Jacques Cartier
CHAPITRE XII.
TENTATIVE D'ÉVASION.
A dater de cette nuit s'engagea entre Constance et Georges une correspondance active. Pour intermédiaire, cette correspondance eut le gourmette Lucas. Depuis longtemps, il était gagné aux intérêts des deux jeunes gens. Les libéralités de Georges, les caresses de Constance en avaient fait un messager fidèle. Au surplus, il ne savait de Maisonneuve que ce que l'on eu savait généralement à Saint-Malo. En cette circonstance, il ignorait même qu'il le servit personnellement. Constance avait dit à Lucas qu'il s'agissait d'un prisonnier politique pour qui messire de Maisonneuve nourrissait de l'attachement. Elle avait appuyé sa confidence d'un beau sol parisis, tout neuf, avec promesse d'autres récompenses, et le gourmette se montrait enchanté de la mission à lui confiée. Elle n'était cependant pas sans difficulté ni péril cette mission. Il fallait, durant les nuits sombres et à marée basse, descendre, par une ancienne brèche, dans les douves du château. Mais, comme ces douves n'étaient jamais entièrement à sec, il fallait encore jeter une planche entre la contrescarpe et le contrefort du bas de la tour, puis s'avancer sur ce pont volant, recevoir les billets envoyés de l'intérieur de Qui-Qu'en-Grogne, les transmettre au moyen d'une cordelle à Constance, qui attendait ordinairement à la fenêtre de sa chambre, et rapporter la réponse.
On avait à craindre, et les sentinelles postées sur les deux donjons, et la surprise d'un passant ou d'un pêcheur.
Rien, toutefois, pendant deux mois, ne troubla cette intrigue. Constance déplorait amèrement le temps que la maladie de Georges leur faisait perdre. Car son évasion était arrêtée, méditée avec soin et paraissait présenter toute chance de succès. Mais, aussi, la jeune fille, devenue superstitieuse, pensait à un concours secret de la Providence. Sa mystérieuse liaison ne semblait pas soupçonnée. Maître Jacques, tout occupé du projet d'une expédition nouvelle, dont il avait obtenu l'autorisation par Lettres patentes, en date du «pénultième jour d'octobre, l'an 1534,» maître Jacques avait bien trop à faire pour surveiller Constance. Étienne Noël s'était bénévolement prêté au désir de la jeune fille. On avait remis le mariage à l'automne prochain.
Peut-être les agitations de Constance, ses inquiétudes, ses tressaillements sans motif apparent, ses fréquentes promenades devant le château, sa dévotion subite avaient-elles excité l'attention de Catherine. Mais la bonne dame était trop timide pour en chercher la cause; trop réservée pour faire part de ses appréhensions, si elle en avait conçu. Tout allait donc, autant que possible, pour le mieux.
Emportée par la passion, Constance s'était même plusieurs fois, vers minuit, à descendre de sa chambre,—ce qui lui était maintenant facile, la femme de Cartier habitant le rez-de-chaussée depuis le retour de son mari,—et à se rendre sur la chancelante passerelle jusqu'au pied de la tour pour toucher le fil qui la mettait en communication avec Georges. C'était pour elle des moments d'extase, ses seuls moments de bonheur. Un courant électrique s'établissait, vraiment, entre le prisonnier et la jeune fille. Constance sentait son amant, elle lui parlait, elle entendait sa voix. Pour eux, les murailles épaisses n'existaient plus, car lui aussi il savait qu'elle était là: il la voyait, il l'entretenait avec ardeur de leur amour, de ses espérances.
Si Georges l'eût permis, la fougueuse Constance y fût venue presque chaque nuit, à cet étrange rendez-vous. Mais il était prudent; il la voulait prudente.
Au commencement de février, ses plaies se trouvaient cicatrisées. Il chercha à réaliser son projet d'évasion. D'abord il lima les barreaux extérieurs de la meurtrière. Pour s'élever jusqu'à leur hauteur, il enfonçait des tiges de fer dans les joints de la muraille. Avec de la mie de pain, couverte de rouille, il masquait les progrès de son travail.
Ce travail exécuté, il ne recula point devant l'idée de déplacer un des énormes blocs de granit dans lesquels était percée la meurtrière. Après avoir aisément descellé le grillage extérieur, Georges se mit à l'oeuvre.
Constance lui avait procuré quelques-uns des outils nécessaires: des ciseaux à froid, des leviers de petite dimension, mais de grande force; des coins, et jusqu'à une poulie pour descendre, sans bruit, la pierre dans le cachot dès qu'elle serait détachée de son emboîtement.
Silencieusement, Georges besoignait la nuit; le jour il se reposait, après avoir serré ses instruments sous une dalle du cachot. Il dépensa près d'un mois à faire jouer la pierre de taille dans son alvéole. Il était brisé de lassitude. Les plaies se rouvraient à ses pieds, endoloris par les pénibles stations auxquelles il les soumettait sur d'étroites lamelles de fer, et quoiqu'il eût soin de garnir ses chaussures avec des tresses de paille. Ses mains, gonflées, couvertes d'ampoules, saignaient aussi. Ses vêtements tombaient en lambeaux. Mais il n'y avait pas de temps à perdre. Ne pouvait-on à toute minute le venir prendre pour le conduire au supplice? La vie, la liberté d'un côté, la torture, la mort de l'autre sont des artisans de courage indomptables. Ils expliquent les prodiges d'un Latude ou d'un baron de Trenck.
Un matin, Georges, en se jetant sur son grabat, murmura: «Enfin! à ce soir.»
Toutes les mesures étaient prises. La pierre remuait, à volonté, dans son encastrement. Après l'avoir ébranlée, le captif était parvenu à introduire, dessous le bloc, cinq ou six morceaux d'acier ronds, gros comme des tuyaux de plume. Son intention était de les utiliser comme rouleaux, et ils fonctionnaient très-bien. Sans grand effort, on pouvait chasser la pierre du dehors au dedans du cachot, avec le bras allongé à travers la meurtrière.
Cette pierre enlevée, Georges passait par l'ouverture qu'il avait, si laborieusement faite, se glissait le long d'une corde, au pied de la tour, et joignait Constance, à quelques pas, sous le portail de Saint-Thomas.
Ils se rendaient à sa maison, dont Georges avait une clef cousue dans la doublure de chacun de ses déguisements; ils y prenaient deux costumes d'homme, de l'or, descendaient sur la grève par le souterrain, s'emparaient de la première barque venue et gagnaient la pointe de Dinard, où le jeune homme connaissait une retraite sûre. De là, ils se réfugieraient en Écosse, aussitôt qu'une occasion se présenterait.
Les choses étaient sagement prévues, sagement combinées. La nuit suivante n'aurait pas de lune. On était dans la saison des brouillards. Et, depuis vingt-quatre heures, une brume épaisse flottait sur la ville. Il était peu probable qu'elle se dissipât durant la journée ou la soirée prochaine.
Néanmoins, malgré toutes ces précautions, toutes ces chances favorables, le chef des Tondeurs souffrait d'une anxiété extrême. Il était pris du fièvre. Il n'avait pas de repos. Sur sa couche, il se trouvait mal à l'aise. Debout, le pavé lui brûlait les pieds. Ses sens étaient maladivement éveillés. Il percevait les moindres sons. Ces sons, si légers qu'ils fussent, lui causaient les plus douloureux frémissements. En dépit de la pénombre, il voyait distinctement les rayures que la lime avait faites aux grilles; les interstices,—si habilement dissimulés pourtant,—produits par le descellement de la pierre, apparaissaient à ses regards, comme de larges crevasses béantes, qui devaient fatalement sauter aux yeux de quiconque entrerait dans la prison.
Quand arriva le gardien, apportant sa maigre pitance ordinaire, Georges tremblait si fort que cet homme, saisi de compassion, proposa de lui envoyer le physicien.
On pense bien que notre captif refusa cette faveur.
—Pauvre diable! murmura l'honnête porte-clefs en se retirant, il n'en a pas pour longtemps à vivre!
Dès que le couvre-feu eut sonné, Georges termina rapidement ses derniers préparatifs.
Le dessus de la meurtrière était formé par un lourd et long linteau, qui s'étendait fort avant, de chaque côté, dans la muraille. Dans l'entre-deux de ce linteau avec les pierres supérieures, Georges fixa sa poulie. Puis, appuyant par l'embrasure sa main droite sur la face externe du bloc, rendu mobile, il l'attira à lui. Le monolithe obéit à la traction. Quand il eut dépassé, de moitié, la paroi intérieure du mur, Georges attacha une corde dont le bout, passé dans la gorge de la poulie; fut solidement amarré au pilier du cachot.
Notre homme alors acheva d'extraire le bloc de sa cavité; et, défaisant le noeud de la corde, il affala doucement l'énorme pierre, à l'aide du pilier autour duquel s'enroulait deux fois la corde et dont il se servait comme d'un cabestan pour empêcher le fardeau de choir tout d'un coup.
Cette rude tâche finie, le prisonnier eut comme un sentiment d'effroi. L'air entrait à flots par une ouverture de dix pieds carrés.
Georges éteignit la bougie qu'imprudemment il avait oublié de souffler.
Bientôt le jeune homme se remit. Il empoigna la corde arrêtée à la pierre, se coula par l'ouverture et opéra sa descente, après avoir emmailloté ses mains dans des chiffons, afin de ne les pas brûler par le frottement.
Un brouillard très-dense le protégeait. Quelques minutes encore et la liberté lui sourirait dans les bras et par le visage de la plus charmante des maîtresses.
Déjà Georges avait le pied sur la planche de salut. A travers les vapeurs, il distinguait Lucas, assis, faisant le guet sur le revers du fossé, quand un cliquetis d'armes et un bruit de pas se firent entendre.
Le gourmette prit aussitôt la fuite. Georges plongea résolument dans la douve; mais elle était peu profonde. La garde du château avait aperçu le malheureux. Malgré une résistance acharnée, il ne tarda pas à être réintégré dans la forteresse.
On l'enferma, accablé par la lutte qu'il avait soutenue, désespéré de son échec, dans une des logettes du Grand Donjon, à quelque cent pieds au-dessus du niveau de la mer.
Lucas s'était hâté de prévenir Constance; et la pauvre fille, non moins désespérée, était remontée à sa chambre, sans avoir remarqué qu'un homme, posté dans l'ombre au coin de la maison, observait ses mouvements. Le gourmette allait à son tour remonter à la soupente où il couchait dans le grenier, lorsque cet homme le happa au passage.
—Terr i ben! à nous deux, mon gars!
—Oh! monsieur Jean, mon bon monsieur Jean, ne me faites pas de mal; pour l'amour du doux Jésus, ne me faites pas de mal! supplia Lucas tremblant d'épouvante.
—Méchant vaurien! dit le vieux timonier d'une voix sourde; c'est comme ça que tu trompes la confiance de ton maître... lui qui t'a généreusement recueilli...
—Je ne le ferai plus, je ne le ferai plus, monsieur Jean.
—Tais-toi et écoute bien ce que j'ai à te dire... A compter de maintenant, tu m'appartiens. Je veux que, chaque jour, tu me fasses un rapport de ce que t'ordonnera mademoiselle Constance. Si tu y manques ou si tu essaies de me tromper... je me charge de ta punition, entends-tu!... Et pas un mot, à qui que ce soit, de ce qui s'est passé ce soir, sinon!...
—Je vous jure, monsieur Jean!...
—Assez! va te coucher!
Le gourmette ne se fit pas répéter cet ordre. En un clin d'oeil, il fut en haut de l'escalier.
Jean Morbihan le suivit, rentra doucement dans la maison, et, enfilant un long corridor, il gagna une petite pièce qu'il occupait au premier étage, derrière celle de Constance.
—Min Gieu! il était temps! murmura le bonhomme en fermant l'étroite croisée de cette pièce qui donnait en face de la tour Qui-Qu'en-Grogne. Par bonheur, je faisais vigilante garde! Autrement les deux oiseaux s'envolaient; da oui! En ai-je passé des nuits blanches, depuis trois mois! Sans cette fenêtre, c'était fini. La colombe filait avec le milan; mais le père Jean n'est pas un novice. Ce n'est pas à lui qu'on en conte. Quand j'ai vu ma Constance, tantôt nuageuse comme une tempête, tantôt souriante comme un rayon de soleil, j'ai deviné qu'il y avait anguille sous roche. Elle se levait tard, la demoiselle! Autrefois elle était éveillée dès l'aurore; donc, elle devait se coucher tard. Pourquoi qu'elle se couchait tard? Ma foi! je l'ai espionnée. Ce n'est pas un beau métier; mais n'est-ce pas moi qui l'ai élevée? Min Gieu, oui! Elle-est ma fille, après tout. J'ai eu raison. En voici la preuve. Je me doutais bien que ça en arriverait là. Hier, elle était inquiète, remuante comme une poule qui a perdu ses poussins. Oh! oh! me suis-je dit, Jean, mon ami, faut redoubler d'attention. On veut te jouer un tour de passe-passe. Ne va pas t'endormir comme le jour où ce malheureux Yvon... Ah! sans ma paresse, ma maudite paresse, il n'aurait pas été tué... Je ne me pardonnerai jamais sa mort, da non! Enfin, messire l'archi-prêtre de Saint-Sauveur dit toutes les semaines une messe pour le repos de son âme! Mais, cette Constance! quelle endêvée!... et ce polisson de Lucas!... J'aurais peut-être du mettre, dès l'abord, un terme à leurs manigances!... Il eût été mieux d'avertir maître Jacques! Après tout, pourquoi lui faire de la peine? n'a-t-il pas assez de tracas? Constance aurait été vertement tancée aussi... par ma faute!... Moi qui l'aime tant! Ah! je n'aurais pu me résoudre à lui causer de nouveaux chagrins. D'ailleurs, maître Cartier n'a-t-il pas obtenu la permission d'embarquer avec lui des prisonniers, à notre prochain voyage? Je manoeuvrerai de façon qu'on comprendra le brigand parmi ces prisonniers! Et, quand il sera parti, ma Constance se consolera... Ah! les femmes! les femmes!... S'énamourer d'un soudard! Y a-t-il du bon sens! je vous demande un peu! Que tu as bienfait de ne pas te marier, mon pauvre Morbihan!... Cette petite fille, on lui donnerait le bon Gieu sans confession! et paf! elle allait décamper! Mais je veillais au grain! Et lorsque je l'ai entendue débouquer de sa chambre, ce soir, je me suis glissé à pas de loup derrière elle. Grâce au brouillard, elle ne m'a pas aperçu. Elle s'est cachée sous le portail de Saint-Thomas. Cela signifiait quelque chose. D'autant mieux que, de ma fenêtre, j'avais déjà vu le gourmette se placer en vigie vers le fossé du Château. Ah bien! on n'enseigne pas à un vieux renard à prendre les poules. Je me guindé sur le rempart, et qu'est-ce que je distingue? un homme qui déboulait de Qui-Qu'en-Grogne par un trou... Ah! ah! on te connaît, beau calfat... En une minute je suis au corps de garde du pont-levis et j'ai prévenu le chef du poste... Bonne affaire, mon échappé est gobé, min Gieu, oui! Constance ne saura pas que c'est moi... Bah! dans un mois ou six semaines nous mènerons son galant faire la cour aux sauvagesses...
Le brave timonier, qui s'était jeté sur son branle, sourit et s'endormit, en s'adressant cette consolante réflexion.
Le jour suivant, Constance ne descendit pas déjeuner. La vieille Manon annonça qu'elle était indisposée. Cette information ne surprit personne, la jeune fille demeurant souvent au lit fort avant dans la matinée, depuis sa dernière maladie.
—Ce ne sera qu'une indisposition; mais j'ai une excellente nouvelle à te donner; par ma Catherine, une excellente nouvelle! dit Jacques Cartier à Morbihan; ces messieurs les notables s'assemblent aujourd'hui à la baie Saint-Jean, afin d'y faire lecture des Lettres Patentes que m'a octroyées Monseigneur l'Amiral, et pour fixer le jour de notre départ.
—Le plus tôt sera le mieux, maître! Embarquerons-nous des prisonniers?
—Oui, une vingtaine qui sont au château. J'ai permission particulière de les établir sur les terres neuves. Et à propos des prisonniers, tu sais, Jean?
—Quoi donc? répondit ingénuement le timonier.
—Mais le tien a failli s'évader!
—Le mien? l'assassin d'Yvon?...
—Lui-même. Mais on l'a ressaisi, au moment où il sortait de son cachot par une énorme ouverture qu'on voit très-bien du haut des fortifications. Ça doit être un fier homme!
—L'emmènerons-nous aussi, maître Jacques?
—Si tu y tiens. J'ai le droit de choisir.
—Min Gieu! choisissez-le alors!
—Tu lui en veux toujours? dit Cartier en souriant.
—C'est le meurtrier de ce pauvre Yvon, que...
—Encore ta vieille histoire!
—Vous le prendrez, n'est-ce pas, maître Jacques?
—Mais oui. Il me faut des compagnons solides. Et il doit l'être, si j'en juge par ce qu'il a tenté la nuit dernière!
—Pour ça, c'est un rude compère, je vous le garantis. Quand je l'attrapai par le cou, et que je l'étranglai, il n'en parvint pas moins à me renverser sur le tillac...
—Bon, bon, dit Cartier en riant, nous prendrons ton protégé à bord. Tâche cependant qu'il ne cherche pas à se venger de toi.
—Soyez tranquille, maître, je me charge de lui. Mais je vais vous faire une prière.
—Une prière, toi? Elle est exaucée. Va!
—Ne dites pas, devant dame Catherine ou Constance, que nous emmenons cet homme.
—Quel intérêt Catherine et Constance...
—Oh! des bêtises de femme! Je crois qu'elles l'ont visité à la Noël dernière et qu'elles s'apitoient sur son sort; qu'elles prétendent l'amener à résipiscence!
—Ce n'est que cela?
—Da oui! répondit Jean, qui ajouta à part soi: Min Gieu! que de mensonges j'ai faits depuis hier soir, moi qui les déteste tant! Oh! je m'en confesserai, pour le certain.
Cartier reprit gaiement:
—Tu les gâtes toujours, nos dames. Eh bien! pour te faire plaisir, on ne leur en parlera pas.
—Mais si elles vous en parlent?
—Cela te tient donc terriblement au coeur! Ah! quel chevalier courtois tu fais, à ton âge, vieux Jean! Pour éviter un bobo à ta Constance ou à ma Catherine, tu te mettrais au feu!
—Min Gieu, oui!
—Rassure-toi; si elles m'interrogent, je répondrai que leur favori—et Cartier se prit à rire—ne figure pas sur mon rôle d'équipage. Es-tu content?
—Merci, maître Jacques, merci; je compte sur votre parole!
Cette causerie avait eu lieu sur le pas de la porte, tandis que dame Catherine et sa servante apprêtaient le déjeuner. Après le repas, Cartier et Jean Morbihan sortirent: le premier, pour se rendre à la réunion de la baie Saint-Jean; le second, pour aller faire un tour dans le port.
La femme de Cartier monta aussitôt près de Constance. Elle trouva la jeune fille à sa toilette.
—Je te croyais malade!
—Oh! un peu de migraine que le grand air dissipera, répondit Constance d'un ton très-dégagé.
Dame Catherine l'embrassa tendrement.
—Tantôt, dit-elle, nous irons nous promener avec Étienne. Il nous montrera les trois navires que le Roi a mis à la disposition de ton père.
—Bien volontiers! Ah! ce bon Étienne, comme je suis marrie de le voir partir encore...
—Ma fille, dit affectueusement Catherine, cela t'apprendra à faire des voeux imprudents. Si tu ne t'étais pas consacrée pour un an à la sainte Vierge, lors...
—C'est à elle que je dois mon salut!
—Je sais, mon enfant, je sais; aussi ne te fais-je pas un reproche de ton action... mais, patiente! La patience est une grande vertu. Leur voyage ne durera que quelques mois! L'automne prochain tu épouseras cet excellent Étienne, qui t'aime plus que je ne saurais dire.
—Et moi, penses-tu que je ne l'aime pas?
—Oui, j'en suis sûre maintenant, bien sûre, répliqua dame Catherine, complètement dupe de l'artificieuse jeune fille.
Celle-ci avait réfléchi pendant la nuit et conçu un nouveau plan pour sauver son Georges. Il était besoin de ruser, elle ruserait; d'attendre le départ de maître Cartier, elle attendrait. Constance fut admirable de résignation, d'empire sur elle-même. Elle semblait même prise d'un amour sincère pour son cousin Étienne Noël. La volonté des femmes est à celle des hommes comme la goutte d'eau qui tombe incessamment sur le granit est à l'onde tout d'un coup épanchée sur lui. Celle-ci brille, mais n'entame pas; l'autre use, creuse, sans se laisser apercevoir.
Tout le monde était enchanté, à l'exception de Jean Morbihan, qui ne revenait pas de son étourdissement.
—Il se brasse quelque chose dans cette petite tête-là; bien malin qui arracherait cette idée de ma vieille caboche, da non! marmottait-il, en regardant, dans l'après-midi. Constance qui trottinait gaiement au bras d'Étienne.
On était au mardi de la Semaine-Sainte.
Le vendredi, entre l'office du matin et celui du soir, Constance proposa à dame Catherine de visiter les prisonniers. C'était l'intention de celle-ci. Après avoir porté leurs consolations dans plusieurs cachots, Constance, bravement, demanda au gardien ce qu'était devenu le malheureux qui avait tenté de s'évader.
—Ah! dit le porte-clefs, ce brigand, qui a failli me faire perdre ma place! Il est au secret, là-haut!—et l'homme indiqua d'un geste le sombre donjon;—oui, au secret, par ordre de M. Jehan le Juiff, lieutenant du connétable. Oh! son affaire est claire! Pendu haut et court. Ce n'est pas moi qui le plaindrai!...
Constance sut dissimuler. Elle dissimula pendant les cinquante jours qui séparent Pâques de la Pentecôte.
Ce dimanche-là, le 10 de mai, elle communia avec toute la famille de Cartier et les équipages de celui-ci, qui appareillait et devait lever l'ancre dès que le vent serait favorable. L'imposante cérémonie avait été célébrée, dans la cathédrale de la ville, par le «révérend père en Dieu, M. de Saint-Malo (François Bohier), lequel, dit la Relation de maître Jacques, nous donna, en son état épiscopal, sa bénédiction, au choeur de ladite église.»
Depuis le Vendredi-Saint, Constance n'avait fait aucune demande pour revisiter les prisonniers. Elle savait que Jacques Cartier en emmenait une vingtaine avec lui. Mais elle se croyait certaine que Georges ne figurait pas sur la liste; car, cédant à ses instances, Étienne lui avait montré le rôle d'équipage; et les vingt individus désignés pour la transportation étaient des voleurs au petit-pied, récemment arrêtés, dont pas un n'avait même le prénom de Georges.
Elle n'avait pu communiquer d'aucune manière avec lui. Mais Lucas s'était adroitement lié avec le fils d'un des gardiens du château. Il le faisait causer; et, l'enfant répétant ce qu'il entendait dire chez ses parente, Constance avait appris que la santé de Georges était assez bonne.
Dernièrement, la discipline s'était relâchée à son égard. On lui permettait de se promener, une heure on deux, dans une vaste salle, au-dessous de son cachot.
Constance comptait sur la solennité de la Pentecôte pour essayer de le voir. Son espoir, cette fois, ne fut pas déçu.
Après vêpres, elle se rendit au Château avec Catherine et Manon qui portait un panier de provisions pour les détenus. Ce panier fut l'objet d'un examen sévère. On n'y découvrit rien de suspect.
—Voulez-vous grimper au Grand Donjon, mesdames demanda le geôlier, après les avoir conduites dans les chambres inférieures.
—Vous y avez des prisonniers? fit Catherine.
—Un seul. C'est celui qui a tenté cette fameuse évasion... Si vous souhaitez de le voir.
—Oh! j'irais, volontiers, faire un tour sur le Grand Donjon, s'écria Constance. On y jouit d'une vue admirable!
—Va, mon enfant. Mais moi je t'attendrai en bas, je suis lasse. Manon restera avec moi. Ses jambes ne lui permettraient pas non plus une pareille ascension.
—Alors, dit gaiement Constance, je porterai moi-même à ce pauvre prisonnier le reste de nos provisions!
Elle prit le panier et suivit le gardien, qui déjà gravissait l'escalier en spirale du Grand Donjon. Ils montèrent, montèrent, traversèrent de vastes salles, hérissées d'armes blanches, d'arquebuses et de canons. L'escalier, de spacieux et commode qu'il était à son point de départ, se rétrécit. Il devint sombre, presque noir, malaisé. Une seule personne y pouvait circuler. Le porte-clefs allait le premier, Constance, oppressée, haletante, venait péniblement derrière lui. On ne voyait même pas pour se conduire dans cet affreux dédale.
Le geôlier s'arrêta. Il ouvrit une double porte, dans un embrasement assez profond; et, se retirant sur une marche supérieure, pour faire place à Constance:
—Mademoiselle, c'est là qu'est notre prisonnier! dit-il en montrant un trou, long de six pieds, large de quatre, qu'éclairait un autre trou de six pouces carrés29.
—Ah! mon Dieu! s'exclama Constance épouvantée...
Un fracas de chaînes résonna lugubrement.
—Oh! n'ayez pas peur, mademoiselle, dit le gardien en ricanant. Cette fois le scélérat ne se sauvera pas! J'en répondrais sur ma tête!
Une sorte de fantôme apparaissait dans l'ombre. La jeune fille et le spectre échangèrent un regard, un seul! Ils y puisèrent la vie.
—Tenez, pauvre homme, et que le bon Dieu vous protège! dit Constance en lui offrant de la viande et des fruits tirés de son panier.
Sa main gauche s'approcha des lèvres de Georges, qui la baisa passionnément. Mais, en même temps, sa droite, prestement, retirait de dessous sa basquine divers objets qu'elle lançait dans le cachot.
Le geôlier ne pouvait voir; car il était, comme nous l'avons dit, debout sur un degré supérieur, et Constance, quoique très-mince, occupait, avec ses amples vertugadins, toute la baie de la porte de la cellule, pratiquée dans la cage même de l'escalier.
Ce mouvement avait, d'ailleurs, duré moins de temps que l'on n'en met pour le décrire.
Constance retira sa main, ramassa son panier et se glissa sur la marche inférieure afin que le gardien pût refermer ses portes.
—Si vous désirez monter jusqu'au sommet de la tour, dit-il. Nous en sommes tout près.
—Oh! non, je vous remercie; j'ai trop présumé de mes forces, je me sens fatiguée.
Constance redescendit. Dame Catherine la trouva pâle au retour. Elle la gronda doucement de son imprudence. C'était si haut! L'escalier était si raide! Catherine le connaissait bien, cet escalier. Toute petite, elle l'avait parcouru. Dieu sait combien de fois, quand son père était gouverneur de Saint-Malo! Et dans le Donjon il existait des cachots! Sainte Vierge, quelle horreur! leur souvenir lui faisait dresser les cheveux sur la tête. L'hiver c'était une glacière, l'été des plombs, comme à Venise. Le prisonnier devait-il souffrir!
En ce moment, le prisonnier ne souffrait plus. Ses tortures, ses déceptions, ses douleurs physiques et morales, il ne les sentait pas. Georges espérait. Quand la flamme vivifiante de l'espérance échauffe le coeur de l'homme, il n'y a pas de misères pour lui.
Mais le chef des Tondeurs devait encore bientôt tomber des régions éthérées d'un beau rêve dans les abîmes d'une réalité infernale.
Le soir même de ce jour, on le tirait de sa prison pour le traîner à bord d'un navire, mouillé en rade, et le plonger à fond de cale, avec dix autres détenus.
CHAPITRE XIII.
LE SAINT-LAURENT.
Nous l'avons dit: quoique le premier voyage d'exploration de maître Jacques Cartier eût plutôt donne gain de cause à ses Zoïles qu'à ses Mécènes, des esprits distingués ne l'en considérèrent pas moins comme un premier pas vers des conquêtes importantes. Parmi ces natures d'élite, citons avec honneur le vice-amiral Charles de Mouy. Son nom mérite d'être gravé en lettres d'or au socle de la statue que la postérité élèvera sans doute, un jour, à l'illustre parrain de la Nouvelle-France.
Dès qu'il fut de retour à Saint-Malo, Cartier alla visiter son protecteur. Il lui fit le récit du voyage; lui présenta les deux sauvages qu'il avait ramenés. Taignoagny et Domagaia comprenaient déjà un peu notre langue, ils pouvaient aussi la parler un peu. Ces indigènes répétèrent à Charles de Mouy ce qu'ils avaient souvent dit à Cartier: Le fleuve dont il avait aperçu l'embouchure baignait, à des distances infinies, une terre féconde et bien peuplée. Le pays se divisait en trois sections: Saguenay, Canada 30, Hochelaga.
Note 30: (retour)Telle est la version plusieurs fois répétée de Jacques Cartier. Elle prévalut, puisque le pays entier porta depuis lors le nom de Canada. Mais, quoi qu'on ait pu dire à ce sujet, quoi que j'aie pu avancer moi-même en mes oeuvres précédentes, il me paraît constant aujourd'hui qu'il n'y eut jamais, parmi les riverains du Saint-Laurent, de pays appelé Canada. Le mot est indien, puisque indien nous disons. Il signifie collection, groupe, amas de maisons, bourgade, village si l'on veut. On le doit écrire Kaugh-na-daugh. Les noms de Kaugh-na-waugh-a, Kaugh-yu-ga, Onon-daugh-a, Kaugh-na-daugh-ga, Kaugh-ni-bas et d'autres avec le même radical ou la même terminaison se rencontrent fréquemment dans l'Amérique Septentrionale.
On montra à ces sauvages quelques grains d'or et de cuivre mêlés les uns avec les autres. Ils surent en faire la distinction et déclarèrent qu'au, Saguenay se trouvaient des mines de cuivre; au Canada des mines d'or. Taignoagny, qui 'paraissait avoir une connaissance exacte de la contrée, ajouta en outre que, dans l'intérieur, à l'Ouest, il y avait une grande nation, d'individus blancs et habillés comme les Français. Ce rapport, fait plusieurs fois à Cartier, pendant ses voyages, ne semblerait-il pas prouver que des navigateurs européens avaient, longtemps avant lui, rangé ces côtes?
Qu'il en soit ou non ainsi, Charles de Mouy fut très-satisfait du début de Cartier. Il lui promit une nouvelle Commission et il s'employa avec tant d'activité que, six semaines après, le 30 octobre 1534, l'amiral Philippe de Chabot lui délivrait, au nom du roi, cette Commission, beaucoup plus large que la première.
Dans son excellente Histoire du Canada, M. F.-X. Garneau laisse croire que Charles de Mouy «se rallia alors seulement à la cause des découvertes et qu'il vint se joindre à Philippe de Chabot.» C'est une erreur regrettable. Le grand amiral eut assurément une part glorieuse à l'entreprise, mais le vice-amiral y contribua beaucoup plus que lui. On a vu que, lors du précédent voyage, ce dernier passa en revue les gens de Cartier. Pour le second, il usa de tout son crédit à la cour de France. Et, grâce à ses démarches, grâce à son influence, une foule de gentilshommes sollicitèrent la faveur de s'embarquer avec maître Jacques, qui avait été officiellement promu au rang de capitaine.
Le «mandement» de Cartier, signé Philippe Chabot, et «scellé en plat quart de cire rouge,» portait qu'il commanderait et mènerait, aux terres neuves, trois navires équipés et avitaillés pour quinze mois, afin de parachever la navigation des contrées qu'il avait déjà reconnues et en découvrir d'autres. Tous les soins d'affrètement des navires et recrutement des équipages lui étaient confiés, «à tel pris raisonnable qu'il adviserait au dire des gens de bien et à ce congnoissans.»
Enfin, on lui déléguait la surintendance générale de l'expédition, et un pouvoir absolu sur les «pillottes, maistres, compagnons mariniers et aultres,» qui l'accompagneraient.
Quand ces Lettres patentes eurent été lues en la baie Saint-Jean et publiées par «bannye» dans la ville de Saint-Malo, les ennemis de Jacques Cartier durent crever de jalousie.
Leur rage ne le préoccupa guère. Le succès ne l'enivra point non plus. Il continua de se montrer ce qu'il était: réservé avec ses supérieurs, obligeant avec ses égaux, sévère mais juste avec ses subalternes, bon avec tous.
Cartier passa l'hiver en courses, tantôt à Paris, tantôt à Rennes, tantôt dans les ports du littoral breton.
L'année 1538 s'ouvrit sous de fâcheux auspices. Un moment Cartier put craindre pour la réalisation du désir de toute sa vie. Depuis quelques années suspendue par le traité de Cambrai (1529), la guerre se rallumait. Le roi de France était prêt.
La mort de sa mère lui avait donné de l'argent. Jusqu'alors, nous avions été tributaires de l'étranger pour l'infanterie. François venait d'instituer les légionnaires, ce «qui fust une très-belle invention,» dit Montluc. Je ne crains pas d'ajouter qu'elle sauva la France. Car ce n'était pas sans quelque raison que Charles-Quint annonçait dans Rome qu'il comptait sur la victoire et déclarait que, «s'il n'avait pas plus de ressources que son rival, il irait à l'instant les bras liés, la corde au cou, se jeter à ses pieds et implorer sa pitié 31.»
L'assassinat d'un ambassadeur par le duc de Milan fut le prétexte des hostilités. François leva une puissante armée, sous la conduite de Philippe de Chabot, car alors les amiraux recevaient tout aussi bien le commandement des troupes de terre que de mer, et l'on se prépara aussitôt à entrer en campagne.
C'était l'appréhension de cette campagne qui troublait la noble satisfaction de Jacques Cartier. Un revers pouvait renverser tous les dessins du hardi navigateur. Aussi, le printemps arrivé, se hâta-t-il de terminer ses apprêts.
Charles de Mouy avait mis à sa disposition trois navires: la Grande-Hermine, de 120 tonneaux environ; la Petite-Hermine, de 60; et l'Émerillon, de 40.
Le capitaine-général Jacques Cartier arbora son pavillon sur la Grande-Hermine; il prit comme maître de nef Thomas Fromont. La Petite-Hermine eut pour commandant Marc Jalobert, pour maître Guillaume Le Marié. L'Émerillon fut placé sous les ordres de Guillaume Le Breton et de maître Jacques Maingard.
Le 15 mai l'armement et l'arrimage des vaisseaux étaient terminés. Le dimanche 16, après l'office divin, on consigna les équipages à bord. Il avait été décidé de lever l'ancre dès que la brise le permettrait. Dans la nuit du 16 au 17, une vingtaine de transportés furent enfermés dans les cales de la Grande et de la Petite-Hermine. Et le 19, au matin, le vent soufflant bon frais du sud-ouest, Jacques Cartier fit appareiller.
Cette fois, la solennité du départ fut plus brillante encore que la première. Non-seulement les trois navires, mais la ville étaient pavoisés de flammes ondoyantes. Des milliers de curieux encombraient les grèves, les remparts et jusqu'aux toits des édifices. Il en était venu de tous les coins de la Bretagne, de la Normandie, du Maine, même de l'Anjou. C'est qu'aussi la nouvelle de l'expédition avait eu du retentissement. Un essaim de gentilshommes, avec leurs pages, s'étaient enrôlés sous la bannière de Jacques Cartier. A son bord, on remarquait, entre autres, Claude de Pontbriand, échanson du Dauphin, Charles de la Pommeraye, de Goyelle, et Jean Poullet. Sur la Petite-Hermine et sur l'Émerillon, il y avait aussi plusieurs jeunes gens considérables dans le royaume par leur noblesse ou leur fortune.
L'animation était grande, les espérances sans bornes. La voix imposante du canon appuyait les joyeuses acclamations du peuple.
Cartier fit, dans le port, ses adieux à sa famille. Constance eut pour Étienne Noël de feintes tendresses, et le signal du départ fut donné.
Les trois navires sortirent majestueusement de la rade et s'élancèrent, toutes voiles déployées, vers la Manche.
Pendant dix jours, le vent fut très-favorable. On navigua de conserve. Mais, le 20 mai, il s'éleva une tempête affreuse, qui dura «en ventz contraires et serraisons, autant que navires qui passassent jamais la mer, eussent sans amendement.» Le 25, les trois vaisseaux se perdirent, pour ne se retrouver qu'au, rendez-vous qu'ils avaient pris, à la terre neuve.
Georges avait été embarqué, avec dix autres prisonniers, sur la Petite-Hermine. Il y était connu sous le nom de Philippe, ayant adopté ce nom lors de son arrestation.
On peut juger de sa stupeur quand il se vit claquemuré à fond de cale, avec dix voleurs de la pire espèce. Cette stupeur fut d'autant plus grande que, quelques minutes auparavant, Georges s'était énergiquement rattaché à l'espoir d'une liberté prochaine. Dans l'un des fruits que lui avait donnés Constance, il avait trouvé un billet très-adroitement introduit. Ce billet relevait son courage. On s'occupait de lui. On avait un plan d'évasion. Un gardien était à demi gagné. Georges devait limer ses fers, avec un ressort d'acier enfoncé dans un autre fruit. Bientôt, il recevrait une nouvelle visite.
Outre cela, Constance avait encore pu lui jeter, à la dérobée, le lecteur s'en souvient, quelques limes et une pelote de ficelle, fourrées sous sa basquine.
Quand on vint le prendre pour le mener à bord de la Petite-Hermine, Georges s'abandonnait donc encore à de charmantes perspectives. Le choc fut rude comme un coup de massue; car, tout de suite, notre homme avait compris la peine à laquelle il était condamné. Condamné, non; destiné, plutôt. Nul jugement n'avait été rendu contre lui. Comme il était un sujet de discorde pour l'autorité civile aussi bien que pour l'autorité religieuse, chacune avait accepté avec plaisir l'occasion de s'en débarrasser, par un moyen terme, sauvant l'amour-propre de la corporation. Et on l'avait inclus parmi les détenus que maître Jacques Cartier emmènerait par-delà l'Atlantique.
Un instant, Georges plia sous le poids de cette ruine si prompte, si inattendue, si écrasante de ses aspirations nouvelles. Autour de lui, on riait, on causait, on chantait. Ses compagnons échappaient au gibet. Ils étaient ravis du voyage qu'ils allaient faire. C'était pour eux un voyage d'agrément. L'arrivée de Georges ou plutôt de Philippe—nous devrons l'appeler désormais ainsi—leur déplut. Ils se connaissaient à peu près tous. Ils ne le connaissaient pas. Ils le prirent pour un espion. Son manque de familiarité, sa hauteur contribuèrent à les entretenir dans cette opinion. Ils résolurent de lui faire la vie dure. Et dure, assurément, elle était assez déjà, dans cet étroit espace, privé de la quantité d'air et de lumière suffisants à la santé, où ils étaient enchaînés, entassés, parmi les barriques de goudron, les vieux, cordages, les espars, les ferrements, tous les lourds objets qui ne sont pas d'une utilité immédiate dans un navire. Avec cela, des légions de souris et de rats, une puanteur, une incommodité insupportable.
Tout d'abord, Georges avait songé à se révolter avant qu'on ne levât l'ancre. Il avait emporté ses limes et son ressort, cachés dans sa chaussure. Mais tout de suite aussi, il découvrit qu'il ne serait pas secondé par ses co-captifs. Ceux-ci manquaient d'audace. Bons à commettre les crimes qui n'exigeaient que la ruse ou la supériorité du nombre, ils eussent reculé devant une action d'éclat, exigeant quelque bravoure. Leur sort, du reste, leur paraissait plutôt digne d'envie que de regret. Dans de telles conditions, il n'y avait point à compter sur eux.
Bien malgré lui, Philippe replia les ailes de son imagination. Mais il lutta contre l'abattement, et s'en remit au temps du soin de sa destinée.
Quand l'on fut en pleine mer, le capitaine Marc Jalobert fit assembler les prisonniers sur le pont. Là, il les informa qu'on allait les délier, qu'ils vaqueraient au service du navire, comme matelots, mais que, si l'un d'eux faisait la moindre résistance, il serait sur-le-champ passé par les armes.
Cette déclaration ne pouvait manquer d'être bien accueillie par les misérables détenus. On les mit en liberté, et on les distribua dans les différentes escouades de l'équipage. Ils partagèrent, dès lors, chaque jour, le travail et les repas des matelots; mais le soir, on les verrouillait dans la cale, où ils couchaient.
Philippe n'était point novice dans l'art nautique. Il y avait même des notions assez profondes, qui le firent remarquer par le capitaine et lui valurent quelques faveurs. La suspicion en laquelle le tenaient ses compagnons s'en accrut. Tout en subissant sa supériorité, ils couvaient contre lui une haine, se manifestant chaque fois que l'opportunité se présentait.
Un jour, Étienne Noël, qui occupait sur la Petite-Hermine un grade équivalent à celui de garde-marine, créé plus tard par Louis XIV,—un jour, Étienne Noël commanda à Philippe une manoeuvre assez délicate. Dans son empressement pour l'exécuter, le transporté glissa et tomba tout de son long sur le pont. Les témoins de cette scène se mirent à rire. Mais un des co-détenus de Philippe fit mieux: armé d'un faubert, il épongeait le pont qu'on venait de laver. Cet individu avait conçu une inimitié toute particulière contre Philippe. Le voyant étendu, il crut de bonne plaisanterie de lui pousser son faubert dans le visage.
Déjà irrité par les lazzis que sa chute avait provoqués, Philippe saisit le couteau qu'il avait à sa ceinture, et, cédant à un accès de colère-aveugle, il en porta un coup à l'insulteur. Étienne Noël se jeta entre Philippe et sa victime. Sans réflexion, celui-ci leva son couteau sur Étienne. Aussitôt, il fut appréhendé et solidement garrotté.
Le procès du coupable eut lieu à l'instant, en présence des mariniers et des transportés. La blessure faite par Philippe était légère. Mais il avait menacé d'un couteau son supérieur, terrible devait être le châtiment. Rigoureusement appliquée, la loi le condamnait à mort. Par bonheur, Étienne Noël intercéda pour lui. Et Marc Jalobert consentit à le traiter, non comme un banni criminel, mais comme un matelot.
Quoique, d'après la Coutume, Philippe eût trois repas, c'est-à-dire une journée, pour reconnaître sa faute, il préféra l'avouer immédiatement.
Alors, le capitaine Jalobert, s'étant fait apporter un vieux livre couvert en parchemin, dit, à voix haute:
—Je jure, par les Saints Évangiles, que ce que je vais lire est la loi:
«Le marinier frappant ou levant son arme contre son maître sera attaché avec un couteau bien tranchant au mât du navire par une main, et contraint de la retirer de façon que la moitié en demeure au mât attachée32.»
La lecture de cet arrêt fit frémir toute l'assistance. Seul, peut-être, le coupable ne tremblait point.
—Je demande grâce pour lui! s'écria Étienne, les larmes aux yeux.
—Il faut que la justice ait son cours, répondit froidement Marc Jalobert.
Cependant, il se consulta avec un officier et reprit:
Comme, jusqu'à ce jour, le condamné a donné maintes preuves de son bon vouloir et de sa bonne conduite, et par considération pour la requête de l'offensé, nous ordonnons que Philippe soit seulement fixé par la main au mât avec un couteau, et qu'il retire sa main comme il l'entendra, mais sans arracher le couteau. Qu'on le lie!
—C'est inutile, dit Philippe, en appliquant le revers de sa main gauche ouverte contre le mât principal.
Toutefois, il était très-pâle. Des gouttes de sueur perlaient à son front.
L'équipe de service tira au sort pour savoir qui serait le bourreau.
Marc Jalobert remit à l'homme désigné un poignard finement affilé.
Celui-ci, frissonnant, comme l'assemblée entière, prit l'arme et s'approcha du coupable.
—Dépêche! dit Philippe.
L'autre visa et, sans pouvoir s'empêcher de fermer les yeux, cloua, d'un coup sec, la main au mât.
L'arme était entrée en pleine paume. On n'avait pas entendu un cri. Mais, quand l'exécuteur rouvrit ses yeux, ainsi que beaucoup des spectateurs, la main sanglante de Philippe pendait au côté du supplicié. Elle était tranchée entre les métacarpiens et les deux doigts médians.
On donna au patient un lambeau de voile, il en entoura sa blessure et descendit dans le faux-pont où le barbier du navire lui fit un premier pansement.
Le mâle courage témoigné par Philippe en cette circonstance augmenta la considération dont il jouissait déjà parmi les mariniers de la Petite-Hermine et détruisit les injustes préventions de ses co-détenus. Bien plus: ils l'admirèrent. Tacitement ils le reconnurent pour leur chef. La réaction fut tellement spontanée, tellement violente que, le soir de ce jour, ils auraient accablé de mauvais traitements celui qui l'avait injurié, si Philippe ne se fût généreusement interposé.
Sa plaie était cicatrisée quand, le 26 juillet, la Petite-Hermine, accompagnée de l'Émerillon, arriva dans la baie des Châteaux, aujourd'hui détroit de Belle-Isle, séparant l'île de Terreneuve du Labrador. Dès le 7 de ce mois, Jacques Cartier avait touché à l'île aux Oiseaux, où il avait chassé et chargé deux barques de macareux, guillemots et pingouins. Le 28, il était entré dans le havre de Blanc-Sablon, en la baie des Châteaux, lieu du rendez-vous général.
Les trois navires réunis, on fit du bois et de l'eau; puis, le 29, on démarra «à l'aube du jour, pour passer oultre.»
L'escadrille revit une partie des îles et côtes qui avaient été découvertes en 1534; le 31 juillet, elle eut connaissance du cap Tiennot, à présent Mont-Joli. Le 1er août, un gros temps força Cartier de se réfugier dans le port Saint-Nicolas, sur la rive nord du golfe. Il y planta une croix de bois pour marque. Dans son Histoire de la Nouvelle-France, le père Charlevoix place ce port au 49° 25' de latitude. Et il ajoute que c'était la seule localité qui, de son temps, conservât encore le nom dont l'avait originairement baptisée Jacques Cartier.
Quittant ce port le 7, et rangeant le rivage septentrional, la flotte embouqua, le 10 août,—jour à jamais mémorable dans les annales du Canada,—une «grande baye, plaine d'ysles et bonnes entrées et passaige de tous ventz qu'il sçavait faire.» En l'honneur du saint dont c'était l'anniversaire, Cartier donna le nom de Saint-Laurent au golfe, ou plutôt, dit Hawkins 33, à une baie située entre Anticosti et la rive nord, d'où le nom s'est étendu, avec le temps, non-seulement à ce célèbre golfe entier, mais au superbe fleuve du Canada dont il forme l'embouchure.
Depuis que l'on s'était rassemblé, le temps se maintenait au beau, la santé des équipages était excellente. Ils admiraient à l'envi le profond azur du ciel canadien, qui rappelle celui de l'Orient, la beauté des arbres, la richesse naturelle des campagnes et la variété des animaux qui se montraient sur les plages, des oiseaux qui sillonnaient l'air, des poissons qui s'ébattaient dans les eaux profondes et diaphanes du golfe.
Un des deux sauvages, ramenés par Cartier dans leur pays, fut alors envoyé sur la Petite-Hermine, pour y servir d'interprète. C'était Taignoagny, esprit remuant, ambitieux, qui, plus d'une fois, avait donné des indices trop manifestes de sa malveillance secrète pour les Faces-Pâles.
Il entendait et parlait assez couramment le français. Aussitôt qu'il arriva à bord, Philippe chercha à s'insinuer dans sa faveur. Il y réussit.
Le 12, Cartier reprit la mer et gouverna à l'ouest. Il s'en vint «quérir ung cap de terre devers le su» et, le 18, jour de l'Assomption, il élongea une grande île, dont ce cap faisait partie, laquelle il dénomma d'après cette fête, mais qui depuis fut appelée Anticosti, sans doute par corruption de son nom indien Naticosti34.
Hardiment ensuite, les trois vaisseaux, arrondissant l'île au sud-est, refoulèrent le courant du Saint-Laurent; mais fidèle à son système d'observations topographiques, le capitaine-général de la flotte cinglait alternativement d'une rive à l'autre pour ne rien laisser passer inaperçu.
On parcourait ainsi les paysages les plus divers, les plus pittoresques. Le spectacle des sauvages, de leur habillement, de leurs armes, de leurs huttes, de leurs usages, de leurs jeux, était à chaque heure pour nos Français des sujets féconds de discussion. Ils tombaient de surprises en enchantements.
Après avoir doublé la pointe occidentale d'Anticosti, Cartier «renvoyait ses nefs» dans le chenal nord pour l'explorer, reconnaissait, le 19 les îles Rondes, où des bataillons pressés de morses 35 confondaient d'étonnement les volontaires de l'expédition; enfin reprenant sa route à l'ouest, le hardi pilote poussait, le 1er septembre, une pointe dans le fleuve Saguenay, une des merveilles de cette merveilleuse contrée, où toutes ces choses étaient, pour nos aventuriers, frappées au coin de l'étrangeté la plus saisissante.
Là commençaient le «royaume et terre de Saguenay.» A l'aspect de ce pays, Philippe conçut une idée bizarre qui le fit sourire et dont il ne tarda guère à tenter l'exécution.
La terre de Saguenay s'étendait jusqu'à une île qu'on appela l'île aux Coudres, à cause des arbustes de cette espèce dont elle est épaissement bordée.
Continuant d'aller «à mont» le fleuve Saint-Laurent, Cartier atteignit, le 7, une nouvelle île, qui a environ dix lieues de long et cinq de large et qui reçut, parce qu'on y trouve «force vignes,» le nom d'île de Bacchus, changé plus tard en celui d'Orléans. Les naturels accoururent pour voir les étrangers. Ils apportaient des poissons, du gros oeil (maïs) et des melons exquis. Cartier leur fit bon accueil, et distribua des présents qui parurent leur causer grand plaisir.
Domagaia et Taignoagny furent mis à terre. Ils servirent d'interprètes entre les nouveaux venus et les indigènes. Alors, éclatèrent ostensiblement les méchantes dispositions de Taignoagny pour les premiers.
Le lendemain, apparurent douze barques, chargées de sauvages. Dans l'une de ces barques se tenait l'Agouhanna ou «seigneur du Canada.» Il eut un long entretien avec les truchements, ses compatriotes. Puis il baisa les bras de Cartier. On le régala de vin et de pain, lui et sa bande; «de quoy furent fort contents,» et il se retira à Stadacone, son village, planté sur un rocher, à quelques lieues de distance.
Le capitaine-général décida d'établir, dans ces parages, un quartier général.
Avec ses bateaux il inspecta la côte toute festonnée de pampres et de raisins mûrs et alla atterrir en une petite rivière, qu'il nomma Sainte-Croix, parce que le jour de cette fête il y débarqua.
C'était le 14 septembre.
Cartier, ayant trouvé «le lieu propice pour mettre ses navires en sauveté,» les retourna chercher. La Grande et la Petite-Hermine furent affourchées dans ce havre. L'Émerillon jeta l'ancre non loin de là, mais dans le Saint-Laurent, et l'on entra en rapports intimes avec les indigènes. En témoignage d'amitié, l'Agouhanna, nommé Donnacona, offrit à Cartier sa nièce, une petite fille de dix à douze ans, et deux jeunes garçons. Le capitaine répondit par le présent de deux épées et deux «bassins d'airain.» Les sauvages, ravis, chantèrent et dansèrent. Puis ils demandèrent, comme faveur, qu'on leur «fist ouyr» les canons. Cartier consentit. Il «commanda qu'on tirast une douzaine de barges avec leurs boulletz, le travers des boys.»
Repercutés par cent échos, les roulements de l'artillerie ébranlèrent aussitôt l'espace. «De quoy, dit la Relation de maître Jacques, les sauvages furent si estonnés qu'ils pensaient que le ciel feust cheu sur eulx et se prindrent à hucher et hurler et très-fort, que semblait que Enfer y feust vuide.»
Les gentilshommes français riaient à gorge déployée de cette panique. Jacques Cartier se promenait gravement sur le tillac de la Grande-Hermine, en méditant des découvertes nouvelles; un homme l'examinait silencieusement du gaillard d'avant de la Petite-Hermine. Cet homme était Philippe, qui machinait en sa tête un complot pour le dépouiller de sa gloire et devenir le chef de l'expédition on bien se débarrasser de Donnacona et se faire reconnaître Agouhanna par les sauvages.
Tout à coup, Taignoagny accourut, et d'un air et d'un accent furieux il s'écria:
—Agojuda! Agojuda36! les tonnerres de votre cabane flottante, l'Émerillon, ont tué deux Visages-Rouges.
CHAPITRE XIV.
TERR I BEN!
—Écoute-moi bien, gourmette!
—Je vous écoute, monsieur Jean.
—Tu te rappelles mes ordres, ce certain soir, à Saint-Malo...
—Oh! oui, monsieur Jean.
—As-tu tenu ta promesse?
—Dame, monsieur Jean, je vous ai dit tout ce que je savais. Après l'affaire, mademoiselle Constance...
—Ne prononce pas son nom, gourmette.
—Je ne le prononcerai plus, monsieur Jean.
—Continue.
—Je vous disais, monsieur Jean, que mademoi...
Lucas s'arrêta court, pétrifié par un geste irrité du vieux timonier.
—Enfin, reprit-il au bout d'un instant, à compter de ce jour, elle ne me dit plus rien, et puis vous savez bien que le capitaine Jacques m'emmena avec lui et Charles Guyot, dans ses voyages pour affréter nos navires.
—Je sais ça, da oui! mais ce que je ne sais pas, c'est pourquoi tu regardes si souvent et avec une mine si drôle ce déporté qu'on nomme Philippe et qui est à bord de la Petite-Hermine.
—Ah! monsieur Jean, monsieur Jean, proféra Lucas à voix contenue et en promenant autour de lui un regard inquiet.
—Qu'est-ce que tu as à trembler comme une poule mouillée!
—C'est, monsieur Jean, monsieur Jean...
—Démarreras-tu?
—Je crois, monsieur Jean, que ce Philippe, c'est monseigneur Georges de Maisonneuve ou... le diable.
—Peut-être bien l'un et l'autre, murmura Jean Morbihan en se signant.
Puis haussant le ton:
—Qu'est-ce qui te fait supposer ça, gourmette?
—Ah! monsieur Jean, je l'ai bien reconnu. A Saint-Malo, il se teignait les cheveux et la barbe. Je l'ai surpris un jour que je lui apportais un billet de madem...
—Pssst!
—Puis il a une marque, une lentille...
—Une marque? où?
—Au bout de l'oreille gauche, tout comme mad...
—Veux-tu te taire, gourmette! Qui est-ce qui t'a dit que Constance avait une marque à l'oreille?
—Dame! monsieur Jean, si je ne l'avais pas vue, dit
Lucas, baissant les yeux et roulant d'un air embarrassé son bonnet entre ses doigts.
—Tiens! c'est vrai qu'ils ont tous deux le même signe!... c'est singulier... bien singulier ça, marmotta le timonier d'un air songeur.
Ensuite il ajouta en souriant, comme s'il repoussait de son esprit une réflexion saugrenue:
—Bast! des idées à moi, des bêtises!
Et s'adressant à Lucas:
—As-tu bien remarqué, gourmette, que ce Philippe quitte fréquemment ses compagnons, quand nous coupons du bois sur le rivage?
—Oui, monsieur Jean. Il s'en va en cachette du côté de Stadacone.
—Eh bien, aujourd'hui, s'il s'écarte, tu tâcheras de le suivre en cachette aussi et de découvrir ce qu'il va faire du côté de Stadacone. As-tu entendu?
—Oui, monsieur Jean.
—Voici les hommes de la Petite-Hermine qui s'affalent dans leurs barques, et justement notre gaillard qui enjambe le plat-bord. Va. Au retour, tu me diras ce que tu auras appris.
Ce dialogue avait eu lieu sur le tillac de la Grande-Hermine par une de ces splendides matinées de la fin de septembre comme l'on n'en voit guère que dans l'Amérique septentrionale, et au milieu de l'un des sites les plus ravissants que je sache 37.
Jacques Cartier avait, nous l'avons dit, mouillé ses deux principaux navires à l'entrée de la rivière Sainte-Croix, appelée actuellement Saint-Charles, en l'honneur de Charles de Boue, grand vicaire de Pontoise, fondateur de la première Mission de Récollets à la Nouvelle-France.
Un promontoire géant, alors aigu, courbé à son extrémité comme le bec d'un oiseau de proie, se dressait sourcilleusement entre cette rivière et le Saint-Laurent, vis à vis l'île de Bacchus. Ainsi qu'un nid d'aigle, au sommet de ce promontoire granitique, était perché Stadacone, résidence de Donnacona, chef puissant chez les sauvages qui peuplaient le littoral du Saint-Laurent, mais soumis, je crois, à l'Agouhanna d'Hochelaga, dont nous parlerons bientôt.
Québec 38, une ville civilisée, remarquable par plus d'un monument artistique, par l'exquise urbanité de ses habitants, leur bon goût, leur hospitalité célèbre dans le monde entier; Québec, capitale qui pourrait dignement soutenir la comparaison avec plus d'une métropole européenne; Québec, par la nature et le génie humain, le Gibraltar de l'Amérique septentrionale, remplace maintenant l'humble bourgade indienne. Soixante mille individus intelligents, actifs, enfiévrés de l'amour du progrès, ont, en trois siècles, sur ce roc aride, mais imposant, dominateur, substitué leur personnalité puissante à quelques centaines d'êtres misérables, barbares, engrenés dans la routine, générations sur générations dévorées par elle. Des navires nombreux, immenses, des cités flottantes, sillonnent maintenant ce cours d'eau à peine effleuré naguère de quelques pauvres canots 39 d'écorce. L'homme est de nature ascensionnelle. Vaine la prétendue philanthropie qui le voudrait arrêter dans sa marche. Il obéit à une impulsion propre ou à un ordre fatal. Éminemment perfectible, il est donc éminemment changeable aussi. Pour lui, il n'y a pas, il ne peut y avoir de principes absolus. Tout est soumis au temps, aux circonstances, au cercle social dans lequel il s'agite. Ne regrettons pas la disparition de la famille indienne. Elle devait arriver. Très-généralement l'homme blanc l'emporte, au point de vue intellectuel, sur l'homme noir, cuivré ou rouge. En conséquence, l'homme blanc est destiné à dominer ceux-ci, jusqu'à ce que, à son tour, peut-être, il soit, dans la suite des âges, dominé par une race au cerveau plus développé que le sien.
Note 38: (retour)Lorsque, pour la première fois, je publiai à Montréal (Bas-Canada) la Huronne, j'avais adopté pour le mot Québec l'étymologie admise communément dans la province et donnée par le New-Guide to Québec. «On rapporte, dit ce livre, qu'en apercevant le cap sur lequel s'élève aujourd'hui l'ancienne capitale du Canada, le pilote de Cartier s'écria: «Que bec! Quel bec!»
Le fait est possible, douteux cependant. En ses diverses Relations, Cartier n'en souffle mot; le nom semble dater de la fondation de la ville par Champlain, vers 1608. Ce nom a été l'objet des plus chaudes contestations, tant en Amérique qu'en Europe; aujourd'hui même, doctores certant, etc. Je serais mal venu de prétendra trancher le différend. Avouons pourtant qu'il semble bien jugé par Hawkins dans son New Picture of Québec.
Je me sentais tout prêt à contester avec lui que Québec est un nom français de souche, appliqué souvent sans doute a des localités françaises (puisque sur son sceau, gravé en 1420, Guillaume de la Pôle, comte de Suffolk, s'intitulait seigneur de Hambourg et de Québec), quand, consultant le Dictionnaire de Trévoux à l'article Bec, j'ai trouvé l'explication suivante:
«Quelques lieux particuliers ont pris le nom de bec, comme Caudebec, Bolbec dans le pays de Caux. Et ordinairement, en ces lieux-là, il y a une jonction de deux rivières ou ruisseaux, ce qu'on appelle confluents, ou du moins quelque ruisseau ou torrent. C'est de là que sont venus les noms de l'abbaye du Bec, de Caudebec, d'Orbec, de Robec, selon Icquez, qui remarque que les Normands ou peuples du Nord ont porté en Neustrie, chez les Français, le mot bek, qui veut dire ruisseau, torrent.»
Les habitants du Cher disent encore le bec, pour exprimer l'embouchure de la rivière qui a donné son nom à leur département.
Or, Québec est placé sur un promontoire ou un bec, au confluent de la rivière Sainte-Croix ou Saint-Charles, dans le Saint-Laurent; donc la question est jugée sans appel. Il est parfaitement oiseux de violenter le sens des mots ou leur assonance, comme ceux qui supposent entendre Québec dans Cabir-Coubat (nom indien du Saint-Charles), pour déterminer l'origine du mot Québec. Soit que, suivant La Potherie, il faille l'attribuer aux compagnons de Jacques Cartier s'exclamant «Quel bec!» à la vue de la pointe formée par le Saint-Laurent et le Saint-Charles; soit que ce nom remonte à une date postérieure, il est essentiellement français, par droit de naissance, et doit être considéré comme tel.
Un malheur, c'est que ces Indiens trouvés par Jacques Cartier, comme ceux découverts par Christophe Colomb, étant, en masses, bons, doux, serviables,—quoique défiants, et cela se comprend assez, de reste,—on les ait rendus méchants, durs, féroces. Ni le catholicisme, ni le protestantisme n'a fait une oeuvre profitable chez eux. Quelques superstitions de plus, c'est là tout, sans compter l'hypocrisie et l'avilissement. Le sauvage avait son caractère à lui, sui gèneris; il était fin, il était grand, magnanime souvent 40.
Notre lumière lui a perverti les sens plutôt que de le servir. Rien d'étonnant à cela. Il n'y avait pas remède. Condamné à s'éteindre, il s'éteint. Quoi qu'on en ait dit, notre tour viendra comme est venu le sien. Sa ruine date de l'heure où les Européens débarquèrent sur ses rivages. Il semble que Donnacona ait eu l'instinctif pressentiment de ce qui écherrait à ses compatriotes. Avec Cartier, son caractère n'est pas égal. Il aime, mais il a peur. Il attire les Français près de son village, mais il les redoute. A peine sont-ils installés au havre de Sainte-Croix qu'il les voudrait au loin et conspire contre eux.
La situation était, je le répète, convenable et plaisante au possible. Un éclair de génie avait illuminé Cartier dans le choix de l'emplacement. La position exacte du port Sainte-Croix, où il demeura du 15 septembre 1535 au 6 mai de l'année suivante, a fourni matière à de vives discussions. A présent, on semble d'accord. Cartier passa l'hiver dans une anse de la rivière de Saint-Charles, aux environs de l'ancien pont Dorchester et de l'hôpital maritime de Québec. La découverte, en 1843, de l'épave d'un vieux navire, dans cet endroit, est venue corroborer la précédente opinion, car cette épave de navire parait être celle de la Petite-Hermine, abandonnée par Cartier, lors de son départ pour la France (1536).
Dans toute son étendue, le Saint-Laurent n'offre peut-être pas un port mieux abrite.
«Ce point, par la distribution des montagnes, des plaines, des coteaux, des îles autour du bassin de Québec, est, dit M. Garneau, un des sites les plus grandioses, les plus magnifiques de l'Amérique. Les deux rives du fleuve conservent longtemps, en remontant depuis le golfe, un aspect imposant, mais triste et sauvage. Sa grande largeur à son embouchure, quatre-vingt-dix milles, ses nombreux écueils, ses coups de vent en certaines saisons de l'année, ses brouillards, en ont fait un lieu redoutable pour les navigateurs, qui contribue encore à augmenter cette tristesse. Les côtes escarpées qui les bordent pendant plus de cent lieues, les montagnes couvertes de sapins noirs qui resserrent au nord et au sud la vallée qu'il descend et dont il occupe, par endroits, toute la largeur; les îles, aussi nombreuses que variées par leur forme et dangereuses à la navigation, se multiplient à mesure qu'on avance; enfin tous les débris épars des obstacles que le grand tributaire de l'Océan a rompus et renversés, pour se frayer un passage à la mer, saisissent l'imagination du voyageur qui le remonte pour la première fois. Mais, à Québec, la scène change. Autant la nature est âpre et sauvage sur le bas du fleuve, autant elle est variée et pittoresque, sans cesser de conserver un caractère de grandeur, surtout depuis qu'elle a été embellie par la main de la civilisation.»
Et Cartier l'a dit dans sa Relation.
Autour de Stadacone «est aussi bonne terre qu'il soit possible de voir et bien fructiferente, pleine de fort beaux fruits de la nature et sorte de France.»
Une fois ses navires arrivés dans le havre de Sainte-Croix, le capitaine s'en était allé, sur l'Émerillon, poursuivre son exploration du fleuve Saint-Laurent. Mais il avait laissé des ordres précis pour qu'on enfermât la Grande et la Petite-Hermine dans une estacade.
Les mariniers se mirent activement à l'ouvrage. Le bois était proche, contenant des arbres superbes. On les coupa; on en fit des pieux qui furent plantés dans le lit de la rivière et formèrent bientôt une palissade autour de leur navire. Cette palissade, garnie de canons, les plaçait à l'abri d'une surprise ou d'un coup de main. D'un côté, la forteresse était encore protégée par la rivière. De l'autre, on établit un pont-levis.
C'est à la construction de ce pont-levis que travaillaient les mariniers, quand Jean Morbihan, suspectant la conduite de Philippe, le fit espionner par le gourmette Lucas.
Déjà les sauvages ne manifestaient plus autant de bienveillance. Ni Domagaia, ni Taignoagny n'avait voulu accompagner Cartier dans son voyage en amont du fleuve. Ils avaient même, avec Donnacona, tâché de s'y opposer. Leurs démarches étaient équivoques. On pouvait craindre une déclaration d'hostilités.
Lucas se conforma ponctuellement aux instructions de Jean Morbihan. Voyant Philippe s'écarter lorsqu'on fut entré dans la forêt, il le suivit secrètement, en se faufilant, comme un chat, à travers les halliers.
Philippe s'arrêta bientôt dans une éclaircie, non loin de Stadacone. Taignoagny l'y avait précédé. Ils causèrent quelque temps, d'un ton si bas, que leurs paroles n'arrivèrent pas aux oreilles de Lucas. Il entendit seulement ces mots prononcés par Taignoagny, au moment où ils se quittèrent.
—Demain matin, avant le jour, à la grande chute. Donnacona et les autres chefs y seront avec moi. Ne manque pas de venir, mon frère.
—Je ne manquerai pas, répondit Philippe. La chute est à deux heures d'ici?
—Oui, à deux heures du temps des Faces-Pâles, repartit le sauvage.
Et ils se quittèrent.
Le gourmette rapporta fidèlement ce lambeau de conversation à Jean Morbihan.
Au milieu de la nuit suivante, celui-ci, couché sur la poupe de la Grande-Hermine, examinait, avec vigilance, ce qui se passait à bord de l'autre navire, amarré tout auprès. Soudain un capot d'échelle fut soulevé, une ombre glissa sur le pont de la Petite-Hermine, franchit l'enceinte de pieux, qui n'était pas encore achevée, et disparut dans la campagne.
—Min Gieu, voilà ce que c'est que d'avoir ouvert la cage à ces hérétiques-là, marmotta Jean Morbihan; si on avait continué de les tenir sous cadenas et verrous, ils n'ourdiraient pas de méchantes trames... Mais maître Jacques est comme ça. Il a voulu les mettre en liberté... Plutôt mettre en liberté des tigres, des lions et des serpents! Ah! si ç'avait été moi!...
Tout en agitant ces pensées dans son esprit, le brave timonier s'était jeté sur la piste de l'ombre.
Il faisait chaud, lourd. La nuit était très-noire. Un orage flottait dans l'air.
Jean longea le fleuve, en aval. Les réverbérations de l'eau l'aidaient à se diriger, sur les battures, bordées, comme d'une muraille par une lisière de grands arbres.
Le sentier était dangereux souvent, difficile toujours. Mais Morbihan le connaissait. Peu de jours auparavant, il l'avait parcouru avec Jacques Cartier allant visiter la chute, appelée d'abord la Vache, à cause de ses mugissements sans doute, et plus tard Montmorency.
Le fracas de cette chute se fit bientôt entendre.
Après une heure et demie de marche, Jean distingua les cimes pelées des roches qui encaissent le torrent.
La chaleur augmentait, malgré l'approche du jour. L'atmosphère devenait de plus en plus pesante. Quelques éclairs zébraient de feu la voûte céleste. Le tonnerre grondait par intervalles. Mais le vacarme de la cascade en dominait les éclats.
Jean Morbihan n'avait guère quitté de vue la silhouette de Philippe. Il s'en rapprocha avec prudence, en grimpant, à travers bois, vers le sommet du cap.
Comme l'aube blanchissait parmi un enchevêtrement de nuages violacés, ils arrivèrent tous deux au faîte. Philippe marchait ferme et droit, Jean se coulait, courbé en deux, autour des broussailles.
Le premier fit halte sur un plateau chenu, duquel l'oeil plongeait avec effroi dans les profondeurs encore à demi voilées de la cataracte. Le second aussi fit halte, sous un buisson, à quelques pas.
L'orage, amoncelé depuis la veille, fulminait ses dernières menaces. Il allait faire explosion. De larges gouttes de pluie tombaient.
Cinq sauvages débouchèrent alors d'un fourré voisin. Jean reconnut dans ce groupe Domagaia, Taignoagny et Donnacona. Les deux autres lui étaient étrangers.
Ils s'avancèrent vers Philippe, lui baisèrent les bras et un entretien animé s'engagea entre eux et le transporté41, Taignoagny et Domagaia servant d'interprètes. Pour Morbihan, le meuglement de la chute couvrait en partie le son des voix. Mais, par les gestes, il en comprenait à peu près le sens.
Philippe engageait les sauvages à faire une attaque nocturne sur les navires. Il leur promettait son concours et celui de ses co-déportés. En récompense les indigènes pilleraient les approvisionnements et les armes qui se trouveraient à bord. On tuerait Cartier à son retour, et ils seraient débarrassés d'un ennemi aussi perfide que dangereux.
La conjuration dura longtemps, malgré la tempête et la pluie. Le jour était venu sombre, lugubre. De ses lueurs blafardes il teignait les horreurs du gouffre épouvantable creusé par la chute d'eau qui fond, en hurlant comme une légion démoniaque, du haut d'un rocher perpendiculaire, mesurant deux cent quarante pieds d'élévation 42.
Morbihan était gêné par la posture qu'il avait prise. Il fit un mouvement. Il se trahit.
Les cinq sauvages poussèrent un cri affreux et s'enfuirent.
Sur le plateau, il ne resta plus que le transporté et le timonier.
Philippe, tout aussitôt, avait découvert Jean. Les deux hommes couvaient l'un contre l'autre une haine instinctive profonde. Ils devinèrent qu'à cet instant leur vie était en jeu.
Sans articuler un mot, ils s'étreignirent. Jean avait à sa ceinture son couteau de marinier; mais il ne songea pas à en faire usage. Philippe n'était pas armé.
Là, sur cet étroit plateau, que quelques pieds séparaient de l'abîme, commença une lutte sourde, acharnée, féroce. Les deux antagonistes bientôt furent en nage. Ils soufflaient comme des soufflets de forge. Leurs membres craquaient; leur bouche écumait et leurs yeux étaient injectés de sang.
Jean tâchait d'étouffer son ennemi pour s'en rendre maître. L'autre cherchait à le rouler vers le précipice pour l'y lancer.
—Terr i ben! fit tout à coup Morbihan en suspendant une seconde ses efforts; c'est le frère à...
Le reste de la phrase se confondit dans les rugissements de la tourmente.
Une surprise, puis une inattention au combat perdirent le pauvre vieux timonier.
Déjà il maintenait Philippe couché, haletant sous lui. De son genou, il lui écrasait la poitrine; avec son poing fermé, comme avec un marteau, il lui meurtrissait le visage, lorsque, par la chemise en lambeaux du jeune homme, il aperçut le tatouage que celui-ci portait sous le sein gauche.
Cette vue avait produit sur Jean une vive impression. Il avait lâché tout à la fois l'exclamation que nous venons de rapporter et son adversaire. Philippe aussitôt profita du répit pour reconquérir ses avantages.
Dans un mouvement rapide, il rassembla toutes ses forces, se dégagea, reprit le dessus, et poussa le corps du malheureux Morbihan dans l'abîme, à l'instant même où il s'écriait:
—Terr i ben! C'est le frère à...
Les voix de la foudre et de la cataracte faisaient, en ce moment, un effroyable duo.
CHAPITRE XV.
HOCHELAGA.
—Par ma Catherine, ce Taignoagny est, au demeurant, un pauvre hère. Depuis que je le connais, j'ai appris à le surveiller. Il nous a joué cent tours pendables. Cependant je ne le croyais ni aussi fourbe, ni aussi bestial. Refuser de nous accompagner à Hochelaga et s'imaginer que nous allions nous laisser imposer par ses mensonges ou ceux de Donnacona, son compère en artifices.
—Assurément, c'est un sot, mais un sot dont on se doit défier à l'avenir, croyez-moi, capitaine Cartier, dit Jean Poullet.
—Oh! intervint Marc Jalobert, en haussant les épaules; on ne fait pas à des niais de cette sorte l'honneur de se défier d'eux. Si l'on n'en a pas besoin, on s'en débarrasse. S'ils sont de quelque utilité, on les tient sous le séquestre.
—Vous êtes trop rigoureux, mon frère, trop rigoureux, répondit Cartier. Les sauvages sont hommes comme nous. Le bon Dieu ne nous a pas donné le droit de les maltraiter. Il faut les instruire en notre sainte foi, les prendre par la douceur...
—Oui pour qu'ils nous égorgent traîtreusement! grommela Marc Jalobert.
--Quoi! s'écria le fier Claude de Pontbriand, vous auriez maître Jacques, quelque compassion pour ces vilains-là. Il ferait beau voir! Ne sont-ils pas serfs, esclaves par la naissance? Ne sommes-nous pas leurs seigneurs et maîtres par la naissance aussi? La cour de Rome l'a déclaré 43 et la cour de Rome est infaillible.
Elle ne saurait se tromper.
—Je ne me permettrai pas de discuter l'opinion du Sacré Collège, répliqua gravement Cartier; mais ma conscience me dit que ces gens que nous appelons sauvages sont nos semblables, que nous devons des égards à leur ignorance, et nous montrer charitables pour eux, afin de les attacher peu à peu à la vraie religion..
—Des idolâtres, des truands, des gibiers de potence ou de bûcher, fit Jean Poullet d'un ton dédaigneux.
—Et, ajouta Charles de la Pommeraye, des scélérats qui ne demanderaient pas mieux que de nous assassiner pour piller nos navires!
—Voyez-vous cet animal de Taignoagny qui cuide nous effrayer avec ses diables de paille! reprit Marc Jalobert.
—Bah! dit gaiement Cartier, ils m'ont fait rire. Nous avions besoin d'une mascarade pour nous réjouir. Mais, penser qu'avec ces mannequins cornus, accoutrés de peaux de chien, noires et blanches, puis plantés dans des barques, poussés contre nos navires, penser qu'avec ces piteuses diableries ils nous feraient peur! C'est par trop fort! Décidément, Taignoagny, l'instigateur probable de ce carnaval, est un asinet. Il nous a pris pour qui nous ne sommes pas. Au reste, vous avez vu comme je me suis moqué de lui et de son dieu Cudragny! Ces gens voulaient tout simplement nous retenir chez eux et accaparer le privilège de commercer avec nous. Ils sont jaloux de ce que nous poussons plus loin nos explorations. Ils craignent que nous ne contractions avec d'autres peuples une alliance plus intime qu'avec eux. C'est là tout. Mais je ne suppose pas qu'ils soient animés contre nous de méchantes intentions. Ils resteront en paix avec nos mariniers durant notre absence. D'ailleurs, les vaisseaux sont bien armés, bien commandés, et le vieux Jean Morbihan, que j'ai laissé malgré moi à bord de la Grande-Hermine, n'est pas homme à tomber dans les pièges que lui tendrait un Taignoagny ou un Donnacona! Ayons donc confiance en l'avenir, mes amis, et soyez persuadés que le Tout-Puissant, qui nous a si manifestement couverts de sa protection jusqu'à ce jour, ne nous abandonnera pas alors que nous travaillons pour sa gloire!
—C'est fort bien dit, maître Jacques, fit Jean Poullet. Mais arriverons-nous à les convertir? Sous le nom de Cudragny, ces païens adorent le diable, c'est sûr. Ils tuent leurs prisonniers, leur enlèvent la peau du crâne et s'en font d'odieux trophées.
—Puis, appuya Claude de Pontbriand, ils vivent comme les mahométans avec plusieurs femmes; voire leurs filles sont si débauchées qu'elles s'abandonnent à tout chacun avant d'être mariées.
—Ah! plaignons-nous de ça! dit lestement le galant Charles de la Pommeraye.
—Messieurs, je vous engage à plus de décence dans vos comportements avec elles, repartit Cartier d'un ton sévère. Nous ne sommes pas venus ici pour semer la corruption, mais pour y répandre la vertu.
Les jeunes seigneurs échangèrent entre eux un sourire quelque peu ironique.
—Si ce n'était que cela, dit timidement Étienne Noël; mais, mon oncle, ces barbares ont un défaut bien honteux qui doit leur être inspiré par l'enfer: avez-vous remarqué qu'ils portent au cou une petite peau de bête, en lieu de sac, avec un cornet de pierre ou de bois, puis à toute heure tirent du sac une certaine herbe, en font poudre et la mettent en l'un des bouts dudit cornet; ensuite posent un charbon dessus et sucent par l'autre bout, tant qu'ils s'emplissent le corps de fumée, tellement qu'elle leur sort par la bouche et les nasilles, comme par un tuyau de cheminée 44?
—Pouah! exclama avec dégoût Pontbriand. J'ai voulu éprouver cette poudre. Il semblait que c'était du poivre tant elle était chaude.
—C'est quelque détestable invention qu'ils tiennent de leur Cudragny, dit Cartier 45.
—Sans compter, ajouta Guillaume Le Breton, qu'ils pratiquent le vice contre nature!
—Pas possible!
—J'en suis certain.
Cette réponse souleva un cri général de réprobation.
—Allons, allons, reprit le capitaine Cartier, doucement; ne nous montrons pas trop rigoristes pour ces pauvres ignorants. Nous ne sommes pas déjà si sages, tous tant que nous voici. Quel est celui de nous qui jamais n'outragea le Seigneur? Ayons de l'indulgence pour le prochain. Que notre conduite lui soit un exemple. Dieu a bien fait tout ce qu'il a fait. Nous le prierons de nous prêter sa lumière pour éclairer ces aveugles, et peut-être feront-ils, un jour, l'honneur de sa Sainte Église! Admirez, d'ailleurs, la beauté du pays, sa fécondité, l'excellence des aliments qu'il produit. N'est-ce point réjouissant? Voyez ces arbres magnifiques qui bordent les rives du fleuve; ces champs de blé sauvage qui se déploient à perte de vue; ces cerfs, daims, ours, lièvres, lapins 46, écureuils, qui apparaissent à chaque instant sur la plage; et cette multitude d'oiseaux: grues, cygnes, outardes, oies, canards, pigeons, perdrix, pluviers, dont les bois et les airs sont remplis; et cette infinie variété de poissons, comme baleines, chevaux et loups marins, saumons, truites, maquereaux, mulets, bars, brochets, esturgeons, carpes, brèmes, éperlans aussi bons qu'en rivière de Seine, qui fourmillent dans les eaux; contemplez tous ces trésors naturels et dites-moi si cette terre n'est pas une terre de Promission? Qu'en penserez-vous, mes chers amis, si nous trouvons, comme on me l'a assuré, à Hochelaga, capitale de ce vaste empire, des mines d'argent, d'or et de pierres précieuses?
En prononçant ces paroles, le brave marin s'était animé, contre son habitude. Son mâle visage rayonnait de tous les feux du génie.
Il disait vrai, toutefois.
Elles étaient réellement d'une fertilité luxuriante les contrées qu'ils côtoyaient depuis leur départ de Sainte-Croix, qu'ils avaient quittée le 19 septembre (malgré les représentations intéressées des aborigènes), pour pousser aussi loin que possible leur reconnaissance.
Le galion l'Émerillon et deux barques avaient été affectés à ce voyage. Cinquante mariniers et tous les gentilshommes composaient l'équipage, bien pourvu d'armes et de munitions. Le reste des aventuriers avait été laissé sur les deux autres navires.
Caressée par les ailes des plus riantes espérances, la gaieté régnait à bord de l'Émerillon. A la splendeur du paysage qui se déroulait lentement sous les yeux, se joignait l'incomparable pureté, du ciel, encadrant un panorama toujours curieux, toujours nouveau. Ils savent combien il est agréablement diversifié ce panorama, ceux qui ont promené leurs rêveries sur le Saint-Laurent entre Québec et Montréal.
Mais, pour en saisir tout le pittoresque, toutes les féeries, c'est aux premiers jours de l'automne qu'il faut visiter cette galerie enchanteresse. L'opulente palette de Rubens n'aurait suffi à reproduire l'éclat et la variété de ses rideaux de verdure et de ses tableaux agrestes. Il y a là une profusion de couleurs inouïe. Les émeraudes les topazes, les rubis, les turquoises, les améthystes, les perles, les diamants de toute eau, de toute nuance semblent avoir été jetés, à pleines mains, sous une pluie d'or et d'argent, à la tête des végétaux grands et petits, monarques et sujets, pour leur en faire une somptueuse parure. Et, pourtant, à ce prodigieux ensemble de couleurs multiples éblouissantes, le plus léger frémissement de la brise prête même une harmonie une douce fusion de teintes, qui n'est pas un des moindres charmes de ce spectacle ravissant. Quand le soleil mordore toutes ces richesses, on dirait d'un merveilleux cachemire de l'Inde pavoisant les deux rives du fleuve. Vous vous imagineriez que, secouant les arbres auxquels flottent ses longs plis moirés, il en tomberait une poussière de pierreries.
Cartier et ses compagnons ne se lassaient point de regarder des scènes si belles, si séduisantes. Mais ce qui captivait surtout leur attention, c'était la vigne, très-abondante, et pliant sous le poids des raisins, qui festonnait les bords du Saint-Laurent. On allait sans se presser, à petites journées, s'arrêtant à peine pour prendre langue, faire des échanges avec les indigènes. En un détroit, nommé Ochelay 47, à quelque, vingt-cinq lieues de Sainte-Croix, un «grand seigneur du pays» vint à bord. Il présenta au capitaine deux de ses enfants, comme gage d'amitié. Cartier accepta l'un, fillette de sept à huit ans, dans l'intention de la faire instruire, et refusa l'autre, un garçon «parce qu'il estoit trop petit.»
Après avoir «festoyé ledit seigneur et sa bande,» l'on remit à la voile et bientôt, le 28, l'Émerillon arriva dans un grand lac, large d'environ cinq ou six lieues et de douze de long 48.
Note 47: (retour)M. Charton, dans ses Voyageurs anciens et modernes, et M. d'Avezac, dans son Introduction au Deuxième Voyage de Cartier (édition Tross), annoncent, d'après, disent-ils, une note de la Société historique de Québec, que cet endroit est le Richelieu. Je crois qu'il y a erreur, à moins que le nom de Richelieu n'ait été transféré d'une autre rivière à celle qui tombe dans le Saint-Laurent, au-dessus du lac Saint-Pierre. Pour moi, j'incline à penser que ce détroit, dont parle Cartier, est la pointe de Batiscan.
Cartier jeta l'ancre et chercha un passage avec ses barques. Il trouva des sauvages qui chassaient dans les Iles. La vue des Européens, loin de les effaroucher, les attira. Ils se montrèrent bienveillants, donnèrent au capitaine des rats, «gros comme lapins, et bons à merveille;» et celui-ci leur offrit des couteaux et patenôtres, en récompense.
Partout, cela est digne de remarque, les étrangers furent reçus cordialement. Grave sujet de réflexion pour l'observateur! Si, bientôt, on ne les eût odieusement persécutés, les aborigènes de l'Amérique seraient-ils devenus aussi cruels qu'ils le sont aujourd'hui? Ne m'objectez pas l'atrocité de leurs guerres, la barbarie avec laquelle ils traitaient les prisonniers, dès cette époque. Nous-mêmes, alors, n'étions guère plus humains. Sans parler de l'inquisition, le système de torture usité dans l'ancien monde envers les accusés l'emportait de beaucoup en raffinement sur celui des sauvages. Le scalpage des captifs même ne leur était pas propre. Trop aisément l'on peut prouver que nos ancêtres l'ont pratiqué.
Cartier, cependant, fit presque toujours preuve de modération et de justice dans ses rapports avec les naturels. Aussi eut-il peu à se plaindre d'eux. Ceux du lac où il avait mouillé lui indiquèrent le chemin d'Hochelaga, en lui disant qu'il «y avait encore trois journées à y aller.»
Comme les eaux étaient peu profondes et «qu'il n'estoit possible pour lors passer ledict gallyon,» on arma les barques et Cartier poursuivit sa route avec Claude de Pontbriand, Charles de la Pommeraye, Jean Guyon, Jean Poullet, Marc Jalobert, Étienne Noël, Guillaume Le Breton et vingt-huit mariniers.
Ils naviguèrent de «temps à gré.» Mais leur navigation fut longue, car nos aventuriers n'atteignirent le territoire d'Hochelaga que le samedi soir 2 octobre, treize jours après avoir quitté le havre de Sainte-Croix. La traversée n'est que de soixante lieues seulement. On la fait aujourd'hui en douze heures. Que les temps sont changés!
Une foule considérable de sauvages, dans leur costume de grande cérémonie, attendait sur le rivage.
«Ils nous feirent, dit Jacques Cartier, aussy bon accueil que jamais père feist à enfant, menant joye merveilleuse.»
Hommes, femmes, enfants, tous dansaient et chantaient à l'envi. Le premier, Étienne Noël sauta à terre, pour se justifier des reproches que son oncle lui adressait parfois à cause de sa mélancolie habituelle. Mais c'est que le pauvre garçon trouvait le voyage long, terriblement long, et que sa pensée vagabonde bien souvent le ramenait à Saint-Malo, près de la fière et fantasque Constance. Et alors les rêves, les espérances, les craintes, les soupirs!
—Bien, lui dit en souriant le capitaine; prenons possession de cette terre au nom du roi notre maître.
Et il s'élança après Étienne Noël, avec les gentilshommes qui faisaient partie de l'expédition.
Le temps était beau à souhait. Les naturels, croyant nos navigateurs descendus, du ciel, se pressaient autour d'eux, apportant leurs enfants «à brassée,» pour les faire toucher, dans l'idée de les préserver de toute maladie ou de les rendre invulnérables.
Ils offrirent à Cartier du pain de gros oeil (maïs) et du poisson. Il les paya en brimborions et revint coucher dans ses barques, renvoyant au lendemain dimanche son excursion au village d'Hochelaga, éloigné de deux lieues environ. Mais les sauvages passèrent la nuit à danser et à s'ébaudir autour des grands feux qu'ils avaient allumés sur la plage.
Le jour suivant maître Jacques «s'accoutra et fit mettre ses gens en ordre pour aller voir la ville de ce peuple.» Cette visite était depuis longtemps l'objet de ses ardents désirs. On lui avait fait d'Hochelaga une description pompeuse. Son attente subit sans doute d'étranges déceptions. Mais il n'eut pas moins lieu de se féliciter d'avoir entrepris cette course périlleuse.
Au point où il débarqua 49, la campagne, naturellement riche, était cultivée avec soin.
Devant les yeux se dressait superbement un mamelon, bien boisé, sous les pieds ondulaient des plaines fertiles se prolongeant à droite jusqu'aux confins de l'horizon, tandis qu'à gauche le Saint-Laurent roulait majestueusement ses ondes puissantes, au-delà desquelles, en un vague lointain, des rochers sourcilleux noyaient leur front dans l'azur céleste. L'air retentissait du gazouillement des oiseaux, et la brise chantait gaiement dans les arbres.
Peintures charmantes d'une inexprimable poésie, qui s'animait, s'incarnait de couleurs de plus en plus riantes à mesure que l'on avançait, par un bon chemin «aussi battu qu'il soit possible.»
Trois sauvages servaient de guides.
Tout de suite, et d'un commun accord, on nomma Mont-Royal la colline qui dressait en avant sa croupe arrondie, sur laquelle s'étage maintenant, en amphithéâtre, la belle cité de Montréal.
Lorsque Cartier y mit le pied, le 3 octobre 1535, ce n'était qu'Hochelaga, une pauvre bourgade, tout de bois et d'écorce, mais déjà célèbre parmi les riverains du Saint-Laurent.
L'illustre navigateur nous en a laissé une description fort détaillée.
La ville était de forme ronde, fortifiée de trois rangées du palissades. Elle n'avait qu'une porte, fermant à barres. La triple enceinte, bâtie en façon de pyramide, était haute de deux lances environ. Au-dessus circulait une sorte de galerie, approvisionnée de roches et de cailloux, et à laquelle on parvenait au moyen d'échelles.
A l'intérieur, les maisons, au nombre d'une cinquantaine, étaient disposées en ellipse. Elles mesuraient cinquante pas de long, sur douze ou quinze de large. Des pieux formaient les murailles, des écorces de bouleau le toit. Leur figure était celle d'un tunnel. Plusieurs familles vivaient dans chaque cabane. Elles y avaient leur chambre, séparée des autres par une simple cloison en peau ou en branchages. Point de porte à ces chambres, ne renfermant qu'un lit de pelleteries et des instruments de pêche, chasse et labour. Toutes donnaient sur un corridor intermédiaire, aboutissant, au milieu de la hutte, à un foyer commun. Des claies, étendues sous le plafond, tenaient lieu de grenier. Pour conserver les vivres, il y avait de grands vaisseaux semblables à des tonnes.
Cartier fit son entrée, a travers les flots pressés de toute la population. On le conduisit sur la place. Elle était carrée et occupait le centre du village.
Après les saluts d'usage parmi ces nations, les sauvages s'accroupirent auprès des Français, et plusieurs femmes étalèrent les nattes par terre pour les faire asseoir ù leur tour. «Le roi ou Agouhanna parut, un instant après, porté par une dizaine d'hommes, qui déployèrent une peau de cerf et le placèrent dessus. Il était âgé de cinquante ans environ et perclus de tous les membres. Rien ne le distinguait de ses sujets, si ce n'est qu'il avait sur la tête «une manière de lisière rouge pour sa couronne, faite en poil de hérisson.»
Après avoir salué Cartier et sa suite, il leur fît, dit M. Garneau 50, comprendre par ses signes que leur arrivée lui causait beaucoup de plaisir; et, comme il était souffrant, il montra ses bras et ses jambes à Cartier, en le priant de les toucher. Celui-ci les frotta avec ses mains. Ce que voyant, l'Agouhanna prit le bandeau qu'il avait sur la tête et le lui présenta, pendant que les aveugles, borgnes, boiteux, impotents, se serraient contre le capitaine français dans l'espoir de se soulager par son contact: «Tellement qu'il semblait que Dieu feust la descendu pour les guérir.»
Dans sa profonde piété, Jacques Cartier s'agenouilla avec tous les siens, fit le signe de la croix sur les malades, récita l'Evangile selon saint Jean, et pria le Seigneur d'accorder à ces pauvres gens la grâce de recevoir un jour le baptême. Ensuite, prenant un livre d'Heures, il lut tout haut la Passion de Jésus-Christ.
Les naturels observaient un silence religieux. Ils parurent comprendre l'imposante grandeur de cette scène.
Les oraisons terminées, on leur distribua dus hachots, des couteaux, des patenôtres et «autres menues besognes,» puis ou jeta aux petits enfants des bagues, des agnus Dei d'étain. Enfin, pour couronner la cérémonie, le capitaine «ordonna sonner les trompettes et autres instruments de musique.»
Déjà électrisés par tant de prodiges, ces sauvages n'y tinrent plus. Et, dans leur enthousiasme, ils baisèrent jusqu'à la trace des pas des étrangers. Ils auraient bien voulu les faire manger. Pour cela, ils avaient apprêté du poisson, des potages, des fèves; mais, après y avoir tâté, les Français, ne trouvant pas les mets de leur goût, déclinèrent poliment l'invitation.
Parmi les femmes, plusieurs étaient, sinon jolies, du moins accortes et provoquantes. Aussi quelques-uns de nos gentilshommes n'auraient-ils pas été fâchés de resserrer les liens de la connaissance; malheureusement pour leurs velléités amoureuses, le capitaine était infatigable. Tout entier a ses desseins, il ne souffrait de délassement ni pour lui, ni pour ses compagnons.
Le Mont-Royal devait dominer une vaste étendue de territoire. Cartier se fit mener incontinent à la cime. De cette hauteur, en effet, l'oeil embrasse un horizon immense de tous les côtés, excepté au nord-ouest où il est borné par des montagnes bleuâtres.
Vers le centre de ce tableau, que sillonne le Saint-Laurent, s'élancent quelques pics isolés. De la main, les sauvages enseignèrent à Cartier le point où naissait le fleuve et les endroits où la navigation en était interrompue par des cascades. Partout le pays lui parut propre à la culture. Dans la direction du nord-ouest ils lui indiquèrent la rivière des Outaouais. Au sud, ajoutèrent-ils, il y a une contrée abondante en fruits exquis et où la neige et la glace sont inconnues. Sans qu'on leur demandât, ils prirent la chaîne du sifflet du capitaine «qui était d'argent et un manche de poignard, lequel était de laiton jaune comme or et montrèrent que cela venait d'amont ledit fleuve.» On leur présenta du cuivre rouge; leur geste désigna le Saguenay comme son lieu de provenance.
Satisfait de ces informations, Jacques Cartier refusa de céder aux instances des sauvages, qui le suppliaient de demeurer quelques jours parmi eux. Plus d'un gentilhomme n'en eût pas été marri. Mais le capitaine enjoignit à son monde de regagner aussitôt les barques.
Les indigènes suivirent leurs nouveaux amis, les chargeant sur eux comme sur chevaux, quand ils les voyaient fatigués.
On rentra à bord, dans l'après-midi. Le jour baissait rapidement, faisant place aux premières ombres du crépuscule. Néanmoins, Cartier donna l'ordre du départ.
—Tant mieux! s'écria Étienne Noël en larguant l'amarre de l'une des barques.
—Pourquoi tant mieux? répondit aigrement Jean Poullet derrière lui. N'eut-il pas été préférable de passer la nuit à nous ébattre avec ces gentes sauvagesses?
Étienne haussa les épaules d'un air dédaigneux.
—Palsambleu! mon jouvenceau, elles sont bien aussi affriolantes que certaine inconstante Constance que je sais, repartit Poullet.
Les amours d'Étienne étaient connues. Cette grossière saillie souleva une explosion d'hilarité autour de lui. Le jeune homme n'aimait pas mons Poullet dont l'outrecuidance était d'ailleurs insupportable à tous. Pâle, frémissant de colère, Étienne le souffleta brusquement.
Occupé dans l'autre barque, Jacques Cartier n'avait rien remarqué.
CHAPITRE XVI.
FRAGMENTS DE MÉMOIRES.
«Tremblant encore la fièvre,» Étienne Noël descendit péniblement de son branle. Il avait les joues creuses, le teint livide. Ses genoux le soutenaient A peine. Tout, dans sa physionomie, portait les marques profondes d'une longue et cruelle maladie.
On était à la fin de mars. Malgré le tuyau de poêle qui passait, bien chauffé, à travers les cloisons, le froid se faisait sentir. Il sévissait âprement au dehors, étoilant au dedans l'unique petit carreau qui éclairait la cabine.
Des gémissements douloureux se faisaient entendre.
Étienne Noël ouvrit, avec une clef, un coffret placé sous sa couche. Il en tira quelques feuilles de parchemin, réunies soigneusement en liasse par des rubans roses et verts. Puis, il dénoua les rubans et étala les feuillets sur la table.
Au recto du premier, servant d'enveloppe, on lisait:
CE MÉMOIRE EST DÉDIÉ A TRÈS-BELLE, TRÈS-DOUCE,
TRÈS-EXCELLENTE ET MOULT AIMÉE
DAMOISELLE ET COUSINE
CONSTANCE.
Cette dédicace était écrite en magnifiques lettres gothiques, fleurdelisées d'or.
Étienne s'assit, tourna quelques feuilles du manuscrit, les parcourut d'un air mélancolique, et, sur une page blanche, il traça les lignes suivantes:
«A bord de la Petite-Hermine, ce vingt-troisième
jour de mars mil cinq cent trente-six,»
«Combien je m'applaudis, affectionnée cousine, de cette résolution qui me fut inspirée par mon Ange gardien, de vous narrer nos faits et gestes en cette terre lointaine. Par là vous connaîtrez le fond de mon coeur, le verrez à nu, et saurez que le pauvre Étienne vous aime, ainsi que le méritez. Peut-être n'aurai-je jamais la félicité de vous remettre moi-même cet écrit, car j'ai été grièvement blessé, comme bientôt vous le dirai, et suis encore, à présent, atteint de maladie maligne; mais si le bon Dieu me refuse la grâce ineffable de revoir ma mie Constance, elle saura toutes les pensées et tous les actes de celui qui ne désire rien tant au monde que de devenir son heureux époux. Amen!
«Je vous mandais, en ma dernière missive, que mon oncle Cartier n'avait pas voulu, cette année, monter plus haut que Hochelaga. La saison était avancée, et le courant du fleuve si impétueux au point où nous avions amarré nos barques, qu'il eût été impossible de le refouler.
«Nonobstant sa décision d'aller plus loin, le capitaine-général dut ajourner l'accomplissement de ce projet à un moment plus favorable. C'est pourquoi il donna l'ordre de rallier incontinent le galion. Je vous avouerai, cousine, que lors j'eus une querelle avec un de nos passagers volontaires. Il m'insulta, sans raison; je le frappai, à grand tort. Le Seigneur tout-puissant m'en punit; car nous étant depuis battus en duel, à Stadacone, mon adversaire me bailla au travers du flanc un grand coup d'épée, dont ne suis pas encore tout à fait rétabli.
«Mais, fin de la digression! je reviens à notre voyage. Le lundi, 4 octobre, nous rentrâmes, en bonne santé, à bord de l'Émerillon; et, le 5, fîmes voile pour retourner à la province de Canada. Le 7, on fit halte et on planta une croix, sur le bord d'une rivière 51, qui coule du nord. Quatre jours après, le H, nous jetions l'ancre dans le port de Sainte-Croix, où les gens se montrèrent tout joyeux de notre arrivée, mais nous annoncèrent une lamentable nouvelle.
«Comme vous l'aurez apprise, sans nul doute, avant de lire ce récit, je ne prends, chère cousine, aucune précaution oratoire pour vous la répéter. Nos compagnons nous instruisirent donc de la disparition de ce tant bon et tant brave Jean Morbihan. Il y avait dix jours qu'il manquait à l'appel. On ne savait ce qui lui était advenu, non plus qu'à un des prisonniers, nommé Philippe, homme adroit, expert en toutes choses, de bel air, de grandes manières, courageux comme un lion, et qu'on prétendait être le chef de ces Tondeurs qui faisaient tant de mal dans Saint-Malo avant notre départ. J'ignore si le fait est vrai, mais le bruit courait parmi les mariniers que ce bandit n'était pas autre chose non plus que le fameux Georges de Maisonneuve, ce gentilhomme prodigue et libertin dont vous avez si souvent ouï parler. Ma foi, par moment, sous ses haillons, il avait bien la mine arrogante d'un haut seigneur! Après tout, ce sont rumeurs sans portée. Tous les hommes, les nôtres surtout, ont l'amour du merveilleux. Je suis sûr que le sire de Maisonneuve rirait très-fort, avec ses amis, s'il apprenait jamais cette histoire! Laissons-la pour ce qu'elle vaut et songeons plutôt au malheureux Jean Morbihan. Ah! je l'ai pleuré de toutes les larmes que vous verserez sur son sort, douce cousine. D'abord, on espéra le retrouver. Le capitaine fit faire des recherches minutieuses. Chacun s'y prêtait avec ardeur; car, qui ne le chérissait, ce brave père Jean! Mais tout a été inutile. Il n'a point reparu. On n'a pas découvert une seule trace de lui. Nous en sommes réduits à des conjectures. Peut-être a-t-il été enlevé par les sauvages? Peut-être est-il tombé dans le fleuve où il se sera noyé?
«Quoi qu'il en soit, sa perte a si vivement affligé mon oncle Jacques, qu'à travers toutes les afflictions dont il a plu à la Providence de l'accabler, il ne passe pas de journée sans regretter son vieux serviteur! Ah! votre pauvre père adoptif a été pitoyablement éprouvé, ma plus aimée! Mais, comme Job, il a courbé la tête sans murmurer, sans accuser la destinée. Notre capitaine est un homme d'une vertu antique. Il ressemble à ces héros de Plutarque, dont j'ai traduit la vie glorieuse. Lui, si doux, si compatissant aux maux des autres, il est ferme, comme le rocher de Saint-Michel, pour ceux qui le touchent. Rien ne paraît l'ébranler. Pourtant, ma cousine, vous savez comme moi que, si son esprit est un foyer brûlant d'intelligence, son coeur est un trésor de sensibilité. On ne peut s'empêcher de l'aimer et de l'admirer. Il souffre intérieurement, je le vois trop. Son âme est en proie à des angoisses affreuses; son corps a même pâti de privations grandes. Mais maître Jacques demeure impassible. Sur son front règne toujours une sérénité inaltérable. Deux fois seulement, j'ai cru surprendre en lui quelques signes d'émotion. C'est d'abord en embrassant, avec son oeil d'aigle, le pays que l'on aperçoit du haut de Mont-Royal, puis en recevant avis de la disparition de l'infortuné Morbihan.
«Pauvre bon père Jean, il avait déjà si activement poussé les travaux qu'un véritable retranchement était élevé pour protéger nos navires dans le havre de Sainte-Croix. Ce retranchement est en bois. Il se compose de gros pieux, enfoncés dans le lit de la rivière, tout à l'entour des vaisseaux. Sa forme est celle d'un ovale. La Grande-Hermine, la Petite-Hermine et l'Émerillon sont enfermés dans cette enceinte, crénelée, garnie de canons et de meurtrières. En avant le cours d'eau, large d'un trait d'arbalète, sert de fossé. De l'autre, on a creusé une espèce de douve, qu'on franchit par un pont-levis, pour se rendre à la terre ferme.
«Nous sommes donc, grâce à Jean, très-bien défendus contre les hostilités des sauvages. C'est heureux, car leurs intentions deviennent de moins en moins amicales. Mon oncle les soupçonne, avec raison, je crains, de conspirer contre nous, à l'instigation de ce Taignoagny, que nous avions, il vous en souvient, amené en France en revenant de notre premier voyage au Canada.
«Mais, apportons un peu de méthode dans cette narration, et consignons-y quelques dates.
«Le lendemain de notre arrivée à Sainte-Croix, Taignoagny et Domagaia nous firent visite avec plusieurs autres Canadians. Ils se confondirent en protestations d'amitié. M'est avis toutefois que c'était pour nous mieux leurrer. Sur leur invitation, le jour suivant, 13 octobre, notre capitaine leur rendit cette visite avec cinquante compagnons, à Stadacone, distant d'une petite lieue du fort. Stadacone est un petit village, non palissadé comme Hochelaga. Dans la maison de Donnacona, nous furent montrées les peaux de cinq têtes d'hommes, étendues sur du bois, comme peaux de tambour. Quelle horreur! Ces sauvages ne semblent cependant pas très-cruels. Ils nous contèrent qu'ils avaient pris ces hideux trophées à leurs ennemis, les Trudamans, peuples féroces avec lesquels ils sont en guerre.
«Les Canadians n'ont aucune créance de Dieu. Mais ils adorent le diable, sous la désignation de Cudragny. Toutefois, ils se feraient volontiers baptiser. Ils en ont prie le capitaine, qui leur a promis qu'à un autre voyage il leur apporterait des prêtres et du chrême. Donnacona s'est montré très-content de cette promesse.
«Vous ne serez peut-être pas fâchée de savoir comment ils vivent, ma cousine. Leur mode diffère totalement de la nôtre. Ils sont en communauté de biens et admettent la pluralité des femmes, comme les Musulmans. Ce qui est un crime épouvantable. Les filles se comportent avec une liberté indécente; pour elles, c'est honneur d'avoir quantité de galants 52.
Note 52: (retour)«Ils ont, dit la Relation de Jacques Cartier, une aultre coustume fort mauvaise de leurs filles, car depuis qu'elles sont d'aage d'aller à l'homme, elles sont toutes mises en une maison, habandonnées à tout le monde qui en veult jusques à ce qu'elles aient trouvé leur party. Et tout ce avons veu par expérience, car nous avons veu les maisons pleines des dictes filles, comme est une eschole de garsons en France. Et davantage le hazard selon leur mode tient lesdictes maisons où ils jouent tout ce qu'ilz ont, jusques à la de leur nature.»—Note de l'éditeur.
«Les hommes sont joueurs effrénés. Ils chassent, pêchent, font la guerre, mais ne travaillent point le sol.
Cette rude besogne est réservée aux femmes. Elles labourent les champs avec un petit bois de la grandeur d'une demi-épée, et qu'ils appellent osizy. Leur blé est gros comme pois, jaune d'or quand il est mûr, l'épi long de cinq à six pouces, la tige haute comme une lance. Ils consomment ces épis grillés au feu, ou battent les grains avec des pilons, les mettent en pâte, en font des tourteaux qu'ils cuisent sur des pierres chaudes. En général, ils mangent les aliments crus ou boucanés à la fumée de leurs feux.
«Les Canadians sont tout à fait malpropres, allant souvent nus l'été ou se couvrant à peine. Je puis vous assurer, ma charmante cousine, que leurs agruestes (ou dames) n'ont rien de séduisant, quoi qu'en aient maints gentilshommes de notre équipage, et quoiqu'elles se barbouillent la face de peintures et s'ornent d'esurgny, sorte de coquille dont ils font grand cas. Ces esurgny sont pour eux bijoux précieux et monnaie courante. Ils se les procurent ainsi: quand un homme a mérité la mort, ils le tuent, puis l'incisent, à grandes taillades, dans les parties charnues du corps, ils le jettent au fond de l'eau, au lieu où gisent lesdits esurgny. On l'y laisse dix ou douze heures. Ensuite, on le retire. Et, dans les incisions, se trouvent les coquilles en question, qu'ils taillent et façonnent à leur convenance 53. On leur accorde la propriété d'étancher le sang du nez. N'est-ce pas merveilleux, ma cousine? Il est chose qui l'est plus encore. C'est ce qu'a conté Donnacona à notre capitaine, de la terre de Saguenay, où sont les hommes blancs comme en France et accoutrés de drap de laine et où il y a infini or, rubis et autres richesses. Il dit encore, car il a beaucoup voyagé, avoir vu un pays dont les habitants ne mangent point, sans pour cela se mal porter; et même un pays de Picquemyans où les gens n'ont qu'une jambe, ce qui ne les empêche pas démarcher!
«Je n'en finirais pas si je voulais vous refaire tous les beaux récits que nous avons ouïs, tant à Stadacone qu'à Hochelaga. J'en réserve et des meilleurs, ma Constance, pour l'heure fortunée où, tout à notre aise, nous pourrons babiller ensemble.
«Je ne vous cèlerai pas alors la beauté du ciel durant l'été, la bonté du sol et les agréments de cette contrée si peu connue. Mais il me faudra aussi vous parler de ses incommodités, des épouvantables rigueurs du climat, du terrible fléau qui a décimé mes misérables compagnons.
«Ah! Constance, ma mie, quelle atroce froidure! Figurez-vous que, le 15 novembre, il gela tout d'un coup si fort, que nos navires furent, en une seule nuit, environnés de glace. Ce n'était que le début de l'hiver, las! Peu après, le fleuve entier fut pris, de Stadacone à Hochelaga. Au mois de janvier, les glaces avaient deux brasses de profondeur, et sur la terre la neige était haute de plus de quatre pieds. Nos breuvages étaient figés dans leurs futailles, et, malgré les grands feux que nous entretenions jour et nuit dans les navires, il y avait du haut en bas contre la muraille une couche de congélation épaisse de quatre doigts.
«Jugez, cousine, de nos souffrances! à nous qui n'avions pas pris, en partant de Saint-Malo, nos précautions contre semblable température! Cela dura jusqu'au 22 février. Ce ne fut pas tout encore. Dieu nous voulait éprouver. Sa main s'appesantit lourdement sur l'expédition.
«En décembre, la mortalité s'était mise au peuple de Stadacone. Une maladie hideuse le ravageait. Les jambes s'enflaient, les nerfs se retiraient, la peau noircissait comme charbon, on suintait le sang. Après quoi, cette exécrable affection gagnait les hanches, les épaules, les bras, le col, le visage. L'haleine devenait infecte, les gencives se pourrissaient, les dents déchaussées tombaient, et la mort enfin délivrait le patient de supplices comparables à ceux de l'enfer.
«En cette occurrence, notre capitaine fit inhibition aux sauvages de venir à notre fort et aux mariniers de communiquer avec eux. Ce fut en vain. L'effroyable contagion s'introduisit dans les équipages, et, à la mi-février, de cent dix hommes que nous étions, il y en avait déjà huit de morts, cinquante en qui on n'espérait plus de vie et pas trois de sains a bord. Moi-même, chère cousine, j'étais légèrement atteint. Mais, par bonheur, le digne Jacques Cartier fut épargné par cette peste maudite.
«Ah! quel dévouement, quel courage, quelle patience il déploya depuis! Son admirable caractère apparut dans toute sa beauté. Ma chère Constance, cet homme n'a pas son égal.
«En ces moments critiques, et alors que, dans l'un des navires, il n'y a créature humaine qui puisse descendre sous le tillac pour tirer a boire 54, alors aussi que les Canadians paraissent vouloir profiter de notre faiblesse pour nous massacrer, le capitaine-général remplit tour à tour et tout à la fois les fonctions de médecin, sentinelle, garde-malade, aumônier, cuisinier et approvisionneur. Toujours debout, toujours sur le qui-vive, il est infatigable. Les mourants le bénissent en rendant leur âme à Dieu; les vivants lui vouent une gratitude éternelle. Ce n'est plus un chef, c'est un père, mais un père qui a la tendresse d'une mère, les prévenances d'une soeur, et sans se départir de la vigilance d'un guerrier. Croiriez-vous que, pour tromper les sauvages sur notre déplorable situation, il fait sortir les hommes valides de la batterie quand il aperçoit les Canadians rôdant autour du fort. Puis, il a l'air de les châtier ou de les occuper A de rudes travaux, comme, calfatage, radoub ou telles pénibles besognes. Et les autres dupes, de s'imaginer que nous sommes tous en joie et santé. N'étaient ces précautions, ma Constance adorée, depuis deux mois, c'en serait fait de nous.
«Oh! oui, je le répète, maître Jacques Cartier n'est pas un être ordinaire. Les anciens l'auraient honoré comme un Dieu. Avec cela, si simple, si modeste, si pieux! Tous les dimanches, il dit l'office de la messe. Dès le commencement de l'épidémie, il se fit pèlerin à Notre-Dame de Roquemado en Quercy, promettant y aller, si le Seigneur lui donnait grâce de retourner en France.
«Je ne mentionne pas ses soins affectueux pour moi, après que je fus blessé en ce duel avec Jean Poullet, et après que je fus pris par la maladie dont à peine je relève...»
A ce moment, Charles Guyot, serviteur de Jacques Cartier, entra brusquement dans la cabine:
—Où est le capitaine? demanda-t-il.
—Je ne l'ai pas vu ce matin, répondit Étienne.
—Le gourmette Lucas est à l'extrémité. Il désire lui parler.
—Pauvre enfant! mourir si jeune! Il n'a pas encore quinze ans.
—Ah! dit Charles, j'entends marcher sur le pont.
C'est mon maître, je reconnais son pas.
Cartier arrivait effectivement. Il tenait à la main des rameaux d'épinette.
—Réjouis-toi, Étienne, dit-il, je viens de rencontrer Domagaia. Il était naguère affecté de cette affreuse maladie qui nous désole. Aujourd'hui je le trouve sur pieds. Je m'enquiers comment il s'est guéri, feignant que Charles Guyot était aussi atteint de la contagion, mais me gardant bien de déclarer que nos compagnons en périssaient. Il me répond que c'est avec le jus et le marc des feuilles dont voici les branches. Il faut les faire bouillir, boire un gobelet de la décoction et appliquer le résidu en manière de cataplasme tous les deux jours. Veux-tu, Étienne, que nous commencions l'épreuve par toi, car nos gens se défient des sauvages. Ils craignent le poison. Je suis assuré cependant que ce végétal n'a point de propriétés offensives...
—Oh! mon oncle, je ferai tout ce que vous désirerez! dit Étienne. Mais Lucas vous appelle...
—Oui, maître, ajouta Charles Guyot. Le gourmette est à l'article de la mort. Il veut se confesser à vous.
—Encore ce malheureux enfant! Seigneur, je vous en conjure, mettez un terme à votre courroux, ou qu'il tombe de tout son poids sur moi! s'écria Cartier.
Et, posant ses branchages sur la table, il passa de la Petite sur la Grande-Hermine.
Dans le faux-pont, le spectacle était lugubre. Des hommes hâves, décharnés, des spectres plutôt, étaient assis languissamment autour du poêle ou couchés sur les branles. Leur visage n'avait plus rien d'humain. Quelques-uns poussaient des cris sourds, déchirants.
Pâle, les traits altérés, les membres amaigris, la démarche mal assurée, Cartier lui-même semblait une ombre, au milieu de ces fantômes.
A son arrivée les gémissements cessèrent.
—Mes amis, dit-il, je crois avoir découvert une médecine contre vos souffrances. C'est Domagaia qui m'en a donné le secret. Bientôt, je l'espère, nous remercierons le ciel d'être venu à notre secours.
Les mariniers secouèrent désespérément la tête, tandis que Cartier s'approchait du branle où Lucas se tordait en convulsions.
Frappé, lui aussi, du scorbut, le pauvre gourmette, enfant abandonné, recueilli par la charité de Cartier et qui avait trahi son bienfaiteur, sentait, avant d'expirer, le pressant besoin d'avouer son crime.
La confession fut courte, car déjà commençait l'agonie de Lucas. Mais, sans doute, elle remua profondément les entrailles de maître Jacques.
Ceux qui l'observaient l'entendirent prononcer ces mots: «Malheureux, je te pardonne;» et ils le virent porter, plus d'une fois, la main à son front ou essuyer des larmes à ses paupières.
La nature reprenait-elle enfin ses droits sur la fermeté ordinaire du capitaine-général? Il luttait évidemment contre de puissantes impressions. Mais, dans cette lutte, le respect de son devoir l'emporta comme toujours.
—A genoux, mes amis, dit-il. A genoux! Je vais réciter la prière pour les moribonds.
Ceux des assistants qui étaient levés se prosternèrent. Les autres joignirent les mains, en se tournant vers le lit du mourant.
Et Jacques Cartier, d'une voix pénétrante:
«Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père tout-puissant qui vous a créée; au nom de Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, qui a souffert pour vous; au nom du Saint-Esprit, qui vous a été donné; au nom des Anges et des Archanges; au nom des Trônes et des Dominations; au nom des Principautés et des Puissances; au nom des Chérubins et des Séraphins; au nom des Patriarches et des Prophètes; au nom des saints Apôtres et des Évangélistes; au nom des saints Moines et solitaires; au nom des saintes Vierges et de tous les Saints et Saintes de Dieu. Qu'aujourd'hui votre séjour soit dans la paix, et votre demeure dans la Sainte Sion. Par Jésus-Christ, Notre Seigneur. Ainsi soit-il.»
—Ainsi soit-il! répétèrent, en sanglotant, les mariniers.
Secrètement, dans la nuit suivante, le corps de Lucas fut enterré, lui vingt-cinquième, sous la neige, le reste de ses compagnons étant trop faible pour fouiller la terre gelée.
CHAPITRE XVII.
RETOUR A SAINT-MALO.
En faisant, dans ses Mémoires, l'éloge de Cartier, Étienne, second fils de Jacques Noël, n'avait point exagéré les admirables qualités du héros. C'était bien l'homme juste impavidus, au coeur bardé du triple airain, dont parle le poète.
Cartier était aussi grand par le coeur que par l'esprit: il appartient à cette race de génies trop rares auxquels l'humanité érige des monuments, témoignages de sa gratitude. Et pourtant, oh! je le répète ici, avec un vif sentiment de douleur, dans cette France si noble, si généreuse, qui a eu la gloire de lui donner le jour, Jacques Cartier attend encore sa statue!
Mais nous ne connaissons donc pas ses voyages! mais nous n'en avons donc pas lu les Relations! mais nous ne savons donc pas perpétuer la mémoire de nos ancêtres! Nouvelle Athènes, la France restera-t-elle éternellement ingrate envers l'un des meilleurs, l'un des plus dignes de ses enfants! Le coeur saigne, à cette pensée.
Quand je vois Cartier hardi tout autant que Colomb, son égal en habileté, son supérieur en persévérance; quand je le vois ce magnifique caractère lutter contre l'ignorance ou le mauvais vouloir de ses compatriotes, résister aux sollicitations de ses affections intimes, opposer une poitrine de fer aux infatigables coups de la fatalité; ne se laisser abattre ni par les violences inusitées d'une température ordinairement excessive, ni par le déchaînement d'une maladie épouvantable, ni par les menaces, chaque jour plus terribles, des tribus sauvages qui l'entourent, ni enfin par la mort qui frappe, frappe encore, frappe toujours autour de lui; quand je vois tout cela, je ne crains pas de me demander qui fut le plus méritant du pilote malouin ou du navigateur génois.
Capricieuse déesse que la fortune! L'univers sait l'histoire de Colomb; combien y a-t-il de gens, dans sa propre patrie, qui soupçonnent celle de Jacques Cartier? Qui oserait dire, cependant, que les explorations de celui-ci sont moins estimables que les découvertes de celui-là? Qui s'aviserait de prétendre que les Canadas et les États-Unis d'Amérique ne valent pas aujourd'hui pour le mouvement civilisateur, comme pour la richesse de toute nature, le Mexique, le Brésil, le Chili ou le Pérou?
Ah! si les Français possédaient la vingtième partie de l'esprit vantard, pompeux jusqu'au ridicule des Espagnols et des Portugais, il ne serait pas besoin de venir, trois cents ans après la mort de Cartier, réclamer pour notre honneur, plus encore que pour le sien, une place au soleil de la renommée!
Il fut, sans doute, remarquable par l'habile direction de son expédition jusqu'à Hochelaga. Mais il le fut, à mon sens, bien autrement par sa conduite, durant les quatre mois qu'il passa au milieu de la peste, sur des navires mal approvisionnés, environnés de peuplades hostiles et sous un froid souvent de plus de 30 degrés!
La glace avait six pieds d'épaisseur, la neige quatre et davantage. Le Saint-Laurent était gelé. Le pont s'étendait de la pointe de Stadacone jusqu'à Hochelaga soixante lieues de longueur sur une de large en plusieurs endroits.
La débâcle eut lieu le 22 février, devant Stadacone; beaucoup plus tard devant Montréal. Mais ce fut le 5 avril 55 seulement qu'elle se fit dans la rivière de Sainte-Croix et que les navires se délivrèrent enfin de leurs lourdes entraves de cristal.
Le scorbut avait cessé de répandre la mort dans les équipages. Grâce aux infusions et aux cataplasmes d'épinette blanche, nos mariniers se rétablissaient rapidement. D'abord, ils avaient fait des difficultés pour user du remède. Mais l'exemple d'Étienne Noël, sa cure miraculeuse déterminèrent les plus récalcitrants. «Après avoir vu et connu, il y eut, dit Cartier, telle presse sur ladite médecine qu'on se voulait tuer à qui le premier en aurait. De sorte qu'un arbre aussi gros et aussi grand que chêne qui soit en France, a été employé en six jours, lequel a fait telle opération que, si tous les médecins de Louvain et de Montpellier y eussent été avec toutes les drogues d'Alexandrie, ils n'en eussent pas tant fait en un an que ledit arbre en a fait en six jours.»
Mais si la santé était revenue, l'inquiétude régnait toujours au havre de Sainte-Croix. De la part des sauvages on redoutait une attaque. Ils n'apportaient plus comme autrefois des provisions aux équipages. Quand par hasard ils le faisaient, c'était de mauvaise grâce et ils vendaient fort cher leurs denrées.
Donnacona, Taignoagny et d'autres étaient partis, sous couleur d'aller chasser. Mais il était à craindre que ce ne fût dans le but de réunir et de ramener des alliés pour assiéger le fort. Taignoagny ne voulait pas retourner en Europe. Fier des notions qu'il y avait apprises, parce qu'elles lui donnaient un certain empire sur les gens de sa race, il désirait secrètement perdre les Français, dont la supériorité portait ombrage à ses vues ambitieuses. Il se disait que, ceux-ci morts, la route du grand fleuve serait perdue pour les autres. Philippe n'avait pas peu contribué à le pousser dans cette fausse voie; et, quoique Philippe eût disparu depuis leur entrevue au sommet de la chute, le sauvage y persévérait résolument. Donnacona, homme faible, versatile, se laissait guider par l'artificieux Taignoagny, qui ne cherchait cependant qu'à lui ravir le pouvoir.
Tout en allant «prendre des cerfs et daims,» vers la fin de février, ils firent alliance avec divers chefs des tribus voisines et, deux mois après, ils rentrèrent à Stadacone, suivis d'une foule de guerriers.
Heureusement Jacques Cartier était sur ses gardes. Il avait augmenté les défenses du fort et doublé les postes. En même temps, il pressait l'appareillage de ses navires, bien décidé à retourner eu France, avec la Grande-Hermine et l'Émerillon, aussitôt que tout serait prêt. La Petite-Hermine étant en mauvais état et le nombre des aventuriers ayant diminué, on avait résolu de la démolir et d'en abandonner les pièces inutiles dans le havre de Sainte-Croix.
Le 21 avril, Domagaia se montra sur le bord de la rivière, accompagné de plusieurs jeunes gens, «beaux et puissants.» On l'invita à venir à bord. Il refusa. Ce refus, la présence de ces hommes inconnus réveillèrent toutes les défiances de Jacques Cartier. Aussi, quoique Domagaia lui annonçât que Donnacona était de retour et qu'il lui apporterait de la venaison le lendemain, Cartier envoya-t-il Charles Guyot à terre. C'était, de tous les Visages-Pâles, celui que les Peaux-Rouges aimaient le mieux. Guyot avait ordre d'aller à Stadacone pour observer ce qui s'y passait. Il exécuta avec adresse sa mission et marcha tout droit à la demeure de Donnacona. Mais celui-ci, prévenu de son arrivée, fit le malade et se coucha.
Pourquoi mon frère ne rend-il pas sa visite au grand chef des blancs? lui dit Guyot qui avait appris la langue du pays. Mon frère est-il indisposé contre le capitaine Cartier, qui l'attend pour boire avec lui la liqueur rouge et faire chaudière?
—Non, dit Donnacona; le chef des blancs est un grand agouhanna. Mon coeur l'aime; mais mon corps souffre. Donnacona ne peut aller le voir aujourd'hui, il y ira demain.
—Voici, reprit Charles, une hache que le chef blanc envoie à son frère le chef rouge.
—Tu lui diras que je ferai mes présents au prochain soleil, repartit Donnacona.
Guyot sortit ensuite et se transporta à la cabane de Taignoagny. Cette hutte, comme les autres du village, était si pleine d'étrangers qu'on n'y pouvait remuer.
Charles engagea Taignoagny à le suivre à bord. L'interprète fit la sourde oreille. Mais il dit au serviteur de Cartier que, «si le Capitaine consentait à prendre avec lui un seigneur du pays, nommé Agonna, qui lui avait fait déplaisir, et l'emmener en France, il ferait tout ce que voudrait ledit capitaine.»
Taignoagny se garda bien d'expliquer le motif de sa haine contre Agonna. Il lui en voulait parce que ce chef était un des favoris de Donnacona, et qu'il devait, suivant toutes probabilités, lui succéder dans la direction des affaires de Stadacone. Taignoagny était trop lâche pour se débarrasser ouvertement d'Agonna. Mais il eût été ravi que Cartier lui rendît de façon ou d'autre ce service. On verra bientôt que les détestables machinations de l'interprète tournèrent contre leur auteur.
Guyot essaya de pénétrer dans d'autres maisons. Taignoagny s'y opposa. Évidemment il se tramait quelque perfidie.
Jacques Cartier connaissait-il la Relation des faits et gestes de Fernand Cortez? On peut le supposer. Toujours est-il que le capitaine français adopta, pour se mettre en garde contre les indigènes de la Nouvelle-France, le moyen qu'avait employé le capitaine espagnol contre les naturels du Mexique. Cartier décida de s'emparer de Donnacona, Taignoagny et des principaux Canadiens. Le projet n'était pas d'exécution facile. A la force on ne pouvait songer. Il fallut ruser. Les sauvages étaient très-soupçonneux. Peut-être flairaient-ils le piège. On leur réitéra pendant plusieurs jours les invitations à faire chaudière, c'est-à-dire à banqueter. On les combla de cadeaux. Le fond de la Petite-Hermine leur fut même donné pour qu'ils en utilisassent les clous. Rien n'y faisait. Ils s'obstinaient à fuir le fort. Enfin l'habileté de Cartier l'emporta.
Taignoagny lui avait renouvelé de vive voix sa proposition, d'embarquer avec lui l'individu qui l'avait offensé, le capitaine répondit adroitement que le roi avait défendu d'à amener en France hommes ni femmes du Canada, mais bien deux ou trois petits enfants pour apprendre le langage.»
Rassuré par ces paroles, Taignoagny promit de venir le jour suivant avec Donnacona fêter la Sainte-Croix à bord des navires.
Cartier fit de grands préparatifs pour cette solennité, qui tombait le 3 mai. Ses gens et lui endossèrent leurs plus riches vêtements. On pavoisa les vaisseaux, radoubés, repeints, remâtés, tout prêts à mettre à la voile.
Quoiqu'il fît froid encore, que les bords du fleuve et de la rivière fussent chargés de glaces pourries et de bancs de neige fondante, le temps était beau. Au ciel, gris-pommelé, les petits nuages blancs couraient comme des flocons de laine chassés par la brise. Déjà les bourgeons rougissaient à l'extrémité des branches; les oiseaux revenaient chanter leurs amours et la nature ouvrait son sein aux fécondes exhalaisons du printemps.
Après la messe dite, suivant l'habitude, par le capitaine-général, les équipages furent passés en revue. Puis Cartier pour prendre, avant son départ, définitivement possession du pays qu'il avait découvert, fit dresser, près du port, «une belle croix, haute d'environ trente pieds, sous le croisillon de laquelle on voyait un écusson en bosse, des armes de France, avec cette inscription en «lettres antiques»:
FRANCISCUS PRIMUS DEI GRATIA FRANCORUM REX REGNAT.
Une salve de vingt coups de canon couronna la cérémonie 56.
Note 56: (retour)Cette prise en possession peut bien passer pour légèrement arbitraire; mais, au moins, elle a le mérite d'une certaine simplicité. Les Espagnols y mettaient bien plus de cérémonie et d'ostentation. Ils se faisaient accompagner de deux notaires qui rédigeaient très-sérieusement un acte de propriété des terres découvertes. Dans ma Notice sur Sagard, j'ai déjà donné, d'après W. Irving, une de ces étonnantes formules. En voici une autre qui peut servir de pendant à la première.
Vasco Nunez, venant de découvrir l'océan Pacifique, s'avance, bannière de la Vierge en tête, entre dans la mer jusqu'aux genoux, tire son épée, jette son bouclier sur son épaule et s'écrie:
«Vivent les hauts et puissants monarques don Ferdinand et dona Juanna, souverains de Castille, de Léon et d'Aragon, au nom desquels et pour la couronne royale de Castille, je prends réelle et corporelle et actuelle possession de ces mers, et terres, et côtes, et ports et îles du Sud, et de tout ce qui y est annexé, et des royaumes et provinces qui leur appartiennent et peuvent leur appartenir, en quelque manière ou par quelque droit ou titre, ancien ou moderne, dans les temps passés, présents ou à venir, sans aucune contradiction; et si autre prince chrétien, ou infidèle, ou aucune loi, acte ou condition quelconque prétend à aucun droit sur ces terres et mers, je suis prêt et disposé à les maintenir et à les défendre au nom des souverains castillans, présents et futurs, qui ont l'empire de la domination sur ces Indes, îles et terre ferme, nord et sud, avec toutes leurs mers, au pôle arctique comme au pôle antarctique, sur chaque côté de la ligne équinoxiale, soit au dedans, soit au dehors des tropiques du Cancer et du Capricorne, maintenant et dans tous les temps, aussi longtemps que durera le monde et jusqu'au jour final du jugement de tout le genre humain.»
Les Canadians s'étaient assemblés, en grand nombre pour y assister. Mais ils se tenaient craintivement sur le bord de la rivière. Cartier pria Donnacona d'entrer dans le fort pour y boire et manger avec lui. Taignoagny en dissuada l'agouhanna. Il était deux heures environ. Cartier sortit du parc, vint trouver Donnacona et le pressa d'accepter son offre. Le chef sauvage hésitait. La scène menaçait de traîner en longueur. Jacques Cartier comprit que, s'il laissait échapper cette occasion de mettre la main sur Donnacona, elle ne se représenterait plus. Il prit un parti décisif. Ses gens étaient bien armés, la revue ayant été le prétexte de cet armement. Il ût un signe convenu. Aussitôt les mariniers entourèrent Donnacona, Taignoagny, Domagaia, deux autres «seigneurs» et les arrêtèrent.
La foule s'enfuit épouvantée en poussant des hurlements affreux «les ungs le travers la rivière, les aultres parmy le boys, serchant chacun son avantage.»
Les prisonniers furent enfermés à bord et on accéléra l'appareillage.
Pendant toute la nuit, les sauvages rôdèrent autour du fort, en emplissant l'air de cris affreux.
Le lendemain, appréhendant que l'irritation ne les poussât à quelque résolution désespérée, Cartier ordonna à Donnacona de les rassurer sur son sort. On avait imposé un discours à l'agouhanna. En conséquence, il annonça à ses gens qu'il restait de plein gré sur les vaisseaux où il faisait bonne chère, qu'il partait pour parler au roi de France, lui conter ce qu'il avait vu au Saguenay et qu'il reviendrait à Stadacone dans dix ou douze lunes.
Cette harangue changea les dispositions des Canadians. Avec la mobilité si particulière à leur race, ils passèrent subitement de la douleur à la joie la plus bruyante.
Un de leurs canouys d'écorce se détacha de la rive, monté par les principaux de la nation, et apporta à Donnacona vingt-quatre colliers d'ésurgny. Jacques Cartier lui donna quelques colifichets que celui-ci envoya à ses femmes et à ses enfants.
Le jour suivant il se fit encore un grand concours de peuple sur le rivage de Sainte-Croix. Jacques Cartier n'était pas sans anxiété. Mais bientôt il vit apparaître quatre des femmes de l'agouhanna dans leur costume d'apparat. Elles montèrent dans un canot qui fut chargé de provisions et dirigé vers la Grande-Hermine.
Le capitaine les reçut de son mieux à bord. Donnacona leur répéta qu'il s'éloignait volontairement et serait de retour dans douze lunes au plus. On embarqua les vivres qu'elles avaient amenés. Les sauvagesses échangèrent avec Cartier quelques menus présents et prirent congé de leur seigneur et maître.
Le 6 mai, au matin, les deux navires sortirent, au bruit du canon, de la rivière Sainte-Croix et ils s'élancèrent vers leur patrie où,—après avoir opéré diverses reconnaissances nouvelles dans le golfe Saint-Laurent et suivi cette fois la route entre Terreneuve et le cap Breton,—ils arrivèrent, le 6 juillet de cette mémorable année 1836.
En abordant à Saint-Malo, Jacques Cartier et Étienne Noël aperçurent dame Catherine et la vieille Manon, s'appuyant l'une au bras de l'autre, et entourées d'une multitude compacte qui se foulait tumultueusement sur la grève pour saluer les hardis navigateurs.
—Où est Constance? demandèrent les yeux des deux hommes, avant que leurs lèvres eussent prononcé une parole.
Baissant la tête, dame Catherine se prit à pleurer.