin j'ai été cent fois sur le point de déserter mon poste pour venir vous voir, hier?

—Et qu'est-ce donc qui vous a retenu, beau cousin? dit-elle malicieusement.

—Ce qui m'en a empêché? répliqua Étienne surpris; mais le devoir...

—Oh! le fier amoureux! qui fait passer le devoir avant l'objet de sa flamme!

—Vous savez, cousine, comme maître Jacques est rigoureux...

—Je sais, interrompit-elle vivement, que quand on aime on ne doit plus rien connaître que son amour!

—Mon obéissance aux ordres supérieurs est une garantie de mon obéissance aux vôtres lorsque nous serons mariés, répondit-il de ce ton maniéré qui était alors le comble de la galanterie.

—Mariés! hélas! mon doux! gémit Constance, ce ne sera pas avant l'Assomption prochaine.

—L'Assomption prochaine! répéta Étienne ébahi.

Puis, il se reprit:

—Mais vous oubliez, cousine, qu'elle est passée depuis le 18 août dernier, l'Assomption!

—C'est vrai, mon aimé, repartit Constance avec ses inflexions les plus caressantes; mais elle reviendra, s'il plaît à Dieu, l'an prochain.

—L'an prochain! l'an prochain!...

—Las, oui! Vous savez, bon Étienne, que j'ai failli périr, en vous quittant, quand vous partîtes pour la Terre Neuve. Eh bien, cher à moi, j'ai alors fait voeu à la benoîte Vierge Marie de me consacrer tout entière à elle pendant une année, si elle épargnait mes jours.....

—Cela ne se peut! proféra le jeune homme.

—Vous en doutez, Étienne, c'est mal, bien mal! je vous croyais plus religieux!

Sa voix était altérée. Elle semblait pleurer.

—Oh! pardon! pardon, Constance! dit le pauvre garçon, complètement dupe de cette comédie.

La jeune fille ne répondit pas.

On arrivait à la maison de Jacques Cartier, où une table en fer à cheval avait été dressée dans la salle basse, le capitaine donnant régal, ce soir-là, à tous ses mariniers.

Constance, au lieu d'entrer par la porte du rez-de-chaussée, se glissa dans la cour, pour monter à sa chambre.

Étienne l'y voulut suivre. Elle l'arrêta sur le perron.

—Écoutez-moi, lui dit-elle. Rien ne saurait m'empêcher de rester fidèle à mon voeu. Je n'aurais qu'à en faire part à maître Jacques, pour qu'il m'encourageât à l'accomplir, loin de s'y opposer. Cependant, je désire que nul autre que vous ne soit dans le secret. Devrai-je me repentir de ma confiance? Parlez, Étienne.

—Mais un an! un an! faisait celui-ci avec des accents désolés.

—Oui, reprit-elle plus tendrement, en se penchant vers lui pour qu'il songeât à lui dérober un baiser; oui, je mets ton amour à l'épreuve, mon doux. Car ce n'est pas tout. Il faut que ce soit toi,—toi, entends-tu bien?—qui demandes à mon père la permission de retarder notre mariage...

—Oh! mais je ne pourrai jamais! s'écria-t-il, sans profiter de la faveur qu'elle lui offrait.

—Eh bien, monsieur, si vous ne pouvez jamais faire cela pour moi, moi je ne pourrai jamais vous épouser! répliqua-t-elle sèchement.

Puis, avec une feinte brusquerie, elle ouvrit la porte, et la referma après s'être introduite dans l'appartement.

Le malheureux Étienne demeura un moment atterré.

Ensuite, soucieux, rêveur, il descendit dans la salle, où toute la compagnie était déjà attablée.

Le menu du repas était simple, mais abondant. Des jambons cuits au four, d'énorme plats de fèves, et de châtaignes; des pâtés de boeuf et de lard; quelques cochons de lait rôtis à la broche le composaient. Pour l'arroser, du cidre et de la bière à bouche que veux-tu.

L'on mangea et l'on but, puis l'on chante des guerz, des sônes, des cantiques, tout le vieux répertoire breton. Dix heures venaient de sonner et les convives se disposaient à se retirer, quand les cris: «Au feu! au feu!» retentirent du dehors.

—Est-ce que je me trompe! s'écria le vieux Morbihan, qui était assis près de la porte.

—Non, car j'entends les varints 28 qui tintent, répondit son voisin.

Jacques Cartier s'était déjà précipité sur la place.

—Mes amis, dit-il, en reparaissant au seuil de sa maison, mes amis, accourez! le feu est en ville. Allons prêter notre aide à ceux qui en ont besoin.

Le ciel s'illuminait de clartés lugubres.

Tous les hommes, sans exception, s'élancèrent à la suite de maître Jacques.

Des clameurs assourdissantes se mêlaient aux notes lentes et sinistres du tocsin.

Constance n'avait pas assisté au repas. Mais dès le premier signal de l'incendie, elle était venue dans la salle basse, où elle essayait de rassurer dame Catherine, qui tremblait comme la feuille du bouleau au souffle de la bise.

La porte du rez-de-chaussée était restée grande ouverte.

Subitement, un homme, le visage noirci comme celui d'un charbonnier, se jeta d'un bond dans la chambre. Sans mot dire, sans qu'on eût même songé à résister à son dessein, il enleva Constance dans ses bras et disparut avec la soudaineté de l'éclair.



CHAPITRE XI.

LA PRISON.

Principal accusé dans l'attaque du navire, Georges fut, sur le rapport de Jean Morbihan, logé en la tour Qui-Qu'en-Grogne. A ses deux complices on assigna pour prison la tour des Moulins. La première de ces tours se dressait en face de la maison de Cartier; la seconde regardait l'ancienne Digue ou chemin de Saint-Malo à Saint-Servan. A marée haute, le pied des tours plongeait dans l'eau; à marée basse, il était à sec.

Georges de Maisonneuve avait été enfermé dans une pièce circulaire, voûtée, fort élevée, tout de pierres de taille, dont une triple porte défendait l'entrée. Un pilier énorme soutenait les arceaux de la voûte à ogives. Une seule et profonde embrasure, en forme d'entonnoir, laissait filtrer la lumière dans le cachot. Large de deux pieds au dedans, ce trou n'avait pas plus de six pouces de diamètre au dehors. Des barreaux de fer entrecroisés étaient scellés dans la muraille intérieure, comme dans la muraille extérieure.

Dès qu'il se fut habitué à l'obscurité, presque complète, qui régnait en ce triste lieu, Georges en opéra la reconnaissance. Ce ne fut pas long. Nulle autre issue que les trois portes et le soupirail. Ce dernier à dix pieds du sol. Le reste, granit, granit partout. Cet inflexible horizon n'effraya pas trop, cependant, le chef des Tondeurs. Son esprit, comme son corps, avait été moulé avec du bronze. Tout de suite il songea à une évasion. Par l'embrasure, elle paraissait impraticable. Ce fut vers la porte qu'il dirigea d'abord son attention.

Cette première porte était épaisse, fortement garnie de plaques et de lames de fer. Mais les gonds saillaient sur les jambages. Georges eut un sourire d'espoir. S'il en était de même pour les deux autres portes, il ne serait pas longtemps privé de sa liberté.

Notre homme était garrotté avec de grosses cordes. Cependant jusqu'alors on ne l'avait pas jugé prisonnier d'assez d'importance pour l'enchaîner à un anneau de fer fixé dans le pilastre, au-dessus de la botte de paille qui devait lui servir de lit.

Georges s'assit sur cette botte de paille. Il se mit à réfléchir. Grâce à son déguisement, il pouvait se flatter qu'on ne reconnaîtrait pas en lui le terrible capitaine des Tondeurs. On ne l'avait jamais vu, dans Saint-Malo, qu'avec une chevelure et une barbe noires. Il était naturellement très-blond. Qui donc maintenant s'aviserait de le prendre pour le brillant cavalier qui donnait, hier encore, le ton à la ville? Quand même ils soupçonneraient son identité, ses compagnons de plaisirs n'auraient-ils pas intérêt à la nier? Est-il si plaisant d'avouer que l'on a été l'ami d'un coquin? Restaient les gens appréhendés en même temps que Georges. Ils étaient bien liés par un serment et par leur intérêt aussi. Mais la torture...

Ceux-là parleraient. C'eût été enfantillage, niaiserie d'en douter. Il fallait-ne pas perdre un instant et travailler activement à sa délivrance. Heureusement, Eric n'avait pas été pris. On pouvait compter sur son concours. Il était bien capable d'enlever le château par un coup de main, sinon de l'assiéger. De toute manière, Georges ne demeurerait pas longtemps sous les verrous.

Vers deux heures, on lui apporta une cruche remplie d'eau et un pain de sarrasin. Georges n'avait rien mangé depuis la veille. Il dévora cette grossière nourriture et fit un somme. La nuit venue, le captif pensa qu'il n'avait plus à redouter de visite. Alors, jetant bas sa coiffure, par un mouvement de la tête, et la ramassant ensuite avec ses mains dont les poignets seuls étaient attachés l'un contre l'autre, Georges en déchira la visière, qui était assez allongée, suivant la mode adoptée et répandue, en Bretagne, par le duc François II.

Cette visière renfermait un ressort et une lame d'acier tranchante.

Georges saisit la lame entre ses dents et coupa ses liens. Cela fait, de la semelle de ses chaussures, il retira deux fines limes,—l'une queue-de-rat, l'autre tiers-point,—et un mince caillou de silex. Dans ses braies, il trouva du linge à demi consumé et une rondelle de cerei ou bougie. Georges battit le briquet, alluma sa bougie.

Ces préparatifs terminés, il revint à la porte, l'inspecta avec un soin minutieux et se mit à scier les peintures.

Doucement, l'oreille aux aguets, mais rapidement, il poursuivait son opération, quand de sourdes rumeurs vinrent le distraire. Georges s'arrêta. Les rumeurs augmentaient. Il éteignit sa lumière. Mais, grande surprise, un flot de clarté jaillit aussitôt dans la prison, par le soupirail.

Le tintement lugubre des cloches et les cris; «Au feu! au feu!» devenaient distincts. Maisonneuve conjectura ce qui se passait.

—Mort de ma vie! proféra-t-il gaiement; je ne me trompe pas. Ce sont mes hommes qui ont préparé quelque incendie pour me tirer d'ici. Ils profiteront du trouble causé par cet incendie et envahiront le château. Décidément, cet Eric est un gaillard d'esprit! Mais, de la prudence, de la prudence! on ne sait trop ce qui peut arriver.

En se parlant ainsi, le chef des Tondeurs faisait, avec de la mie de pain, frotté sur la rouille, disparaître les traces de son travail. Puis il cachait ses limes et ses autres outils entre les pierres disjointes du pilier. De la mie de pain, plaquée en guise de mortier dans les fentes, achevait de les dérober aux regards. Et Maisonneuve s'étendait sur sa paille, après avoir, tant bien que mal, rattaché ses poignets avec un fragment de sa corde, dont l'autre bout fut fourré dans la litière.

Le bruit dura plus de deux grandes heures. Georges écoutait anxieusement. Aux vociférations se mêlèrent bientôt des détonations, un cliquetis d'armes. La réalité se substituait aux probabilités. C'étaient bien les Tondeurs qui attaquaient la ville. Éloignées d'abord, les détonations se rapprochèrent. Pendant un moment, il parut à Georges qu'elles avaient lieu dans la cour même du château. Il palpitait d'émotion, mais craignait de faire un mouvement.

Tout à coup, les lueurs qui l'éclairaient du dehors cessèrent de briller. Il retomba dans les ténèbres. Ensuite le tumulte s'apaisa. Georges sentit l'espérance l'abandonner. Le grincement d'une serrure lui rendit toutes ses fiévreuses incertitudes. A travers l'ombre épaisse, les yeux du jeune homme se fixèrent sur la porte. Après quelques minutes d'intervalle troublées par le crissement du fer sur le fer, cette porte s'ouvrit. Deux hommes parurent au seuil. L'un d'eux portait à la main une lanterne et un lourd trousseau de clefs.

—Au moins, dit-il, si nous perdons les deux autres, celui-ci nous reste.

—Ne prétend-on pas que c'est le chef de ces Soudards? demanda son compagnon.

—Ça leur chef! fit avec mépris le geôlier, en plaçant sa lanterne sous le visage de Georges.

—Ce n'est effectivement guère probable; nous le ferons examiner dans quelques jours, repartit l'autre, que Maisonneuve reconnut pour le gouverneur du château.

Après ces mots, les deux visiteurs se retirèrent. D'ailleurs, on avait dû redoubler de vigilance. Georges ajourna au lendemain soir la continuation de son entreprise. Mais le lendemain devait lui être fatal.

De bonne heure, un gardien entra dans son cachot et lui ordonna de le suivre. Maisonneuve devina ce qu'on voulait. Et il se repentit amèrement de n'avoir pas poursuivi, la veille, son audacieuse tentative; car il voyait bien qu'on allait lui faire subir un interrogatoire, le soumettre à la question. Mais les paroles du gouverneur l'avaient trompé.

Conduit dans le petit Donjon, on le fit descendre en une salle basse, étouffée, dont le sol se trouvait au-dessous du niveau de la mer. Cette salle, carrée, ne recevait d'air que par une étroite imposte. Plusieurs portes et un noir corridor en précédaient l'entrée.

Quand Maisonneuve fut introduit dans cette cave, une lampe et un brasier éclairaient ses sinistres profondeurs. On y respirait je ne sais quelle odeur écoeurante de graisse et de chairs grillées. Des instruments de supplice, des pinces, des tenailles, des chevalets, indiquaient tout de suite, au reste, sa destination horrible. C'était une chambre de torture. Elle était sourde aux bruits du dehors, mais elle était muette aux hurlements du dedans.

Il y avait là cinq hommes, d'aspect plus sombre, plus farouche l'un que l'autre: un juge-procureur, un greffier, un tourmenteur et son aide; un physicien ou médecin.

Le juge lisait un parchemin, le greffier taillait sa plume, le tourmenteur et son aide faisaient rougir des fers sur un réchaud; le physicien se chauffait les doigts à la flamme du réchaud.

Le juge s'adressa à Maisonneuve:

—Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, jurez de dire la vérité.

Georges ne répondit pas. Le procureur réitéra sa question.

Même silence.

—Écrivez, dit-il au greffier, que le prévenu, sommé de prêter le serment au nom de la Très-Sainte-Trinité, s'y refuse.

Se retournant vers Georges:

—Vous faites partie de la bande des brigands dits les Tondeurs?

—Non, répondit froidement l'accusé.

—Vous mentez. Mais vous confesserez...

Le juge fît un signe aux bourreaux. Ils s'emparèrent de Georges, le dévêtirent complètement et l'étendirent sur un des chevalets.

C'était un fort plateau en bois, assujetti à des tréteaux, long de deux toises environ et large de deux pieds. A son extrémité supérieure, on voyait un moulinet, assez semblable à ceux dont se servent les rouliers pour consolider les fardeaux sur leurs voitures. A l'extrémité inférieure étaient plantés deux crampons.

Georges fut attaché, par les chevilles des pieds, à ces crampons; puis couché sur le chevalet, et, par ses bras étendus de toute leur longueur, fixé, avec des cordes, au cylindre du moulinet.

Le patient était calme, très-ferme. Le juge haussait les épaules et le tourmenteur souriait d'un air qui semblait dire: «L'imbécile! nous saurons bien lui délier la langue.»

Le physicien se chauffait toujours les doigts; quant au greffier, il rédigeait tranquillement son procès-verbal au bout du chevalet, dont il s'était fait une table.

La sérénité de ces gens était épouvantable.

—Allez! dit le procureur.

Le bourreau imprima un mouvement au moulinet. Les cordes se raidirent, les membres et le corps de l'inculpé aussi.

—Voulez-vous répondre à mes questions? reprit le Juge.

—Oui, dit Georges d'un ton assuré.

—Faites-vous partie de la bande des brigands dits les Tondeurs?

—Non.

Le juge cligna de l'oeil au tourmenteur. Aussitôt la roue de l'instrument opéra un tour. Les os du capitaine craquèrent. Son visage pâlit, s'altéra; des larmes jaillirent de ses paupières. Mais il ne proféra pas une plainte.

Le procureur renouvela impitoyablement sa question.

—Non, répondit Georges.

—Serrez d'un cran, dit le juge.

Son ordre fut exécuté.

Le corps du prévenu s'étira, s'effila; partout les côtes firent saillie; ses yeux se gonflèrent, lui sortirent de la tête. Il devint livide. Cependant aucun gémissement ne lui échappa.

—C'est un luron! dit le physicien d'un air connaisseur.

Pour la troisième fois, et de son même accent glacial, le juge demanda:

—Faites-vous partie de la bande des brigands dits les Tondeurs?

—Non, répliqua Maisonneuve d'une voix faible.

—Serrez d'un cran!

Le bourreau obéit. Le greffier leva la tête; ce stoïcisme commençait à l'intéresser. Quant au physicien, il était dans l'admiration.

L'épiderme du patient se couvrait d'une sueur abondante. Ses traits étaient affreusement contractés. Ses lèvres décolorées, ses prunelles ternes, immobiles dans leur orbite.

Flegmatiquement, le juge recommença sa monotone interrogation.

—Non, souffla Georges dans un soupir.

—Que dit-il?;

—Il nie toujours, fit le greffier.

—Curieux! curieux! très-curieux! cas exceptionnel! murmurait le médecin, en se penchant sur le moribond. Tiens, il a une peinture au-dessous du sein gauche. Drôle de peinture, tout de même; quatre poissons avec un coeur!...

—Peut-on continuer? dit le juge.

—Heu! heu! les battements du coeur baissent; le pouls est bas aussi, très-bas; la suffocation bien avancée. Mieux vaudrait, je crois, lui accorder quelques minutes de répit.

—Est-il encore capable de comprendre et d'articuler un son?

—Comprendre? heu! c'est douteux!... articuler un son? je ne sais trop.

--Serrez d'un demi-cran, commanda le procureur.

On serra d'un demi-cran, et il réitéra sa question.

Mais, cette fois, pas de réponse. La dernière lueur de force morale du misérable capitaine s'était éteinte avec la dernière lueur apparente de sa force physique.

—C'est trop! c'est trop! desserrez la machine, s'interposa le médecin, en versant dans la bouche du supplicié quelques gouttes d'un cordial des plus stimulants.

L'exécuteur lâcha sa manivelle. Maisonneuve reprit promptement ses sens.

—Je vous pose ma seconde question, lui dit le juge. Vous reconnaissez-vous l'auteur de l'assassinat d'un marinier à bord du brig de maître Jacques Cartier?

—Non.

—Vous m'avez bien entendu?

—Oui.

—Je vais faire exposer vos pieds au feu.

L'aide du bourreau saisit dans le brasier, avec des pinces, une plaque de fer rouge, et la maintint à un pouce environ de la plante des pieds de cet infortuné.

—Avouez, dit le juge.

Georges fut vaincu par l'excès de la douleur. Il poussa un cri aigu, et s'évanouit de nouveau.

—C'est assez pour aujourd'hui, à moins que vous ne vouliez le tuer; car c'est un luron, un vrai luron, disait complaisamment le physicien, en faisant revenir le jeune homme à lui.

Dès qu'il eut recouvré la connaissance, le greffier lui lut son procès-verbal et lui demanda s'il savait signer. Georges répondit négativement. Le scribe inscrivit cette réponse sur son dossier. Le juge et le médecin y apposèrent leur paraphe et le captif fat rapporté dans son cachot.

Son corps était rompu, brisé. Bien des jours devaient s'écouler avant qu'il pût refaire usage de ses membres. Peut-être même resterait-il estropié; car le feu avait profondément entamé les chairs de ses pieds. Mais son esprit n'avait presque rien perdu de l'élasticité qui lui était propre. En peu de temps, il eut retrouvé sa puissante énergie.

Cependant, Georges avait fait une remarque rien moins qu'encourageante, en se rendant à la salle de la question: c'est que les gonds de la première et de la seconde porte de sa prison étaient scellés extérieurement, et, de plus, que ces deux portes s'ouvraient en dehors, au lieu de s'ouvrir en dedans, comme la troisième, de telle sorte que, si, du cachot, l'on parvenait à forcer la seconde porte, le battant retombait sur la première, dont il doublait, dès lors, les difficultés d'effraction.

Il fallait donc renoncer à une tentative d'évasion par cette voie.

Durant les longs jours qu'il passa couché sur la paille, Georges rumina bien des projets. Néanmoins, au mois de décembre il ne s'était encore arrêté à aucun. Deux choses l'étonnaient et le contrariaient. Il n'avait point de nouvelles de sa bande, point de nouvelles de Constance. Il n'était pourtant séparé de celle-ci que par un bien court intervalle. Car il n'y avait pas cent pas de la tour Qui-Qu'en-Grogne à la maison de Jacques Cartier! Son gardien se montrait insondable, incorruptible. De même le physicien qui lui donnait des soins.

Savoir attendre, c'est la science de la vie. Le bandit-gentilhomme savait attendre. Toutefois il craignait que, de nouveau, on ne le soumit à la torture, pour le conduire ensuite au dernier supplice. Mais, fort heureusement les autorités judiciaires étaient alors partagées en deux camps, à Saint-Malo: l'un sous les ordres de l'évêché; l'autre sous les ordres du lieutenant du roi. La juridiction ecclésiastique, s'appuyant sur ses anciens privilèges, réclamait l'accusé; la juridiction laïque prétendait le garder, les crimes qu'il avait commis étant, alléguait-elle, de son ressort à elle. De là une fastidieuse contestation qui pouvait fort bien traîner jusqu'à ce que le misérable qu'elle concernait s'en allât naturellement de vie à trépas.

Mais cette contestation fut profitable au chef des Tondeurs. Il lui dut d'échapper à de nouvelles tortures et, probablement, à la mort.

Vers la fin de décembre, sa guérison entrait dans une bonne voie. Ses articulations avaient repris leur flexibilité, leur jeu. Il ne souffrait plus que de ses plaies aux pieds. Elles l'empêchaient de marcher, même de se tenir debout.

On sait que c'est encore la généreuse coutume pour les dames charitables, dans beaucoup de nos villes, de faire, aux grandes fêtes chrétiennes de l'année, une sorte de pèlerinage dans les prisons et de distribuer quelques douceurs aux captifs.

A la Noël, Georges vit s'ouvrir son cachot d'une manière inusitée. Il fut visité par une foule de personnes, qu'il connaissait pour la plupart, mais qui ne le reconnurent pas. Son coeur battait chaque fois que les portes criaient sur leurs gonds. Enfin, dans l'après-midi, comme le jour baissait et comme l'ombre envahissait sa mélancolique demeure, trois femmes arrivèrent. Georges, tout de suite, se dit que Constance était l'une de ces femmes. Et Constance découvrit que c'était lui, à travers le» ténèbres et sous son déguisement.

Tandis que dame Catherine adressait,—suivant l'usage,—quelques paroles de sympathie au prisonnier et que la vieille Manon déposait près de lui un petit paquet de provisions, Constance, d'une main tremblante, laissait furtivement tomber, sur sa pauvre couche, un papier qu'elle avait roulé sous ses doigts.

Puis elles sortirent toutes trois, Constance la dernière. Était-ce un rêve? une de ces hallucinations auxquelles Georges avait été si souvent en proie depuis son incarcération? Mais non. Le papier était là. Georges le sentait. Il le serrait de toute sa force; il avait peur qu'il ne lui échappât, qu'il ne s'évanouit. Comme il lui tardait de le déplier, d'en lire le contenu! Par malheur, on ne voyait plus assez clair dans la prison; et le moment d'allumer une bougie n'était pas venu. Quelqu'un pouvait entrer encore dans le cachot. Longues, éternelles furent les heures qui suivirent; car nous mesurons le temps plus avec nos impressions qu'avec notre raisonnement.

Mais, le couvre-feu sonné, les rondes n'étaient plus à redouter. Georges fit de la lumière et déroula le billet. Il contenait un écheveau de soie, et ces mots seulement:

«Demain ou après, minuit; on attendra au pied de la tour.»

—Ah! s'écria le jeune homme, je suis sauvé!

Cette nuit-là il dormit d'un sommeil profond.

Le lendemain, Georges se fit une plume d'un tuyau de paille, s'incisa légèrement le doigt et écrivit à Constance, sur le billet qu'il en avait reçu. Il raconta ses souffrances, peignit son état, demanda indirectement des informations sur ses gens; puis une corde, des limes, de l'encre, du papier; il termina en recommandant la prudence.

Ensuite il mit une petite pierre dans le billet, les enveloppa avec un chiffon, attacha le tout à l'extrémité du fil de soie et s'exerça à le lancer, par les barreaux, à travers la meurtrière.

Quand il fut sûr de réussir, il attendit l'heure désignée.

A minuit, le fil glissait sur la paroi extérieure de la tour. Georges retenait l'autre extrémité. Vingt minutes s'écoulèrent. Le prisonnier perçut une traction du dehors. Ce signal était facile à interpréter. Georges ramena le fil à lui. Bientôt il eut entre les mains une corde, une lettre, et les objets nécessaires pour écrire. La corde était un franc-funin, de grosseur médiocre, mais d'une grande force de résistance. Elle avait quelque cinquante pieds en longueur.

Georges la cacha sous sa paille, se proposant de soulever dès qu'il pourrait une pierre du dallage pour la fourrer dessous.

Dans la lettre, frémissante de passion exaltée, Constance lui mandait, en termes couverts, que, le soir de son arrestation, les Tondeurs avaient mis le feu à la ville, sans doute pour essayer de briser ses fers. Pendant la confusion, ils avaient escaladé la courtine du château, près de la tour des Moulins, délivré ses deux camarades, et ils le cherchaient, en se battant vaillamment, lorsque les gardes étaient parvenus à les repousser. Depuis lors, les Tondeurs semblaient s'être éloignés de Saint-Malo, car l'on n'entendait plus parler d'eux. Tout le monde ignorait, d'ailleurs, qu'il fût leur chef. Son hôtel était fermé. On le disait parti pour un voyage lointain. Quant à elle, pendant l'incendie, on avait tenté de l'enlever. Un homme déguisé, inconnu, avait profité de ce qu'elle était seule avec sa mère, à la maison, pour se jeter sur Constance et l'emporter dans ses bras. Il l'avait conduite à la Grande-Conchée, dans la caverne de la sorcière Maharite, où, succombant à ses émotions, elle était tombée gravement malade. Maharite la ramena chez ses parents. De nouveau, elle fut prise de la fièvre, du délire. Présentement, sa santé se rétablissait heureusement. Elle ferait le possible et l'impossible pour arracher Georges à son odieuse captivité. Il pouvait compter sur le dévouement le plus absolu. Elle n'avait pas revu son ravisseur.

—C'est Eric! ce brave Eric! murmura Georges. Il voulait, tout à la fois, me rendre la liberté et une maîtresse adorable! Oh! je récompenserai sa fidélité.

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