Jacques le fataliste et son maître
[24] Avellaneda (Alonzo-Fernandez d') fit imprimer en 1614, à Tarragone, une suite de Don Quichotte. Cet ouvrage, peu estimé, a cependant été traduit en 1704 par Le Sage, sous le titre de Nouvelles Aventures de Don Quichotte. (Br.)
[25] Forti-Guerra ou Forte-Guerri, né à Pistoie en 1674, mort le 17 février 1735, fit en très-peu de temps son poëme de Ricciardetto (Richardet), dont il composa en un seul jour le premier chant, voulant prouver par là combien il était facile de réussir dans le genre de l'Arioste. Le Richardet fut imprimé en 1738, trois ans après la mort de l'auteur; il a été traduit ou plutôt imité en vers français par Dumourier, 1766, et par Mancini-Nivernois, Paris, 1796. (Br.)
Vous allez prendre l'histoire du capitaine de Jacques pour un conte, et vous aurez tort. Je vous proteste que telle qu'il l'a racontée à son maître; tel fut le récit que j'en avais entendu faire aux Invalides, je ne sais en quelle année, le jour de Saint-Louis, à table chez un monsieur de Saint-Étienne, major de l'hôtel; et l'historien qui parlait en présence de plusieurs autres officiers de la maison, qui avaient connaissance du fait, était un personnage grave qui n'avait point du tout l'air d'un badin. Je vous le répète donc pour ce moment et pour la suite: soyez circonspect si vous ne voulez pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son maître le vrai pour le faux, le faux pour le vrai. Vous voilà bien averti, et je m'en lave les mains.—Voilà, me direz-vous, deux hommes bien extraordinaires!—Et c'est là ce qui vous met en défiance? Premièrement, la nature est si variée, surtout dans les instincts et les caractères, qu'il n'y a rien de si bizarre dans l'imagination d'un poëte dont l'expérience et l'observation ne vous offrissent le modèle dans la nature. Moi, qui vous parle, j'ai rencontré le pendant du Médecin malgré lui, que j'avais regardé jusque-là comme la plus folle et la plus gaie des fictions.—Quoi! le pendant du mari à qui sa femme dit: J'ai trois enfants sur les bras; et qui lui répond: Mets-les à terre... Ils me demandent du pain: donne-leur le fouet!—Précisément. Voici son entretien avec ma femme.
«Vous voilà, monsieur Gousse?
—Non, madame, je ne suis pas un autre.
—D'où venez-vous?
—D'où j'étais allé.
—Qu'avez-vous fait là?
—J'ai raccommodé un moulin qui allait mal.
—À qui appartenait ce moulin?
—Je n'en sais rien; je n'étais pas allé pour raccommoder le meunier.
—Vous êtes fort bien vêtu contre votre usage; pourquoi sous cet habit, qui est très-propre, une chemise sale?
—C'est que je n'en ai qu'une.
—Et pourquoi n'en avez-vous qu'une?
—C'est que je n'ai qu'un corps à la fois.
—Mon mari n'y est pas, mais cela ne vous empêchera pas de dîner ici.
—Non, puisque je ne lui ai confié ni mon estomac ni mon appétit.
—Comment se porte votre femme?
—Comme il lui plaît; c'est son affaire.
—Et vos enfants?
—À merveille!
—Et celui qui a de si beaux yeux, un si bel embonpoint, une si belle peau?
—Beaucoup mieux que les autres; il est mort.
—Leur apprenez-vous quelque chose?
—Non, madame.
—Quoi! ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme?
—Ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme.
—Et pourquoi cela?
—C'est qu'on ne m'a rien appris, et que je n'en suis pas plus ignorant. S'ils ont de l'esprit, ils feront comme moi; s'ils sont sots, ce que je leur apprendrais ne les rendrait que plus sots...»
Si vous rencontrez jamais cet original, il n'est pas nécessaire de le connaître pour l'aborder. Entraînez-le dans un cabaret, dites-lui votre affaire, proposez-lui de vous suivre à vingt lieues, il vous suivra; après l'avoir employé, renvoyez-le sans un sou; il s'en retournera satisfait.
Avez-vous entendu parler d'un certain Prémontval[26] qui donnait à Paris des leçons publiques de mathématiques? C'était son ami... Mais Jacques et son maître se sont peut-être rejoints: voulez-vous que nous allions à eux, ou rester avec moi?... Gousse et Prémontval tenaient ensemble l'école. Parmi les élèves qui s'y rendaient en foule, il y avait une jeune fille appelée Mlle Pigeon[27], la fille de cet habile artiste qui a construit ces deux beaux planisphères qu'on a transportés du Jardin du Roi dans les salles de l'Académie des Sciences. Mlle Pigeon allait là tous les matins avec son portefeuille sous le bras et son étui de mathématiques dans son manchon. Un des professeurs, Prémontval, devint amoureux de son écolière, et tout à travers les propositions sur les solides inscrits à la sphère, il y eut un enfant de fait. Le père Pigeon n'était pas homme à entendre patiemment la vérité de ce corollaire. La situation des amants devient embarrassante, ils en confèrent; mais n'ayant rien, mais rien du tout, quel pouvait être le résultat de leurs délibérations? Ils appellent à leur secours l'ami Gousse. Celui-ci, sans mot dire, vend tout ce qu'il possède, linge, habits, machines, meubles, livres; fait une somme, jette les deux amoureux dans une chaise de poste, les accompagne à franc étrier jusqu'aux Alpes; là, il vide sa bourse du peu d'argent qui lui restait, le leur donne, les embrasse, leur souhaite un bon voyage, et s'en revient à pied demandant l'aumône jusqu'à Lyon, où il gagna, à peindre les parois d'un cloître de moines, de quoi revenir à Paris sans mendier.—Cela est très-beau.—Assurément! et d'après cette action héroïque vous croyez à Gousse un grand fonds de morale? Eh bien! détrompez-vous, il n'en avait pas plus qu'il n'y en a dans la tête d'un brochet.—Cela est impossible.—Cela est. Je l'avais occupé. Je lui donne un mandat de quatre-vingts livres sur mes commettants; la somme était écrite en chiffres; que fait-il? Il ajoute un zéro, et se fait payer huit cents livres.—Ah! l'horreur!—Il n'est pas plus malhonnête quand il me vole, qu'honnête quand il se dépouille pour un ami; c'est un original sans principes. Ces quatre-vingts francs ne lui suffisaient pas, avec un trait de plume il s'en procurait huit cents dont il avait besoin. Et les livres précieux dont il me fait présent?—Qu'est-ce que ces livres?...—Mais Jacques et son maître? Mais les amours de Jacques? Ah! lecteur, la patience avec laquelle vous m'écoutez me prouve le peu d'intérêt que vous prenez à mes deux personnages, et je suis tenté de les laisser où ils sont... J'avais besoin d'un livre précieux, il me l'apporte; quelque temps après j'ai besoin d'un autre livre précieux, il me l'apporte encore; je veux les payer, il en refuse le prix. J'ai besoin d'un troisième livre précieux. «Pour celui-ci, dit-il, vous ne l'aurez pas, vous avez parlé trop tard; mon docteur de Sorbonne est mort.
[26] Prémontval (Pierre Le Guay de), fils d'un vieux commissaire de quartier de Paris, naquit à Charenton en 1716. Il enseignait les mathématiques vers 1740. Après qu'il eut enlevé Mlle Pigeon, il passa en Suisse, puis à Berlin, y vécut pauvrement, quoique membre de l'Académie, et y mourut en 1764. À Paris, il faisait des conférences. Il est assez gai de voir Crébillon fils, comme censeur, donner son approbation au Discours sur l'utilité des mathématiques ou à celui sur la Nature du nombre.
[27] Pigeon (Marie-Anne-Victoire), femme de Prémontval, née à Paris en 1724, mourut à Berlin en 1767, peu de temps après son mari. Elle était lectrice de la princesse Henri de Prusse. Elle a publié en 1750: Mémoires sur la vie de Jean Pigeon ou le Mécaniste philosophe, ouvrage obscur sur les idées de son père.
—Et qu'a de commun la mort de votre docteur de Sorbonne avec le livre que je désire? Est-ce que vous avez pris les deux autres dans sa bibliothèque?
—Assurément!
—Sans son aveu?
—Eh! qu'en avais-je besoin pour exercer une justice distributive? Je n'ai fait que déplacer ces livres pour le mieux, en les transférant d'un endroit où ils étaient inutiles, dans un autre où l'on en ferait un bon usage...» Et prononcez après cela sur l'allure des hommes! Mais c'est l'histoire de Gousse avec sa femme qui est excellente... Je vous entends; vous en avez assez, et votre avis serait que nous allassions rejoindre nos deux voyageurs. Lecteur, vous me traitez comme un automate, cela n'est pas poli; dites les amours de Jacques, ne dites pas les amours de Jacques;... je veux que vous me parliez de l'histoire de Gousse; j'en ai assez... Il faut sans doute que j'aille quelquefois à votre fantaisie; mais il faut que j'aille quelquefois à la mienne, sans compter que tout auditeur qui me permet de commencer un récit s'engage d'en entendre la fin.
Je vous ai dit premièrement; or, dire un premièrement, c'est annoncer au moins un secondement. Secondement donc... Écoutez-moi, ne m'écoutez pas, je parlerai tout seul... Le capitaine de Jacques et son camarade pouvaient être tourmentés d'une jalousie violente et secrète: c'est un sentiment que l'amitié n'éteint pas toujours. Rien de si difficile à pardonner que le mérite. N'appréhendaient-ils pas un passe-droit, qui les aurait également offensés tous deux? Sans s'en douter, ils cherchaient d'avance à se délivrer d'un concurrent dangereux, ils se tâtaient pour l'occasion à venir. Mais comment avoir cette idée de celui qui cède si généreusement son commandement de place à son ami indigent? Il le cède, il est vrai; mais s'il en eût été privé, peut-être l'eût-il revendiqué à la pointe de l'épée. Un passe-droit entre les militaires, s'il n'honore pas celui qui en profite, déshonore son rival. Mais laissons tout cela, et disons que c'était leur coin de folie. Est-ce que chacun n'a pas le sien? Celui de nos deux officiers fut pendant plusieurs siècles celui de toute l'Europe; on l'appelait l'esprit de chevalerie. Toute cette multitude brillante, armée de pied en cap, décorée de diverses livrées d'amour, caracolant sur des palefrois, la lance au poing, la visière haute ou baissée, se regardant fièrement, se mesurant de l'œil, se menaçant, se renversant sur la poussière, jonchant l'espace d'un vaste tournoi des éclats d'armes brisées, n'étaient que des amis jaloux du mérite en vogue. Ces amis, au moment où ils tenaient leurs lances en arrêt, chacun à l'extrémité de la carrière, et qu'ils avaient pressé de l'aiguillon les flancs de leurs coursiers, devenaient les plus terribles ennemis; ils fondaient les uns sur les autres avec la même fureur qu'ils auraient portée sur un champ de bataille. Eh bien! nos deux officiers n'étaient que deux paladins, nés de nos jours, avec les mœurs des anciens. Chaque vertu et chaque vice se montre et passe de mode. La force du corps eut son temps, l'adresse aux exercices eut le sien. La bravoure est tantôt plus, tantôt moins considérée; plus elle est commune, moins on en est vain, moins on en fait l'éloge. Suivez les inclinations des hommes, et vous en remarquerez qui semblent être venus au monde trop tard: ils sont d'un autre siècle. Et qu'est-ce qui empêcherait de croire que nos deux militaires avaient été engagés dans ces combats journaliers et périlleux par le seul désir de trouver le côté faible de son rival et d'obtenir la supériorité sur lui? Les duels se répètent dans la société sous toutes sortes de formes, entre des prêtres, entre des magistrats, entre des littérateurs, entre des philosophes; chaque état a sa lance et ses chevaliers, et nos assemblées les plus respectables, les plus amusantes, ne sont que de petits tournois où quelquefois on porte des livrées de l'amour dans le fond de son cœur, sinon sur l'épaule. Plus il y a d'assistants, plus la joute est vive; la présence de femmes y pousse la chaleur et l'opiniâtreté à toute outrance, et la honte d'avoir succombé devant elles ne s'oublie guère.
Et Jacques?... Jacques avait franchi les portes de la ville, traversé les rues aux acclamations des enfants, et atteint l'extrémité du faubourg opposé, où son cheval s'élançant dans une petite porte basse, il y eut entre le linteau de cette porte et la tête de Jacques un choc terrible dans lequel il fallait que le linteau fût déplacé ou Jacques renversé en arrière; ce fut, comme on pense bien, le dernier qui arriva. Jacques tomba, la tête fendue et sans connaissance. On le ramasse, on le rappelle à la vie avec des eaux spiritueuses; je crois même qu'il fut saigné par le maître de la maison.—Cet homme était donc chirurgien?—Non. Cependant son maître était arrivé et demandait de ses nouvelles à tous ceux qu'il rencontrait. «N'auriez-vous point aperçu un grand homme sec, monté sur un cheval pie?
—Il vient de passer, il allait comme si le diable l'eût emporté; il doit être arrivé chez son maître.
—Et qui est son maître?
—Le bourreau.
—Le bourreau!
—Oui, car ce cheval est le sien.
—Où demeure le bourreau?
—Assez loin, mais ne vous donnez pas la peine d'y aller, voilà ses gens qui vous apportent apparemment l'homme sec que vous demandez, et que nous avons pris pour un de ses valets...»
Et qui est-ce qui parlait ainsi avec le maître de Jacques? c'était un aubergiste à la porte duquel il s'était arrêté, il n'y avait pas à se tromper: il était court et gros comme un tonneau; en chemise retroussée jusqu'aux coudes; avec un bonnet de coton sur la tête, un tablier de cuisine autour de lui et un grand couteau à son côté. «Vite, vite, un lit pour ce malheureux, lui dit le maître de Jacques, un chirurgien, un médecin, un apothicaire...» Cependant on avait déposé Jacques à ses pieds, le front couvert d'une épaisse et énorme compresse, et les yeux fermés. «Jacques? Jacques?
—Est-ce vous, mon maître?
—Oui, c'est moi; regarde-moi donc.
—Je ne saurais.
—Qu'est-ce donc qu'il t'est arrivé?
—Ah le cheval! le maudit cheval! je vous dirai tout cela demain, si je ne meurs pas pendant la nuit.»
Tandis qu'on le transportait et qu'on le montait à sa chambre, le maître dirigeait la marche et criait: «Prenez garde, allez doucement; doucement, mordieu! vous allez le blesser. Toi, qui le tiens par les jambes, tourne à droite; toi, qui lui tiens la tête, tourne à gauche.» Et Jacques disait à voix basse: «Il était donc écrit là-haut!...»
À peine Jacques fut-il couché, qu'il s'endormit profondément. Son maître passa la nuit à son chevet, lui tâtant le pouls et humectant sans cesse sa compresse avec de l'eau vulnéraire. Jacques le surprit à son réveil dans cette fonction, et lui dit: Que faites-vous là?
LE MAÎTRE.
Je te veille. Tu es mon serviteur, quand je suis malade ou bien portant; mais je suis le tien quand tu te portes mal.
JACQUES.
Je suis bien aise de savoir que vous êtes humain; ce n'est pas trop la qualité des maîtres envers leurs valets.
LE MAÎTRE.
Comment va la tête?
JACQUES.
Aussi bien que la solive contre laquelle elle a lutté.
LE MAÎTRE.
Prends ce drap entre tes dents et secoue fort... Qu'as-tu senti?
JACQUES.
Rien; la cruche me paraît sans fêlure.
LE MAÎTRE.
Tant mieux. Tu veux te lever, je crois?
JACQUES.
Et que voulez-vous que je fasse là?
LE MAÎTRE.
Je veux que tu te reposes.
JACQUES.
Mon avis, à moi, est que nous déjeunions et que nous partions.
LE MAÎTRE.
Et le cheval?
JACQUES.
Je l'ai laissé chez son maître, honnête homme, galant homme, qui l'a repris pour ce qu'il nous l'a vendu.
LE MAÎTRE.
Et cet honnête homme, ce galant homme, sais-tu qui il est?
JACQUES.
Non.
LE MAÎTRE.
Je te le dirai quand nous serons en route.
JACQUES.
Et pourquoi pas à présent? Quel mystère y a-t-il à cela?
LE MAÎTRE.
Mystère ou non, quelle nécessité y a-t-il de te l'apprendre dans ce moment ou dans un autre?
JACQUES.
Aucune.
LE MAÎTRE.
Mais il te faut un cheval.
JACQUES.
L'hôte de cette auberge ne demandera peut-être pas mieux que de nous céder un des siens.
LE MAÎTRE.
Dors encore un moment, et je vais voir à cela.
Le maître de Jacques descend, ordonne le déjeuner, achète un cheval, remonte et trouve Jacques habillé. Ils ont déjeuné et les voilà partis; Jacques protestant qu'il était malhonnête de s'en aller sans avoir fait une visite de politesse au citoyen à la porte duquel il s'était presque assommé et qui l'avait si obligeamment secouru; son maître le tranquillisant sur sa délicatesse par l'assurance qu'il avait bien récompensé ses satellites qui l'avaient apporté à l'auberge; Jacques prétendant que l'argent donné aux serviteurs ne l'acquittait pas avec leur maître; que c'était ainsi que l'on inspirait aux hommes le regret et le dégoût de la bienfaisance, et que l'on se donnait à soi-même un air d'ingratitude. «Mon maître, j'entends tout ce que cet homme dit de moi par ce que je dirais de lui, s'il était à ma place et moi à la sienne...»
Ils sortaient de la ville lorsqu'ils rencontrèrent un homme grand et vigoureux, le chapeau bordé sur la tête, l'habit galonné sur toutes les tailles, allant seul si vous en exceptez deux grands chiens qui le précédaient. Jacques ne l'eut pas plus tôt aperçu, que descendre de cheval, s'écrier: «c'est lui!» et se jeter à son cou, fut l'affaire d'un instant. L'homme aux deux chiens paraissait très-embarrassé des caresses de Jacques, le repoussait doucement, et lui disait: «Monsieur, vous me faites trop d'honneur.
—Et non! je vous dois la vie, et je ne saurais trop vous en remercier.
—Vous ne savez pas qui je suis.
—N'êtes-vous pas le citoyen officieux qui m'a secouru, qui m'a saigné et qui m'a pansé, lorsque mon cheval...
—Il est vrai.
—N'êtes-vous pas le citoyen honnête qui a repris ce cheval pour le même prix qu'il me l'avait vendu?
—Je le suis.» Et Jacques de le rembrasser sur une joue et sur l'autre, et son maître de sourire, et les deux chiens debout, le nez en l'air et comme émerveillés d'une scène qu'ils voyaient pour la première fois. Jacques, après avoir ajouté à ses démonstrations de gratitude, force révérences, que son bienfaiteur ne lui rendait pas, et force souhaits qu'on recevait froidement, remonte sur son cheval, et dit à son maître: J'ai la plus profonde vénération pour cet homme que vous devez me faire connaître.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi, Jacques, est-il si vénérable à vos yeux?
JACQUES.
C'est que n'attachant aucune importance aux services qu'il rend, il faut qu'il soit naturellement officieux et qu'il ait une longue habitude de bienfaisance.
LE MAÎTRE.
Et à quoi jugez-vous cela?
JACQUES.
À l'air indifférent et froid avec lequel il a reçu mon remercîment; il ne me salue point, il ne me dit pas un mot, il semble me méconnaître, et peut-être à présent se dit-il en lui-même avec un sentiment de mépris: Il faut que la bienfaisance soit fort étrangère à ce voyageur, et que l'exercice de la justice lui soit bien pénible, puisqu'il en est si touché... Qu'est-ce qu'il y a donc de si absurde dans ce que je vous dis, pour vous faire rire de si bon cœur!... Quoi qu'il en soit, dites-moi le nom de cet homme, afin que je le mette sur mes tablettes.
LE MAÎTRE.
Très-volontiers; écrivez.
JACQUES.
Dites.
LE MAÎTRE.
Écrivez: l'homme auquel je porte la plus profonde vénération...
JACQUES.
La plus profonde vénération...
LE MAÎTRE.
Est...
JACQUES.
Est...
LE MAÎTRE.
Le bourreau de ***
JACQUES.
Le bourreau!
LE MAÎTRE.
Oui, oui, le bourreau.
JACQUES.
Pourriez-vous me dire où est le sel de cette plaisanterie?
LE MAÎTRE.
Je ne plaisante point. Suivez les chaînons de votre gourmette. Vous avez besoin d'un cheval, le sort vous adresse à un passant, et ce passant, c'est un bourreau. Ce cheval vous conduit deux fois entre des fourches patibulaires; la troisième, il vous dépose chez un bourreau; là vous tombez sans vie; de là on vous apporte, où? dans une auberge, un gîte, un asile commun. Jacques, savez-vous l'histoire de la mort de Socrate?
JACQUES.
Non.
LE MAÎTRE.
C'était un sage d'Athènes. Il y a longtemps que le rôle de sage est dangereux parmi les fous. Ses concitoyens le condamnèrent à boire la ciguë. Eh bien! Socrate fit comme vous venez de faire; il en usa avec le bourreau qui lui présenta la ciguë aussi poliment que vous. Jacques, vous êtes une espèce de philosophe, convenez-en. Je sais bien que c'est une race d'hommes odieuse aux grands, devant lesquels ils ne fléchissent pas le genou; aux magistrats, protecteurs par état des préjugés qu'ils poursuivent; aux prêtres, qui les voient rarement au pied de leurs autels; aux poëtes, gens sans principes et qui regardent sottement la philosophie comme la cognée des beaux-arts, sans compter que ceux même d'entre eux qui se sont exercés dans le genre odieux de la satire, n'ont été que des flatteurs; aux peuples, de tout temps les esclaves des tyrans qui les oppriment, des fripons qui les trompent, et des bouffons qui les amusent. Ainsi je connais, comme vous voyez, tout le péril de votre profession et toute l'importance de l'aveu que je vous demande; mais je n'abuserai pas de votre secret. Jacques, mon ami, vous êtes un philosophe, j'en suis fâché pour vous; et s'il est permis de lire dans les choses présentes celles qui doivent arriver un jour, et si ce qui est écrit là-haut se manifeste quelquefois aux hommes longtemps avant l'événement, je présume que votre mort sera philosophique, et que vous recevrez le lacet d'aussi bonne grâce que Socrate reçut la coupe de la ciguë.
JACQUES.
Mon maître, un prophète ne dirait pas mieux; mais heureusement...
LE MAÎTRE.
Vous n'y croyez pas trop; ce qui achève de donner de la force à mon pressentiment.
JACQUES.
Et vous, monsieur, y croyez-vous?
LE MAÎTRE.
J'y crois; mais je n'y croirais pas que ce serait sans conséquence.
JACQUES.
Et pourquoi?
LE MAÎTRE.
C'est qu'il n'y a du danger que pour ceux qui parlent; et je me tais.
JACQUES.
Et aux pressentiments?
LE MAÎTRE.
J'en ris, mais j'avoue que c'est en tremblant. Il y en a qui ont un caractère si frappant! On a été bercé de ces contes-là de si bonne heure! Si vos rêves s'étaient réalisés cinq ou six fois, et qu'il vous arrivât de rêver que votre ami est mort, vous iriez bien vite le matin chez lui pour savoir ce qui en est. Mais les pressentiments dont il est impossible de se défendre, ce sont surtout ceux qui se présentent au moment où la chose se passe loin de nous, et qui ont un air symbolique.
JACQUES.
Vous êtes quelquefois si profond et si sublime, que je ne vous entends pas. Ne pourriez-vous pas m'éclaircir cela par un exemple?
LE MAÎTRE.
Rien de plus aisé. Une femme vivait à la campagne avec son mari octogénaire et attaqué de la pierre. Le mari quitte sa femme et vient à la ville se faire opérer. La veille de l'opération il écrit à sa femme: «À l'heure où vous recevrez cette lettre, je serai sous le bistouri de frère Cosme...» Tu connais ces anneaux de mariage qui se séparent en deux parties, sur chacune desquelles les noms de l'époux et de sa femme sont gravés. Eh bien! cette femme en avait un pareil au doigt, lorsqu'elle ouvrit la lettre de son mari. À l'instant, les deux moitiés de cet anneau se séparent; celle qui portait son nom reste à son doigt; celle qui portait le nom de son mari tombe brisée sur la lettre qu'elle lisait... Dis-moi, Jacques, crois-tu qu'il y ait de tête assez forte, d'âme assez ferme, pour n'être pas plus ou moins ébranlée d'un pareil incident, et dans une circonstance pareille? Aussi cette femme en pensa mourir. Ses transes durèrent jusqu'au jour de la poste suivante par laquelle son mari lui écrivit que l'opération s'était faite heureusement, qu'il était hors de tout danger, et qu'il se flattait de l'embrasser avant la fin du mois.
JACQUES.
Et l'embrassa-t-il en effet?
LE MAÎTRE.
Oui.
JACQUES.
Je vous ai fait cette question, parce que j'ai remarqué plusieurs fois que le destin était cauteleux. On lui dit au premier moment qu'il en aura menti, et il se trouve au second moment, qu'il a dit vrai. Ainsi donc, monsieur, vous me croyez dans le cas du pressentiment symbolique; et, malgré vous, vous me croyez menacé de la mort du philosophe?
LE MAÎTRE.
Je ne saurais te le dissimuler; mais pour écarter cette triste idée, ne pourrais-tu pas?...
JACQUES.
Reprendre l'histoire de mes amours?...
Jacques reprit l'histoire de ses amours. Nous l'avions laissé, je crois, avec le chirurgien.
LE CHIRURGIEN.
J'ai peur qu'il n'y ait de la besogne à votre genou pour plus d'un jour.
JACQUES.
Il y en aura tout juste pour tout le temps qui est écrit là-haut, qu'importe?
LE CHIRURGIEN.
À tant par jour pour le logement, la nourriture et mes soins, cela fera une somme.
JACQUES.
Docteur, il ne s'agit pas de la somme pour tout ce temps; mais combien par jour.
LE CHIRURGIEN.
Vingt-cinq sous, serait-ce trop?
JACQUES.
Beaucoup trop; allons, docteur, je suis un pauvre diable: ainsi réduisons la chose à la moitié, et avisez le plus promptement que vous pourrez à me faire transporter chez vous.
LE CHIRURGIEN.
Douze sous et demi, ce n'est guère; vous mettrez bien les treize sous?
JACQUES.
Douze sous et demi, treize sous... Tôpe.
LE CHIRURGIEN.
Et vous payerez tous les jours?
JACQUES.
C'est la condition.
LE CHIRURGIEN.
C'est que j'ai une diable de femme qui n'entend pas raillerie, voyez-vous.
JACQUES.
Eh! docteur, faites-moi transporter bien vite auprès de votre diable de femme.
LE CHIRURGIEN.
Un mois à treize sous par jour, c'est dix-neuf livres dix sous. Vous mettrez bien vingt francs?
JACQUES.
Vingt francs, soit.
LE CHIRURGIEN.
Vous voulez être bien nourri, bien soigné, promptement guéri. Outre la nourriture, le logement et les soins, il y aura peut-être les médicaments, il y aura des linges, il y aura...
JACQUES.
Après?
LE CHIRURGIEN.
Ma foi, le tout vaudra bien vingt-quatre francs.
JACQUES.
Va pour vingt-quatre francs; mais sans queue.
LE CHIRURGIEN.
Un mois à vingt-quatre francs; deux mois, cela fera quarante-huit livres; trois mois, cela fera soixante et douze. Ah! que la doctoresse serait contente, si vous pouviez lui avancer, en entrant, la moitié de ces soixante et douze livres!
JACQUES.
LE CHIRURGIEN.
Elle serait bien plus contente encore...
JACQUES.
Si je payais le quartier? Je le payerai.
Jacques ajouta: Le chirurgien alla retrouver mes hôtes, les prévint de notre arrangement, et un moment après, l'homme, la femme et les enfants se rassemblèrent autour de mon lit avec un air serein; ce furent des questions sans fin sur ma santé et sur mon genou, des éloges sur le chirurgien leur compère et sa femme, des souhaits à perte de vue, la plus belle affabilité, un intérêt! un empressement à me servir! Cependant le chirurgien ne leur avait pas dit que j'avais quelque argent, mais ils connaissaient l'homme; il me prenait chez lui, et ils le savaient. Je payai ce que je devais à ces gens; je fis aux enfants de petites largesses, que leur père et mère ne laissèrent pas longtemps entre leurs mains. C'était le matin. L'hôte partit pour s'en aller aux champs, l'hôtesse prit sa hotte sur ses épaules et s'éloigna; les enfants, attristés et mécontents d'avoir été spoliés, disparurent, et quand il fut question de me tirer de mon grabat, de me vêtir et de m'arranger sur mon brancard, il ne se trouva personne que le docteur, qui se mit à crier à tue-tête et que personne n'entendit.
LE MAÎTRE.
Et Jacques, qui aime à se parler à lui-même, se disait apparemment: Ne payez jamais d'avance, si vous ne voulez pas être mal servi.
JACQUES.
Non, mon maître; ce n'était pas le temps de moraliser, mais bien celui de s'impatienter et de jurer. Je m'impatientai, je jurai, je fis de la morale ensuite: et tandis que je moralisais, le docteur, qui m'avait laissé seul, revint avec deux paysans qu'il avait loués pour mon transport et à mes frais, ce qu'il ne me laissa pas ignorer. Ces hommes me rendirent tous les soins préliminaires à mon installation sur l'espèce de brancard qu'on me fit avec un matelas étendu sur des perches.
LE MAÎTRE.
Dieu soit loué! te voilà dans la maison du chirurgien, et amoureux de la femme ou de la fille du docteur.
JACQUES.
Je crois, mon maître, que vous vous trompez.
LE MAÎTRE.
Et tu crois que je passerai trois mois dans la maison du docteur avant que d'avoir entendu le premier mot de tes amours? Ah! Jacques, cela ne se peut. Fais-moi grâce, je te prie, et de la description de la maison, et du caractère du docteur, et de l'humeur de la doctoresse, et des progrès de ta guérison; saute, saute par-dessus tout cela. Au fait! allons au fait! Voilà ton genou à peu près guéri, te voilà assez bien portant, et tu aimes.
JACQUES.
J'aime donc, puisque vous êtes si pressé.
LE MAÎTRE.
Et qui aimes-tu?
JACQUES.
Une grande brune de dix-huit ans, faite au tour, grands yeux noirs, petite bouche vermeille, beaux bras, jolies mains... Ah! mon maître, les jolies mains!... C'est que ces mains-là...
LE MAÎTRE.
Tu crois encore les tenir.
JACQUES.
C'est que vous les avez prises et tenues plus d'une fois à la dérobée, et qu'il n'a dépendu que d'elles que vous n'en ayez fait tout ce qu'il vous plairait.
LE MAÎTRE.
Ma foi, Jacques, je ne m'attendais pas à celui-là.
JACQUES.
Ni moi non plus.
LE MAÎTRE.
J'ai beau rêver, je ne me rappelle ni grande brune, ni jolies mains: tâche de t'expliquer.
JACQUES.
J'y consens; mais c'est à la condition que nous reviendrons sur nos pas et que nous rentrerons dans la maison du chirurgien.
LE MAÎTRE.
Crois-tu que cela soit écrit là-haut?
JACQUES.
C'est vous qui me l'allez apprendre; mais il est écrit ici-bas que chi va piano va sano.
LE MAÎTRE.
Et que chi va sano va lontano; et je voudrais bien arriver.
JACQUES.
Eh bien! qu'avez-vous résolu?
LE MAÎTRE.
Ce que tu voudras.
JACQUES.
En ce cas, nous revoilà chez le chirurgien; et il était écrit là-haut que nous y reviendrions. Le docteur, sa femme et ses enfants se concertèrent si bien pour épuiser ma bourse par toutes sortes de petites rapines, qu'ils y eurent bientôt réussi. La guérison de mon genou paraissait bien avancée sans l'être, la plaie était refermée à peu de chose près, je pouvais sortir à l'aide d'une béquille, et il me restait encore dix-huit francs. Pas de gens qui aiment plus à parler que les bègues, pas de gens qui aiment plus à marcher que les boiteux. Un jour d'automne, une après-dînée qu'il faisait beau, je projetai une longue course; du village que j'habitais au village voisin, il y avait environ deux lieues.
LE MAÎTRE.
Et ce village s'appelait?
JACQUES.
Si je vous le nommais, vous sauriez tout. Arrivé là, j'entrai dans un cabaret, je me reposai, je me rafraîchis. Le jour commençait à baisser, et je me disposais à regagner le gîte, lorsque, de la maison où j'étais, j'entendis une femme qui poussait les cris les plus aigus. Je sortis; on s'était attroupé autour d'elle. Elle était à terre, elle s'arrachait les cheveux; elle disait, en montrant les débris d'une grande cruche: «Je suis ruinée, je suis ruinée pour un mois; pendant ce temps qui est-ce qui nourrira mes pauvres enfants? Cet intendant, qui a l'âme plus dure qu'une pierre, ne me fera pas grâce d'un sou. Que je suis malheureuse! Je suis ruinée! je suis ruinée!...» Tout le monde la plaignait; je n'entendais autour d'elle que, «la pauvre femme!» mais personne ne mettait la main dans la poche. Je m'approchai brusquement et lui dis: «Ma bonne, qu'est-ce qui vous est arrivé?—Ce qui m'est arrivé! est-ce que vous ne le voyez pas? On m'avait envoyée acheter une cruche d'huile: j'ai fait un faux pas, je suis tombée, ma cruche s'est cassée, et voilà l'huile dont elle était pleine...» Dans ce moment survinrent les petits enfants de cette femme, ils étaient presque nus, et les mauvais vêtements de leur mère montraient toute la misère de la famille; et la mère et les enfants se mirent à crier. Tel que vous me voyez, il en fallait dix fois moins pour me toucher; mes entrailles s'émurent de compassion, les larmes me vinrent aux yeux. Je demandai à cette femme, d'une voix entrecoupée, pour combien il y avait d'huile dans sa cruche. «Pour combien? me répondit-elle en levant les mains en haut. Pour neuf francs, pour plus que je ne saurais gagner en un mois...» À l'instant, déliant ma bourse et lui jetant deux gros écus, «tenez, ma bonne, lui dis-je, en voilà douze...» et, sans attendre ses remercîments, je repris le chemin du village.
LE MAÎTRE.
Jacques, vous fîtes là une belle chose.
JACQUES.
Je fis une sottise, ne vous déplaise. Je ne fus pas à cent pas du village que je me le dis; je ne fus pas à moitié chemin que je me le dis bien mieux; arrivé chez mon chirurgien, le gousset vide, je le sentis bien autrement.
LE MAÎTRE.
Tu pourrais bien avoir raison, et mon éloge être aussi déplacé que ta commisération... Non, non, Jacques, je persiste dans mon premier jugement, et c'est l'oubli de ton propre besoin qui fait le principal mérite de ton action. J'en vois les suites: tu vas être exposé à l'inhumanité de ton chirurgien et de sa femme; ils te chasseront de chez eux; mais quand tu devrais mourir à leur porte sur un fumier, sur ce fumier tu serais satisfait de toi.
JACQUES.
Mon maître, je ne suis pas de cette force-là. Je m'acheminais cahin-caha; et, puisqu'il faut vous l'avouer, regrettant mes deux gros écus, qui n'en étaient pas moins donnés, et gâtant par mon regret l'œuvre que j'avais faite. J'étais à une égale distance des deux villages, et le jour était tout à fait tombé, lorsque trois bandits sortent d'entre les broussailles qui bordaient le chemin, se jettent sur moi, me renversent à terre, me fouillent, et sont étonnés de me trouver aussi peu d'argent que j'en avais. Ils avaient compté sur une meilleure proie; témoins de l'aumône que j'avais faite au village, ils avaient imaginé que celui qui peut se dessaisir aussi lestement d'un demi-louis devait en avoir encore une vingtaine. Dans la rage de voir leur espérance trompée et de s'être exposés à avoir les os brisés sur un échafaud pour une poignée de sous-marqués, si je les dénonçais, s'ils étaient pris et que je les reconnusse, ils balancèrent un moment s'ils ne m'assassineraient pas. Heureusement ils entendirent du bruit; ils s'enfuirent, et j'en fus quitte pour quelques contusions que je me fis en tombant et que je reçus tandis qu'on me volait. Les bandits éloignés, je me retirai; je regagnai le village comme je pus: j'y arrivai à deux heures de nuit, pâle, défait, la douleur de mon genou fort accrue et souffrant, en différents endroits, des coups que j'avais remboursés. Le docteur... Mon maître, qu'avez-vous? Vous serrez les dents, vous vous agitez comme si vous étiez en présence d'un ennemi.
LE MAÎTRE.
J'y suis, en effet; j'ai l'épée à la main; je fonds sur tes voleurs et je te venge. Dis-moi comment celui qui a écrit le grand rouleau a pu écrire que telle serait la récompense d'une action généreuse? Pourquoi moi, qui ne suis qu'un misérable composé de défauts, je prends ta défense, tandis que lui qui t'a vu tranquillement attaqué, renversé, maltraité, foulé aux pieds, lui qu'on dit être l'assemblage de toute perfection!...
JACQUES.
Mon maître, paix, paix: ce que vous dites là sent le fagot en diable.
LE MAÎTRE.
Qu'est-ce que tu regardes?
JACQUES.
Je regarde s'il n'y a personne autour de nous qui vous ait entendu... Le docteur me tâta le pouls et me trouva de la fièvre. Je me couchai sans parler de mon aventure, rêvant sur mon grabat, ayant affaire à deux âmes... Dieu! quelles âmes! n'ayant pas le sou, et pas le moindre doute que le lendemain, à mon réveil, on n'exigeât le prix dont nous étions convenus par jour.
En cet endroit, le maître jeta ses bras autour du cou de son valet, en s'écriant: Mon pauvre Jacques, que vas-tu faire? Que vas-tu devenir? Ta position m'effraye.
JACQUES.
Mon maître, rassurez-vous, me voilà.
LE MAÎTRE.
Je n'y pensais pas; j'étais à demain, à côté de toi, chez le docteur, au moment où tu t'éveilles, et où l'on vient te demander de l'argent.
JACQUES.
Mon maître, on ne sait de quoi se réjouir, ni de quoi s'affliger dans la vie. Le bien amène le mal, le mal amène le bien. Nous marchons dans la nuit au-dessous de ce qui est écrit là-haut, également insensés dans nos souhaits, dans notre joie et dans notre affliction. Quand je pleure, je trouve souvent que je suis un sot.
LE MAÎTRE.
Et quand tu ris?
JACQUES.
Je trouve encore que je suis un sot; cependant, je ne puis m'empêcher de pleurer ni de rire: et c'est ce qui me fait enrager. J'ai cent fois essayé... Je ne fermai pas l'œil de la nuit...
LE MAÎTRE.
Non, non, dis-moi ce que tu as essayé.
JACQUES.
De me moquer de tout. Ah! si j'avais pu y réussir!
LE MAÎTRE.
À quoi cela t'aurait-il servi?
JACQUES.
À me délivrer de souci, à n'avoir plus besoin de rien, à me rendre parfaitement maître de moi, à me trouver aussi bien la tête contre une borne, au coin de la rue, que sur un bon oreiller. Tel je suis quelquefois; mais le diable est que cela ne dure pas, et que dur et ferme comme un rocher dans les grandes occasions, il arrive souvent qu'une petite contradiction, une bagatelle me déferre; c'est à se donner des soufflets. J'y ai renoncé; j'ai pris le parti d'être comme je suis; et j'ai vu, en y pensant un peu, que cela revenait presque au même, en ajoutant: Qu'importe comme on soit? C'est une autre résignation plus facile et plus commode.
LE MAÎTRE.
Pour plus commode, cela est sûr.
JACQUES.
Dès le matin, le chirurgien tira mes rideaux et me dit: «Allons, l'ami, votre genou; car il faut que j'aille au loin.
—Docteur, lui dis-je d'un ton douloureux, j'ai sommeil.
—Tant mieux! c'est bon signe.
—Laissez-moi dormir, je ne me soucie pas d'être pansé.
—Il n'y a pas grand inconvénient à cela, dormez...»
Cela dit, il referme mes rideaux; et je ne dors pas. Une heure après, la doctoresse tira mes rideaux et me dit: «Allons, l'ami, prenez votre rôtie au sucre.
—Madame la doctoresse, lui répondis-je d'un ton douloureux, je ne me sens pas d'appétit.
—Mangez, mangez, vous n'en payerez ni plus ni moins.
—Je ne veux pas manger.
—Tant mieux! ce sera pour mes enfants et pour moi.»
Et cela dit, elle referme mes rideaux, appelle ses enfants, et les voilà qui se mettent à dépêcher ma rôtie au sucre.
Lecteur, si je faisais ici une pause, et que je reprisse l'histoire de l'homme à une seule chemise, parce qu'il n'avait qu'un corps à la fois, je voudrais bien savoir ce que vous en penseriez? Que je me suis fourré dans une impasse à la Voltaire[28], ou vulgairement dans un cul-de-sac, d'où je ne sais comment sortir, et que je me jette dans un conte fait à plaisir, pour gagner du temps et chercher quelque moyen de sortir de celui que j'ai commencé. Eh bien! lecteur, vous vous abusez de tout point. Je sais comment Jacques sera tiré de sa détresse, et ce que je vais vous dire de Gousse, l'homme à une seule chemise à la fois, parce qu'il n'avait qu'un corps à la fois, n'est point du tout un conte.
[28] «Comment a-t-on pu donner, dit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, le nom de cul-de-sac à l'angiportus des Romains? Les Italiens ont pris le nom d'angiporto pour signifier strada senza uscita. On lui donnait autrefois chez nous le nom d'impasse, qui est expressif et sonore. C'est une grossièreté énorme que le mot de cul-de-sac ait prévalu.»
On lit encore dans une lettre de Voltaire aux Parisiens (cette lettre, qui précède l'Avertissement de la comédie de l'Écossaise, est écrite contre l'auteur de l'Année littéraire): «J'appelle impasse, messieurs, ce que vous appelez cul-de-sac. Je trouve qu'une rue ne ressemble ni à un cul ni à un sac. Je vous prie de vous servir du mot impasse, qui est noble, sonore, intelligible, nécessaire, au lieu de celui de cul, en dépit du sieur Fréron, ci-devant jésuite.»
Le Breton, imprimeur de l'Almanach royal, s'étant servi du mot de cul-de-sac en donnant l'adresse de quelques personnages, Voltaire s'écrie encore, dans le Prologue de la guerre civile de Genève: «Comment peut-on dire qu'un grave président demeure dans un cul? Passe encore pour Fréron: on peut habiter le lieu de sa naissance; mais un président, un conseiller! Fi! monsieur Le Breton; corrigez-vous, servez-vous du mot impasse, qui est le mot propre; l'expression ancienne est impasse.» (Br.)
C'était un jour de Pentecôte, le matin, que je reçus un billet de Gousse, par lequel il me suppliait de le visiter dans une prison où il était confiné. En m'habillant, je rêvais à son aventure; et je pensais que son tailleur, son boulanger, son marchand de vin ou son hôte avaient obtenu et mis à exécution contre lui une prise de corps. J'arrive, et je le trouve faisant chambrée commune avec d'autres personnages d'une figure omineuse. Je lui demandai ce que c'étaient que ces gens-là.
«Le vieux que vous voyez avec ses lunettes sur le nez, est un homme adroit qui sait supérieurement le calcul et qui cherche à faire cadrer les registres qu'il copie avec ses comptes. Cela est difficile, nous en avons causé, mais je ne doute point qu'il n'y réussisse.
—Et cet autre?
—C'est un sot.
—Mais encore?
—Un sot, qui avait inventé une machine à contrefaire les billets publics, mauvaise machine, machine vicieuse qui pèche par vingt endroits.
—Et ce troisième, qui est vêtu d'une livrée et qui joue de la basse?
—Il n'est ici qu'en attendant; ce soir peut-être ou demain matin, car son affaire n'est rien, il sera transféré à Bicêtre.
—Et vous?
—Moi? mon affaire est moindre encore.»
Après cette réponse, il se lève, pose son bonnet sur le lit, et à l'instant ses trois camarades de prison disparaissent. Quand j'entrai, j'avais trouvé Gousse en robe de chambre, assis à une petite table, traçant des figures de géométrie et travaillant aussi tranquillement que s'il eût été chez lui. Nous voilà seuls. «Et vous, que faites-vous ici?
—Moi, je travaille, comme vous voyez.
—Et qui vous y a fait mettre?
—Moi.
—Comment, vous?
—Oui, moi, monsieur.
—Et comment vous y êtes-vous pris?
—Comme je m'y serais pris avec un autre. Je me suis fait un procès à moi-même; je l'ai gagné, et en conséquence de la sentence que j'ai obtenue contre moi et du décret qui s'en est suivi, j'ai été appréhendé et conduit ici.
—Êtes-vous fou?
—Non, monsieur; je vous dis la chose telle qu'elle est.
—Ne pourriez-vous pas vous faire un autre procès à vous-même, le gagner, et, en conséquence d'une autre sentence et d'un autre décret, vous faire élargir?
—Non, monsieur.»
Gousse avait une servante jolie, et qui lui servait de moitié plus souvent que la sienne. Ce partage inégal avait troublé la paix domestique. Quoique rien ne fût plus difficile que de tourmenter cet homme, celui de tous qui s'épouvantait le moins du bruit, il prit le parti de quitter sa femme et de vivre avec sa servante. Mais toute sa fortune consistait en meubles, en machines, en dessins, en outils et autres effets mobiliers; et il aimait mieux laisser sa femme toute nue que de s'en aller les mains vides; en conséquence, voici le projet qu'il conçut. Ce fut de faire des billets à sa servante, qui en poursuivrait le payement et obtiendrait la saisie et la vente de ses effets, qui iraient du pont Saint-Michel dans le logement où il se proposait de s'installer avec elle. Il est enchanté de l'idée, il fait les billets, il s'assigne, il a deux procureurs. Le voilà courant chez l'un et chez l'autre, se poursuivant lui-même avec toute la vivacité possible, s'attaquant bien, se défendant mal; le voilà condamné à payer sous les peines portées par la loi; le voilà s'emparant en idée de tout ce qu'il pouvait y avoir dans sa maison; mais il n'en fut pas tout à fait ainsi. Il avait affaire à une coquine très-rusée qui, au lieu de le faire exécuter dans ses meubles, se jeta sur sa personne, le fit prendre et mettre en prison; en sorte que quelque bizarres que fussent les réponses énigmatiques qu'il m'avait faites, elles n'en étaient pas moins vraies.
Tandis que je vous faisais cette histoire, que vous prendrez pour un conte...—Et celle de l'homme à la livrée qui raclait de la basse?—Lecteur, je vous la promets; d'honneur, vous ne la perdrez pas; mais permettez que je revienne à Jacques et à son maître. Jacques et son maître avaient atteint le gîte où ils avaient la nuit à passer. Il était tard; la porte de la ville était fermée, et ils avaient été obligés de s'arrêter dans le faubourg. Là, j'entends un vacarme...—Vous entendez! Vous n'y étiez pas; il ne s'agit pas de vous.—Il est vrai. Eh bien! Jacques... son maître... On entend un vacarme effroyable. Je vois deux hommes...—Vous ne voyez rien; il ne s'agit pas de vous, vous n'y étiez pas.—Il est vrai. Il y avait deux hommes à table, causant assez tranquillement à la porte de la chambre qu'ils occupaient; une femme, les deux poings sur les côtés, leur vomissait un torrent d'injures, et Jacques essayait d'apaiser cette femme, qui n'écoutait non plus ses remontrances pacifiques que les deux personnages à qui elle s'adressait ne faisaient attention à ses invectives. «Allons, ma bonne, lui disait Jacques, patience, remettez-vous; voyons, de quoi s'agit-il? Ces messieurs me semblent d'honnêtes gens.
—Eux, d'honnêtes, gens! Ce sont des brutaux, des gens sans pitié, sans humanité, sans aucun sentiment. Eh! quel mal leur faisait cette pauvre Nicole pour la maltraiter ainsi? Elle en sera peut-être estropiée pour le reste de sa vie.
—Le mal n'est peut-être pas aussi grand que vous le croyez.
—Le coup a été effroyable, vous dis-je; elle en sera estropiée.
—Il faut voir; il faut envoyer chercher le chirurgien.
—On y est allé.
—La faire mettre au lit.
—Elle y est, et pousse des cris à fendre le cœur. Ma pauvre Nicole!...»
Au milieu de ces lamentations, on sonnait d'un côté, et l'on criait: «Notre hôtesse! du vin...» Elle répondait: «On y va.» On sonnait d'un autre côté, et l'on criait: «Notre hôtesse! du linge.» Elle répondait: «On y va.—Les côtelettes et le canard!—On y va.—Un pot à boire, un pot de chambre!—On y va, on y va.» Et d'un autre coin du logis un homme forcené criait: «Maudit bavard! enragé bavard! de quoi te mêles-tu? As-tu résolu de me faire attendre jusqu'à demain? Jacques! Jacques!»
L'hôtesse, un peu remise de sa douleur et de sa fureur, dit à Jacques: «Monsieur, laissez-moi, vous êtes trop bon.
—Jacques! Jacques!
—Courez vite. Ah! si vous saviez tous les malheurs de cette pauvre créature!...
—Jacques! Jacques!
—Allez donc, c'est, je crois, votre maître qui vous appelle.
—Jacques! Jacques!»
C'était en effet le maître de Jacques qui s'était déshabillé seul, qui se mourait de faim et qui s'impatientait de n'être pas servi. Jacques monta, et un moment après Jacques, l'hôtesse, qui avait vraiment l'air abattu: «Monsieur, dit-elle au maître de Jacques, mille pardons; c'est qu'il y a des choses dans la vie qu'on ne saurait digérer. Que voulez-vous? J'ai des poulets, des pigeons, un râble de lièvre excellent, des lapins: c'est le canton des bons lapins. Aimeriez-vous mieux un oiseau de rivière?» Jacques ordonna le souper de son maître comme pour lui, selon son usage. On servit, et tout en dévorant, le maître disait à Jacques: Eh! que diable faisais-tu là-bas?
JACQUES.
Peut-être bien, peut-être mal; qui le sait?
LE MAÎTRE.
Et quel bien ou quel mal faisais-tu là-bas?
JACQUES.
J'empêchais cette femme de se faire assommer elle-même par deux hommes qui sont là-bas et qui ont cassé tout au moins un bras à sa servante.
LE MAÎTRE.
Et peut-être ç'aurait été pour elle un bien que d'être assommée...
JACQUES.
Par dix raisons meilleures les unes que les autres. Un des plus grands bonheurs qui me soient arrivés de ma vie, à moi qui vous parle...
LE MAÎTRE.
C'est d'avoir été assommé?... À boire.
JACQUES.
Oui, monsieur, assommé, assommé sur le grand chemin, la nuit; en revenant du village, comme je vous le disais, après avoir fait, selon moi, la sottise; selon vous, la belle œuvre de donner mon argent.
LE MAÎTRE.
Je me rappelle... À boire... Et l'origine de la querelle que tu apaisais là-bas, et du mauvais traitement fait à la fille ou à la servante de l'hôtesse?
JACQUES.
Ma foi, je l'ignore.
LE MAÎTRE.
Tu ignores le fond d'une affaire, et tu t'en mêles! Jacques, cela n'est ni selon la prudence, ni selon la justice, ni selon les principes... À boire...
JACQUES.
Je ne sais ce que c'est que des principes, sinon des règles qu'on prescrit aux autres pour soi. Je pense d'une façon, et je ne saurais m'empêcher de faire d'une autre. Tous les sermons ressemblent aux préambules des édits du roi; tous les prédicateurs voudraient qu'on pratiquât leurs leçons, parce que nous nous en trouverions mieux peut-être; mais eux à coup sûr... La vertu...
LE MAÎTRE.
La vertu, Jacques, c'est une bonne chose; les méchants et les bons en disent du bien... À boire...
JACQUES.
Car ils y trouvent les uns et les autres leur compte.
LE MAÎTRE.
Et comment fut-ce un si grand bonheur pour toi d'être assommé?
JACQUES.
Il est tard, vous avez bien soupé et moi aussi; nous sommes fatigués tous les deux; croyez-moi, couchons-nous.
LE MAÎTRE.
Cela ne se peut, et l'hôtesse nous doit encore quelque chose. En attendant, reprends l'histoire de tes amours.
JACQUES.
Où en étais-je? Je vous prie, mon maître, pour cette fois-ci, et pour toutes les autres, de me remettre sur la voie.
LE MAÎTRE.
Je m'en charge, et, pour entrer en ma fonction de souffleur, tu étais dans ton lit, sans argent, fort empêché de ta personne, tandis que la doctoresse et ses enfants mangeaient ta rôtie au sucre.
JACQUES.
Alors on entendit un carrosse s'arrêter à la porte de la maison. Un valet entre et demande: «N'est-ce pas ici que loge un pauvre homme, un soldat qui marche avec une béquille, qui revint hier au soir du village prochain?
—Oui, répondit la doctoresse, que lui voulez-vous?
—Le prendre dans ce carrosse et l'amener avec nous.
—Il est dans ce lit; tirez les rideaux et parlez-lui.»
Jacques en était là, lorsque l'hôtesse entra et leur dit: Que voulez-vous pour dessert?
LE MAÎTRE.
Ce que vous avez.
L'hôtesse, sans se donner la peine de descendre, cria de la chambre: «Nanon, apportez des fruits, des biscuits, des confitures...»
À ce mot de Nanon, Jacques dit à part lui: «Ah! c'est sa fille qu'on a maltraitée, on se mettrait en colère à moins...»
Et le maître dit à l'hôtesse: Vous étiez bien fâchée tout à l'heure?
L'HÔTESSE.
Et qui est-ce qui ne se fâcherait pas? La pauvre créature ne leur avait rien fait; elle était à peine entrée dans leur chambre, que je l'entends jeter des cris, mais des cris... Dieu merci! je suis un peu rassurée; le chirurgien prétend que ce ne sera rien; elle a cependant deux énormes contusions, l'une à la tête, l'autre à l'épaule.
LE MAÎTRE.
Y a-t-il longtemps que vous l'avez?
L'HÔTESSE.
Une quinzaine au plus. Elle avait été abandonnée à la poste voisine.
LE MAÎTRE.
Comment, abandonnée!
L'HÔTESSE.
Eh, mon Dieu, oui! C'est qu'il y a des gens qui sont plus durs que des pierres. Elle a pensé être noyée en passant la rivière qui coule ici près; elle est arrivée ici comme par miracle, et je l'ai reçue par charité.
LE MAÎTRE.
Quel âge a-t-elle?
L'HÔTESSE.
Je lui crois plus d'un an et demi...
À ce mot, Jacques part d'un éclat de rire et s'écrie: C'est une chienne!
L'HÔTESSE.
La plus jolie bête du monde; je ne donnerais pas ma Nicole pour dix louis. Ma pauvre Nicole!
LE MAÎTRE.
Madame a le cœur tendre[29].
[29] Variante: «bon.»
L'HÔTESSE.
Vous l'avez dit, je tiens à mes bêtes et à mes gens.
LE MAÎTRE.
C'est fort bien fait. Et qui sont ceux qui ont si fort maltraité votre Nicole?
L'HÔTESSE.
Deux bourgeois de la ville prochaine. Ils se parlent sans cesse à l'oreille; ils s'imaginent qu'on ne sait ce qu'ils disent, et qu'on ignore leur aventure. Il n'y a pas plus de trois heures qu'ils sont ici, et il ne me manque pas un mot de toute leur affaire. Elle est plaisante; et si vous n'étiez pas plus pressé de vous coucher que moi, je vous la raconterais tout comme leur domestique l'a dite à ma servante, qui s'est trouvée par hasard être sa payse, qui l'a redite à mon mari, qui me l'a redite. La belle-mère du plus jeune des deux a passé par ici il n'y a pas plus de trois mois; elle s'en allait assez malgré elle dans un couvent de province où elle n'a pas fait de vieux os; elle y est morte; et voilà pourquoi nos deux jeunes gens sont en deuil... Mais voilà que, sans m'en apercevoir, j'enfile leur histoire. Bonsoir, messieurs, et bonne nuit. Vous avez trouvé le vin bon?
LE MAÎTRE.
Très-bon.
L'HÔTESSE.
Vous avez été contents de votre souper?
LE MAÎTRE.
Très-contents. Vos épinards étaient un peu salés.
L'HÔTESSE.
J'ai quelquefois la main lourde. Vous serez bien couchés, et dans des draps de lessive; ils ne servent jamais ici deux fois.
Cela dit, l'hôtesse se retira, et Jacques et son maître se mirent au lit en riant du quiproquo qui leur avait fait prendre une chienne pour la fille ou la servante de la maison, et de la passion de l'hôtesse pour une chienne perdue qu'elle possédait depuis quinze jours. Jacques dit à son maître, en attachant le serre-tête à son bonnet de nuit: «Je gagerais bien que de tout ce qui a vie dans l'auberge, cette femme n'aime que sa Nicole.» Son maître lui répondit: «Cela se peut, Jacques; mais dormons.»
Tandis que Jacques et son maître reposent, je vais m'acquitter de ma promesse, par le récit de l'homme de la prison, qui raclait de la basse, ou plutôt de son camarade, le sieur Gousse.
«Ce troisième, me dit-il, est un intendant de grande maison. Il était devenu amoureux d'une pâtissière de la rue de l'Université. Le pâtissier était un bon homme qui regardait de plus près à son four qu'à la conduite de sa femme. Si ce n'était pas sa jalousie, c'était son assiduité qui gênait nos deux amants. Que firent-ils pour se délivrer de cette contrainte? L'intendant présenta à son maître un placet où le pâtissier était traduit comme un homme de mauvaises mœurs, un ivrogne qui ne sortait pas de la taverne, un brutal qui battait sa femme, la plus honnête et la plus malheureuse des femmes. Sur ce placet il obtint une lettre de cachet, et cette lettre de cachet, qui disposait de la liberté du mari, fut mise entre les mains d'un exempt, pour l'exécuter sans délai. Il arriva par hasard que cet exempt était l'ami du pâtissier. Ils allaient de temps en temps chez le marchand de vin; le pâtissier fournissait les petits pâtés, l'exempt payait la bouteille. Celui-ci, muni de la lettre de cachet, passe devant la porte du pâtissier, et lui fait le signe convenu. Les voilà tous les deux occupés à manger et à arroser les petits pâtés; et l'exempt demandant à son camarade comment allait son commerce?
«Fort bien.
«—S'il n'avait aucune mauvaise affaire?
«—Aucune.
«—S'il n'avait point d'ennemis?
«—Il ne s'en connaissait pas.
«—Comment il vivait avec ses parents, ses voisins, sa femme?
«—En amitié et en paix.
«—D'où peut donc venir, ajouta l'exempt, l'ordre que j'ai de t'arrêter? Si je faisais mon devoir, je te mettrais la main sur le collet, il y aurait là un carrosse tout près, et je te conduirais au lieu prescrit par cette lettre de cachet. Tiens, lis...»
«Le pâtissier lut et pâlit. L'exempt lui dit: «Rassure-toi, avisons seulement ensemble à ce que nous avons de mieux à faire pour ma sûreté et pour la tienne. Qui est-ce qui fréquente chez toi?
«—Personne.
«—Ta femme est coquette et jolie.
«—Je la laisse faire à sa tête.
«—Personne ne la couche-t-il en joue?
«—Ma foi non, si ce n'est un certain intendant qui vient quelquefois lui serrer les mains et lui débiter des sornettes; mais c'est dans ma boutique, devant moi, en présence de mes garçons, et je crois qu'il ne se passe rien entre eux qui ne soit en tout bien et en tout honneur.
«—Tu es un bon homme!
«—Cela se peut; mais le mieux de tout point est de croire sa femme honnête, et c'est ce que je fais.
«—Et cet intendant, à qui est-il?
«—A M. de Saint-Florentin[30].
[30] Saint-Florentin (Phelipeaux de la Vrillière, comte de), fils de Louis Phelipeaux de la Vrillière, a été ministre au département du clergé depuis 1748 jusqu'en 1757, en survivance de son père, qui avait occupé le même ministère de 1718 à 1748. (Br.)
«—Et de quels bureaux crois-tu que vienne la lettre de cachet?
«—Des bureaux de M. de Saint-Florentin, peut-être.
«—Tu l'as dit.
«—Oh! manger ma pâtisserie, baiser ma femme et me faire enfermer, cela est trop noir, et je ne saurais le croire!
«—Tu es un bon homme! Depuis quelques jours, comment trouves-tu ta femme?
«—Plutôt triste que gaie.
«—Et l'intendant, y a-t-il longtemps que tu ne l'as vu?
«—Hier, je crois; oui, c'était hier.
«—N'as-tu rien remarqué?
«—Je suis fort peu remarquant; mais il m'a semblé qu'en se séparant ils se faisaient quelques signes de la tête, comme quand l'un dit oui et que l'autre dit non.
«—Quelle était la tête qui disait oui?
«—Celle de l'intendant.
«—Ils sont innocents ou ils sont complices. Écoute, mon ami, ne rentre pas chez toi; sauve-toi en quelque lieu de sûreté, au Temple, dans l'Abbaye[31], où tu voudras, et cependant laisse-moi faire; surtout souviens-toi bien...
[31] Le Temple, l'Abbaye étaient encore à cette époque lieux d'asile soustraits à la juridiction régulière.
«—De ne me pas montrer et de me taire.
«—C'est cela.»
«Au même moment la maison du pâtissier est entourée d'espions. Des mouchards, sous toutes sortes de vêtements, s'adressent à la pâtissière, et lui demandent son mari: elle répond à l'un qu'il est malade, à un autre qu'il est parti pour une fête, à un troisième pour une noce. Quand il reviendra? Elle n'en sait rien.
«Le troisième jour, sur les deux heures du matin, on vient avertir l'exempt qu'on avait vu un homme, le nez enveloppé dans un manteau, ouvrir doucement la porte de la rue et se glisser doucement dans la maison du pâtissier. Aussitôt l'exempt, accompagné d'un commissaire, d'un serrurier, d'un fiacre et de quelques archers, se transporte sur les lieux. La porte est crochetée, l'exempt et le commissaire montent à petit bruit. On frappe à la chambre de la pâtissière: point de réponse; on frappe encore: point de réponse; à la troisième fois on demande du dedans: «Qui est-ce?
«—Ouvrez.
«—Qui est-ce?
«—Ouvrez, c'est de la part du roi.
«—Bon! disait l'intendant à la pâtissière avec laquelle il était couché; il n'y a point de danger: c'est l'exempt qui vient pour exécuter son ordre. Ouvrez: je me nommerai; il se retirera, et tout sera fini.»
«La pâtissière, en chemise, ouvre et se remet dans son lit.
L'EXEMPT.
«Où est votre mari?
LA PATISSIÈRE.
«Il n'y est pas.
L'EXEMPT, écartant le rideau.
«Qui est-ce qui est donc là?
L'INTENDANT.
«C'est moi; je suis l'intendant de M. de Saint-Florentin.
L'EXEMPT.
«Vous mentez, vous êtes le pâtissier, car le pâtissier est celui qui couche avec la pâtissière. Levez-vous, habillez-vous, et suivez-moi.»
«Il fallut obéir; on le conduisit ici. Le ministre, instruit de la scélératesse de son intendant, a approuvé la conduite de l'exempt, qui doit venir ce soir à la chute du jour le prendre dans cette prison pour le transférer à Bicêtre, où, grâce à l'économie des administrateurs, il mangera son quarteron de mauvais pain, son once de vache, et raclera de sa basse du matin au soir...» Si j'allais aussi mettre ma tête sur un oreiller, en attendant le réveil de Jacques et de son maître; qu'en pensez-vous?
Le lendemain Jacques se leva de grand matin, mit la tête à la fenêtre pour voir quel temps il faisait, vit qu'il faisait un temps détestable, se recoucha, et nous laissa dormir, son maître et moi, tant qu'il nous plut.
Jacques, son maître et les autres voyageurs qui s'étaient arrêtés au même gîte, crurent que le ciel s'éclaircirait sur le midi; il n'en fut rien; et la pluie de l'orage ayant gonflé le ruisseau qui séparait le faubourg de la ville, au point qu'il eût été dangereux de le passer, tous ceux dont la route conduisait de ce côté prirent le parti de perdre une journée, et d'attendre. Les uns se mirent à causer; d'autres à aller et venir, à mettre le nez à la porte, à regarder le ciel, et à rentrer en jurant et frappant du pied; plusieurs à politiquer et à boire; beaucoup à jouer; le reste à fumer, à dormir et à ne rien faire. Le maître dit à Jacques: J'espère que Jacques va reprendre le récit de ses amours, et que le ciel, qui veut que j'aie la satisfaction d'en entendre la fin, nous retient ici par le mauvais temps.
JACQUES.
Le ciel qui veut! On ne sait jamais ce que le ciel veut ou ne veut pas, et il n'en sait peut-être rien lui-même. Mon pauvre capitaine qui n'est plus, me l'a répété cent fois; et plus j'ai vécu, plus j'ai reconnu qu'il avait raison... À vous, mon maître.
LE MAÎTRE.
J'entends. Tu en étais au carrosse et au valet, à qui la doctoresse a dit d'ouvrir ton rideau et de te parler.
JACQUES.
Ce valet s'approche de mon lit, et me dit: «Allons, camarade, debout, habillez-vous et partons.» Je lui répondis d'entre les draps et la couverture dont j'avais la tête enveloppée, sans le voir, sans en être vu: «Camarade, laissez-moi dormir et partez.» Le valet me réplique qu'il a des ordres de son maître, et qu'il faut qu'il les exécute.
«Et votre maître qui ordonne d'un homme qu'il ne connaît pas, a-t-il ordonné de payer ce que je dois ici?
—C'est une affaire faite. Dépêchez-vous, tout le monde vous attend au château, où je vous réponds que vous serez mieux qu'ici, si la suite répond à la curiosité qu'on a de vous voir.»
Je me laisse persuader; je me lève, je m'habille, on me prend sous les bras. J'avais fait mes adieux à la doctoresse, et j'allais monter en carrosse, lorsque cette femme, s'approchant de moi, me tire par la manche, et me prie de passer dans un coin de la chambre, qu'elle avait un mot à me dire. «Là, notre ami, ajouta-t-elle, vous n'avez point, je crois, à vous plaindre de nous; le docteur vous a sauvé une jambe, moi, je vous ai bien soigné, et j'espère qu'au château vous ne nous oublierez pas.
—Qu'y pourrais-je pour vous?
—Demander que ce fût mon mari qui vînt pour vous y panser; il y a du monde là! C'est la meilleure pratique du canton; le seigneur est un homme généreux, on en est grassement payé; il ne tiendrait qu'à vous de faire notre fortune. Mon mari a bien tenté à plusieurs reprises de s'y fourrer, mais inutilement.
—Mais, madame la doctoresse, n'y a-t-il pas un chirurgien du château?
—Assurément!
—Et si cet autre était votre mari, seriez-vous bien aise qu'on le desservît et qu'il fût expulsé?
—Ce chirurgien est un homme à qui vous ne devez rien, et je crois que vous devez quelque chose à mon mari: si vous allez à deux pieds comme ci-devant, c'est son ouvrage.
—Et parce que votre mari m'a fait du bien, il faut que je fasse du mal à un autre? Encore si la place était vacante...»
Jacques allait continuer, lorsque l'hôtesse entra tenant entre ses bras Nicole emmaillottée, la baisant, la plaignant, la caressant, lui parlant comme à son enfant: Ma pauvre Nicole, elle n'a eu qu'un cri de toute la nuit. Et vous, messieurs, avez-vous bien dormi?
LE MAÎTRE.
Très-bien.
L'HÔTESSE.
Le temps est pris de tous côtés.
JACQUES.
Nous en sommes assez fâchés.
L'HÔTESSE.
Ces messieurs vont-ils loin?
JACQUES.
Nous n'en savons rien.
L'HÔTESSE.
Ces messieurs suivent quelqu'un?
JACQUES.
Nous ne suivons personne.
L'HÔTESSE.
Ils vont, ou ils s'arrêtent, selon les affaires qu'ils ont sur la route?
JACQUES.
Nous n'en avons aucune.
L'HÔTESSE.
Ces messieurs voyagent pour leur plaisir?
JACQUES.
Ou pour leur peine.
L'HÔTESSE.
Je souhaite que ce soit le premier.
JACQUES.
Votre souhait n'y fera pas un zeste; ce sera selon qu'il est écrit là-haut.
L'HÔTESSE.
Oh! c'est un mariage?
JACQUES.
Peut-être que oui, peut-être que non.
L'HÔTESSE.
Messieurs, prenez-y garde. Cet homme qui est là-bas, et qui a si rudement traité ma pauvre Nicole, en a fait un bien saugrenu... Viens, ma pauvre bête; viens que je te baise; je te promets que cela n'arrivera plus. Voyez comme elle tremble de tous ses membres!
LE MAÎTRE.
Et qu'a donc de si singulier le mariage de cet homme?
À cette question du maître de Jacques, l'hôtesse dit: «J'entends du bruit là-bas, je vais donner mes ordres, et je reviens vous conter tout cela...» Son mari, las de crier: «Ma femme, ma femme,» monte, et avec lui son compère qu'il ne voyait pas. L'hôte dit à sa femme: «Eh! que diable faites-vous là?...» Puis se retournant et apercevant son compère: M'apportez-vous de l'argent?
LE COMPÈRE.
Non, compère, vous savez bien que je n'en ai point.
L'HÔTE.
Tu n'en as point? Je saurai bien en faire avec ta charrue, tes chevaux, tes bœufs et ton lit. Comment, gredin!...
LE COMPÈRE.
Je ne suis point un gredin.
L'HÔTE.
Et qui es-tu donc? Tu es dans la misère, tu ne sais où prendre de quoi ensemencer tes champs; ton propriétaire, las de te faire des avances, ne te veut plus rien donner. Tu viens à moi; cette femme intercède; cette maudite bavarde, qui est la cause de toutes les sottises de ma vie, me résout à te prêter; je te prête; tu promets de me rendre; tu me manques dix fois. Oh! je te promets, moi, que je ne te manquerai pas. Sors d'ici...
Jacques et son maître se préparaient à plaider pour ce pauvre diable; mais l'hôtesse, en posant le doigt sur sa bouche, leur fit signe de se taire.
L'HÔTE.
Sors d'ici.
LE COMPÈRE.
Compère, tout ce que vous dites est vrai; il l'est aussi que les huissiers sont chez moi, et que dans un moment nous serons réduits à la besace, ma fille, mon garçon et moi.
L'HÔTE.
C'est le sort que tu mérites. Qu'es-tu venu faire ici ce matin? Je quitte le remplissage de mon vin, je remonte de ma cave et je ne te trouve point. Sors d'ici, te dis-je.
LE COMPÈRE.
Compère, j'étais venu; j'ai craint la réception que vous me faites; je m'en suis retourné; et je m'en vais.
L'HÔTE.
Tu feras bien.
LE COMPÈRE.
Voilà donc ma pauvre Marguerite, qui est si sage et si jolie, qui s'en ira en condition à Paris!
L'HÔTE.
En condition à Paris! Tu en veux donc faire une malheureuse?
LE COMPÈRE.
Ce n'est pas moi qui le veux; c'est l'homme dur à qui je parle.
L'HÔTE.
Moi, un homme dur! Je ne le suis point: je ne le fus jamais; et tu le sais bien.
LE COMPÈRE.
Je ne suis plus en état de nourrir ma fille ni mon garçon; ma fille servira, mon garçon s'engagera.
L'HÔTE.
Et c'est moi qui en serais la cause! Cela ne sera pas. Tu es un cruel homme; tant que je vivrai tu seras mon supplice. Çà, voyons ce qu'il te faut.
LE COMPÈRE.
Il ne me faut rien. Je suis désolé de vous devoir, et je ne vous devrai de ma vie. Vous faites plus de mal par vos injures que de bien par vos services. Si j'avais de l'argent, je vous le jetterais au visage; mais je n'en ai point. Ma fille deviendra tout ce qu'il plaira à Dieu; mon garçon se fera tuer s'il le faut; moi, je mendierai, mais ce ne sera pas à votre porte. Plus, plus d'obligations à un vilain homme comme vous. Empochez bien l'argent de mes bœufs, de mes chevaux et de mes ustensiles: grand bien vous fasse. Vous êtes né pour faire des ingrats, et je ne veux pas l'être. Adieu.
L'HÔTE.
Ma femme, il s'en va; arrête-le donc.
L'HÔTESSE.
Allons, compère, avisons au moyen de vous secourir.
LE COMPÈRE.
Je ne veux point de ses secours, ils sont trop chers...
L'hôte répétait tout bas à sa femme: «Ne le laisse pas aller, arrête-le donc. Sa fille à Paris! son garçon à l'armée! lui à la porte de la paroisse! je ne saurais souffrir cela.»
Cependant sa femme faisait des efforts inutiles; le paysan, qui avait de l'âme, ne voulait rien accepter et se faisait tenir à quatre. L'hôte, les larmes aux yeux, s'adressait à Jacques et à son maître, et leur disait: «Messieurs, tâchez de le fléchir...» Jacques et son maître se mêlèrent de la partie; tous à la fois conjuraient le paysan. Si j'ai jamais vu...—Si vous avez jamais vu! Mais vous n'y étiez pas. Dites si l'on a jamais vu.—Eh bien! soit. Si l'on a jamais vu un homme confondu d'un refus, transporté qu'on voulût bien accepter son argent, c'était cet hôte, il embrassait sa femme, il embrassait son compère, il embrassait Jacques et son maître, il criait: Qu'on aille bien vite chasser de chez lui ces exécrables huissiers.
LE COMPÈRE.
Convenez aussi...
L'HÔTE.
Je conviens que je gâte tout; mais, compère, que veux-tu? Comme je suis, me voilà. Nature m'a fait l'homme le plus dur et le plus tendre; je ne sais ni accorder ni refuser.
LE COMPÈRE.
Ne pourriez-vous pas être autrement?
L'HÔTE.
Je suis à l'âge où l'on ne se corrige guère; mais si les premiers qui se sont adressés à moi m'avaient rabroué[32] comme tu as fait, peut-être en serais-je devenu meilleur. Compère, je te remercie de ta leçon, peut-être en profiterai-je... Ma femme, va vite, descends, et donne-lui ce qu'il lui faut. Que diable, marche donc, mordieu! marche donc; tu vas!... Ma femme, je te prie de te presser un peu et de ne le pas faire attendre; tu reviendras ensuite retrouver ces messieurs avec lesquels il me semble que tu te trouves bien...
[32] Rabrouer, vieux mot. Rudoyer, relever avec rudesse.
On lit dans le second volume de la Traduction de Lucien, par Perrot d'Ablancourt, Amsterdam, 1709: «Si l'on vous siffle, rabrouez les auditeurs.»
Ce d'Ablancourt, un peu rabroueur comme on sait, avait été choisi par Colbert pour écrire l'histoire de Louis XIV; mais le roi, ayant appris qu'il était protestant, dit: Je ne veux point d'un historien qui soit d'une autre religion que moi. (Br.)
La femme et le compère descendirent; l'hôte resta encore un moment; et lorsqu'il s'en fut allé, Jacques dit à son maître: «Voilà un singulier homme! Le ciel qui avait envoyé ce mauvais temps qui nous retient ici, parce qu'il voulait que vous entendissiez mes amours, que veut-il à présent?»
Le maître, en s'étendant dans son fauteuil, bâillant, frappant sur sa tabatière, répondit: Jacques, nous avons plus d'un jour à vivre ensemble, à moins que...
JACQUES.
C'est-à-dire que pour aujourd'hui le ciel veut que je me taise ou que ce soit l'hôtesse qui parle; c'est une bavarde qui ne demande pas mieux; qu'elle parle donc.
LE MAÎTRE.
Tu prends de l'humeur.
JACQUES.
C'est que j'aime à parler aussi.
LE MAÎTRE.
Ton tour viendra.
JACQUES.
Ou ne viendra pas[33].
[33] Ces mots ne sont pas à la copie de l'édition originale.
Je vous entends, lecteur; voilà, dites-vous, le vrai dénoûment du Bourru bienfaisant[34]. Je le pense. J'aurais introduit dans cette pièce, si j'en avais été l'auteur, un personnage qu'on aurait pris pour épisodique, et qui ne l'aurait point été. Ce personnage se serait montré quelquefois, et sa présence aurait été motivée. La première fois il serait venu demander grâce; mais la crainte d'un mauvais accueil l'aurait fait sortir avant l'arrivée de Géronte. Pressé par l'irruption des huissiers dans sa maison, il aurait eu la seconde fois le courage d'attendre Géronte; mais celui-ci aurait refusé de le voir. Enfin, je l'aurais amené au dénoûment, où il aurait fait exactement le rôle du paysan avec l'aubergiste; il aurait eu, comme le paysan, une fille qu'il allait placer chez une marchande de modes, un fils qu'il allait retirer des écoles pour entrer en condition; lui, il se serait déterminé à mendier jusqu'à ce qu'il se fût ennuyé de vivre. On aurait vu le Bourru bienfaisant aux pieds de cet homme; on aurait entendu le Bourru bienfaisant gourmandé comme il le méritait; il aurait été forcé de s'adresser à toute la famille qui l'aurait environné, pour fléchir son débiteur et le contraindre à accepter de nouveaux secours. Le Bourru bienfaisant aurait été puni; il aurait promis de se corriger: mais dans le moment même il serait revenu à son caractère, en s'impatientant contre les personnages en scène, qui se seraient fait des politesses pour rentrer dans la maison; il aurait dit brusquement: Que le diable emporte les cérém... Mais il se serait arrêté court au milieu du mot, et, d'un ton radouci, il aurait dit à ses nièces: «Allons, mes nièces; donnez-moi la main et passons.»—Et pour que ce personnage eût été lié au fond, vous en auriez fait un protégé du neveu de Géronte?—Fort bien!—Et ç'aurait été à la prière du neveu que l'oncle aurait prêté son argent?—À merveille!—Et ce prêt aurait été un grief de l'oncle contre son neveu?—C'est cela même.—Et le dénoûment de cette pièce agréable n'aurait pas été une répétition générale, avec toute la famille en corps, de ce qu'il a fait auparavant avec chacun d'eux en particulier?—Vous avez raison.—Et si je rencontre jamais M. Goldoni, je lui réciterai la scène de l'auberge.—Et vous ferez bien; il est plus habile homme qu'il ne faut pour en tirer bon parti.
[34] Le Bourru bienfaisant de Goldoni fut joué pour la première fois à Paris le 4 novembre 1771.
Nous aurons à parler ailleurs des relations de Diderot avec Goldoni et des accusations de plagiat dont Diderot eut à souffrir lorsqu'il fit jouer le Père de famille.
L'hôtesse remonta, toujours Nicole entre ses bras, et dit: «J'espère que vous aurez un bon dîner; le braconnier vient d'arriver; le garde du seigneur ne tardera pas...» Et, tout en parlant ainsi, elle prenait une chaise. La voilà assise, et son récit qui commence.
L'HÔTESSE.
Il faut se méfier des valets; les maîtres n'ont point de pires ennemis...
JACQUES.
Madame, vous ne savez pas ce que vous dites; il y en a de bons, il y en a de mauvais, et l'on compterait peut-être plus de bons valets que de bons maîtres.
LE MAÎTRE.
Jacques, vous ne vous observez pas; et vous commettez précisément la même indiscrétion qui vous a choqué.
JACQUES.
C'est que les maîtres...
LE MAÎTRE.
C'est que les valets...
Eh bien! lecteur, à quoi tient-il que je n'élève une violente querelle entre ces trois personnages? Que l'hôtesse ne soit prise par les épaules, et jetée hors de la chambre par Jacques; que Jacques ne soit pris par les épaules et chassé par son maître; que l'un ne s'en aille d'un côté, l'autre d'un autre; et que vous n'entendiez ni l'histoire de l'hôtesse, ni la suite des amours de Jacques? Rassurez-vous, je n'en ferai rien. L'hôtesse reprit donc:
Il faut convenir que s'il y a de bien méchants hommes, il y a de bien méchantes femmes.
JACQUES.
Et qu'il ne faut pas aller loin pour les trouver.
L'HÔTESSE.
De quoi vous mêlez-vous? Je suis femme, il me convient de dire des femmes tout ce qu'il me plaira; je n'ai que faire de votre approbation.
JACQUES.
Mon approbation en vaut bien une autre.
L'HÔTESSE.
Vous avez là, monsieur, un valet qui fait l'entendu et qui vous manque. J'ai des valets aussi, mais je voudrais bien qu'ils s'avisassent!...
LE MAÎTRE.
Jacques, taisez-vous, et laissez parler madame.
L'hôtesse, encouragée par ce propos de maître, se lève, entreprend Jacques, porte ses deux poings sur ses deux côtés, oublie qu'elle tient Nicole, la lâche, et voilà Nicole sur le carreau, froissée et se débattant dans son maillot, aboyant à tue-tête, l'hôtesse mêlant ses cris aux aboiements de Nicole, Jacques mêlant ses éclats de rire aux aboiements de Nicole et aux cris de l'hôtesse, et le maître de Jacques ouvrant sa tabatière, reniflant sa prise de tabac et ne pouvant s'empêcher de rire. Voilà toute l'hôtellerie en tumulte. «Nanon, Nanon, vite, vite, apportez la bouteille à l'eau-de-vie... Ma pauvre Nicole est morte... Démaillottez-la... Que vous êtes gauche!
—Je fais de mon mieux.
—Comme elle crie! Otez-vous de là, laissez-moi faire... Elle est morte!... Ris bien, grand nigaud; il y a, en effet, de quoi rire... Ma pauvre Nicole est morte!
—Non, madame, non, je crois qu'elle en reviendra, la voilà qui remue.»
Et Nanon, de frotter d'eau-de-vie le nez de la chienne, et de lui en faire avaler; et l'hôtesse de se lamenter, de se déchaîner contre les valets impertinents; et Nanon, de dire: «Tenez, madame, elle ouvre les yeux; la voilà qui vous regarde.
—La pauvre bête, comme cela parle! qui n'en serait touché?
—Madame, caressez-la donc un peu; répondez-lui donc quelque chose.
—Viens, ma pauvre Nicole; crie, mon enfant, crie si cela peut te soulager. Il y a un sort pour les bêtes comme pour les gens; il envoie le bonheur à des fainéants hargneux, braillards et gourmands, le malheur à une autre qui sera la meilleure créature du monde.
—Madame a bien raison, il n'y a point de justice ici-bas.
—Taisez-vous, remmaillottez-la, portez-la sous mon oreiller, et songez qu'au moindre cri qu'elle fera, je m'en prends à vous. Viens, pauvre bête, que je t'embrasse encore une fois avant qu'on t'emporte. Approchez-la donc, sotte que vous êtes... Ces chiens, cela est si bon; cela vaut mieux...
JACQUES.
Que père, mère, frères, sœurs, enfants, valets, époux...
L'HÔTESSE.
Mais oui, ne pensez pas rire, cela est innocent, cela vous est fidèle, cela ne vous fait jamais de mal, au lieu que le reste...
JACQUES.
Vivent les chiens! il n'y a rien de plus parfait sous le ciel.
L'HÔTESSE.
S'il y a quelque chose de plus parfait, du moins ce n'est pas l'homme. Je voudrais bien que vous connussiez celui du meunier, c'est l'amoureux de ma Nicole; il n'y en a pas un parmi vous, tous tant que vous êtes, qu'il ne fît rougir de honte. Il vient, dès la pointe du jour, de plus d'une lieue; il se plante devant cette fenêtre; ce sont des soupirs, et des soupirs à faire pitié. Quelque temps qu'il fasse, il reste; la pluie lui tombe sur le corps; son corps s'enfonce dans le sable; à peine lui voit-on les oreilles et le bout du nez. En feriez-vous autant pour la femme que vous aimeriez le plus?
LE MAÎTRE.
Cela est très-galant.
JACQUES.
Mais aussi où est la femme aussi digne de ces soins que votre Nicole?...
La passion de l'hôtesse pour les bêtes n'était pourtant pas sa passion dominante, comme on pourrait l'imaginer; c'était celle de parler. Plus on avait de plaisir et de patience à l'écouter, plus on avait de mérite; aussi ne se fit-elle pas prier pour reprendre l'histoire interrompue du mariage singulier; elle y mit seulement pour condition que Jacques se tairait. Le maître promit du silence pour Jacques. Jacques s'étala nonchalamment dans un coin, les yeux fermés, son bonnet renfoncé sur ses oreilles et le dos à demi tourné à l'hôtesse. Le maître toussa, cracha, se moucha, tira sa montre, vit l'heure qu'il était, tira sa tabatière, frappa sur le couvercle, prit sa prise de tabac; et l'hôtesse se mit en devoir de goûter le plaisir délicieux de pérorer.
L'hôtesse allait débuter, lorsqu'elle entendit sa chienne crier.
Nanon, voyez donc à cette pauvre bête... Cela me trouble, je ne sais plus où j'en étais.
JACQUES.
Vous n'avez encore rien dit.
L'HÔTESSE.
Ces deux hommes avec lesquels j'étais en querelle pour ma pauvre Nicole, lorsque vous êtes arrivé, monsieur...
JACQUES.
Dites messieurs.
L'HÔTESSE.
Et pourquoi?
JACQUES.
C'est qu'on nous a traités jusqu'à présent avec cette politesse, et que j'y suis fait. Mon maître m'appelle Jacques, les autres, monsieur Jacques.
L'HÔTESSE.
Je ne vous appelle ni Jacques, ni monsieur Jacques, je ne vous parle pas... (Madame?—Qu'est-ce?—La carte du numéro cinq.—Voyez sur le coin de la cheminée.) Ces deux hommes sont bons gentilshommes; ils viennent de Paris et s'en vont à la terre du plus âgé.
JACQUES.
Qui sait cela?
L'HÔTESSE.
Eux, qui le disent.
JACQUES.
Belle raison!...
Le maître fit un signe à l'hôtesse, sur lequel elle comprit que Jacques avait la cervelle brouillée. L'hôtesse répondit au signe du maître par un mouvement compatissant des épaules, et ajouta: À son âge! Cela est très-fâcheux.
JACQUES.
Très-fâcheux de ne savoir jamais où l'on va.
L'HÔTESSE.
Le plus âgé des deux s'appelle le marquis des Arcis. C'était un homme de plaisir, très-aimable, croyant peu à la vertu des femmes.
JACQUES.
Il avait raison.
L'HÔTESSE.
Monsieur Jacques, vous m'interrompez.
JACQUES.
Madame l'hôtesse du Grand-Cerf, je ne vous parle pas.
L'HÔTESSE.
M. le marquis en trouva pourtant une assez bizarre pour lui tenir rigueur. Elle s'appelait Mme de La Pommeraye. C'était une veuve qui avait des mœurs, de la naissance, de la fortune et de la hauteur. M. des Arcis rompit avec toutes ses connaissances, s'attacha uniquement à Mme de La Pommeraye, lui fit sa cour avec la plus grande assiduité, tâcha par tous les sacrifices imaginables de lui prouver qu'il l'aimait, lui proposa même de l'épouser; mais cette femme avait été si malheureuse avec un premier mari, qu'elle... (Madame?—Qu'est-ce?—La clef du coffre à l'avoine?—Voyez au clou, et si elle n'y est pas, voyez au coffre.) qu'elle aurait mieux aimé s'exposer à toutes sortes de malheurs qu'au danger d'un second mariage.
JACQUES.
Ah! si cela avait été écrit là-haut!
L'HÔTESSE.
Cette femme vivait très-retirée. Le marquis était un ancien ami de son mari; elle l'avait reçu, et elle continuait de le recevoir. Si on lui pardonnait son goût efféminé pour la galanterie, c'était ce qu'on appelle un homme d'honneur. La poursuite constante du marquis, secondée de ses qualités personnelles, de sa jeunesse, de sa figure, des apparences de la passion la plus vraie, de la solitude, du penchant à la tendresse, en un mot, de tout ce qui nous livre à la séduction des hommes... (Madame?—Qu'est-ce?—C'est le courrier.—Mettez-le à la chambre verte, et servez-le à l'ordinaire.) eut son effet, et Mme de La Pommeraye, après avoir lutté plusieurs mois contre le marquis, contre elle-même, exigé selon l'usage les serments les plus solennels, rendit heureux le marquis, qui aurait joui du sort le plus doux, s'il avait pu conserver pour sa maîtresse les sentiments qu'il avait jurés et qu'on avait pour lui. Tenez, monsieur, il n'y a que les femmes qui sachent aimer; les hommes n'y entendent rien... (Madame?—Qu'est-ce?—Le Frère-Quêteur.—Donnez-lui douze sous pour ces messieurs qui sont ici, six sous pour moi, et qu'il aille dans les autres chambres.) Au bout de quelques années, le marquis commença à trouver la vie de Mme de La Pommeraye trop unie. Il lui proposa de se répandre dans la société: elle y consentit; à recevoir quelques femmes et quelques hommes: et elle y consentit; à avoir un dîner-souper: et elle y consentit. Peu à peu il passa un jour, deux jours sans la voir; peu à peu il manqua au dîner-souper qu'il avait arrangé; peu à peu il abrégea ses visites; il eut des affaires qui l'appelaient: lorsqu'il arrivait, il disait un mot, s'étalait dans un fauteuil, prenait une brochure, la jetait, parlait à son chien ou s'endormait. Le soir, sa santé, qui devenait misérable, voulait qu'il se retirât de bonne heure: c'était l'avis de Tronchin. «C'est un grand homme que Tronchin[35]! Ma foi! je ne doute pas qu'il ne tire d'affaire notre amie dont les autres désespéraient.» Et tout en parlant ainsi, il prenait sa canne et son chapeau et s'en allait, oubliant quelquefois de l'embrasser. Mme de La Pommeraye... (Madame?—Qu'est-ce?—Le tonnelier.—Qu'il descende à la cave, et qu'il visite les deux pièces de vin.) Mme de La Pommeraye pressentit qu'elle n'était plus aimée; il fallut s'en assurer, et voici comment elle s'y prit... (Madame?—J'y vais, j'y vais.)
[35] Nous empruntons à l'Histoire de la Vie et des Ouvrages de J.-J. Rousseau, par M. V.-D. Musset-Pathay, Paris, 1821, t. II, p. 320, une partie des renseignements que nous avons à donner sur ce médecin célèbre.
Tronchin (Théodore), né à Genève en 1709, d'une ancienne famille originaire d'Avignon, mourut à Paris en 1781. Élève distingué de Boerhaave, il se fit bientôt une grande réputation. L'énumération de ses titres nous prendrait trop d'espace. Il n'évita pas l'accusation de charlatanisme malgré son habileté. Voici une anecdote qui le prouve:
«Ses ordonnances étaient toutes savonnées. Comme il les prodiguait pour toutes sortes d'infirmités, il passait pour un charlatan. Le comte de Ch***, s'étant rendu à Genève exprès pour y consulter ce médecin renommé, communiqua l'ordonnance qu'il venait de recevoir à plusieurs malades, qui, l'ayant confrontée avec la leur, y trouvèrent tous du savon; ce qui fit dire que, si sa blanchisseuse le savait, elle intenterait un procès au docteur.»
Ce qui peut excuser Tronchin, c'est son expérience; il avait remarqué que beaucoup de malades ne croient au savoir du médecin qu'en raison des remèdes: s'il n'ordonne rien, c'est un ignare à leurs yeux. C'est encore aujourd'hui comme de son temps, et nos plus célèbres médecins sont obligés de prescrire des tisanes. Tronchin disait à ses amis qu'il fallait oser ne rien faire. (Br.)
L'hôtesse, fatiguée de ces interruptions, descendit, et prit apparemment les moyens de les faire cesser.
L'HÔTESSE.
Un jour, après dîner, elle dit au marquis: «Mon ami, vous rêvez.
—Vous rêvez aussi, marquise.
—Il est vrai, et même assez tristement.
—Qu'avez-vous?
—Rien.
—Cela n'est pas vrai. Allons, marquise, dit-il en bâillant, racontez-moi cela; cela vous désennuiera et moi.
—Est-ce que vous vous ennuyez?
—Non; c'est qu'il y a des jours...
—Où l'on s'ennuie.
—Vous vous trompez, mon amie; je vous jure que vous vous trompez: c'est qu'en effet il y a des jours... On ne sait à quoi cela tient.
—Mon ami, il y a longtemps que je suis tentée de vous faire une confidence; mais je crains de vous affliger.
—Vous pourriez m'affliger, vous?
—Peut-être; mais le ciel m'est témoin de mon innocence...» (Madame? Madame? Madame?—Pour qui et pour quoi que ce soit, je tous ai défendu de m'appeler; appelez mon mari.—Il est absent.) Messieurs, je vous demande pardon, je suis à vous dans un moment.
Voilà l'hôtesse descendue, remontée et reprenant son récit:
«... Cela s'est fait sans mon consentement, à mon insu, par une malédiction à laquelle toute l'espèce humaine est apparemment assujettie, puisque moi, moi-même, je n'y ai pas échappé.
—Ah! c'est de vous... Et avoir peur!... De quoi s'agit-il?
—Marquis, il s'agit... Je suis désolée; je vais vous désoler, et, tout bien considéré, il vaut mieux que je me taise.
—Non, mon amie, parlez; auriez-vous au fond de votre cœur un secret pour moi? La première de nos conventions ne fut-elle pas que nos âmes s'ouvriraient l'une à l'autre sans réserve?
—Il est vrai, et voilà ce qui me pèse; c'est un reproche qui met le comble à un beaucoup plus important que je me fais. Est-ce que vous ne vous apercevez pas que je n'ai plus la même gaieté? J'ai perdu l'appétit; je ne bois et je ne mange que par raison; je ne saurais dormir. Nos sociétés les plus intimes me déplaisent. La nuit, je m'interroge et je me dis: Est-ce qu'il est moins aimable? Non. Auriez-vous à lui reprocher quelques liaisons suspectes? Non. Est-ce que sa tendresse pour vous est diminuée? Non. Pourquoi, votre ami étant le même, votre cœur est-il donc changé? car il l'est: vous ne pouvez vous le cacher; vous ne l'attendez plus avec la même impatience; vous n'avez plus le même plaisir à le voir; cette inquiétude quand il tardait à revenir; cette douce émotion au bruit de sa voiture, quand on l'annonçait, quand il paraissait, vous ne l'éprouvez plus.
—Comment, madame!»
Alors la marquise de La Pommeraye se couvrit les yeux de ses mains, pencha la tête et se tut un moment, après lequel elle ajouta: «Marquis, je me suis attendue à tout votre étonnement, à toutes les choses amères que vous m'allez dire. Marquis! épargnez-moi... Non, ne m'épargnez pas, dites-les-moi; je les écouterai avec résignation, parce que je les mérite. Oui, mon cher marquis, il est vrai... Oui, je suis... Mais, n'est-ce pas un assez grand malheur que la chose soit arrivée, sans y ajouter encore la honte, le mépris d'être fausse, en vous le dissimulant? Vous êtes le même, mais votre amie est changée; votre amie vous révère, vous estime autant et plus que jamais; mais... mais une femme accoutumée comme elle à examiner de près ce qui se passe dans les replis les plus secrets de son âme et à ne s'en imposer sur rien, ne peut se cacher que l'amour en est sorti. La découverte est affreuse, mais elle n'en est pas moins réelle. La marquise de La Pommeraye, moi, moi, inconstante! légère!... Marquis, entrez en fureur, cherchez les noms les plus odieux, je me les suis donnés d'avance; donnez-les-moi, je suis prête à les accepter tous,... tous, excepté celui de femme fausse, que vous m'épargnerez, je l'espère, car en vérité je ne le suis pas... (Ma femme?—Qu'est-ce?—Rien.—On n'a pas un moment de repos dans cette maison, même les jours qu'on n'a presque point de monde et que l'on croit n'avoir rien à faire. Qu'une femme de mon état est à plaindre, surtout avec une bête de mari!) Cela dit, Mme de La Pommeraye se renversa sur son fauteuil et se mit à pleurer. Le marquis se précipita à ses genoux, et lui dit: «Vous êtes une femme charmante, une femme adorable, une femme comme il n'y en a point. Votre franchise, votre honnêteté me confond et devrait me faire mourir de honte. Ah! quelle supériorité ce moment vous donne sur moi! Que je vous vois grande et que je me trouve petit! c'est vous qui avez parlé la première, et c'est moi qui fus coupable le premier. Mon amie, votre sincérité m'entraîne; je serais un monstre si elle ne m'entraînait pas, et je vous avouerai que l'histoire de votre cœur est mot à mot l'histoire du mien. Tout ce que vous vous êtes dit, je me le suis dit; mais je me taisais, je souffrais, et je ne sais quand j'aurais eu le courage de parler.
—Vrai, mon ami?
—Rien de plus vrai; et il ne nous reste qu'à nous féliciter réciproquement d'avoir perdu en même temps le sentiment fragile et trompeur qui nous unissait.
—En effet, quel malheur que mon amour eût duré lorsque le vôtre aurait cessé!
—Ou que ce fût en moi qu'il eût cessé le premier.
—Vous avez raison, je le sens.
—Jamais vous ne m'avez paru aussi aimable, aussi belle que dans ce moment; et si l'expérience du passé ne m'avait rendu circonspect, je croirais vous aimer plus que jamais.» Et le marquis en lui parlant ainsi lui prenait les mains, et les lui baisait... (Ma femme?—Qu'est-ce?—Le marchand de paille.—Vois sur le registre.—Et le registre?... reste, reste, je l'ai.) Mme de La Pommeraye renfermant en elle-même le dépit mortel dont elle était déchirée, reprit la parole et dit au marquis: «Mais, marquis, qu'allons-nous devenir?
—Nous ne nous en sommes imposé ni l'un ni l'autre; vous avez droit à toute mon estime; je ne crois pas avoir entièrement perdu le droit que j'avais à la vôtre: nous continuerons de nous voir, nous nous livrerons à la confiance de la plus tendre amitié. Nous nous serons épargné tous ces ennuis, toutes ces petites perfidies, tous ces reproches, toute cette humeur, qui accompagnent communément les passions qui finissent; nous serons uniques dans notre espèce. Vous recouvrerez toute votre liberté, vous me rendrez la mienne; nous voyagerons dans le monde; je serai le confident de vos conquêtes; je ne vous cèlerai rien des miennes, si j'en fais quelques-unes, ce dont je doute fort, car vous m'avez rendu difficile. Cela sera délicieux! Vous m'aiderez de vos conseils, je ne vous refuserai pas les miens dans les circonstances périlleuses où vous croirez en avoir besoin. Qui sait ce qui peut arriver?»
JACQUES.
Personne.
L'HÔTESSE.
«Il est très-vraisemblable que plus j'irai, plus vous gagnerez aux comparaisons, et que je vous reviendrai plus passionné, plus tendre, plus convaincu que jamais que Mme de La Pommeraye était la seule femme faite pour mon bonheur; et après ce retour, il y a tout à parier que je vous resterai jusqu'à la fin de ma vie.
—S'il arrivait qu'à votre retour vous ne me trouvassiez plus? car enfin, marquis, on n'est pas toujours juste; et il ne serait pas impossible que je ne me prisse de goût, de fantaisie, de passion même pour un autre qui ne vous vaudrait pas.
—J'en serais assurément désolé; mais je n'aurais point à me plaindre; je ne m'en prendrais qu'au sort qui nous aurait séparés lorsque nous étions unis, et qui nous rapprocherait lorsque nous ne pourrions plus l'être...»
Après cette conversation, ils se mirent à moraliser sur l'inconstance du cœur humain, sur la frivolité des serments, sur les liens du mariage... (Madame?—Qu'est-ce?—Le coche..) Messieurs, dit l'hôtesse, il faut que je vous quitte. Ce soir, lorsque toutes mes affaires seront faites, je reviendrai, et je vous achèverai cette aventure, si vous en êtes curieux... (Madame?... Ma femme?... Notre hôtesse?...—On y va, on y va.)
L'hôtesse partie, le maître dit à son valet: Jacques, as-tu remarqué une chose?
JACQUES.
Quelle?
LE MAÎTRE.
C'est que cette femme raconte beaucoup mieux qu'il ne convient à une femme d'auberge.
JACQUES.
Il est vrai. Les fréquentes interruptions des gens de cette maison m'ont impatienté plusieurs fois.
LE MAÎTRE.
Et moi aussi.
Et vous, lecteur, parlez sans dissimulation; car vous voyez que nous sommes en beau train de franchise; voulez-vous que nous laissions là cette élégante et prolixe bavarde d'hôtesse, et que nous reprenions les amours de Jacques? Pour moi je ne tiens à rien. Lorsque cette femme remontera, Jacques le bavard ne demande pas mieux que de reprendre son rôle, et de lui fermer la porte au nez; il en sera quitte pour lui dire par le trou de la serrure: «Bonsoir, madame; mon maître dort; je vais me coucher: il faut remettre le reste à notre passage.»
«Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d'un rocher qui tombait en poussière; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n'est pas un instant le même; tout passait en eux et autour d'eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. Ô enfants! toujours enfants!...» Je ne sais de qui sont ces réflexions, de Jacques, de son maître ou de moi; il est certain qu'elles sont de l'un des trois, et qu'elles furent précédées et suivies de beaucoup d'autres qui nous auraient menés, Jacques, son maître et moi, jusqu'au souper, jusqu'après le souper, jusqu'au retour de l'hôtesse, si Jacques n'eût dit à son maître: Tenez, monsieur, toutes ces grandes sentences que vous venez de débiter à propos de botte, ne valent pas une vieille fable des écraignes[36] de mon village.
LE MAÎTRE.
Et quelle est cette fable?
[36] Écraignes ou Escraignes, vieux mot; veillées de village.
Voici l'étymologie que donne à ce mot le Seigneur des Accords dans ses Escraignes dijonnoises, Paris, 1588, et à la suite des Bigarrures et Touches, Paris, 1662.
«La nécessité, dit-il, ceste mère des arts, a appris à de pauvres vignerons, qui n'ont pas le moyen d'acheter du bois pour se deffendre de l'injure de l'hyver, ceste invention de faire en quelque rüe escartée un taudis ou bastiment, composé de plusieurs perches fichées en terre en forme ronde, repliées par le dessus et à la sommité; en telle sorte, qu'elles representent la testière d'un chapeau, lequel après on recouvre de force motes, gazon et fumier, si bien lié et meslé que l'eau ne le peut pénétrer. Là, ordinairement les après-soupées, s'assemblent les plus belles filles de ces vignerons avec leurs quenoüilles et autres ouvrages, et y font la veillée jusques à la minuict: dont elles retirent ceste commodité, que, tour à tour, portant une petite lampe pour s'esclairer et une trape de feu pour eschauffer la place, elles espargnent beaucoup, et travaillent autant de nuict que de jour pour aider à gaigner leur vie, et sont bien deffendües du froid. Quelquefois, s'il fait beau temps, elles vont d'escraigne à autre se visiter, et là font des demandes les unes aux autres. Il a convenu faire ceste description parce que l'architecture ne se trouvera pas en Vitruve ni en Du Cerceau, et semble plutost que ce soit quelque ouvrage d'arondelle (hirondelle) que autrement. Chacun an après l'hyver on la rompt, et au commencement de l'autre hyver on la rebastist. L'on l'appelle une escraigne par dérivation du mot d'escrin qui vaut autant à dire comme un petit coffre: combien que d'autres le dérivent de ce mot latin, scrinium, ce qui est fort vray semblable, d'autant qu'à telles assemblées de filles se trouve une infinité de jeunes varlots et amoureux, que l'on appelle autrement des voüeurs, qui y vont pour descouvrir le secret de leurs pensées à leurs amoureuses.»
Les Bigarrures et Touches du Seigneur des Accords, l'un des ouvrages les plus originaux du temps, contiennent une foule de contes et de facéties dans le genre de la fable du Coutelet. On a longtemps ignoré le vrai nom de l'auteur: il l'avait cependant révélé par un moyen aussi ingénieux que peu ordinaire. En effet, en réunissant les premières lettres des vingt-deux chapitres dont se compose l'édition de 1572, on trouve ces mots:
estienne tabourot m'a fait.
C'est à tort que quelques biographes ont avancé que Tabourot (Estienne) était né à Langres, pays de Diderot; il naquit en 1547 à Dijon, où il devint avocat au parlement ou procureur du roi; il y mourut en 1590. Ce qui donna lieu à cette méprise, c'est que son oncle Tabourot (Jehan), connu par son Orchésographie, ou Traicté par lequel toutes personnes peuvent facilement apprendre et practiquer l'honneste exercice des dances (Langres, 1589, in-4º), était chanoine et official de Langres, où il mourut en 1596. (Br.)
JACQUES.
C'est la fable de la Gaîne et du Coutelet. Un jour la Gaîne et le Coutelet se prirent de querelle; le Coutelet dit à la Gaîne: «Gaîne, ma mie, vous êtes une friponne, car tous les jours vous recevez de nouveaux Coutelets... La Gaîne répondit au Coutelet: Mon ami Coutelet, vous êtes un fripon, car tous les jours vous changez de Gaîne... Gaîne, ce n'est pas là ce que vous m'avez promis... Coutelet, vous m'avez trompée le premier...» Ce débat s'était élevé à table; Cil[37] qui était assis entre la Gaîne et le Coutelet, prit la parole et leur dit: «Vous, Gaîne, et vous, Coutelet, vous fîtes bien de changer, puisque changement vous duisait[38]; mais vous eûtes tort de vous promettre que vous ne changeriez pas. Coutelet, ne voyais-tu pas que Dieu te fit pour aller à plusieurs Gaînes; et toi, Gaîne, pour recevoir plus d'un Coutelet? Vous regardiez comme fous certains Coutelets qui faisaient vœu de se passer à forfait de Gaînes, et comme folles certaines Gaînes qui faisaient vœu de se fermer pour tout Coutelet: et vous ne pensiez pas que vous étiez presque aussi fous lorsque vous juriez, toi, Gaîne, de t'en tenir à un seul Coutelet; toi, Coutelet, de t'en tenir à une seule Gaîne.»
[37] Celui.
[38] Duire, vieux mot; plaire, convenir.
Je vous donne avec grand plaisir
De trois présents un à choisir,
La belle, c'est à vous de prendre
Celui des trois qui plus vous duit.
Les voici, sans vous faire attendre:
Bon jour, bon soir et bonne nuit.
Sarrasin, Œuvres. Paris, 1685. (Br.)
Ici le maître dit à Jacques: Ta fable n'est pas trop morale; mais elle est gaie. Tu ne sais pas la singulière idée qui me passe par la tête. Je te marie avec notre hôtesse; et je cherche comment un mari aurait fait, lorsqu'il aime à parler, avec une femme qui ne déparle pas.
JACQUES.
Comme j'ai fait les douze premières années de ma vie, que j'ai passées chez mon grand-père et ma grand'mère.
LE MAÎTRE.
Comment s'appelaient-ils? Quelle était leur profession?
JACQUES.
Ils étaient brocanteurs. Mon grand-père Jason eut plusieurs enfants. Toute la famille était sérieuse; ils se levaient, ils s'habillaient, ils allaient à leurs affaires; ils revenaient, ils dînaient, ils retournaient sans avoir dit un mot. Le soir, ils se jetaient sur des chaises; la mère et les filles filaient, cousaient, tricotaient sans mot dire; les garçons se reposaient; le père lisait l'Ancien Testament.
LE MAÎTRE.
Et toi, que faisais-tu?
JACQUES.
Je courais dans la chambre avec un bâillon.
LE MAÎTRE.
Avec un bâillon!
JACQUES.
Oui, avec un bâillon; et c'est à ce maudit bâillon que je dois la rage de parler. La semaine se passait quelquefois sans qu'on eût ouvert la bouche dans la maison des Jason. Pendant toute sa vie, qui fut longue, ma grand'mère n'avait dit que chapeau à vendre, et mon grand-père, qu'on voyait dans les inventaires, droit, les mains sous sa redingote, n'avait dit qu'un sou. Il y avait des jours où il était tenté de ne pas croire à la Bible.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi?
JACQUES.
À cause des redites, qu'il regardait comme un bavardage indigne de l'Esprit-Saint. Il disait que les rediseurs sont des sots, qui prennent ceux qui les écoutent pour des sots.
LE MAÎTRE.
Jacques, si pour te dédommager du long silence que tu as gardé pendant les douze années du bâillon chez ton grand-père et pendant que l'hôtesse a parlé...
JACQUES.
Je reprenais l'histoire de mes amours?
LE MAÎTRE.
Non; mais une autre sur laquelle tu m'as laissé, celle du camarade de ton capitaine.
JACQUES.
Oh! mon maître, la cruelle mémoire que vous avez!
LE MAÎTRE.
Mon Jacques, mon petit Jacques...
JACQUES.
De quoi riez-vous?
LE MAÎTRE.
De ce qui me fera rire plus d'une fois; c'est de te voir dans ta jeunesse chez ton grand-père avec le bâillon.
JACQUES.
Ma grand'mère me l'ôtait lorsqu'il n'y avait plus personne; et lorsque mon grand-père s'en apercevait, il n'en était pas plus content; il lui disait: Continuez, et cet enfant sera le plus effréné bavard qui ait encore existé. Sa prédiction s'est accomplie.
LE MAÎTRE.
Allons, mon Jacques, mon petit Jacques, l'histoire du camarade de ton capitaine.
JACQUES.
Je ne m'y refuserai pas; mais vous ne la croirez point.
LE MAÎTRE.
Elle est donc bien merveilleuse!
JACQUES.
Non, c'est qu'elle est déjà arrivée à un autre, à un militaire français, appelé, je crois, monsieur de Guerchy[39].