Jacques le fataliste et son maître
[46] Les prémontrés doivent leur nom à un vallon où saint Norbert, fondateur de leur ordre, se retira en 1120. Ce ne fut qu'en 1584, quatre cent cinquante ans après la mort de Norbert, que le pape Grégoire XIII lui fit prendre place dans le catalogue des saints. (Br.)
LE MAÎTRE.
De prémontré? Je lui en sais gré. Ils sont blancs comme des cygnes, et saint Norbert qui les fonda n'omit qu'une chose dans ses conditions...
LE MARQUIS DES ARCIS.
D'assigner un vis-à-vis à chacun de ses religieux.
LE MAÎTRE.
Si ce n'était pas l'usage des amours d'aller tout nus[47], ils se déguiseraient en prémontrés. Il règne dans cet ordre une politique singulière. On vous permet la duchesse, la marquise, la comtesse, la présidente, la conseillère, même la financière, mais point la bourgeoise; quelque jolie que soit la marchande, vous verrez rarement un prémontré dans une boutique.
[47] Les prémontrés portaient l'habit blanc, tout en laine, et point de linge. (Br.)
LE MARQUIS DES ARCIS.
C'est ce que Richard m'avait dit. Richard aurait fait ses vœux après deux ans de noviciat, si ses parents ne s'y étaient opposés. Son père exigea qu'il rentrerait dans la maison, et que là il lui serait permis d'éprouver sa vocation, en observant toutes les règles de la vie monastique pendant une année: traité qui fut fidèlement rempli de part et d'autre. L'année d'épreuve, sous les yeux de sa famille, écoulée, Richard demanda à faire ses vœux. Son père lui répondit: «Je vous ai accordé une année pour prendre une dernière résolution, j'espère que vous ne m'en refuserez pas une pour la même chose; je consens seulement que vous alliez la passer où il vous plaira[48]. En attendant la fin de ce second délai, l'abbé de l'ordre se l'attacha. C'est dans cet intervalle qu'il fut impliqué dans une des aventures qui n'arrivent que dans les couvents. Il y avait alors à la tête d'une des maisons de l'ordre un supérieur d'un caractère extraordinaire: il s'appelait le père Hudson. Le père Hudson avait la figure la plus intéressante: un grand front, un visage ovale, un nez aquilin, de grands yeux bleus, de belles joues larges, une belle bouche, de belles dents, le souris le plus fin, une tête couverte d'une forêt de cheveux blancs, qui ajoutaient la dignité à l'intérêt de sa figure; de l'esprit, des connaissances, de la gaieté, le maintien et le propos le plus honnête, l'amour de l'ordre, celui du travail; mais les passions les plus fougueuses, mais le goût le plus effréné des plaisirs et des femmes, mais le génie de l'intrigue porté au dernier point, mais les mœurs les plus dissolues, mais le despotisme le plus absolu dans sa maison. Lorsqu'on lui en donna l'administration, elle était infectée d'un jansénisme ignorant; les études s'y faisaient mal, les affaires temporelles étaient en désordre, les devoirs religieux y étaient tombés en désuétude, les offices divins s'y célébraient avec indécence, les logements superflus y étaient occupés par des pensionnaires dissolus. Le père Hudson convertit ou éloigna les jansénistes, présida lui-même aux études, rétablit le temporel, remit la règle en vigueur, expulsa les pensionnaires scandaleux, introduisit dans la célébration des offices la régularité et la bienséance, et fit de sa communauté une des plus édifiantes. Mais cette austérité à laquelle il assujettissait les autres, lui, s'en dispensait; ce joug de fer sous lequel il tenait ses subalternes, il n'était pas assez dupe pour le partager; aussi étaient-ils animés contre le père Hudson d'une fureur renfermée qui n'en était que plus violente et plus dangereuse. Chacun était son ennemi et son espion; chacun s'occupait, en secret, à percer les ténèbres de sa conduite; chacun tenait un état séparé de ses désordres cachés; chacun avait résolu de le perdre; il ne faisait pas une démarche qui ne fût suivie; ses intrigues étaient à peine nouées, qu'elles étaient connues.
[48] Voir un fait analogue dans la Religieuse, t. V, p. 88.
L'abbé de l'ordre avait une maison attenante au monastère. Cette maison avait deux portes, l'une qui s'ouvrait dans la rue, l'autre dans le cloître; Hudson en avait forcé les serrures; l'abbatiale était devenue le réduit de ses scènes nocturnes, et le lit de l'abbé celui de ses plaisirs. C'était par la porte de la rue, lorsque la nuit était avancée, qu'il introduisait lui-même, dans les appartements de l'abbé, des femmes de toutes les conditions: c'était là qu'on faisait des soupers délicats. Hudson avait un confessionnal, et il avait corrompu toutes celles d'entre ses pénitentes qui en valaient la peine. Parmi ces pénitentes il y avait une petite confiseuse qui faisait bruit dans le quartier, par sa coquetterie et ses charmes; Hudson, qui ne pouvait fréquenter chez elle, l'enferma dans son sérail. Cette espèce de rapt ne se fit pas sans donner des soupçons aux parents et à l'époux. Ils lui rendirent visite. Hudson les reçut avec un air consterné. Comme ces bonnes gens étaient en train de lui exposer leur chagrin, la cloche sonne; c'était à six heures du soir: Hudson leur impose silence, ôte son chapeau, se lève, fait un grand signe de croix, et dit d'un ton affectueux et pénétré: Angelus Domini nuntiavit Mariæ... Et voilà le père de la confiseuse et ses frères honteux de leur soupçon, qui disaient, en descendant l'escalier, à l'époux: «Mon fils, vous êtes un sot... Mon frère, n'avez-vous point de honte? Un homme qui dit l'Angelus, un saint!»
Un soir, en hiver, qu'il s'en retournait à son couvent, il fut attaqué par une de ces créatures qui sollicitent les passants; elle lui paraît jolie: il la suit; à peine est-il entré, que le guet survient. Cette aventure en aurait perdu un autre; mais Hudson était homme de tête, et cet accident lui concilia la bienveillance et la protection du magistrat de police. Conduit en sa présence, voici comme il lui parla: «Je m'appelle Hudson, je suis le supérieur de ma maison. Quand j'y suis entré tout était en désordre; il n'y avait ni science, ni discipline, ni mœurs; le spirituel y était négligé jusqu'au scandale; le dégât du temporel menaçait la maison d'une ruine prochaine. J'ai tout rétabli; mais je suis homme, et j'ai mieux aimé m'adresser à une femme corrompue, que de m'adresser à une honnête femme. Vous pouvez à présent disposer de moi comme il vous plaira...» Le magistrat lui recommanda d'être plus circonspect à l'avenir, lui promit le secret sur cette aventure, et lui témoigna le désir de le connaître plus intimement.
Cependant les ennemis dont il était environné avaient, chacun de leur côté, envoyé au général de l'ordre des mémoires, où ce qu'ils savaient de la mauvaise conduite d'Hudson était exposé. La confrontation de ces mémoires en augmentait la force. Le général était janséniste, et par conséquent disposé à tirer vengeance de l'espèce de persécution qu'Hudson avait exercée contre les adhérents à ses opinions. Il aurait été enchanté d'étendre le reproche des mœurs corrompues d'un seul défenseur de la bulle et de la morale relâchée sur la secte entière. En conséquence il remit les différents mémoires des faits et gestes d'Hudson entre les mains de deux commissaires qu'il dépêcha secrètement, avec ordre de procéder à leur vérification et de la constater juridiquement; leur enjoignant surtout de mettre à la conduite de cette affaire la plus grande circonspection, le seul moyen d'accabler subitement le coupable, et de le soustraire à la protection de la cour et du Mirepoix[49], aux yeux duquel le jansénisme était le plus grand de tous les crimes, et la soumission à la bulle Unigenitus, la première des vertus. Richard, mon secrétaire, fut un des deux commissaires.
[49] Boyer, évêque de Mirepoix, fut l'un des plus acharnés ennemis des jansénistes. Il avait été précepteur du Dauphin, père de Louis XV, et tenait depuis la mort de Fleury la feuille des bénéfices, ce qui lui donnait une grande puissance.
Voilà ces deux hommes partis du noviciat, installés dans la maison d'Hudson, et procédant sourdement aux informations. Ils eurent bientôt recueilli une liste de plus de forfaits qu'il n'en fallait pour mettre cinquante moines dans l'in pace. Leur séjour avait été long, mais leur menée si adroite qu'il n'en était rien transpiré. Hudson, tout fin qu'il était, touchait au moment de sa perte, qu'il n'en avait pas le moindre soupçon. Cependant le peu d'attention de ces nouveaux venus à lui faire la cour, le secret de leur voyage, leurs sorties tantôt ensemble, tantôt séparés; leurs fréquentes conférences avec les autres religieux, l'espèce de gens qu'ils visitaient et dont ils étaient visités, lui causèrent quelque inquiétude. Il les épia, il les fit épier; et bientôt l'objet de leur mission fut évident pour lui. Il ne se déconcerta point; il s'occupa profondément de la manière, non d'échapper à l'orage qui le menaçait, mais de l'attirer sur la tête des deux commissaires: et voici le parti très-extraordinaire auquel il s'arrêta.
Il avait séduit une jeune fille qu'il tenait cachée dans un petit logement du faubourg Saint-Médard. Il court chez elle, et lui tient le discours suivant: «Mon enfant, tout est découvert, nous sommes perdus; avant huit jours vous serez renfermée, et j'ignore ce qu'il sera fait de moi. Point de désespoir, point de cris; remettez-vous de votre trouble. Écoutez-moi, faites ce que je vous dirai, faites-le bien, je me charge du reste. Demain je pars pour la campagne. Pendant mon absence, allez trouver deux religieux que je vais vous nommer. (Et il lui nomma les deux commissaires.) Demandez à leur parler en secret. Seule avec eux, jetez-vous à leurs genoux, implorez leur secours, implorez leur justice, implorez leur médiation auprès du général, sur l'esprit duquel vous savez qu'ils peuvent beaucoup; pleurez, sanglotez, arrachez-vous les cheveux; et en pleurant, sanglotant, vous arrachant les cheveux, racontez-leur toute notre histoire, et la racontez de la manière la plus propre à inspirer de la commisération pour vous, de l'horreur contre moi.
—Comment, monsieur, je leur dirai...
—Oui, vous leur direz qui vous êtes, à qui vous appartenez, que je vous ai séduite au tribunal de la confession, enlevée d'entre les bras de vos parents, et reléguée dans la maison où vous êtes. Dites qu'après vous avoir ravi l'honneur et précipitée dans le crime, je vous ai abandonnée à la misère; dites que vous ne savez plus que devenir.
—Exécutez ce que je vous prescris, et ce qui me reste à vous prescrire, ou résolvez votre perte et la mienne. Ces deux moines ne manqueront pas de vous plaindre, de vous assurer de leur assistance, et de vous demander un second rendez-vous que vous leur accorderez. Ils s'informeront de vous et de vos parents, et comme vous ne leur aurez rien dit qui ne soit vrai, vous ne pouvez leur devenir suspecte. Après cette première et leur seconde entrevue, je vous prescrirai ce que vous aurez à faire à la troisième. Songez seulement à bien jouer votre rôle.»
Tout se passa comme Hudson l'avait imaginé. Il fit un second voyage. Les deux commissaires en instruisirent la jeune fille; elle revint dans la maison. Ils lui redemandèrent le récit de sa malheureuse histoire. Tandis qu'elle racontait à l'un, l'autre prenait des notes sur ses tablettes. Ils gémirent sur son sort, l'instruisirent de la désolation de ses parents, qui n'était que trop réelle, et lui promirent sûreté pour sa personne et prompte vengeance de son séducteur; mais à la condition qu'elle signerait sa déclaration. Cette proposition parut d'abord la révolter; on insista: elle consentit. Il n'était plus question que du jour, de l'heure et de l'endroit où se dresserait cet acte, qui demandait du temps et de la commodité... «Où nous sommes, cela ne se peut; si le prieur revenait, et qu'il m'aperçût... Chez moi, je n'oserais vous le proposer...» Cette fille et les commissaires se séparèrent, s'accordant réciproquement du temps pour lever ces difficultés.
Dès le jour même, Hudson fut informé de ce qui s'était passé. Le voilà au comble de la joie; il touche au moment de son triomphe; bientôt il apprendra à ces blancs-becs-là à quel homme ils ont affaire. «Prenez la plume, dit-il à la jeune fille, et donnez-leur rendez-vous dans l'endroit que je vais vous indiquer. Ce rendez-vous leur conviendra, j'en suis sûr. La maison est honnête, et la femme qui l'occupe jouit, dans son voisinage, et parmi les autres locataires, de la meilleure réputation.»
Cette femme était cependant une de ces intrigantes secrètes qui jouent la dévotion, qui s'insinuent dans les meilleures maisons, qui ont le ton doux, affectueux, patelin, et qui surprennent la confiance des mères et des filles, pour les amener au désordre. C'était l'usage qu'Hudson faisait de celle-ci; c'était sa marcheuse. Mit-il, ne mit-il pas l'intrigante dans son secret? c'est ce que j'ignore.
En effet, les deux envoyés du général acceptent le rendez-vous. Les y voilà avec la jeune fille. L'intrigante se retire. On commençait à verbaliser, lorsqu'il se fait un grand bruit dans la maison.
«Messieurs, à qui en voulez-vous?—Nous en voulons à la dame Simion. (C'était le nom de l'intrigante.)—Vous êtes à sa porte.»
On frappe violemment à la porte. «Messieurs, dit la jeune fille aux deux religieux, répondrai-je?
—Répondez.
—Ouvrirai-je?
—Ouvrez...»
Celui qui parlait ainsi était un commissaire avec lequel Hudson était en liaison intime; car qui ne connaissait-il pas? Il lui avait révélé son péril et dicté son rôle. «Ah! ah! dit le commissaire en entrant, deux religieux en tête-à-tête avec une fille! Elle n'est pas mal.» La jeune fille s'était si indécemment vêtue, qu'il était impossible de se méprendre à son état et à ce qu'elle pouvait avoir à démêler avec deux moines dont le plus âgé n'avait pas trente ans. Ceux-ci protestaient de leur innocence. Le commissaire ricanait en passant la main sous le menton de la jeune fille qui s'était jetée à ses pieds et qui demandait grâce. «Nous sommes en lieu honnête, disaient les moines.
—Oui, oui, en lieu honnête, disait le commissaire.
—Qu'ils étaient venus pour affaire importante.
—L'affaire importante qui conduit ici, nous la connaissons. Mademoiselle, parlez.
—Monsieur le commissaire, ce que ces messieurs vous assurent est la pure vérité.»
Cependant le commissaire verbalisait à son tour, et comme il n'y avait rien dans son procès-verbal que l'exposition pure et simple du fait, les deux moines furent obligés de signer. En descendant ils trouvèrent tous les locataires sur les paliers de leurs appartements, à la porte de la maison une populace nombreuse, un fiacre, des archers qui les mirent dans le fiacre, au bruit confus de l'invective et des huées. Ils s'étaient couvert le visage de leurs manteaux, ils se désolaient. Le commissaire perfide s'écriait: «Eh! pourquoi, mes Pères, fréquenter ces endroits et ces créatures-là? Cependant ce ne sera rien; j'ai ordre de la police de vous déposer entre les mains de votre supérieur, qui est un galant homme, indulgent; il ne mettra pas à cela plus d'importance que cela ne vaut. Je ne crois pas qu'on en use dans vos maisons comme chez les cruels capucins. Si vous aviez affaire à des capucins, ma foi, je vous plaindrais.»
Tandis que le commissaire leur parlait, le fiacre s'acheminait vers le couvent, la foule grossissait, l'entourait, le précédait, et le suivait à toutes jambes. On entendait ici: Qu'est-ce?... Là: Ce sont des moines... Qu'ont-ils fait? On les a pris chez des filles... Des prémontrés chez des filles! Eh oui; ils courent sur les brisées des carmes et des cordeliers... Les voilà arrivés. Le commissaire descend, frappe à la porte, frappe encore, frappe une troisième fois; enfin elle s'ouvre. On avertit le supérieur Hudson, qui se fait attendre une demi-heure au moins, afin de donner au scandale tout son éclat. Il paraît enfin. Le commissaire lui parle à l'oreille; le commissaire a l'air d'intercéder; Hudson de rejeter rudement sa prière; enfin, celui-ci prenant un visage sévère et un ton ferme, lui dit: «Je n'ai point de religieux dissolus dans ma maison; ces gens-là sont deux étrangers qui me sont inconnus, peut-être deux coquins déguisés, dont vous pouvez faire tout ce qu'il vous plaira.»
À ces mots, la porte se ferme; le commissaire remonte dans la voiture, et dit à nos deux pauvres diables plus morts que vifs: «J'y ai fait tout ce que j'ai pu; je n'aurais jamais cru le père Hudson si dur. Aussi, pourquoi diable aller chez des filles?
—Si celle avec laquelle vous nous avez trouvés en est une, ce n'est point le libertinage qui nous a menés chez elle.
—Ah! ah! mes Pères; et c'est à un vieux commissaire que vous dites cela! Qui êtes-vous?
—Nous sommes religieux; et l'habit que nous portons est le nôtre.
—Songez que demain il faudra que votre affaire s'éclaircisse; parlez vrai; je puis peut-être vous servir.
—Nous vous avons dit vrai... Mais où allons-nous?
—Au petit Châtelet! En prison!
—J'en suis désolé.»
Ce fut en effet là que Richard et son compagnon furent déposés; mais le dessein d'Hudson n'était pas de les y laisser. Il était monté en chaise de poste, il était arrivé à Versailles; il parlait au ministre; il lui traduisait cette affaire comme il lui convenait. «Voilà, monseigneur, à quoi l'on s'expose lorsqu'on introduit la réforme dans une maison dissolue, et qu'on en chasse les hérétiques. Un moment plus tard, j'étais perdu, j'étais déshonoré. La persécution n'en restera pas là; toutes les horreurs dont il est possible de noircir un homme de bien, vous les entendrez; mais j'espère, monseigneur, que vous vous rappellerez que notre général...
—Je sais, je sais, et je vous plains. Les services que vous avez rendus à l'église et à votre ordre ne seront point oubliés. Les élus du Seigneur ont de tous les temps été exposés à des disgrâces: ils ont su les supporter; il faut savoir imiter leur courage. Comptez sur les bienfaits et la protection du roi. Les moines! les moines! je l'ai été, et j'ai connu par expérience ce dont ils sont capables.
—Si le bonheur de l'Église et de l'État voulait que votre Éminence me survécût, je persévérerais sans crainte.
—Je ne tarderai pas à vous tirer de là. Allez.
—Non, monseigneur, non, je ne m'éloignerai pas sans un ordre exprès qui délivre ces deux mauvais religieux...
—Je vois que l'honneur de la religion et de votre habit vous touche au point d'oublier des injures personnelles; cela est tout à fait chrétien, et j'en suis édifié sans en être surpris d'un homme tel que vous. Cette affaire n'aura point d'éclat.
—Ah! monseigneur, vous comblez mon âme de joie! dans ce moment c'est tout ce que je redoutais.
—Je vais travailler à cela.»
Dès le soir même Hudson eut l'ordre d'élargissement, et le lendemain Richard et son compagnon, dès la pointe du jour, étaient à vingt lieues de Paris, sous la conduite d'un exempt qui les remit dans la maison professe. Il était aussi porteur d'une lettre qui enjoignait au général de cesser de pareilles menées, et d'imposer la peine claustrale à nos deux religieux.
Cette aventure jeta la consternation parmi les ennemis d'Hudson; il n'y avait pas un moine dans sa maison que son regard ne fît trembler. Quelques mois après il fut pourvu d'une riche abbaye. Le général en conçut un dépit mortel. Il était vieux, et il y avait tout à craindre que l'abbé Hudson ne lui succédât. Il aimait tendrement Richard. «Mon pauvre ami, lui dit-il un jour, que deviendrais-tu si tu tombais sous l'autorité du scélérat Hudson? J'en suis effrayé. Tu n'es point engagé; si tu m'en croyais, tu quitterais l'habit...» Richard suivit ce conseil, et revint dans la maison paternelle, qui n'était pas éloignée de l'abbaye possédée par Hudson.
Hudson et Richard fréquentant les mêmes maisons, il était impossible qu'ils ne se rencontrassent pas, et en effet ils se rencontrèrent. Richard était un jour chez la dame d'un château situé entre Châlons et Saint-Dizier, mais plus près de Saint-Dizier que de Châlons, et à une portée de fusil de l'abbaye d'Hudson. La dame lui dit: «Nous avons ici votre ancien prieur: il est très-aimable, mais, au fond, quel homme est-ce?
—Le meilleur des amis et le plus dangereux des ennemis.
—Est-ce que vous ne seriez pas tenté de le voir?
—Nullement...»
À peine eut-il fait cette réponse, qu'on entendit le bruit d'un cabriolet qui entrait dans les cours, et qu'on en vit descendre Hudson avec une des plus belles femmes du canton. «Vous le verrez malgré que vous en ayez, lui dit la dame du château, car c'est lui.»
La dame du château et Richard vont au-devant de la dame du cabriolet et de l'abbé Hudson. Les dames s'embrassent: Hudson, en s'approchant de Richard, et le reconnaissant, s'écrie: «Eh! c'est vous, mon cher Richard? vous avez voulu me perdre, je vous le pardonne; pardonnez-moi votre visite au petit Châtelet, et n'y pensons plus.
—Convenez, monsieur l'abbé, que vous étiez un grand vaurien.
—Cela se peut.
—Que, si l'on vous avait rendu justice, la visite au Châtelet, ce n'est pas moi, c'est vous qui l'auriez faite.
—Cela se peut... C'est, je crois, au péril que je courus alors, que je dois mes nouvelles mœurs. Ah! mon cher Richard, combien cela m'a fait réfléchir, et que je suis changé!
—Cette femme avec laquelle vous êtes venu est charmante.
—Je n'ai plus d'yeux pour ces attraits-là.
—Quelle taille!
—Cela m'est devenu bien indifférent.
—Quel embonpoint!
—On revient tôt ou tard d'un plaisir qu'on ne prend que sur le faîte d'un toit, au péril à chaque mouvement de se rompre le cou.
—Elle a les plus belles mains du monde.
—J'ai renoncé à l'usage de ces mains-là. Une tête bien faite revient à l'esprit de son état, au seul vrai bonheur.
—Et ces yeux qu'elle tourne sur vous à la dérobée; convenez que vous, qui êtes connaisseur, vous n'en avez guère attaché de plus brillants et de plus doux. Quelle grâce, quelle légèreté et quelle noblesse dans sa démarche, dans son maintien!
—Je ne pense plus à ces vanités; je lis l'Écriture, je médite les Pères.
—Et de temps en temps les perfections de cette dame. Demeure-t-elle loin du Moncetz? Son époux est-il jeune?...»
Hudson, impatienté de ces questions, et bien convaincu que Richard ne le prendrait pas pour un saint, lui dit brusquement: «Mon cher Richard, vous vous f..... de moi, et vous avez raison.»
Mon cher lecteur, pardonnez-moi la propriété de cette expression; et convenez qu'ici comme dans une infinité de bons contes, tels, par exemple, que celui de la conversation de Piron et de feu l'abbé Vatri, le mot honnête gâterait tout.—Qu'est-ce que c'est que cette conversation de Piron et de l'abbé Vatri?—Allez la demander à l'éditeur de ses ouvrages, qui n'a pas osé l'écrire; mais qui ne se fera pas tirer l'oreille pour vous la dire.
Nos quatre personnages se rejoignirent au château; on dîna bien, on dîna gaiement, et sur le soir on se sépara avec promesse de se revoir... Mais tandis que le marquis des Arcis causait avec le maître de Jacques, Jacques de son côté n'était pas muet avec monsieur le secrétaire Richard, qui le trouvait un franc original, ce qui arriverait plus souvent parmi les hommes, si l'éducation d'abord, ensuite le grand usage du monde, ne les usaient comme ces pièces d'argent qui, à force de circuler, perdent leur empreinte. Il était tard; la pendule avertit les maîtres et les valets qu'il était l'heure de se reposer, et ils suivirent son avis.
Jacques, en déshabillant son maître, lui dit: Monsieur, aimez-vous les tableaux?
LE MAÎTRE.
Oui, mais en récit; car en couleur et sur la toile, quoique j'en juge aussi décidément qu'un amateur, je t'avouerai que je n'y entends rien du tout; que je serais bien embarrassé de distinguer une école d'une autre; qu'on me donnerait un Boucher pour un Rubens ou pour un Raphaël; que je prendrais une mauvaise copie pour un sublime original; que j'apprécierais mille écus une croûte de six francs; et six francs un morceau de mille écus; et que je ne me suis jamais pourvu qu'au pont Notre-Dame, chez un certain Tremblin, qui était de mon temps la ressource de la misère ou du libertinage, et la ruine du talent des jeunes élèves de Vanloo.
JACQUES.
Et comment cela?
LE MAÎTRE.
Qu'est-ce que cela te fait? Raconte-moi ton tableau, et sois bref, car je tombe de sommeil.
JACQUES.
Placez-vous devant la fontaine des Innocents ou proche la porte Saint-Denis; ce sont deux accessoires qui enrichiront la composition.
LE MAÎTRE.
M'y voilà.
JACQUES.
Voyez au milieu de la rue un fiacre, la soupente cassée, et renversé sur le côté.
LE MAÎTRE.
Je le vois.
JACQUES.
Un moine et deux filles en sont sortis. Le moine s'enfuit à toutes jambes. Le cocher se hâte de descendre de son siége. Un caniche du fiacre s'est mis à la poursuite du moine, et l'a saisi par sa jaquette; le moine fait tous ses efforts pour se débarrasser du chien. Une des filles, débraillée, la gorge découverte, se tient les côtés à force de rire. L'autre fille, qui s'est fait une bosse au front, est appuyée contre la portière, et se presse la tête à deux mains. Cependant la populace s'est attroupée, les polissons accourent et poussent des cris, les marchands et les marchandes ont bordé le seuil de leurs boutiques, et d'autres spectateurs sont à leurs fenêtres.
LE MAÎTRE.
Comment diable! Jacques, ta composition est bien ordonnée, riche, plaisante, variée et pleine de mouvement. À notre retour à Paris, porte ce sujet à Fragonard; et tu verras ce qu'il en saura faire.
JACQUES.
Après ce que vous m'avez confessé de vos lumières en peinture, je puis accepter votre éloge sans baisser les yeux.
LE MAÎTRE.
Je gage que c'est une des aventures de l'abbé Hudson?
JACQUES.
Il est vrai.
Lecteur, tandis que ces bonnes gens dorment, j'aurais une petite question à vous proposer à discuter sur votre oreiller: c'est ce qu'aurait été l'enfant né de l'abbé Hudson et de la dame de La Pommeraye?—Peut-être un honnête homme.—Peut-être un sublime coquin.—Vous me direz cela demain matin.
Ce matin, le voilà venu, et nos voyageurs séparés; car le marquis des Arcis ne suivait plus la même route que Jacques et son maître.—Nous allons donc reprendre la suite des amours de Jacques?—Je l'espère; mais ce qu'il y a de bien certain, c'est que le maître sait l'heure qu'il est, qu'il a pris sa prise de tabac et qu'il a dit à Jacques: «Eh bien! Jacques, tes amours?»
Jacques, au lieu de répondre à cette question, disait: N'est-ce pas le diable! Du matin au soir ils disent du mal de la vie, et ils ne peuvent se résoudre à la quitter! Serait-ce que la vie présente n'est pas, à tout prendre, une si mauvaise chose, ou qu'ils en craignent une pire à venir?
LE MAÎTRE.
C'est l'un et l'autre. À propos, Jacques, crois-tu à la vie à venir?
JACQUES.
Je n'y crois ni décrois; je n'y pense pas. Je jouis de mon mieux de celle qui nous a été accordée en avancement d'hoirie.
LE MAÎTRE.
Pour moi, je me regarde comme en chrysalide; et j'aime à me persuader que le papillon, ou mon âme, venant un jour à percer sa coque, s'envolera à la justice divine[50].
[50] Sterne a dit dans ses Mémoires: «Consulte une chenille, et le papillon résoudra ta question.» (Br.)
JACQUES.
Votre image est charmante.
LE MAÎTRE.
Elle n'est pas de moi; je l'ai lue, je crois, dans un poëte italien appelé Dante, qui a fait un ouvrage intitulé: la Comédie de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis[51].
«Non v'acorgete voi che noi siam vermi
Nati a formar l'angelica farfalla
Che vola alla giustizia senza schermi?»
Dante Alighieri, Purgatorio, canto X, v. 123. (Br.)
JACQUES.
Voilà un singulier sujet de comédie!
LE MAÎTRE.
Il y a, pardieu, de belles choses, surtout dans son enfer. Il enferme les hérésiarques dans des tombeaux de feu, dont la flamme s'échappe et porte le ravage au loin; les ingrats, dans des niches où ils versent des larmes qui se glacent sur leurs visages; et les paresseux, dans d'autres niches; et il dit de ces derniers que le sang s'échappe de leurs veines, et qu'il est recueilli par des vers dédaigneux... Mais à quel propos ta sortie contre notre mépris d'une vie que nous craignons de perdre?
JACQUES.
À propos de ce que le secrétaire du marquis des Arcis m'a raconté du mari de la jolie femme au cabriolet.
LE MAÎTRE.
Elle est veuve!
JACQUES.
Elle a perdu son mari dans un voyage qu'elle a fait à Paris; et le diable d'homme ne voulait pas entendre parler des sacrements. Ce fut la dame du château où Richard rencontra l'abbé Hudson qu'on chargea de le réconcilier avec le béguin?
LE MAÎTRE.
Que veux-tu dire avec ton béguin?
JACQUES.
Le béguin est la coiffure qu'on met aux enfants nouveau-nés!
LE MAÎTRE.
Je t'entends. Et comment s'y prit-elle pour l'embéguiner?
JACQUES.
On fit cercle autour du feu. Le médecin, après avoir tâté le pouls du malade, qu'il trouva bien bas, vint s'asseoir à côté des autres. La dame dont il s'agit s'approcha de son lit, et lui fit plusieurs questions; mais sans élever la voix plus qu'il ne le fallait pour que cet homme ne perdît pas un mot de ce qu'on avait à lui faire entendre; après quoi la conversation s'engagea entre la dame, le docteur et quelques-uns des autres assistants, comme je vais vous la rendre.
LA DAME.
Eh bien! docteur, nous direz-vous des nouvelles de Mme de Parme?
LE DOCTEUR.
Je sors d'une maison où l'on m'a assuré qu'elle était si mal qu'on n'en espérait plus rien.
LA DAME.
Cette princesse a toujours donné des marques de piété. Aussitôt qu'elle s'est sentie en danger, elle a demandé à se confesser et à recevoir ses sacrements.
LE DOCTEUR.
Le curé de Saint-Roch lui porte aujourd'hui une relique à Versailles; mais elle arrivera trop tard.
LA DAME.
Madame Infante n'est pas la seule qui donne de ces exemples. M. le duc de Chevreuse, qui a été bien malade, n'a pas attendu qu'on lui proposât les sacrements, il les a appelés de lui-même: ce qui a fait grand plaisir à sa famille.
LE DOCTEUR.
UN DES ASSISTANTS.
Il est certain que cela ne fait pas mourir; au contraire.
LA DAME.
En vérité, dès qu'il y a du danger on devrait satisfaire à ces devoirs-là. Les malades ne conçoivent pas apparemment combien il est dur pour ceux qui les entourent, et combien cependant il est indispensable de leur en faire la proposition!
LE DOCTEUR.
Je sors de chez un malade qui me dit, il y a deux jours: «Docteur, comment me trouvez-vous?
—Monsieur, la fièvre est forte, et les redoublements fréquents.
—Mais croyez-vous qu'il en survienne un bientôt?
—Non, je le crains seulement pour ce soir.
—Cela étant, je vais faire avertir un certain homme avec lequel j'ai une petite affaire particulière, afin de la terminer pendant que j'ai encore toute ma tête...» Il se confessa, il reçut tous ses sacrements. Je revins le soir, point de redoublement. Hier il était mieux; aujourd'hui il est hors d'affaire. J'ai vu beaucoup de fois dans le courant de ma pratique cet effet-là des sacrements.
LE MALADE, à son domestique.
Apportez-moi mon poulet.
JACQUES.
On le lui sert, il veut le couper et n'en a pas la force; on lui en dépèce l'aile en petits morceaux; il demande du pain, se jette dessus, fait des efforts pour en mâcher une bouchée, qu'il ne saurait avaler, et qu'il rend dans sa serviette; il demande du vin pur; il y mouille les bords de ses lèvres, et dit: «Je me porte bien...» Oui, mais une demi-heure après il n'était plus.
LE MAÎTRE.
Cette dame s'y était pourtant bien prise... et tes amours?
JACQUES.
Et la condition que vous avez acceptée?
LE MAÎTRE.
J'entends... Tu es installé au château de Desglands, et la vieille commissionnaire Jeanne a ordonné à sa jeune fille Denise de te visiter quatre fois le jour, et de te soigner. Mais avant que d'aller en avant, dis-moi, Denise avait-elle son pucelage?
JACQUES, en toussant.
Je le crois.
LE MAÎTRE.
Et toi?
JACQUES.
Le mien, il y avait beaux jours qu'il courait les champs.
LE MAÎTRE.
Tu n'en étais donc pas à tes premières amours?
JACQUES.
Pourquoi donc?
LE MAÎTRE.
C'est qu'on aime celle à qui on le donne, comme on est aimé de celle à qui on le ravit.
JACQUES.
Quelquefois oui, quelquefois non.
LE MAÎTRE.
Et comment le perdis-tu?
JACQUES.
Je ne le perdis pas; je le troquai bel et bien.
LE MAÎTRE.
Dis-moi un mot de ce troc-là.
JACQUES.
Ce sera le premier chapitre de saint Luc[52], une kyrielle de genuit à ne point finir, depuis la première jusqu'à Denise la dernière.
[52] Les quarante genuit sont de saint Matthieu, chap. 1er.
LE MAÎTRE.
Qui crut l'avoir et qui ne l'eut point.
JACQUES.
Et avant Denise, les deux voisines de notre chaumière.
LE MAÎTRE.
Qui crurent l'avoir et qui ne l'eurent point.
JACQUES.
Non.
LE MAÎTRE.
Manquer un pucelage à deux, cela n'est pas trop adroit.
JACQUES.
Tenez, mon maître, je devine, au coin de votre lèvre droite qui se relève, et à votre narine gauche qui se crispe, qu'il vaut autant que je fasse la chose de bonne grâce, que d'en être prié; d'autant que je sens augmenter mon mal de gorge, que la suite de mes amours sera longue, et que je n'ai guère de courage que pour un ou deux petits contes.
LE MAÎTRE.
Si Jacques voulait me faire un grand plaisir...
JACQUES.
Comment s'y prendrait-il?
LE MAÎTRE.
Il débuterait par la perte de son pucelage. Veux-tu que je te le dise? J'ai toujours été friand du récit de ce grand événement.
JACQUES.
Et pourquoi, s'il vous plaît?
LE MAÎTRE.
C'est que de tous ceux du même genre, c'est le seul qui soit piquant; les autres n'en sont que d'insipides et communes répétitions. De tous les péchés d'une jolie pénitente, je suis sûr que le confesseur n'est attentif qu'à celui-là.
JACQUES.
Mon maître, mon maître, je vois que vous avez la tête corrompue, et qu'à votre agonie le diable pourrait bien se montrer à vous sous la même forme de parenthèse qu'à Ferragus[53].
[53] L'auteur ne veut point ici parler du Ferragus de l'Arioste dans l'Orlando furioso, mais de celui que Forti-Guerra a introduit dans son Ricciardetto. Ce papelard devenu ermite y est indignement mutilé par la main de Renaud:
Le traître avec un couteau de boucher
M'a fait eunuque.......
dit Ferragus avec douleur. À son agonie, le diable, qui le trouve de bonne prise, vient lui représenter l'instrument dont la jalousie avait armé la main de son ancien compagnon d'armes. (Br.)
LE MAÎTRE.
Cela se peut. Mais tu fus déniaisé, je gage, par quelque vieille impudique de ton village?
JACQUES.
Ne gagez pas, vous perdriez.
LE MAÎTRE.
Ce fut par la servante de ton curé?
JACQUES.
Ne gagez pas, vous perdriez encore.
LE MAÎTRE.
Ce fut donc par sa nièce?
JACQUES.
Sa nièce crevait d'humeur et de dévotion, deux qualités qui vont fort bien ensemble, mais qui ne me vont pas.
LE MAÎTRE.
Pour cette fois, je crois que j'y suis.
JACQUES.
Moi, je n'en crois rien.
LE MAÎTRE.
Un jour de foire ou de marché...
JACQUES.
Ce n'était ni un jour de foire, ni un jour de marché.
LE MAÎTRE.
Tu allas à la ville.
JACQUES.
Je n'allai point à la ville.
LE MAÎTRE.
Et il était écrit là-haut que tu rencontrerais dans une taverne quelqu'une de ces créatures obligeantes; que tu t'enivrerais...
JACQUES.
J'étais à jeun; et ce qui était écrit là-haut, c'est qu'à l'heure qu'il est vous vous épuiseriez en fausses conjectures; et que vous gagneriez un défaut dont vous m'avez corrigé, la fureur de deviner, et toujours de travers. Tel que vous me voyez, monsieur, j'ai été une fois baptisé.
LE MAÎTRE.
Si tu te proposes d'entamer la perte de ton pucelage au sortir des fonts baptismaux, nous n'y serons pas si tôt.
JACQUES.
J'eus donc un parrain et une marraine. Maître Bigre, le plus fameux charron du village, avait un fils. Bigre le père fut mon parrain, et Bigre le fils était mon ami. À l'âge de dix-huit à dix-neuf ans nous nous amourachâmes tous les deux à la fois d'une petite couturière appelée Justine. Elle ne passait pas pour autrement cruelle; mais elle jugea à propos de se signaler par un premier dédain, et son choix tomba sur moi.
LE MAÎTRE.
Voilà une de ces bizarreries des femmes, auxquelles on ne comprend rien.
JACQUES.
Tout le logement du charron maître Bigre, mon parrain, consistait en une boutique et une soupente. Son lit était au fond de la boutique. Bigre le fils, mon ami, couchait sur la soupente, à laquelle on grimpait par une petite échelle, placée à peu près à égale distance du lit de son père et de la porte de la boutique.
Lorsque Bigre mon parrain était bien endormi, Bigre mon ami ouvrait doucement la porte, et Justine montait à la soupente par la petite échelle. Le lendemain, dès la pointe du jour, avant que Bigre le père fût éveillé, Bigre le fils descendait de la soupente, rouvrait la porte, et Justine s'évadait comme elle était entrée.
LE MAÎTRE.
Pour aller ensuite visiter quelque soupente, la sienne ou une autre.
JACQUES.
Pourquoi non? Le commerce de Bigre et de Justine était assez doux; mais il fallait qu'il fût troublé: cela était écrit là-haut; il le fut donc.
LE MAÎTRE.
Par le père?
JACQUES.
Non.
LE MAÎTRE.
Par la mère?
JACQUES.
LE MAÎTRE.
Par un rival?
JACQUES.
Eh! non, non, de par tous les diables! non. Mon maître, il est écrit là-haut que vous en avez pour le reste de vos jours; tant que vous vivrez vous devinerez, je vous le répète, et vous devinerez de travers.
Un matin, que mon ami Bigre, plus fatigué qu'à l'ordinaire ou du travail de la veille, ou du plaisir de la nuit, reposait doucement entre les bras de Justine, voilà une voix formidable qui se fait entendre au pied du petit escalier: «Bigre! Bigre! maudit paresseux! l'Angelus est sonné, il est près de cinq heures et demie, et te voilà encore dans ta soupente! As-tu résolu d'y rester jusqu'à midi? Faut-il que j'y monte et que je t'en fasse descendre plus vite que tu ne voudrais? Bigre! Bigre!
—Mon père?
—Et cet essieu après lequel ce vieux bourru de fermier attend; veux-tu qu'il revienne encore ici recommencer son tapage?
—Son essieu est prêt, et avant qu'il soit un quart d'heure il l'aura...»
Je vous laisse à juger des transes de Justine et de mon pauvre ami Bigre le fils.
LE MAÎTRE.
Je suis sûr que Justine se promit bien de ne plus se retrouver sur la soupente, et qu'elle y était le soir même. Mais comment en sortira-t-elle ce matin?
JACQUES.
Si vous vous mettez en devoir de le deviner, je me tais... Cependant Bigre le fils s'était précipité du lit, jambes nues, sa culotte à la main, et sa veste sur son bras. Tandis qu'il s'habille, Bigre le père grommelle entre ses dents: «Depuis qu'il s'est entêté de cette petite coureuse, tout va de travers. Cela finira; cela ne saurait durer; cela commence à me lasser. Encore si c'était une fille qui en valût la peine; mais une créature! Dieu sait quelle créature! Ah! si la pauvre défunte, qui avait de l'honneur jusqu'au bout des ongles, voyait cela, il y a longtemps qu'elle eût bâtonné l'un, et arraché les yeux à l'autre au sortir de la grand'messe sous le porche, devant tout le monde; car rien ne l'arrêtait: mais si j'ai été trop bon jusqu'à présent, et qu'ils s'imaginent que je continuerai, ils se trompent.»
LE MAÎTRE.
Et ces propos, Justine les entendait de la soupente?
JACQUES.
Je n'en doute pas. Cependant Bigre le fils s'en était allé chez le fermier, avec son essieu sur l'épaule, et Bigre le père s'était mis à l'ouvrage. Après quelques coups de doloire, son nez lui demande une prise de tabac; il cherche sa tabatière dans ses poches, au chevet de son lit; il ne la trouve point. «C'est ce coquin, dit-il, qui s'en est saisi comme de coutume; voyons s'il ne l'aura point laissée là-haut...» Et le voilà qui monte à la soupente. Un moment après il s'aperçoit que sa pipe et son couteau lui manquent; et il remonte à la soupente.
LE MAÎTRE.
Et Justine?
JACQUES.
Elle avait ramassé ses vêtements à la hâte, et s'était glissée sous le lit, où elle était étendue à plat ventre, plus morte que vive.
LE MAÎTRE.
Et ton ami Bigre le fils?
JACQUES.
Son essieu rendu, mis en place et payé, il était accouru chez moi, et m'avait exposé le terrible embarras où il se trouvait. Après m'en être un peu amusé, «écoute, lui dis-je, Bigre, va te promener par le village, où tu voudras, je te tirerai d'affaire. Je ne te demande qu'une chose, c'est de m'en laisser le temps...» Vous souriez, monsieur, qu'est-ce qu'il y a?
LE MAÎTRE.
Rien.
JACQUES.
Mon ami Bigre sort. Je m'habille, car je n'étais pas encore levé. Je vais chez son père, qui ne m'eut pas plus tôt aperçu, que poussant un cri de surprise et de joie, il me dit: «Eh! filleul, te voilà! d'où sors-tu, et que viens-tu faire ici de si grand matin?...» Mon parrain Bigre avait vraiment de l'amitié pour moi; aussi lui répondis-je avec franchise: «Il ne s'agit pas de savoir d'où je sors, mais comment je rentrerai chez nous.
—Ah! filleul, tu deviens libertin; j'ai bien peur que Bigre et toi ne fassiez la paire. Tu as passé la nuit dehors.
—Et mon père n'entend pas raison sur ce point.
—Ton père a raison, filleul, de ne pas entendre raison là-dessus. Mais commençons par déjeuner, la bouteille nous avisera.»
LE MAÎTRE.
Jacques, cet homme était dans les bons principes.
JACQUES.
Je lui répondis que je n'avais ni besoin ni envie de boire ou de manger, et que je tombais de lassitude et de sommeil. Le vieux Bigre, qui de son temps n'en cédait pas à son camarade, ajouta en ricanant: «Filleul, elle était jolie, et tu t'en es donné. Écoute: Bigre est sorti; monte à la soupente, et jette-toi sur son lit... Mais un mot avant qu'il revienne. C'est ton ami; lorsque vous vous trouverez tête à tête, dis-lui que je suis mécontent, très-mécontent. C'est une petite Justine que tu dois connaître (car quel est le garçon du village qui ne la connaisse pas?) qui me l'a débauché; tu me rendrais un vrai service, si tu le détachais de cette créature. Auparavant c'était ce qu'on appelle un joli garçon; mais depuis qu'il a fait cette malheureuse connaissance... Tu ne m'écoutes pas; tes yeux se ferment; monte, et va te reposer.»
Je monte, je me déshabille, je lève la couverture et les draps, je tâte partout, point de Justine. Cependant Bigre, mon parrain, disait: «Les enfants! les maudits enfants! n'en voilà-t-il pas encore un qui désole son père?» Justine n'étant pas dans le lit, je me doutai qu'elle était dessous. Le bouge était tout à fait obscur. Je me baisse, je promène mes mains, je rencontre un de ses bras, je la saisis, je la tire à moi; elle sort de dessous la couchette en tremblant. Je l'embrasse, je la rassure, je lui fais signe de se coucher. Elle joint ses deux mains, elle se jette à mes pieds, elle serre mes genoux. Je n'aurais peut-être pas résisté à cette scène muette, si le jour l'eût éclairée; mais lorsque les ténèbres ne rendent pas timide, elles rendent entreprenant. D'ailleurs j'avais ses anciens mépris sur le cœur. Pour toute réponse je la poussai vers l'escalier qui conduisait à la boutique. Elle en poussa un cri de frayeur. Bigre qui l'entendit, dit: «Il rêve...» Justine s'évanouit; ses genoux se dérobent sous elle; dans son délire elle disait d'une voix étouffée: «Il va venir... il vient... je l'entends qui monte... je suis perdue!... Non, non, lui répondis-je d'une voix étouffée, remettez-vous, taisez-vous, et couchez-vous...» Elle persiste dans son refus; je tiens ferme: elle se résigne: et nous voilà l'un à côté de l'autre.
LE MAÎTRE.
Traître! scélérat! sais-tu quel crime tu vas commettre? Tu vas violer cette fille, sinon par la force, du moins par la terreur. Poursuivi au tribunal des lois, tu en éprouverais toute la rigueur réservée aux ravisseurs.
JACQUES.
Je ne sais si je la violai, mais je sais bien que je ne lui fis pas de mal, et qu'elle ne m'en fit point. D'abord en détournant sa bouche de mes baisers, elle l'approcha de mon oreille et me dit tout bas: «Non, non, Jacques, non...» À ce mot, je fais semblant de sortir du lit, et de m'avancer vers l'escalier. Elle me retint, et me dit encore à l'oreille: «Je ne vous aurais jamais cru si méchant; je vois qu'il ne faut attendre de vous aucune pitié; mais du moins, promettez-moi, jurez-moi...
—Quoi?
—Que Bigre n'en saura rien.»
LE MAÎTRE.
Tu promis, tu juras, et tout alla fort bien.
JACQUES.
Et puis très-bien encore.
LE MAÎTRE.
Et puis encore très-bien?
JACQUES.
C'est précisément comme si vous y aviez été. Cependant, Bigre mon ami, impatient, soucieux et las de rôder autour de la maison sans me rencontrer, rentre chez son père, qui lui dit avec humeur: «Tu as été bien longtemps pour rien...» Bigre lui répondit avec plus d'humeur encore: «Est-ce qu'il n'a pas fallu allégir par les deux bouts ce diable d'essieu qui s'est trouvé trop gros.
—Je t'en avais averti; mais tu n'en veux jamais faire qu'à ta tête.
—C'est qu'il est plus aisé d'en ôter que d'en remettre.
—Prends cette jante, et va la finir à la porte.
—Pourquoi à la porte?
—C'est que le bruit de l'outil réveillerait Jacques ton ami.
—Jacques!...
—Oui, Jacques, il est là-haut sur la soupente, qui repose. Ah! que les pères sont à plaindre; si ce n'est d'une chose, c'est d'une autre! Eh bien! te remueras-tu? Tandis que tu restes là comme un imbécile, la tête baissée, la bouche béante, et les bras pendants, la besogne ne se fait pas...» Bigre mon ami, furieux, s'élance vers l'escalier; Bigre mon parrain le retient en lui disant: «Où vas-tu? laisse dormir ce pauvre diable, qui est excédé de fatigue. À sa place, serais-tu bien aise qu'on troublât ton repos?»
LE MAÎTRE.
Et Justine entendait encore tout cela?
JACQUES.
Comme vous m'entendez.
LE MAÎTRE.
Et que faisais-tu?
JACQUES.
Je riais.
LE MAÎTRE.
Et Justine?
JACQUES.
Elle avait arraché sa cornette; elle se tirait par les cheveux; elle levait les yeux au ciel, du moins je le présume; elle se tordait les bras.
LE MAÎTRE.
Jacques, vous êtes un barbare; vous avez un cœur de bronze.
JACQUES.
Non, monsieur, non, j'ai de la sensibilité; mais je la réserve pour une meilleure occasion. Les dissipateurs de cette richesse en ont tant prodigué lorsqu'il en fallait être économe, qu'ils ne s'en trouvent plus quand il faudrait en être prodigue... Cependant je m'habille, et je descends. Bigre le père me dit: «Tu avais besoin de cela, cela t'a bien fait; quand tu es venu, tu avais l'air d'un déterré; et te voilà vermeil et frais comme l'enfant qui vient de téter. Le sommeil est une bonne chose!... Bigre, descends à la cave, et apporte une bouteille, afin que nous déjeunions. À présent, filleul, tu déjeuneras volontiers?—Très-volontiers...» La bouteille est arrivée et placée sur l'établi; nous sommes debout autour. Bigre le père remplit son verre et le mien, Bigre le fils, en écartant le sien, dit d'un ton farouche: «Pour moi, je ne suis pas altéré de si matin.
—Tu ne veux pas boire?
—Non.
—Ah! je sais ce que c'est; tiens, filleul, il y a de la Justine là dedans; il aura passé chez elle, ou il ne l'aura pas trouvée, ou il l'aura surprise avec un autre; cette bouderie contre la bouteille n'est pas naturelle: c'est ce que je te dis.
MOI.
Mais vous pourriez bien avoir deviné juste.
BIGRE LE FILS.
Jacques, trêve de plaisanteries, placées ou déplacées, je ne les aime pas.
BIGRE LE PÈRE.
Puisqu'il ne veut pas boire, il ne faut pas que cela nous en empêche. À ta santé, filleul.
MOI.
À la vôtre, parrain; Bigre, mon ami, bois avec nous. Tu te chagrines trop pour peu de chose.
BIGRE LE FILS.
Je vous ai déjà dit que je ne buvais pas.
MOI.
Eh bien! si ton père a rencontré, que diable, tu la reverras, vous vous expliquerez, et tu conviendras que tu as tort.
BIGRE LE PÈRE.
Eh! laisse-le faire; n'est-il pas juste que cette créature le châtie de la peine qu'il me cause? Çà, encore un coup, et venons à ton affaire. Je conçois qu'il faut que je te mène chez ton père; mais que veux-tu que je lui dise?
MOI.
Tout ce que vous voudrez, tout ce que vous lui avez entendu dire cent fois lorsqu'il vous a ramené votre fils.
BIGRE LE PÈRE.
Allons...»
Il sort, je le suis, nous arrivons à la porte de la maison; je le laisse entrer seul. Curieux de la conversation de Bigre le père et du mien, je me cache dans un recoin, derrière une cloison, d'où je ne perdis pas un mot.
BIGRE LE PÈRE.
«Allons, compère, il faut encore lui pardonner cette fois.
—Lui pardonner, et de quoi?
—Tu fais l'ignorant.
—Je ne le fais point, je le suis.
—Tu es fâché, et tu as raison de l'être.
—Je ne suis point fâché.
—Tu l'es, te dis-je.
—Si tu veux que je le sois, je ne demande pas mieux; mais que je sache auparavant la sottise qu'il a faite.
—D'accord, trois fois, quatre fois; mais ce n'est pas coutume. On se trouve une bande de jeunes garçons et de jeunes filles; on boit, on rit, on danse; les heures se passent vite; et cependant la porte de la maison se ferme...»
Bigre, en baissant la voix, ajouta: «Ils ne nous entendent pas; mais, de bonne foi, est-ce que nous avons été plus sages qu'eux à leur âge? Sais-tu qui sont les mauvais pères? ce sont ceux qui ont oublié les fautes de leur jeunesse. Dis-moi, est-ce que nous n'avons jamais découché?
—Et toi, Bigre, mon compère, dis-moi, est-ce que nous n'avons jamais pris d'attachement qui déplaisait à nos parents?
—Aussi je crie plus haut que je ne souffre. Fais de même.
—Mais Jacques n'a point découché, du moins cette nuit, j'en suis sûr.
—Eh bien! si ce n'est pas celle-ci, c'est une autre. Tant y a que tu n'en veux point à ton garçon?
—Non.
—Et quand je serai parti tu ne le maltraiteras pas?
—Aucunement.
—Je te la donne.
—Ta parole d'honneur?
—Ma parole d'honneur.
—Tout est dit, et je m'en retourne...»
Comme mon parrain Bigre était sur le seuil, mon père, lui frappant doucement sur l'épaule, lui disait: Bigre, mon ami, il y a ici quelque anguille sous roche; ton garçon et le mien sont deux futés matois; et je crains bien qu'ils ne nous en aient donné d'une à garder aujourd'hui; mais avec le temps cela se découvrira. Adieu, compère.
LE MAÎTRE.
Et quelle fut la fin de l'aventure entre Bigre ton ami et Justine?
JACQUES.
Comme elle devait être. Il se fâcha, elle se fâcha plus fort que lui; elle pleura, il s'attendrit; elle lui jura que j'étais le meilleur ami qu'il eût; je lui jurai qu'elle était la plus honnête fille du village. Il nous crut, nous demanda pardon, nous en aima et nous en estima davantage tous deux. Et voilà le commencement, le milieu et la fin de la perte de mon pucelage. À présent, monsieur, je voudrais bien que vous m'apprissiez le but moral de cette impertinente histoire.
LE MAÎTRE.
À mieux connaître les femmes.
JACQUES.
Et vous aviez besoin de cette leçon?
LE MAÎTRE.
À mieux connaître les amis.
JACQUES.
Et vous avez jamais cru qu'il y en eût un seul qui tînt rigueur à votre femme ou à votre fille, si elle s'était proposé sa défaite?
LE MAÎTRE.
À mieux connaître les pères et les enfants.
JACQUES.
Allez, monsieur, ils ont été de tout temps, et seront à jamais, alternativement dupes les uns des autres.
LE MAÎTRE.
Ce que tu dis là sont autant de vérités éternelles, mais sur lesquelles on ne saurait trop insister. Quel que soit le récit que tu m'as promis après celui-ci, sois sûr qu'il ne sera vide d'instruction que pour un sot; et continue.
Lecteur, il me vient un scrupule, c'est d'avoir fait honneur à Jacques ou à son maître de quelques réflexions qui vous appartiennent de droit; si cela est, vous pouvez les reprendre sans qu'ils s'en formalisent. J'ai cru m'apercevoir que le mot Bigre vous déplaisait. Je voudrais bien savoir pourquoi. C'est le vrai nom de la famille de mon charron; les extraits baptistaires, extraits mortuaires, contrats de mariage en sont signés Bigre. Les descendants de Bigre qui occupent aujourd'hui la boutique, s'appellent Bigre. Quand leurs enfants, qui sont jolis, passent dans la rue, on dit: «Voilà les petits Bigres.» Quand vous prononcez le nom de Boule[54], vous vous rappelez le plus grand ébéniste que vous ayez eu. On ne prononce point encore dans la contrée de Bigre, le nom de Bigre sans se rappeler le plus grand charron dont on ait mémoire. Le Bigre, dont on lit le nom à la fin de tous les livres d'offices pieux du commencement de ce siècle, fut un de ses parents. Si jamais un arrière-neveu de Bigre se signale par quelque grande action, le nom personnel de Bigre ne sera pas moins imposant pour vous que celui de César ou de Condé. C'est qu'il y a Bigre et Bigre, comme Guillaume et Guillaume. Si je dis Guillaume tout court, ce ne sera ni le conquérant de la Grande-Bretagne, ni le marchand de drap de l'Avocat Patelin; le nom de Guillaume tout court ne sera ni héroïque ni bourgeois: ainsi de Bigre. Bigre tout court n'est ni le fameux charron, ni quelqu'un de ses plats ancêtres ou de ses plats descendants. En bonne foi, un nom personnel peut-il être de bon ou de mauvais goût? Les rues sont pleines de mâtins qui s'appellent Pompée. Défaites-vous donc de votre fausse délicatesse, ou j'en userai avec vous comme milord Chatham[55] avec les membres du parlement; il leur dit: «Sucre, Sucre, Sucre; qu'est-ce qu'il y a de ridicule là dedans?...» Et moi, je vous dirai: «Bigre, Bigre, Bigre; pourquoi ne s'appellerait-on pas Bigre?» C'est, comme le disait un officier à son général le grand Condé, qu'il y a un fier Bigre, comme Bigre le charron; un bon Bigre, comme vous et moi; de plats Bigres, comme une infinité d'autres.
[54] Boule (André-Charles), né en 1642, mort à Paris en 1732, est le sujet d'une très-intéressante notice de M. Ch. Asselineau. Paris, Rouquette, 1871, in-8º.
[55] Pitt (William), comte de Chatham, né en 1708, mort le 11 mai 1778, fut le père de William Pitt, ministre de George III. (Br.)
JACQUES.
C'était un jour de noces; frère Jean avait marié la fille d'un de ses voisins. J'étais garçon de fête. On m'avait placé à table entre les deux goguenards de la paroisse; j'avais l'air d'un grand nigaud, quoique je ne le fusse pas tant qu'ils le croyaient. Ils me firent quelques questions sur la nuit de la mariée; j'y répondis assez bêtement, et les voilà qui éclatent de rire, et les femmes de ces deux plaisants à crier de l'autre bout: «Qu'est-ce qu'il y a donc? vous êtes bien joyeux là-bas?—C'est que c'est par trop drôle, répondit un de nos maris à sa femme; je te conterai cela ce soir.» L'autre, qui n'était pas moins curieuse, fit la même question à son mari, qui lui fit la même réponse. Le repas continue, et les questions et mes balourdises, et les éclats de rire et la surprise des femmes. Après le repas, la danse; après la danse, le coucher des époux, le don de la jarretière, moi dans mon lit, et mes goguenards dans les leurs, racontant à leurs femmes la chose incompréhensible, incroyable, c'est qu'à vingt-deux ans, grand et vigoureux comme je l'étais, assez bien de figure, alerte et point sot, j'étais aussi neuf, mais aussi neuf qu'au sortir du ventre de ma mère, et les deux femmes de s'en émerveiller ainsi que leurs maris. Mais, dès le lendemain, Suzanne me fit signe et me dit: «Jacques, n'as-tu rien à faire?
—Non, voisine; qu'est-ce qu'il y a pour votre service?
—Je voudrais... je voudrais...» et en disant je voudrais, elle me serrait la main et me regardait si singulièrement; «je voudrais que tu prisses notre serpe et que tu vinsses dans la commune m'aider à couper deux ou trois bourrées, car c'est une besogne trop forte pour moi seule.
—Très-volontiers, madame Suzanne...»
Je prends la serpe, et nous allons. Chemin faisant, Suzanne se laissait tomber la tête sur mon épaule, me prenait le menton, me tirait les oreilles, me pinçait les côtés. Nous arrivons. L'endroit était en pente. Suzanne se couche à terre tout de son long à la place la plus élevée, les pieds éloignés l'un de l'autre et les bras passés par-dessus la tête. J'étais au-dessous d'elle, jouant de la serpe sur le taillis, et Suzanne repliait ses jambes, approchant ses talons de ses fesses; ses genoux élevés rendaient ses jupons fort courts, et je jouais toujours de la serpe sur le taillis, ne regardant guère où je frappais et frappant souvent à côté. Enfin, Suzanne me dit: «Jacques, est-ce que tu ne finiras pas bientôt?
—Quand vous voudrez, madame Suzanne.
—Est-ce que tu ne vois pas, dit-elle à demi-voix, que je veux que tu finisses?...» Je finis donc, je repris haleine, et je finis encore; et Suzanne...
LE MAÎTRE.
T'ôtait ton pucelage que tu n'avais pas?
JACQUES.
Il est vrai; mais Suzanne ne s'y méprit pas, et de sourire et de me dire: «Tu en as donné d'une bonne à garder à notre homme; et tu es un fripon.
—Que voulez-vous dire, madame Suzanne?
—Rien, rien; tu m'entends de reste. Trompe-moi encore quelquefois de même, et je te le pardonne...» Je reliai ses bourrées, je les pris sur mon dos; et nous revînmes, elle à sa maison, moi à la nôtre.
LE MAÎTRE.
Sans faire une pause en chemin?
JACQUES.
Non.
LE MAÎTRE.
Il n'y avait donc pas loin de la commune au village?
JACQUES.
Pas plus loin que du village à la commune.
LE MAÎTRE.
Elle ne valait que cela?
JACQUES.
Elle valait peut-être davantage pour un autre, pour un autre jour: chaque moment a son prix.
À quelque temps de là, dame Marguerite, c'était la femme de notre autre goguenard, avait du grain à faire moudre et n'avait pas le temps d'aller au moulin; elle vint demander à mon père un de ses garçons qui y allât pour elle. Comme j'étais le plus grand, elle ne doutait pas que le choix de mon père ne tombât sur moi, ce qui ne manqua pas d'arriver. Dame Marguerite sort; je la suis; je charge le sac sur son âne et je le conduis seul au moulin. Voilà son grain moulu, et nous nous en revenions, l'âne et moi, assez tristes, car je pensais que j'en serais pour ma corvée. Je me trompais. Il y avait entre le village et le moulin un petit bois à passer; ce fut là que je trouvai dame Marguerite assise au bord de la voie. Le jour commençait à tomber. «Jacques, me dit-elle, enfin te voilà! Sais-tu qu'il y a plus d'une mortelle heure que je t'attends?...»
Lecteur, vous êtes aussi trop pointilleux. D'accord, la mortelle heure est des dames de la ville; et la grande heure, de dame Marguerite.
JACQUES.
C'est que l'eau était basse, que le moulin allait lentement, que le meunier était ivre et que, quelque diligence que j'aie faite, je n'ai pu revenir plus tôt.
MARGUERITE.
Assieds-toi là, et jasons un peu.
JACQUES.
Dame Marguerite, je le veux bien...
Me voilà assis à côté d'elle pour jaser, et cependant nous gardions le silence tous deux. Je lui dis donc: Mais, dame Marguerite, vous ne me dites mot, et nous ne jasons pas.
MARGUERITE.
C'est que je rêve à ce que mon mari m'a dit de toi.
JACQUES.
Ne croyez rien de ce que votre mari vous a dit; c'est un gausseur.
MARGUERITE.
Il m'a assuré que tu n'as jamais été amoureux.
JACQUES.
MARGUERITE.
Quoi! jamais de ta vie?
JACQUES.
De ma vie.
MARGUERITE.
Comment! à ton âge, tu ne saurais pas ce que c'est qu'une femme?
JACQUES.
Pardonnez-moi, dame Marguerite.
MARGUERITE.
Et qu'est-ce que c'est qu'une femme?
JACQUES.
Une femme?
MARGUERITE.
Oui, une femme.
JACQUES.
Attendez... C'est un homme qui a un cotillon, une cornette et de gros tétons.
LE MAÎTRE.
Ah! scélérat!
JACQUES.
L'autre ne s'y était pas trompée; et je voulais que celle-ci s'y trompât. À ma réponse, dame Marguerite fit des éclats de rire qui ne finissaient point; et moi, tout ébahi, je lui demandai ce qu'elle avait tant à rire. Dame Marguerite me dit qu'elle riait de ma simplicité. «Comment! grand comme tu es, vrai, tu n'en saurais pas davantage?
—Non, dame Marguerite.»
Là-dessus dame Marguerite se tut, et moi aussi. Mais, dame Marguerite, lui dis-je encore, nous nous sommes assis pour jaser et voilà que vous ne dites mot et que nous ne jasons pas. Dame Marguerite, qu'avez-vous? vous rêvez.
MARGUERITE.
Oui, je rêve... je rêve... je rêve...
En prononçant ces je rêve, sa poitrine s'élevait, sa voix s'affaiblissait, ses membres tremblaient, ses yeux s'étaient fermés, sa bouche était entr'ouverte; elle poussa un profond soupir; elle défaillit, et je fis semblant de croire qu'elle était morte, et me mis à crier du ton de l'effroi: Dame Marguerite! dame Marguerite! parlez-moi donc; dame Marguerite, est-ce que vous vous trouvez mal?
MARGUERITE.
Non, mon enfant; laisse-moi un moment en repos... Je ne sais ce qui m'a pris... Cela m'est venu subitement.
LE MAÎTRE.
Elle mentait.
JACQUES.
Oui, elle mentait.
MARGUERITE.
C'est que je rêvais.
JACQUES.
Rêvez-vous comme cela la nuit à côté de votre mari?
MARGUERITE.
Quelquefois.
JACQUES.
Cela doit l'effrayer.
MARGUERITE.
Il y est fait...
Marguerite revint peu à peu de sa défaillance, et dit: Je rêvais qu'à la noce, il y a huit jours, notre homme et celui de la Suzanne se sont moqués de toi; cela m'a fait pitié, et je me suis trouvée toute je ne sais comment.
JACQUES.
Vous êtes trop bonne.
MARGUERITE.
Je n'aime pas qu'on se moque. Je rêvais qu'à la première occasion ils recommenceraient de plus belle, et que cela me fâcherait encore.
JACQUES.
Mais il ne tiendrait qu'à vous que cela n'arrivât plus.
MARGUERITE.
Et comment?
JACQUES.
En m'apprenant...
MARGUERITE.
JACQUES.
Ce que j'ignore, et ce qui faisait tant rire votre homme et celui de la Suzanne, qui ne riraient plus.
MARGUERITE.
Oh! non, non. Je sais bien que tu es un bon garçon, et que tu ne le dirais à personne; mais je n'oserais.
JACQUES.
Et pourquoi?
MARGUERITE.
C'est que je n'oserais.
JACQUES.
Ah! dame Marguerite, apprenez-moi, je vous prie, je vous en aurai la plus grande obligation, apprenez-moi... En la suppliant ainsi, je lui serrais les mains et elle me les serrait aussi; je lui baisais les yeux, et elle me baisait la bouche. Cependant il faisait tout à fait nuit. Je lui dis donc: Je vois bien, dame Marguerite, que vous ne me voulez pas assez de bien pour m'apprendre; j'en suis tout à fait chagrin. Allons, levons-nous; retournons-nous-en... Dame Marguerite se tut; elle reprit une de mes mains, je ne sais où elle la conduisit, mais le fait est que je m'écriai: «Il n'y a rien! il n'y a rien!»
LE MAÎTRE.
Scélérat! double scélérat!
JACQUES.
Le fait est qu'elle était fort déshabillée, et que je l'étais beaucoup aussi. Le fait est que j'avais toujours la main où il n'y avait rien chez elle, et qu'elle avait placé sa main où cela n'était pas tout à fait de même chez moi. Le fait est que je me trouvai sous elle et par conséquent elle sur moi. Le fait est que, ne la soulageant d'aucune fatigue, il fallait bien qu'elle la prît tout entière. Le fait est qu'elle se livrait à mon instruction de si bon cœur, qu'il vint un instant où je crus qu'elle en mourrait. Le fait est qu'aussi troublé qu'elle, et ne sachant ce que je disais, je m'écriai: «Ah! dame Suzanne, que vous me faites aise!»
LE MAÎTRE.
Tu veux dire dame Marguerite.
JACQUES.
Non, non. Le fait est que je pris un nom pour un autre; et qu'au lieu de dire dame Marguerite, je dis dame Suzon. Le fait est que j'avouai à dame Marguerite que ce qu'elle croyait m'apprendre ce jour-là, dame Suzon me l'avait appris, un peu diversement, à la vérité, il y avait trois ou quatre jours. Le fait est qu'elle me dit: «Quoi! c'est Suzon et non pas moi?...» Le fait est que je lui répondis: «Ce n'est ni l'une ni l'autre.» Le fait est que, tout en se moquant d'elle-même, de Suzon, des deux maris, et qu'en me disant de petites injures, je me trouvai sur elle, et par conséquent elle sous moi, et qu'en m'avouant que cela lui avait fait bien du plaisir, mais pas autant que de l'autre manière, elle se retrouva sur moi, et par conséquent moi sous elle. Le fait est qu'après quelque temps de repos et de silence, je ne me trouvai ni elle dessous, ni moi dessus, ni elle dessus, ni moi dessous; car nous étions l'un et l'autre sur le côté; qu'elle avait la tête penchée en devant et les deux fesses collées contre mes deux cuisses. Le fait est que, si j'avais été moins savant, la bonne dame Marguerite m'aurait appris tout ce qu'on peut apprendre. Le fait est que nous eûmes bien de la peine à regagner le village. Le fait est que mon mal de gorge est fort augmenté, et qu'il n'y a pas d'apparence que je puisse parler de quinze jours.
LE MAÎTRE.
Et tu n'as pas revu ces femmes?
JACQUES.
Pardonnez-moi, plus d'une fois.
LE MAÎTRE.
Toutes deux?
JACQUES.
Toutes deux.
LE MAÎTRE.
Elles ne se sont pas brouillées?
JACQUES.
Utiles l'une à l'autre, elles s'en sont aimées davantage.
LE MAÎTRE.
Les nôtres en auraient bien fait autant, mais chacune avec son chacun... Tu ris.
JACQUES.
Toutes les fois que je me rappelle le petit homme criant, jurant, écumant, se débattant de la tête, des pieds, des mains, de tout le corps, et prêt à se jeter du haut du fenil en bas, au hasard de se tuer, je ne saurais m'empêcher d'en rire.
LE MAÎTRE.
Et ce petit homme, qui est-il? Le mari de la dame Suzon?
JACQUES.
Non.
LE MAÎTRE.
Le mari de la dame Marguerite?
JACQUES.
Non... Toujours le même: il en a, pour tant qu'il vivra.
LE MAÎTRE.
Qui est-il donc?
Jacques ne répondit point à cette question, et le maître ajouta:
Dis-moi seulement qui était le petit homme.
JACQUES.
Un jour un enfant, assis au pied du comptoir d'une lingère, criait de toute sa force. La marchande importunée de ses cris, lui dit: «Mon ami, pourquoi criez-vous?
—C'est qu'ils veulent me faire dire A.
—Et pourquoi ne voulez-vous pas dire A?
—C'est que je n'aurai pas si tôt dit A, qu'ils voudront me faire dire B...»
C'est que je ne vous aurai pas si tôt dit le nom du petit homme, qu'il faudra que je vous dise le reste.
LE MAÎTRE.
Peut-être.
JACQUES.
Cela est sûr.
LE MAÎTRE.
Allons, mon ami Jacques, nomme-moi le petit homme. Tu t'en meurs d'envie, n'est-ce pas? Satisfais-toi.
JACQUES.
C'était une espèce de nain, bossu, crochu, bègue, borgne, jaloux, paillard, amoureux et peut-être aimé de Suzon. C'était le vicaire du village.
Jacques ressemblait à l'enfant de la lingère comme deux gouttes d'eau, avec cette différence que, depuis son mal de gorge, on avait de la peine à lui faire dire A, mais une fois en train, il allait de lui-même jusqu'à la fin de l'alphabet.
J'étais dans la grange de Suzon, seul avec elle.
LE MAÎTRE.
Et tu n'y étais pas pour rien?
JACQUES.
Non. Lorsque le vicaire arrive, il prend de l'humeur, il gronde, il demande impérieusement à Suzon ce qu'elle faisait en tête-à-tête avec le plus débauché des garçons du village, dans l'endroit le plus reculé de la chaumière.
LE MAÎTRE.
Tu avais déjà de la réputation, à ce que je vois.
JACQUES.
Et assez bien méritée. Il était vraiment fâché; à ce propos il en ajouta d'autres encore moins obligeants. Je me fâche de mon côté. D'injure en injure nous en venons aux mains. Je saisis une fourche, je la lui passe entre les jambes, fourchon d'ici, fourchon de là, et le lance sur le fenil, ni plus ni moins, comme une botte de paille.
LE MAÎTRE.
Et ce fenil était haut?
JACQUES.
De dix pieds au moins, et le petit homme n'en serait pas descendu sans se rompre le cou.
LE MAÎTRE.
Après?
JACQUES.
Après, j'écarte le fichu de Suzon, je lui prends la gorge, je la caresse; elle se défend comme cela. Il y avait là un bât d'âne dont la commodité nous était connue; je la pousse sur ce bât.
LE MAÎTRE.
Tu relèves ses jupons?
JACQUES.
Je relève ses jupons.
LE MAÎTRE.
JACQUES.
Comme je vous vois.
LE MAÎTRE.
Et il se taisait?
JACQUES.
Non pas, s'il vous plaît. Ne se contenant plus de rage, il se mit à crier: «Au meu... meu... meurtre! au feu... feu... feu!... au vo... au vo... au voleur!...» Et voilà le mari que nous croyions loin qui accourt.
LE MAÎTRE.
J'en suis fâché: je n'aime pas les prêtres.
JACQUES.
Et vous auriez été enchanté que sous les yeux de celui-ci...
LE MAÎTRE.
J'en conviens.
JACQUES.
Suzon avait eu le temps de se relever; je me rajuste, me sauve, et c'est Suzon qui m'a raconté ce qui suit. Le mari qui voit le vicaire perché sur le fenil, se met à rire. Le vicaire lui disait: «Ris... ris... ris bien... so... so... sot que tu es...» Le mari de lui obéir, de rire de plus belle, et de lui demander qui est-ce qui l'a niché là.—Le vicaire: «Met... met... mets-moi à te... te... terre.»—Le mari de rire encore, et de lui demander comment il faut qu'il s'y prenne.—Le vicaire: «Co... co... comme j'y... j'y... j'y... suis mon... mon... monté, a... a... avec la fou... fou... fourche...—Par sanguienne, vous avez raison; voyez ce que c'est que d'avoir étudié?...» Le mari prend la fourche, la présente au vicaire; celui-ci s'enfourche comme je l'avais enfourché; le mari lui fait faire un ou deux tours de grange au bout de l'instrument de basse-cour, accompagnant cette promenade d'une espèce de chant en faux-bourdon; et le vicaire criait: «Dé... dé... descends-moi, ma... ma... maraud, me... me dé... dé... descendras... dras-tu?...» Et le mari lui disait: «À quoi tient-il, monsieur le vicaire, que je ne vous montre ainsi dans toutes les rues du village? On n'y aurait jamais vu une aussi belle procession...» Cependant le vicaire en fut quitte pour la peur, et le mari le mit à terre. Je ne sais ce qu'il dit alors au mari, car Suzon s'était évadée; mais j'entendis: «Ma... ma... malheureux! tu... tu... fra... fra... frappes un... un... prê... prê... prêtre; je... je... t'e... t'e... t'ex... co... co... communie; tu... tu... se... seras da... da... damné...» C'était le petit homme qui parlait: et c'était le mari qui le pourchassait à coups de fourche. J'arrive avec beaucoup d'autres; d'aussi loin que le mari m'aperçut, mettant sa fourche en arrêt: «Approche, approche,» me dit-il.
LE MAÎTRE.
Et Suzon?
JACQUES.
Elle s'en tira.
LE MAÎTRE.
Mal?
JACQUES.
Non; les femmes s'en tirent toujours bien quand on ne les a pas surprises en flagrant délit... De quoi riez-vous?
LE MAÎTRE.
De ce qui me fera rire, comme toi, toutes les fois que je me rappellerai le petit prêtre au bout de la fourche du mari.
JACQUES.
Ce fut peu de temps après cette aventure, qui vint aux oreilles de mon père et qui en rit aussi, que je m'engageai, comme je vous ai dit...
Après quelques moments de silence ou de toux de la part de Jacques, disent les uns, ou après avoir encore ri, disent les autres, le maître s'adressant à Jacques, lui dit: «Et l'histoire de tes amours?»—Jacques hocha de la tête et ne répondit pas.
Comment un homme de sens, qui a des mœurs, qui se pique de philosophie, peut-il s'amuser à débiter des contes de cette obscénité?—Premièrement, lecteur, ce ne sont pas des contes, c'est une histoire, et je ne me sens pas plus coupable, et peut-être moins, quand j'écris les sottises de Jacques, que Suétone quand il nous transmet les débauches de Tibère. Cependant vous lisez Suétone, et vous ne lui faites aucun reproche. Pourquoi ne froncez-vous pas le sourcil à Catulle, à Martial, à Horace, à Juvénal, à Pétrone, à La Fontaine et à tant d'autres? Pourquoi ne dites-vous pas au stoïcien Sénèque: Quel besoin avons-nous de la crapule de votre esclave[56] aux miroirs concaves? Pourquoi n'avez-vous de l'indulgence que pour les morts? Si vous réfléchissiez un peu à cette partialité, vous verriez qu'elle naît de quelque principe vicieux. Si vous êtes innocent, vous ne me lirez pas; si vous êtes corrompu, vous me lirez sans conséquence. Et puis, si ce que je vous dis là ne vous satisfait pas, ouvrez la préface de Jean-Baptiste Rousseau, et vous y trouverez mon apologie. Quel est celui d'entre vous qui osât blâmer Voltaire d'avoir composé la Pucelle? Aucun. Vous avez donc deux balances pour les actions des hommes? Mais, dites-vous, la Pucelle de Voltaire est un chef-d'œuvre!—Tant pis, puisqu'on ne l'en lira que davantage.—Et votre Jacques n'est qu'une insipide rapsodie de faits, les uns réels, les autres imaginés, écrits sans grâce et distribués sans ordre.—Tant mieux, mon Jacques en sera moins lu. De quelque côté que vous vous tourniez, vous avez tort. Si mon ouvrage est bon, il vous fera plaisir; s'il est mauvais, il ne fera point de mal. Point de livre plus innocent qu'un mauvais livre. Je m'amuse à écrire sous des noms empruntés les sottises que vous faites; vos sottises me font rire; mon écrit vous donne de l'humeur. Lecteur, à vous parler franchement, je trouve que le plus méchant de nous deux, ce n'est pas moi. Que je serais satisfait s'il m'était aussi facile de me garantir de vos noirceurs, qu'à vous de l'ennui ou du danger de mon ouvrage! Vilains hypocrites, laissez-moi en repos. F..tez comme des ânes débâtés; mais permettez-moi que je dise f..tre; je vous passe l'action, passez-moi le mot. Vous prononcez hardiment tuer, voler, trahir, et l'autre vous ne l'oseriez qu'entre les dents! Est-ce que moins vous exhalez de ces prétendues impuretés en paroles, plus il vous en reste dans la pensée? Et que vous a fait l'action génitale, si naturelle, si nécessaire et si juste, pour en exclure le signe de vos entretiens, et pour imaginer que votre bouche, vos yeux et vos oreilles en seraient souillés? Il est bon que les expressions les moins usitées, les moins écrites, les mieux tues soient les mieux sues et les plus généralement connues; aussi cela est; aussi le mot futuo n'est-il pas moins familier que le mot pain; nul âge ne l'ignore, nul idiome n'en est privé: il a mille synonymes dans toutes les langues, il s'imprime en chacune sans être exprimé, sans voix, sans figure, et le sexe qui le fait le plus, a usage de le taire le plus. Je vous entends encore, vous vous écriez: «Fi, le cynique! Fi, l'impudent! Fi, le sophiste!...» Courage, insultez bien un auteur estimable que vous avez sans cesse entre les mains, et dont je ne suis ici que le traducteur. La licence de son style m'est presque un garant de la pureté de ses mœurs; c'est Montaigne[57]. Lasciva est nobis pagina, vita proba.
[56] Hostius.
[57] Tout ce passage est imité de Montaigne, liv. III, ch. v. (Br.)
Jacques et son maître passèrent le reste de la journée sans desserrer les dents. Jacques toussait, et son maître disait: «Voilà une cruelle toux!» regardait à sa montre l'heure qu'il était sans le savoir, ouvrait sa tabatière sans s'en douter, et prenait sa prise de tabac sans le sentir; ce qui me le prouve, c'est qu'il faisait ces choses trois ou quatre fois de suite et dans le même ordre. Un moment après, Jacques toussait encore, et son maître disait: «Quelle diable de toux! Aussi tu t'en es donné du vin de l'hôtesse jusqu'au nœud de la gorge. Hier au soir, avec le secrétaire, tu ne t'es pas ménagé davantage; quand tu remontas tu chancelais, tu ne savais ce que tu disais; et aujourd'hui tu as fait dix haltes, et je gage qu'il ne te reste pas une goutte de vin dans ta gourde?...» Puis il grommelait entre ses dents, regardait à sa montre, et régalait ses narines.
J'ai oublié de vous dire, lecteur, que Jacques n'allait jamais sans une gourde remplie du meilleur; elle était suspendue à l'arçon de sa selle. À chaque fois que son maître interrompait son récit par quelque question un peu longue, il détachait sa gourde, en buvait un coup à la régalade, et ne la remettait à sa place que quand son maître avait cessé de parler. J'avais encore oublié de vous dire que, dans les cas qui demandaient de la réflexion, son premier mouvement était d'interroger sa gourde. Fallait-il résoudre une question de morale, discuter un fait, préférer un chemin à un autre, entamer, suivre ou abandonner une affaire, peser les avantages ou les désavantages d'une opération de politique, d'une spéculation de commerce ou de finance, la sagesse ou la folie d'une loi, le sort d'une guerre, le choix d'une auberge, dans une auberge le choix d'un appartement, dans un appartement le choix d'un lit, son premier mot était: «Interrogeons la gourde.» Son dernier était: «C'est l'avis de la gourde et le mien.» Lorsque le destin était muet dans sa tête, il s'expliquait par sa gourde, c'était une espèce de Pythie portative, silencieuse aussitôt qu'elle était vide. À Delphes, la Pythie, ses cotillons retroussés, assise à cul nu sur le trépied, recevait son inspiration de bas en haut; Jacques, sur son cheval, la tête tournée vers le ciel, sa gourde débouchée et le goulot incliné vers sa bouche, recevait son inspiration de haut en bas. Lorsque la Pythie et Jacques prononçaient leurs oracles, ils étaient ivres tous les deux. Il prétendait que l'Esprit-Saint était descendu sur les apôtres dans une gourde; il appelait la Pentecôte la fête des gourdes. Il a laissé un petit traité de toutes sortes de divinations, traité profond dans lequel il donne la préférence à la divination de Bacbuc[58] ou par la gourde. Il s'inscrit en faux, malgré toute la vénération qu'il lui portait, contre le curé de Meudon qui interrogeait la dive Bacbuc par le choc de la panse. «J'aime Rabelais, dit-il, mais j'aime mieux la vérité que Rabelais.» Il l'appelle hérétique Engastrimute[59]; et il prouve par cent raisons, meilleures les unes que les autres, que les vrais oracles de Bacbuc ou de la gourde ne se faisaient entendre que par le goulot. Il compte au rang des sectateurs distingués de Bacbuc, des vrais inspirés de la gourde dans ces derniers siècles, Rabelais, La Fare, Chapelle, Chaulieu, La Fontaine, Molière, Panard, Gallet, Vadé. Platon et Jean-Jacques Rousseau[60], qui prônèrent le bon vin sans en boire, sont à son avis de faux frères de la gourde. La gourde eut autrefois quelques sanctuaires célèbres; la Pomme-de-pin[61], le Temple[62] et la Guinguette, sanctuaires dont il écrit l'histoire séparément. Il fait la peinture la plus magnifique de l'enthousiasme, de la chaleur, du feu dont les Bacbuciens ou Périgourdins étaient et furent encore saisis de nos jours, lorsque sur la fin du repas, les coudes appuyés sur la table, la dive Bacbuc ou la gourde sacrée leur apparaissait, était déposée au milieu d'eux, sifflait, jetait sa coiffe loin d'elle, et couvrait ses adorateurs de son écume prophétique. Son manuscrit est décoré de deux portraits, au bas desquels on lit: Anacréon et Rabelais, l'un parmi les anciens, l'autre parmi les modernes, souverains pontifes de la gourde.
[58] Bacbuc, en hébreu Bachboùch, bouteille, ainsi appelée du bruit qu'elle fait quand on la vide. (Br.)—Voir Pantagruel plutôt que la Bible.
[59] Le mot est écrit engastrimeste dans l'édition originale, probablement par suite d'une erreur de copiste. On dit aujourd'hui engastrimythe, de γαστὴρ, ventre, et de μῡθος, parole.
[60] Si nous en croyons Mercier, Rousseau, au moins dans ses dernières années, ne dédaignait pas le vin; voyez son livre: J.-J. Rousseau, considéré comme un des auteurs de la Révolution. Il s'exprime en des termes que nous voulons croire empreints de son exagération habituelle.
[61] Cabaret de Villon.
[62] Où Gallet s'était réfugié pour échapper à ses créanciers.
Et Jacques s'est servi du terme engastrimute?... Pourquoi pas, lecteur? Le capitaine de Jacques était Bacbucien; il a pu connaître cette expression, et Jacques, qui recueillait tout ce qu'il disait, se la rappeler; mais la vérité, c'est que l'Engastrimute est de moi, et qu'on lit sur le texte original: Ventriloque.
Tout cela est fort beau, ajoutez-vous; mais les amours de Jacques?—Les amours de Jacques, il n'y a que Jacques qui les sache; et le voilà tourmenté d'un mal de gorge qui réduit son maître à sa montre et à sa tabatière; indigence qui l'afflige autant que vous.—Qu'allons-nous donc devenir?—Ma foi, je n'en sais rien. Ce serait bien ici le cas d'interroger la dive Bacbuc ou la gourde sacrée; mais son culte tombe, ses temples sont déserts. Ainsi qu'à la naissance de notre divin Sauveur, les oracles du paganisme cessèrent; à la mort de Gallet[63], les oracles de Bacbuc furent muets; aussi plus de grands poëmes, plus de ces morceaux d'une éloquence sublime; plus de ces productions marquées au coin de l'ivresse et du génie; tout est raisonné, compassé, académique et plat. Ô dive Bacbuc! ô gourde sacrée! ô divinité de Jacques! Revenez au milieu de nous!... Il me prend envie, lecteur, de vous entretenir de la naissance de la dive Bacbuc, des prodiges qui l'accompagnèrent et qui la suivirent, des merveilles de son règne et des désastres de sa retraite; et si le mal de gorge de notre ami Jacques dure, et que son maître s'opiniâtre à garder le silence, il faudra bien que vous vous contentiez de cet épisode, que je tâcherai de pousser jusqu'à ce que Jacques guérisse et reprenne l'histoire de ses amours...
[63] Gallet, épicier à la pointe Saint-Eustache, devenu chansonnier célèbre, mourut en 1757 au Temple, lieu de franchise pour les débiteurs insolvables. Comme il y recevait chaque jour des mémoires de ses créanciers: «Me voilà, disait-il, au Temple des Mémoires.» Sa misère n'altéra ni ses goûts ni sa gaieté; il buvait cinq à six bouteilles de vin par jour, mais ce régime finit par le rendre hydropique. On lui fit plusieurs fois la ponction, et il rendit 92 pintes d'eau, ce qui lui fit dire au vicaire du Temple qui venait lui administrer l'extrême-onction: «Ah! monsieur l'abbé, vous venez me graisser les bottes; cela est inutile, car je m'en vais par eau.» À sa mort, Panard, son ami, son compagnon de promenade, de spectacle et de cabaret, rencontrant Marmontel, s'écria en pleurant: «Je l'ai perdu, je ne chanterai plus, je ne boirai plus avec lui! il est mort... Je suis seul au monde... Vous savez qu'il est mort au Temple? Je suis allé pleurer et gémir sur sa tombe. Quelle tombe! Ah! monsieur! ils me l'ont mis sous une gouttière, lui qui depuis l'âge de raison n'avait pas bu un verre d'eau.» (Br.)
Il y a ici une lacune vraiment déplorable dans la conversation de Jacques et de son maître. Quelque jour un descendant de Nodot[64], du président de Brosses[65], de Freinshémius[66], ou du père Brottier[67], la remplira peut-être; et les descendants de Jacques ou de son maître, propriétaires du manuscrit, en riront beaucoup.
[64] Qui découvrit de prétendus fragments de Pétrone.
[65] Qui essaya de restituer le texte de Salluste.
[66] Qui a ajouté des suppléments à Quinte-Curce.
[67] Traducteur de Tacite et auteur de Mémoires sur plusieurs points peu connus de l'histoire des mœurs romaines.
Il paraît que Jacques, réduit au silence par son mal de gorge, suspendit l'histoire de ses amours; et que son maître commença l'histoire des siennes. Ce n'est ici qu'une conjecture que je donne pour ce qu'elle vaut. Après quelques lignes ponctuées qui annoncent la lacune, on lit: «Rien n'est plus triste dans ce monde que d'être un sot...» Est-ce Jacques qui profère cet apophthegme? Est-ce son maître? Ce serait le sujet d'une longue et épineuse dissertation. Si Jacques était assez insolent pour adresser ces mots à son maître, celui-ci était assez franc pour se les adresser à lui-même. Quoi qu'il en soit, il est évident, il est très-évident que c'est le maître qui continue.
LE MAÎTRE.
C'était la veille de sa fête, et je n'avais point d'argent. Le chevalier de Saint-Ouin, mon intime ami, n'était jamais embarrassé de rien. «Tu n'as point d'argent, me dit-il?
—Eh bien! il n'y a qu'à en faire.
—Et tu sais comme on en fait?
—Sans doute.» Il s'habille, nous sortons, et il me conduit à travers plusieurs rues détournées dans une petite maison obscure, où nous montons par un petit escalier sale, à un troisième, où j'entre dans un appartement assez spacieux et singulièrement meublé. Il y avait entre autres choses trois commodes de front, toutes trois de formes différentes; par derrière celle du milieu, un grand miroir à chapiteau trop haut pour le plafond, en sorte qu'un bon demi-pied de ce miroir était caché par la commode; sur ces commodes des marchandises de toute espèce; deux trictracs; autour de l'appartement, des chaises assez belles, mais pas une qui eût sa pareille; au pied d'un lit sans rideaux une superbe duchesse[68]; contre une des fenêtres une volière sans oiseaux, mais toute neuve; à l'autre fenêtre un lustre suspendu par un manche à balai, et le manche à balai portant des deux bouts sur les dossiers de deux mauvaises chaises de paille; et puis de droite et de gauche des tableaux, les uns attachés aux murs, les autres en pile.
[68] Chaise longue.
JACQUES.
Cela sent le faiseur d'affaires d'une lieue à la ronde.
LE MAÎTRE.
Tu l'as deviné. Et voilà le chevalier et M. Le Brun (c'est le nom de notre brocanteur et courtier d'usure) qui se précipitent dans les bras l'un de l'autre... «Eh! c'est vous, monsieur le chevalier?
—Et oui, c'est moi, mon cher Le Brun.
—Mais que devenez-vous donc? Il y a une éternité qu'on ne vous a vu. Les temps sont bien tristes; n'est-il pas vrai?
—Très-tristes, mon cher Le Brun. Mais il ne s'agit pas de cela; écoutez-moi, j'aurais un mot à vous dire...»
Je m'assieds. Le chevalier et Le Brun se retirent dans un coin, et se parlent. Je ne puis te rendre de leur conversation que quelques mots que je surpris à la volée...
«Il est bon?
—Excellent.
—Très-majeur.
—C'est le fils?
—Le fils.
—Savez-vous que nos deux dernières affaires?...
—Parlez plus bas.
—Le père?
—Riche.
—Vieux?
—Et caduc.»
Le Brun à haute voix: «Tenez, monsieur le chevalier, je ne veux plus me mêler de rien, cela a toujours des suites fâcheuses. C'est votre ami, à la bonne heure! Monsieur a tout à fait l'air d'un galant homme; mais...
—Mon cher Le Brun!
—Je n'ai point d'argent.
—Mais vous avez des connaissances!
—Ce sont tous des gueux, de fieffés fripons. Monsieur le chevalier, n'êtes-vous point las de passer par ces mains-là?
—Nécessité n'a point de loi.
—La nécessité qui vous presse est une plaisante nécessité, une bouillotte, une partie de la belle[69], quelque fille.
[69] Le jeu de la belle est souvent mentionné au xviiie siècle. C'est un jeu de hasard, une sorte de loterie.
—Cher ami!...
—C'est toujours moi, je suis faible comme un enfant; et puis vous, je ne sais pas à qui vous ne feriez pas fausser un serment. Allons, sonnez donc, afin que je sache si Fourgeot est chez lui... Non, ne sonnez pas, Fourgeot vous mènera chez Merval.
—Pourquoi pas vous?
—Moi! j'ai juré que cet abominable Merval ne travaillerait jamais ni pour moi ni pour mes amis. Il faudra que vous répondiez pour monsieur, qui peut-être, qui sans doute est un honnête homme; que je réponde pour vous à Fourgeot, et que Fourgeot réponde pour moi à Merval...»
Cependant la servante était entrée en disant: «C'est chez M. Fourgeot?»
Le Brun à sa servante: «Non, ce n'est chez personne... Monsieur le chevalier, je ne saurais absolument, je ne saurais.»
Le chevalier l'embrasse, le caresse: «Mon cher Le Brun! mon cher ami!...» Je m'approche, je joins mes instances à celles du chevalier: «Monsieur Le Brun! mon cher monsieur!...»
Le Brun se laisse persuader.
La servante qui souriait de cette momerie, part, et dans un clin d'œil reparaît avec un petit homme boiteux, vêtu de noir, canne à la main, bègue, le visage sec et ridé, l'œil vif. Le chevalier se tourne de son côté et lui dit: «Allons, monsieur Mathieu de Fourgeot, nous n'avons pas un moment à perdre, conduisez-nous vite...»
Fourgeot, sans avoir l'air de l'écouter, déliait une petite bourse de chamois.
Le chevalier à Fourgeot: «Vous vous moquez, cela nous regarde...» Je m'approche, je tire un petit écu que je glisse au chevalier qui le donne à la servante en lui passant la main sous le menton. Cependant Le Brun disait à Fourgeot: «Je vous le défends; ne conduisez point là ces messieurs.
FOURGEOT.
Monsieur Le Brun, pourquoi donc?
LE BRUN.
C'est un fripon, c'est un gueux.
FOURGEOT.
Je sais bien que M. de Merval... mais à tout péché miséricorde; et puis, je ne connais que lui qui ait de l'argent pour le moment.
LE BRUN.
Monsieur Fourgeot, faites comme il vous plaira; messieurs, je m'en lave les mains.
FOURGEOT, à Le Brun.
Monsieur Le Brun, est-ce que vous ne venez pas avec nous?
LE BRUN.
Moi! Dieu m'en préserve. C'est un infâme que je ne reverrai de ma vie.
FOURGEOT.
Mais, sans vous, nous ne finirons rien.
LE CHEVALIER.
Il est vrai. Allons, mon cher Le Brun, il s'agit de me servir, il s'agit d'obliger un galant homme qui est dans la presse; vous ne me refuserez pas; vous viendrez.
LE BRUN.
Aller chez un Merval! moi! moi!
LE CHEVALIER.
Oui, vous, vous viendrez pour moi...»
À force de sollicitations Le Brun se laisse entraîner, et nous voilà, lui Le Brun, le chevalier, Mathieu de Fourgeot, en chemin, le chevalier frappant amicalement dans la main de Le Brun et me disant: «C'est le meilleur homme, l'homme du monde le plus officieux, la meilleure connaissance...
LE BRUN.
Je crois que M. le chevalier me ferait faire de la fausse monnaie.»
Nous voilà chez Merval.
JACQUES.
Mathieu de Fourgeot...
LE MAÎTRE.
Eh bien! qu'en veux-tu dire?
JACQUES.
Mathieu de Fourgeot... Je veux dire que M. le chevalier de Saint-Ouin connaît ces gens-là par nom et surnom: et que c'est un gueux, d'intelligence avec toute cette canaille-là.
LE MAÎTRE.
Tu pourrais bien avoir raison... Il est impossible de connaître un homme plus doux, plus civil, plus honnête, plus poli, plus humain, plus compatissant, plus désintéressé que M. de Merval. Mon âge de majorité et ma solvabilité bien constatée, M. de Merval prit un air tout à fait affectueux et triste et nous dit avec le ton de la componction qu'il était au désespoir; qu'il avait été dans cette même matinée obligé de secourir un de ses amis pressé des besoins les plus urgents, et qu'il était tout à fait à sec. Puis s'adressant à moi, il ajouta: «Monsieur, n'ayez point de regret de ne pas être venu plus tôt; j'aurais été affligé de vous refuser, mais je l'aurais fait: l'amitié passe avant tout...»
Nous voilà tous bien ébahis; voilà le chevalier, Le Brun même et Fourgeot aux genoux de Merval, et M. de Merval qui leur disait: «Messieurs, vous me connaissez tous; j'aime à obliger et tâche de ne pas gâter les services que je rends en les faisant solliciter: mais, foi d'homme d'honneur, il n'y a pas quatre louis dans la maison...»
Moi, je ressemblais, au milieu de ces gens-là, à un patient qui a entendu sa sentence. Je disais au chevalier: «Chevalier, allons-nous-en, puisque ces messieurs ne peuvent rien...» Et le chevalier me tirant à l'écart: «Tu n'y penses pas, c'est la veille de sa fête. Je l'ai prévenue, je t'en avertis; et elle s'attend à une galanterie de ta part. Tu la connais: ce n'est pas qu'elle soit intéressée; mais elle est comme toutes les autres, qui n'aiment pas à être trompées dans leur attente. Elle s'en sera déjà vantée à son père, à sa mère, à ses tantes, à ses amies; et, après cela, n'avoir rien à leur montrer, cela est mortifiant...» Et puis le voilà revenu à Merval, et le pressant plus vivement encore. Merval, après s'être bien fait tirailler, dit: «J'ai la plus sotte âme du monde; je ne saurais voir les gens en peine. Je rêve; et il me vient une idée.
LE CHEVALIER.
Et quelle idée?
MERVAL.
Pourquoi ne prendriez-vous pas des marchandises?
LE CHEVALIER.
En avez-vous?
MERVAL.
Non; mais je connais une femme qui vous en fournira; une brave femme, une honnête femme.
LE BRUN.
Oui, mais qui nous fournira des guenilles, qu'elle nous vendra au poids de l'or, et dont nous ne retirerons rien.
MERVAL.
Point du tout, ce seront de très-belles étoffes, des bijoux en or et en argent, des soieries de toute espèce, des perles, quelques pierreries; il y aura très-peu de chose à perdre sur ces effets. C'est une bonne créature à se contenter de peu, pourvu qu'elle ait ses sûretés; ce sont des marchandises d'affaires qui lui reviennent à très-bon prix. Au reste, voyez-les, la vue ne vous en coûtera rien...»
Je représentai à Merval et au chevalier, que mon état n'était pas de vendre; et que, quand cet arrangement ne me répugnerait pas, ma position ne me laisserait pas le temps d'en tirer parti. Les officieux Le Brun et Mathieu de Fourgeot dirent tous à la fois: «Qu'à cela ne tienne, nous vendrons pour vous; c'est l'embarras d'une demi-journée...» Et la séance fut remise à l'après-midi chez M. de Merval, qui, me frappant doucement sur l'épaule, me disait d'un ton onctueux et pénétré: «Monsieur, je suis charmé de vous obliger; mais, croyez-moi, faites rarement de pareils emprunts; ils finissent toujours par ruiner. Ce serait un miracle, dans ce pays-ci, que vous eussiez encore à traiter une fois avec d'aussi honnêtes gens que MM. Le Brun et Mathieu de Fourgeot...»
Le Brun et Fourgeot de Mathieu, ou Mathieu de Fourgeot, le remercièrent en s'inclinant, et lui disant qu'il avait bien de la bonté, qu'ils avaient tâché jusqu'à présent de faire leur petit commerce en conscience, et qu'il n'y avait pas de quoi les louer.
MERVAL.
Vous vous trompez, messieurs, car qui est-ce qui a de la conscience à présent? Demandez à M. le chevalier de Saint-Ouin, qui doit en savoir quelque chose...
Nous voilà sortis de chez Merval, qui nous demande, du haut de son escalier, s'il peut compter sur nous et faire avertir sa marchande. Nous lui répondons que oui; et nous allons tous quatre dîner dans une auberge voisine, en attendant l'heure du rendez-vous.
Ce fut Mathieu de Fourgeot qui commanda le dîner, et qui le commanda bon. Au dessert, deux marmottes s'approchèrent de notre table avec leurs vielles; Le Brun les fit asseoir. On les fit boire, on les fit jaser, on les fit jouer. Tandis que mes trois convives s'amusaient à en chiffonner une, sa compagne, qui était à côté de moi, me dit tout bas: «Monsieur, vous êtes là en bien mauvaise compagnie: il n'y a pas un de ces gens-là qui n'ait son nom sur le livre rouge[70].»
[70] Registre de la police.
Nous quittâmes l'auberge à l'heure indiquée, et nous nous rendîmes chez Merval. J'oubliais de te dire que ce dîner épuisa la bourse du chevalier et la mienne, et qu'en chemin Le Brun dit au chevalier, qui me le redit, que Mathieu de Fourgeot exigeait dix louis pour sa commission, que c'était le moins qu'on pût lui donner; que s'il était satisfait de nous, nous aurions les marchandises à meilleur prix, et que nous retrouverions aisément cette somme sur la vente.
Nous voilà chez Merval, où sa marchande nous avait précédés avec ses marchandises. Mlle Bridoie (c'est son nom) nous accabla de politesses et de révérences, et nous étala des étoffes, des toiles, des dentelles, des bagues, des diamants, des boîtes d'or. Nous prîmes de tout. Ce furent Le Brun, Mathieu de Fourgeot et le chevalier, qui mirent le prix aux choses; et c'est Merval qui tenait la plume. Le total se monta à dix-neuf mille sept cent soixante et quinze livres, dont j'allais faire mon billet, lorsque Mlle Bridoie me dit, en faisant une révérence (car elle ne s'adressait jamais à personne sans le révérencier): «Monsieur, votre dessein est de payer vos billets à leurs échéances?
—Assurément, lui répondis-je.
—En ce cas, me répliqua-t-elle, il vous est indifférent de me faire des billets ou des lettres de change.»
Le mot de lettre de change me fit pâlir. Le chevalier s'en aperçut, et dit à Mlle Bridoie: «Des lettres de change, mademoiselle! mais ces lettres de change courront, et l'on ne sait en quelles mains elles pourraient aller.
—Vous vous moquez, monsieur le chevalier; on sait un peu les égards dus aux personnes de votre rang...» Et puis une révérence... «On tient ces papiers-là dans son portefeuille; on ne les produit qu'à temps. Tenez, voyez...» Et puis une révérence... Elle tire son portefeuille de sa poche; elle lit une multitude de noms de tout état et de toutes conditions. Le chevalier s'était approché de moi, et me disait: «Des lettres de change! cela est diablement sérieux! Vois ce que tu veux faire. Cette femme me paraît honnête, et puis, avant l'échéance, tu seras en fonds ou j'y serai.»
JACQUES.
Et vous signâtes les lettres de change?
LE MAÎTRE.
Il est vrai.
JACQUES.
C'est l'usage des pères, lorsque leurs enfants partent pour la capitale, de leur faire un petit sermon. Ne fréquentez point mauvaise compagnie; rendez-vous agréable à vos supérieurs, par de l'exactitude à remplir vos devoirs; conservez votre religion; fuyez les filles de mauvaise vie, les chevaliers d'industrie, et surtout ne signez jamais de lettres de change.
LE MAÎTRE.
Que veux-tu, je fis comme les autres; la première chose que j'oubliai, ce fut la leçon de mon père. Me voilà pourvu de marchandises à vendre, mais c'est de l'argent qu'il nous fallait. Il y avait quelques paires de manchettes à dentelle, très-belles: le chevalier s'en saisit au prix coûtant, en me disant: «Voilà déjà une partie de tes emplettes, sur laquelle tu ne perdras rien.» Mathieu de Fourgeot prit une montre et deux boîtes d'or, dont il allait sur-le-champ m'apporter la valeur; Le Brun prit en dépôt le reste chez lui. Je mis dans ma poche une superbe garniture avec les manchettes; c'était une des fleurs du bouquet que j'avais à donner. Mathieu de Fourgeot revint en un clin d'œil avec soixante louis: il en retint dix pour lui, et je reçus les cinquante autres. Il me dit qu'il n'avait vendu ni la montre ni les deux boîtes, mais qu'il les avait mises en gage.
JACQUES.
En gage?
LE MAÎTRE.
Oui.
JACQUES.
Je sais où.
LE MAÎTRE.
Où?
JACQUES.
Chez la demoiselle aux révérences, la Bridoie.
LE MAÎTRE.
Il est vrai. Avec la paire de manchettes et sa garniture, je pris encore une jolie bague, avec une boîte à mouches, doublée d'or. J'avais cinquante louis dans ma bourse; et nous étions, le chevalier et moi, de la plus belle gaieté.
JACQUES.
Voilà qui est fort bien. Il n'y a dans tout ceci qu'une chose qui m'intrigue; c'est le désintéressement du sieur Le Brun; est-ce que celui-là n'eut aucune part à la dépouille?
LE MAÎTRE.
Allons donc, Jacques, vous vous moquez; vous ne connaissez pas M. Le Brun. Je lui proposai de reconnaître ses bons offices; il se fâcha, il me répondit que je le prenais apparemment pour un Mathieu de Fourgeot; qu'il n'avait jamais tendu la main. «Voilà mon cher Le Brun, s'écria le chevalier, c'est toujours lui-même; mais nous rougirions qu'il fût plus honnête que nous...» Et à l'instant il prit parmi nos marchandises deux douzaines de mouchoirs, une pièce de mousseline, qu'il lui fit accepter pour sa femme et pour sa fille. Le Brun se mit à considérer les mouchoirs, qui lui parurent si beaux, la mousseline qu'il trouva si fine, cela lui était offert de si bonne grâce, il avait une si prochaine occasion de prendre sa revanche avec nous par la vente des effets qui restaient entre ses mains, qu'il se laissa vaincre; et nous voilà partis, et nous acheminant à toutes jambes de fiacre vers la demeure de celle que j'aimais, et à qui la garniture, les manchettes et la bague étaient destinées. Le présent réussit à merveille. On fut charmante. On essaya sur-le-champ la garniture et les manchettes; la bague semblait avoir été faite pour le doigt. On soupa, et gaiement comme tu penses bien.
JACQUES.
Et vous couchâtes là.
LE MAÎTRE.
Non.
JACQUES.
Ce fut donc le chevalier?
LE MAÎTRE.
Je le crois.
JACQUES.
Du train dont on vous menait, vos cinquante louis ne durèrent pas longtemps.
LE MAÎTRE.
Non. Au bout de huit jours nous nous rendîmes chez Le Brun pour voir ce que le reste de nos effets avait produit.
JACQUES.
Rien, ou peu de chose. Le Brun fut triste, il se déchaîna contre le Merval et la demoiselle aux révérences, les appela gueux, infâmes, fripons, jura derechef de n'avoir jamais rien à démêler avec eux, et vous remit sept à huit cents francs.
LE MAÎTRE.
À peu près; huit cent soixante et dix livres.
JACQUES.
Ainsi, si je sais un peu calculer, huit cent soixante et dix livres de Le Brun, cinquante louis de Merval ou de Fourgeot, la garniture, les manchettes et la bague, allons, encore cinquante louis, et voilà ce qui vous est rentré de vos dix-neuf mille sept cent soixante et quinze livres, en marchandises. Diable! cela est honnête. Merval avait raison, on n'a pas tous les jours à traiter avec d'aussi dignes gens.
LE MAÎTRE.
Tu oublies les manchettes prises au prix coûtant par le chevalier.
JACQUES.
C'est que le chevalier ne vous en a jamais parlé.
LE MAÎTRE.
J'en conviens. Et les deux boîtes d'or et la montre mises en gage par Mathieu, tu n'en dis rien.
JACQUES.
C'est que je ne sais qu'en dire.
LE MAÎTRE.
Cependant l'échéance des lettres de change arriva.
JACQUES.
Et vos fonds ni ceux du chevalier n'arrivèrent point.
LE MAÎTRE.
Je fus obligé de me cacher. On instruisit mes parents; un de mes oncles vint à Paris. Il présenta un mémoire à la police contre tous ces fripons. Ce mémoire fut renvoyé à un des commis; ce commis était un protecteur gagé de Merval. On répondit que, l'affaire étant en justice réglée, la police n'y pouvait rien. Le prêteur sur gages à qui Mathieu avait confié les deux boîtes fit assigner Mathieu. J'intervins dans ce procès. Les frais de justice furent si énormes, qu'après la vente de la montre et des boîtes, il s'en manquait encore cinq ou six cents francs qu'il n'y eût de quoi tout payer.
Vous ne croirez pas cela, lecteur. Et si je vous disais qu'un limonadier, décédé il y a quelque temps dans mon voisinage, laissa deux pauvres orphelins en bas âge. Le commissaire se transporte chez le défunt; on appose un scellé. On lève ce scellé, on fait un inventaire, une vente; la vente produit huit à neuf cents francs. De ces neuf cents francs, les frais de justice prélevés, il reste deux sous pour chaque orphelin; on leur met à chacun ces deux sous dans la main, et on les conduit à l'hôpital.
LE MAÎTRE.
Cela fait horreur.
JACQUES.
Et cela dure.
LE MAÎTRE.
Mon père mourut dans ces entrefaites. J'acquittai les lettres de change, et je sortis de ma retraite, où, pour l'honneur du chevalier et de mon amie, j'avouerai qu'ils me tinrent assez fidèle compagnie.
JACQUES.
Et vous voilà tout aussi féru[71] qu'auparavant du chevalier et de votre belle; votre belle vous tenant la dragée plus haute que jamais.