Jim Harrison, boxeur
The Project Gutenberg eBook of Jim Harrison, boxeur
Title: Jim Harrison, boxeur
Author: Arthur Conan Doyle
Release date: October 13, 2004 [eBook #13734]
                Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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Arthur Conan Doyle
JIM HARRISON, BOXEUR
Titre original: Rodney Stone
(1910)
Table des matières
Préface
I — FRIAR'S OAK
II — LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE
III — L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS
IV — LA PAIX D’AMIENS
V — LE BEAU TREGELLIS
VI — SUR LE SEUIL
VII — L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE
VIII — LA ROUTE DE BRIGHTON
IX — CHEZ WATTIER
X — LES HOMMES DU RING
XI — LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES
XII — LE CAFÉ FLADONG
XIII — LORD NELSON
XIV — SUR LA ROUTE
XV — JEU DÉLOYAL
XVI — LES DUNES DE CRAWLEY
XVII — AUTOUR DU RING
XVIII — LA DERNIÈRE BATAILLE DU FORGERON
XIX — À LA FALAISE ROYALE
XX — LORD AVON
XXI — LE RÉCIT DU VALET
XXII — DÉNOUEMENT
Préface
_Dans un roman antérieur qui a été fort bien accueilli par le public français, La grande Ombre, Conan Doyle avait abordé l'époque de la lutte acharnée entre l'Angleterre et Napoléon. Il avait accompagné jusque sur le champ de bataille de Waterloo un jeune villageois arraché au calme des falaises natales par le désir de protéger le sol national contre le cauchemar de l'invasion française, qui hantait alors les imaginations britanniques._
Cette fois, dans une oeuvre nouvelle, la peinture est plus large.
_C'est toute l'Angleterre du temps du roi Georges qui revit d'une vie intense dans les pages de Jim Harrison boxeur, avec son prince de Galles aux inépuisables dettes, ses dandys élégants et bizarres, ses marins audacieux et tenaces groupés avec art autour de Nelson et de la trop célèbre Lady Hamilton, ses champions de boxe dont les exploits entretiennent au delà de la Manche le goût des exercices violents, entraînement indispensable à un peuple qui voulait tenir tête aux grognards de Napoléon, aux marins de nos escadres et aux corsaires de Surcouf et de ses émules._
_Le tableau est complet et tracé par une plume compétente, Conan Doyle s'appliquant à décrire ce qu'il connaît bien et évitant dès lors les grosses erreurs qui tachent certains de ses romans historiques, Les Réfugiés par exemple._
_Les éditions anglaises portent le titre de Rodney Stone. C'est, en effet, le fils du marin Stone, compagnon de Nelson, qui est censé tenir la plume et évoquer le souvenir des jours de sa jeunesse pour l'instruction de ses enfants. Mais Rodney Stone, s'il est le fil qui relie les feuillets du récit, n'en est jamais le héros. Âme simple et moyenne, il n'a pas l'envergure qui conquiert l'intérêt._
Le vrai héros du roman, c'est Jim Harrison, élevé par le champion Harrison qui s'est retiré du Ring après un terrible combat où il faillit tuer son adversaire, et établi forgeron à Friar's Oak.
N'est-ce pas lui qui entraîne Stone à la Falaise Royale, dans le château abandonné, à la suite de la disparition étrange de lord Avon accusé du meurtre de son frère?
N'est-ce pas lui qui devient le protégé, et plutôt le protecteur, de miss Hinton, la Polly du théâtre de Haymarket, la vieillissante actrice de genre que l'isolement fait chercher une consolation dans le gin et le whisky?
N'est-ce pas lui que nous voyons, au dénouement du roman, fils avoué et légitime de lord Avon par un de ces mariages secrets si faciles avec la loi anglaise et qui nous semblent toujours un pur moyen de comédie?
N'est-ce pas à lui qu'aboutit toute cette peinture du Ring, de ses rivalités, de ses gageures, de ses paris, de ses intrigues?
_Aussi avons-nous cru bien faire d'adopter pour cette édition française, préparée par nous de longue main, le titre de Jim Harrison boxeur._
La boxe a tenu une telle place dans la vie anglaise du temps du roi Georges qu'il parait extraordinaire que le sport anglais par excellence, cher à Byron et au prince de Galles, chef de file des dandys, ait attendu jusqu'à nos jours un peintre.
Et voilà cependant la première fois qu'un de ces romanciers, qui ont l'oreille des foules, entreprend le récit de la vie et de l'entraînement d'un grand boxeur d'autrefois.
Belcher, Mendoza, Jackson, Berks, Bill War, Caleb Baldwin, Sam le Hollandais, Maddox, Gamble, trouvent en Conan Doyle leur portraitiste, il faudrait presque dire leur poète.
Comme il le remarque fort judicieusement, le sport du Ring a puissamment contribué à développer dans la race britannique ce mépris de la douleur et du danger qui firent une Angleterre forte.
De la instinctivement la tendance de l'opinion à s'enthousiasmer, à se passionner pour les hommes du Ring, professeurs d'énergie et en quelque sorte contrepoids à ce qu'il y avait d'affadissant et d'énervant dans le luxe des petits-maîtres, des Corinthiens et des dandys tout occupés de toilettes et de futilités, en une heure aussi grave pour la vie nationale anglaise
Qu'à côté de l'entretien de cet idéal de bravoure et d'endurance, il y eût comme revers de la médaille la brutalité des moeurs, la démoralisation qu'amène l'intervention de l'argent dans ce qui est humain, Conan Doyle ne le nie certes pas, mais la corruption des meilleures choses ne prouve pas qu'elles n'ont pas été bonnes.
Si nos pères n'ont pas compris le système anglais, s'ils n'ont voulu y voir que les boucheries que raillait le chansonnier Béranger, les hommes de notre génération ont vu plus équitablement. Ils ont donné à la boxe son droit de cité en France et réparé l'injustice de leurs prédécesseurs.
_Voila pourquoi, en écrivant Jim Harrison boxeur, Conan Doyle a bien mérité aux yeux de tous ceux, amateurs ou professionnels, qui se sont de nos jours passionnés pour la boxe. Jim Harrison boxeur est donc certain de trouver parmi eux de nombreux lecteurs, outre ceux qui sont déjà les fidèles résolus du romancier anglais, toujours assurés de trouver dans son oeuvre un intérêt palpitant et des émotions saines._
ALBERT SAVINE.
I — FRIAR'S OAK
Aujourd'hui, 1er janvier de l’année 1851, le dix-neuvième siècle est arrivé à sa moitié, et parmi nous qui avons été jeunes avec lui, un bon nombre ont déjà reçu des avertissements qui nous apprennent qu'il nous a usés.
Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos têtes grisonnantes et nous parlons de la grande époque que nous avons connue, mais quand c'est avec nos fils que nous nous entretenons, nous éprouvons de grandes difficultés à nous faire comprendre.
Nous et nos pères qui nous ont précédés, nous avons passé notre vie dans des conditions fort semblables; mais eux, avec leurs chemins de fer, leurs bateaux à vapeur, ils appartiennent à un siècle différent.
Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d'histoire entre les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la Liberté s'enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa son sang, comment le noble Pitt eut le coeur brisé dans ses efforts pour l'empêcher de s'envoler de chez nous pour se réfugier de l'autre côté de l'Atlantique.
Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traité, de telle bataille, mais je ne sais où ils trouveront des détails sur nous-mêmes, où ils apprendront quelle sorte de gens nous étions, quel genre de vie était le nôtre et sous quel aspect le monde apparaissait à nos yeux, quand nos yeux étaient jeunes, comme le sont aujourd'hui les leurs.
Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas pourtant que je me propose d’écrire une histoire. Lorsque ces choses se passaient, j'avais atteint à peine les débuts de l'âge adulte, et quoique j'aie vu un peu de l'existence d'autrui, je n'ai guère le droit de parler de la mienne.
C'est l'amour d'une femme qui constitue l'histoire d'un homme, et bien des années devaient se passer avant le jour où je regardai dans les yeux celle qui fut la mère de mes enfants.
Il nous semble que cela date d'hier et pourtant ces enfants sont assez grands pour atteindre jusqu'aux prunes du jardin, pendant que nous allons chercher une échelle, et ces routes que nous parcourions en tenant leurs petites mains dans les nôtres, nous sommes heureux d'y repasser, en nous appuyant sur leur bras.
Mais je parlerai uniquement d'un temps où l'amour d'une mère était le seul amour que je connusse.
Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n'êtes pas de ceux pour qui j'écris.
Mais s'il vous plaît de pénétrer avec moi dans ce monde oublié, s'il vous plaît de faire connaissance avec le petit Jim, avec le champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon père, qui fut un des fidèles de Nelson, si vous tenez à entrevoir ce célèbre homme de mer lui-même, et Georges qui devint par la suite l’indigne roi d'Angleterre, si par-dessus tout vous désirez voir mon fameux oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maîtres, et les grands champions, dont les noms sont encore familiers à vos oreilles, alors donnez la main, et… en route.
Mais je dois vous prévenir: si vous vous attendez à trouver sous la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous exposez à une désillusion.
Lorsque je jette les yeux sur les étagères qui supportent mes livres, je reconnais que ceux-là seuls se sont hasardés à écrire leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves.
Pour moi, je me tiendrais pour très satisfait si l'on pouvait juger que j'eus seulement l'intelligence et le courage de la moyenne.
Des hommes d'action auraient peut-être eu quelque estime pour mon intelligence et des hommes de tête quelque estime de mon énergie. Voilà ce que je peux désirer de mieux sur mon compte.
En dehors d'une aptitude innée pour la musique, et telle que j'arrive le plus aisément, le plus naturellement, à me rendre maître du jeu d'un instrument quelconque, il n'est aucune supériorité dont j'aie lieu de me faire honneur auprès de mes camarades.
En toutes choses, j'ai été un homme qui s'arrête à mi-route, car je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et avant que la nature eût poudré ma chevelure à sa façon, la nuance était intermédiaire entre le blanc de lin et le brun.
Il est peut-être une prétention que je peux hasarder; c'est que mon admiration pour un homme supérieur à moi n'a jamais été mêlée de la moindre jalousie, et que j'ai toujours vu chaque chose et l'ai comprise telle qu'elle était.
C'est une note favorable a laquelle j'ai droit maintenant que je me mets à écrire mes souvenirs.
Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que possible ma personnalité en dehors du tableau.
Si vous arrivez à me regarder comme un fil mince et incolore, qui servirait à réunir mes petites perles, vous m'accueillerez dans les conditions mêmes où je désire être accueilli.
Notre famille, les Stone, était depuis bien des générations vouée à la marine et il était de tradition, chez nous, que l'aîné portât le nom du commandant favori de son père.
C'est ainsi que nous pouvions faire remonter notre généalogie jusqu'à l'antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau à haut gaillard, à l'avant en éperon, lors de la guerre contre les Hollandais.
Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons à mon père Anson Stone qui à son tour me baptisa Rodney Stone en l'église paroissiale de Saint-Thomas, à Portsmouth, en l'an de grâce 1786.
Tout en écrivant, je regarde par la fenêtre de mon jardin, j'aperçois mon grand garçon de fils, et si je venais à appeler «Nelson!», vous verriez que je suis resté fidèle aux traditions de famille.
Ma bonne mère, la meilleure qui fut jamais, était la seconde fille du Révérend John Tregellis, curé de Milton, petite paroisse sur les confins de la plaine marécageuse de Langstone.
Elle appartenait à une famille pauvre, mais qui jouissait d'une certaine considération, car elle avait pour frère aîné le fameux Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant hérité d'un opulent marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des conversations de la ville et l'ami tout particulier du Prince de Galles.
J'aurai à parler plus longuement de lui par la suite, mais vous vous souviendrez dès maintenant qu'il était mon oncle et le frère de ma mère. Je puis me la représenter pendant tout le cours de sa belle existence, car elle était toute jeune quand elle se maria.
Elle n'était guère plus âgée quand je la revois dans mon souvenir avec ses doigts actifs et sa douce voix.
Elle m'apparaît comme une charmante femme aux doux yeux de tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se redressant quand même bravement.
Dans mes souvenirs de ce temps-là, je la vois constamment vêtue de je ne sais quelle étoffe de pourpre à reflets changeants, avec un foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir ses doigts agiles pendant qu'elle tricote.
Je la revois encore dans les années du milieu de sa vie, douce, aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les menant à bonne fin, avec les quelques shillings par jour de solde d'un lieutenant, et réussissant à faire marcher le ménage du cottage du Friar's Oak et à tenir bonne figure dans le monde.
Et maintenant, je n'ai qu'à m'avancer dans le salon, pour la revoir encore, après quatre-vingts ans d'une existence de sainte, en cheveux d'un blanc d'argent, avec sa figure placide, son bonnet coquettement enrubanné, ses lunettes a monture d'or, son épais châle de laine bordé de bleu.
Je l'aimais en sa jeunesse, je l'aime en sa vieillesse, et quand elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez peut-être de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez plus d'un mariage, mais votre mère est la première et la dernière amie. Chérissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour viendra où tout acte irraisonné, où toute parole jetée avec insouciance, reviendra en arrière se planter comme un aiguillon dans votre coeur. Telle était donc ma mère, et quant à mon père, la meilleure occasion pour faire son portrait, c'est l'époque où il nous revint de la Méditerranée.
Pendant toute mon enfance, il n'avait été pour moi qu'un nom et une figure dans une miniature que ma mère portait suspendue à son cou.
Dans les débuts, on me dit qu'il combattait contre les Français.
Quelques années plus tard, il fut moins souvent question de
Français et on parla plus souvent du général Bonaparte.
Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai à la boutique d'un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse.
C'était donc là l'ennemi par excellence, celui que mon père avait combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans trêve.
Pour mon imagination d'enfant, c'était une affaire d'honneur d'homme à homme, et je me représentais toujours mon père et cet homme rasé de près, aux lèvres minces, aux prises, chancelant, roulant dans un corps à corps furieux qui durait des années.
Ce fut seulement après mon entrée à l'école de grammaire que je compris combien il y avait de petits garçons dont les pères étaient dans le même cas.
Une fois seulement, au cours de ces longues années, mon père revint à la maison.
Par là, vous voyez ce que c'était d'être la femme d'un marin en ce temps-là.
C'était aussitôt après que nous eûmes quitté Portsmouth pour nous établir à Friar's Oak qu'il vint passer huit jours avant de s'embarquer avec l'amiral Jervis pour l'aider à gagner son nouveau nom de Lord Saint-Vincent.
Je me rappelle qu'il me causa autant d'effroi que d'admiration par ses récits de batailles et je me souviens, comme si c'était d'hier, de l'épouvante que j'éprouvai en voyant une tache de sang sur la manche de sa chemise, tache qui, je n'en doute point, provenait d'un mouvement maladroit fait en se rasant.
À cette époque je restai convaincu que ce sang avait jailli du corps d'un Français ou d'un Espagnol, et je reculai de terreur devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tête.
Ma mère pleura amèrement après son départ.
Quant à moi, je ne fus pas fâché de voir son dos bleu et ses culottes blanches s'éloigner par l'allée du jardin, car je sentais, en mon insouciance et mon égoïsme d'enfant, que nous étions plus près l'un de l'autre, quand nous étions ensemble, elle et moi.
J'étais dans ma onzième année quand nous quittâmes Portsmouth, pour Friar's Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, qui nous fut recommandé par mon oncle, Sir Charles Tregellis.
Un de ses amis intimes, Lord Avon, possédait sa résidence près de là.
Le motif de notre déménagement, c'était qu'on vivait à meilleur marché à la campagne, et qu'il serait plus facile pour ma mère de garder les dehors d'une dame, quand elle se trouverait à distance du cercle des personnes qu'elle ne pourrait se refuser à recevoir
C'était une époque d'épreuves pour tout le monde, excepté pour les fermiers. Ils faisaient de tels bénéfices qu'ils pouvaient, à ce que j'ai entendu dire, laisser la moitié de leurs terres en jachère, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur rapportait le reste.
Le blé se vendait cent dix shillings le quart, et le pain de quatre livres un shilling neuf pences.
Nous aurions eu grand peine à vivre, même dans le paisible cottage de Friar's Oak sans la part de prises revenant à l'escadre de blocus sur laquelle servait mon père.
La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest n'avait guère que de l'honneur à gagner. Mais les frégates qui les accompagnaient firent la capture d'un bon nombre de navires caboteurs, et, comme conformément aux règles de service elles étaient considérées comme dépendant de la flotte, le produit de leurs prises était réparti au marc le franc.
Mon père fut ainsi a même d'envoyer à la maison des sommes suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon séjour à l'école que dirigeait Mr Joshua Allen.
J'y restai quatre ans et j'appris tout ce qu'il savait.
Ce fut à l'école d'Allen que je fis la connaissance de Jim Harrison, du petit Jim, comme on la toujours appelé. Il était le neveu du champion Harrison, de la forge du village.
Je me le rappelle encore, tel qu'il était en ce temps-là, avec ses grands membres dégingandés, aux mouvements maladroits comme ceux d'un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tête à toutes les femmes qui passaient.
C'est de ce temps-là que date une amitié qui a duré toute notre vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue d'un livre, et de son côté, il m'enseigna la boxe et la lutte, il m'apprit à chatouiller la truite dans l'Adur, à prendre des lapins au piège sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi leste qu'il avait le cerveau lent.
Mais il était mon aîné de deux ans, de sorte que longtemps avant que j'aie quitté l'école, il était allé aider son oncle à la forge.
Friar's Oak est situé dans un pli des Dunes et la quarantième borne milliaire entre Londres et Brighton est posée sur la limite même du village.
Ce n'est qu'un hameau, à l'église vêtue de lierre, avec un beau presbytère et une rangée de cottages en briques rouges, dont chacun est isolé par son jardinet.
À une extrémité du village se trouvait la forge du champion
Harrison, à l'autre l'école de Mr Allen.
Le cottage jaune, un peu à l'écart de la route, avec son étage supérieur en surplomb et ses croisillons de charpente noircie fixés dans le plâtre, c'est celui que nous habitions.
Je ne sais s'il est encore debout.
Je crois que c'est assez probable, car ce n'est pas un endroit propre à subir des changements.
Juste en face de nous, sur l'autre bord de la large route blanche, était située l'auberge de Friar's Oak tenue en mon temps par John Cummings.
Ce personnage jouissait d'une très bonne réputation locale, mais quand il était en voyage, il était sujet à d'étranges dérangements, ainsi qu'on le verra plus tard.
Bien qu’il y eut un courant continu de commerce sur la route, les coches venant de Brighton en étaient encore trop près pour faire halte et ceux de Londres trop pressés d'arriver à destination, de sorte que s'il n'avait pas eu la chance d'une jante brisée, d'une roue disjointe, l'aubergiste n'aurait pu compter que sur la soif des gens du village.
C'était juste l'époque où le prince de Galles venait de construire à Brighton son bizarre palais près de la mer.
En conséquence, depuis mai jusqu'en septembre, il ne s'écoulait pas un jour que nous ne vissions défiler à grand bruit, devant nos portes, une ou deux centaines de phaétons.
Le petit Jim et moi, nous avons passé maintes soirées d'été allongés dans l'herbe à contempler tout ce grand monde, à saluer de nos cris les coches de Londres, arrivant avec fracas, au milieu d'un nuage de poussière et les postillons penchés en avant, les trompettes retentissantes, les cochers coiffés de chapeaux bas à bords très relevés, avec la figure aussi cramoisie que leurs habits.
Les voyageurs riaient toujours quand le petit Jim les interpellait à haute voix, mais s'ils avaient su comprendre ce que signifiaient ses gros membres mal articulés, ses épaules disloquées, ils l'auraient peut-être regardé de plus près et lui auraient accordé leurs encouragements.
Le petit Jim n'avait connu ni son père ni sa mère, et toute sa vie s'était écoulée chez son oncle, le champion Harrison. Harrison, c'était le forgeron de Friar's Oak.
Il avait reçu ce surnom, le jour où il avait combattu avec Tom Johnson, qui était alors en possession de la ceinture d'Angleterre, et il l'aurait sûrement battu sans l'apparition des magistrats du comté de Bedford qui interrompirent la bataille.
Pendant des années, Harrison n'eut pas son pareil pour l'ardeur à combattre et pour son adresse à porter un coup décisif, bien qu'il ait toujours été, à ce que l’on dit, lent sur ses jambes.
À la fin, dans un match avec le juif Baruch le noir, il termina le combat par un coup lancé à toute volée, qui non seulement rejeta son adversaire par-dessus la corde d'arrière, mais qui encore le mit pendant trois longues semaines entre la vie et la mort.
Harrison fut, pendant tout ce temps-là, dans un état voisin de la folie. Il s'attendait d'heure en heure à se voir prendre au collet par un agent de Bow Street et condamner à mort.
Cette mésaventure, ajoutée aux prières de sa femme, le décida à renoncer pour toujours au champ clos et à réserver sa grande force musculaire pour le métier où elle paraissait devoir trouver un emploi avantageux.
Grâce au trafic des voyageurs et aux fermiers du Sussex, il devait avoir de l'ouvrage en abondance à Friar's Oak.
Il ne tarda pas longtemps à devenir le plus riche des gens du village; et quand il se rendait, le dimanche, à l'église avec sa femme et son neveu, c'était une famille d'apparence aussi respectable qu'on pouvait le désirer. Il n'était point de grande taille, cinq pieds sept pouces au plus, et l'on disait souvent que s'il avait pu allonger davantage son rayon d'action, il aurait été en état de tenir tête à Jackson ou à Belcher, dans leurs meilleurs jours.
Sa poitrine était un tonneau.
Ses avant-bras étaient les plus puissants que j'aie jamais vus, avec leurs sillons profonds, entre des muscles aux saillies luisantes, comme un bloc de roche polie par l'action des eaux.
Néanmoins, avec toute cette vigueur, c'était un homme lent, rangé, doux, en sorte que personne n'était plus aimé que lui, dans cette région campagnarde.
Sa figure aux gros traits, bien rasée, pouvait prendre une expression fort dure, ainsi que je l'ai vu à l'occasion, mais pour moi et tous les bambins du village, il nous accueillait toujours un sourire sur les lèvres, et la bienvenue dans les yeux. Dans tout le pays, il n'y avait pas un mendiant qui ne sût que s'il avait des muscles d'acier, son coeur était des plus tendres.
Son sujet favori de conversation, c'était ses rencontres d'autrefois, mais il se taisait, dès qu'il voyait venir sa petite femme, car le grand souci qui pesait sur la vie de celle-ci était de lui voir jeter là le marteau et la lime pour retourner au champ clos. Et vous n'oubliez pas que son ancienne profession n'était nullement atteinte à cette époque de la déconsidération qui la frappa dans la suite. L'opinion publique est devenue défavorable, parce que cet état avait fini par devenir le monopole des coquins et parce qu'il encourageait les méfaits commis sur l'arène.
Le boxeur honnête et brave a vu lui aussi se former autour de lui un milieu de gredins, tout comme cela arrive pour les pures et nobles courses de chevaux. C'est pour cela que l'Arène se meurt en Angleterre et nous pouvons supposer que quand Caunt et Bendigo auront disparu, il ne se trouvera personne pour leur succéder. Mais il en était autrement à l'époque dont je parle.
L'opinion publique était des plus favorables aux lutteurs et il y avait de bonnes raisons pour qu'il en fût ainsi.
On était en guerre. L'Angleterre avait une armée et une flotte composées uniquement de volontaires, qui s'y engageaient pour obéir à leur instinct batailleur, et elle avait en face d'elle un pays où une loi despotique pouvait faire de chaque citoyen un soldat.
Si le peuple n'avait pas eu en surabondance cette humeur batailleuse, il est certain que l'Angleterre aurait succombé.
On pensait donc et on pense encore que, les choses étant ainsi, une lutte entre deux rivaux indomptables, ayant trente mille hommes pour témoins et que trois millions d'hommes pouvaient disputer, devait contribuer à entretenir un idéal de bravoure et d'endurance.
Sans doute, c'était un exercice brutal, et la brutalité même en était la fin dernière, mais c'était moins brutal que la guerre qui doit pourtant lui survivre.
Est-il logique d'inculquer à un peuple des moeurs pacifiques, en un siècle où son existence même peut dépendre de son tempérament guerrier?
C'est une question que j'abandonne à des têtes plus sages que la mienne.
Mais, c'était ainsi que nous pensions au temps de nos grands-pères et c'est pourquoi on voyait des hommes d'État comme Wyndham, comme Fox, comme Althorp, se prononcer en faveur de l'Arène.
Ce simple fait, que des personnages considérables se déclaraient pour elle, suffisait à lui seul pour écarter la canaillerie qui s'y glissa par la suite.
Pendant plus de vingt ans, à l'époque de Jackson, de Brain, de Cribb, des Belcher, de Pearce, de Gully et des autres, les maîtres de l'Arène furent des hommes dont la probité était au-dessus de tout soupçon et ces vingt-là étaient justement, comme je l'ai dit, à l'époque où l'Arène pouvait servir un intérêt national.
Vous avez entendu conter comment Pearce sauva d'un incendie une jeune fille de Bristol, comment Jackson s'acquit l'estime et l'amitié des gens les plus distingués de son temps et comment Gully conquit un siège dans le premier Parlement réformé.
C'étaient ces hommes-là qui déterminaient l'idéal. Leur profession se recommandait d'elle-même par les conditions qu'elle exigeait, le succès y étant interdit à quiconque était ivrogne ou menait une vie de débauche.
Il y avait, parmi les lutteurs d'alors, des exceptions sans doute, des bravaches tels que Hickmann, des brutes comme Berks, mais je répète qu'en majorité, ils étaient d'honnêtes gens, portant la bravoure et l'endurance à un degré incroyable et faisant honneur au pays qui les avait enfantés.
Ainsi que vous le verrez, la destinée me permit de les fréquenter quelque peu et je parle d'eux en connaissance de cause.
Je puis vous assurer que nous étions fiers de posséder dans notre village un homme tel que le champion Harrison, et quand des voyageurs faisaient un séjour à l'auberge, ils ne manquaient pas d'aller faire un tour à la forge, rien que pour jouir de sa vue.
Il valait bien la peine d'être regardé, surtout par un soir de mai, alors que la rouge lueur de la forge tombait sur ses gros muscles et sur la fière figure de faucon qu'avait le petit Jim, pendant qu'ils travaillaient, à tour de bras, un coutre de charrue tout rutilant et se dessinaient à chaque coup dans un cadre d'étincelles.
Il frappait un seul coup avec un gros marteau de trente livres lancé à toute volée, pendant que Jim en frappait deux de son marteau à main.
La sonorité du clunk! clink-clink! clunk! clink-clink! était un appel qui me faisait accourir par la rue du village, et je me disais que tous les deux étant affairés à l'enclume, il y avait pour moi une place au soufflet.
Je me souviens qu'une fois seulement, au cours de ces années passées au village, le champion Harrison me laissa entrevoir un instant quelle sorte d'homme il avait été jadis.
Par une matinée d'été le petit Jim et moi étions debout près de la porte de la forge, quand une voiture privée, avec ses quatre chevaux frais, ses cuivres bien brillants, arriva de Brighton avec un si joyeux tintamarre de grelots que le champion accourut, un fer a cheval à demi courbé dans ses pinces, pour y jeter un coup d'oeil.
Un gentleman, couvert d'une houppelande blanche de cocher, un Corinthien, comme nous aurions dit en ce temps-là, conduisait et une demi-douzaine de ses amis, riant, faisant grand bruit, étaient perchés derrière lui. Peut-être que les vastes dimensions du forgeron attirèrent son attention, peut-être fut-ce simple hasard, mais comme il passait, la lanière du fouet de vingt pieds que tenait le conducteur siffla et nous l'entendîmes cingler d'un coup sec le tablier de cuir du forgeron.
— Holà, maître, cria le forgeron en le suivant du regard, votre place n'est pas sur le siège, tant que vous ne saurez pas mieux manier un fouet.
— Qu'est-ce que c'est? dit le conducteur en tirant sur les rênes.
— Je vous invite à faire attention, maître, ou bien il y aura un oeil de moins sur la route où vous conduisez.
— Ah! c'est comme cela que vous parlez, vous, dit le conducteur en plaçant le fouet dans la gaine et ôtant ses gants de cheval. Nous allons causer un peu, mon beau gaillard.
Les gentilshommes sportsmen de ce temps-là étaient d'excellents boxeurs pour la plupart, car c'était la mode de suivre le cours de Mendoza tout comme quelques années plus tard, il n'y avait pas un homme de la ville qui n'eût porté le masque d'escrime avec Jackson.
Avec ce souvenir de leurs exploits, ils ne reculaient jamais devant la chance d'une aventure de grande route et il arrivait bien rarement que le batelier ou le marin eussent lieu de se vanter après qu'un jeune beau ait mis habit bas pour boxer avec lui.
Celui-là s'élança du siège avec l'empressement d'un homme qui n'a pas de doutes sur l'issue de la querelle et, après avoir accroché sa houppelande à collet à la barre de dessus, il retourna coquettement les manchettes plissées de sa chemise de batiste. — Je vais vous payer votre conseil, mon homme, dit-il.
Les amis, qui étaient sur la voiture, savaient, j'en suis certain, qui était ce gros forgeron et se faisaient un plaisir de premier ordre de voir leur camarade donner tête baissée dans le piège.
Ils poussaient des hurlements de satisfaction et lui jetaient à grands cris des phrases, des conseils.
— Secouez-lui un peu sa suie, Lord Frederick, criaient-ils. Servez-lui son déjeuner à ce Jeannot-tout-cru. Roulez-le dans son tas de cendre. Et dépêchez-vous, sans quoi vous allez voir son dos.
Encouragé par ces clameurs, le jeune patricien s'avança vers son homme.
Le forgeron ne bougea pas, mais ses lèvres se contractèrent avec une expression farouche pendant que ses gros sourcils s'abaissaient sur ses yeux perçants et gris.
Il avait lâché les tenailles et les bras libres étaient ballants.
— Faites attention, mon maître, dit-il. Sans cela vous allez vous faire poivrer.
Il y avait dans cette voix un ton d'assurance, il y avait dans cette attitude une fermeté calme, qui firent deviner le danger au jeune Lord.
Je le vis examiner son antagoniste attentivement et aussitôt ses mains tombèrent, sa figure s'allongea.
— Pardieu! s'écria-t-il, c'est Jack Harrison.
— Lui-même, mon maître.
— Ah! je croyais avoir affaire à quelque mangeur de lard du comté d'Essex. Eh! eh! mon homme, je ne vous ai pas revu depuis le jour où vous avez presque tué Baruch le noir, ce qui m'a coûté cent bonnes livres.
Quels hurlements poussait-on sur la voiture!
— Kiss! Kiss! Par Dieu! criaient-ils, c'est Jack Harrison l'assommeur. Lord Frederick était sur le point de s'en prendre à l'ex-champion. Flanquez-lui un coup sur le tablier, Fred, et voyons ce qui arrivera.
Mais le conducteur était déjà remonté sur son siège et riait plus fort que tous ses camarades.
— Nous vous laissons aller pour cette fois, Harrison, dit-il.
Sont-ce là vos fils?
— Celui-ci est mon neveu, maître.
— Voici une guinée pour lui. Il ne pourra pas dire que je l'aie privé de son oncle.
Et ayant mis ainsi les rieurs de son côté par la façon gaie de prendre les choses, il fit claquer son fouet et l'on partit à fond de train pour faire en moins de cinq heures le trajet de Londres, tandis que Harrison, son fer non achevé à la main, rentrait chez lui en sifflant.
II — LE PROMENEUR DE LA FALAISE ROYALE
Tel était donc le champion Harrison.
Il faut maintenant que je dise quelques mots du petit Jim, non seulement parce qu'il fut mon compagnon de jeunesse, mais parce qu'en avançant dans la lecture de ce livre, vous vous apercevrez que c'est son histoire encore plus que la mienne et qu'il arriva un temps où son nom et sa réputation furent sur les lèvres de tout le peuple anglais.
Vous prendrez donc votre parti de m'entendre vous exposer son caractère, tel qu'il était à cette époque, et particulièrement vous raconter une aventure très singulière qui n'est pas de nature à s'effacer jamais de notre mémoire à tous deux.
On était bien surpris en voyant Jim avec son oncle et sa tante, car il avait l'air d'appartenir à une race, à une famille bien différentes de la leur.
Souvent, je les ai suivis des yeux quand ils longeaient les bas- côtés de l'église le dimanche, tout d'abord l'homme aux épaules carrées, aux formes trapues, puis la petite femme à la physionomie et aux regards soucieux et enfin ce bel adolescent aux traits accentués, aux boucles noires, dont le pas était si élastique et si léger qu'il ne paraissait tenir à la terre que par un lien plus mince que les villageois à la lourde allure dont il était entouré.
Il n'avait point encore atteint ses six pieds de hauteur, mais pour peu qu'on se connût en hommes (et toutes les femmes au moins s'y entendent) il était impossible de voir ses épaules parfaites, ses hanches étroites, sa tête fière posée sur son cou, comme un aigle sur son perchoir, sans éprouver cette joie tranquille que nous donnent toutes les belles choses de la nature, cette sorte de satisfaction de soi que l'on ressent, en leur présence, comme si l'on avait contribué à leur création.
Mais nous avons l'habitude d'associer la beauté chez un homme avec la mollesse.
Je ne vois aucune raison à cette association d'idées; en tout cas, la mollesse n'apparut jamais chez Jim.
De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est aucun dont le coeur et l'esprit rappelassent davantage la dureté du fer.
En était-il un seul parmi nous qui fût capable d'aller de son pas ou de le suivre, soit à la course, soit à la nage?
Qui donc, dans toute la campagne des environs, aurait osé se pencher par-dessus l'escarpement de Wolstonbury et descendre jusqu'à cent pieds du bord, pendant que la femelle du faucon battait des ailes à ses oreilles, en de vains efforts, pour l'écarter de son nid.
Il n'avait que seize ans et ses cartilages ne s'étaient pas encore ossifiés, quand il se battit victorieusement avec Lee le Gypsy, de Burgess Hill, qui s'était donné le surnom de Coq des dunes du sud.
Ce fut après cela que le champion Harrison entreprit de lui donner des leçons régulières de boxe.
— J'aimerais autant que vous renonciez à la boxe, petit Jim, dit- il, et madame est de mon avis, mais puisque vous tenez à mordre, ce ne sera pas ma faute si vous ne devenez pas capable de tenir tête à n'importe qui du pays du sud.
Et il ne mit pas longtemps à tenir sa promesse.
J'ai déjà dit que le petit Jim n'aimait guère ses livres, mais par là j'entendais des livres d'école, car dès qu'il s'agissait de romans de n'importe quel sujet qui touchait de près ou de loin aux aventures, à la galanterie, il était impossible de l'en arracher, avant qu'il eût fini.
Lorsqu'un livre de cette sorte lui tombait entre les mains, Friar's Oak et la forge n'étaient plus pour lui qu'un rêve et sa vie se passait à parcourir l'Océan, à errer sur les vastes continents, en compagnie des héros du romancier.
Et il m'entraînait à partager ses enthousiasmes, si bien que je fus heureux de me faire le Vendredi de ce Crusoé, quand il décida que le petit bois de Clayton était une île déserte et que nous y étions jetés pour une semaine.
Mais lorsque je m'aperçus qu'il s'agissait de coucher en plein air, sans abri, toutes les nuits, et qu'il proposa de nous nourrir de moutons des dunes, (de chèvres sauvages, ainsi qu'il les dénommait) en les faisant cuire sur du feu que l'on obtiendrait par le frottement de deux bâtons, le coeur me manqua et je retournai auprès de ma mère.
Quant à Jim, il tint bon pendant toute une longue et maussade semaine, et au bout de ce temps, il revint l'air plus sauvage et plus sale que son héros, tel qu'on le voit dans les livres à images.
Heureusement, il n'avait parlé que de tenir une semaine, car s'il s'était agi d'un mois, il serait mort de froid et de faim, avant que son orgueil lui permît de retourner à la maison.
L'orgueil! C'était là le fond de la nature de Jim. À mes yeux, c'était un attribut mixte, moitié vertu, moitié vice. Une vertu, en ce qu'il maintient un homme au-dessus de la fange, un vice, en ce qu'il lui rend le relèvement difficile quand il est une fois déchu.
Jim était orgueilleux jusque dans la moelle des os.
Vous vous rappelez la guinée que le jeune Lord lui avait jetée du haut de son siège. Deux jours après, quelqu'un la ramassa dans la boue au bord de la route.
Jim seul avait vu à quel endroit elle était tombée et il n'avait même pas daigné la montrer du doigt à un mendiant.
Il ne s'abaissait pas davantage à donner une explication en semblable circonstance. Il répondait à toutes les remontrances par une moue des lèvres et un éclair dans ses yeux noirs.
Même à l'école, il était tout pareil. Il se montrait si convaincu de sa dignité, qu'il imposait aux autres sa conviction.
Il pouvait dire, par exemple, et il le dit, qu'un angle droit était un angle qui avait le caractère droit, ou bien mettre Panama en Sicile. Mais le vieux Joshua Allen n'aurait pas plus songé à lever sa canne contre lui qu'à la laisser tomber sur moi si j'avais dit quelque chose de ce genre.
C'était ainsi. Bien que Jim ne fût le fils de personne, et que je fusse le fils d'un officier du roi, il me parut toujours qu'il avait montré de la condescendance en me prenant pour ami.
Ce fut cet orgueil du petit Jim qui nous engagea dans une aventure à laquelle je ne puis songer sans un frisson.
La chose arriva en août 1799, ou peut-être bien dans les premiers jours de septembre, mais je me rappelle que nous entendions le coucou dans le bois de Patcham et que, d'après Jim, c'était sans doute pour la dernière fois.
C'était ma demi-journée de congé du samedi et nous la passâmes sur les dunes, comme nous faisions souvent.
Notre retraite favorite était au-delà de Wolstonbury, où nous pouvions nous vautrer sur l'herbe élastique, moelleuse, des calcaires, parmi les petits moutons de la race Southdown, tout en causant avec les bergers appuyés sur leurs bizarres houlettes à la forme antique de crochet, datant de l'époque où le Sussex avait plus de fer que tous les autres comtés de l'Angleterre.
C'était là que nous étions venus nous allonger dans cette superbe soirée.
S'il nous plaisait de nous rouler sur le côté gauche, nous avions devant nous tout le Weald, avec les dunes du Nord se dressant en courbes verdâtres et montrant çà et là une fente blanche comme la neige, indiquant une carrière de pierre à chaux.
Si nous nous retournions de l'autre côté, notre vue s'étendait sur la vaste surface bleue du Canal.
Un convoi, je m'en souviens bien, arrivait ce jour même.
En tête, venait la troupe craintive des navires marchands. Les frégates, pareilles à des chiens bien dressés, gardaient les flancs et deux vaisseaux de haut bord, aux formes massives, roulaient à l'arrière.
Mon imagination planait sur les eaux, à la recherche de mon père, quand un mot de Jim la ramena sur l'herbe, comme une mouette qui a l'aile brisée.
— Roddy, dit-il, vous avez entendu dire que la Falaise royale est hantée!
Si je l'avais entendu dire? Mais oui, naturellement. Y avait-il dans tout le pays des Dunes un seul homme qui n'eût pas entendu parler du promeneur de la Falaise royale?
— Est-ce que vous en connaissez l'histoire, Roddy?
— Mais certainement, dis-je, non sans fierté. Je dois bien la savoir puisque le père de ma mère, sir Charles Tregellis, était l'ami intime de Lord Avon et qu'il assistait à cette partie de cartes, quand la chose arriva. J'ai entendu le curé et ma mère en causer la semaine dernière et tous les détails me sont présents à l'esprit comme si j'avais été là quand le meurtre fut commis.
— C'est une histoire étrange, dit Jim, d'un air pensif. Mais quand j'ai interrogé ma tante à ce sujet, elle n'a pas voulu me répondre. Quant à mon oncle, il m'a coupé la parole dès les premiers mots.
— Il y a une bonne raison à cela. À ce que j'ai appris, Lord Avon était le meilleur ami de votre oncle, et il est bien naturel qu'il ne tienne pas à parler de son malheur.
— Racontez-moi l'histoire, Roddy.
— C'est bien vieux à présent. L'histoire date de quatorze ans et pourtant on n'en a pas su le dernier mot. Il y avait quatre de ces gens-là qui étaient venus de Londres passer quelques jours dans la vieille maison de Lord Avon. De ce nombre, était son jeune frère, le capitaine Barrington; il y avait aussi son cousin Sir Lothian Hume; Sir Charles Tregellis, mon oncle, était le troisième et Lord Avon le quatrième. Ils aiment à jouer de l'argent aux cartes, ces grands personnages, et ils jouèrent, jouèrent pendant deux jours et une nuit. Lord Avon perdit, Sir Lothian perdit, mon oncle perdit et le capitaine Barrington gagna tout ce qu'il y avait à gagner. Il gagna leur argent, mais il ne s’en tint pas là, il gagna à son frère aîné des papiers qui avaient une grande importance pour celui-ci. Ils cessèrent de jouer à une heure très avancée de la nuit du lundi. Le mardi matin, on trouva le capitaine Barrington mort, la gorge coupée, à côté de son lit.
— Et ce fut Lord Avon qui fit cela?
— On trouva dans le foyer les débris de ses papiers brûlés. Sa manchette était restée prise dans la main serrée convulsivement du mort et son couteau près du cadavre.
— Et alors, on le pendit, n'est-ce pas?
— On mit trop de lenteur à s'emparer de lui. Il attendit jusqu'au jour où il vit qu'on lui attribuait le crime et alors il prit la fuite. On ne l'a jamais revu depuis, mais on dit qu'il a gagné l'Amérique.
— Et le fantôme se promène.
— Il y a bien des gens qui l'ont vu.
— Pourquoi la maison est-elle restée inhabitée?
— Parce qu'elle est sous la garde de la loi. Lord Avon n'a pas d'enfants et Sir Lothian Hume, le même qui était son partenaire au jeu, est son neveu et son héritier. Mais il ne peut toucher à rien, tant qu'il n'aura pas prouvé que Lord Avon est mort. Jim resta un moment silencieux. Il tortillait un brin d'herbe entre ses doigts.
— Roddy, dit-il enfin, voulez-vous venir avec moi, ce soir? Nous irons voir le fantôme.
Cela me donna froid dans le dos rien que d'y penser.
— Ma mère ne voudra pas me laisser aller.
— Esquivez-vous quand elle sera couchée. Je vous attendrai à la forge.
— La Falaise royale est fermée.
— Je n'aurai pas de peine à ouvrir une des fenêtres.
— J'ai peur, Jim.
— Vous n'aurez pas peur si vous êtes avec moi, Roddy. Je vous réponds qu'aucun fantôme ne vous fera de mal.
Bref, je lui donnai ma parole que je viendrais et je passai tout le reste du jour avec la plus triste mine que l'on puisse voir à un jeune garçon dans tout le Sussex.
C'était bien là une idée du petit Jim.
C'était son orgueil qui l'entraînait à cette expédition.
Il y allait parce qu'il n'y avait dans tout le pays aucun autre garçon pour la tenter. Mais moi je n'avais aucun orgueil de ce genre. Je pensais absolument comme les autres et j'aurais eu plutôt l'idée de passer la nuit sous la potence de Jacob sur le canal de Ditchling que dans la maison hantée de la Falaise royale. Néanmoins, je ne pus prendre sur moi de laisser Jim aller seul.
Aussi, comme je viens de le dire, je rôdai autour de la maison, la figure si pâle, si défaite que ma mère me crut malade d'une indigestion de pommes vertes, et m'envoya au lit sans autre souper qu'une infusion de thé a la camomille.
Toute l'Angleterre était allée se coucher, car bien peu de gens pouvaient se payer le luxe de brûler une chandelle.
Lorsque l'horloge eut sonné dix heures et que je regardai par ma fenêtre, on ne voyait aucune lumière, excepté à l'auberge.
La fenêtre n'était qu'à quelques pieds du sol. Je me glissai donc au dehors.
Jim était au coin de la forge où il m'attendait.
Nous traversâmes ensemble le pré de John, nous dépassâmes la ferme de Ridden et nous ne rencontrâmes en route qu'un ou deux officiers à cheval.
Il soufflait un vent assez fort et la lune ne faisait que se montrer par instants, par les fentes des nuages mobiles, de sorte que notre route était tantôt éclairée d'une lumière argentée et tantôt enveloppée d'une telle obscurité que nous nous perdions parmi les ronces et les broussailles qui la bordaient.
Nous arrivâmes enfin à la porte à claire-voie, flanquée de deux gros piliers, qui donnait sur la route.
Jetant un regard à travers les barreaux, nous vîmes la longue avenue de chênes et au bout de ce tunnel de mauvais augure, la maison dont la façade apparaissait blanche pâle au clair de la lune.
Pour mon compte, je m'en serais tenu volontiers à ce coup d'oeil, ainsi qu'à la plainte du vent de nuit qui soupirait et gémissait dans les branches.
Mais Jim poussa la porte et l'ouvrit.
Nous avançâmes en faisant craquer le gravier sous nos pas.
Elle nous dominait de haut, la vieille maison, avec ses nombreuses petites fenêtres qui scintillaient au clair de la lune et son filet d'eau qui l'entourait de trois côtés.
La porte en voûte se trouvait bien en face de nous et sur un des côtés un volet pendait à un des gonds.
— Nous avons de la chance, chuchota Jim. Voici une des fenêtres qui est ouverte.
— Ne trouvez-vous pas que nous sommes allés assez loin, Jim? fis- je en claquant des dents.
— Je vous ferai la courte échelle pour entrer.
— Non, non, je ne veux pas entrer le premier.
— Alors ce sera moi.
Il saisit fortement le rebord de la fenêtre et bientôt y posa le genou.
— À présent, Roddy, tendez-moi les mains.
Et d'une traction, il me hissa près de lui.
Bientôt après, nous étions dans la maison hantée.
Quel son creux se fit entendre au moment où nous sautâmes sur les planches du parquet.
Il y eut un bruit soudain, suivi d'un écho si prolongé que nous restâmes un instant silencieux.
Puis Jim éclata de rire:
— Quel vieux tambour que cet endroit, s'écria-t-il. Allumons une lumière, Roddy, et regardons où nous sommes.
Il avait apporté dans sa poche une chandelle et un briquet.
Lorsque la flamme brilla, nous vîmes sur nos têtes une voûte en arc.
Tout autour de nous, de grandes étagères en bois supportaient des plats couverts de poussière.
C'était l'office.
— Je vais vous faire faire le tour, dit Jim, d'un ton gai.
Puis poussant la porte, il me précéda dans le vestibule. Je me rappelle les hautes murailles lambrissées de chêne, garnies de têtes de daim, qui se projetaient en avant, ainsi qu'un unique buste blanc, dans un coin, qui me terrifia. Un grand nombre de pièces s'ouvraient sur ce vestibule.
Nous allâmes de l'une à l'autre.
Les cuisines, la distillerie, le petit salon, la salle à manger, toutes étaient pleines de cette atmosphère étouffante de poussière et de moisissure.
— Celle-ci, Jim, dis-je d'une voix assourdie, c'est celle où ils ont joué aux cartes, sur cette même table.
— Mais oui, et voici les cartes, s'écria-t-il en rejetant de côté une pièce d'étoffe brune qui couvrait quelque chose, au centre de la table.
Et en effet, il y avait une pile de cartes à jouer. Au moins une quarantaine de paquets à ce que je crois, qui étaient restés là depuis la partie qui avait eu un dénouement tragique, avant que je fusse né.
— Je me demande où va cet escalier, dit Jim.
— N'y montez pas, Jim, m'écriai-je en le saisissant par le bras.
Il doit conduire à la chambre du meurtre.
— Comment le savez-vous?
— Le curé disait qu'on voyait au plafond… Oh! Jim, vous pouvez le voir même à présent.
Il leva la chandelle et en effet, il y avait dans le blanc du plafond une grande tache de couleur foncée.
— Je crois que vous avez raison, dit-il En tout cas je veux y aller voir.
— Ne le faites pas, Jim, m'écriai-je.
— Ta! ta! ta! Roddy, vous pouvez rester ici, si vous avez peur. Je ne m'absenterai pas plus d'une minute. Ce n'est pas la peine d'aller à la chasse au fantôme… à moins que… Grands Dieux! Il y a quelqu'un qui descend l'escalier.
Je l'entendais, moi aussi, ce pas traînant qui partait de la chambre au-dessus et qui fut suivi d'un craquement sur les marches, puis un autre pas, un autre craquement.
Je vis la figure de Jim. On eût dit qu'elle était sculptée dans l'ivoire. Il avait les lèvres entr'ouvertes, les yeux fixes et dirigés sur le rectangle noir que formait l'entrée de l'escalier.
Il levait encore la chandelle, mais il avait les doigts agités de secousses. Les ombres sautaient des murailles au plafond.
Quant à moi, mes genoux se dérobèrent et je me trouvai accroupi derrière Jim. Un cri s'était glacé dans ma gorge.
Et le pas continuait à se faire entendre de marche en marche.
Alors, osant à peine regarder de ce côté et pourtant ne pouvant en détourner mes yeux, je vis une silhouette se dessiner vaguement dans le coin où s'ouvrait l'escalier.
Il y eut un moment de silence pendant lequel je pus entendre les battements de mon pauvre coeur. Puis, quand je regardai de nouveau, le fantôme avait disparu et la lente succession des cracs, crac, recommença sur les marches de l'escalier.
Jim s'élança après lui et me laissa seul à demi évanoui, sous le clair de lune.
Mais ce ne fut pas pour longtemps. Une minute après, il revenait, passait sa main sous mon bras et tantôt me portant, tantôt me traînant, il me fit sortir de la maison.
Ce fut seulement lorsque nous fûmes en plein air dans la fraîcheur de la nuit qu'il ouvrit la bouche.
— Pouvez-vous vous tenir debout, Roddy?
— Oui, mais je suis tout tremblant.
— Et moi aussi, dit-il, en passant sa main sur son front. Je vous demande pardon, Roddy. J'ai commis une sottise en vous entraînant dans une pareille entreprise. Jamais je n'avais cru aux choses de cette sorte… mais à présent je suis convaincu.
— Est-ce que cela pouvait être un homme, Jim? demandai-je reprenant courage, maintenant que j'entendais les aboiements des chiens dans les fermes.
— C'était un esprit, Roddy.
— Comment le savez-vous?
— C'est que je l'ai suivi et que je l'ai vu disparaître dans la muraille aussi aisément qu'une anguille dans le sable. Eh! Roddy, qu'avez-vous donc encore?
Toutes mes terreurs m'étaient revenues; tous mes nerfs vibraient d'épouvante.
— Emmenez-moi, Jim, emmenez-moi, criai-je.
J'avais les yeux dirigés fixement vers l'avenue.
Le regard de Jim suivit leur direction.
Sous l'ombre épaisse des chênes, quelqu'un s'avançait de notre côté.
— Du calme, Roddy, chuchota Jim. Cette fois, par le ciel, advienne que pourra, je vais le prendre au corps.
Nous nous accroupîmes et restâmes aussi immobiles que les arbres voisins.
Des pas lourds labouraient le gravier mobile et une grande silhouette se dressa devant nous dans l'obscurité.
Jim s'élança sur elle, comme un tigre.
— Vous, en tout cas, vous n’êtes pas un esprit, cria-t-il.
L'individu jeta un cri de surprise, bientôt suivi d'un grondement de rage.
— Qui diable?… hurla-t-il.
Puis il ajouta:
— Je vous tords le cou si vous ne me lâchez pas.
La menace n'aurait peut-être pas décidé Jim à desserrer son étreinte, mais le son de la voix produisit cet effet.
— Eh quoi! vous, mon oncle? s'écria-t-il.
— Eh! mais, je veux être béni, si ce n'est pas le petit Jim! Et celui-là, qui est-ce? Mais c'est le jeune monsieur Rodney Stone, aussi vrai que je suis un pêcheur en vie. Que diable faites-vous tous deux à la Falaise royale à cette heure de la nuit?
Nous avions gagné ensemble le clair de la lune.
C'était bien le champion Harrison, avec un gros paquet sous le bras, et l'air si abasourdi que j'aurais souri si mon coeur n'était resté encore convulsé par la crainte.
— Nous faisions des explorations, dit Jim.
— Une exploration, dites-vous. Eh bien! je ne vous crois guère capables de devenir des capitaines Cook, ni l'un ni l'autre, car je n'ai jamais vu des figures aussi semblables à des navets pelés. Eh bien, Jim, de quoi donc avez-vous peur?
— Je n'ai pas peur, mon oncle, je n'ai jamais eu peur, mais les esprits sont une chose nouvelle pour moi et…
— Les esprits?
— Je suis entré dans la Falaise royale et nous avons vu le fantôme.
Le champion se mit à siffler.
— Ah! voilà de quoi il retourne, n'est-ce pas? dit-il. Est-ce que vous lui avez parlé?
— Il a disparu avant que je le prisse.
Le champion se remit à siffler.
— J'ai entendu dire qu'il y avait quelque chose de ce genre, là- haut, dit-il, mais c'est une affaire de laquelle je vous conseille de ne pas vous mêler. On a assez d'ennuis avec les gens de ce monde-ci, petit Jim, sans se détourner de sa route pour se créer des ennuis avec ceux de l'autre monde. Et quant au jeune Mr Rodney, si sa bonne mère lui voyait cette figure toute blanche, elle ne le laisserait plus revenir à la forge. Marchez tout doucement… Je vous reconduirai à Friar's Oak.
Nous avions fait environ un demi-mille, quand le champion nous rejoignit et je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il n'avait plus son paquet sous le bras. Nous étions tout près de la forge, quand Jim lui fit la question qui s'était déjà présentée à mon esprit.
— Qu'est-ce qui vous a amené à la Falaise royale, mon oncle?
— Eh! quand on avance en âge, dit le champion, il se présente bien des devoirs dont vos pareils n'ont aucune idée. Quand vous serez arrivés, vous aussi, à la quarantaine, vous reconnaîtrez peut-être la vérité de ce que je vous dis.
Ce fut là tout ce que nous pûmes tirer de lui, mais malgré ma jeunesse, j'avais entendu parler de la contrebande qui se faisait sur la côte, des ballots qu'on transportait la nuit dans des endroits déserts. En sorte que depuis ce temps-là, quand j'entendais parler d'une capture faite par les garde-côtes, je n'étais jamais tranquille tant que je n'avais pas revu sur la porte de sa forge la face joyeuse et souriante du champion.
III — L'ACTRICE D'ANSTEY-CROSS
Je vous ai dit quelques mots de Friar's Oak et de la vie que nous y menions.
Maintenant que ma mémoire me reporte à mon séjour d'autrefois, elle s'y attarderait volontiers, car chaque fil, que je tire de l'écheveau du passé, en entraîne une demi-douzaine d'autres, avec lesquels il s'était emmêlé.
J'hésitais entre deux partis quand j'ai commencé, en me demandant si j'avais en moi assez d'étoffe pour écrire un livre, et maintenant voilà que je crois pouvoir en faire un, rien que sur Friar's Oak et sur les gens que j'ai connus dans mon enfance.
Certains d'entre eux étaient rudes et balourds, je n'en doute pas: et pourtant, vus à travers le brouillard du temps, ils apparaissent tendres et aimables.
C'était notre bon curé Mr Jefferson qui aimait l'univers entier à l'exception de Mr Slack, le ministre baptiste de Clayton, et c'était l'excellent Mr Slack qui était un père pour tout le monde, à l'exception de Mr Jefferson, le curé de Friar's Oak.
C'était Mr Rudin, le réfugié royaliste français qui demeurait plus haut, sur la route de Pangdean, et qui en apprenant la nouvelle d'une victoire, avait des convulsions de joie parce que nous avions battu Bonaparte et des crises de rage parce que nous avions battu les Français, de sorte qu'après la bataille du Nil, il passa tout un jour dehors, pour donner libre cours à son plaisir, et tout un autre jour dedans, pour exhaler tout à son aise sa furie, tantôt battant des mains, tantôt trépignant.
Je me rappelle très bien sa personne grêle et droite, la façon délibérée dont il faisait tournoyer sa petite canne.
Ni le froid ni la faim n'étaient de force à l'abattre, et pourtant nous savions qu'il avait lié connaissance avec l'une et l'autre. Mais il était si fier, si grandiloquent dans ses discours, que personne n'eut osé lui offrir ni un repas, ni un manteau.
Je revois encore sa figure se couvrir d'une tache de rougeur sur chacune de ses pommettes osseuses, quand le boucher lui faisait présent de quelques côtes de boeuf.
Il ne pouvait faire autrement que d'accepter.
Et pourtant, tout en se dandinant et jetant par-dessus l'épaule un coup d'oeil au boucher, il disait:
— Monsieur, j'ai un chien.
Ce qui n'empêchait pas que pendant la semaine suivante, c'était Mr
Rudin et non son chien qui paraissait s'être arrondi.
Je me rappelle ensuite Mr Paterson, le fermier.
N'était-ce ce que vous appelleriez aujourd'hui un radical? mais en ce temps-là, certains le traitaient de Priestleyiste, d'autres de Foxiste et presque tout le monde de traître.
Assurément, je trouvais à ce moment-là fort condamnable de prendre un air bougon, à chaque nouvelle d'une victoire anglaise, et quand on le brûla en effigie sous la forme d'un mannequin de paille devant la porte de sa ferme, le petit Jim et moi nous fûmes de la fête.
Mais nous dûmes reconnaître qu'il fit bonne figure quand il marcha à nous en habit brun, en souliers à boucles, la colère empourprant son austère figure de maître d'école.
Ma parole, comme il nous arrangea et comme nous fûmes empressés à nous esquiver sans bruit!
— Vous qui menez une vie de mensonge, dit-il, vous et vos pareils qui avez prêché la paix pendant près de deux mille ans et avez passé tout ce temps à massacrer les gens! Si tout l'argent qu'on dépense à faire périr des Français était employé à sauver des existences anglaises, vous auriez alors le droit de brûler des chandelles à vos fenêtres. Qui êtes-vous pour venir ici insulter un homme qui observe la loi?
— Nous sommes le peuple d'Angleterre, cria le jeune Mr Ovington, fils du squire tory.
— Vous, fainéant, qui n'êtes bon qu'à jouer aux courses, à faire battre des coqs? Avez-vous la prétention de parler au nom du peuple d'Angleterre? C'est un fleuve profond, puissant, silencieux, vous n'en êtes que l'écume, la pauvre et sotte mousse qui flotte à sa surface.
Nous le trouvâmes alors fort blâmable, mais en reportant nos regards en arrière, je me demande si nous n'avions pas nous-mêmes grand tort.
Et puis c'étaient les contrebandiers.
Ils fourmillaient dans les dunes, car depuis que le commerce régulier était devenu impossible entre la France et l'Angleterre, tout le négoce était contrebande.
Une nuit, j'allai sur le pré de Saint-John et, m'étant caché dans l'herbe, je comptai, dans les ténèbres, au moins soixante-dix mulets, conduits chacun par un homme, tandis qu'ils défilaient devant moi, sans plus de bruit qu'une truite dans un ruisseau.
Pas un de ces animaux qui ne portât ses deux quartauts d'authentique cognac français, ou son ballot de soie de Lyon ou de dentelle de Valenciennes.
Je connaissais leur chef, Dan Scales.
Je connaissais aussi Tom Kislop, l'officier monté, et je me rappelle leur rencontre de nuit.
— Vous battez-vous, Dan, demanda Tom.
— Oui, Tom. Il va falloir se battre.
Sur quoi, Tom tira son pistolet et brûla la cervelle de Dan.
— C'est malheureux d'avoir agi ainsi, dit-il plus tard, mais je savais Dan trop fort pour moi, car nous nous étions déjà mesurés avant.
Ce fut Tom qui paya un poète de Brighton pour composer l'épitaphe en vers qu'on plaça sur la pierre tombale, épitaphe que nous trouvâmes tous fort vraie et fort bonne et qui commençait ainsi:
Hélas! avec quelle vitesse vola le plomb fatal Qui traversa la tête du jeune homme. Il tomba aussitôt, il rendit l'âme. Et la mort ferma ses yeux languissants! Il y en avait d'autres et je crois pouvoir affirmer qu'on peut encore les lire dans le cimetière de Patcham.
Un jour, un peu après l'époque de notre aventure à la Falaise royale, j'étais assis dans le cottage, occupé à examiner les curiosités que mon père avait fixées aux murs, et je souhaitais en paresseux que j'étais que Mr Lilly fût mort avant d'écrire sa grammaire latine, quand ma mère, qui était assise à la fenêtre, son tricot à la main, jeta un petit cri de surprise.
— Grands Dieux! fit-elle, comme cette femme a l'air commun!
Il était si rare d'entendre ma mère exprimer une opinion défavorable sur qui que ce fût (à moins que ce ne fût sur Bonaparte) qu'en un bond je traversai la pièce et fus à la fenêtre.
Une chaise, attelée d'un poney, descendait lentement la rue du village et, dans la chaise, était assise la personne la plus singulièrement faite que j'eusse jamais vue.
Elle était de forte corpulence et avait la figure d'un rouge si foncé que son nez et ses joues prenaient une vraie teinte de pourpre.
Elle était coiffée d'un vaste chapeau avec une plume blanche qui se balançait.
De dessous les bords, deux yeux noirs effrontés regardaient au dehors avec une expression de colère et de défi, comme pour dire aux gens qu'elle faisait moins de cas d'eux qu'ils ne se souciaient d'elle.
Son costume consistait en une sorte de pelisse écarlate, garnie au cou de duvet de cygne. Sa main laissait aller les rênes, pendant que le poney errait d'un bord à l'autre de la route au gré de son caprice.
À chaque oscillation de la chaise correspondait une oscillation du grand chapeau, si bien que nous en apercevions tantôt la coiffe et tantôt le bord.
— Quel terrible spectacle! s'écria ma mère.
— Qu'est-ce qui vous choque chez elle?
— Que le ciel me pardonne si je la juge témérairement, Rodney, mais je crois que cette femme est ivre.
— Tiens! fis-je. Elle a arrêté sa chaise là-haut, à la forge. Je vais vous chercher des nouvelles.
Et saisissant ma casquette, je m'esquivai.
Le champion Harrison venait de ferrer un cheval à la porte de la forge, et quand j'arrivai dans la rue, je pus le voir le sabot de l’animal sous le bras, sa râpe à la main, et agenouillé parmi les rognures blanches.
De la chaise, la femme faisait des signes et il la regardait d'un air d'étonnement comique.
Bientôt il jeta sa râpe et vint à elle, se tint debout près de la roue et hocha la tête en lui parlant.
De mon côté, je me faufilai dans la forge où le petit Jim achevait le fer, je regardai avec admiration son adresse au travail et l'habileté qu'il mettait à tourner les crampons.
Quand il eut fini, il sortit avec son fer et trouva l'inconnue en train de causer avec son oncle.
— Est-ce lui? demanda-t-elle de façon que je l'entendis.
Le champion Harrison affirma d'un signe de tête.
Elle regarda Jim.
Jamais je ne vis dans une figure humaine des yeux aussi grands, aussi noirs, aussi remarquables.
Bien que je ne fusse qu'un enfant, je devinai qu'en dépit de sa face bouffie de sang, cette femme-là avait été jadis très belle.
Elle tendit une main, dont tous les doigts s'agitaient, comme si elle avait joué de la harpe, et elle toucha Jim à l'épaule.
— J'espère… j'espère que vous allez bien… balbutia-t-elle.
— Très bien, madame, dit Jim en promenant ses regards étonnés d'elle à son oncle.
— Et vous êtes heureux aussi?
— Oui, madame, je vous remercie.
— Et vous n'aspirez à rien de plus?
— Mais non, madame. J'ai tout ce qu'il me faut.
— Cela suffit, Jim, dit son oncle d'une voix sévère. Soufflez la forge, car le fer a besoin d'un nouveau coup de feu. Mais il semblait que la femme avait encore quelque chose à dire, car elle marqua quelque dépit de ce qu'on le renvoyait.
Ses yeux étincelèrent, sa tête s'agita, pendant que le forgeron, tendant ses deux grosses mains, semblait faire de son mieux pour l'apaiser.
Pendant longtemps, ils causèrent à demi-voix et elle parut enfin satisfaite.
— À demain alors, cria-t-elle tout haut.
— À demain, répondit-il.
— Vous tiendrez votre parole, et je tiendrai la mienne, dit-elle en cinglant le dos du poney.
Le forgeron resta immobile, la râpe à la main, en la suivant des yeux jusqu'à ce qu'elle ne fut plus qu'un petit point rouge sur la route blanche.
Alors, il fît demi-tour.
Jamais je ne lui avais vu l'air aussi grave.
— Jim, dit-il, c'est miss Hinton, qui est venue se fixer aux Érables, au-delà du carrefour d'Anstey. Elle s'est prise d'un caprice pour vous, Jim, et peut-être pourra-t-elle vous être utile. Je lui ai promis que vous irez par-là et que vous la verrez demain.
— Je n'ai pas besoin de son aide, mon oncle, et je ne tiens pas à lui rendre visite.
— Mais j'ai promis, Jim, et vous ne voudrez pas qu'on me prenne pour un menteur. Elle ne veut que causer avec vous, car elle mène une existence bien solitaire.
— De quoi veut-elle causer avec des gens de ma sorte?
— Ah! pour cela, je ne saurais le dire, mais elle a l'air d'y tenir beaucoup et les femmes ont leurs caprices. Tenez, voici le jeune maître Stone. Il ne refuserait pas d'aller voir une bonne dame, je vous le garantis, s'il croyait pouvoir améliorer son sort, en agissant ainsi.
— Eh bien! mon oncle, j'irai si Roddy Stone veut venir avec moi, dit Jim.
— Naturellement, il ira, n'est-ce pas, maître Rodney?
Je finis par donner mon consentement et je revins à la maison rapporter toutes mes nouvelles à ma mère, qui était enchantée de toute occasion de commérages.
Elle hocha la tête, quand elle apprit que j'irais, mais elle ne dit pas non et la chose fut entendue.
C'était une course de quatre bons milles, mais quand vous étiez arrivés, il vous était impossible de souhaiter une plus jolie maisonnette.
Partout du chèvrefeuille, des plantes grimpantes avec un porche en bois et des fenêtres à grillages.
Une femme à l'air commun nous ouvrit la porte:
— Miss Hinton ne peut pas vous recevoir, dit-elle.
— Mais c'est elle qui nous a dit de venir, dit Jim.
— Je n'y peux rien, s'écria la femme d'un ton rude, je vous répète qu'elle ne peut vous voir.
Nous restâmes indécis un instant.
— Peut-être pourriez-vous l'informer que je suis là, dit enfin
Jim.
— Le lui dire, comment faire pour le lui dire, à elle qui n'entendrait pas seulement un coup de pistolet tiré à ses oreilles. Essayez de lui dire vous-même, si vous y tenez.
Tout en parlant, elle ouvrit une porte.
À l'autre bout de la pièce gisait, écroulée sur un fauteuil, une informe masse de chair avec des flots de cheveux noirs épars dans tous les sens.
Pour moi, j'étais si jeune que je ne savais si cela était plaisant ou affreux, mais quand je regardai Jim pour voir comment il prenait la chose, il avait la figure toute pâle, l'air écoeuré.
— Vous n'en parlerez à personne, Roddy, dit-il.
— Non, excepté à ma mère.
— Je n'en dirai pas un mot, même à mon oncle. Je prétendrai qu'elle était malade, la pauvre dame. C'est bien assez que nous l'ayons vue dans cet état de dégradation, sans en faire un objet de propos dans le village. Cela me pèse lourdement sur le coeur.
— Elle était comme cela hier, Jim. — Ah! vraiment? Je ne l'ai pas remarqué. Mais je sais qu'elle a de la bonté dans les yeux et dans le coeur, car j'ai vu cela pendant qu'elle me regardait. Peut-être est-ce le manque d'amis qui l'a réduite à cet état!
Son entrain en fut éteint pendant plusieurs jours et alors que l'impression faite en moi s'était dissipée, ses manières la firent renaître.
Mais ce ne devait pas être la dernière fois que la dame à la pelisse rouge reviendrait à notre souvenir.
Avant la fin de la semaine, de nouveau, Jim me demanda si je consentirais à retourner chez elle avec lui.
— Mon oncle a reçu une lettre, dit-il. Elle voudrait causer avec moi et je serai plus à mon aise, si vous m'accompagnez, Rod.
Pour moi, toute occasion de sortir était bienvenue, mais à mesure que nous nous approchions de la maison, je voyais fort bien que Jim se mettait l'esprit en peine à se demander si quelque chose n'irait pas encore de travers.
Toutefois, les craintes s'apaisèrent bientôt, car nous avions à peine fait grincer la porte du jardin que la femme parut sur le seuil du cottage et accourut à notre rencontre par l'allée.
Elle faisait une figure si étrange, avec sa face enflammée et souriante, enveloppée d'une sorte de mouchoir rouge, que si j'avais été seul, cette vue m'aurait fait prendre mes jambes à mon cou.
Jim, lui-même, s'arrêta un instant, comme s'il n'était pas très sûr de lui, mais elle nous mis bientôt à l'aise par la cordialité de ses façons.
— Vous êtes vraiment bien bons de venir voir une vieille femme solitaire, dit-elle, et je vous dois des excuses pour le dérangement inutile que je vous ai causé mardi. Mais vous avez été, vous-mêmes en quelque sorte la cause de mon agitation, car la pensée de votre venue m'avait excitée et la moindre émotion me jette dans une fièvre nerveuse. Mes pauvres nerfs! Vous pouvez voir vous-mêmes ce qu'ils font de moi.
Tout en parlant, elle nous tendit ses mains agitées de secousses.
Puis, elle en passa une sous le bras de Jim et fit quelques pas dans l'allée.
— Il faut que vous vous fassiez connaître de moi et que je vous connaisse bien. Votre oncle et votre tante sont de très vieux amis pour moi, et bien que vous l'ayez oublié, je vous ai tenu dans mes bras, quand vous étiez tout petit. Dites-moi, mon petit homme, ajouta t-elle en s'adressant à moi, comment appelez-vous votre ami?
— Le petit Jim, madame.
— Alors, dussiez-vous me trouver effrontée, je vous appellerai aussi petit Jim. Nous autres, vieilles gens, nous avons nos privilèges, vous savez? Maintenant, vous allez entrer avec moi, et nous prendrons ensemble une tasse de thé.
Elle nous précéda dans une chambre fort coquette, la même où nous l'avions aperçue lors de notre première visite.
Au milieu de la pièce était une table couverte d'une nappe blanche, de brillants cristaux, de porcelaines éblouissantes.
Des pommes aux joues rouges étaient empilées sur un plat qui occupait le centre.
Une grande assiette, chargée de petits pains fumants, fut aussitôt apportée par la domestique à la figure revêche. Je vous laisse à penser si nous fîmes honneur à toutes ces excellentes choses.
Miss Hinton ne cessait de nous presser, de nous redemander nos tasses et de remplir nos assiettes.
Deux fois, pendant le repas, elle se leva de table et disparut dans une armoire qui se trouvait au bout de la pièce et chaque fois je vis la figure de Jim s'assombrir, car nous entendions un léger tintement de verre contre verre.
— Eh bien, voyons, mon petit homme, me dit-elle, quand la table eut été desservie, qu'est-ce que vous avez à regarder, comme cela, tout autour de vous?
— C'est qu'il y a tant de jolies choses contre les murs.
— Et quelle de ces choses trouvez-vous la plus jolie?
— Ah! celle-ci, dis-je en montrant du doigt un portrait suspendu en face de moi.
Il représentait une jeune fille grande et mince, aux joues très rosées, aux yeux très tendres, à la toilette si coquette que je n'avais jamais rien vu de si parfait. Elle tenait des deux mains un bouquet de fleurs et il y en avait un second sur les planches du parquet où elle était debout.
— Ah! c'est la plus jolie? dit-elle en riant. Eh bien! avancez- vous, nous allons lire ce qui est écrit au bas.
Je fis ce qu'elle me demandait et je lus: «Miss Hinton, dans son rôle de Peggy dans la Mariée de Campagne, joué à son bénéfice au théâtre de Haymarket le 14 septembre 1782.»
— C'est une actrice? dis-je.
— Oh! le vilain petit insolent et de quel ton il dit cela! dit- elle. Comme si une actrice ne valait pas une autre femme! Il n'y a pas longtemps — c'était tout juste l'autre jour — le duc de Clarence, qui pourrait parfaitement s'appeler le roi d'Angleterre, a épousé mistress Jordan, qui n'est, elle aussi, qu'une actrice. Et cette personne-ci, qui est-elle, à votre avis?
Elle se plaça au-dessous du portrait, les bras croisés sur sa vaste poitrine, nous regardant tour à tour de ses gros yeux noirs.
— Eh bien! où avez-vous les yeux? dit-elle enfin. C'était moi qui étais miss Polly Hinton du théâtre de Haymarket et peut-être n'avez-vous jamais entendu ce nom?
Nous fûmes obligés d'avouer qu'en effet, nous l'ignorions.
Et ce seul mot d'actrice avait excité en nous une sensation de vague horreur, bien naturelle chez des garçons élevés à la campagne.
Pour nous, les acteurs formaient une classe à part, qu'il fallait désigner par allusions sans la nommer, et la colère du Tout- Puissant était suspendue sur leur tête comme un nuage chargé de foudre.
Et en vérité ce jugement semblait avoir reçu son exécution devant nous, quand nous considérions cette femme et ce qu'elle avait été.
— Eh bien, dit-elle en riant, comme une femme qui a été blessée, vous n'avez aucun motif de dire quoi que ce soit, car je lis sur votre figure ce qu'on vous aura appris à penser de moi. Tel est donc le résultat de l'éducation que vous avez reçue, Jim: mal penser de ce que vous ne comprenez pas! J'aurais voulu que vous fussiez au théâtre ce soir-là, avec le prince Florizel et quatre ducs dans les loges, tous les beaux esprits, tous les macaronis de Londres se levant dans le parterre à mon entrée en scène. Si Lord Avon ne m'avait pas fait place dans sa voiture, je ne serais pas venue à bout de rapporter mes bouquets dans mon logement d'York Street à Westminster. Et voilà que deux petits paysans s'apprêtent à méjuger!
L'orgueil de Jim lui fit monter le sang aux joues, car il n'aimait pas s'entendre qualifier de jeune paysan ni même à laisser entendre qu'il fût si en retard que cela sur les grands personnages de Londres.
— Je n'ai jamais mis les pieds dans un théâtre, dit-il, et je ne sais rien sur ces gens-là.
— Ni moi non plus.
— Hé! dit-elle, je ne suis pas en voix, et d'ailleurs on n'a pas ses avantages pour jouer dans une petite chambre, avec deux jeunes garçons pour tout auditoire, mais il faut que vous me voyiez en reine des Péruviens, exhortant ses compatriotes à se soulever contre les Espagnols, leurs oppresseurs. Et à l'instant même, cette femme grossièrement tournée et boursouflée redevint une reine, la plus grandiose, la plus hautaine que vous ayez jamais pu rêver.
Elle s'adressa à nous dans un langage si ardent, avec des yeux si pleins d'éclairs, des gestes si impérieux de sa main blanche qu'elle nous tint fascinés, immobiles sur nos chaises.
Sa voix, au début, était tendre, douce et persuasive, mais elle prit de l'ampleur, du volume, à mesure qu'elle parlait d'injustice, d'indépendance, de la joie qu'il y avait à mourir pour une bonne cause, si bien qu'enfin, j'eus tous les nerfs frémissants, que je me sentis tout prêt à sortir du cottage et à donner tout de suite ma vie pour mon pays.
Alors, un changement se produisit en elle.
C'était maintenant une pauvre femme qui avait perdu son fils unique et se lamentait sur cette perte.
Sa voix était pleine de larmes. Son langage était si simple, si vrai que nous nous imaginions tous les deux voir le pauvre petit gisant devant nous sur le tapis et que nous étions sur le point de joindre nos paroles de pitié et de souffrances aux siennes.
Et alors, avant même que nos joues fussent sèches, elle redevint ce qu'elle avait été.
— Eh bien! s'écria-t-elle, que dites-vous de cela? Voilà comment j'étais au temps où Sally Siddons verdissait de jalousie au seul nom de Polly Hinton. C'est dans une belle pièce, dans Pizarro.
— Et qui l'a écrite?
— Qui l'a écrite? Je ne l'ai jamais su. Qu'importe qu'elle ait été écrite par celui-ci ou celui-là? Mais il y a là quelques tirades pour celui qui connaît la façon de les débiter.
— Et vous ne jouez plus, madame?
— Non, Jim, j'ai quitté les planches, quand… quand j'en ai eu assez. Mais mon coeur y revient quelquefois. Il me semble qu'il n'y a pas d'odeur comparable à celle des lampes à huile de la rampe et des oranges du parterre. Mais vous êtes triste, Jim.
— C'est que je pensais à cette pauvre femme et à son enfant.
— Tut! N'y songez plus. J'aurai tôt fait de l'effacer de votre esprit. Voici miss Priscilla Boute en train dans la Partie de saute-mouton. Il faut vous figurer que la mère parle et que c'est cette effrontée petite dinde qui lui riposte.
Et elle se mit à jouer une pièce à deux personnages, alternant si exactement les deux intonations et les attitudes, que nous nous figurions avoir réellement deux êtres distincts devant nous, la mère, vieille dame austère, qui tenait la main en cornet acoustique et sa fille évaporée toujours en l'air.
Sa vaste personne se remuait avec une agilité surprenante.
Elle agitait la tête et faisait la moue en lançant ses répliques à la vieille personne courbée qui les recevait.
Jim et moi, nous ne pensions guère à nos pleurs et nous nous tenions les côtes de rire, avant qu'elle eût fini.
— Voilà qui va mieux, dit-elle, en souriant de nos éclats de rire. Je ne tenais pas à vous renvoyer à Friar's Oak avec des mines allongées, car peut-être on ne vous laisserait pas revenir.
Elle disparut dans son armoire et revint avec une bouteille et un verre qu'elle posa sur la table.
— Vous êtes trop jeunes pour les liqueurs fortes, dit-elle, mais cela me dessèche la bouche de parler…
Ce fut alors que Jim fit une chose extraordinaire. Il se leva de sa chaise et mit la main sur la bouteille en disant:
— N'y touchez pas.
Elle le regarda en face, et je crois voir encore ses yeux noirs prenant une expression plus douce sous le regard de Jim:
— Est-ce que je n'en goûterai pas un peu?
— Je vous prie, n'y touchez pas.
D'un mouvement rapide, elle lui arracha la bouteille de la main et la leva de telle sorte qu'il me vint l'idée qu'elle allait la vider d'un trait. Mais elle la lança au dehors par la fenêtre ouverte et nous entendîmes le bruit que fit la bouteille en se cassant sur l'allée.
— Voyons, Jim, dit-elle, cela vous satisfait? Voilà longtemps que personne ne s'inquiète si je bois ou non.
— Vous êtes trop bonne, trop généreuse pour boire, dit-il.
— Très bien! s'écria-t-elle, je suis enchantée que vous ayez cette opinion de moi. Et cela vous rendrait-il plus heureux, Jim, que je m'abstienne de brandy? Eh bien! je vais vous faire une promesse, si vous m'en faites une de votre côté.
— De quoi s'agit-il, Miss?
— Pas une goutte ne touchera mes lèvres, Jim, si vous me promettez de venir ici deux fois par semaine, quelque temps qu'il fasse, qu'il pleuve ou qu'il y ait du soleil, qu'il vente ou qu'il neige, que je puisse vous voir et causer avec vous, car vraiment il y a des moments où je me trouve bien seule.
La promesse fut donc faite et Jim s'y conforma très fidèlement, car bien des fois, quand j'aurais voulu l'avoir pour compagnon à la pêche ou pour tendre des pièges aux lapins, il se rappelait que c'était le jour réservé et se mettait en route pour Anstey-Cross.
Dans les commencements, je crois qu'elle trouva son engagement difficile à tenir et j'ai vu Jim revenir la figure sombre comme si la chose avait marché de travers.
Mais au bout d'un certain temps, la victoire était gagnée. L'on finit toujours par vaincre. Il suffit de combattre pour cela assez longtemps, et dans l'année qui précéda le retour de mon père, Miss Hinton était devenue une toute autre femme.
Ce n'étaient pas seulement ses habitudes qui étaient changées, elle avait changé elle-même, elle n'était plus la personne que j'ai décrite.
Au bout de douze mois, c'était une dame d'aussi belle apparence qu'on pût en voir dans le pays.
Jim fut plus fier de cette oeuvre que d'aucune des entreprises de sa vie, mais j'étais le seul à qui il en parlât.
Il éprouvait à son égard cette affection que l'on ressent envers les gens à qui on a rendu service et elle lui fut fort utile de son côté, car, en l'entretenant, en lui décrivant ce qu'elle avait vu, elle lui fit perdre sa tournure de paysan du Sussex et le prépara à l'existence plus large qui l'attendait.
Telles étaient leurs relations à l'époque où la paix fut conclue et où mon père revint de la mer.
IV — LA PAIX D’AMIENS
Bien des femmes se mirent à genoux, bien des âmes de femme s'exhalèrent en sentiments de joie et de reconnaissance, quand, à la chute des feuilles, en 1801, arriva la nouvelle de la conclusion des préliminaires de la paix.
Toute l'Angleterre témoigna sa joie le jour par des pavoisements, la nuit par des illuminations.
Même dans notre hameau de Friar's Oak, nous déployâmes avec enthousiasme nos drapeaux, nous mimes une chandelle à chacune de nos fenêtres et une lanterne transparente, ornée d'un Grand G.R. (Georges Roi), laissa tomber sa cire au-dessus de la porte de l'auberge.
On était las de la guerre, car depuis huit ans, nous avions eu affaire à l'Espagne, à la France, à la Hollande, tour à tour ou réunis.
Tout ce que nous avions appris pendant ce temps-là, c'était que notre petite armée n'était pas de taille à lutter sur terre avec les Français, mais que notre forte marine était plus que suffisante pour les vaincre sur mer.
Nous avions acquis un peu de considération, dont nous avions grand besoin après la guerre avec l'Amérique, et, en outre, quelques colonies qui furent les bienvenues pour le même motif, mais notre dette avait continué à s'enfler, nos consolidés à baisser et Pitt lui-même ne savait où donner de la tête.
Toutefois, si nous avions su que la paix était impossible entre Napoléon et nous, que celle-ci n'était qu'un entracte entre le premier engagement et le suivant, nous aurions agi plus sensément en allant jusqu'au bout sans interruption.
Quoi qu'il en soit, les Français virent rentrer vingt mille bons marins que nous avions faits prisonniers et ils nous donnèrent une belle danse avec leur flottille de Boulogne et leurs flottes de débarquement avant que nous puissions les reloger sur nos pontons.
Mon père, tel que je me le rappelle, était un petit homme plein d'endurance et de vigueur, pas très large, mais quand même bien solide et bien charpenté.
Il avait la figure si hâlée qu'elle avait une teinte tirant sur le rouge des pots de fleurs, et en dépit de son âge (car il ne dépassait pas quarante ans, à l'époque dont je parle) elle était toute sillonnée de rides, plus profondes pour peu qu'il fût ému, de sorte que je l'ai vu prendre la figure d'un homme assez jeune, puis un air vieillot.
Il y avait surtout autour de ses yeux un réseau de rides fines, toutes naturelles chez un homme qui avait passé sa vie à les tenir demi-clos, pour résister à la fureur du vent et du mauvais temps.
Ces yeux-là étaient peut-être ce qu'il y avait de plus remarquable dans sa physionomie. Ils avaient une très belle couleur bleu clair qui rendait plus brillante encore cette monture de couleur de rouille.
La nature avait du lui donner un teint très blanc, car quand il rejetait en arrière sa casquette, le haut de son front était aussi blanc que le mien, et sa chevelure coupée très ras avait la couleur du tan.
Ainsi qu'il le disait avec fierté, il avait servi sur le dernier de nos vaisseaux qui fut chassé de la Méditerranée en 1797 et sur le premier qui y fut rentré en 1798.
Il était sous les ordres de Miller, comme troisième lieutenant du Thésée, lorsque notre flotte, pareille à une meute d’ardents foxhounds lancés sous bois, volait de la Sicile à la Syrie, puis de là revenait à Naples, dans ses efforts pour retrouver la piste perdue.
Il avait servi avec ce même brave marin sur le Nil, où les hommes qu'il commandait ne cessèrent d'écouvillonner, de charger et d'allumer jusqu'à ce que le dernier pavillon tricolore fût tombé. Alors ils levèrent l'ancre maîtresse et tombèrent endormis, les uns sur les autres, sous les barres du cabestan.
Puis, devenu second lieutenant, il passa à bord d'un de ces farouches trois-ponts à la coque noircie par la poudre, aux oeils- de-pont barbouillés d'écarlate, mais dont les câbles de réserve, passés par-dessous la quille et réunis par-dessus les bastingages, servaient à maintenir les membrures et qui étaient employés à porter les nouvelles dans la baie de Naples.
De là, pour récompenser ses services, on le fit passer comme premier lieutenant sur la frégate l’Aurore qui était chargée de couper les vivres à la ville de Gênes et il y resta jusqu'à la paix qui ne fut conclue que longtemps après.
Comme j'ai bien gardé le souvenir de son retour à la maison!
Bien qu'il y ait de cela quarante-huit ans aujourd'hui, je le vois plus distinctement que les incidents de la semaine dernière, car la mémoire du vieillard est comme des lunettes, où l'on voit nettement les objets éloignés et confusément ceux qui sont tout près.
Ma mère avait été prise de tremblements dès qu'arriva à nos oreilles le bruit des préliminaires, car elle savait qu'il pouvait venir aussi vite que sa lettre.
Elle parla peu, mais elle me rendit la vie bien triste par ses continuelles exhortations à me tenir bien propre, bien mis. Et au moindre bruit de roues, ses regards se tournaient vers la porte, et ses mains allaient lisser sa jolie chevelure noire.
Elle avait brodé un «Soyez le bienvenu» en lettres blanches sur fond bleu, entre deux ancres rouges; elle le destinait à le suspendre entre les deux massifs de lauriers qui flanquaient la porte du cottage.
Il n'était pas encore sorti de la Méditerranée que ce travail était achevé. Tous les matins, elle allait voir s'il était monté et prêt à être accroché.
Mais il s'écoula un délai pénible avant la ratification de la paix et ce ne fut qu'en avril de l'année suivante qu'arriva le grand jour.
Il avait plu tout le matin, je m'en souviens. Une fine pluie de printemps avait fait monter de la terre brune un riche parfum et avait fouetté de sa douce chanson les noyers en bourgeons derrière notre cottage.
Le soleil s'était montré dans l'après-midi.
J'étais descendu avec ma ligne à pêche, car j'avais promis à Jim de l’accompagner au ruisseau du moulin, quand tout à coup, j'aperçus devant la porte une chaise de poste et deux chevaux fumants.
La portière était ouverte et j'y voyais la jupe noire de ma mère et ses petits pieds qui dépassaient. Elle avait pour ceinture deux bras vêtus de bleu et le reste de son corps disparaissait dans l'intérieur.
Alors je courus à la recherche de la devise. Je l'épinglai sur les massifs, ainsi que nous en étions convenus et quand ce fut fini, je vis les jupons et les pieds et les bras bleus toujours dans la même position.
— Voici Rod, dit enfin ma mère qui se dégagea et remit pied à terre. Roddy, mon chéri, voici votre père.
Je vis la figure rouge et les bons yeux bleus qui me regardaient.
— Ah! Roddy, mon garçon, vous n'étiez qu'un enfant quand nous échangeâmes le dernier baiser d'adieu, mais je crois que nous aurons à vous traiter tout différemment désormais. Je suis très content, content du fond du coeur de vous revoir, mon garçon, et quant à vous, ma chérie…
Et les bras vêtus de bleu sortirent une seconde fois pendant que le jupon et les deux pieds obstruaient de nouveau la porte.
— Voilà du monde qui vient, Anson, dit ma mère en rougissant.
Descendez donc et entrez avec nous.
Alors et soudain, nous fîmes tous deux la remarque que pendant tout ce temps-là, il n'avait remué que les bras et que l'une de ses jambes était restée posée sur le siège en face la chaise.
— Oh! Anson! Anson! s'écria-t-elle.
— Peuh! dit-il en prenant son genou entre les mains et le soulevant, ce n'est que l'os de ma jambe. On me l'a cassé dans la baie, mais le chirurgien l'a repêché, mis entre des éclisses, il est resté tout de même un peu de travers. Ah! quel coeur tendre elle a! Dieu me bénisse, elle est passée du rouge à la pâleur! Vous pouvez bien voir par vous-même que ce n'est rien.
Tout en parlant, il sortit vivement, sautant sur une jambe et s'aidant d'une canne, il parcourut l'allée, passa sous la devise qui ornait les lauriers et de là franchit le seuil de sa demeure pour la première fois depuis cinq ans.
Lorsque le postillon et moi nous eûmes transporté à l'intérieur le coffre de marin et les deux sacs de voyage en toile, je le retrouvai assis dans son fauteuil près de la fenêtre, vêtu de son vieil habit bleu, déteint par les intempéries.
Ma mère pleurait en regardant sa pauvre jambe et il lui caressait la chevelure de sa main brunie. Il passa l'autre main autour de ma taille et m'attira près de son siège.
— Maintenant que nous avons la paix, je peux me reposer et me refaire jusqu'à ce que le roi Georges ait de nouveau besoin de moi, dit-il.
Il y avait une caronade qui roulait à la dérive sur le pont alors qu'il soufflait une brise de drisse par une grosse mer. Avant qu'on eût pu l'amarrer, elle m'avait serré contre le mât.
— Ah! ah! dit-il en jetant un regard circulaire sur les murs, voilà toutes mes vieilles curiosités, les mêmes qu'autrefois, la corne de narval de l'océan Arctique, et le poisson-soufflet des Moluques, et les avirons des Fidgi, et la gravure du Ça ira poursuivi par Lord Hotham. Et vous voilà aussi, Mary et vous Roddy, et bonne chance à la caronade à qui je dois d'être revenu dans un port aussi confortable, sans avoir à craindre un ordre d'embarquement.
Ma mère mit à portée de sa main sa longue pipe et son tabac, de telle sorte qu'il pût l'allumer facilement, et rester assis, portant son regard tantôt sur elle, tantôt sur moi, et recommençant ensuite comme s'il ne pouvait se rassasier de nous voir.
Si jeune que je fusse, je compris que c'était le moment auquel il avait rêvé pendant bien des heures de garde solitaire et que l'espérance de goûter pareille joie l'avait soutenu dans bien des instants pénibles.
Parfois, il touchait de sa main l'un de nous, puis l'autre.
Il restait ainsi immobile, l'âme trop pleine pour pouvoir parler, pendant que l'ombre se faisait peu à peu dans la petite chambre et que l'on voyait de la lumière apparaître aux fenêtres de l'auberge à travers l'obscurité.
Puis, quand ma mère eut allumé nos lampes, elle se mit soudain à genoux et lui aussi, mettant de son côté un genou en terre, ils s'unirent en une commune prière pour remercier Dieu de ses nombreuses faveurs.
Quand je me rappelle mes parents tels qu'ils étaient en ce temps- là, c'est ce moment de leur vie qui se présente avec le plus de clarté à mon esprit, c'est la douce figure de ma mère toute brillante de larmes, avec ses veux bleus dirigés vers le plafond noirci de fumée.
Je me rappelle comme, dans la ferveur de sa prière, mon père balançait sa pipe fumante, ce qui me faisait sourire, tout en ayant une larme aux yeux.
— Roddy, mon garçon, dit-il après le souper, voilà que vous commencez à devenir un homme, maintenant. J'espère que vous allez vous mettre à la mer, comme l'ont fait tous les vôtres. Vous êtes assez grand pour passer un poignard dans votre ceinture.
— Et me laisser sans enfant comme j'ai été sans époux?
— Bah! dit-il, nous avons encore le temps, car on tient plus à supprimer des emplois qu'à remplir ceux qui sont vacants, maintenant que la paix est venue. Mais je n'ai jamais vu, jusqu'à présent, à quoi vous a servi votre séjour à l'école, Roddy. Vous y avez passé beaucoup plus de temps que moi, mais je me crois néanmoins en mesure de vous mettre à l'épreuve. Avez-vous appris l'Histoire?
— Oui, père, dis-je avec quelque confiance.
— Alors, combien y avait-il de vaisseaux de ligne à la bataille de Camperdown?
Il hocha la tête d'un air grave, en s'apercevant que j'étais hors d'état de lui répondre.
— Eh bien! il y a dans la flotte des hommes qui n'ont jamais mis les pieds à l'école et qui vous diront que nous avions sept vaisseaux de 74, sept de 64, et deux de 50 en action. Il y a sur le mur une gravure qui représente la poursuite du Ça ira. Quels sont les navires qui l'ont pris à l'abordage?
Je fus encore obligé de m'avouer battu.
— Eh bien! votre papa peut encore vous donner quelques leçons d'Histoire, s'écria-t-il en jetant un regard triomphant sur ma mère. Avez-vous appris la géographie?
— Oui, père, dis-je, avec moins d'assurance qu'auparavant.
— Eh bien, quelle distance y a-t-il de Port-Mahon à Algésiras?
Je ne pus que secouer la tête.
— Et si vous aviez Wissant à trois lieues à tribord, quel serait votre port d'Angleterre le plus rapproché?
Je dus encore m'avouer battu.
— Ah! je trouve que votre géographie ne vaut guère mieux que votre Histoire, dit-il. À ce compte-là, vous n'obtiendrez jamais votre certificat. Savez-vous faire une addition? Bon! Alors nous allons voir si vous êtes capable de faire le total de sa part de prise.
Tout en parlant, il jeta du côté de ma mère un regard malicieux.
Elle posa son tricot et jeta un coup d'oeil attentif sur lui.
— Vous ne m'avez jamais questionné à ce sujet, Mary? dit-il.
— La Méditerranée n'est point une station qui ait de l’importance à ce point de vue, Anson. Je vous ai entendu dire que l'Atlantique est l'endroit où l'on gagne les parts de prise et la Méditerranée celle où l'on gagne de l'honneur.
— Dans ma dernière croisière, j'ai eu ma part de l'un et de l'autre, grâce à mon passage d'un navire de guerre sur une frégate. Eh bien! Rodney, il y a deux livres pour cent qui me reviennent, quand les tribunaux de prise auront rendu leur arrêt. Pendant que nous tenions Masséna bloqué dans Gênes, nous avons capturé environ soixante-dix schooners, bricks, tartanes, chargés de vin, de provisions, de poudre. Lord Keith fera de son mieux pour avoir part au gâteau, mais ce seront les tribunaux de prise qui régleront l'affaire. Mettons qu'il me revienne, en moyenne, environ quatre livres par unité. Que me rapporteront les soixante- dix prises?
— Deux cent quatre-vingt livres, répondis-je.
— Eh! mais, Anson, c'est une fortune, s'écria ma mère en battant des mains.
— Encore une épreuve, Roddy, dit-il en brandissant sa pipe de mon côté. Il y avait la frégate Xébec au large de Barcelone, ayant à bord vingt mille dollars d'Espagne, ce qui fait quatre mille deux cents livres. Sa carcasse pouvait valoir autant, que me revient-il de cela?
— Cent livres.
— Ah! le comptable lui-même n'aurait pas fait plus vite le calcul, s'écria-t-il, enchanté. Voici encore un calcul pour vous. Nous avons passé les détroits et navigué du côté des Açores où nous avons rencontré la Sabina revenant de Maurice avec du sucre et des épices. Douze cents livres pour moi, voilà ce qu'elle m'a valu, Mary, ma chérie. Aussi vous ne salirez plus vos jolis doigts et vous n'aurez plus à vivre de privations sur ma misérable solde.
Ma mère avait supporté, sans laisser échapper un soupir, ces longues années d'efforts, mais maintenant qu'elle en était délivrée, elle se jeta en sanglotant au cou de mon père. Il se passa assez longtemps avant qu'il pût songer à reprendre mon examen arithmétique.
— Tout cela est à vos pieds, Mary, dit-il en passant vivement la main sur ses yeux. Par Georges! ma fille, quand ma jambe sera bien remise, nous pourrons nous offrir un petit temps de séjour à Brighton, et si l'on voit sur la Steyne une toilette plus élégante que la vôtre, puissé-je ne jamais remettre les pieds sur un tillac. Mais, comment se fait-il, Rodney, que vous soyez aussi fort en calcul, alors que vous ne savez pas un mot d'Histoire ou de géographie?
Je m'évertuai à lui expliquer que l'addition se fait de même façon à terre et à bord, mais qu'il n'en est pas de même de l'Histoire ou de la géographie.
— Eh bien, me dit-il, il ne vous faut que des chiffres pour faire un calcul, et avec cela votre intelligence naturelle peut vous suffire pour apprendre le reste. Il n'y en a pas un de nous qui n'eut couru à l'eau salée comme une petite mouette. Lord Nelson m'a promis un emploi pour vous, et c'est un homme de parole.
Ce fut ainsi que mon père fit sa rentrée parmi nous; jamais garçon de mon âge n'en eut de plus tendre et de plus affectueux.
Bien que mes parents fussent mariés depuis fort longtemps, ils avaient, en réalité, passé très peu de temps ensemble et leur affection mutuelle était aussi ardente et aussi fraîche que celle de deux amants mariés d'hier.
J'ai appris depuis que l'homme de mer peut être grossier, répugnant, mais ce n'est point par mon père que je le sais, car bien qu'il eut passé par des épreuves aussi rudes qu'aucun d’eux, il était resté le même homme, patient, avec un bon sourire et une bonne plaisanterie pour tous les gens du village.
Il savait se mettre à l'unisson de toute société, car, d'une part, il ne se faisait pas prier pour trinquer avec le curé ou avec sir James Ovington, squire de la paroisse, et d'autre part, passait sans façon des heures entières avec mes humbles amis de la forge, le champion Harrison, petit Jim et les autres. Il leur contait sur Nelson et ses marins des histoires telles que j'ai vu le champion joindre ses grosses mains, pendant que les yeux du petit Jim pétillaient comme du feu sous la cendre, tandis qu'il prêtait l'oreille.
Mon père avait été mis à la demi-solde, comme la plupart des officiers qui avaient servi pendant la guerre, et il put passer ainsi près de deux ans avec nous.
Je ne me souviens pas qu'il y ait eu le moindre désaccord entre lui et ma mère, excepté une fois.
Le hasard voulut que j'en fusse la cause, et comme il en résulta des événements importants, il faut que je vous raconte comment cela arriva.
Ce fut en somme le point de départ d'une série de faits qui influèrent non seulement sur ma destinée, mais sur celle de personnes bien plus considérables.
Le printemps de 1803 fut fort précoce.
Dès le milieu d'avril, les châtaigniers étaient déjà couverts de feuilles.
Un soir, nous étions tous à prendre le thé, quand nous entendîmes un pas lourd à notre porte.
C'était le facteur qui apportait une lettre pour nous.
— Je crois que c'est pour moi, dit ma mère.
En effet, l'adresse d'une très belle écriture était: «Mistress Mary Stone à Friar's Oak», et au milieu se voyait l'empreinte d'un cachet représentant un dragon ailé sur la cire rouge, de la grandeur d'une demi-couronne
— De qui croyez-vous qu'elle vienne, Anson? demanda-t-elle.
— J'avais espéré que cela viendrait de Lord Nelson, répondit mon père. Il serait temps que le petit reçoive sa commission, mais si elle vous est adressée, cela ne peut venir de quelque personnage de bien grande importance.
— D'un personnage sans importance! s'écria-t-elle, feignant d'être offensée. Vous aurez à me faire vos excuses, pour ce mot- là, monsieur, car cette lettre m'est envoyée par un personnage qui n'est autre que sir Charles Tregellis, mon propre frère.
Ma mère avait l'air de baisser la voix, toutes les fois qu'elle venait à parler de cet étonnant personnage qu'était son frère.
Elle l'avait toujours fait, autant que je puis m'en souvenir, de sorte que c'était toujours avec une sensation de profonde déférence que j'entendais prononcer ce nom-là.
Et ce n'était pas sans motif, car ce nom n'apparaissait jamais qu'entouré de circonstances brillantes, de détails extraordinaires.
Une fois, nous apprenions qu'il était à Windsor avec le roi, d'autres fois, qu'il se trouvait à Brighton avec le prince.
Parfois, c'était sous les traits d'un sportsman que sa réputation arrivait jusqu'à nous, comme quand son Météore battit Egham au duc de Queensberry à Newmarket ou quand il amena de Bristol Jim Belcher et le mit à la mode à Londres.
Mais le plus ordinairement, nous l'entendions citer comme l'ami des grands, l'arbitre des modes, le roi des dandys, l’homme qui s'habillait à la perfection.
Mon père, toutefois, ne parut pas transporté de la réponse triomphante que lui fit ma mère.
— Eh bien, qu'est ce qu'il veut? demanda-t-il d'un ton peu aimable
— Je lui ai écrit, Anson. Je lui ai dit que Rodney devenait un homme. Je pensais que n'ayant ni femme, ni enfant, il serait peut- être disposé à le pousser.
— Nous pouvons très bien nous passer de lui. Il a louvoyé pour se tenir à distance de nous quand le temps était à l'orage, et nous n'avons pas besoin de lui, maintenant que le soleil brille.
— Non, vous le jugez mal, Anson, dit ma mère avec chaleur. Personne n'a meilleur coeur que Charles, mais sa vie s'écoule si doucement qu'il ne peut comprendre que d'autres aient des ennuis. Pendant toutes ces années, j'étais sûre que je n'avais qu'un mot à dire pour me faire donner tout de suite ce que j'aurais voulu.
— Grâce à Dieu, vous n'avez pas été réduite à vous abaisser ainsi, Mary. Je ne veux pas du tout de son aide.
— Mais il nous faut songer à Rodney.
— Rodney a de quoi remplir son coffre de marin et pourvoir à son équipement. Il ne lui faut rien de plus.
— Mais Charles a beaucoup de pouvoir et d'influence à Londres. Il pourrait faire connaître à Rodney tous les grands personnages. Assurément, vous ne voulez pas nuire à son avancement?
— Alors, voyons ce qu'il dit, répondit mon père.
Et voici la lettre dont elle lui donna lecture:
«14 Jermyn Street. Saint-James, 15 avril 1803.
«Ma chère soeur Mary,
«En réponse à votre lettre, je puis vous assurer que vous ne devez pas me regarder comme dépourvu de ces beaux sentiments qui font l'ornement de l'humanité.
«Il est vrai, depuis quelques années, absorbé comme je l'ai été par des affaires de la plus haute importance, j'ai rarement pris la plume, ce qui m'a valu, je vous assure, bien des reproches de la part des personnes les plus charmantes de votre sexe charmant.
«Pour le moment, je suis au lit, ayant veillé fort tard, la nuit dernière, pour offrir mes hommages à la marquise de Douvres, pendant son bal, et cette lettre vous est écrite sous ma dictée par Ambroise, mon habile coquin de valet.
«Je suis enchanté de recevoir des nouvelles de mon neveu Rodney (mon Dieu! quel nom!), et comme je me mettrai en route la semaine prochaine pour rendre visite au Prince de Galles, je couperai mon voyage en deux en passant par Friar's Oak, afin de vous voir ainsi que lui.
«Présentez mes compliments à votre mari.
«Je suis toujours, ma chère soeur Mary,
«Votre frère.
«CHARLES TREGELLIS».
— Que pensez-vous de cela? s'écria ma mère triomphante quand elle eut achevé.
— Je trouve que c'est le style d'un fat, dit carrément mon père.
— Vous êtes trop dur pour lui, Anson. Vous aurez meilleure opinion de lui, quand vous le connaîtrez. Mais il dit qu'il sera ici la semaine prochaine, nous voici au jeudi. Nos meilleurs rideaux ne sont pas suspendus. Il n'y a pas de lavande dans les draps.
Et elle courut, remua, s'agita, pendant que mon père restait l'air boudeur, la main sur son menton et que je me perdais dans mon étonnement en pensant à ce parent inconnu de Londres, à ce grand personnage, et à tout ce que sa venue pourrait signifier pour nous.
V — LE BEAU TREGELLIS
J'étais dans ma dix-septième année et j'étais déjà tributaire du rasoir.
J'avais commencé à trouver quelque peu monotone la vie sans horizon du village et j'aspirais vivement à voir un peu du vaste univers qui s'étendait au-delà.
Ce besoin, dont je n'osais parler à personne, n'en était que plus fort, car pour peu que j'y fisse allusion, les larmes venaient aux yeux de ma mère. Mais désormais il n'y avait pas l'ombre d'un motif pour que je restasse à la maison, puisque mon père était auprès d'elle.
Aussi avais-je l'esprit tout occupé de la perspective que m'offrait la visite de mon oncle, et des chances qu'il y avait pour qu'il me fasse faire, enfin, mes premiers pas sur la route de la vie.
Ainsi que vous le pouvez penser, c'était vers la profession paternelle que se dirigeaient mes idées et mes espérances. Jamais je n'avais vu la mer s'enfler, jamais je n'avais senti sur mes lèvres le goût du sel sans éprouver en moi le frisson que donnaient à mon sang cinq générations de marins.
Et puis songez aux provocations qui ne cessaient de s'agiter en ces temps-là devant les yeux d'un jeune garçon habitant sur la côte.
Au temps de la guerre, je n'avais qu'à aller jusqu'à Wolstonbury pour apercevoir les voiles des chasse-marée et des corsaires français.
Plus d'une fois, j'avais entendu le grondement des canons arrivant de fort loin jusqu'à moi.
Puis, c'étaient des gens de mer nous racontant comment ils avaient quitté Londres et s'étaient battus avant la tombée de la nuit, ou bien, à peine sortis de Portsmouth, s'étaient trouvés bord à bord avec l’ennemi, avant même d'avoir perdu de vue le phare de Sainte- Hélène.
C'était l'imminence du danger qui nous réchauffait le coeur en faveur de nos marins, qui inspirait nos propos, autour des feux de l'hiver, où nous parlions de notre petit Nelson, de Cuddie Collingwood, de Johnnie Jarvis, de bien d'autres.
Pour nous, ce n'étaient point de grands amiraux, avec des titres, des dignités, mais de bons amis à qui nous donnions de préférence notre affection et notre estime.
Auriez-vous parcouru la Grande-Bretagne de long en large que vous n'y auriez pas trouvé un seul jeune garçon qui ne brûlât du désir de partir avec eux sous le pavillon à croix rouge.
Mais, maintenant la paix était venue, et les flottes, qui avaient balayé le canal de la Méditerranée, étaient immobiles et désarmées dans nos ports.
Il y avait moins d'occasions pour attirer nos imaginations du côté de la mer.
Désormais, c'était à Londres que je pensais le jour, de Londres que je rêvais la nuit, l'immense cité, séjour des savants et des puissants, d'où venaient ce flot incessant de voitures, ces foules de piétons poudreux qui défilaient sans interruption devant notre fenêtre.
Ce fut uniquement cet aspect de la vie qui se présenta le premier à moi.
Aussi, étant tout jeune garçon, je me figurais d'ordinaire la cité comme une écurie _gig_antesque où fourmillaient les voitures, et d'où elles partaient en un flot ininterrompu sur les routes de la campagne.
Mais ensuite, le champion Harrison m'apprit que là habitaient les gens de sports athlétiques. Mon père me dit que là vivaient les chefs de la marine; ma mère que c'était là que vivaient son frère et les amis des grands personnages.
Aussi, en arrivai-je à être dévoré d'impatience de voir les merveilles de ce coeur de l'Angleterre.
Cette venue de mon oncle, c'était donc la lumière se frayant passage à travers les ténèbres et pourtant, j'osais à peine espérer qu'il consentirait à m'introduire, avec lui, dans ces sphères supérieures où il vivait.
Toutefois, ma mère avait tant de confiance en la bonté naturelle de mon oncle, ou dans son éloquence à elle, qu'elle avait déjà commencé en secret à faire des préparatifs pour mon départ.
Mais si la vie mesquine que je menais au village pesait à mon esprit léger, elle était un véritable supplice pour le caractère vif et ardent du petit Jim.
Quelques jours seulement après l'arrivée de la lettre de mon oncle, nous allâmes faire un tour sur les dunes, et ce fut alors que je pus entrevoir l'amertume qu'il avait au coeur.
— Qu'est-ce que je puis faire ici, Rodney? Je forge un fer à cheval, je le courbe, je le rogne, je relève les bouts, j'y perce cinq trous et puis c'est fini. Alors, ça recommence et ça recommence encore. Je tire le soufflet, j'entretiens le foyer; je lime un sabot ou deux et voilà la besogne de la journée terminée et les jours succèdent aux jours, sans le moindre changement. N'est-ce donc que pour cela, dites-moi, que je suis venu au monde?
Je le regardai, je considérai sa fière figure d'aigle, sa haute taille, ses membres musculeux et je me demandai s'il y avait dans tout le pays, un homme plus beau, un homme mieux bâti.
— L'armée ou la marine, voilà votre vraie place, Jim.
— Voilà qui est fort bien, s'écria-t-il. Si vous entrez dans la marine comme vous le ferez probablement, ce sera avec le rang d'officier et vous n'y aurez qu'à commander. Tandis que moi, si j'y entre, ce sera comme quelqu'un qui est né pour obéir.
— Un officier reçoit les ordres de ceux qui sont placés au-dessus de lui.
— Mais un officier n'a pas le fouet suspendu sur sa tête. J'ai vu ici à l'auberge un pauvre diable, il y a de cela quelques années. Il nous a montré, dans la salle commune, son dos tout découpé par le fouet du contremaître.
— Qui l'a commandé? ai-je demandé.
— Le capitaine, répondit-il.
— Et qu'auriez-vous eu si vous l'aviez tué sur le coup?
— La vergue, dit-il.
— Eh bien, si j'avais été à votre place, j'aurais préféré cela, ai-je dit.
Et c'était la vérité.
— Ce n'est pas ma faute, Rod, j'ai dans le coeur quelque chose qui fait aussi bien partie de moi que ma main, et qui m'oblige à parler franchement.
— Je le sais, vous êtes aussi fier que Lucifer.
— Je suis né ainsi, Roddy et je ne puis être autrement. La vie me serait plus aisée si je le pouvais. J'ai été fait pour être mon propre maître et il n’y a qu'un endroit au monde où je puisse espérer l'être.
— Quel est-il, Jim?
— C'est Londres. Miss Hinton m'en a tant parlé, que je me sens capable d'y trouver mon chemin d'un bout à l'autre. Elle se plaît à en parler, autant que moi à l'entendre. J'ai tout le plan dans ma tête. Je vois en quelque sorte où sont les théâtres, dans quel sens coule le fleuve, où se trouve l'habitation du roi, où se trouve celle du Prince et le quartier qu'habitent les combattants. Je pourrais me faire un nom à Londres.
— Comment?
— Peu importe, Rod. Cela je pourrai le faire et je le ferai aussi. «Attendez, me dit mon oncle, attendez, et tout s'arrangera pour vous.» Voilà ce qu'il dit tout le temps et ce que répète mon oncle. Mais pourquoi attendre? Mon Roddy, je ne resterai pas plus longtemps dans ce petit village à me ronger le coeur. Je laisserai mon tablier derrière moi. J'irai chercher fortune à Londres et quand je reviendrai à Friar's Oak, ce sera dans l'équipage de ce gentleman que voilà.
Tout en parlant, il étendit la main vers une voiture de couleur cramoisie qui arrivait par la route de Londres, traînée par deux juments baies attelées en tandem.
Les rênes et les harnais étaient de couleur faon clair. Le gentleman qui conduisait portait un costume assorti à cette teinte et derrière lui se tenait un valet en livrée de couleur foncée.
L'équipage fila devant nous en soulevant un nuage de poussière et je ne pus apercevoir qu'au vol la belle et pâle figure du maître, ainsi que les traits bruns et recroquevillés du domestique.
Je n'aurais pas pensé à eux une minute de plus, si au moment où nous revînmes dans le village, nous n'avions pas aperçu de nouveau la voiture. Elle était arrêtée devant l'auberge et les palefreniers s'occupaient à dételer les chevaux.
— Jim, m'écriai-je, je crois que c'est mon oncle.
Et je m'élançai, de toute la vitesse de mes jambes, dans la direction de la maison.
Le domestique à figure brune était debout devant la porte. Il tenait un coussin sur lequel était étendu un petit chien de manchon à la fourrure soyeuse.
— Vous m'excuserez, mon jeune homme, dit-il de sa voix la plus douce, la plus engageante, mais me trompé-je en supposant que c'est ici l'habitation du lieutenant Stone. En ce cas, vous m'obligerez beaucoup en voulant bien transmettre à Mistress Stone ce billet que son frère, sir Charles Tregellis, vient de confier à mes soins.
Je fus complètement abasourdi par les fioritures du langage de cet homme; cela ressemblait si peu à tout ce que j'avais entendu!
Il avait la figure ratatinée, de petits yeux noirs très fureteurs, dont il se servit en un instant, pour prendre mesure, de moi, de la maison et de ma mère dont la figure étonnée se voyait à la fenêtre.
Mes parents étaient réunis au salon; ma mère nous lut le billet qui était ainsi conçu:
«Ma chère Mary,
«J'ai fait halte à l'auberge, parce que je suis quelque peu ravagé par la poussière de vos routes du Sussex.
«Un bain à la lavande me remettra sans doute dans un état convenable pour présenter mes compliments à une dame.
«En attendant, je vous envoie Fidelio en otage.
«Je vous prie de lui donner une demi-pinte de lait un peu chaud, où vous aurez mis six gouttes de bon brandy.
«Jamais il n'exista une créature plus aimante ou plus fidèle.
«Toujours à toi.
«CHARLES» — Qu'il entre, qu'il entre! s'écria mon père avec un empressement cordial et en courant à la porte. Entrez donc, Mr Fidelio. Chacun a son goût. Six gouttes à la demi-pinte, ça me fait l'effet d'humecter coupablement un grog. Mais puisque vous l'aimez ainsi, vous l'aurez ainsi.
Un sourire se dessina sur la figure brune du domestique, mais ses traits reprirent aussitôt le masque impassible du serviteur attentif et respectueux.
— Monsieur, vous commettez une légère méprise, si vous me permettez de m'exprimer ainsi. Je me nomme Ambroise et j'ai l'honneur d'être le domestique de Sir Charles Tregellis. Pour Fidelio, il est là sur ce coussin.
— Ah! c'est le chien, s'écria mon père écoeuré. Posez moi ça par terre à côté du feu. Pourquoi lui faut-il du brandy quand tant de chrétiens doivent s'en priver?
— Chut! Anson, dit ma mère, en prenant le coussin. Vous direz à Sir Charles qu'on se conformera à ses désirs et que nous sommes prêts à le recevoir dès qu'il jugera à propos de venir.
L'homme s'éloigna d'un pas silencieux et rapide, mais il revint bientôt portant un panier plat de couleur brune.
— C'est le repas, Madame. Voulez-vous me permettre de mettre la table? Sir Charles a pour habitude de goûter à certains plats et de boire certains vins, de sorte que nous ne manquons pas de les apporter quand nous allons en visite.
Il ouvrit le panier et, en une minute, la table fut couverte de verreries et d'argenteries éblouissantes et garnie de plats appétissants.
Il disposait tout cela si vite, si adroitement que mon père fut aussi charmé que moi de le voir faire.
— Vous auriez fait un fameux matelot de hune, si vous avez le coeur aussi solide que les doigts agiles, dit mon père. N'avez- vous jamais désiré l'honneur de servir votre pays?
— Mon honneur, Monsieur, c'est de servir sir Charles Tregellis et je ne désire point avoir d'autre maître, répondit-il. Mais je vais à l'auberge chercher son nécessaire de toilette, et alors tout sera prêt.
Il revint porteur d'une grande caisse aux montures d'argent qu'il tenait sous le bras, et il était suivi à quelque distance par le gentleman dont l'arrivée avait produit tous ces embarras.
La première impression, que fit sur moi mon oncle en entrant dans la chambre, fut que l'un de ses yeux était enflé de façon à avoir le volume d'une pomme.
Je perdis la respiration à la vue de cet oeil monstrueux, étincelant. Mais bientôt, je m'aperçus qu'il avait placé par- devant un verre rond qui le grossissait de cette manière.
Il nous regarda l'un après l'autre, puis, il s'inclina bien gracieusement devant ma mère et lui donna un baiser sur la joue.
— Vous me permettrez de vous faire mes compliments, ma chère Mary, dit-il de la voix la plus douce, la plus fondante que j'aie jamais entendue. Je puis vous assurer que l'air de la campagne vous a traitée d'une façon merveilleusement favorable et que je serais fier de voir ma jolie soeur sur le Mail… Je suis votre serviteur, Monsieur, dit-il en tendant la main à mon père. Pas plus tard que la semaine dernière, j'ai eu l'honneur de dîner avec mon ami Lord Saint-Vincent, et j'ai profité de l'occasion pour citer votre nom. Je puis vous dire qu'on en a gardé le souvenir à l'Amirauté, Monsieur, et j'espère qu'on ne tardera pas à vous revoir sur la poupe d'un vaisseau de soixante et quatorze où vous serez le maître… Ainsi donc, voici mon neveu?
Il mit les mains sur mes épaules, d'un geste plein de bienveillance, et me considéra des pieds à la tête.
— Quel âge avez-vous, neveu? demanda-t-il.
— Dix-sept ans.
— Vous paraissez plus âgé. On vous en donnerait dix-huit, au moins. Je le trouve très passable, Mary, tout à fait passable. Il lui manque le bel air, la tournure, nous n'avons pas le mot propre dans notre rude langue anglaise, mais il se porte aussi bien qu'une haie en fleurs au mois de mai.
Ainsi, moins d'une minute après son entrée, il s'était mis en bons termes avec chacun de nous, et cela avec tant de grâce, tant d'aisance qu'on eût dit qu'il nous fréquentait tous depuis des années.
Je pus l'examiner à loisir, tandis qu'il restait debout sur le tapis du foyer, entre ma mère et mon père.
Il était de très haute taille, avec des épaules bien faites, la taille mince, les hanches larges, de belles jambes, les mains et les pieds, les plus petits du monde. Il avait la figure pâle, de beaux traits, le menton saillant, le nez très aquilin, de grands yeux bleus au regard fixe, dans lesquels se voyait constamment un éclair de malice.
Il portait un habit d'un brun foncé dont le collet montait jusqu'à ses oreilles et dont les basques lui allaient jusqu'aux genoux.
Ses culottes noires et ses bas de soie finissaient par des souliers pointus bien petits et si bien vernis, qu'à chaque mouvement ils brillaient.
Son gilet était de velours noir, ouvert en haut de manière à montrer un devant de chemise brodé que surmontait une cravate, large, blanche, plate, qui l'obligeait à tenir sans cesse le cou tendu.
Il avait une allure dégagée, avec un pouce dans l'entournure et deux doigts de l'autre main dans une autre poche du gilet.
En l'examinant, j'eus un mouvement de fierté à penser que cet homme, aux manières si aisées et si dominatrices, était mon proche parent et je pus lire la même pensée dans l'expression des regards de ma mère, tandis qu'elle les tournait vers lui.
Pendant tout ce temps-là, Ambroise était resté près de la porte, immobile comme une statue, à costume sombre, à figure de bronze, tenant toujours sous le bras la caisse à monture d'argent. Il fit alors quelques pas dans la chambre.
— Vous conduirai-je à votre chambre à coucher, Sir Charles? demanda-t-il.
— Ah! excusez-moi, ma chère Mary, s'écria mon oncle, je suis assez vieille mode pour avoir des principes… ce qui est, je l'avoue, un anachronisme en ce siècle de laisser-aller. L'un d'eux est de ne jamais perdre de vue ma batterie de toilette, quand je suis en voyage. J'aurais grand peine à oublier le supplice que j'ai enduré, il y a quelques années, pour avoir négligé cette précaution. Je rendrai justice à Ambroise, en reconnaissant que c'était avant qu'il se chargeât de mes affaires. Je fus contraint de porter deux jours de suite les mêmes manchettes. Le troisième, mon gaillard fut si ému de ma situation qu'il fondit en larmes et produisit une paire qu'il m'avait dérobée.
Il avait l’air fort grave en disant cela, mais la lueur brillait pétillante dans ses yeux.
Il tendit sa tabatière ouverte à mon père, tandis qu'Ambroise suivait ma mère hors de la pièce.
— Vous prenez rang dans une illustre société, en plongeant là votre pouce et votre index, dit-il.
— Vraiment, Monsieur? dit mon père brièvement.
— Ma tabatière est à votre service puisque nous sommes apparentés par le mariage. Vous en disposerez aussi librement, neveu, et je vous prie de prendre une prise, c'est la preuve la plus convaincante que je puisse donner de mon bon vouloir. En dehors de nous, il n'y a, je crois, que quatre personnes qui y aient eu accès, le Prince, naturellement, Mr Pitt, Mr Otto l'ambassadeur de France, et lord Hawkesbury. J'ai pensé parfois que j'avais été un peu trop empressé pour Lord Hawkesbury.
— Je suis immensément touché de cet honneur, Monsieur, dit mon père en regardant d'un air méfiant par-dessous ses sourcils en broussaille, car devant cette physionomie grave et ces yeux pétillants de malice on ne savait trop a quoi s'en tenir.
— Une femme peut offrir son amour, monsieur, dit mon oncle, un homme a sa tabatière à offrir; ni l'un ni l'autre ne doivent s'offrir à la légère. C'est une faute contre le goût, j'irai même jusqu'à dire contre les bonnes moeurs. L'autre jour, pas plus tard, comme j'étais installé chez Wattier, ayant près de moi, sur ma table, tout ouverte ma tabatière de macouba premier choix, un évêque irlandais y fourra ses doigts impudents: «Garçon, m'écriai- je, ma tabatière a été salie. Faites-la disparaître.» L'individu n'avait pas l'intention de m'offenser vous le pensez bien, mais cette classe de la société doit être tenue à la distance convenable.
— Un évêque! s'écria mon père, vous marquez bien haut votre ligne de démarcation.
— Oui, Monsieur, dit mon oncle, je ne saurais désirer une meilleure épitaphe sur ma tombe.
Pendant ce temps, ma mère était descendue et l’on se mit à table.
— Vous excuserez, Mary, l'impolitesse que j'ai l'air de commettre en apportant avec moi mes provisions. Abernethy m'a pris sous sa direction et je suis tenu de me dérober à vos excellentes cuisines de campagne. Un peu de vin blanc et un poulet froid, voilà à quoi se réduit la chiche nourriture que me permet cet Écossais.
— Il ferait bon vous avoir dans le service de blocus, quand les vents levantins soufflent en force, dit mon père. Du porc salé et des biscuits pleins de vers avec une côte de mouton de Barbarie bien dure, quand arrivent les transports. Vous seriez alors à votre régime de jeûne.
Aussitôt mon oncle se mit à faire des questions sur le service à la mer.
Pendant tout le repas, mon père lui donna des détails sur le Nil, sur le blocus de Toulon, sur le siège de Gênes, sur tout ce qu'il avait vu et fait. Mais pour peu qu'il hésitât sur le choix d'un mot, mon oncle le lui suggérait aussitôt et il n'était pas aisé de voir lequel des deux s'entendait le mieux à l’affaire.
— Non, je ne lis pas ou je lis très peu, dit-il quand mon père eut exprimé son étonnement de le voir si bien au fait. La vérité est que je ne saurais prendre un imprimé sans y trouver une allusion à moi: «Sir Ch. T. fait ceci» ou «Sir Ch. T. dit cela». Aussi, ai-je cessé de m'en occuper. Mais, quand on est dans ma situation, les connaissances vous viennent d'elles-mêmes. Dans la matinée, c'est le duc d'York qui me parle de l'armée. Dans l'après-midi, c'est Lord Spencer qui cause avec moi de la marine, ou bien Dundas me dit tout bas ce qui se passe dans le cabinet, en sorte que je n'ai guère besoin du Times ou du Morning- Chronicle.
Cela l'entraîna à parler du grand monde de Londres, à donner à mon père des détails sur les hommes qui étaient ses chefs à l'Amirauté, à ma mère, des détails sur les belles de la ville, sur les grandes dames de chez Almack.
Il s'exprimait toujours dans le même langage fantaisiste, si bien qu'on ne savait s'il fallait rire ou le prendre au sérieux. Je crois qu'il était flatté de l'impression qu'il nous produisait en nous tenant suspendus à ses lèvres.
Il avait sur certains une opinion favorable, défavorable sur d'autres, mais il ne se cachait nullement de dire que le personnage le plus élevé dans son estime, celui qui devait servir de mesure pour tous, n'était autre que sir Charles Tregellis en personne.
— Quant au roi, dit-il, je suis l'ami de la famille, cela s'entend, et même avec vous, je ne saurais parler en toute franchise, étant avec lui sur le pied d'une intimité confidentielle.
— Que Dieu le bénisse et le garde de tout mal! s'écria mon père.
— On est charmé de vous entendre parler ainsi, dit mon oncle. Il faut venir à la campagne pour trouver le loyalisme sincère, car a la ville, ce qui est le plus en faveur, c'est la raillerie narquoise et maligne. Le Roi m'est reconnaissant du soin que je me suis toujours donné pour son fils. Il aime à se dire que le Prince a dans son entourage un homme de goût.
— Et le Prince, demanda ma mère, a-t-il bonne tournure?
— C'est un homme fort bien fait. De loin, on l'a pris pour moi. Et il n'est pas dépourvu de goût dans l'habillement, bien qu'il ne tarde pas à tomber dans la négligence, si je reste longtemps loin de lui. Je parie que demain, il aura une tache de graisse sur son habit.
À ce moment-là, nous étions tous assis devant le feu, car la soirée était devenue d'un froid glacial.
La lampe était allumée, ainsi que la pipe de mon père.
— Je suppose, dit-il, que c'est votre première visite à Friar's
Oak?
La physionomie de mon oncle prit aussitôt une expression de gravité sévère.
— C'est ma première visite depuis bien des années, dit-il. La dernière fois que j'y vins, je n'avais que vingt et un ans. Il est peu probable que j'en perde le souvenir.
Je savais qu'il parlait de sa visite à la Falaise royale à l'époque de l'assassinat et je vis à la figure de ma mère qu'elle savait aussi de quoi il s'agissait. Mais mon père n'avait jamais entendu parler de l'affaire, ou bien il l'avait oubliée.
— Vous étiez-vous installé à l'auberge?
— J'étais descendu chez l'infortuné Lord Avon. C'était à l'époque où il fut accusé d'avoir égorgé son frère cadet et où il s'enfuit du pays.
Nous gardâmes tous le silence.
Mon oncle resta le menton appuyé sur sa main, regardant le feu, d'un air pensif.
Je n'ai aujourd'hui encore qu'à fermer les yeux pour le revoir, sa fière et belle figure illuminée par la flamme, pour revoir aussi mon bon père, bien fâché d'avoir réveillé un souvenir aussi terrible et lui lançant de petits coups d'oeil entre les bouffées de sa pipe.
— Je crois pouvoir dire, reprit enfin mon oncle, qu'il vous est certainement arrivé de perdre, par une bataille, par un naufrage, un camarade bien cher et de rester longtemps sans penser à lui, sous l'influence journalière de la vie, et puis de voir son souvenir se réveiller soudain, par un mot, par un détail qui vous reporte au passé, et alors vous trouvez votre chagrin tout aussi cuisant qu'au premier jour de votre perte.
Mon père approuva d'un signe de tête.
— Il en est pour moi ainsi ce soir. Jamais je ne me suis lié d'amitié entière avec aucun homme — je ne parle pas des femmes — si ce n'est cette fois-là. Lord Avon et moi, nous étions à peu près du même âge. il était peut-être mon aîné de quelques années, mais nos goûts, nos idées, nos caractères étaient analogues, si ce n'est qu'il avait un certain air de fierté que je n'ai jamais trouvé chez aucun autre. En laissant de côté les petites faiblesses d'un jeune homme riche et à la mode, les indiscrétions d'une jeunesse dorée, j'aurais pu jurer qu'il était aussi honnête qu'aucun des hommes que j'aie jamais connus.
— Alors comment est-il arrivé à commettre un tel crime! demanda mon père.
Mon oncle hocha ta tête.
— Bien des fois, je me suis fait cette question et ce soir elle se présente plus nettement que jamais à mon esprit.
Toute légèreté avait disparu de ses manières et il était devenu soudain un homme mélancolique et sérieux.
— Est-il certain qu'il l’a commis, Charles? demanda ma mère.
Mon oncle haussa les épaules.
— Je voudrais parfois penser qu'il n'en fût pas ainsi. Je crus parfois que ce fut son orgueil même, exaspéré jusqu'à la rage, qui l'y poussa. Vous avez entendu raconter comment il renvoya la somme que nous avions perdue.
— Non, répondit mon père, je n'en ai jamais entendu parler.
— Maintenant, c'est une bien vieille histoire, quoique nous n'ayons jamais su comment elle se termina.
«Nous avions joué tous les quatre, pendant deux jours, Lord Avon, son frère, le capitaine Barrington, Sir Lothian Hume et moi.
«Je savais peu de choses du capitaine, sinon qu'il ne jouissait pas de la meilleure réputation et qu'il était presque entièrement aux mains des prêteurs juifs.
«Sir Lothian s'est acquis depuis un renom déshonorant — c'est même Sir Lothian qui a tué Lord Carton d'une balle, dans l'affaire de Chalk Farm — mais à cette époque-là, il n'y avait rien à lui reprocher.
«Le plus âgé de nous n'avait que vingt-quatre ans, et nous jouâmes sans interruption, comme je l'ai dit, jusqu'à ce que le capitaine eut gagné tout l’argent sur table. Nous étions tous entamés, mais notre hôte l'était encore beaucoup plus que nous.
«Cette nuit-là, je vais vous dire des choses qu'il me serait pénible de répéter devant un tribunal, je me sentais agité hors d'état de dormir, ainsi que cela arrive quelquefois.
«Mon esprit se reportait sur le hasard des cartes. Je ne faisais que me tourner, me retourner, lorsque soudain, un grand cri arriva à mon oreille, suivi d'un second cri plus fort encore, et qui venait du côté de la chambre occupée par le capitaine Barrington.
«Cinq minutes plus tard, j'entendis un bruit de pas dans le corridor.
«Sans allumer de lumière, j'ouvris ma porte et je jetai un regard au dehors, croyant que quelqu'un s'était trouvé mal. C'était Lord Avon qui se dirigeait vers moi.
«D'une main, il tenait une chandelle dégoûtante. De l'autre, il portait un sac de voyage dont le contenu rendait un son métallique.
«Sa figure était décomposée, bouleversée à tel point que ma question se glaça sur mes lèvres.
«Avant que je pusse la formuler, il rentra dans sa chambre et ferma sa porte sans bruit.
«Le lendemain, en me réveillant, je le trouvai près de mon lit.
«— Charles, dit-il, je ne puis supporter l'idée que vous ayez perdu cet argent chez moi. Vous le trouverez sur cette table.
«Vainement je répondis par des éclats de rire à sa délicatesse exagérée. Vainement je lui déclarai que si j'avais gagné, j'aurais ramassé mon argent, de sorte qu'on pouvait trouver étrange que je n'eusse point le droit de payer après avoir perdu.
«— Ni moi ni mon frère, nous n'y toucherons, dit-il. L'argent est là. Vous pourrez, en faire ce que vous voudrez.
«Il ne voulut entendre aucune raison et s'élança comme un fou hors de la chambre. Mais peut-être ces détails vous sont-ils connus et Dieu sait comme ils me sont pénibles à rappeler.
Mon père restait immobile, les yeux fixes, oubliant la pipe fumante qu'il tenait à la main.
— Je vous en prie, Monsieur, dit-il, apprenez-nous le reste.
— Eh bien! soit. J'avais achevé ma toilette en une heure, a peu près, car en ce temps-là, j'étais moins exigeant qu'aujourd'hui et je me retrouvais avec sir Lothian Hume au déjeuner. Il avait été témoin de la même scène que moi. Il avait hâte de voir le capitaine Barrington et de s'enquérir pourquoi il avait chargé son frère de nous restituer l'argent. Nous discutions de l'affaire, quand tout à coup, je levai les yeux au plafond et je vis, je vis…
Mon oncle était devenu très pâle tant ce souvenir était distinct.
Il passa la main sur ses yeux.
«Le plafond était d'un rouge cramoisi, dit-il en frissonnant, et çà et là des fentes noires et de chacune de ces fentes… Mais voilà qui vous donnerait des rêves, Mary. Je me bornerai à dire que je m'élançai dans l'escalier qui conduisait directement à la chambre du capitaine. Nous l'y trouvâmes gisant, la gorge coupée si largement qu'on voyait la blancheur de l'os. Un couteau de chasse se trouvait dans la chambre. Il appartenait à Lord Avon. On trouva dans les doigts crispés du mort une manchette brodée. Elle appartenait à Lord Avon. On trouva dans le foyer quelques papiers charbonnés. Ces papiers appartenaient à Lord Avon. Ô mon pauvre ami! à quel degré de folie avez-vous dû arriver pour commettre une pareille action?
— Et qu'a dit Lord Avon? s'écria mon père.
— Il ne dit rien. Il allait et venait comme un somnambule, les yeux pleins d'horreur. Personne n'osa l'arrêter, jusqu'au moment où se ferait une enquête en due forme. Mais quand le tribunal du Coroner eut rendu contre lui un verdict de meurtre volontaire, le constable vint pour lui notifier son arrestation.
«On ne le trouva pas. Il avait fui.
«Le bruit courut qu'on l'avait vu la semaine suivante à Westminster, puis qu'il avait pu gagner l'Amérique, mais on ne sait rien de plus et ce sera un beau jour pour Sir Lothian Hume que celui où on pourra prouver son décès, car il est son plus proche parent, et jusqu'à ce jour, il ne peut jouir ni du titre ni du domaine.
Le récit de cette sombre histoire avait jeté sur nous un froid glacial.
Mon oncle tendit ses mains vers la flamme du foyer et je remarquai qu'elles étaient aussi blanches que ses manchettes.
— Je ne sais ce qu'est maintenant la Falaise royale, dit-il d'un air pensif. Ce n'était point un joyeux séjour, même avant que cette affaire le rendît plus sombre encore. Jamais scène ne fut mieux préparée pour une telle tragédie. Mais dix-sept ans se sont passés et peut-être même que ce terrible plafond…
— Il porte toujours la tache, dis-je.
Je ne saurais dire lequel de nous trois fut le plus étonné, car ma mère n'avait jamais rien su de nos aventures de cette fameuse nuit.
Ils restèrent à me regarder, les yeux immobiles de stupéfaction, à mesure que je faisais mon récit et mon coeur s'enfla d'orgueil quand mon oncle dit que nous nous étions comportés vaillamment et qu'il ne croyait pas qu'il y eut beaucoup de gens de notre âge, capables d'une attitude aussi ferme.
— Mais quant à ce fantôme, dit-il, ce dut être un produit de votre imagination. C'est une faculté qui nous joue des tours étranges et, bien, que j'aie les nerfs aussi solides qu'on peut les désirer, je ne pourrais répondre de ce qui m'arriverait, s'il me fallait demeurer à minuit sous ce plafond taché de sang.
— Mon oncle, dis-je, j'ai vu un homme aussi distinctement que je vois ce feu et j'ai entendu les claquements aussi distinctement que j'entends les pétillements des bûches. En outre, nous n'avons pu être trompés tous les deux.
— Il y a du vrai dans tout cela, dit-il d'un air pensif. Vous n'avez pas discerné les traits?
— Il faisait trop noir.
— Rien qu'un individu?
— La silhouette noire d'un seul.
— Et il a battu en retraite en montant l'escalier?
— Oui.
— Et il a disparu dans la muraille?
— Oui.
— Dans quelle partie de la muraille? dit fort haut une voix derrière nous.
Ma mère jeta un cri. Mon père laissa tomber sa pipe sur le tapis du foyer.
J'avais fait demi-tour, l'haleine coupée.
C’était le domestique Ambroise, dont le corps disparaissait dans l’ombre de la porte, mais dont la figure brune se projetait en avant, en pleine lumière, fixant ses yeux flamboyants sur les miens.
— Que diable signifie cela? s'écria mon oncle.
Il fût étrange de voir s'effacer cet éclair de passion du visage d'Ambroise.
L'expression réservée du valet la remplaça.
Ses yeux pétillaient encore, mais, l'un après l'autre, chacun de ses traits reprit en un instant sa froideur ordinaire.
— Je vous demande pardon, sir Charles, j'étais venu voir si vous aviez des ordres à me donner et je ne voulais pas interrompre le récit de ce jeune gentleman, mais je crains bien de m'y être laissé entraîner malgré moi.
— Je ne vous ai jamais vu manquer d'empire sur vous-même, dit mon oncle.
— Vous me pardonnerez certainement, sir Charles, si vous vous rappelez quelle était ma situation vis-à-vis de Lord Avon.
Il y avait un certain accent de dignité dans son langage. Ambroise sortit après s'être incliné.
— Nous devons montrer quelque condescendance, dit mon oncle, reprenant soudain son ton léger. Quand un homme s'entend à préparer une tasse de chocolat, à faire un noeud de cravate, comme Ambroise sait le faire, il a droit à quelque considération. Le fait est que le pauvre garçon était le domestique de Lord Avon, qu'il était à la Falaise royale dans la nuit fatale dont j'ai parlé et qu'il est très dévoué à son ancien maître. Mais voila que mes propos tournent au genre triste, Mary, ma soeur, et maintenant, si vous le préférez, nous reviendrons aux toilettes de la comtesse Liéven et aux commérages de Saint-James.
VI — SUR LE SEUIL
Ce soir-là, mon père m'envoya de bonne heure au lit, malgré mon vif désir de rester, car le moindre mot de cet homme attirait mon attention.
Sa figure, ses manières, la façon grandiose et imposante dont il faisait aller et venir ses mains blanches, son air de supériorité aisée, l'allure fantasque de ses propos, tout cela m'étonnait, m'émerveillait. Mais, ainsi que je le sus plus tard, la conversation devait rouler sur moi-même, sur mon avenir.
Cela fut cause qu'on m'expédia dans ma chambre, où m'arrivait tantôt la basse profonde de la voix paternelle, tantôt la voix richement timbrée de mon oncle, et aussi, de temps à autre, le doux murmure de la voix de ma mère.
J'avais fini par m'endormir, lorsque je fus soudain réveillé par le contact de quelque chose d'humide sur ma figure et par l'étreinte de deux bras chauds.
La joue de ma mère était contre la mienne.
J'entendais très bien la détente de ses sanglots et dans l'obscurité je sentais le frisson et le tremblement qui l'agitaient. Une faible lueur filtrait à travers les lames de la jalousie et me permettait de voir qu'elle était vêtue de blanc et que sa chevelure noire était éparse sur ses épaules.
— Vous ne nous oublierez pas, Roddy? Vous ne nous oublierez pas?
— Pourquoi, ma mère? Qu'y a-t-il?
— Votre oncle, Roddy… Il va vous emmener, vous enlever à nous.
— Quand cela, ma mère?
— Demain.
Que Dieu me pardonne, mais mon coeur bondit de joie, tandis que le sien, qui était tout contre, se brisait de douleur.
— Oh! ma mère, m'écriai-je. À Londres?
— À Brighton, d'abord, pour qu'il puisse vous présenter au Prince de Galles. Le lendemain, à Londres, où vous serez en présence de ces grands personnages, où vous devrez apprendre à regarder de haut ces pauvres gens, ces simples créatures aux moeurs d'autrefois, votre père et votre mère.
Je la serrai dans mes bras pour la consoler, mais elle pleurait si fort que malgré l'amour-propre et l'énergie de mes dix-sept ans, et comme nous n'avons pas le tour qu'ont les femmes pour pleurer sans bruit, je pleurais avec des sanglots si bruyants que notre chagrin finit par faire place aux rires.
— Charles serait flatté s'il voyait quel accueil gracieux nous faisons à sa bonté, dit-elle. Calmez-vous, Roddy. Sans cela, vous allez certainement le réveiller.
— Je ne partirai pas, si cela doit vous faire de la peine, dis- je.
— Non, mon cher enfant, il faut que vous partiez, car il peut se faire que ce soit là votre unique et plus grande chance dans la vie. Et puis songez combien cela nous rendra fiers d'entendre votre nom mentionné parmi ceux des puissants amis de Charles. Mais, vous allez me promettre de ne point jouer, Roddy. Vous avez entendu raconter, ce soir, à quelles suites terribles cela peut conduire.
— Je vous le promets, ma mère.
— Et vous vous tiendrez en garde contre le vin, Roddy? Vous êtes jeune et vous n'en avez pas l'habitude.
— Oui, ma mère.
— Et aussi contre les actrices, Roddy? Et puis, vous n'ôterez point votre flanelle avant le mois de juin. C'est pour l'avoir fait que ce jeune Mr Overton est mort. Veillez à votre toilette, Roddy, de manière à faire honneur à votre oncle, car c'est une des choses qui ont le plus contribué à sa réputation. Vous n'aurez qu’à vous conformer à ses conseils. Mais, s'il se présente des moments où vous ne soyez pas en rapport avec de grands personnages, vous pourrez achever d'user vos habits de campagne, car votre habit marron est tout neuf pour ainsi dire. Pour votre habit bleu, il ferait votre été repassé et rebordé. J'ai sorti vos habits du dimanche avec le gilet de nankin, puisque vous devez voir le prince demain. Vous porterez vos bas de soie marron avec les souliers à boucles. Faites bien attention en marchant dans les rues de Londres, car on me dit que les voilures de louage sont en nombre infini. Pliez vos habits avant de vous coucher, Roddy, et n'oubliez pas vos prières du soir, oh! mon cher garçon, car l'époque des tentations approche et je ne serai plus auprès de vous pour vous encourager.
Ce fut ainsi que ma mère, me tenant enlacé dans ses bras bien doux et bien chauds, me pourvut de conseils en vue de ce monde-ci et de l'autre, afin de me préparer à l'importante épreuve qui m'attendait.
Mon oncle ne parut pas le lendemain au déjeuner, mais Ambroise lui prépara une tasse de chocolat bien mousseux et la lui porta dans sa chambre.
Lorsqu'il descendit enfin, vers midi, il était si beau avec sa chevelure frisée, ses dents bien blanches, son monocle à effet bizarre, ses manchettes blanches comme la neige, et ses yeux rieurs, que je ne pouvais détacher de lui mes regards.
— Eh bien! mon neveu, s'écria-t-il, que dites-vous de la perspective de venir à la ville avec moi?
— Je vous remercie, monsieur, dis-je, de la bienveillance et de l'intérêt que vous me témoignez.
— Mais il faut que vous me fassiez honneur. Mon neveu doit être des plus distingués pour être en harmonie avec tout ce qui m'entoure.
— C'est une bûche du meilleur bois, vous verrez, monsieur, dit mon père.
— Nous commencerons par en faire une bûche polie et alors, nous n'en aurons pas fini avec lui. Mon cher neveu, vous devez constamment viser à être dans le bon ton. Ce n'est pas une affaire de richesse, vous m'entendez. La richesse à elle seule ne suffit point. Price le Doré a quarante mille livres de rente, mais il s'habille d'une façon déplorable, et je vous assure qu'en le voyant arriver, l'autre jour, dans Saint-James Street, sa tournure me choqua si fort que je fus obligé d'entrer chez Vernet pour prendre un brandy à l'orange. Non, c'est une affaire de goût naturel, à quoi l'on arrive en suivant l'exemple et les avis de gens plus expérimentés que vous.
— Je crains, Charles, dit ma mère, que la garde-robe de Roddy ne soit d'un campagnard.
— Nous aurons bientôt pourvu à cela, dès que nous serons arrivés à la ville. Nous verrons ce que Stultz et Weston sont capables de faire pour lui, répondit mon oncle. Nous le tiendrons à l'écart jusqu'à ce qu'il ait quelques habits à mettre.
Cette façon de traiter mes meilleurs habits du dimanche amena de la rougeur aux joues de ma mère, mais mon oncle s'en aperçut à l'instant, car il avait le coup d'oeil le plus prompt à remarquer les moindres bagatelles.
— Ces habits sont très convenables, à Friar's Oak, ma soeur Mary, dit-il. Néanmoins, vous devez comprendre qu'au Mail, ils pourraient avoir l'air rococo. Si vous le laissez entre mes mains, je me charge de régler l'affaire.
— Combien faut-il par an à un jeune homme, demanda mon père, pour s'habiller?
— Avec de la prudence et des soins, bien entendu, un jeune homme à la mode peut y suffire avec huit cents livres par an, répondit mon oncle.
Je vis la figure de mon pauvre père s'allonger.
— Je crains, monsieur, dit-il, que Roddy soit obligé de garder ses habits faits à la campagne. Même avec l'argent de mes parts de prise…
— Bah! bah! s'écria mon oncle, je dois déjà à Weston un peu plus d'un millier de livres. Qu'est-ce que peuvent y faire quelques centaines de plus? Si mon neveu vient avec moi, c'est à moi à m'occuper de lui. C'est une affaire entendue et je dois me refuser à toute discussion sur ce point.
Et il agita ses mains blanches, comme pour dissiper toute opposition. Mes parents voulurent lui adresser quelques remerciements, mais il y coupa court.
— À propos, puisque me voici à Friar's Oak, il y a une autre petite affaire que j'aurais à terminer, dit-il. Il y a ici, je crois, un lutteur nommé Harrison, qui aurait, à une certaine époque, été capable de détenir le championnat. En ce temps-là, le pauvre Avon et moi, nous étions ses soutiens ordinaires. Je serais enchanté de pouvoir lui dire un mot.
Vous pouvez penser combien je fus fier de traverser la rue du village avec mon superbe parent et de remarquer du coin de l'oeil comme les gens se mettaient aux portes et aux fenêtres pour nous regarder.
Le champion Harrison était debout devant sa forge et il ôta son bonnet en voyant mon oncle entrer.
— Que Dieu me bénisse, monsieur! Qui se serait attendu à vous voir à Friar's Oak? Ah! sir Charles, combien de souvenirs passés votre vue fait renaître!
— Je suis content de vous retrouver en bonne forme, Harrison, dit mon oncle en l'examinant des pieds à la tête. Eh! Avec une semaine d'entraînement vous redeviendriez aussi bon qu'avant. Je suppose que vous ne pesez pas plus de deux cents à deux cent vingt livres?
— Deux cent dix, sir Charles. Je suis dans la quarantaine; mais les poumons et les membres sont en parfait état et si ma bonne femme me déliait de ma promesse, je ne serais pas longtemps à me mesurer avec les jeunes. Il parait qu'on a fait venir dernièrement de Bristol des sujets merveilleux.
— Oui, le jaune de Bristol a été la couleur gagnante depuis peu. Comment allez-vous, mistress Harrison? Vous ne vous souvenez pas de moi, je pense?
Elle était sortie de la maison et je remarquai que sa figure flétrie — sur laquelle une scène terrifiante de jadis avait dû imprimer sa marque — prenait une expression dure, farouche, en regardant mon oncle.
— Je ne me souviens que trop bien de vous, sir Charles Tregellis, dit-elle. Vous n'êtes pas venu, j'espère, aujourd'hui pour tenter de ramener mon mari dans la voie qu'il a abandonnée.
— Voilà comment elle est, sir Charles, dit Harrison en posant sa large main sur l'épaule de la femme. Elle a obtenu ma promesse et elle la garde. Jamais il n'y eut meilleure épouse et plus laborieuse, mais elle n'est pas, comme vous diriez, une personne propre à encourager les sports. Ça, c'est un fait.
— Sport! s'écria la femme avec âpreté. C'est un charmant sport pour vous, sir Charles, qui faites agréablement vos vingt milles en voiture à travers champs avec votre panier à déjeuner et vos vins, pour retourner gaiement à Londres, à la fraîcheur du soir, avec une bataille savamment livrée comme sujet de conversation. Songez à ce que fut pour moi ce sport, quand je restais de longues heures immobile, à écouter le bruit des roues de la chaise qui me ramènerait mon mari. Certains jours, il rentrait de lui-même. À certains autres, on l'aidait à rentrer, ou bien on le transportait, et c'était uniquement grâce à ses habits que je le reconnaissais.
— Allons, ma femme, dit Harrison, en lui tapotant amicalement sur l'épaule. J'ai été parfois mal arrangé en mon temps, mais cela n'a jamais, été aussi grave que cela.
— Et passer ensuite des semaines et des semaines avec la crainte que le premier coup frappé à la porte, soit pour annoncer que l'autre est mort, que mon mari sera amené à la barre et jugé pour meurtre.
— Non, elle n'a pas une goutte de sportsman dans les veines, dit Harrison. Elle ne sera jamais une protectrice du sport. C'est l'affaire de Baruch le noir qui l'a rendue telle, quand nous pensions qu'il avait écopé une fois de trop. Oui, mais elle a ma parole, et jamais je ne jetterai mon chapeau par-dessus les cordes tant qu'elle ne me l'aura pas permis.
— Vous garderez votre chapeau sur votre tête, comme un honnête homme qui craint Dieu, John, dit sa femme en rentrant dans la maison.
— Pour rien au monde, je ne voudrais vous faire changer de résolution, dit mon oncle. Et pourtant si vous aviez éprouvé quelque envie de goûter au sport d'autrefois, dit mon oncle, j'avais une bonne chose à vous mettre sous la main.
— Bah! monsieur, cela ne sert à rien, dit Harrison, mais tout de même, je serais heureux d'en savoir quelques mots.
— On a découvert un bon gaillard, d'environ deux cents livres, par là-bas, du côté de Gloucester. Il se nomme Wilson et on l'a baptisé le Crabe à cause de sa façon de se battre.
Harrison hocha la tête.
— Je n'ai jamais entendu parler de lui, monsieur. — C'est extrêmement probable, car il n'a jamais paru dans le Prize-Ring. Mais on a une haute idée de lui dans l'Ouest et il peut tenir tête a n'importe lequel des Belcher avec les gants de boxe.
— Ça, c'est de la boxe pour vivre, dit le forgeron.
— On m'a dit qu'il avait eu le dessus dans un combat privé avec
Noah James du Cheshire.
— Il n'y a pas, monsieur, d'homme plus fort que Noah James le garde du corps, dit Harrison. Moi-même, je l'ai vu revenir à la charge cinquante fois, après avoir eu la mâchoire brisée en trois endroits. Si Wilson est capable de le battre, il ira loin.
— On est de cet avis dans l'Ouest et on compte le lancer sur le champion de Londres. Sir Lothian Hume est son tenant et pour finir l'histoire en quelques mots, je vous dirai qu'il me met au défi de trouver un jeune boxeur de son poids qui le vaille. Je lui ai répondu que je n'en connaissais point de jeunes, mais que j'en avais un ancien qui n'avait pas mis les pieds dans un ring depuis des années et qui était capable de faire regretter à son homme d'avoir fait le voyage de Londres.
«— Jeune ou vieux, ou au-dessus de trente cinq, m'a-t-il répondu, vous pouvez m'amener qui vous voudrez, ayant le poids, et je mettrai sur Wilson à deux contre un.
«Je l'ai pris contre des milliers de livres, tel que me voila.
— C'est peine perdue, Sir Charles, dit le forgeron en hochant la tête. Rien ne me serait plus agréable, mais vous avez vous-même entendu ce qu'elle disait.
— Eh bien! Harrison, si vous ne voulez pas combattre, il faut tâcher de trouver un poulain qui promette. Je serai content d'avoir votre avis à ce sujet. À propos, j'occuperai la place de président à un souper de la Fantaisie, qui aura lieu à l'auberge de la «Voiture et des Chevaux» à Saint Martin's Lane, vendredi prochain. Je serai très heureux de vous avoir parmi les invités. Holà! Qui est celui-ci?
Et aussitôt, il mit son lorgnon à son oeil.
Le petit Jim était sorti de la forge son marteau à la main. Il avait, je m'en souviens, une chemise de flanelle grise, dont le col était ouvert, et dont les manches étaient relevées.
Mon oncle promena sur les belles lignes de ce corps superbe un regard de connaisseur.
— C'est mon neveu, Sir Charles.
— Est-ce qu'il demeure avec vous?
— Ses parents sont morts.
— Est-il jamais allé à Londres?
— Non, Sir Charles, il est resté avec moi, depuis le temps où il n'était pas plus haut que ce marteau.
Mon oncle s'adressa au petit Jim.
— Je viens d'apprendre que vous n'êtes jamais allé à Londres, dit-il. Votre oncle vient à un souper que je donne à la Fantaisie, vendredi prochain. Vous serait-il agréable d'être des nôtres?
Les yeux du petit Jim étincelèrent de plaisir.
— Je serais enchanté d'y aller, monsieur.
— Non, non, Jim, dit le forgeron intervenant brusquement. Je suis fâché de vous contrarier, mon garçon, mais il y a des raisons pour lesquelles je préfère vous voir rester ici avec votre tante.
— Bah! Harrison, laissez donc venir le jeune homme.
— Non, non, Sir Charles, c'est une compagnie dangereuse pour un luron de sa sorte. II y a de l'ouvrage de reste pour lui, quand je suis absent.
Le pauvre Jim fit demi-tour, le front assombri, et rentra dans la forge.
De mon côté, je m'y glissai pour tâcher de le consoler et le mettre au courant des changements extraordinaires qui s'étaient produits dans mon existence.
Mais je n'en étais pas à la moitié de mon récit que Jim, ce brave coeur, avait déjà commencé à oublier son propre chagrin, pour participer à la joie que me causait cette bonne fortune.
Mon oncle me rappela dehors.
La voiture, avec ses deux juments attelées en tandem, nous attendait devant le cottage.
Ambroise avait mis à leurs places le panier à provisions, le chien de manchon et le précieux nécessaire de toilette. Il avait grimpé par derrière. Pour moi, après une cordiale poignée de mains de mon père, après que ma mère m'eut une dernière fois embrassé en sanglotant, je pris ma place sur le devant à côté de mon oncle. — Laissez-la aller, dit-il au palefrenier.
Et après une légère secousse, un coup de fouet et un tintement de grelots, nous commençâmes notre voyage.
À travers les années, avec quelle netteté, je revois ce jour de printemps, avec ses campagnes d'un vert anglais, son ciel que rafraîchit l'air d'Angleterre, et ce cottage jaune a pignon pointu dans lequel j'étais arrivé de l'enfance à la virilité.
Je vois aussi à la porte du jardin quelques personnes, ma mère qui tourne la tête vers le dehors et agite un mouchoir, mon père en habit bleu, en culotte blanche, d'une main s'appuyant sur sa canne et de l'autre, s'abritant les yeux pour nous suivre du regard.
Tout le village était sorti pour voir le jeune Roddy Stone partir en compagnie de son parent, le grand personnage venu de Londres et pour aller visiter le prince dans son propre palais.
Les Harrison devant la forge, me faisaient des signes, de même
John Cummings posté sur le seuil de l’auberge.
Je vis aussi Joshua Allen, mon vieux maître d'école. Il me montrait aux gens comme pour leur dire: «voilà ce qu'on devient en passant par mon école.»
Pour achever le tableau, croiriez-vous qu'à la sortie même du village, nous passâmes tout près de miss Hinton l'actrice, dans le même phaéton attelé du même poney que quand je la vis pour la première fois, et si différente de ce qu'elle était ce jour-là!
Je me dis que si même le petit Jim n'eut fait que cela, il ne devait pas croire que sa jeunesse s'était écoulée stérilement à la campagne. Elle s'était mise en route pour le voir, c'était certain, car ils s'entendaient mieux que jamais.
Elle ne leva pas même les yeux. Elle ne vit pas le geste que je lui adressai de la main.
Ainsi donc, dès que nous eûmes tourné la courbe de la route, le petit village disparut de notre vue; puis par delà le creux que forment les dunes, par delà les clochers de Patcham et de Preston, s'étendaient la vaste mer bleue et les masses grises de Brighton au centre duquel les étranges dômes et les minarets orientaux du pavillon du Prince.
Le premier étranger venu aurait trouvé de la beauté dans ce tableau, mais pour moi, il représentait le monde, le vaste et libre univers.
Mon coeur battait, s'agitait, comme le fait celui du jeune oiseau, quand il entend le bruissement de ses propres ailes et qu'il glisse sous la voûte du ciel au-dessus de la verdure des compagnes.
Il peut venir un jour où il jettera un regard de regret sur le nid confortable dans la baie d'épine, mais songe-t-il à cela, quand le printemps est dans l'air, quand la jeunesse est dans son sang, quand le faucon de malheur ne peut encore obscurcir l’éclat du soleil par l’ombre malencontreuse de ses ailes.
VII — L'ESPOIR DE L'ANGLETERRE
Mon oncle continua quelque temps son trajet sans mot dire, mais je sentais qu'à chaque instant, il tournait les yeux de mon côté et je me disais avec un certain malaise qu'il commençait déjà à se demander s'il pourrait jamais faire quelque chose de moi, ou s'il s'était laissé entraîner à une faute involontaire, quand il avait cédé aux sollicitations de sa soeur et avait consenti à faire voir au fils de celle-ci quelque peu du grand monde au milieu duquel il vivait.
— Vous chantez, n'est-ce pas, mon neveu? demanda-t-il soudain.
— Oui, monsieur, un peu.
— Voix de baryton, à ce que je croirais?
— Oui, monsieur.
— Votre mère m'a dit que vous jouez du violon. Ce sont là des talents qui vous rendront service auprès du Prince. On est musicien dans sa famille. Votre éducation a été ce qu'elle pouvait être dans une école de village. Après tout, dans la bonne société, on ne vous fera pas subir un examen sur les racines grecques, et c'est fort heureux pour un bon nombre d'entre nous. Il n'est pas mauvais d'avoir sous la main quelque bribe d'Horace ou de Virgile, comme sub tegmine fagi ou habet fænun in cornu. Cela relève la conversation, comme une gousse d'ail dans la salade. Le bon ton exige que vous ne soyez pas un érudit, mais il y a quelque grâce à laisser entrevoir que vous avez su jadis pas mal de choses. Savez- vous faire des vers?
— Je crains bien de ne pas le savoir, monsieur. — Un petit dictionnaire de rimes vous coûtera une demi-couronne. Les vers de société sont d'un grand secours à un jeune homme. Si vous avez de votre côté les dames, peu importe qui sera contre vous. Il faut apprendre à ouvrir une porte, à entrer dans une chambre, à présenter une tabatière, en tenant le couvercle soulevé avec l'index de la main qui la présente. Il vous faut acquérir la façon dont on fait la révérence à un homme, ce qui exige qu'on garde un soupçon de dignité, et la façon de la faire à une femme, où on ne saurait mettre trop d'humilité, sans négliger toutefois d'y ajouter un léger abandon. Il vous faut acquérir avec les femmes des manières qui soient à la fois suppliantes et audacieuses. Avez-vous quelque excentricité?
Cela me fit rire, l'air d'aisance dont il me fit cette question, comme si c'était là une qualité des plus ordinaires.
— En tout cas, vous avez un rire agréable, séduisant. Mais le meilleur ton d'aujourd'hui exige une excentricité, et pour peu que vous ayez des penchants vers quelqu'une, je ne manquerai pas de vous conseiller de lui laisser libre cours. Petersham serait resté toute sa vie un simple particulier, si on ne s'était pas avisé qu'il avait une tabatière pour chaque jour de l'année et qu'il s'était enrhumé par la faute de son valet de chambre, qui l'avait laissé partir par une froide journée d'hiver avec une mince tabatière en porcelaine de Sèvres, au lieu d'une tabatière d'épaisse écaille. Voilà qui l'a tiré de la foule, comme vous le voyez, et l’on s'est souvenu de lui. La plus petite particularité caractéristique, comme celle d'avoir une tarte aux abricots toute l'année sur votre servante, ou celle d'éteindre tous les soirs votre bougie en la fourrant sous votre oreiller, et il n'en faut pas davantage pour vous distinguer de votre prochain. Pour ma part, ce qui m'a fait arriver où je suis, c'est la rigueur de mes jugements en matière de toilette, de décorum. Je ne me donne point pour un homme qui suit la loi, mais pour un homme qui la fait. Par exemple, je vous présente au Prince en gilet de nankin, aujourd'hui: quelles seront à votre avis les conséquences de ce fait?
À ne consulter que mes craintes, le résultat devait être une déconfiture pour moi, mais je ne le dis point.
— Eh bien, le coche de nuit rapportera la nouvelle à Londres. Elle sera demain matin chez Buookes et chez White. La semaine prochaine, Saint-James Street et le Mail seront pleins de gens en gilets de nankin. Un jour, il m'arriva une aventure très pénible. Ma cravate se défit dans la rue et je fis bel et bien le trajet de Carlton House jusque chez Wattier dans Bruton Street, avec les deux bouts de ma cravate flottants. Vous imaginez-vous que cela ait ébranlé ma situation? Le soir même, il y avait par douzaines dans les rues de Londres des freluquets portant leur cravate dénouée. Si je n'avais pas remis la mienne en ordre, il n'y aurait pas à l'heure présente une seule cravate nouée dans tout le royaume, et un grand art se serait perdu prématurément. Vous ne vous êtes pas encore appliqué à le pratiquer?
Je convins que non.
— Il faudrait vous y mettre maintenant que vous êtes jeune. Je vous enseignerai moi-même le coup d'archet. En y consacrant quelques heures dans la journée, des heures qui d'ailleurs seraient perdues, vous pouvez être parfaitement cravaté dans votre âge mûr. Le tour de main consiste simplement à tenir le menton très en l’air, tandis que vous superposez les plis en descendant vers la mâchoire inférieure.
Quand mon oncle parlait de sujets de cette sorte, il avait toujours dans ses yeux d'un bleu foncé cet éclair de fine malice qui me faisait juger que cet humour, qui lui était propre, était une excentricité consciente, ayant selon moi sa source dans une extrême sévérité dans le goût, mais portée volontairement jusqu'à une exagération grotesque, pour les mêmes raisons qui le poussaient à me conseiller quelque excentricité personnelle.
Lorsque je me rappelais en quels termes il avait parlé de son malheureux ami, Lord Avon, le soir précédent, et l'émotion qu'il avait montrée en racontant cette horrible histoire, je fus heureux qu'il battît dans sa poitrine un coeur d'homme, quelque peine qu'il se donnât pour le cacher.
Et le hasard voulut que je fusse à très peu de temps de là, dans le cas d'y jeter un regard furtif, car un événement fort inattendu nous arriva au moment où nous passions devant l'Hôtel de la Couronne.
Un essaim de palefreniers et de grooms arriva à nous.
Mon oncle, jetant les rênes, prit Fidelio de dessus le coussin qu'il occupait sous le siège.
— Ambroise, cria-t-il, vous pouvez emporter Fidelio.
Mais il ne reçut pas de réponse.
Le siège de derrière était vide. Plus d'Ambroise.
Nous pouvions à peine en croire nos yeux, quand nous mîmes pied à terre: il en était pourtant ainsi.
Ambroise était certainement monté à sa place, là-bas à Friar's Oak, d'où nous étions venus d'un trait, à toute la vitesse que pouvaient donner les juments. Mais en quel endroit avait-il disparu?
— Il sera tombé dans un accès, s'écria mon oncle. Je rebrousserais chemin, mais le Prince nous attend. Où est le patron de l'hôtel? Là, Coppinger, envoyez-moi votre homme le plus sûr à Friar's Oak. Qu'il aille de toute la vitesse de son cheval chercher des nouvelles de mon domestique Ambroise! Qu'on n'épargne aucune peine! À présent, neveu, nous allons luncher. Puis, nous monterons au pavillon.
Mon oncle était fort agité de la perte de son domestique, d'autant plus qu'il avait l'habitude de prendre plusieurs bains et de changer plusieurs fois de costume, pendant le moindre voyage.
Pour mon compte, me rappelant le conseil de ma mère, je brossai soigneusement mes habits, je me fis aussi propre que possible.
J'avais le coeur dans les talons de mes petits souliers à boucles d'argent, à la pensée que j'allais être mis en la présence de ce grand et terrible personnage, le Prince de Galles.
Plus d'une fois, j'avais vu sa barouche jaune lancée à fond de train, à travers Friar's Oak. J'avais ôté et agité mon chapeau, comme tout le monde, sur son passage, mais, dans mes rêves les plus extravagants, il ne m'était jamais venu à l'esprit que je serais appelé un jour à me trouver face-à-face avec lui et à répondre à ses questions.
Ma mère m'avait enseigné à le regarder avec respect, étant un de ceux que Dieu a destinés à régner sur nous, mais mon oncle sourit quand je lui parlai de ce qu'elle m'avait appris.
— Vous êtes assez grand pour voir les choses telles qu'elles sont, neveu, dit-il, et leur connaissance parfaite est le gage certain que vous vous trouvez dans le cercle intime où j'entends vous faire entrer. Il n'est personne qui connaisse mieux que moi le prince; il n'est personne qui ait moins que moi confiance en lui. Jamais chapeau n'abrita plus étrange réunion de qualités contradictoires. C'est un homme toujours pressé, quoiqu'il n'ait jamais rien à faire. Il fait des embarras à propos de choses qui ne le regardent pas, et il néglige ses devoirs les plus manifestes. Il se montre généreux envers des gens auxquels il ne doit rien, mais il a ruiné ses fournisseurs en se refusant à payer ses dettes les plus légitimes. Il témoigne de l'affection à des gens que le hasard lui a fait rencontrer, mais son père lui inspire de l'aversion, sa mère de l'horreur, et il n'adresse jamais la parole à sa femme. Il se prétend le premier gentleman de l'Angleterre, mais les gentlemen ont riposté en blackboulant ses amis à leur club et en le mettant à l'index à Newmarket, comme suspect d'avoir triché sur un cheval. Il passe son temps à exprimer de nobles sentiments et à les contredire par des actes ignobles. Il raconte sur lui-même des histoires si grotesques qu'on ne saurait plus se les expliquer que par le sang qui coule dans ses veines. Et malgré tout cela, il sait parfois faire preuve de dignité, de courtoisie, de bienveillance, et j'ai trouvé en cet homme des élans de générosité qui m'ont fait oublier les fautes qui ne peuvent avoir uniquement leur source, que dans la situation qu'il occupe, situation pour laquelle aucun homme ne fut moins fait que lui. Mais cela doit rester entre nous, mon neveu, et maintenant, vous allez venir avec moi, et vous vous formerez vous- même une opinion.
Notre promenade fut assez courte et cependant elle prit quelque temps, car mon oncle marchait avec une grande dignité, tenant d'une main son mouchoir brodé et de l'autre balançant négligemment sa canne à bout d'ambre nuageux.
Tous les gens, que nous rencontrions, paraissaient le connaître et se découvraient aussitôt sur son passage.
Toutefois, comme nous tournions pour entrer dans l'enceinte du pavillon, nous aperçûmes un magnifique équipage de quatre chevaux noirs comme du charbon que conduisait un homme d'aspect vulgaire, d'âge moyen, coiffé d'un vieux bonnet qui portait la trace des intempéries.
Je ne remarquai rien, qui pût le distinguer d'un conducteur ordinaire de voitures, si ce n'est qu'il causait avec la plus grande aisance avec une coquette petite femme perchée à côté de lui sur le siège.
— Hello! Charlie, bonne promenade que celle qui vous ramène, s'écria-t-il.
Mon oncle fit un salut et adressa un sourire à la dame.
— Je l'ai coupée en deux pour faire un tour à Friar's Oak, dit- il. J'ai ma voiture légère et deux nouvelles juments de demi-sang, des bai Demi-Cleveland.
— Que dites-vous de mon attelage de noirs?
— Oui, sir Charles, comment les trouvez-vous? Ne sont-ils pas diablement chics? s'écria la petite femme.
— Ils sont d'une belle force, de bons chevaux, pour l'argile du Sussex. Les pâturons un peu gros à mon avis. J'aime à faire du chemin.
— Faire du chemin? s'écria la petite femme avec une extrême véhémence. Quoi! Quoi! Que le…
Elle se livra à des propos que je n'avais jamais entendu jusqu'alors même dans la bouche d'un homme.
— Nous partirions avec nos palonniers qui se touchent et nous aurions commandé, préparé et mangé notre dîner avant que vous soyez là pour en réclamer votre part.
— Par Georges, Letty a raison, s'écria l'homme. Est-ce que vous partez demain?
— Oui, Jack.
— Eh bien! je vais vous faire une offre, tenez, Charlie. Je ferai partir mes bêtes de la place du château, à neuf heures moins le quart. Vous vous mettrez en route dès que l'horloge sonnera neuf heures. Je doublerai les chevaux. Je doublerai aussi la charge. Si vous arrivez seulement à me voir avant que nous passions le pont de Westminster, je vous paie une belle pièce de cent livres. Sinon, l'argent est à moi. On joue ou on paie, est-ce tenu?
— Parfaitement! dit mon oncle.
Et soulevant son chapeau, il entra dans le parc.
Comme je le suivais, je vis la femme prendre les rênes, pendant que l'homme se retournait pour nous regarder et lançait un jet de jus de tabac, comme l'eut fait un cocher de profession.
— C'est sir John Lade, dit mon oncle, un des hommes les plus riches et des meilleurs cochers de l'Angleterre; il n'y a pas sur les routes un professionnel plus expert à manier les rênes et la langue et sa femme Lady Letty ne s’entend pas moins à l'un qu'à l'autre.
— C'est terrible de l'entendre? dis-je.
— Oui! c'est son genre d'excentricité. Nous en avons tous. Elle divertit le prince. Maintenant, mon neveu, serrez-moi de près, ayez les yeux ouverts et la bouche close.
Deux rangs de magnifiques laquais rouge et or, qui gardaient la porte, s'inclinèrent profondément, pendant que nous passions au milieu d'eux, mon oncle et moi, lui redressant la tête et paraissant chez lui, moi faisant de mon mieux pour prendre de l'assurance, bien que mon coeur battit à coups rapides. De là, on passa dans un hall haut et vaste, décoré à l'orientale, qui s'harmonisait avec les dômes et les minarets du dehors.
Un certain nombre de personnes s'y trouvaient allant et venant tranquillement, formant des groupes où l'on causait à voix basse.
Un de ces personnages, un homme courtaud, trapu, à figure rouge, qui faisait beaucoup d'embarras, se donnant de grands airs d'importance, accourut au devant de mon oncle.
— J'ai tes bonnes nouvelles, sir Charles, dit-il en baissant la voix comme s'il s'agissait d'affaires d'État, Es ist vollendet, ça veut tire: j'en suis fenu à pout.
— Très bien, alors servez chaud, dit froidement mon oncle, et faites en sorte que les sauces soient un peu meilleures qu'à mon dernier dîner à Carlton House.
— Ah! mein Gott, fous croyez que je barle té cuisine. C'est te l'affaire tu brince que je barle. C'est un bedit fol au fent qui faut cent mille livres. Tis pour cent et le double à rembourser quand le Royal papa mourra. Alles ist fertig. Goldsmidt, de la Haye, s'en est charché et le puplic de Hollande a souscrit la somme.
— Grand bien fasse au public de Hollande, murmura mon oncle, pendant que le gros homme allait offrir ses nouvelles à quelque nouvel arrivant. Mon neveu, c'est le fameux cuisinier du prince. Il n'a pas son pareil en Angleterre pour le filet sauté aux champignons. C'est lui qui règle les affaires d'argent du prince.
— Le cuisinier! m'écriai-je tout abasourdi.
— Vous paraissez surpris, mon neveu?
— Je me serais figuré qu'une banque respectable…
Mon oncle approcha ses lèvres de mon oreille.
— Pas une maison qui se respecte ne voudrait s'en mêler, dit-il à voix basse… Ah! Mellish. Le prince est-il chez lui?
— Au salon particulier, sir Charles, dit le gentleman interpellé.
— Y a-t-il quelqu'un avec lui?
— Sheridan et Francis. Il a dit qu'il vous attendait.
— Alors, nous allons entrer.
Je le suivis à travers la plus étrange succession de chambres où brillait partout une splendeur barbare mais curieuse, qui me fit l'effet d'être très riche, très merveilleuse, et dont j'aurais peut-être aujourd'hui une opinion bien différente.
Sur les murs brillaient des dessins en arabesque d'or et d'écarlate. Des dragons et des monstres dorés se tortillaient sur les corniches et dans les angles.
De quelque côté que se portassent nos regards, d'innombrables miroirs multipliaient l'image de l'homme de haute taille, à mine fière, à figure pâle, et du jeune homme si timide qui marchait à côté de lui.
À la fin, un valet de pied ouvrit une porte et nous nous trouvâmes dans l'appartement privé du prince.
Deux gentlemen se prélassaient dans une attitude pleine d'aisance sur de somptueux fauteuils. À l'autre bout de la pièce, un troisième personnage était debout entre eux sur de belles et fortes jambes qu'il tenait écartées et il avait les mains croisées derrière son dos.
Le soleil les éclairait par une fenêtre latérale et je me rappelle encore très bien leurs physionomies, l'une dans le demi-jour, l'autre en pleine lumière, et la troisième, à moitié dans l'ombre, à moitié au soleil.
Des deux personnages assis, je me rappelle que l'un avait le nez un peu rouge, des yeux noirs étincelants, l'autre une figure austère, revêche, encadrée par les hauts collets de son habit et par une cravate aux nombreux tours. Ils m'apparurent en un seul tableau, mais ce fut sur le personnage central que mes regards se fixèrent, car je savais qu'il devait être le Prince de Galles.
Georges était alors dans sa quarante et unième année et avec l'aide de son tailleur et son coiffeur, il eut pu paraître moins âgé.
Sa vue suffit à me mettre à l'aise, car c'était un personnage à joyeuse mine, beau en dépit de sa tournure replète et congestionnée, avec ses yeux rieurs et ses lèvres boudeuses et mobiles.
Il avait le bout du nez relevé, ce qui accentuait l'air de bonhomie qui dominait en lui, en dépit de sa dignité.
Il avait les joues pâles et bouffies, comme un homme qui vit trop bien et qui se donne trop peu d'exercice.
Il était vêtu d'un habit noir sans revers, de pantalons en basane très collants sur ses grosses cuisses, de bottes vernies à l'écuyère, et portait une immense cravate blanche. — Hello! Tregellis, s'écria-t-il du ton le plus gai, dès que mon oncle franchit le seuil.
Mais soudain, le sourire s'éteignit sur sa figure et la colère brilla dans ses yeux.
— Qui diable est celui-ci, cria-t-il d'un ton irrité.
Un frisson de frayeur me passa sur le corps, car je crus que cette explosion était due à ma présence.
Mais son regard allait à un objet plus éloigné; en regardant autour de nous, nous vîmes un homme en habit marron et en perruque négligée.
Il nous avait suivis de si près que le valet de pied l'avait laissé passer dans la conviction qu'il nous accompagnait.
Il avait la figure très rouge et dans son émotion, il froissait bruyamment le pli de papier bleu qu'il tenait à la main.
— Eh! mais c'est Vuillamy, le marchand de meubles, s'écria le prince. Comment? Est-ce qu'on va me relancer jusque dans mon intérieur? Où est Mellish? où est Townshend? Que diable fait donc Tom Tring?
— J'assure Votre Altesse Royale que je ne me serais pas introduit hors de propos. Mais il me faut de l'argent… Du moins, un acompte de mille livres me suffirait.
— Il vous faut… il vous faut. Vuillamy, voilà un singulier langage. Je paie mes dettes quand je le juge à propos et je n'entends pas qu'on essaie de m'effrayer. Laquais, reconduisez-le. Mettez-le dehors. — Si je n'ai pas cette somme lundi, je serai devant le banc de votre papa, geignit le petit homme.
Et pendant que le valet l’emmenait, nous pûmes l'entendre répéter au milieu des éclats de rire qu'il ne manquerait pas de soumettre l'affaire au banc de papa.
— Ce devrait être le banc le plus long qu'il y ait en Angleterre, n'est-ce pas, Sherry, répondit le prince, car il faudrait y mettre bon nombre de sujets de Sa Majesté. Je suis enchanté de vous revoir, Tregellis, mais réellement vous devriez bien faire plus d'attention à ceux que vous traînez sur vos jupons. Hier même, nous avions ici un maudit Hollandais qui jetait les hauts cris à propos de quelques intérêts en retard et le diable sait quoi. «Mon brave garçon, ai-je dit, tant que les Communes me rationneront, je vous mettrai à la ration», et l'affaire a été réglée.
— Je pense que les Communes marcheraient maintenant, si l'affaire leur était exposée par Charlie Fox ou par moi, dit Sheridan.
Le prince éclata en imprécations contre les Communes avec une énergie sauvage qu'on n'aurait guère attendue de ce personnage à figure haineuse et florissante.
— Que le diable les emporte! s'écria-t-il. Après tous leurs sermons et m'avoir jeté à la figure la vie exemplaire de mon père, il leur a fallu payer ses dettes à lui, un million de livres ou peu s'en faut, alors que je ne peux tirer d'elles que cent mille livres. Et voyez ce qu'elles ont fait pour mes frères: York est commandant en chef, Clarence est amiral, et moi, que suis-je? Colonel d'un méchant régiment de dragons, sous les ordres de mon propre frère cadet! C'est ma mère qui est au fond de tout cela. Elle a toujours fait son possible pour me tenir à l'écart. Mais quel est celui que vous avez amené, hein, Tregellis?
Mon oncle mit la main sur ma manche et me fit avancer.
— C'est le fils de ma soeur, Sir. Il se nomme Rodney Stone. Il vient avec moi à Londres et j'ai cru bien faire en commençant par le présenter à Votre Altesse Royale.
— C'est très bien! C'est très bien! dit le prince avec un sourire bienveillant, en me passant familièrement la main sur l'épaule. Votre mère vit-elle encore?
— Oui, Sir, dis-je.
— Si vous êtes pour elle un bon fils, vous ne tournerez jamais mal. Et retenez bien mes paroles, monsieur Rodney Stone. Il faut que vous honoriez le roi, que vous aimiez votre pays, que vous défendiez la glorieuse Constitution anglaise.
Me rappelant avec énergie qu'il s'était emporté contre les Communes, je ne pus m'empêcher de sourire et je vis Sheridan mettre la main devant ses lèvres.
— Vous n'avez qu'à faire cela, à faire preuve de fidélité à votre parole, à éviter les dettes, à faire régner l'ordre dans vos affaires, pour mener une existence heureuse et respectée. Que fait votre père, monsieur Stone? Il est dans la marine royale? J'en ai moi-même été un peu. Je ne vous ai jamais raconté, Tregellis, comment nous avions pris à l'abordage le sloop de guerre français La Minerve?
— Non, Sir, dit mon oncle, tandis que Sheridan et Francis échangeaient des sourires derrière le dos du prince.
— Il déployait son drapeau tricolore, ici même, devant les fenêtres de mon pavillon. Jamais de ma vie je n'ai vu une impudence si monstrueuse. Il faudrait avoir plus de sang-froid que je n'en ai pour souffrir cela. Je m'embarquai sur mon petit canot, vous savez, ma chaloupe de cinquante tonneaux, avec deux canons de quatre à chaque bord et un canon de six à l'avant.
— Et puis, Sir? et puis? s'écria Francis, qui avait l'air d'un homme irascible au rude langage.
— Vous me permettrez de faire ce récit de la façon qu'il me convient, Sir Philippe Francis, dit le prince d'un ton digne. Comme j'allais vous le dire, notre artillerie était si légère que, je vous en donne ma parole, j'aurais pu faire tenir dans une poche de mon habit, notre décharge de tribord et dans une autre, celle de bâbord. Nous approchâmes du gros navire français. Nous reçûmes son feu et nous écorchâmes sa peinture avant de tirer. Mais cela ne servit à rien. Par Georges! autant eut valu canonner un mur de terre que de lancer nos boulets dans sa charpente. Il avait ses filets levés, mais nous sautâmes à l'abordage et nous tapâmes du marteau sur l'enclume. Il y eut pour vingt minutes d'un engagement des plus vifs. Nous finîmes par repousser son équipage dans la soute. On cloua solidement les écoutilles et on remorqua le bateau jusqu'à Seaham. Sûrement vous étiez alors avec nous, Sherry?
— J'étais à Londres à cette époque, dit gravement Sheridan.
— Vous pouvez vous porter garant du combat, Francis?
— Je puis me porter garant que j'ai entendu Votre Altesse faire ce récit.
— Ce fut une rude partie au coutelas et au pistolet. Pour moi, je préfère la rapière. C'est une arme de gentilhomme. Vous avez entendu parler de ma querelle avec le chevalier d'Éon. Je l'ai tenu quarante minutes à la pointe de mon épée chez Angelo. C'était une des plus fines lames de l'Europe mais j'avais trop de souplesse dans le poignet pour lui. «Je remercie Dieu qu'il y ait un bouton au fleuret de Votre Altesse», dit-il, quand nous eûmes fini notre escrime. À propos, vous êtes quelque peu duelliste, Tregellis? Combien de fois êtes-vous allé sur le terrain?
— J'y allais d'ordinaire toutes les fois qu'il me fallait un peu d'exercice, dit mon oncle d'un ton insouciant. Mais maintenant, je me suis mis au tennis. Un accident pénible survint la dernière fois que j'allai sur le pré et cela m'en dégoûta.
— Vous avez tué votre homme.
— Non, Sir. Il arriva pis que cela. J'avais un habit où Weston s'était surpassé. Dire qu'il m'allait, ce serait mal m'exprimer: il faisait partie de moi, comme la peau sur un cheval. Weston m'en a fait soixante depuis cette époque et pas un qui en approchât. La disposition du collet me fit venir les larmes aux yeux, Sir, la première fois que je le vis, et quant à la taille…
— Mais le duel, Tregellis! s'écria le prince.
— Eh bien, Sir, je le portais le jour du duel, en insouciant sot que j'étais. Il s'agissait du major Hunter des gardes, avec lequel j'avais eu quelques petites tracasseries pour lui avoir dit qu'il avait tort d'apporter chez Brook un parfum d'écurie. Je tirai le premier, je le manquai. Il fit feu et je poussai un cri de désespoir. «Touché! un chirurgien! un chirurgien! criaient-ils. «Non! un tailleur! un tailleur!» dis-je, car il y avait un double trou dans les basques de mon chef-d'oeuvre. Toute réparation était impossible. Vous pouvez rire, Sir, mais jamais je ne reverrai son pareil.
Sur l'invitation du prince, je m'étais assis dans un coin sur un tabouret où je ne demandais pas mieux que de rester inaperçu à écouter les propos de ces hommes.
C'était chez tous la même verve extravagante, assaisonnée de nombreux jurons, sans signification, mais je remarquai une différence: tandis que mon oncle et Sheridan mettaient toujours une sorte d'humour dans leurs exagérations, Francis tendait toujours à la méchanceté et le Prince à l'éloge de soi.