Jacques le fataliste et son maître
[71] Féru, vieux mot; frappé, entiché.
Je suis féru, j'en ai dans l'aile.
Poésies de Saint-Amand. (Br.)
LE MAÎTRE.
Et pourquoi cela, Jacques?
JACQUES.
Pourquoi? C'est que maître de votre personne et possesseur d'une fortune honnête, il fallait faire de vous un sot complet, un mari.
LE MAÎTRE.
Ma foi, je crois que c'était leur projet; mais il ne leur réussit pas.
JACQUES.
Vous êtes bien heureux, ou ils ont été bien maladroits.
LE MAÎTRE.
Mais il me semble que ta voix est moins rauque, et que tu parles plus librement.
JACQUES.
Cela vous semble, mais cela n'est pas.
LE MAÎTRE.
Tu ne pourrais donc pas reprendre l'histoire de tes amours?
JACQUES.
Non.
LE MAÎTRE.
Et ton avis est que je continue l'histoire des miennes?
JACQUES.
C'est mon avis de faire une pause, et de hausser la gourde.
LE MAÎTRE.
Comment! avec ton mal de gorge tu as fait remplir ta gourde?
JACQUES.
Oui; mais, de par tous les diables, c'est de tisane; aussi je n'ai point d'idées, je suis bête; et tant qu'il n'y aura dans la gourde que de la tisane, je serai bête.
LE MAÎTRE.
Que fais-tu?
JACQUES.
Je verse la tisane à terre; je crains qu'elle ne nous porte malheur.
LE MAÎTRE.
Tu es fou.
JACQUES.
Sage ou fou, il n'en restera pas la valeur d'une larme dans la gourde.
Tandis que Jacques vide à terre sa gourde, son maître regarde à sa montre, ouvre sa tabatière, et se dispose à continuer l'histoire de ses amours. Et moi, lecteur, je suis tenté de lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s'acheminant à grands pas; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas ou le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine?—Mais il est mort.—Vous le croyez?... Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon, ou la dame Marguerite, ou l'hôtesse du Grand-Cerf, ou la mère Jeanne, ou même Denise sa fille? Un faiseur de roman n'y manquerait pas; mais je n'aime pas les romans, à moins que ce ne soient ceux de Richardson. Je fais l'histoire, cette histoire intéressera ou n'intéressera pas: c'est le moindre de mes soucis. Mon projet est d'être vrai, je l'ai rempli. Ainsi, je ne ferai point revenir frère Jean de Lisbonne; ce gros prieur qui vient à nous dans un cabriolet, à côté d'une jeune et jolie femme, ce ne sera point l'abbé Hudson.—Mais l'abbé Hudson est mort?—Vous le croyez? Avez-vous assisté à ses obsèques?—Non.—Vous ne l'avez point vu mettre en terre?—Non.—Il est donc mort ou vivant, comme il me plaira. Il ne tiendrait qu'à moi d'arrêter ce cabriolet, et d'en faire sortir avec le prieur et sa compagne de voyage une suite d'événements en conséquence desquels vous ne sauriez ni les amours de Jacques, ni celles de son maître; mais je dédaigne toutes ces ressources-là, je vois seulement qu'avec un peu d'imagination et de style, rien n'est plus aisé que de filer un roman. Demeurons dans le vrai, et en attendant que le mal de gorge de Jacques se passe, laissons parler son maître.
LE MAÎTRE.
Un matin, le chevalier m'apparut fort triste; c'était le lendemain d'un jour que nous avions passé à la campagne, le chevalier, son amie ou la mienne, ou peut-être de tous les deux, le père, la mère, les tantes, les cousines et moi. Il me demanda si je n'avais commis aucune indiscrétion qui eût éclairé les parents sur ma passion. Il m'apprit que le père et la mère, alarmés de mes assiduités, avaient fait des questions à leur fille; que si j'avais des vues honnêtes, rien n'était plus simple que de les avouer; qu'on se ferait honneur de me recevoir à ces conditions; mais que si je ne m'expliquais pas nettement sous quinzaine, on me prierait de cesser des visites qui se remarquaient, sur lesquelles on tenait des propos, et qui faisaient tort à leur fille, en écartant d'elle des partis avantageux qui pouvaient se présenter sans la crainte d'un refus.
JACQUES.
Eh bien! mon maître, Jacques a-t-il du nez?
LE MAÎTRE.
Le chevalier ajouta: «Dans quinzaine! le terme est assez court. Vous aimez, on vous aime; dans quinze jours que ferez-vous?» Je répondis net au chevalier que je me retirerais.
«Vous vous retirerez! Vous n'aimez donc pas?
—J'aime, et beaucoup; mais j'ai des parents, un nom, un état, des prétentions, et je ne me résoudrai jamais à enfouir tous ces avantages dans le magasin d'une petite bourgeoise.
—Et leur déclarerai-je cela?
—Si vous voulez. Mais, chevalier, la subite et scrupuleuse délicatesse de ces gens-là m'étonne. Ils ont permis à leur fille d'accepter mes cadeaux; ils m'ont laissé vingt fois en tête-à-tête avec elle; elle court les bals, les assemblées, les spectacles, les promenades aux champs et à la ville, avec le premier qui a un bon équipage à lui offrir; ils dorment profondément tandis qu'on fait de la musique ou la conversation chez elle; tu fréquentes dans la maison tant qu'il te plaît; et, entre nous, chevalier, quand tu es admis dans une maison, on peut y en admettre un autre. Leur fille est notée. Je ne croirai pas, je ne nierai pas tout ce qu'on en dit; mais tu conviendras que ces parents-là auraient pu s'aviser plus tôt d'être jaloux de l'honneur de leur enfant. Veux-tu que je te parle vrai? On m'a pris pour une espèce de benêt qu'on se promettait de mener par le nez aux pieds du curé de la paroisse. Ils se sont trompés. Je trouve Mlle Agathe charmante; j'en ai la tête tournée: et il y paraît, je crois, aux effroyables dépenses que j'ai faites pour elle. Je ne refuse pas de continuer, mais encore faut-il que ce soit avec la certitude de la trouver un peu moins sévère à l'avenir.
«Mon projet n'est pas de perdre éternellement à ses genoux un temps, une fortune et des soupirs que je pourrais employer plus utilement ailleurs. Tu diras ces derniers mots à Mlle Agathe, et tout ce qui les a précédés à ses parents... Il faut que notre liaison cesse, ou que je sois admis sur un nouveau pied, et que Mlle Agathe fasse de moi quelque chose de mieux que ce qu'elle en a fait jusqu'à présent. Lorsque vous m'introduisîtes chez elle, convenez, chevalier, que vous me fîtes espérer des facilités que je n'ai point trouvées. Chevalier, vous m'en avez un peu imposé.
LE CHEVALIER.
Ma foi, je m'en suis un peu imposé le premier à moi-même. Qui diable aurait jamais imaginé qu'avec l'air leste, le ton libre et gai de cette jeune folle, ce serait un petit dragon de vertu?
JACQUES.
Comment, diable! monsieur, cela est bien fort. Vous avez donc été brave une fois dans votre vie?
LE MAÎTRE.
Il y a des jours comme cela. J'avais sur le cœur l'aventure des usuriers, ma retraite à Saint-Jean-de-Latran, devant la demoiselle Bridoie, et plus que tout, les rigueurs de Mlle Agathe. J'étais un peu las d'être lanterné.
JACQUES.
Et, d'après ce courageux discours, adressé à votre cher ami le chevalier de Saint-Ouin, que fîtes-vous?
LE MAÎTRE.
Je tins parole, je cessai mes visites.
JACQUES.
Bravo! Bravo! mio caro maestro!
LE MAÎTRE.
Il se passa une quinzaine sans que j'entendisse parler de rien, si ce n'était par le chevalier qui m'instruisait fidèlement des effets de mon absence dans la famille, et qui m'encourageait à tenir ferme. Il me disait: «On commence à s'étonner, on se regarde, on parle; on se questionne sur les sujets de mécontentement qu'on a pu te donner. La petite fille joue la dignité; elle dit avec une indifférence affectée à travers laquelle on voit aisément qu'elle est piquée: On ne voit plus ce monsieur; c'est qu'apparemment il ne veut plus qu'on le voie; à la bonne heure, c'est son affaire... Et puis elle fait une pirouette, elle se met à chantonner, elle va à la fenêtre, elle revient, mais les yeux rouges; tout le monde s'aperçoit qu'elle a pleuré.
—Qu'elle a pleuré!
—Ensuite elle s'assied; elle prend son ouvrage; elle veut travailler, mais elle ne travaille pas. On cause, elle se tait; on cherche à l'égayer, elle prend de l'humeur; on lui propose un jeu, une promenade, un spectacle: elle accepte; et lorsque tout est prêt, c'est une autre chose qui lui plaît et qui lui déplaît le moment d'après... Oh! ne voilà-t-il pas que tu te troubles! Je ne te dirai plus rien.
—Mais, chevalier, vous croyez donc que, si je reparaissais...
—Je crois que tu serais un sot. Il faut tenir bon, il faut avoir du courage. Si tu reviens sans être rappelé, tu es perdu. Il faut apprendre à vivre à ce petit monde-là.
—Mais si l'on ne me rappelle pas?
—On te rappellera.
—Si l'on tarde beaucoup à me rappeler?
—On te rappellera bientôt. Peste! un homme comme toi ne se remplace pas aisément. Si tu reviens de toi-même, on te boudera, on te fera payer chèrement ton incartade, on t'imposera la loi qu'on voudra t'imposer; il faudra t'y soumettre; il faudra fléchir le genou. Veux-tu être le maître ou l'esclave, et l'esclave le plus malmené? Choisis. À te parler vrai, ton procédé a été un peu leste; on n'en peut pas conclure un homme bien épris; mais ce qui est fait est fait; et s'il est possible d'en tirer bon parti, il n'y faut pas manquer.
—Elle a pleuré!
—Eh bien! elle a pleuré. Il vaut encore mieux qu'elle pleure que toi.
—Mais si l'on ne me rappelle pas?
—On te rappellera, te dis-je. Lorsque j'arrive, je ne parle pas plus de toi que si tu n'existais pas. On me tourne, je me laisse tourner; enfin on me demande si je t'ai vu; je réponds indifféremment, tantôt oui, tantôt non; puis on parle d'autre chose; mais on ne tarde pas de revenir à ton éclipse. Le premier mot vient, ou du père, ou de la mère, ou de la tante, ou d'Agathe, et l'on dit: Après tous les égards que nous avons eus pour lui! l'intérêt que nous avons tous pris à sa dernière affaire! les amitiés que ma nièce lui a faites! les politesses dont je l'ai comblé! tant de protestations d'attachement que nous en avons reçues! et puis fiez-vous aux hommes!... Après cela, ouvrez votre maison à ceux qui se présentent!... Croyez aux amis!
—Et Agathe?
—La consternation y est, c'est moi qui t'en assure.
—Et Agathe?
—Agathe me tire à l'écart, et dit: Chevalier, concevez-vous quelque chose à votre ami? Vous m'avez assurée tant de fois que j'en étais aimée; vous le croyiez, sans doute, et pourquoi ne l'auriez-vous pas cru? Je le croyais bien, moi... Et puis elle s'interrompt, sa voix s'altère, ses yeux se mouillent... Eh bien! ne voilà-t-il pas que tu en fais autant! Je ne te dirai plus rien, cela est décidé. Je vois ce que tu désires, mais il n'en sera rien, absolument rien. Puisque tu as fait la sottise de te retirer sans rime ni raison, je ne veux pas que tu la doubles en allant te jeter à leur tête. Il faut tirer parti de cet incident pour avancer tes affaires avec Mlle Agathe; il faut qu'elle voie qu'elle ne te tient pas si bien qu'elle ne puisse te perdre, à moins qu'elle ne s'y prenne mieux pour te garder. Après ce que tu as fait, en être encore à lui baiser la main! Mais là, chevalier, la main sur la conscience, nous sommes amis; et tu peux, sans indiscrétion, t'expliquer avec moi; vrai, tu n'en as jamais rien obtenu?
—Non.
—Tu mens, tu fais le délicat.
—Je le ferais peut-être, si j'en avais raison; mais je te jure que je n'ai pas le bonheur de mentir.
—Cela est inconcevable, car enfin tu n'es pas maladroit. Quoi! on n'a pas eu le moindre petit moment de faiblesse?
—Non.
—C'est qu'il sera venu, que tu ne l'auras pas aperçu, et que tu l'auras manqué. J'ai peur que tu n'aies été un peu benêt; les gens honnêtes, délicats et tendres comme toi, y sont sujets.
—Mais vous, chevalier, lui dis-je, que faites-vous là?
—Rien.
—Vous n'avez point eu de prétentions?
—Pardonnez-moi, s'il vous plaît, elles ont même duré assez longtemps; mais tu es venu, tu as vu et tu as vaincu. Je me suis aperçu qu'on te regardait beaucoup, et qu'on ne me regardait plus guère; je me le suis tenu pour dit. Nous sommes restés bons amis; on me confie ses petites pensées, on suit quelquefois mes conseils; et faute de mieux, j'ai accepté le rôle de subalterne auquel tu m'as réduit.»
JACQUES.
Monsieur, deux choses: l'une, c'est que je n'ai jamais pu suivre mon histoire sans qu'un diable ou un autre ne m'interrompît, et que la vôtre va tout de suite. Voilà le train de la vie; l'un court à travers les ronces sans se piquer; l'autre a beau regarder où il met le pied, il trouve des ronces dans le plus beau chemin, et arrive au gîte écorché tout vif.
LE MAÎTRE.
Est-ce que tu as oublié ton refrain; et le grand rouleau, et l'écriture d'en haut?
JACQUES.
L'autre chose, c'est que je persiste dans l'idée que votre chevalier de Saint-Ouin est un grand fripon; et qu'après avoir partagé votre argent avec les usuriers Le Brun, Merval, Mathieu de Fourgeot ou Fourgeot de Mathieu, la Bridoie, il cherche à vous embâter de sa maîtresse, en tout bien et tout honneur s'entend, par-devant notaire et curé, afin de partager encore avec vous votre femme... Ahi! la gorge!...
LE MAÎTRE.
Sais-tu ce que tu fais là? une chose très-commune et très-impertinente.
JACQUES.
J'en suis bien capable.
LE MAÎTRE.
Tu te plains d'avoir été interrompu, et tu interromps.
JACQUES.
C'est l'effet du mauvais exemple que vous m'avez donné. Une mère veut être galante, et veut que sa fille soit sage; un père veut être dissipateur, et veut que son fils soit économe; un maître veut...
LE MAÎTRE.
Interrompre son valet, l'interrompre tant qu'il lui plaît, et n'en pas être interrompu.
Lecteur, est-ce que vous ne craignez pas de voir se renouveler ici la scène de l'auberge où l'un criait: «Tu descendras»; l'autre: «Je ne descendrai pas.» À quoi tient-il que je ne vous fasse entendre: «J'interromprai; tu n'interrompras pas.» Il est certain que, pour peu que j'agace Jacques ou son maître, voilà la querelle engagée; et si je l'engage une fois, qui sait comment elle finira? Mais la vérité est que Jacques répondit modestement à son maître: Monsieur, je ne vous interromps pas; mais je cause avec vous, comme vous m'en avez donné la permission.
LE MAÎTRE.
Passe; mais ce n'est pas tout.
JACQUES.
Quelle autre incongruité puis-je avoir commise?
LE MAÎTRE.
Tu vas anticipant sur le raconteur, et tu lui ôtes le plaisir qu'il s'est promis de ta surprise; en sorte qu'ayant, par une ostentation de sagacité très-déplacée, deviné ce qu'il avait à te dire, il ne lui reste plus qu'à se taire, et je me tais.
JACQUES.
Ah! mon maître!
LE MAÎTRE.
Que maudits soient les gens d'esprit!
JACQUES.
D'accord; mais vous n'aurez pas la cruauté...
LE MAÎTRE.
Conviens du moins que tu le mériterais.
JACQUES.
D'accord; mais avec tout cela vous regarderez à votre montre l'heure qu'il est, vous prendrez votre prise de tabac, votre humeur cessera, et vous continuerez votre histoire.
LE MAÎTRE.
Ce drôle-là fait de moi tout ce qu'il veut...
Quelques jours après cet entretien avec le chevalier, il reparut chez moi; il avait l'air triomphant. «Eh bien! l'ami, me dit-il, une autre fois croirez-vous à mes almanachs? Je vous l'avais bien dit, nous sommes les plus forts, et voici une lettre de la petite; oui, une lettre, une lettre d'elle...»
Cette lettre était fort douce; des reproches, des plaintes et cætera; et me voilà réinstallé dans la maison.
Lecteur, vous suspendez ici votre lecture; qu'est-ce qu'il y a? Ah! je crois vous comprendre, vous voudriez voir cette lettre. Mme Riccoboni n'aurait pas manqué de vous la montrer. Et celle que Mme de La Pommeraye dicta aux deux dévotes, je suis sûr que vous l'avez regrettée. Quoiqu'elle fût autrement difficile à faire que celle d'Agathe, et que je ne présume pas infiniment de mon talent, je crois que je m'en serais tiré, mais elle n'aurait pas été originale; ç'aurait été comme ces sublimes harangues de Tite-Live, dans son Histoire de Rome, ou du cardinal Bentivoglio dans ses Guerres de Flandre. On les lit avec plaisir, mais elles détruisent l'illusion. Un historien, qui suppose à ses personnages des discours qu'ils n'ont pas tenus, peut aussi leur supposer des actions qu'ils n'ont pas faites. Je vous supplie donc de vouloir bien vous passer de ces deux lettres, et de continuer votre lecture.
LE MAÎTRE.
On me demanda raison de mon éclipse, je dis ce que je voulus; on se contenta de ce que je dis, et tout reprit son train accoutumé.
JACQUES.
C'est-à-dire que vous continuâtes vos dépenses, et que vos affaires amoureuses n'en avançaient pas davantage.
LE MAÎTRE.
Le chevalier m'en demandait des nouvelles, et avait l'air de s'en impatienter.
JACQUES.
Et il s'en impatientait peut-être réellement.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi cela?
JACQUES.
LE MAÎTRE.
Achève donc.
JACQUES.
Je m'en garderai bien; il faut laisser au conteur...
LE MAÎTRE.
Mes leçons te profitent, je m'en réjouis... Un jour le chevalier me proposa une promenade en tête à tête. Nous allâmes passer la journée à la campagne. Nous partîmes de bonne heure. Nous dînâmes à l'auberge; nous y soupâmes; le vin était excellent, nous en bûmes beaucoup, causant de gouvernement, de religion et de galanterie. Jamais le chevalier ne m'avait marqué tant de confiance, tant d'amitié; il m'avait raconté toutes les aventures de sa vie, avec la plus incroyable franchise, ne me célant ni le bien ni le mal. Il buvait, il m'embrassait, il pleurait de tendresse; je buvais, je l'embrassais, je pleurais à mon tour. Il n'y avait dans toute sa conduite passée qu'une seule action qu'il se reprochât; il en porterait le remords jusqu'au tombeau.
«Chevalier, confessez-vous-en à votre ami, cela vous soulagera. Eh bien! de quoi s'agit-il? de quelque peccadille dont votre délicatesse vous exagère la valeur?
—Non, non, s'écriait le chevalier en penchant sa tête sur ses deux mains, et se couvrant le visage de honte; c'est une noirceur, une noirceur impardonnable. Le croirez-vous? Moi, le chevalier de Saint-Ouin, a une fois trompé, trompé, oui, trompé son ami!
—Et comment cela s'est-il fait?
—Hélas! nous fréquentions l'un et l'autre dans la même maison, comme vous et moi. Il y avait une jeune fille comme Mlle Agathe; il en était amoureux, et moi j'en étais aimé; il se ruinait en dépenses pour elle, et c'est moi qui jouissais de ses faveurs. Je n'ai jamais eu le courage de lui en faire l'aveu; mais si nous nous retrouvons ensemble, je lui dirai tout. Cet effroyable secret que je porte au fond de mon cœur, l'accable, c'est un fardeau dont il faut absolument que je me délivre.
—Chevalier, vous ferez bien.
—Vous me le conseillez?
—Assurément, je vous le conseille.
—Et comment croyez-vous que mon ami prenne la chose?
—S'il est votre ami, s'il est juste, il trouvera votre excuse en lui-même; il sera touché de votre franchise et de votre repentir; il jettera ses bras autour de votre cou; il fera ce que je ferais à sa place.
—Vous le croyez?
—Je le crois.
—Et c'est ainsi que vous en useriez?
—Je n'en doute pas...»
À l'instant le chevalier se lève, s'avance vers moi, les larmes aux yeux, les deux bras ouverts, et me dit: «Mon ami, embrassez-moi donc.
—Quoi! chevalier, lui dis-je, c'est vous? c'est moi? c'est cette coquine d'Agathe?
—Oui, mon ami; je vous rends encore votre parole, vous êtes le maître d'en agir avec moi comme il vous plaira. Si vous pensez, comme moi, que mon offense soit sans excuse, ne m'excusez point; levez-vous, quittez-moi, ne me revoyez jamais qu'avec mépris, et abandonnez-moi à ma douleur et à ma honte. Ah! mon ami, si vous saviez tout l'empire que la petite scélérate avait pris sur mon cœur! Je suis né honnête; jugez combien j'ai dû souffrir du rôle indigne auquel je me suis abaissé. Combien de fois j'ai détourné mes yeux de dessus elle, pour les attacher sur vous, en gémissant de sa trahison et de la mienne. Il est inouï que vous ne vous en soyez jamais aperçu...»
Cependant j'étais immobile comme un Terme pétrifié; à peine entendais-je le discours du chevalier. Je m'écriai: «Ah! l'indigne! Ah! chevalier! vous, vous, mon ami!
—Oui, je l'étais, et je le suis encore, puisque je dispose, pour vous tirer des liens de cette créature, d'un secret qui est plus le sien que le mien. Ce qui me désespère, c'est que vous n'en ayez rien obtenu qui vous dédommage de tout ce que vous avez fait pour elle.» (Ici Jacques se met à rire et à siffler.)
Mais c'est La vérité dans le vin, de Collé[72]... Lecteur, vous ne savez ce que vous dites; à force de vouloir montrer de l'esprit, vous n'êtes qu'une bête. C'est si peu la vérité dans le vin, que tout au contraire, c'est la fausseté dans le vin. Je vous ai dit une grossièreté, j'en suis fâché, et je vous en demande pardon.
[72] La Vérité dans le vin, ou les Désagréments de la galanterie, charmante comédie de Collé, qui offre, comme ses autres productions en ce genre, une peinture aussi agréable que vraie des mœurs de son temps. (Br.)
LE MAÎTRE.
Ma colère tomba peu à peu. J'embrassai le chevalier; il se remit sur sa chaise, les coudes appuyés sur la table, les poings fermés sur les yeux; il n'osait me regarder.
JACQUES.
Il était si affligé! et vous eûtes la bonté de le consoler?... (Et Jacques de siffler encore.)
LE MAÎTRE.
Le parti qui me parut le meilleur, ce fut de tourner la chose en plaisanterie. À chaque propos gai, le chevalier confondu me disait: «Il n'y a point d'homme comme vous; vous êtes unique; vous valez cent fois mieux que moi. Je doute que j'eusse eu la générosité ou la force de vous pardonner une pareille injure, et vous en plaisantez; cela est sans exemple. Mon ami, que ferai-je jamais qui puisse réparer?... Ah! non, non, cela ne se répare pas. Jamais, jamais je n'oublierai ni mon crime ni votre indulgence; ce sont deux traits profondément gravés là. Je me rappellerai l'un pour me détester, l'autre pour vous admirer, pour redoubler d'attachement pour vous.
—Allons, chevalier, vous n'y pensez pas, vous vous surfaites votre action et la mienne. Buvons à votre santé. Chevalier, à la mienne donc, puisque vous ne voulez pas que ce soit à la vôtre...» Le chevalier peu à peu reprit courage. Il me raconta tous les détails de sa trahison, s'accablant lui-même des épithètes les plus dures; il mit en pièces, et la fille, et la mère, et le père, et les tantes, et toute la famille qu'il me montra comme un ramas de canailles indignes de moi, mais bien dignes de lui; ce sont ses propres mots.
JACQUES.
Et voilà pourquoi je conseille aux femmes de ne jamais coucher avec des gens qui s'enivrent. Je ne méprise guère moins votre chevalier pour son indiscrétion en amour que pour sa perfidie en amitié. Que diable! il n'avait qu'à... être un honnête homme, et vous parler d'abord... Mais tenez, monsieur, je persiste, c'est un gueux, c'est un fieffé gueux. Je ne sais plus comment ceci finira; j'ai peur qu'il ne vous trompe encore en vous détrompant. Tirez-moi, tirez-vous bien vite vous-même de cette auberge et de la compagnie de cet homme-là...
[Ici Jacques reprit sa gourde, oubliant qu'il n'y avait ni tisane ni vin. Son maître se mit à rire. Jacques toussa un demi-quart d'heure de suite. Son maître tira sa montre et sa tabatière, et continua son histoire que j'interromprai, si cela vous convient; ne fût-ce que pour faire enrager Jacques, en lui prouvant qu'il n'était pas écrit là-haut, comme il le croyait, qu'il serait toujours interrompu et que son maître ne le serait jamais[73].]
[73] Le passage renfermé entre deux crochets ne se trouve pas dans l'édition originale. (Br.)—Il manque en effet à notre copie.
LE MAÎTRE, au chevalier.
«Après ce que vous m'en dites là, j'espère que vous ne les reverrez plus.
—Moi, les revoir!... Mais ce qui est désespérant c'est de s'en aller sans se venger. On aura trahi, joué, bafoué, dépouillé un galant homme; on aura abusé de la passion et de la faiblesse d'un autre galant homme, car j'ose encore me regarder comme tel, pour l'engager dans une suite d'horreurs; on aura exposé deux amis à se haïr et peut-être à s'entr'égorger, car enfin, mon cher, convenez que, si vous eussiez découvert mon indigne menée, vous êtes brave, vous en eussiez peut-être conçu un tel ressentiment...
—Non, cela n'aurait pas été jusque-là. Et pourquoi donc? et pour qui? pour une faute que personne ne saurait se répondre de ne pas commettre? Est-ce ma femme? Et quand elle le serait? Est-ce ma fille? Non, c'est une petite gueuse; et vous croyez que pour une petite gueuse... Allons, mon ami, laissons cela et buvons. Agathe est jeune, vive, blanche, grasse, potelée; ce sont les chairs les plus fermes, n'est-ce pas? et la peau la plus douce? La jouissance en doit être délicieuse, et j'imagine que vous étiez assez heureux entre ses bras pour ne guère penser à vos amis.
—Il est certain que si les charmes de la personne et le plaisir pouvaient atténuer la faute, personne sous le ciel ne serait moins coupable que moi.
—Ah çà, chevalier, je reviens sur mes pas; je retire mon indulgence, et je veux mettre une condition à l'oubli de votre trahison.
—Parlez, mon ami, ordonnez, dites; faut-il me jeter par la fenêtre, me pendre, me noyer, m'enfoncer ce couteau dans la poitrine?...»
Et à l'instant le chevalier saisit un couteau qui était sur la table, détache son col, écarte sa chemise, et, les yeux égarés, se place la pointe du couteau de la main droite à la fossette de la clavicule gauche, et semble n'attendre que mon ordre pour s'expédier à l'antique.
«Il ne s'agit pas de cela, chevalier, laissez là ce mauvais couteau.
—Je ne le quitte pas, c'est ce que je mérite; faites signe.
—Laissez là ce mauvais couteau, vous dis-je, je ne mets pas votre expiation à si haut prix...» Cependant la pointe du couteau était toujours suspendue sur la fossette de la clavicule gauche; je lui saisis la main, je lui arrachai son couteau que je jetai loin de moi, puis approchant la bouteille de son verre, et versant plein, je lui dis: «Buvons d'abord; et vous saurez ensuite à quelle terrible condition j'attache votre pardon. Agathe est donc bien succulente, bien voluptueuse?
—Ah! mon ami, que ne le savez-vous comme moi!
—Mais attends, il faut qu'on nous apporte une bouteille de champagne, et puis tu me feras l'histoire d'une de tes nuits. Traître charmant, ton absolution est à la fin de cette histoire. Allons, commence: est-ce que tu ne m'entends pas?
—Je vous entends.
—Ma sentence te paraît-elle trop dure?
—Non.
—Tu rêves?
—Je rêve!
—Que t'ai-je demandé?
—Le récit d'une de mes nuits avec Agathe.
—C'est cela.»
Cependant le chevalier me mesurait de la tête aux pieds, et se disait à lui-même: «C'est la même taille, à peu près le même âge; et quand il y aurait quelque différence, point de lumière, l'imagination prévenue que c'est moi, elle ne soupçonnera rien...
—Mais, chevalier, à quoi penses-tu donc? ton verre reste plein, et tu ne commences pas!
—Je pense, mon ami, j'y ai pensé, tout est dit: embrassez-moi, nous serons vengés, oui, nous le serons. C'est une scélératesse de ma part; si elle est indigne de moi, elle ne l'est pas de la petite coquine. Vous me demandez l'histoire d'une de mes nuits?
—Oui: est-ce trop exiger?
—Non; mais si, au lieu de l'histoire, je vous procurais la nuit?
—Cela vaudrait un peu mieux.» (Jacques se met à siffler.)
Aussitôt le chevalier tire deux clefs de sa poche, l'une petite et l'autre grande. «La petite, me dit-il, est le passe-partout de la rue, la grande est celle de l'antichambre d'Agathe; les voilà, elles sont toutes deux à votre service. Voici ma marche de tous les jours, depuis environ six mois; vous y conformerez la vôtre. Ses fenêtres sont sur le devant, comme vous le savez. Je me promène dans la rue tant que je les vois éclairées. Un pot de basilic mis en dehors est le signal convenu; alors je m'approche de la porte d'entrée, je l'ouvre, j'entre, je la referme, je monte le plus doucement que je peux, je tourne par le petit corridor qui est à droite; la première porte à gauche dans ce corridor est la sienne, comme vous savez. J'ouvre cette porte avec cette grande clef, je passe dans la petite garde-robe qui est à droite, là je trouve une petite bougie de nuit, à la lueur de laquelle je me déshabille à mon aise. Agathe laisse la porte de sa chambre entr'ouverte; je passe, et je vais la trouver dans son lit. Comprenez-vous cela?
—Fort bien!
—Comme nous sommes entourés, nous nous taisons.
—Et puis je crois que vous avez mieux à faire que de jaser.
—En cas d'accident, je puis sauter de son lit et me renfermer dans la garde-robe, cela n'est pourtant jamais arrivé. Notre usage ordinaire est de nous séparer sur les quatre heures du matin. Lorsque le plaisir ou le repos nous mène plus loin, nous sortons du lit ensemble; elle descend, moi je reste dans la garde-robe, je m'habille, je lis, je me repose, j'attends qu'il soit heure de paraître. Je descends, je salue, j'embrasse comme si je ne faisais que d'arriver.
—Cette nuit-ci, vous attend-on?
—On m'attend toutes les nuits.
—Et vous me céderiez votre place?
—De tout mon cœur. Que vous préfériez la nuit au récit, je n'en suis pas en peine; mais ce que je désirerais, c'est que...
—Achevez; il y a peu de chose que je ne me sente le courage d'entreprendre pour vous obliger.
—C'est que vous restassiez entre ses bras jusqu'au jour; j'arriverais, je vous surprendrais.
—Oh! non, chevalier, cela serait trop méchant.
—Trop méchant? Je ne le suis pas tant que vous pensez. Auparavant je me déshabillerais dans la garde-robe.
—Allons, chevalier, vous avez le diable au corps. Et puis cela ne se peut: si vous me donnez les clefs, vous ne les aurez plus.
—Ah! mon ami, que tu es bête!
—Mais, pas trop, ce me semble.
—Et pourquoi n'entrerions-nous pas tous les deux ensemble? Vous iriez trouver Agathe; moi je resterais dans la garde-robe jusqu'à ce que vous fissiez un signal dont nous conviendrions.
—Ma foi, cela est si plaisant, si fou, que peu s'en faut que je n'y consente. Mais, chevalier, tout bien considéré, j'aimerais mieux réserver cette facétie pour quelqu'une des nuits suivantes.
—Ah! j'entends, votre projet est de nous venger plus d'une fois.
—Si vous l'agréez?
—Tout à fait.»
JACQUES.
Votre chevalier bouleverse toutes mes idées. J'imaginais...
LE MAÎTRE.
Tu imaginais?
JACQUES.
Non, monsieur, vous pouvez continuer.
LE MAÎTRE.
Nous bûmes, nous dîmes cent folies, et sur la nuit qui s'approchait, et sur les suivantes, et sur celle où Agathe se trouverait entre le chevalier et moi. Le chevalier était redevenu d'une gaieté charmante, et le texte de notre conversation n'était pas triste. Il me prescrivait des préceptes de conduite nocturne qui n'étaient pas tous également faciles à suivre; mais après une longue suite de nuits bien employées, je pouvais soutenir l'honneur du chevalier à ma première, quelque merveilleux qu'il se prétendît, et ce furent des détails qui ne finissaient point sur les talents, perfections, commodités d'Agathe. Le chevalier ajoutait avec un art incroyable l'ivresse de la passion à celle du vin. Le moment de l'aventure ou de la vengeance nous paraissait arriver lentement; cependant nous sortîmes de table. Le chevalier paya; c'est la première fois que cela lui arrivait. Nous montâmes dans notre voiture; nous étions ivres; notre cocher et nos valets l'étaient encore plus que nous.
Lecteur, qui m'empêcherait de jeter ici le cocher, les chevaux, la voiture, les maîtres et les valets dans une fondrière? Si la fondrière vous fait peur, qui m'empêcherait de les amener sains et saufs dans la ville où j'accrocherais leur voiture à une autre, dans laquelle je renfermerais d'autres jeunes gens ivres? Il y aurait des mots offensants de dits, une querelle, des épées tirées, une bagarre dans toutes les règles. Qui m'empêcherait, si vous n'aimez pas les bagarres, de substituer à ces jeunes gens Mlle Agathe, avec une de ses tantes? Mais il n'y eut rien de tout cela. Le chevalier et le maître de Jacques arrivèrent à Paris. Celui-ci prit les vêtements du chevalier. Il est minuit, ils sont sous les fenêtres d'Agathe; la lumière s'éteint; le pot de basilic est à sa place. Ils font encore un tour d'un bout à l'autre de la rue, le chevalier recordant à son ami sa leçon. Ils approchent de la porte, le chevalier l'ouvre, introduit le maître de Jacques, garde le passe-partout de la rue, lui donne la clef du corridor, referme la porte d'entrée, s'éloigne, et après ce petit détail fait avec laconisme, le maître de Jacques reprit la parole et dit:
«Le local m'était connu. Je monte sur la pointe des pieds, j'ouvre la porte du corridor, je la referme, j'entre dans la garde-robe, où je trouvai la petite lampe de nuit; je me déshabille; la porte de la chambre était entr'ouverte, je passe; je vais à l'alcôve, où Agathe ne dormait pas. J'ouvre les rideaux; et à l'instant je sens deux bras nus se jeter autour de moi et m'attirer; je me laisse aller, je me couche, je suis accablé de caresses, je les rends. Me voilà le mortel le plus heureux qu'il y ait au monde; je le suis encore lorsque...»
Lorsque le maître de Jacques s'aperçut que Jacques dormait ou faisait semblant de dormir: «Tu dors, lui dit-il, tu dors, maroufle, au moment le plus intéressant de mon histoire!...» et c'est à ce moment même que Jacques attendait son maître. «Te réveilleras-tu?
—Je ne le crois pas.
—Et pourquoi?
—C'est que si je me réveille, mon mal de gorge pourra bien se réveiller aussi, et que je pense qu'il vaut mieux que nous reposions tous deux...»
Et voilà Jacques qui laisse tomber sa tête en devant.
«Tu vas te rompre le cou.
—Sûrement, si cela est écrit là-haut. N'êtes-vous pas entre les bras de Mlle Agathe?
—Oui.
—Ne vous y trouvez-vous pas bien?
—Fort bien.
—Restez-y.
—Que j'y reste, cela te plaît à dire.
—Du moins jusqu'à ce que je sache l'histoire de l'emplâtre de Desglands.
LE MAÎTRE.
Tu te venges, traître.
JACQUES.
Et quand cela serait, mon maître, après avoir coupé l'histoire de mes amours par mille questions, par autant de fantaisies, sans le moindre murmure de ma part, ne pourrais-je pas vous supplier d'interrompre la vôtre, pour m'apprendre l'histoire de l'emplâtre de ce bon Desglands, à qui j'ai tant d'obligations, qui m'a tiré de chez le chirurgien au moment où, manquant d'argent, je ne savais plus que devenir, et chez qui j'ai fait connaissance avec Denise, Denise sans laquelle je ne vous aurais pas dit un mot de tout ce voyage? Mon maître, mon cher maître, l'histoire de l'emplâtre de Desglands; vous serez si court qu'il vous plaira, et cependant l'assoupissement qui me tient, et dont je ne suis pas maître, se dissipera, et vous pourrez compter sur toute mon attention.
LE MAÎTRE dit en haussant les épaules.
Il y avait dans le voisinage de Desglands une veuve charmante, qui avait plusieurs qualités communes avec une célèbre courtisane[74] du siècle passé. Sage par raison, libertine par tempérament, se désolant le lendemain de la sottise de la veille, elle a passé toute sa vie en allant du plaisir au remords et du remords au plaisir, sans que l'habitude du plaisir ait étouffé le remords, sans que l'habitude du remords ait étouffé le goût du plaisir. Je l'ai connue dans ses derniers instants; elle disait qu'enfin elle échappait à deux grands ennemis. Son mari, indulgent pour le seul défaut qu'il eût à lui reprocher, la plaignit pendant qu'elle vécut, et la regretta longtemps après sa mort. Il prétendait qu'il eût été aussi ridicule à lui d'empêcher sa femme d'aimer, que de l'empêcher de boire. Il lui pardonnait la multitude de ses conquêtes en faveur du choix délicat qu'elle y mettait. Elle n'accepta jamais l'hommage d'un sot ou d'un méchant: ses faveurs furent toujours la récompense du talent ou de la probité. Dire d'un homme qu'il était ou qu'il avait été son amant, c'était assurer qu'il était homme de mérite. Comme elle connaissait sa légèreté, elle ne s'engageait point à être fidèle. «Je n'ai fait, disait-elle, qu'un faux serment en ma vie, c'est le premier.» Soit qu'on perdît le sentiment qu'on avait pris pour elle, soit qu'elle perdît celui qu'on lui avait inspiré, on restait son ami. Jamais il n'y eut d'exemple plus frappant de la différence de la probité et des mœurs. On ne pouvait pas dire qu'elle eût des mœurs; et l'on avouait qu'il était difficile de trouver une plus honnête créature. Son curé la voyait rarement au pied des autels; mais en tout temps il trouvait sa bourse ouverte pour les pauvres. Elle disait plaisamment, de la religion et des lois, que c'était une paire de béquilles qu'il ne fallait pas ôter à ceux qui avaient les jambes faibles. Les femmes qui redoutaient son commerce pour leurs maris le désiraient pour leurs enfants.
[74] Ninon de Lenclos. (Br.)
JACQUES, après avoir dit entre ses dents: Tu me le payeras ce maudit portrait, ajouta:
Vous avez été fou de cette femme-là?
LE MAÎTRE.
Je le serais certainement devenu, si Desglands ne m'eût gagné de vitesse. Desglands en devint amoureux...
JACQUES.
Monsieur, est-ce que l'histoire de son emplâtre et celle de ses amours sont tellement liées l'une à l'autre qu'on ne saurait les séparer?
LE MAÎTRE.
On peut les séparer; l'emplâtre est un incident, l'histoire est le récit de tout ce qui s'est passé pendant qu'ils s'aimaient.
JACQUES.
Et s'est-il passé beaucoup de choses?
LE MAÎTRE.
Beaucoup.
JACQUES.
En ce cas, si vous donnez à chacune la même étendue qu'au portrait de l'héroïne, nous n'en sortirons pas d'ici à la Pentecôte, et c'est fait de vos amours et des miennes.
LE MAÎTRE.
Aussi, Jacques, pourquoi m'avez-vous dérouté?... N'as-tu pas vu chez Desglands un petit enfant?
JACQUES.
Méchant, têtu, insolent et valétudinaire? Oui, je l'ai vu.
LE MAÎTRE.
C'est un fils naturel de Desglands et de la belle veuve.
JACQUES.
Cet enfant-là lui donnera bien du chagrin. C'est un enfant unique, bonne raison pour n'être qu'un vaurien; il sait qu'il sera riche, autre bonne raison pour n'être qu'un vaurien.
LE MAÎTRE.
Et comme il est valétudinaire, on ne lui apprend rien; on ne le gêne, on ne le contredit sur rien, troisième bonne raison pour n'être qu'un vaurien.
JACQUES.
Une nuit le petit fou se mit à pousser des cris inhumains. Voilà toute la maison en alarmes; on accourt. Il veut que son papa se lève.
«Votre papa dort.
—N'importe, je veux qu'il se lève, je le veux, je le veux...
—Il est malade.
—N'importe, il faut qu'il se lève, je le veux, je le veux...»
On réveille Desglands; il jette sa robe de chambre sur ses épaules, il arrive.
«Eh bien! mon petit, me voilà, que veux-tu?
—Je veux qu'on les fasse venir.
—Qui?
—Tous ceux qui sont dans le château.»
On les fait venir; maîtres, valets, étrangers, commensaux; Jeanne, Denise, moi avec mon genou malade, tous, excepté une vieille concierge impotente, à laquelle on avait accordé une retraite dans une chaumière à près d'un quart de lieue du château. Il veut qu'on l'aille chercher.
«Mais, mon enfant, il est minuit.
—Je le veux, je le veux.
—Vous savez qu'elle demeure bien loin.
—Je le veux, je le veux.
—Qu'elle est âgée et qu'elle ne saurait marcher.
—Je le veux, je le veux.»
Il faut que la pauvre concierge vienne; on l'apporte, car pour venir elle aurait plutôt mangé le chemin. Quand nous sommes tous rassemblés, il veut qu'on le lève et qu'on l'habille. Le voilà levé et habillé. Il veut que nous passions tous dans le grand salon et qu'on le place au milieu dans le grand fauteuil de son papa. Voilà qui est fait. Il veut que nous nous prenions tous par la main. Il veut que nous dansions tous en rond, et nous nous mettons tous à danser en rond. Mais c'est le reste qui est incroyable...
LE MAÎTRE.
J'espère que tu me feras grâce du reste?
JACQUES.
Non, non, monsieur, vous entendrez le reste... Il croit qu'il m'aura fait impunément un portrait de la mère, long de quatre aunes...
LE MAÎTRE.
Jacques, je vous gâte.
JACQUES.
Tant pis pour vous.
LE MAÎTRE.
Vous avez sur le cœur le long et ennuyeux portrait de la veuve; mais vous m'avez, je crois, bien rendu cet ennui par la longue et ennuyeuse histoire de la fantaisie de son enfant.
JACQUES.
Si c'est votre avis, reprenez l'histoire du père; mais plus de portraits, mon maître; je hais les portraits à la mort.
LE MAÎTRE.
Et pourquoi haïssez-vous les portraits?
JACQUES.
C'est qu'ils ressemblent si peu, que, si par hasard on vient à rencontrer les originaux, on ne les reconnaît pas. Racontez-moi les faits, rendez-moi fidèlement les propos, et je saurai bientôt à quel homme j'ai affaire. Un mot, un geste m'en ont quelquefois plus appris que le bavardage de toute une ville.
LE MAÎTRE.
Un jour Desglands...
JACQUES.
Quand vous êtes absent, j'entre quelquefois dans votre bibliothèque, je prends un livre, et c'est ordinairement un livre d'histoire.
LE MAÎTRE.
Un jour Desglands...
JACQUES.
Je lis du pouce tous les portraits.
LE MAÎTRE.
Un jour Desglands...
JACQUES.
Pardon, mon maître, la machine était montée, et il fallait qu'elle allât jusqu'à la fin.
LE MAÎTRE.
Y est-elle?
JACQUES.
Elle y est.
LE MAÎTRE.
Un jour Desglands invita à dîner la belle veuve avec quelques gentilshommes d'alentour. Le règne de Desglands était sur son déclin; et parmi ses convives il y en avait un vers lequel son inconstance commençait à la pencher. Ils étaient à table, Desglands et son rival placés l'un à côté de l'autre et en face de la belle veuve. Desglands employait tout ce qu'il avait d'esprit pour animer la conversation; il adressait à la veuve les propos les plus galants; mais elle, distraite, n'entendait rien, et tenait les yeux attachés sur son rival. Desglands avait un œuf frais à la main; un mouvement convulsif, occasionné par la jalousie, le saisit, il serre les poings, et voilà l'œuf chassé de sa coque et répandu sur le visage de son voisin. Celui-ci fit un geste de la main. Desglands lui prend le poignet, l'arrête, et lui dit à l'oreille: «Monsieur, je le tiens pour reçu...» Il se fait un profond silence; la belle veuve se trouve mal. Le repas fut triste et court. Au sortir de table, elle fit appeler Desglands et son rival dans un appartement séparé; tout ce qu'une femme peut faire décemment pour les réconcilier, elle le fit; elle supplia, elle pleura, elle s'évanouit, mais tout de bon; elle serrait les mains à Desglands, elle tournait ses yeux inondés de larmes sur l'autre. Elle disait à celui-ci: «Et vous m'aimez!...» à celui-là: «Et vous m'avez aimée...» à tous les deux: «Et vous voulez me perdre, et vous voulez me rendre la fable, l'objet de la haine et du mépris de toute la province! Quel que soit celui des deux qui ôte la vie à son ennemi, je ne le reverrai jamais; il ne peut être ni mon ami ni mon amant; je lui voue une haine qui ne finira qu'avec ma vie...» Puis elle retombait en défaillance, et en défaillant elle disait: «Cruels, tirez vos épées et enfoncez-les dans mon sein; si en expirant je vous vois embrassés, j'expirerai sans regret!...» Desglands et son rival restaient immobiles ou la secouraient, et quelques pleurs s'échappaient de leurs yeux. Cependant il fallut se séparer. On remit la belle veuve chez elle plus morte que vive.
JACQUES.
Eh bien! monsieur, qu'avais-je besoin du portrait que vous m'avez fait de cette femme? Ne saurais-je pas à présent tout ce que vous en avez dit?
LE MAÎTRE.
Le lendemain Desglands rendit visite à sa charmante infidèle; il y trouva son rival. Qui fut bien étonné? Ce fut l'un et l'autre de voir à Desglands la joue droite couverte d'un grand rond de taffetas noir. «Qu'est-ce que cela? lui dit la veuve.
DESGLANDS.
Ce n'est rien.
SON RIVAL.
DESGLANDS.
Cela se passera.»
Après un moment de conversation, Desglands sortit, et, en sortant, il fit à son rival un signe qui fut très-bien entendu. Celui-ci descendit, ils passèrent, l'un par un des côtés de la rue, l'autre par le côté opposé; ils se rencontrèrent derrière les jardins de la belle veuve, se battirent, et le rival de Desglands demeura étendu sur la place, grièvement, mais non mortellement blessé. Tandis qu'on l'emporte chez lui, Desglands revient chez sa veuve, il s'assied, ils s'entretiennent encore de l'accident de la veille. Elle lui demande ce que signifie cette énorme et ridicule mouche qui lui couvre la joue. Il se lève, il se regarde au miroir. «En effet, lui dit-il, je la trouve un peu trop grande...» Il prend les ciseaux de la dame, il détache son rond de taffetas, le rétrécit tout autour d'une ligne ou deux, le replace et dit à la veuve: «Comment me trouvez-vous à présent?
—Mais d'une ligne ou deux moins ridicule qu'auparavant.
—C'est toujours quelque chose.»
Le rival de Desglands guérit. Second duel où la victoire resta à Desglands: ainsi cinq à six fois de suite; et Desglands à chaque combat rétrécissant son rond de taffetas d'une petite lisière, et remettant le reste sur sa joue.
JACQUES.
Quelle fut la fin de cette aventure? Quand on me porta au château de Desglands, il me semble qu'il n'avait plus son rond noir.
LE MAÎTRE.
Non. La fin de cette aventure fut celle de la belle veuve. Le long chagrin qu'elle en éprouva, acheva de ruiner sa santé faible et chancelante.
JACQUES.
Et Desglands?
LE MAÎTRE.
Un jour que nous nous promenions ensemble, il reçoit un billet, il l'ouvre, et dit: «C'était un très-brave homme, mais je ne saurais m'affliger de sa mort...» Et à l'instant il arrache de sa joue le reste de son rond noir, presque réduit par ses fréquentes rognures à la grandeur d'une mouche ordinaire. Voilà l'histoire de Desglands. Jacques est-il satisfait; et puis-je espérer qu'il écoutera l'histoire de mes amours, ou qu'il reprendra l'histoire des siennes?
JACQUES.
Ni l'un, ni l'autre.
LE MAÎTRE.
Et la raison?
JACQUES.
C'est qu'il fait chaud, que je suis las, que cet endroit est charmant, que nous serons à l'ombre sous ces arbres, et qu'en prenant le frais au bord de ce ruisseau nous nous reposerons.
LE MAÎTRE.
J'y consens; mais ton rhume?
JACQUES.
Il est de chaleur; et les médecins disent que les contraires se guérissent par les contraires.
LE MAÎTRE.
Ce qui est vrai au moral comme au physique. J'ai remarqué une chose assez singulière; c'est qu'il n'y a guère de maximes de morale dont on ne fît un aphorisme de médecine, et réciproquement peu d'aphorismes de médecine dont on ne fît une maxime de morale.
JACQUES.
Cela doit être.
Ils descendent de cheval, ils s'étendent sur l'herbe. Jacques dit à son maître: «Veillez-vous? dormez-vous? Si vous veillez, je dors; si vous dormez, je veille.»
Son maître lui dit: «Dors, dors.
—Je puis donc compter que vous veillerez? C'est que cette fois-ci nous y pourrions perdre deux chevaux.»
Le maître tira sa montre et sa tabatière; Jacques se mit en devoir de dormir; mais à chaque instant il se réveillait en sursaut, et frappait en l'air ses deux mains l'une contre l'autre. Son maître lui dit: À qui diable en as-tu?
JACQUES.
J'en ai aux mouches et aux cousins. Je voudrais bien qu'on me dît à quoi servent ces incommodes bêtes-là?
LE MAÎTRE.
Et parce que tu l'ignores, tu crois qu'elles ne servent à rien? La nature n'a rien fait d'inutile et de superflu.
JACQUES.
Je le crois; car puisqu'une chose est, il faut qu'elle soit.
LE MAÎTRE.
Quand tu as ou trop de sang ou du mauvais sang, que fais-tu? Tu appelles un chirurgien, qui t'en ôte deux ou trois palettes. Eh bien! ces cousins, dont tu te plains, sont une nuée de petits chirurgiens ailés qui viennent avec leurs petites lancettes te piquer et te tirer du sang goutte a goutte.
JACQUES.
Oui, mais à tort et à travers, sans savoir si j'en ai trop ou trop peu. Faites venir ici un étique, et vous verrez si les petits chirurgiens ailés ne le piqueront pas. Ils songent à eux; et tout dans la nature songe à soi et ne songe qu'à soi. Que cela fasse du mal aux autres, qu'importe, pourvu qu'on s'en trouve bien?...
Ensuite il refrappait en l'air de ses deux mains, et il disait: Au diable les petits chirurgiens ailés!
LE MAÎTRE.
Jacques, connais-tu la fable de Garo[75]?
[75] Le Gland et la Citrouille. La Fontaine, liv. XI, fable iv.
JACQUES.
Oui.
LE MAÎTRE.
Comment la trouves-tu?
JACQUES.
Mauvaise.
LE MAÎTRE.
C'est bientôt dit.
JACQUES.
Et bientôt prouvé. Si au lieu de glands, le chêne avait porté des citrouilles, est-ce que cette bête de Garo se serait endormi sous un chêne? Et s'il ne s'était pas endormi sous un chêne, qu'importait au salut de son nez qu'il en tombât des citrouilles ou des glands? Faites lire cela à vos enfants.
LE MAÎTRE.
Un philosophe de ton nom ne le veut pas[76].
[76] J.-J. Rousseau, Émile, liv. II. (Br.)
JACQUES.
C'est que chacun a son avis, et que Jean-Jacques n'est pas Jacques.
LE MAÎTRE.
Et tant pis pour Jacques.
JACQUES.
Qui sait cela avant que d'être arrivé au dernier mot de la dernière ligne de la page qu'on remplit dans le grand rouleau?
LE MAÎTRE.
À quoi penses-tu?
JACQUES.
Je pense que, tandis que vous me parliez et que je vous répondais, vous me parliez sans le vouloir, et que je vous répondais sans le vouloir.
LE MAÎTRE.
Après?
JACQUES.
Après? Et que nous étions deux vraies machines vivantes et pensantes.
LE MAÎTRE.
Mais à présent que veux-tu?
JACQUES.
Ma foi, c'est encore tout de même. Il n'y a dans les deux machines qu'un ressort de plus en jeu.
LE MAÎTRE.
Et ce ressort-là...?
JACQUES.
Je veux que le diable m'emporte si je conçois qu'il puisse jouer sans cause. Mon capitaine disait: «Posez une cause, un effet s'ensuit; d'une cause faible, un faible effet; d'une cause momentanée, un effet d'un moment; d'une cause intermittente, un effet intermittent; d'une cause contrariée, un effet ralenti; d'une cause cessante, un effet nul.»
LE MAÎTRE.
Mais il me semble que je sens au dedans de moi-même que je suis libre, comme je sens que je pense.
JACQUES.
Mon capitaine disait: «Oui, à présent que vous ne voulez rien; mais veuillez vous précipiter de votre cheval?»
LE MAÎTRE.
Eh bien! je me précipiterai.
JACQUES.
Gaiement, sans répugnance, sans effort, comme lorsqu'il vous plaît d'en descendre à la porte d'une auberge?
LE MAÎTRE.
Pas tout à fait; mais qu'importe, pourvu que je me précipite, et que je prouve[77] que je suis libre?
[77] Variante: Que je me prouve.
JACQUES.
Mon capitaine disait: «Quoi! vous ne voyez pas que sans ma contradiction il ne vous serait jamais venu en fantaisie de vous rompre le cou? C'est donc moi qui vous prends par le pied, et qui vous jette hors de selle. Si votre chute prouve quelque chose, ce n'est donc pas que vous soyez libre, mais que vous êtes fou.» Mon capitaine disait encore que la jouissance d'une liberté qui pourrait s'exercer sans motif serait le vrai caractère d'un maniaque.
LE MAÎTRE.
Cela est trop fort pour moi; mais, en dépit de ton capitaine et de toi, je croirai que je veux quand je veux.
JACQUES.
Mais si vous êtes et si vous avez toujours été le maître de vouloir, que ne voulez-vous à présent aimer une guenon; et que n'avez-vous cessé d'aimer Agathe toutes les fois que vous l'avez voulu? Mon maître, on passe les trois quarts de sa vie à vouloir, sans faire.
LE MAÎTRE.
Il est vrai.
JACQUES.
LE MAÎTRE.
Tu me démontreras celui-ci?
JACQUES.
Si vous y consentez.
LE MAÎTRE.
J'y consens.
JACQUES.
Cela se fera, et parlons d'autre chose...
Après ces balivernes et quelques autres propos de la même importance, ils se turent; et Jacques, relevant son énorme chapeau, parapluie dans les mauvais temps, parasol dans les temps chauds, couvre-chef en tout temps, le ténébreux sanctuaire sous lequel une des meilleures cervelles qui aient encore existé consultait le destin dans les grandes occasions;... les ailes de ce chapeau relevées lui plaçaient le visage à peu près au milieu du corps; rabattues, à peine voyait-il à dix pas devant lui: ce qui lui avait donné l'habitude de porter le nez au vent; et c'est alors qu'on pouvait dire de son chapeau:
Os illi[78] sublime dedit, cœlumque tueri
Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus.
Ovide, Métam., lib. I, v. 85.
[78] Dans Ovide, on lit homini au lieu de illi. (Br.)
Jacques donc, relevant son énorme chapeau et promenant ses regards au loin, aperçut un laboureur qui rouait inutilement de coups un des deux chevaux qu'il avait attelés à sa charrue. Ce cheval, jeune et vigoureux, s'était couché sur le sillon, et le laboureur avait beau le secouer par la bride, le prier, le caresser, le menacer, jurer, frapper, l'animal restait immobile, et refusait opiniâtrement de se relever.
Jacques, après avoir rêvé quelque temps à cette scène, dit à son maître, dont elle avait aussi fixé l'attention: Savez-vous, monsieur, ce qui se passe là?
LE MAÎTRE.
Et que veux-tu qui se passe autre chose que ce que je vois?
JACQUES.
LE MAÎTRE.
Non. Et toi, que devines-tu?
JACQUES.
Je devine que ce sot, orgueilleux, fainéant animal est un habitant de la ville, qui, fier de son premier état de cheval de selle, méprise la charrue; et pour vous dire tout, en un mot, que c'est votre cheval, le symbole de Jacques que voilà, et de tant d'autres lâches coquins comme lui, qui ont quitté les campagnes pour venir porter la livrée dans la capitale, et qui aimeraient mieux mendier leur pain dans les rues, ou mourir de faim, que de retourner à l'agriculture, le plus utile et le plus honorable des métiers.
Le maître se mit à rire; et Jacques, s'adressant au laboureur qui ne l'entendait pas, disait: «Pauvre diable, touche, touche tant que tu voudras: il a pris son pli, et tu useras plus d'une mèche à ton fouet, avant que d'inspirer à ce maraud-là un peu de véritable dignité et quelque goût pour le travail...» Le maître continuait de rire. Jacques, moitié d'impatience, moitié de pitié, se lève, s'avance vers le laboureur, et n'a pas fait deux cents pas que, se retournant vers son maître, il se met à crier: «Monsieur, arrivez, arrivez; c'est votre cheval, c'est votre cheval.»
Ce l'était en effet. À peine l'animal eut-il reconnu Jacques et son maître, qu'il se releva de lui-même, secoua sa crinière, hennit, se cabra, et approcha tendrement son mufle du mufle de son camarade. Cependant Jacques, indigné, disait entre ses dents: «Gredin, vaurien, paresseux, à quoi tient-il que je ne te donne vingt coups de bottes?...» Son maître, au contraire, le baisait, lui passait une main sur le flanc, lui frappait doucement la croupe de l'autre, et pleurant presque de joie, s'écriait: «Mon cheval, mon pauvre cheval, je te retrouve donc!»
Le laboureur n'entendait rien à cela. «Je vois, messieurs, leur dit-il, que ce cheval vous a appartenu; mais je ne l'en possède pas moins légitimement; je l'ai acheté à la dernière foire. Si vous vouliez le reprendre pour les deux tiers de ce qu'il m'a coûté, vous me rendriez un grand service, car je n'en puis rien faire. Lorsqu'il faut le sortir de l'écurie, c'est le diable; lorsqu'il faut l'atteler, c'est pis encore; lorsqu'il est arrivé sur le champ, il se couche, et il se laisserait plutôt assommer que de donner un coup de collier ou que de souffrir un sac sur son dos. Messieurs, auriez-vous la charité de me débarrasser de ce maudit animal-là? Il est beau, mais il n'est bon à rien qu'à piaffer sous un cavalier, et ce n'est pas là mon affaire...» On lui proposa un échange avec celui des deux autres qui lui conviendrait le mieux; il y consentit, et nos deux voyageurs revinrent au petit pas à l'endroit où ils s'étaient reposés, et d'où ils virent, avec satisfaction, le cheval qu'ils avaient cédé au laboureur se prêter sans répugnance à son nouvel état.
JACQUES.
Eh bien! monsieur?
LE MAÎTRE.
Eh bien! rien n'est plus sûr que tu es inspiré; est-ce de Dieu, est-ce du diable? Je l'ignore. Jacques, mon cher ami, je crains que vous n'ayez le diable au corps.
JACQUES.
Et pourquoi le diable?
LE MAÎTRE.
C'est que vous faites des prodiges, et que votre doctrine est fort suspecte.
JACQUES.
Et qu'est-ce qu'il y a de commun entre la doctrine que l'on professe et les prodiges qu'on opère?
LE MAÎTRE.
Je vois que vous n'avez pas lu dom la Taste[79].
[79] La Taste (dom Louis), bénédictin, évêque de Bethléem, né à Bordeaux, mort à Saint-Denis en 1754, a soutenu, dans ses Lettres théologiques aux écrivains défenseurs des convulsions et autres miracles du temps (Paris, 1733, in-4º), que les diables peuvent faire des miracles bienfaisants et des guérisons miraculeuses pour introduire ou autoriser l'erreur ou le vice. (Br.)—C'est la doctrine professée de nos jours par les de Mirville, P. Ventura, Gougenot des Mousseaux, Bizouard, etc.
JACQUES.
Et ce dom la Taste que je n'ai pas lu, que dit-il?
LE MAÎTRE.
Il dit que Dieu et le diable font également des miracles.
JACQUES.
Et comment distingue-t-il les miracles de Dieu des miracles du diable?
LE MAÎTRE.
Par la doctrine. Si la doctrine est bonne, les miracles sont de Dieu; si elle est mauvaise, les miracles sont du diable.
JACQUES. (Ici Jacques se mit à siffler, puis il ajouta:)
Et qui est-ce qui m'apprendra à moi, pauvre ignorant, si la doctrine du faiseur de miracles est bonne ou mauvaise? Allons, monsieur, remontons sur nos bêtes. Que vous importe que ce soit de par Dieu ou de par Belzébuth que votre cheval se soit retrouvé? En ira-t-il moins bien?
LE MAÎTRE.
Non. Cependant, Jacques, si vous étiez possédé...
JACQUES.
Quel remède y aurait-il à cela?
LE MAÎTRE.
Le remède! ce serait, en attendant l'exorcisme... ce serait de vous mettre à l'eau bénite pour toute boisson.
JACQUES.
Moi, monsieur, à l'eau! Jacques à l'eau bénite! J'aimerais mieux que mille légions de diables me restassent dans le corps, que d'en boire une goutte, bénite ou non bénite. Est-ce que vous ne vous êtes pas aperçu que j'étais hydrophobe?...
Ah! hydrophobe? Jacques a dit hydrophobe?... Non, lecteur, non; je confesse que le mot n'est pas de lui. Mais, avec cette sévérité de critique-là, je vous défie de lire une scène de comédie ou de tragédie, un seul dialogue, quelque bien qu'il soit fait, sans surprendre le mot de l'auteur dans la bouche de son personnage. Jacques a dit: «Monsieur, est-ce que vous ne vous êtes pas encore aperçu qu'à la vue de l'eau, la rage me prend?...» Eh bien? en disant autrement que lui, j'ai été moins vrai, mais plus court.
Ils remontèrent sur leurs chevaux; et Jacques dit à son maître: «Vous en étiez de vos amours au moment où, après avoir été heureux deux fois, vous vous disposiez peut-être à l'être une troisième.»
LE MAÎTRE.
Lorsque tout à coup la porte du corridor s'ouvre. Voilà la chambre pleine d'une foule de gens qui marchent tumultueusement; j'aperçois des lumières, j'entends des voix d'hommes et de femmes qui parlaient tous à la fois. Les rideaux sont violemment tirés; et j'aperçois le père, la mère, les tantes, les cousins, les cousines et un commissaire qui leur disait gravement: «Messieurs, mesdames, point de bruit; le délit est flagrant; monsieur est un galant homme: il n'y a qu'un moyen de réparer le mal; et monsieur aimera mieux s'y prêter de lui-même que de s'y faire contraindre par les lois...»
À chaque mot il était interrompu par le père et par la mère qui m'accablaient de reproches; par les tantes et par les cousines qui adressaient les épithètes les moins ménagées à Agathe, qui s'était enveloppé la tête dans les couvertures. J'étais stupéfait, et je ne savais que dire. Le commissaire s'adressant à moi, me dit ironiquement: «Monsieur, vous êtes fort bien; il faut cependant que vous ayez pour agréable de vous lever et de vous vêtir...» Ce que je fis, mais avec mes habits qu'on avait substitués à ceux du chevalier. On approcha une table; le commissaire se mit à verbaliser. Cependant la mère se faisait tenir à quatre pour ne pas assommer sa fille, et le père lui disait: «Doucement, ma femme, doucement; quand vous aurez assommé votre fille, il n'en sera ni plus ni moins. Tout s'arrangera pour le mieux...» Les autres personnages étaient dispersés sur des chaises, dans les différentes attitudes de la douleur, de l'indignation et de la colère. Le père, gourmandant sa femme par intervalles, lui disait: «Voilà ce que c'est que de ne pas veiller à la conduite de sa fille...» La mère lui répondait: «Avec cet air si bon et si honnête, qui l'aurait cru de monsieur?...» Les autres gardaient le silence. Le procès-verbal dressé, on m'en fit lecture; et comme il ne contenait que la vérité, je le signai et je descendis avec le commissaire, qui me pria très-obligeamment de monter dans une voiture qui était à la porte, d'où l'on me conduisit avec un assez nombreux cortége droit au For-l'Évêque.
JACQUES.
Au For-l'Évêque! en prison!
LE MAÎTRE.
En prison; et puis voilà un procès abominable. Il ne s'agissait de rien moins que d'épouser Mlle Agathe; les parents ne voulaient entendre à aucun accommodement. Dès le matin, le chevalier m'apparut dans ma retraite. Il savait tout. Agathe était désolée; ses parents étaient enragés; il avait essuyé les plus cruels reproches sur la perfide connaissance qu'il leur avait donnée; c'était lui qui était la première cause de leur malheur et du déshonneur de leur fille; ces pauvres gens faisaient pitié. Il avait demandé à parler à Agathe en particulier; il ne l'avait pas obtenu sans peine. Agathe avait pensé lui arracher les yeux, elle l'avait appelé des noms les plus odieux. Il s'y attendait; il avait laissé tomber ses fureurs; après quoi il avait tâché de l'amener à quelque chose de raisonnable; mais cette fille disait une chose à laquelle, ajoutait le chevalier, je ne sais point de réplique: «Mon père et ma mère m'ont surprise avec votre ami; faut-il leur apprendre que, en couchant avec lui, je croyais coucher avec vous?...» Il lui répondait: «Mais en bonne foi croyez-vous que mon ami puisse vous épouser?...—Non, disait-elle, c'est vous, indigne, c'est vous, infâme, qui devriez y être condamné.»
«Mais, dis-je au chevalier, il ne tiendrait qu'à vous de me tirer d'affaire.
—Comment cela?
—Comment? en déclarant la chose comme elle est.
—J'en ai menacé Agathe; mais, certes, je n'en ferai rien. Il est incertain que ce moyen nous servît utilement; et il est très-certain qu'il nous couvrirait d'infamie. Aussi c'est votre faute.
—Ma faute?
—Oui, votre faute. Si vous eussiez approuvé l'espièglerie que je vous proposais, Agathe aurait été surprise entre deux hommes, et tout ceci aurait fini par une dérision. Mais cela n'est point, et il s'agit de se tirer de ce mauvais pas.
—Mais, chevalier, pourriez-vous m'expliquer un petit incident? C'est mon habit repris et le vôtre remis dans la garde-robe; ma foi, j'ai beau y rêver, c'est un mystère qui me confond. Cela m'a rendu Agathe un peu suspecte; il m'est venu dans la tête qu'elle avait reconnu la supercherie, et qu'il y avait entre elle et ses parents je ne sais quelle connivence.
—Peut-être vous aura-t-on vu monter; ce qu'il y a de certain, c'est que vous fûtes à peine déshabillé, qu'on me renvoya mon habit et qu'on me redemanda le vôtre.
—Cela s'éclaircira avec le temps...»
Comme nous étions en train, le chevalier et moi, de nous affliger, de nous consoler, de nous accuser, de nous injurier et de nous demander pardon, le commissaire entra; le chevalier pâlit et sortit brusquement. Ce commissaire était un homme de bien, comme il en est quelques-uns, qui, relisant chez lui son procès-verbal, se rappela qu'autrefois il avait fait ses études avec un jeune homme qui portait mon nom; il lui vint en pensée que je pourrais bien être le parent ou même le fils de son ancien camarade de collége: et le fait était vrai. Sa première question fut de me demander qui était l'homme qui s'était évadé quand il était entré.
«Il ne s'est point évadé, lui dis-je, il est sorti; c'est mon intime ami, le chevalier de Saint-Ouin.
—Votre ami! vous avez là un plaisant ami! Savez-vous, monsieur, que c'est lui qui m'est venu avertir? Il était accompagné du père et d'un autre parent.
—Lui!
—Lui-même.
—Êtes-vous bien sûr de votre fait?
—Très-sûr; mais comment l'avez-vous nommé?
—Le chevalier de Saint-Ouin.
—Oh! le chevalier de Saint-Ouin, nous y voilà. Et savez-vous ce que c'est que votre ami, votre intime ami le chevalier de Saint-Ouin? Un escroc, un homme noté par cent mauvais tours. La police ne laisse la liberté du pavé à cette espèce d'hommes-là, qu'à cause des services qu'elle en tire quelquefois. Ils sont fripons et délateurs des fripons; et on les trouve apparemment plus utiles par le mal qu'ils préviennent ou qu'ils révèlent, que nuisibles par celui qu'ils font...»
Je racontai au commissaire ma triste aventure, telle qu'elle s'était passée. Il ne la vit pas d'un œil beaucoup plus favorable; car tout ce qui pouvait m'absoudre ne pouvait ni s'alléguer ni se démontrer au tribunal des lois. Cependant il se chargea d'appeler le père et la mère, de serrer les pouces à la fille, d'éclairer le magistrat, et de ne rien négliger de ce qui servirait à ma justification; me prévenant toutefois que, si ces gens étaient bien conseillés, l'autorité y pourrait très-peu de chose.
«Quoi! monsieur le commissaire, je serais forcé d'épouser?
—Épouser! cela serait bien dur, aussi ne l'appréhendé-je pas; mais il y aura des dédommagements, et dans ce cas ils sont considérables...» Mais, Jacques, je crois que tu as quelque chose à me dire.
JACQUES.
Oui; je voulais vous dire que vous fûtes en effet plus malheureux que moi, qui payai et qui ne couchai pas. Au demeurant, j'aurais, je crois, entendu votre histoire tout courant, si Agathe avait été grosse.
LE MAÎTRE.
Ne te dépars pas encore de ta conjecture; c'est que le commissaire m'apprit, quelque temps après ma détention, qu'elle était venue faire chez lui sa déclaration de grossesse.
JACQUES.
Et vous voilà père d'un enfant...
LE MAÎTRE.
Auquel je n'ai pas nui.
JACQUES.
Mais que vous n'avez pas fait.
LE MAÎTRE.
Ni la protection du magistrat, ni toutes les démarches du commissaire ne purent empêcher cette affaire de suivre le cours de la justice; mais comme la fille et ses parents étaient mal famés, je n'épousai pas entre les deux guichets. On me condamna à une amende considérable, aux frais de gésine[80], et à pourvoir à la subsistance et à l'éducation d'un enfant provenu des faits et gestes de mon ami le chevalier de Saint-Ouin, dont il était le portrait en miniature. Ce fut un gros garçon, dont Mlle Agathe accoucha très-heureusement entre le septième et le huitième mois, et auquel on donna une bonne nourrice, dont j'ai payé les mois jusqu'à ce jour.
[80] Gésine, vieux mot; couches.
Et dans l'effort de la gésine,
Sur la litière elle invoquait
Et Junon l'accoucheuse, et madame Lucine.
Eust. Le Noble.
(Br.)
JACQUES.
Quel âge peut avoir monsieur votre fils?
LE MAÎTRE.
Il aura bientôt dix ans. Je l'ai laissé tout ce temps à la campagne, où le maître d'école lui a appris à lire, à écrire et à compter. Ce n'est pas loin de l'endroit où nous allons; et je profite de la circonstance pour payer à ces gens ce qui leur est dû, le retirer, et le mettre en métier.
Jacques et son maître couchèrent encore une fois en route. Ils étaient trop voisins du terme de leur voyage, pour que Jacques reprît l'histoire de ses amours; d'ailleurs il s'en manquait beaucoup que son mal de gorge fût passé. Le lendemain ils arrivèrent...—Où?—D'honneur je n'en sais rien.—Et qu'avaient-ils à faire où ils allaient?—Tout ce qu'il vous plaira. Est-ce que le maître de Jacques disait ses affaires à tout le monde? Quoi qu'il en soit, elles n'exigeaient pas au delà d'une quinzaine de séjour. Se terminèrent-elles bien, se terminèrent-elles mal? C'est ce que j'ignore encore. Le mal de gorge de Jacques se dissipa, par deux remèdes qui lui étaient antipathiques, la diète et le repos.
Un matin le maître dit à son valet: «Jacques, bride et selle les chevaux et remplis ta gourde; il faut aller où tu sais.» Ce qui fut aussitôt fait que dit. Les voilà s'acheminant vers l'endroit où l'on nourrissait depuis dix ans, aux dépens du maître de Jacques, l'enfant du chevalier de Saint-Ouin. À quelque distance du gîte qu'ils venaient de quitter, le maître s'adressa à Jacques dans les mots suivants: Jacques, que dis-tu de mes amours?
JACQUES.
Qu'il y a d'étranges choses écrites là-haut. Voilà un enfant de fait, Dieu sait comment! Qui sait le rôle que ce petit bâtard jouera dans le monde? Qui sait s'il n'est pas né pour le bonheur ou le bouleversement d'un empire?
LE MAÎTRE.
Je te réponds que non. J'en ferai un bon tourneur ou un bon horloger. Il se mariera; il aura des enfants qui tourneront à perpétuité des bâtons de chaise dans ce monde.
JACQUES.
Oui, si cela est écrit là-haut. Mais pourquoi ne sortirait-il pas un Cromwell de la boutique d'un tourneur? Celui qui fit couper la tête à son roi, n'était-il pas sorti de la boutique d'un brasseur, et ne dit-on pas aujourd'hui?...
LE MAÎTRE.
Laissons cela. Tu te portes bien, tu sais mes amours; en conscience tu ne peux te dispenser de reprendre l'histoire des tiennes.
JACQUES.
Tout s'y oppose. Premièrement, le peu de chemin qui nous reste à faire; secondement, l'oubli de l'endroit où j'en étais; troisièmement, un diable de pressentiment que j'ai là... que cette histoire ne doit pas finir; que ce récit nous portera malheur, et que je ne l'aurai pas sitôt repris qu'il sera interrompu par une catastrophe heureuse ou malheureuse.
LE MAÎTRE.
Si elle est heureuse, tant mieux!
JACQUES.
D'accord; mais j'ai là... qu'elle sera malheureuse.
LE MAÎTRE.
Malheureuse! soit; mais que tu parles ou que tu te taises, arrivera-t-elle moins?
JACQUES.
Qui sait cela?
LE MAÎTRE.
Tu es né trop tard de deux ou trois siècles.
JACQUES.
Non, monsieur, je suis né à temps comme tout le monde.
LE MAÎTRE.
Tu aurais été un grand augure.
JACQUES.
Je ne sais pas bien précisément ce que c'est qu'un augure, ni ne me soucie de le savoir.
LE MAÎTRE.
C'est un des chapitres importants de ton traité de la divination.
JACQUES.
Il est vrai; mais il y a si longtemps qu'il est écrit, que je ne m'en rappelle pas un mot. Monsieur, tenez, voilà qui en sait plus que tous les augures, oies fatidiques et poulets sacrés de la république; c'est la gourde. Interrogeons la gourde.
Jacques prit sa gourde, et la consulta longuement. Son maître tira sa montre et sa tabatière, vit l'heure qu'il était, prit sa prise de tabac, et Jacques dit: Il me semble à présent que je vois le destin moins noir. Dites-moi où j'en étais.
LE MAÎTRE.
Au château de Desglands, ton genou un peu remis, et Denise chargée par sa mère de te soigner.
JACQUES.
Denise fut obéissante. La blessure de mon genou était presque refermée; j'avais même pu danser en rond la nuit de l'enfant; cependant j'y souffrais par intervalles des douleurs inouïes. Il vint en tête au chirurgien du château qui en savait un peu plus long que son confrère, que ces souffrances, dont le retour était si opiniâtre, ne pouvaient avoir pour cause que le séjour d'un corps étranger qui était resté dans les chairs, après l'extraction de la balle. En conséquence il arriva dans ma chambre de grand matin; il fit approcher une table de mon lit; et lorsque mes rideaux furent ouverts, je vis cette table couverte d'instruments tranchants; Denise assise à mon chevet, et pleurant à chaudes larmes; sa mère debout, les bras croisés, et assez triste; le chirurgien dépouillé de sa casaque, les manches de sa veste retroussées, et sa main droite armée d'un bistouri.
LE MAÎTRE.
Tu m'effrayes.
JACQUES.
Je le fus aussi. «L'ami, me dit le chirurgien, êtes-vous las de souffrir?
—Fort las.
—Voulez-vous que cela finisse et conserver votre jambe?
—Certainement.
—Mettez-la donc hors du lit, et que j'y travaille à mon aise.»
J'offre ma jambe. Le chirurgien met le manche de son bistouri entre ses dents, passe ma jambe sous son bras gauche, l'y fixe fortement, reprend son bistouri, en introduit la pointe dans l'ouverture de ma blessure, et me fait une incision large et profonde. Je ne sourcillai pas, mais Jeanne détourna la tête, et Denise poussa un cri aigu, et se trouva mal...
Ici, Jacques fit halte à son récit, et donna une nouvelle atteinte à sa gourde. Les atteintes étaient d'autant plus fréquentes que les distances étaient courtes, ou, comme disent les géomètres, en raison inverse des distances. Il était si précis dans ses mesures, que, pleine en partant, elle était toujours exactement vide en arrivant. Messieurs des ponts et chaussées en auraient fait un excellent odomètre[81], et chaque atteinte avait communément sa raison suffisante. Celle-ci était pour faire revenir Denise de son évanouissement, et se remettre de la douleur de l'incision que le chirurgien lui avait faite au genou. Denise revenue, et lui réconforté, il continua.
[81] Odomètre, compte-pas, instrument qui sert à mesurer le chemin qu'on a fait; de ὁδὸσ, chemin, μετρὸν, mesure. (Br.)
JACQUES.
Cette énorme incision mit à découvert le fond de la blessure, d'où le chirurgien tira, avec ses pinces, une très-petite pièce de drap de ma culotte qui y était restée, et dont le séjour causait mes douleurs et empêchait l'entière cicatrisation de mon mal. Depuis cette opération, mon état alla de mieux en mieux, grâce aux soins de Denise; plus de douleurs, plus de fièvre; de l'appétit, du sommeil, des forces. Denise me pansait avec exactitude et avec une délicatesse infinie. Il fallait voir la circonspection et la légèreté de main avec lesquelles elle levait mon appareil; la crainte qu'elle avait de me faire la moindre douleur; la manière dont elle baignait ma plaie; j'étais assis sur le bord de mon lit; elle avait un genou en terre, ma jambe était posée sur sa cuisse, que je pressais quelquefois un peu: j'avais une main sur son épaule; et je la regardais faire avec un attendrissement que je crois qu'elle partageait. Lorsque mon pansement était achevé, je lui prenais les deux mains, je la remerciais, je ne savais que lui dire, je ne savais comment je lui témoignerais ma reconnaissance; elle était debout, les yeux baissés, et m'écoutait sans mot dire. Il ne passait pas au château un seul porteballe, que je ne lui achetasse quelque chose; une fois c'était un fichu, une autre fois c'était quelques aunes d'indienne ou de mousseline, une croix d'or, des bas de coton, une bague, un collier de grenat. Quand ma petite emplette était faite, mon embarras était de l'offrir, le sien de l'accepter. D'abord je lui montrais la chose; si elle la trouvait bien, je lui disais: «Denise, c'est pour vous que je l'ai achetée...» Si elle l'acceptait, ma main tremblait en la lui présentant, et la sienne en la recevant. Un jour, ne sachant plus que lui donner, j'achetai des jarretières; elles étaient de soie, chamarrées de blanc, de rouge et de bleu, avec une devise. Le matin, avant qu'elle arrivât, je les mis sur le dossier de la chaise qui était à côté de mon lit. Aussitôt que Denise les aperçut, elle dit: «Oh! les jolies jarretières!
—C'est pour mon amoureuse, lui répondis-je.
—Vous avez donc une amoureuse, monsieur Jacques?
—Assurément; est-ce que je ne vous l'ai pas encore dit?
—Non. Elle est bien aimable, sans doute?
—Très-aimable.
—Et vous l'aimez bien?
—De tout mon cœur.
—Et elle vous aime de même?
—Je n'en sais rien. Ces jarretières sont pour elle, et elle m'a promis une faveur qui me rendra fou, je crois, si elle me l'accorde.
—Et quelle est cette faveur?
—C'est que de ces deux jarretières-là j'en attacherai une de mes mains...»
Denise rougit, se méprit à mon discours, crut que les jarretières étaient pour une autre, devint triste, fit maladresse sur maladresse, cherchait tout ce qu'il fallait pour mon pansement, l'avait sous les yeux et ne le trouvait pas; renversa le vin qu'elle avait fait chauffer, s'approcha de mon lit pour me panser, prit ma jambe d'une main tremblante, délia mes bandes tout de travers, et quand il fallut étuver ma blessure, elle avait oublié tout ce qui était nécessaire; elle l'alla chercher, me pansa, et en me pansant je vis qu'elle pleurait.
«Denise, je crois que vous pleurez, qu'avez-vous?
—Je n'ai rien.
—Est-ce qu'on vous a fait de la peine?
—Oui.
—Et qui est le méchant qui vous a fait de la peine?
—Moi?
—Oui.
—Et comment est-ce que cela m'est arrivé?...»
Au lieu de me répondre, elle tourna les yeux sur les jarretières.
«Eh quoi! lui dis-je, c'est cela qui vous a fait pleurer?
—Oui.
—Eh! Denise, ne pleurez plus, c'est pour vous que je les ai achetées.
—Monsieur Jacques, dites-vous bien vrai?
—Très-vrai; si vrai, que les voilà.» En même temps je les lui présentai toutes deux, mais j'en retins une; à l'instant il s'échappa un souris à travers ses larmes. Je la pris par le bras, je l'approchai de mon lit, je pris un de ses pieds que je mis sur le bord; je relevai ses jupons jusqu'à son genou, où elle les tenait serrés avec ses deux mains; je baisai sa jambe, j'y attachai la jarretière que j'avais retenue; et à peine était-elle attachée, que Jeanne sa mère entra.
LE MAÎTRE.
Voilà une fâcheuse visite.
JACQUES.
Peut-être que oui, peut-être que non. Au lieu de s'apercevoir de notre trouble, elle ne vit que la jarretière que sa fille avait entre ses mains. «Voilà une jolie jarretière, dit-elle: mais où est l'autre?
—À ma jambe, lui répondit Denise. Il m'a dit qu'il les avait achetées pour son amoureuse, et j'ai jugé que c'était pour moi. N'est-il pas vrai, maman, que puisque j'en ai mis une, il faut que je garde l'autre?
—Ah! monsieur Jacques, Denise a raison, une jarretière ne va pas sans l'autre, et vous ne voudriez pas lui reprendre ce qu'elle a.
—Pourquoi non?
—C'est que Denise ne le voudrait pas, ni moi non plus.
—Mais arrangeons-nous, je lui attacherai l'autre en votre présence.
—Non, non, cela ne se peut pas.
—Qu'elle me les rende donc toutes deux.
—Cela ne se peut pas non plus.»
Mais Jacques et son maître sont à l'entrée du village où ils allaient voir l'enfant et les nourriciers de l'enfant du chevalier de Saint-Ouin. Jacques se tut; son maître lui dit: «Descendons, et faisons ici une pause.
—Pourquoi?
—Parce que, selon toute apparence, tu touches à la conclusion de tes amours.
—Pas tout à fait.
—Quand on est arrivé au genou, il y a peu de chemin à faire.
—Mon maître, Denise avait la cuisse plus longue qu'une autre.
—Descendons toujours.»
Ils descendent de cheval, Jacques le premier, et se présentant avec célérité à la botte de son maître, qui n'eut pas plus tôt posé le pied sur l'étrier que les courroies se détachent et que mon cavalier, renversé en arrière, allait s'étendre rudement par terre si son valet ne l'eût reçu entre ses bras.
LE MAÎTRE.
Eh bien! Jacques, voilà comme tu me soignes! Que s'en est-il fallu que je ne me sois enfoncé un côté, cassé le bras, fendu la tête, peut-être tué?
JACQUES.
Le grand malheur!
LE MAÎTRE.
Que dis-tu, maroufle? Attends, attends, je vais t'apprendre à parler...
Et le maître, après avoir fait faire au cordon de son fouet deux tours sur le poignet, de poursuivre Jacques, et Jacques de tourner autour du cheval en éclatant de rire; et son maître de jurer, de sacrer, d'écumer de rage, et de tourner aussi autour du cheval en vomissant contre Jacques un torrent d'invectives; et cette course de durer jusqu'à ce que tous deux, traversés de sueur et épuisés de fatigue, s'arrêtèrent l'un d'un côté du cheval, l'autre de l'autre, Jacques haletant et continuant de rire; son maître haletant et lui lançant des regards de fureur. Ils commençaient à reprendre haleine, lorsque Jacques dit à son maître: Monsieur mon maître en conviendra-t-il à présent?
LE MAÎTRE.
Et de quoi veux-tu que je convienne, chien, coquin, infâme, sinon que tu es le plus méchant de tous les valets, et que je suis le plus malheureux de tous les maîtres?
JACQUES.
N'est-il pas évidemment démontré que nous agissons la plupart du temps sans vouloir? Là, mettez la main sur la conscience: de tout ce que vous avez dit ou fait depuis une demi-heure, en avez-vous rien voulu? N'avez-vous pas été ma marionnette, et n'auriez-vous pas continué d'être mon polichinelle pendant un mois, si je me l'étais proposé?
LE MAÎTRE.
Quoi! c'était un jeu?
JACQUES.
Un jeu.
LE MAÎTRE.
Et tu t'attendais à la rupture des courroies?
JACQUES.
Je l'avais préparée.
LE MAÎTRE.
Et c'était le fil d'archal que tu attachais au-dessus de ma tête pour me démener à ta fantaisie?
JACQUES.
À merveille!
LE MAÎTRE.
Et ta réponse impertinente était préméditée?
JACQUES.
Préméditée.
LE MAÎTRE.
Tu es un dangereux vaurien.
JACQUES.
Dites, grâce à mon capitaine qui se fit un jour un pareil passe-temps à mes dépens, que je suis un subtil raisonneur.
LE MAÎTRE.
Si pourtant je m'étais blessé?
JACQUES.
Il était écrit là-haut et dans ma prévoyance que cela n'arriverait pas.
LE MAÎTRE.
Allons, asseyons-nous; nous avons besoin de repos.
Ils s'asseyent, Jacques disant: Peste soit du sot!
LE MAÎTRE.
C'est de toi que tu parles apparemment.
JACQUES.
Oui, de moi, qui n'ai pas réservé un coup de plus dans la gourde.
LE MAÎTRE.
Ne regrette rien, je l'aurais bu, car je meurs de soif.
JACQUES.
Peste soit encore du sot de n'en avoir pas réservé deux!
Le maître le suppliant, pour tromper leur lassitude et leur soif, de continuer son récit, Jacques s'y refusant, son maître boudant, Jacques se laissant bouder; enfin Jacques, après avoir protesté contre le malheur qui en arriverait, reprenant l'histoire de ses amours, dit:
«Un jour de fête que le seigneur du château était à la chasse...» Après ces mots il s'arrêta tout court, et dit: «Je ne saurais; il m'est impossible d'avancer; il me semble que j'aie derechef la main du destin à la gorge, et que je me la sente serrer; pour Dieu, monsieur, permettez que je me taise.
—Eh bien! tais-toi, et va demander à la première chaumière que voilà, la demeure du nourricier...»
C'était à la porte plus bas; ils y vont, chacun d'eux tenant son cheval par la bride. À l'instant la porte du nourricier s'ouvre, un homme se montre; le maître de Jacques pousse un cri et porte la main à son épée; l'homme en question en fait autant. Les deux chevaux s'effrayent du cliquetis des armes, celui de Jacques casse sa bride et s'échappe, et dans le même instant le cavalier contre lequel son maître se bat est étendu mort sur la place. Les paysans du village accourent. Le maître de Jacques se remet prestement en selle et s'éloigne à toutes jambes. On s'empare de Jacques, on lui lie les mains sur le dos, et on le conduit devant le juge du lieu, qui l'envoie en prison. L'homme tué était le chevalier de Saint-Ouin, que le hasard avait conduit précisément ce jour-là avec Agathe chez la nourrice de leur enfant. Agathe s'arrache les cheveux sur le cadavre de son amant. Le maître de Jacques est déjà si loin qu'on l'a perdu de vue. Jacques, en allant de la maison du juge à la prison, disait: «Il fallait que cela fût, cela était écrit là-haut...»
Et moi, je m'arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j'en sais.—Et les amours de Jacques? Jacques a dit cent fois qu'il était écrit là-haut qu'il n'en finirait pas l'histoire, et je vois que Jacques avait raison. Je vois, lecteur, que cela vous fâche; eh bien, reprenez son récit où il l'a laissé, et continuez-le à votre fantaisie, ou bien faites une visite à Mlle Agathe, sachez le nom du village où Jacques est emprisonné; voyez Jacques, questionnez-le: il ne se fera pas tirer l'oreille pour vous satisfaire; cela le désennuiera. D'après des mémoires que j'ai de bonnes raisons de tenir pour suspects, je pourrais peut-être suppléer ce qui manque ici; mais à quoi bon? on ne peut s'intéresser qu'à ce qu'on croit vrai. Cependant comme il y aurait de la témérité à prononcer sans un mûr examen sur les entretiens de Jacques le Fataliste et de son maître, ouvrage le plus important qui ait paru depuis le Pantagruel de maître François Rabelais, et la vie et les aventures du Compère Mathieu[82], je relirai ces mémoires avec toute la contention d'esprit et toute l'impartialité dont je suis capable; et sous huitaine je vous en dirai mon jugement définitif, sauf à me rétracter lorsqu'un plus intelligent que moi me démontrera que je me suis trompé.
[82] Le Compère Mathieu, ou les Bigarrures de l'Esprit humain, fut longtemps attribué à Voltaire et à Diderot. Cet ouvrage est de l'abbé Dulaurens (Henri-Joseph), né à Douai le 27 mars, et suivant quelques biographes le 27 mai 1719. Vers 1761, il s'était réfugié en Hollande, faisant la route à pied. Il passa ensuite en Allemagne. Dénoncé à la chambre ecclésiastique à Mayence, il fut jugé et condamné à une prison perpétuelle par sentence du 30 août 1767, et mourut en 1797 dans une maison de détention située près de Mayence. (Br.)
L'éditeur ajoute: La huitaine est passée. J'ai lu les mémoires en question; des trois paragraphes que j'y trouve de plus que dans le manuscrit dont je suis le possesseur, le premier et le dernier me paraissent originaux, et celui du milieu évidemment interpolé. Voici le premier, qui suppose une seconde lacune dans l'entretien de Jacques et son maître.
Un jour de fête que le seigneur du château était à la chasse, et que le reste de ses commensaux étaient allés à la messe de la paroisse, qui en était éloignée d'un bon quart de lieue, Jacques était levé, Denise était assise à côté de lui. Ils gardaient le silence, ils avaient l'air de se bouder, et ils se boudaient en effet. Jacques avait tout mis en œuvre pour résoudre Denise à le rendre heureux, et Denise avait tenu ferme. Après ce long silence, Jacques, pleurant à chaudes larmes, lui dit d'un ton dur et amer: «C'est que vous ne m'aimez pas...» Denise, dépitée, se lève, le prend par le bras, le conduit brusquement vers le bord du lit, s'y assied, et lui dit: «Eh bien! monsieur Jacques, je ne vous aime donc pas? Eh bien! monsieur Jacques, faites de la malheureuse Denise tout ce qu'il vous plaira...» Et en disant ces mots, la voilà fondant en pleurs et suffoquée par ses sanglots.
Dites-moi, lecteur, ce que vous eussiez fait à la place de Jacques? Rien. Eh bien! c'est ce qu'il fit. Il reconduisit Denise sur sa chaise, se jeta à ses pieds, essuya les pleurs qui coulaient de ses yeux, lui baisa les mains, la consola, la rassura, crut qu'il en était tendrement aimé, et s'en remit à sa tendresse sur le moment qu'il lui plairait de récompenser la sienne. Ce procédé toucha sensiblement Denise.
On objectera peut-être que Jacques, aux pieds de Denise, ne pouvait guère lui essuyer les yeux... à moins que la chaise ne fût fort basse. Le manuscrit ne le dit pas; mais cela est à supposer.
Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy[83], à moins que l'entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit le plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l'usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures[84].
[84] Voltaire, dans une lettre qui fait partie du premier volume publié en 1820 par la Société des Bibliophiles français, a dit aussi: Je connais de réputation Aaron Hill; c'est un digne Anglais; il nous pille et il dit du mal de ceux qu'il vole. Cette lettre, adressée à l'abbé Raynal, est du 30 juillet 1749. (Br.)
Une autre fois, c'était le matin, Denise était venue panser Jacques. Tout dormait encore dans le château, Denise s'approcha en tremblant. Arrivée à la porte de Jacques, elle s'arrêta, incertaine si elle entrerait ou non. Elle entra en tremblant; elle demeura assez longtemps à côté du lit de Jacques sans oser ouvrir les rideaux. Elle les entr'ouvrit doucement; elle dit bonjour à Jacques en tremblant; elle s'informa de sa nuit et de sa santé en tremblant; Jacques lui dit qu'il n'avait pas fermé l'œil, qu'il avait souffert, et qu'il souffrait encore d'une démangeaison cruelle à son genou. Denise s'offrit à le soulager; elle prit une petite pièce de flanelle; Jacques mit sa jambe hors du lit, et Denise se mit à frotter avec sa flanelle au-dessous de la blessure, d'abord avec un doigt, puis avec deux, avec trois, avec quatre, avec toute la main. Jacques la regardait faire, et s'enivrait d'amour. Puis Denise se mit à frotter avec sa flanelle sur la blessure même, dont la cicatrice était encore rouge, d'abord avec un doigt, ensuite avec deux, avec trois, avec quatre, avec toute la main. Mais ce n'était pas assez d'avoir éteint la démangeaison au dessous du genou, sur le genou, il fallait encore l'éteindre au-dessus, où elle ne se faisait sentir que plus vivement. Denise posa sa flanelle au-dessus du genou, et se mit à frotter là assez fermement, d'abord avec un doigt, avec deux, avec trois, avec quatre, avec toute la main. La passion de Jacques, qui n'avait cessé de la regarder, s'accrut à un tel point, que, n'y pouvant plus résister, il se précipita sur la main de Denise... et la baisa[85].
[85] Comparer avec le chapitre cclxii de Tristram Shandy, un peu long pour être mis en note, et qui est beaucoup plus libre, à notre avis.
Mais ce qui ne laisse aucun doute sur le plagiat, c'est ce qui suit. Le plagiaire ajoute: «Si vous n'êtes pas satisfait de ce que je vous révèle des amours de Jacques, lecteur, faites mieux, j'y consens. De quelque manière que vous vous y preniez, je suis sûr que vous finirez comme moi.—Tu te trompes, insigne calomniateur, je ne finirai point comme toi. Denise fut sage.—Et qui est-ce qui vous dit le contraire? Jacques se précipita sur sa main, et la baisa, sa main. C'est vous qui avez l'esprit corrompu, et qui entendez ce qu'on ne vous dit pas.—Eh bien! il ne baisa donc que sa main?—Certainement: Jacques avait trop de sens pour abuser de celle dont il voulait faire sa femme, et se préparer une méfiance qui aurait pu empoisonner le reste de sa vie.—Mais il est dit, dans le paragraphe qui précède, que Jacques avait mis tout en œuvre pour déterminer Denise à le rendre heureux.—C'est qu'apparemment il n'en voulait pas encore faire sa femme.
Le troisième paragraphe nous montre Jacques, notre pauvre Fataliste, les fers aux pieds et aux mains, étendu sur la paille au fond d'un cachot obscur, se rappelant tout ce qu'il avait retenu des principes de la philosophie de son capitaine, et n'étant pas éloigné de croire qu'il regretterait peut-être un jour cette demeure humide, infecte, ténébreuse, où il était nourri de pain noir et d'eau, et où il avait ses pieds et ses mains à défendre contre les attaques des souris et des rats. On nous apprend qu'au milieu de ses méditations les portes de sa prison et de son cachot sont enfoncées; qu'il est mis en liberté avec une douzaine de brigands, et qu'il se trouve enrôlé dans la troupe de Mandrin. Cependant la maréchaussée, qui suivait son maître à la piste, l'avait atteint, saisi et constitué dans une autre prison. Il en était sorti par les bons offices du commissaire qui l'avait si bien servi dans sa première aventure, et il vivait retiré depuis deux ou trois mois dans le château de Desglands, lorsque le hasard lui rendit un serviteur presque aussi essentiel à son bonheur que sa montre et sa tabatière. Il ne prenait pas une prise de tabac, il ne regardait pas une fois l'heure qu'il était, qu'il ne dît en soupirant: «Qu'es-tu devenu, mon pauvre Jacques!...» Une nuit le château de Desglands est attaqué par les Mandrins; Jacques reconnaît la demeure de son bienfaiteur et de sa maîtresse; il intercède et garantit le château du pillage. On lit ensuite le détail pathétique de l'entrevue inopinée de Jacques, de son maître, de Desglands, de Denise et de Jeanne.
«C'est toi, mon ami!
—C'est vous, mon cher maître!
—Comment t'es-tu trouvé parmi ces gens-là?
—Et vous, comment se fait-il que je vous rencontre ici?
—C'est vous, Denise?
—C'est vous, monsieur Jacques? Combien vous m'avez fait pleurer!...»
Cependant Desglands criait: «Qu'on apporte des verres et du vin; vite, vite: c'est lui qui nous a sauvé la vie à tous...»
Quelques jours après, le vieux concierge du château décéda; Jacques obtient sa place et épouse Denise, avec laquelle il s'occupe à susciter des disciples à Zénon et à Spinosa, aimé de Desglands, chéri de son maître et adoré de sa femme; car c'est ainsi qu'il était écrit là-haut.
On a voulu me persuader que son maître et Desglands étaient devenus amoureux de sa femme. Je ne sais ce qui en est, mais je suis sûr qu'il se disait le soir à lui-même: «S'il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras; s'il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas; dors donc, mon ami...» et qu'il s'endormait.