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Jim Harrison, boxeur

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Finalement on se mit à parler de musique.

Je ne suis pas certain que mon oncle n'ait habilement détourné les propos dans cette direction, si bien que le Prince apprit de lui quel était mon goût et voulut absolument me faire asseoir devant un petit piano, tout incrusté de nacre, qui se trouvait dans un coin, et je dus lui jouer l'accompagnement, pendant qu'il chantait.

Ce morceau autant qu'il m'en souvienne, avait pour titre: L'Anglais ne triomphe que pour sauver.

Il le chanta d'un bout à l'autre avec une assez belle voix de basse.

Les assistants s'y joignirent en choeur et applaudirent vigoureusement quand il eut fini.

— Bravo, monsieur Stone, dit-il, vous avez un doigté excellent et je sais ce que je dis quand je parle de musique. Cramer, de l'Opéra, disait l’autre jour qu'il aimerait mieux me céder son bâton qu'à n'importe quel autre amateur d'Angleterre. Hello! Voici Charité Fox. C'est bien extraordinaire.

Il s'était élancé avec une grande vivacité pour aller donner une poignée de mains à un personnage d'une tournure remarquable qui venait d'entrer.

Le nouveau venu était un homme replet, solidement bâti, vêtu avec une telle simplicité qu'elle allait jusqu'à la négligence.

Il avait des manières gauches et marchait en se balançant.

Il devait avoir dépassé la cinquantaine et sa figure cuivrée aux traits durs était déjà profondément ridée, soit par l'âge, soit par les excès.

Je n'ai jamais vu de traits où les caractères de l'ange et ceux du démon soient si visiblement unis.

En haut c'était le front haut, large du philosophe; puis des yeux perçants, spirituels sous des sourcils épais, denses.

En bas était la joue rebondie de l'homme sensuel, descendant en gros bourrelets sur sa cravate.

Ce front, c'était celui de l'homme d'État, Charles Fox, le penseur, le philanthrope, celui qui rallia et dirigea le parti libéral pendant les vingt années les plus hasardeuses de son existence.

Cette mâchoire, c'était celle de l'homme privé, Charles Fox, le joueur, le libertin, l'ivrogne.

Toutefois, il n'ajouta jamais à ses vices le pire des vices, l'hypocrisie. Ses vices se voyaient aussi à découvert que ses qualités. On eût dit que, par un bizarre caprice, la nature avait réuni deux âmes dans un seul corps et que la même constitution contînt l'homme le meilleur et le plus vicieux de son siècle.

— Je suis accouru de Chertsey, Sir, rien que pour vous serrer la main et m'assurer que les Tories n'ont point fait votre conquête. — Au diable, Charlie, vous savez que je coule à fond ou surnage avec mes amis. Je suis parti avec les Whigs. Je resterai whig.

Je crus voir sur la figure brune de Fox qu'il n'était pas convaincu jusqu'à ce point-là que le Prince fût aussi constant dans ses principes.

— Pitt est allé à vous, Sir, à ce que l'on m'a dit.

— Oui, que le diable l'emporte, je ne puis me faire à la vue de ce museau pointu qui cherche continuellement à fouiller dans mes affaires. Lui et Addington se sont remis à éplucher mes dettes. Tenez, voyez-vous, Charlie, Pitt aurait du mépris pour moi qu'il ne se conduirait pas autrement.

Je conclus, d'après le sourire qui voltigeait sur la figure expressive de Sheridan, que c'était justement ce qu'avait fait Pitt. Mais ils se jetèrent à corps perdu dans la politique, non sans varier ce plaisir par l'absorption de quelques verres de marasquin doux qu'un valet de pied leur apporta sur un plateau.

Le roi, la reine, les lords, les Communes furent tour à tour l'objet des malédictions du Prince, en dépit des excellents conseils qu'il m'avait donnés vis-à-vis de la Constitution anglaise.

— Et on m'accorde si peu que je suis hors d'état de m'occuper de mes propres gens. Il y a une douzaine de retraites à payer à de vieux domestiques et autres choses du même genre et j'ai grand- peine à gratter l'argent nécessaire pour ces choses-là. Cependant mon…

En disant ces mots, il se redressa et toussa en se donnant un air important.

«Mon agent financier a pris des arrangements pour un emprunt remboursable à la mort du roi. Cette liqueur ne vaut rien pour vous, ni pour moi, Charlie. Nous commençons à grossir monstrueusement.

— La goutte m'empêche de prendre le moindre exercice, dit Fox.

— Je me fais tirer quinze onces de sang par mois. Mais plus j'en ôte, plus j'en prends. Vous ne vous douteriez pas à nous voir, Tregellis, que nous ayons été capables de tout ce que nous avons fait. Nous avons eu ensemble quelques jours et quelques nuits, eh! Charlie?

Fox sourit et hocha la tête!

«Vous vous rappelez comment, nous sommes arrivés en poste à Newmarket avant les courses. Nous avons pris une voiture publique, Tregellis. Nous avons enfermé les postillons sous le siège, et nous avons pris leurs places. Charlie faisait le postillon et moi le cocher. Un individu n'a pas voulu nous laisser passer par sa barrière sur la route. Charlie n'a fait qu'un bond et a mis habit bas en une minute. L'homme a cru qu'il avait affaire à un boxeur de profession et s'est empressé de nous ouvrir le chemin.

— À propos, Sir, puisqu'il est question de boxeurs, je donne à la Fantaisie un souper à l’hôtel la «Voiture et des Chevaux» vendredi prochain, dit mon oncle. Si par hasard vous vous trouviez à la ville, on serait très heureux si vous condescendiez à faire un tour parmi nous.

— Je n'ai pas vu une lutte depuis celle où Tom Tyne, le tailleur, a tué Earl, il y a environ quatorze ans; J'ai juré de n'en plus voir et vous savez, Tregellis, je suis homme de parole. Naturellement je me suis trouvé incognito aux environs du ring, mais jamais comme Prince de Galles. — Nous serions immensément fiers, si vous vouliez bien venir incognito à notre souper, Sir.

— C'est bien! c'est bien! Sherry, prenez note de cela. Nous serons à Carlton-House vendredi. Le prince ne peut pas venir, vous savez, Tregellis, mais vous pouvez garder une chaise pour le comte de Chester.

— Sir, nous serons fiers d'y voir le comte de Chester, dit mon oncle.

— À propos, Tregellis, dit Fox, il court des bruits au sujet d'un pari sportif que vous auriez tenu contre Sir Lothian Hume. Qu'y a- t-il de vrai dans cela?

— Oh! il ne s'agit que d'un millier de livres contre un millier de livres. Il s'est entiché de ce nouveau boxeur de Winchester, Crab Wilson, et moi j'ai à trouver un homme capable de le battre. N'importe quoi entre vingt et trente-cinq ans, à environ treize stone (52 kilos).

— Alors, consultez Charlie Fox, dit le prince; qu'il s'agisse d'handicaper un cheval, de tenir une partie, d'appareiller des coqs, de choisir un homme, c'est lui qui a le jugement le plus sûr en Angleterre. Pour le moment, Charlie, qui avons-nous qui puisse battre Wilson le Crabe de Gloucester?

Je fus stupéfait de voir quel intérêt, quelle compétence tous ces grands personnages témoignaient au sujet du ring.

Non seulement ils savaient par le menu les hauts faits des principaux boxeurs de l'époque — Belcher, Mendoza, Jackson, Sam le Hollandais — mais encore, il n'y avait pas de lutteur si obscur dont ils ne connussent en détail les prouesses et l'avenir.

On discute les hommes d'autrefois et ceux d'alors. On parla de leur poids, de leur aptitude, de leur vigueur à frapper, de leur constitution.

Qui donc, à voir Sheridan et Fox occupés à discuter si vivement si Caleb Baldwin, le fruitier de Westminster, était en état ou non de se mesurer avec Isaac Bittoon, le juif, eut pu deviner qu'il avait devant lui le plus profond penseur politique de l'Europe, et que l'autre se ferait un nom durable, comme l'auteur d'une des comédies les plus spirituelles et d'un des discours les plus éloquents de sa génération?

Le nom du champion Harrison fut un des premiers jetés dans la discussion.

Fox, qui avait une haute opinion des qualités de Wilson le Crabe, estima que la seule chance qu'eût mon oncle, était de réussir à faire reparaître le vieux champion sur le terrain.

— Il est peut-être lent à se déplacer sur ses quilles, mais il combat avec sa tête, et ses coups valent les ruades de cheval. Quand il acheva Baruch le Noir, celui-ci franchit non seulement la première mais encore la seconde corde et alla tomber au milieu des spectateurs. S'il n'est pas absolument vanné, Tregellis, il est votre espoir.

Mon oncle haussa les épaules.

— Si le pauvre Avon était ici, nous pourrions faire quelque chose grâce à lui, car il avait été le patron de Harrison, et cet homme lui était dévoué. Mais sa femme est trop forte pour moi. Et maintenant, Sir, je dois vous quitter car j'ai eu aujourd'hui le malheur de perdre le meilleur domestique qu'il y ait en Angleterre et je dois me mettre à sa recherche. Je remercie Votre Altesse Royale pour la bonté qu'elle a eue de recevoir mon neveu de façon aussi bienveillante. — À vendredi, alors, dit le Prince en tendant la main. Il faudra quoi qu'il arrive que j'aille à la ville, car il y a un pauvre diable d'officier de la Compagnie des Indes Orientales qui m'a écrit dans sa détresse. Si je peux réunir quelques centaines de livres, j'irai le voir et je m'occuperai de lui. Maintenant, Mr Stone, la vie entière s'ouvre devant vous, et j'espère qu'elle sera telle que votre oncle puisse en être fier. Vous honorerez le roi et respecterez la Constitution, Mr Stone. Et puis, entendez- moi bien, évitez les dettes et mettez-vous bien dans l'esprit que l'honneur est chose sacrée.

Et j'emportai ainsi l'impression dernière que me laissèrent sa figure pleine de sensualité, de bonhomie, sa haute cravate, et ses larges cuisses vêtues de basane.

Nous traversâmes de nouveau les chambres singulières avec leurs monstres dorés. Nous passâmes entre la haie somptueuse des valets de pied et j'éprouvai un certain soulagement à me retrouver au grand air, en face de la vaste mer bleue et à recevoir sur la figure le souffle frais de la brise du soir.

VIII — LA ROUTE DE BRIGHTON

Mon oncle et moi, nous nous levâmes de bonne heure, le lendemain, mais il était d'assez méchante humeur, n'ayant aucune nouvelle de son domestique Ambroise.

Il était bel et bien devenu pareil à ces sortes de fourmis dont parlent les livres, et qui sont si accoutumées à recevoir leur nourriture de fourmis plus petites, qu'elles meurent de faim quand elles sont livrées à elles-mêmes.

Il fallut l'aide d'un homme procuré par le maître d'hôtel et du domestique de Fox, qui avait été envoyé là tout exprès, pour que mon oncle pût enfin terminer sa toilette.

— Il faut que je gagne cette partie, mon neveu, dit-il, quand il eut fini de déjeuner. Je ne suis pas en mesure d'être battu. Regardez par la fenêtre et dites-moi si les Lade sont en vue.

— Je vois un four-in-hand rouge sur la place. Il y a un attroupement tout autour. Oui, je vois la dame sur le siège.

— Notre tandem est-il sorti?

— Il est à la porte.

— Alors venez, et vous allez faire une promenade en voiture comme jamais vous n'en avez vu.

Il s'arrêta sur la porte pour tirer ses longs gants bruns de conducteur et donner ses derniers ordres aux palefreniers.

— Chaque once a son importance, dit-il, Nous laisserons en arrière ce panier de provisions. Et vous, Coppinger, vous pouvez vous charger de mon chien. Vous le connaissez et vous le comprenez. Qu'il ait son lait chaud avec du curaçao comme à l'ordinaire! Allons, mes chéries, vous en aurez tout votre saoul, avant que d'être arrivées au pont de Westminster.

— Dois-je placer le nécessaire de toilette? demanda le maître d'hôtel.

Je vis l’embarras se peindre sur la figure de mon oncle, mais il resta fidèle à ses principes.

— Mettez-le sous le siège, le siège de devant, dit-il. Mon neveu, il faut que vous portiez votre poids en avant autant que possible. Pouvez-vous tirer quelque parti d'un yard de fer blanc? Non, si vous ne le pouvez pas, nous allons garder la trompette. Bouclez cette sous-ventrière, Thomas. Avez-vous graissé les moyeux comme je vous l'avais recommandé? Très bien. Alors, montez, mon neveu, nous allons les voir partir.

Un véritable rassemblement s'était formé dans l'ancienne place: hommes, femmes, négociants en habit de couleur foncée, beaux de la Cour du Prince, officiers de Hove, tout ce monde-là, bourdonnant d'agitation, car Sir John Lade et mon oncle étaient les deux conducteurs les plus fameux de leur temps et un match entre eux était un événement assez considérable pour défrayer les conversations pendant longtemps.

— Le Prince sera fâché de n'avoir point assisté au départ, dit mon oncle. Il ne se montre guère avant midi. Ah! Jack, bonjour. Votre serviteur, madame. Voici une belle journée pour un voyage en voiture.

Comme notre tandem venait se ranger côte à côte avec le «four-in- hand», avec les deux belles juments baies, luisantes comme de la soie au soleil, un murmure d'admiration s'éleva de la foule.

Mon oncle, en son habit de cheval couleur faon, avec tout le harnachement de la même nuance, réalisait le fouet corinthien, pendant que Sir John Lade, avec son manteau aux collets multiples, son chapeau blanc, sa figure grossière et halée aurait pu figurer en bonne place dans une réunion de professionnels, rangés sur une même ligne sur un banc de brasserie, sans que personne s'avisât de deviner en lui un des plus riches propriétaires fonciers de l'Angleterre.

C'était un siècle d'excentriques et il avait poussé ses originalités à un point qui surprenait même les plus avancés, en épousant la maîtresse d'un fameux détrousseur de grands chemins, lorsque la potence était venue se dresser entre elle et son amant.

Elle était perchée à côté de lui, ayant l'air extrêmement chic en son chapeau à fleurs et son costume gris de voyage, et, devant eux, les quatre magnifiques chevaux d'un noir de charbon, sur lesquels glissaient ça et là quelques reflets dorés autour de leurs vigoureuses croupes aux courbes harmonieuses, battaient la poussière de leurs sabots dans leur impatience de partir.

— Cent livres que vous ne nous verrez plus d'ici au pont de
Westminster, quand il se sera écoulé un quart d'heure.

— Je parie cent autres livres que nous vous dépasserons, répondit mon oncle.

— Très bien, voici le moment. Bonjour.

Il fit entendre un tokk de la langue, agita ses rênes, salua de son fouet en vrai style de cocher et partit en contournant l'angle de la place avec une habileté pratique qui fit éclater les applaudissements de la foule.

Nous entendîmes s'affaiblir les bruits des roues sur le pavé jusqu'à ce qu'ils se perdissent dans l'éloignement.

Le quart d'heure, qui s'écoula jusqu'au moment où le premier coup de neuf heures sonna à l'horloge de la paroisse, me parut un des plus longs qu'il y ait eus.

Pour ma part, je m'agitais impatiemment sur mon siège, mais la figure calme et pâle et les grands yeux bleus de mon oncle exprimaient autant de tranquillité et de réserve que s'il eut été le plus indifférent des spectateurs.

Mais il n'en était pas moins attentif. Il me sembla que le coup de cloche et le coup de fouet fussent partis en même temps, non point en s’allongeant, mais en cinglant vivement le cheval de tête qui nous lança à une allure furieuse, à grand bruit, sur notre parcours de cinquante milles.

J'entendis un grondement derrière nous. Je vis les lignes fuyantes des fenêtres garnies de figures attentives. Des mouchoirs voltigèrent.

Puis nous fûmes bientôt sur la belle route blanche, qui décrivit sa courbe en avant de nous, bordée de chaque côté par les pentes vertes des dunes.

J'avais été muni d'une provision de shillings pour que les gardes- barrières ne nous arrêtassent pas, mais mon oncle tira sur la bride des juments et les mit au petit trot sur toute la partie difficile de la route qui se termina à la côte de Clayton.

Alors, il les laissa aller.
Nous franchîmes d'un trait Friar's Oak et le canal de Saint-John.
C'est à peine si l’on entrevit, en passant, le cottage jaune où
vivaient ceux qui m'étaient si chers.

Jamais je n'avais voyagé à une telle allure, jamais je n'ai ressenti une telle joie que dans cet air vivifiant des hauteurs qui me fouettait au visage, avec ces deux magnifiques bêtes qui devant moi redoublaient d'efforts, faisaient retentir le sol sous leurs fers et sonner les roues de notre légère voiture, qui bondissait, volait derrière elles.

— Il y a une longue côte de quatre milles d'ici à Hand Cross, dit mon oncle pendant que nous traversions Cuckfield. Il faut que je les laisse reprendre haleine, car je n'entends pas que mes bêtes aient une rupture du coeur. Ce sont des animaux de sang et ils galoperaient jusqu'à ce qu'ils tombent, si j'étais assez brute pour les laisser faire. Levez-vous sur le siège, mon neveu, et dites-moi si vous apercevez quelque chose des autres.

Je me dressai, en m'aidant de l'épaule de mon oncle, mais sur une longueur d'un mille, d'un mille un quart peut-être, je n'aperçus rien. Pas le moindre signe d'un four-in-hand.

— S'il a fait galoper ses bêtes sur toutes ces montées, elles seront à bout de forces avant d'arriver à Croydon.

— Ils sont quatre contre deux.

— J'en suis bien sûr, l'attelage noir de Sir John forme un bel et bon ensemble, mais ce ne sont pas des animaux à dévorer l'espace comme ceux-ci. Voici Cuckfield Place, là-bas où sont les tours. Reportez tout votre poids en avant sur le pare-boue, maintenant que nous abordons la montée, mon neveu. Regardez-moi l'action de ce cheval de tête: avez-vous jamais vu rien de plus aisé, de plus beau? Nous montâmes la côte au petit trot mais, même à cette allure, nous vîmes le voiturier qui marchait dans l'ombre de sa voiture énorme aux larges roues, à la capote de toile, s'arrêter pour nous regarder d'un air ébahi. Tout près Hand Cross, on dépassa la diligence royale de Brighton qui s'était mise en route dès sept heures et demie, qui cheminait lentement, suivie des voyageurs qui marchaient dans la poussière et qui nous applaudirent au passage.

À Hand Cross, nous aperçûmes au vol le vieux propriétaire de l'auberge, qui accourait avec son gin et son pain d'épices, mais maintenant la pente était en sens inverse et nous nous mîmes à courir de toute la vitesse que donnent huit bons sabots.

— Savez-vous conduire, mon neveu?

— Très peu, monsieur.

— On ne saurait apprendre à conduire sur la route de Brighton.

— Comment cela, monsieur?

— C'est une trop bonne route, mon neveu. Je n'ai qu'à les laisser aller et elles m'auront bientôt amené dans Westminster. Il n'en a pas toujours été ainsi. Quand j'étais tout jeune, on pouvait apprendre à manoeuvrer ses vingt yards de rênes, ici tout comme ailleurs. Il n'y a réellement pas de nos jours de belles occasions de conduire, plus au sud que le comté de Leicester. Trouvez-moi un homme capable de faire marcher ou de retenir ses bêtes sur le parcours d'un vallon du comté d’York, voilà l'homme dont on peut dire qu'il a été à bonne école.

Nous avions franchi la dune de Crawley, parcouru la large rue du village de Crawley, en passant comme au vol entre deux charrettes rustiques avec une adresse qui me prouva qu'il y avait tout de même de bonnes occasions de bien conduire sur la route.

À chaque courbe, je jetais un coup d'oeil en avant pour découvrir nos adversaires, mais mon oncle paraissait ne pas s'en tourmenter beaucoup, et il s'occupait à me donner des conseils, où il mêlait tant de termes du métier que j'avais de la peine à le comprendre.

— Gardez un doigt pour chaque rêne, disait-il, sans quoi elles risquent de se tourner en corde. Quant au fouet, moins il fait l'éventail, plus vos bêtes montrent de bonne volonté. Mais, si vous tenez à mettre quelque animation dans votre voiture, arrangez-vous pour que votre mèche cingle justement celui qui en a besoin, et ne la laissez pas voltiger en l'air après qu'elle a touché. J'ai vu un conducteur réchauffer les côtes à un voyageur de l'impériale derrière lui, chaque fois qu'il essayait de toucher son cheval de côté. Je crois que ce sont eux qui soulèvent cette poussière par-là bas.

Une longue étendue de route se dessinait devant nous, rayée par les ombres des arbres qui la bordaient.

À travers la campagne verte, un cours d'eau paresseux traînait lentement son eau bleue et passait sous un pont devant nous.

Au-delà se voyait une plantation de jeunes sapins, puis, par- dessus sa silhouette olive, s'élevait un tourbillon blanc, qui se déplaçait rapidement, comme une traînée de nuages par un jour de bise.

— Oui, oui, ce sont eux, s'écria mon oncle, et il est impossible que d'autres voyagent de ce train-là. Allons, neveu, nous aurons fait la moitié du chemin, lorsque nous aurons franchi le môle au pont de Kimberham, et nous avons fait ce trajet en deux heures quatorze minutes. Le prince a fait le parcours à Carlton House avec trois chevaux en tandem en quatre heures et demie. La première moitié est la plus pénible et nous pourrons gagner du temps sur lui, si tout va bien. Il nous faut regagner l'avance d'ici à Reigate.

Et l’on se lança à fond.

On eût dit que les juments baies devinaient ce que signifiait ce flocon blanc qui était en avant. Elles s'allongeaient comme des lévriers.

Nous dépassâmes un phaéton à deux chevaux qui se rendait à Londres et nous le laissâmes derrière comme s'il eut été immobile.

Les arbres, les clôtures, les cottages défilaient confusément à nos côtés.

Nous entendîmes les gens jeter des cris dans les champs, convaincus que c'était un attelage affolé.

La vitesse s'accélérait à chaque instant. Les fers faisaient un cliquetis de castagnettes. Les crinières jaunes voltigeaient, les roues bourdonnaient. Toutes les jointures, tous les rivets craquaient, gémissaient pendant que la voiture oscillait et se balançait au point que je dus me cramponner à la barre de côté.

Mon oncle ralentit l'allure et regarda sa montre lorsque nous aperçûmes les tuiles grises et les maisons d'un rouge sale de Reigate dans la dépression qui était devant nous.

— Nous avons fait les six derniers milles en moins de vingt minutes, dit-il, maintenant nous avons du temps devant nous et un peu d'eau au «Lion Rouge» ne leur fera pas de mal. Palefrenier, est-il passé un four-in-hand rouge?

— Vient de passer à l'instant.

— À quelle allure?

— Au triple galop, monsieur. A accroché la roue d'une voiture de boucher au coin de la Grande-Rue et a été hors de vue avant que le garçon boucher ait eu le temps de voir ce qui l'avait heurté.

— Z-z-zack! fit la longue mèche.

Et nous voila repartis à toute volée.

C'était jour de marché à Red Hill.

La route était encombrée de charrettes de légumes, de bandes de boeufs des chars à bancs des fermiers.

C'était un vrai plaisir de voir mon oncle se glisser à travers cette mêlée.

Nous ne fîmes que traverser la place du marché, parmi les cris des hommes, les hurlements des femmes, la fuite des volailles.

Puis, nous fûmes de nouveau en rase campagne, ayant devant nous la longue et raide descente de la route de Red Hill.

Mon oncle brandit son fouet, en lançant le cri perçant de l'homme qui voit ce qu'il cherchait.

Le nuage de poussière roulait sur la pente en face de nous, et au travers, nous entrevîmes vaguement le dos de nos adversaires ainsi qu'un éclair de cuivres polis et une ligne écarlate.

— La partie est à moitié gagnée, mon neveu. Maintenant, il s'agit de les dépasser. En avant, mes jolies petites. Par Georges! Kitty n'a-t-elle pas chaviré?

Le cheval de tête était pris d'une boiterie soudaine.

En un instant, nous fûmes à bas de la voiture, à genoux près de lui.

Ce n'était qu'une pierre qui s'était enfouie entre la fourchette et le fer, mais il nous fallut une ou deux minutes pour la déloger.

Lorsque nous reprîmes nos places, les Lade avaient contourné la courbure de la côte et étaient hors de vue.

— Quelle malchance, grommela mon oncle, mais, ils ne pourront pas nous échapper.

Pour la première fois, il cingla les juments, car jusqu'alors, il s'était borné à faire voltiger le fouet au-dessus de leur tête.

— Si nous les rattrapons dans les premiers milles, nous pourrons nous passer de leur compagnie pour le reste du trajet.

Les juments commençaient à donner des signes d'épuisement.

Leur respiration était courte et rauque. Leurs belles robes étaient collées par la moiteur.

Au sommet de la côte, elles reprirent pourtant leur bel élan.

— Où diable sont-ils passés? s'écria mon oncle. Pouvez-vous apercevoir quelques traces d'eux sur la route, mon neveu?

Nous avons devant nous un long ruban blanc parsemé de voitures et de charrettes allant de Croydon à Red Hill, mais du gros four-in- hand rouge, pas le moindre indice.

— Les voilà! ils se sont dérobés! ils se sont dérobés! cria-t-il en dirigeant les juments vers une route de traverse qui s'embranchait sur la droite de celle que nous avions parcourue.

Et, en effet, au sommet d'une courbe, sur notre droite apparaissait le four-in-hand, dont les chevaux redoublaient d'efforts.

Nos juments allongèrent leur allure et la distance qui nous séparait d'eux commença à diminuer lentement. Je vis que je pouvais distinguer le ruban noir du chapeau blanc de Sir John, que je pouvais compter les plis de son manteau et je finis par distinguer les jolis traits de sa femme quand elle se tourna de notre côté.

— Nous sommes sur la petite route qui va de Godstone à Warlingham, dit mon oncle. Il aura jugé, à ce qu'il me semble, qu'il gagnerait du temps à quitter la route des voitures de maraîchers. Mais nous, nous avons une maudite colline à doubler. Vous aurez de quoi vous distraire, mon neveu, si je ne me trompe.

Pendant qu'il parlait, je vis tout à coup disparaître les roues du four-in-hand, puis ce fut le corps, puis les deux personnes placées sur le siège et cela aussi brusquement, aussi promptement que s'ils avaient rebondi sur trois marches d'un _gig_antesque escalier.

Un moment après nous étions arrivés au même endroit.

La route s'étendait en bas de nous, raide, étroite, descendant en longs crochets dans la vallée. Le four-in-hand dégringolait par- là de toute la vitesse de ses chevaux.

— Je m'en doutais, s'écria mon oncle, puisqu'il n'use pas de serre-frein, pourquoi en userais-je? À présent, mes chéries, un bon coup de collier et nous allons leur montrer la couleur de notre arrière-train.

Nous passâmes par-dessus la crête et descendîmes à une allure enragée la côte où la grosse voiture rouge roulait devant nous avec un bruit de tonnerre.

Nous étions déjà dans son nuage de poussière, si bien que nous pouvions à peine distinguer dans le centre une tache d'un rouge sale qui se balançait en roulant, mais dont le contour devenait de plus en plus net à chaque foulée.

Nous entendions aisément le claquement du fouet en avant de nous, ainsi que la voix perçante de Lady Lade qui encourageait les chevaux.

Mon oncle était très calme, mais un coup d'oeil de côté que je lançai sur lui, me fit voir ses lèvres pincées, ses yeux brillants et une petite tache rouge sur chacune de ses joues pâles.

Il n'était nullement nécessaire de presser les juments, car elles avaient déjà pris une allure qu'il eut été impossible de modérer ou de régler.

La tête de notre premier cheval arriva au niveau de la roue de derrière, puis de celle de devant. Puis, sur un parcours de cent yards on ne gagna pas un pouce.

Alors, d'un nouvel élan, le cheval de tête se plaça côte à côte avec le cheval noir du côté de la roue, et notre roue de devant se trouva à moins d'un pouce de leur roue de derrière.

— En voilà de la poussière, dît tranquillement mon oncle.

— Éventez-les, Jack, éventez-les, cria la dame.

Il se dressa et cingla ses chevaux.

— Attention, Tregellis, clama-t-il. Gare au danger de verser qui attend quelqu'un.

Nous étions parvenus à nous placer exactement sur la même ligne qu'eux et les roues de devant vibraient à l'unisson. Il n'y avait pas six pouces de trop dans la route et, à chaque instant, je m'attendais à entendre le bruit d'un accrochage. Mais alors, comme nous sortions de la poussière, je pus voir devant nous, et mon oncle, le voyant aussi, se mit à siffler entre les dents.

À deux cents pas environ, en avant de nous, il y avait un pont avec des poteaux et des barres de bois de chaque côté. La route se rétrécissait en s'en rapprochant, de sorte qu'il était évidemment impossible à deux voitures de passer de front. Il fallait que l'une cédât la place à l'autre. Déjà nos roues étaient à la hauteur de leurs chevaux.

— Je suis en tête, cria mon oncle. Il faut les retenir, Lade.

— Jamais de la vie, hurla celui-ci.
— Non, par Georges, cria sa femme, donnez-leur du fouet, Jack.
Tapez à tour de bras.

Il me parut que nous étions lancés ensemble dans l'éternité.

Mais mon oncle fit la seule chose qui fût capable de nous sauver.

Grâce à un effort désespéré, nous pouvions encore dépasser la voiture juste en face de l'entrée du pont.

Il se dressa, fouetta vigoureusement à droite et à gauche les juments, qui, affolées par cette sensation inconnue de douleur se lancèrent avec une fureur extrême.

Nous descendîmes à grand bruit, criant tous ensemble à tue-tête dans une sorte de folie passagère, à ce qu'il me semble, mais nous avancions quand même d'une façon constante et nous étions déjà parvenus en avant des chevaux de tête, quand nous nous élançâmes sur le pont. Je jetai un regard en arrière sur la voiture. Je vis Lady Lade grinçant de toutes ses petites dents blanches, se jeter elle-même en avant et tirer des deux mains sur les rênes de côté.

— En travers Jack, en travers ces… Qu'ils ne puissent passer.

Si elle avait exécuté cette manoeuvre un instant plus tôt, nous nous serions heurtés violemment contre le parapet de bois, nous l'aurions abattu pour être précipités dans le profond ravin qui s'ouvrait au-dessous.

Mais il en fut autrement, ce ne fut point la hanche robuste du cheval noir qui était en tête qui fut en contact avec notre roue, mais son avant-train, dont le poids n'était point suffisant pour nous faire dévier. Je vis soudain une entaille humide et rouge s'ouvrir sur sa robe noire.

Une minute après, nous volions sur la pente de la route.

Le four-in-hand s'était arrêté.

Sir John Lade et sa femme, qui avaient mis pied à terre, pansaient ensemble la blessure du cheval.

— À votre aise, maintenant, belles petites, s'écria mon oncle en reprenant sa place sur le siège et en jetant un coup d'oeil par- dessus son épaule. Je n'aurais pas cru Sir John Lade capable d'un tour pareil. Jeter un de ses chevaux de tête en travers sur la route! Je ne tolère pas une mauvaise plaisanterie de cette sorte, il aura de mes nouvelles demain.

— C'est la petite dame, dis-je.

Le front de mon oncle s'éclaircit et il se mit à rire.

— C'était la petite Letty, n'est-ce pas? J'aurais dû m'en douter. Il y a un souvenir du défunt et regretté Jack Seize Cordes dans ce tour-là. Bah! ce sont des messages d'une toute autre sorte que j'envoie à une dame. Ainsi donc, mon neveu, nous allons continuer notre route en rendant grâce à notre bonne étoile de ce qu'elle nous ramène par-dessus la Tamise sans un os de cassé.

Nous nous arrêtâmes au «Lévrier» à Croydon où les deux bonnes petites juments furent épongées, caressées, nourries.

Après quoi, prenant une allure aisée, on traversa Norbury et
Streatham.

À la fin, les champs se firent moins nombreux, les murailles plus longues, les villas de la banlieue de moins en moins espacées jusqu'à se toucher et nous voyageâmes entre deux rangées de maisons avec des boutiques aux étalages qui en occupent les angles et où la circulation était d'une activité toute nouvelle pour moi.

C'était un torrent qui se dirigeait vers le centre en grondant.

Puis soudain, nous nous trouvâmes sur un large pont au-dessous duquel coulait un fleuve maussade aux eaux couleur de café noir. Des péniches aux poupes ventrues allaient à la dérive à sa surface.

À droite et à gauche s'allongeait une rangée, çà et là, interrompue, irrégulière de maisons aux couleurs multiples s'étendant sur chaque bord aussi loin que portait ma vue.

— Ceci est l'édifice du Parlement, mon neveu, dit mon oncle, en me le désignant avec son fouet. Les tours noires font partie de l'abbaye de Westminster… Comment va Votre Grâce? Comment va?… C'est le duc de Norfolk, ce gros homme en habit bleu sur sa jument à queue tressée. Voici la Trésorerie à gauche, puis les Horse- Guards, et l'Amirauté à cette porte surmontée de dauphins sculptés dans la pierre.

Je me figurais, comme un jeune homme élevé à la campagne que j'étais, que Londres était simplement une accumulation de maisons, mais je fus étonné de voir apparaître dans leurs intervalles des pentes vertes, de beaux arbres à l'aspect printanier.

— Oui, ce sont les jardins privés, dit mon oncle, et voici la fenêtre par où Charles fit le dernier pas, celui qui le conduisit à l'échafaud. Vous ne croiriez pas que les juments ont fait cinquante milles, n'est-ce pas? Voyez comme elles vont, les petites chéries, pour faire honneur à leur maître. Regardez cette barouche, cet homme aux traits anguleux, qui regarde par la portière. C'est Pitt qui se rend à la Chambre. Maintenant nous entrons dans Pall Mail. Ce grand bâtiment à gauche c'est Carlton House, le palais du prince. Voici Saint-James, ce vaste séjour enfumé où il y a une horloge et où les deux sentinelles en habit rouge montent la garde devant la porte. Et voici la fameuse rue qui porte le même nom. Mon neveu, là se trouve le centre du monde. C'est dans cette rue que débouche Jermyn Street. Enfin nous voici près de ma petite boite et nous avons mis bien moins de cinq heures pour venir de la vieille place de Brighton.

IX — CHEZ WATTIER

La demeure qu'occupait mon oncle dans Jermyn Street était toute petite, cinq pièces et un grenier.

— Un cuisinier et un cottage, disait-il, voila à quoi se réduisent les besoins d'un homme sage.

D'autre part, elle était meublée avec la délicatesse et le goût qui distinguaient son caractère, si bien que ses amis les plus opulents trouvaient dans son charmant petit logis de quoi les dégoûter de leurs somptueuses demeures.

Le grenier même, qui était devenu ma chambre à coucher, était la plus parfaite merveille de grenier qu'on pût imaginer.

De beaux et précieux bibelots occupaient tous les coins de chaque pièce. La maison tout entière était devenue un véritable musée en miniature qui aurait enchanté un connaisseur.

Mon oncle expliquait la présence de toutes ces jolies choses par un haussement d'épaules et un geste d'indifférence.

— Ce sont de petits cadeaux, disait-il, mais ce serait une indiscrétion de ma part de dire autre chose.

À Jermyn Street, un billet nous attendait, qu'Ambroise avait déjà envoyé.

Au lieu de dissiper le mystère de sa disparition, il ne fit que le rendre plus impénétrable.

Il était ainsi conçu:
«Mon cher Sir Charles Tregellis,

«Je ne cesserai jamais de regretter que les circonstances m'aient mis dans la nécessité absolue de quitter votre service d'une manière aussi brusque, mais il est survenu pendant notre voyage de Friar's Oak à Brighton un incident qui ne me laissait pas d'autre alternative que cette résolution.

«J'espère, toutefois, que mon absence ne sera peut-être que passagère.

«La recette de l'empois pour les devants de chemises est dans le coffre-fort de la banque Drummond.

«Votre très obéissant serviteur,

«AMBROISE.»

— Alors, je suppose qu'il me faudra le remplacer de mon mieux, dit mon oncle, d'un air mécontent, mais que diable a-t-il pu lui arriver qui l'ait obligé à me quitter lorsque nous descendions la côte au grand trot dans ma voiture? Je ne trouverai jamais son pareil pour me battre mon chocolat ou pour mes cravates. Je suis désolé. Mais pour le moment, mon ami, il faut que nous fassions venir Weston pour vous équiper. Ce n'est pas le rôle d'un gentleman d'aller dans un magasin. C'est le magasin qui doit venir trouver le gentleman. Jusqu'à ce que vous ayez vos habits, il faudra rester en retraite.

La prise des mesures fut une cérémonie des plus solennelles et des plus sérieuses, mais ce ne fut rien encore à côté de l'essayage, qui eut lieu deux jours plus tard. Mon oncle fut véritablement au supplice pendant que chaque pièce du vêtement était mise en place et que lui et Weston discutaient à propos de la moindre couture, des revers, des basques, et que je finissais par avoir le vertige, à force de pirouetter devant eux.

Puis, au moment où je m'en croyais quitte, survint le jeune Mr Brummel qui promettait d'être plus difficile encore que mon oncle, et il fallut rebattre à fond toute l'affaire entre eux.

C'était un homme d'assez belle prestance, avec une figure longue, un teint clair, des cheveux châtains et de petits favoris roux.

Ses manières étaient langoureuses, son accent traînant, et tout en éclipsant mon oncle par le style extravagant de son langage, il lui manquait cet air viril et décidé qui perçait à travers tout ce qu'affectait mon parent.

— Comment? Georges, s'écria mon oncle, je vous croyais avec votre régiment?

— J'ai renvoyé mes papiers, dit l'autre avec son accent traînant.

— Je me doutais que cela finirait ainsi.

— Oui, le dixième avait reçu l'ordre de partir pour Manchester et on ne devait compter guère que je me rendrais en un tel endroit. Enfin, j'ai trouvé un major monstrueusement butor.

— Comment cela?

— Il supposait que j'étais au fait de cet absurde exercice, Tregellis, comme vous le pensez bien, j'avais tout autre chose dans l'esprit. Je n'éprouvais aucune difficulté à trouver ma place à la parade, car il y avait un troupier au nez rouge sur fond gris de puce et j'avais remarqué que ma place était juste devant lui. Cela m'épargnait une infinité d'ennuis. Mais l'autre jour, quand je vins à la parade, je galopai devant une ligne, puis devant une autre, sans pouvoir parvenir à découvrir mon homme au gros nez. Alors, comme je ne savais quel parti prendre, justement je l'aperçois tout seul sur les flancs et je me suis naturellement mis devant lui. Il parait qu'il avait été mis là pour garder la place et le major s'oublia jusqu'au point de me dire que je n'entendais rien à mon métier.

Mon oncle se mit à rire et Brummel à me regarder des pieds à la tête, avec ses grands yeux d'homme difficile.

— Voilà qui ira passablement, dit-il, marron et bleu. Ce sont des nuances tout à fait convenables pour un vêtement. Mais un gilet à fleurs aurait été mieux.

— Je ne trouve pas, dit mon oncle avec vivacité.

— Mon cher Tregellis, vous êtes infaillible en fait de cravates, mais vous me permettrez d'avoir ma manière de juger en fait de gilets. Je trouve celui-ci fort bien tel qu'il est, mais quelques fleurettes rouges lui donneraient le dernier chic de la perfection dont il a besoin.

Ils discutèrent pendant dix bonnes minutes en s'appuyant de nombreux exemples, de comparaisons, tout en tournant autour de moi, la tête penchée, le lorgnon fiché dans l'oeil.

J'éprouvai un soulagement quand ils finirent par se mettre d'accord au moyen d'un compromis.

— Il ne faudrait qu'aucune de mes paroles n'ébranlât votre
confiance dans le jugement de sir Charles, Mr Stone, me dit
Brummel avec un grand sérieux.
Je lui promis qu'il n'en serait rien.

— Si vous étiez mon neveu, je pense que vous vous conformeriez à mon goût, mais tel que vous voilà, vous ferez fort bonne figure. L'année dernière, il vint à la ville un jeune cousin qu'on recommandait à mes soins. Mais il ne voulait accepter aucun conseil. Au bout de la seconde semaine, je le rencontrai dans Saint-James street, vêtu d'un habit de couleur tabac à priser qui avait été coupé par un tailleur de campagne. Il me fit un salut. Naturellement, je savais ce que je me devais à moi-même. Je le regardai de haut en bas. Cela suffit à mettre fin à ses projets de réussir dans la capitale. Vous venez de la campagne, monsieur Stone?

— Du Sussex, monsieur.

— Du Sussex? Ah! c'est là que j'envoie blanchir mon linge. Il y a une personne qui s'entend parfaitement à empeser et qui demeure près de Hayward's Heath. J'envoie deux chemises à la fois. Quand on en envoie davantage, cela excite cette femme et distrait son attention. Tout ce que je peux souffrir de la campagne, c'est son blanchissage. Mais je serais énormément ennuyé s'il me fallait y vivre. Qu'est-ce qu'on peut bien y faire?

— Vous ne chassez pas, Georges?

— Quand je chasse, c'est à la femme. Mais sûrement, Charles, vous ne donnez pas dans les chiens.

— Je suis sorti avec les Belvoir l'hiver dernier.

— Les Belvoir? Avez-vous entendu conter comment j'ai roulé Rutland? L'histoire a couru les clubs tous ces mois-ci. Je pariai avec lui que mon carnier serait plus lourd que le sien. Il fit trois livres et demie, mais je tuai son pointer couleur de foie et il fut obligé de payer. Mais pour parler chasse, quel amusement peut-on trouver à courir de tous côtés au milieu d'une foule de paysans crasseux qui galopent. Chacun son goût, mais avec une fenêtre chez Brooks le jour et un coin confortable à la table de Macao chez Wattier tous les besoins de mon esprit et de mon corps sont satisfaits. Vous avez entendu conter comment j'ai plumé Montague le brasseur?

— Je n'étais pas à la ville.

— Je lui ai gagné huit mille livres en une séance: «Désormais, monsieur le brasseur, lui dis-je, je boirai de votre bière.» «Toute la canaille de Londres en boit», m'a-t-il répondu. C'était une impolitesse monstrueuse, mais il y a des gens qui ne savent pas perdre avec grâce. Allons, je pars. Je vais payer à ce juif de King quelques petits intérêts. Est-ce que vous allez de ce côté? Alors, bonjour. Je vous verrai ainsi que votre jeune ami, au club ou au Mail, sans doute?

Et il s'en alla à petits pas à ses affaires.

— Ce jeune homme est destiné à prendre ma place, dit gravement mon oncle après le départ de Brummel. Il est très jeune, il n'a pas d'ancêtres et il s'est frayé la route par son aplomb imperturbable, son goût naturel et l'extravagance de son langage. Il n'a pas son pareil pour être impertinent avec la plus parfaite politesse. Avec son demi-sourire, sa façon de remonter les sourcils, il se fera tirer une balle dans le corps, un de ces matins. Déjà on cite son opinion dans les clubs en concurrence avec la mienne. Bah! chaque homme a son jour et quand je serai convaincu que le mien est fini, Saint-James street ne me reverra plus, car il n'est pas dans ma nature d'accepter le second rang après n'importe qui. Mais maintenant, mon neveu, avec cet habillement marron et bleu vous pourrez pénétrer partout. Donc, si vous le voulez bien, vous allez prendre place dans mon vis-à-vis et je vous montrerai quelque peu la ville. Comment décrire tout ce que nous vîmes, tout ce que nous fîmes dans cette charmante journée de printemps?

Pour moi, il me semblait que j'étais transporté dans un monde féerique et mon oncle m'apparaissait comme un bienveillant magicien en habit à large col et à longues basques qui m'en faisait les honneurs.

Il me montra les rues du West-End, avec leurs belles voitures, leurs dames aux toilettes de couleurs gaies, les hommes en habit de couleur sombre, tout ce monde se croisant, allant, venant d'un pas pressé, se croisant encore comme des fourmis dont vous auriez bouleversé le nid d'un coup de canne.

Jamais mon imagination n'aurait pu concevoir ces rangées infinies de maisons et ce flot incessant de vies qui roulait entre elles.

Puis, nous descendîmes par le Strand où la cohue était plus dense encore. Nous franchîmes enfin Temple Bar, pénétrant ainsi dans la Cité, bien que mon oncle me priât de n'en parler à personne: il ne tenait pas à ce que cela fût su dans le public.

Là je vis la Bourse et la Banque et le café Lloyd avec ses négociants en habits bruns, aux figures âpres, les employés toujours pressés, les énormes chevaux et les voituriers actifs.

C'était un monde bien différent de celui que nous avions quitté, celui du West-End, le monde de l'énergie et de la force, où le désoeuvré et l'inutile n'eussent pas trouvé place.

Malgré mon jeune âge, je compris que la puissance de la Grande- Bretagne était là, dans cette forêt de navires marchands, dans les ballots que l'on montait par les fenêtres des magasins, dans ces chariots chargés qui grondaient sur les pavés de galets. C'était là, dans la cité de Londres, que se trouvait la racine principale qui avait donné naissance à l'Empire, à sa fortune au magnifique épanouissement.

La mode peut changer, ainsi que le langage et les moeurs, mais l'esprit d'entreprise que recèle cet espace d'un mille ou deux en carré ne saurait changer, car s'il se flétrit, tout ce qui en est issu est condamné à se flétrir également.

Nous lunchâmes chez Stephen, l'auberge à la mode, dans Bond Street, où je vis une file de tilburys et de chevaux de selle qui s'allongeait depuis la porte jusqu'au bout de la rue.

De là nous allâmes au Mail, dans le parc de Saint-James, puis chez
Brookes où était le grand club whig, et enfin on retourna chez
Wattier où se donnaient rendez-vous pour jouer les gens à la mode.

Partout, je vis les mêmes types d'hommes à tournures raides, aux petits gilets.

Tous témoignaient la plus grande déférence à mon oncle et, pour lui être agréable, m'accueillaient avec une bienveillante tolérance.

Les propos étaient toujours dans le genre de ceux que j'avais déjà entendus au Pavillon. On s'entretenait de politique, de la santé du roi. On causait de l'extravagance du Prince, de la guerre, qui paraissait prête à éclater de nouveau, des courses de chevaux et du ring.

Je m'aperçus ainsi que l'excentricité était là aussi à la mode, comme me l'avait dit mon oncle, et si les continentaux nous regardent encore aujourd'hui comme une nation de toqués, c'est sans doute une tradition qui remonte à l'époque où les seuls voyageurs qu'il leur arrivât de voir appartenaient à la classe avec laquelle je me trouvais alors en contact.

C'était un âge d'héroïsme et de folie.

D'une part, les menaces incessantes de Bonaparte avaient appelé au premier plan des hommes de guerre, des marins, des hommes d'État tels que Pitt, Nelson, et plus tard Wellington.

Nous étions grands par les armes et nous n'allions guère tarder à l'être dans les lettres, car Scott et Byron furent dans leur temps les plus grandes puissances de l'Europe.

D'autre part, un grain de folie réelle ou simulée était un passeport qui vous ouvrait les portes fermées devant la sagesse ou la vertu.

L'homme qui était capable d'entrer dans un salon en marchant sur les mains, l'homme qui s'était limé les dents afin de siffler comme un cocher, l'homme qui pensait toujours à haute voix de façon à tenir toujours ses hôtes dans un frisson d'appréhension, tels étaient les gens qui arrivaient sans peine à se placer au premier plan de la société de Londres.

Et il n'était pas possible de tracer une distinction entre l'héroïsme et la folie, car bien peu de gens étaient capables d'échapper entièrement à la contagion de l'époque.

En un temps où le Premier était un grand buveur, le leader de l'opposition un débauché, où le prince de Galles réunissait ces attributs, on aurait eu grand peine à trouver un homme dont le caractère fût également irréprochable en public et dans sa vie privée.

En même temps, cette époque-là, avec tous ses vices, était une époque d'énergie et vous serez heureux si dans la vôtre le pays produit des hommes tels que Pitt, Fox, Nelson, Scott et Wellington.

Ce soir-là, comme j'étais chez Wattier, auprès de mon oncle, sur un de ces sièges capitonnés de velours rouge, l’on me montra un de ces types singuliers dont la renommée et les excentricités ne sont point encore oubliées du monde contemporain.

La longue salle, avec ses nombreuses colonnes, ses miroirs et ses lustres, était bondée de ces citadins au sang vif, à la voix bruyante, tous en toilette du soir de couleur sombre, en bas blancs, en devants de chemise de batiste et leurs petits chapeaux à ressort sous le bras.

— Ce vieux gentleman à figure couperosée, aux jambes grêles, me dit mon oncle, c'est le marquis de Queensberry. Sa chaise a fait un trajet de dix-neuf milles en une heure dans un match contre le comte Taafe, et il a envoyé un message à cinquante milles de distance, en trente minutes, en le faisant passer de mains en mains dans une balle de cricket. L'homme, avec lequel il cause, est sir Charles Bunbury, du Jockey-Club, qui a fait exclure le prince de Galles du champ de courses de Newmarket pour avoir déclaré et retiré la monte de son jockey Sam Chifney. Voici le capitaine Barclay. Il en sait plus que qui que ce soit au monde en matière d'entraînement, et il a parcouru quatre-vingt-dix milles en vingt et une heures. Vous n'avez qu'à regarder ses mollets pour vous convaincre que la nature l'a fait exprès pour cela. Il y a ici un autre marcheur. C'est l'homme au gilet à fleurs qui est debout près du feu. C'est le beau Whalley qui a fait le voyage de Jérusalem en long habit bleu, bottes à l'écuyère et gants de peau.

— Pourquoi a-t-il fait cela, monsieur? demandai-je tout étonné. — Parce que c'était sa fantaisie, dit-il, et cette promenade l’a fait entrer dans la société, ce qui vaut mieux que d'être entré à Jérusalem. Voici ensuite Lord Petersham, l'homme au grand nez aquilin. C'est l'homme qui se lève tous les jours à six heures du soir et à la cave la mieux pourvue de tabac à priser de l'Europe. C'est lui qui a ordonné à son domestique de mettre une demi- douzaine de bouteilles de sherry à côté de son lit et de le réveiller le surlendemain. Il cause avec Lord Panmure qui est capable de boire six bouteilles de clairet et ensuite d'argumenter avec un évêque. L'homme maigre, et qui vacille sur ses genoux, est le général Scott qui vit de pain grillé et d'eau et qui a gagné deux cent mille livres au whist. Il cause avec le jeune Lord Blandfort qui, l'autre jour, a payé dix-huit cents livres un exemplaire de Boccace. Soir, Dudley.

— Soir, Tregellis.

Un homme d'un certain âge, à l'air hagard, s'était arrêté devant nous et me toisait des pieds à la tête.

— Quelque jeune blanc-bec que Charlie aura ramassé à la campagne, murmura-t-il. Il n'a pas une tournure à lui faire honneur. Quitté la ville, Tregellis?

— Pendant quelques jours.

— Hein! fit l'homme en reportant sur mon oncle son regard endormi. Il a l'air au plus mal. Il repartira pour la campagne les pieds en avant, un de ces jours, s'il ne se met pas à enrayer.

Il hocha la tête et s'éloigna.

— Il ne faut pas prendre l'air mortifié, dit mon oncle en souriant. C'est le vieux Lord Dudley et il a pour genre de penser tout haut. On s'en fâchait souvent, mais on n'y fait plus d'attention maintenant. Tenez, la semaine dernière, comme il dînait chez Lord Elgin, il a prié la compagnie d'agréer ses excuses pour la mauvaise qualité de la cuisine. Comme vous le voyez, il se croyait à sa propre table. Cela lui donne une place à part dans la société. C'est à lord Harewood qu'il s'est cramponné pour le moment. La particularité de Harewood, c'est de copier le prince en tout. Un jour, le prince avait mis la queue sous le collet de son habit, croyant que la queue commençait à passer de mode. Harewood de couper la sienne. Voici Lumley, l’homme laid, comme on le nommait à Paris. L'autre, c'est Lord Foley, qu'on surnomme le numéro onze en raison de la minceur de ses jambes.

— Voici Mr Brummel, monsieur, dis-je.

— Oui, il va venir nous trouver bientôt. Ce jeune homme a certainement de l'avenir. Remarquez-vous la façon dont il regarde autour de lui, de dessous ses paupières, comme si c'était par condescendance qu'il est venu. Les petites poses sont insupportables, mais quand elles sont poussées jusqu'aux derniers extrêmes, elles deviennent respectables. Comment va, Georges?

— Avez-vous entendu ce qu'on dit de Vereker Merton? demanda Brummel qui se promenait avec un ou deux autres beaux sur ses talons. Il s'est sauvé avec la cuisinière de son père et l'a bel et bien épousée.

— Qu'a fait Lord Merton?

— Il les a félicités chaleureusement et a reconnu qu'il avait toujours méconnu l'esprit de son fils. Il va habiter avec le jeune couple et consent à une forte pension, à la condition que la mariée continue à exercer sa profession. À propos, Tregellis, il court des bruits que vous seriez sur le point de vous marier?

— Je ne crois pas, répondit mon oncle. Ce serait une faute que d'accabler une seule personne sous des attentions que tant d'autres seraient enchantées de se partager.

— Ma façon de voir absolument, et exprimée de la manière la plus heureuse! s'écria Brummel. Est-ce juste de briser une douzaine de coeurs pour donner à un seul l’ivresse du ravissement? Je pars la semaine prochaine pour le continent.

— Les recors, demanda un de ses voisins.

— Pas si bas que cela, Pierrepont. Non, non, c'est pour combiner l'agrément et l'instruction. En outre, il est nécessaire d'aller à Paris pour nos petites affaires et s'il y a des chances pour qu'une nouvelle guerre éclate, il serait bon de s'en assurer une provision.

— C'est parfaitement juste, dit mon oncle, qui semblait avoir à coeur de ne pas se laisser surpasser en extravagance par Brummel. Je faisais ordinairement venir mes gants soufre du Palais-Royal. En 93, quand la guerre a éclaté, j'en ai été privé pendant neuf ans. Si je n'avais pas loué un lougre tout exprès pour en introduire en contrebande, j'aurais peut-être été réduit à notre cuir tanné d'Angleterre.

— Les Anglais sont supérieurs pour fabriquer un fer à repasser ou un tisonnier, mais tout ce qui demande plus de délicatesse est hors de leur portée.

— Nos tailleurs sont bons, s'écria mon oncle, mais nos étoffes laissent à désirer par le goût et la variété. La guerre nous a rendus plus rococos que jamais. Elle nous a interdit les voyages. Il n'y a rien qui vaille comme les voyages pour former l'intelligence. L'année dernière, par exemple, je suis tombé sur de nouvelles étoffes pour gilets, sur la place Saint-Marc, à Venise. C'était jaune avec les plus jolis chatoiements rouges qu'on pût trouver. Comment aurais-je pu voir cela si je n'avais pas voyagé? J'en emportai avec moi et pendant quelque temps cela fit fureur.

— Le prince s'en éprit aussi.

— Oui, en général, il se conforme à ma direction. L'année dernière, nous étions habillés d'une façon si semblable qu'on nous prenait souvent l'un pour l'autre. Ce que je dis là n'est pas à mon avantage, mais c'était ainsi. Il se plaint souvent que les mêmes choses ne vont pas si bien sur lui que sur moi. Mais puis-je faire la réponse qui se présente d'elle-même? À propos, Georges, je ne vous ai pas vu au bal de la marquise de Douvres.

— Oui, j'y étais et j'y suis resté environ un quart d'heure. Je suis surpris que vous ne m'y ayez pas vu. Toutefois, je ne suis pas allé plus loin que l'entrée, car une préférence injuste donne lieu à de la jalousie.

— J'y suis allé dès la première heure, dit mon oncle, car j'avais entendu dire qu'il y aurait des débutantes fort passables. Je suis toujours enchanté quand je trouve l'occasion de faire un compliment à quelqu'une d'entre elles. C'est une chose qui est arrivée, mais rarement, car j'ai un idéal que je maintiens bien haut.

C'est ainsi que causaient ces personnages singuliers.

Pour moi, en les regardant tour à tour, je ne pouvais m'imaginer pourquoi ils n'éclataient pas de rire au nez l'un de l'autre.

Bien loin de là, leur conversation était fort grave et semée d'un nombre infini de petites révérences. À chaque instant, ils ouvraient et fermaient leurs tabatières, déployaient des mouchoirs brodés. Un véritable rassemblement s'était formé autour d'eux et je m'aperçus fort bien que cette conversation avait été considérée comme un match entre les deux hommes que l'on regardait comme des arbitres se disputant l'empire de la mode.

Le marquis de Queensberry y mit fin en passant son bras sous celui de Brummel et l'emmenant, pendant que mon oncle faisait saillir son devant de chemise en batiste à dentelles et agitait ses manchettes, comme s'il était satisfait de la figure qu'il avait faite dans la partie.

Quarante-sept ans se sont écoulés, depuis que j'écoutais ce cercle de dandys; et maintenant où sont leurs petits chapeaux, leurs gilets mirobolants et leurs bottes, devant lesquelles on eût pu faire son noeud de cravate.

Ils menaient d'étranges existences ces gens-là, et ils moururent d'étrange façon, quelques-uns de leurs propres mains, d'autres dans la misère, d'autres dans la prison pour dettes, et d'autres enfin, comme ce fut le cas pour le plus brillant d'entre eux, à l'étranger, dans une maison de fous.

— Voici le salon de jeu, Rodney, dit mon oncle quand nous passâmes par une porte ouverte qui se trouvait sur notre trajet.

J'y jetai un coup d'oeil et je vis une rangée de petites tables couvertes de serge verte, autour desquelles étaient assis de petits groupes.

À un bout, il y avait une table plus longue d'où partait un murmure continuel de voix.

— Vous pouvez perdre tout ce que vous voudrez ici, dit mon oncle, à moins que vous n'ayez des nerfs et du sang-froid. Ah! Sir Lothian, j'espère que la chance est de votre côté? Un homme de haute taille, mince, à figure dure et sévère, s'était avancé de quelques pas hors de la pièce.

Sous ses sourcils touffus, pétillaient deux yeux, vifs, gris, fureteurs.

Ses traits grossiers étaient profondément creusés aux joues et aux tempes comme du silex rongé par l'eau.

Il était entièrement vêtu de noir et je remarquai qu'il avait un balancement des épaules comme s'il avait bu.

— Perdu comme un démon, dit-il d'un ton saccadé.

— Aux dés?

— Non, au whist.

— Vous n'avez pas dû être fortement atteint à ce jeu-là?

— Ah! vous croyez, dit-il d'une voix grognonne, en jouant cent livres la levée et mille le point, et perdant cinq heures de suite. Eh bien! Qu'est-ce que vous dites de cela?

Mon oncle fut évidemment frappé de l'air hagard qu'avait la physionomie de l'autre homme.

— J'espère que vous n'en êtes pas trop mal en point.

— Assez mal. Je n'aime pas trop à parler de cela. À propos,
Tregellis, avez-vous trouvé déjà votre homme pour cette lutte?

— Non. — Il me semble que vous lanternez depuis bien longtemps. Vous savez, on joue ou l'on paie. Je demanderai le forfait si vous n'en venez pas au fait.

— Si vous fixez une date, j'amènerai mon homme, Sir Lothian, dit mon oncle avec froideur.

— Mettons quatre semaines à partir d'aujourd'hui, si cela vous convient.

— Parfaitement, le 18 mai.

— J'espère que d'ici ce jour-là, j'aurai changé de nom.

— Comment cela? demanda mon oncle étonné.

— Il se pourrait fort bien que je devienne Lord Avon.

— Quoi! Est-ce que vous auriez des nouvelles? demanda mon oncle d'une voix où je remarquai un tremblement.

— J'ai envoyé mon agent à Montevideo. Il croit avoir la preuve que Lord Avon y est mort. En tout cas, il est absurde de supposer que parce qu'un assassin se dérobe à la justice…

— Je ne vous permets pas d'employer ce terme-là, Sir Lothian, dit mon oncle d'un ton sec.

— Vous étiez là aussi bien que moi: Vous savez qu'il était le meurtrier.

— Je vous répète que vous ne le direz pas.

Les petits yeux gris et méchants de sir Lothian durent s'abaisser devant la colère impérieuse qui brillait dans ceux de mon oncle.

— Eh bien! Même en laissant cela de côté, il est monstrueux que le titre et les domaines restent ainsi en suspens pour toujours. Je suis l'héritier, Tregellis, et j'entends faire valoir mes droits.

— Je suis, et vous le savez bien, l'ami intime de Lord Avon, dit mon oncle avec raideur. Sa disparition n'a en rien diminué mon affection pour lui et tant que son sort n'aura pas été établi d'une manière certaine, je ferai tout mon possible pour que ses droits à lui soient également respectés.

— Ses droits, c'est de tomber au bout d'une longue corde et d'avoir l'échiné brisée, répondit sir Lothian.

Et alors, changeant subitement de manières, il posa la main sur la manche de mon oncle:

— Allons, allons, Tregellis! J'étais son ami autant que vous, dit-il. Nous ne pouvons rien changer aux faits et il est un peu tard, aujourd'hui, pour nous chamailler à ce propos. Votre invitation reste fixée à vendredi soir?

— Certainement.

— J'amènerai avec moi Wilson le Crabe et nous arrangerons définitivement les conditions de notre petit pari.

— Très bien, sir Lothian. J'espère vous voir.

Ils se saluèrent. Mon oncle s'arrêta un instant à le suivre des yeux pendant qu'il se mêlait à la foule.

— Bon sportsman, mon neveu, dit-il, hardi cavalier, le meilleur tireur au pistolet de toute l'Angleterre, mais… homme dangereux.

X — LES HOMMES DU RING

Ce fut à la fin de ma première semaine passée à Londres, que mon oncle donna un souper à la Fantaisie, comme c'était l'habitude des gentlemen de cette époque, qui voulaient faire figure dans ce public comme Corinthiens et patrons de sport.

Il avait invité non seulement les principaux champions de l'époque, mais encore les personnages à la mode qui s'intéressaient le plus au ring: Mr Flechter Reid, lord Say and Sele, sir Lothian Hume, sir John Lade, le colonel Montgomery, sir Thomas Apreece, l'honorable Berkeley Craven, et bien d'autres.

Le bruit s'était déjà répandu dans les clubs que le prince serait présent et l'on recherchait avec ardeur les invitations.

La Voiture et les Chevaux était une maison bien connue des gens de sport.

Elle avait pour propriétaire un ancien professionnel, pugiliste de valeur.

L'aménagement en était primitif autant qu'il le fallait pour satisfaire le bohémien le plus accompli.

Une des modes les plus curieuses, qui aient disparu maintenant, voulait que les gens, blasés sur le luxe et la haute vie, eussent l'air de trouver un plaisir piquant à descendre jusqu'aux degrés les plus bas de l'échelle sociale.

Aussi, les maisons de nuit et les tapis francs de Covent-Garden et de Haymarket réunissaient-ils souvent sous leurs voûtes enfumées une illustre compagnie.

C'était pour ces gens-là un changement que de tourner le dos à la cuisine de Weltjie ou d'Ude, au chambertin du vieux Q… pour aller dîner dans une maison où se réunissaient des commissionnaires pour y manger une tranche de boeuf et la faire descendre au moyen d'une pinte d'ale bue à la cruche d'étain.

Une foule grossière s'était amassée dans la rue pour voir entrer les champions.

Mon oncle m'avertit de surveiller mes poches pendant que nous la traversions.

À l'intérieur était une pièce tendue de rideaux d'un rouge d'étain, au sol sablé, aux murs garnis de gravures représentant des scènes de pugilat et des courses de chevaux. Des tables aux taches brunes, produites par les liqueurs, étaient disposées çà et là.

Autour d'une d'elles, une demi-douzaine de gaillards à l'aspect formidable étaient assis, tandis que l'un d'eux, celui qui avait l'air le plus brutal, y était perché balançant les jambes. Devant eux était un plateau chargé de petits verres et de pots d'étain.

— Les amis avaient soif, monsieur, aussi leur ai-je apporté un peu d'ale, de délie-langues, dit à demi-voix l'hôtelier. J'espère que vous n'y trouverez pas d'inconvénient.

— Vous avez très bien fait, Bob. Comment ça va-t-il, vous tous? Comment allez-vous, Maddox? et vous, Baldwin? Ah! Belcher, je suis enchanté de vous voir.

Les champions se levèrent et ôtèrent leur chapeau à l'exception de l'individu assis sur la table qui continua à balancer ses jambes et à regarder très froidement et bien en face mon oncle.

— Comment ça va, Berks?

— Pas trop mal et vous?

— Dites: monsieur, quand vous parlez à un m'sieur, dit Belcher et aussitôt, donnant une brusque secousse à la table, il lança Berks presque entre les bras de mon oncle.

— Hé Jem, pas de ça! dit Berks d'un ton bourru.

— Je vous apprendrai les bonnes manières, Joe, puisque votre père a oublié de le faire. Vous n'êtes pas ici pour boire du tord- boyaux dans un sale taudis, mais vous êtes en présence de nobles personnes, de Corinthiens à la dernière mode, et vous devez vous régler sur leurs façons.

— J'ai été considéré toujours comme une manière de noble personne, moi-même, dit Berks la langue épaisse, mais si par hasard j'avais dit ou fait quelque chose que je ne doive pas…

— Voyons, là, Berks, c'est très bien, s'écria mon oncle, qui avait à coeur d'arranger les choses et de couper court à toute querelle au début de la soirée. Voici d'autres de nos amis. Comment ça va-t-il, Apreece? et vous aussi, colonel? Eh bien! Jackson, vous paraissez avoir gagné immensément. Bonsoir, Lade, j'espère que Lady Lade ne s'est pas trouvée trop mal de notre charmante promenade en voiture? Ah! Mendoza, vous avez l'air aujourd'hui en assez bonne forme pour jeter votre chapeau par- dessus les cordes. Sir Lothian, je suis heureux de vous voir. Vous trouverez ici quelques vieux amis.

Parmi la foule mobile des Corinthiens et des boxeurs qui se pressaient dans la pièce, j'avais entrevu la carrure solide et la face épanouie du champion Harrison.

Sa vue me fit l'effet d'une bouffée d'air de la dune du Sud qui avait pénétré jusque dans cette chambre au plafond bas, sentant l'huile, et je courus pour lui serrer la main.

— Ah! maître Rodney. Ou bien dois-je vous appeler monsieur Stone, comme je le suppose? Vous êtes si changé qu'on ne vous reconnaîtrait pas. J'ai bien de la peine à croire que c'est véritablement vous qui veniez si souvent tirer le soufflet, quand le petit Jim et moi nous étions à l'enclume. Eh! comme vous voilà beau, pour sûr!

— Quelles nouvelles apportez-vous de Friar's Oak? demandai-je avec empressement.

— Votre père est venu faire un tour chez moi pour causer de vous, et il me dit que la guerre va éclater de nouveau, et qu'il espère vous voir à Londres dans peu de jours, car il doit se rendre ici pour visiter Lord Nelson et se mettre en quête d'un vaisseau. Votre mère se porte bien. Je l'ai vue dimanche à l'église.

— Et Petit Jim?

La figure bonhomme du champion Harrison s'assombrit.

— Il s'était mis sérieusement en tête de venir ici, ce soir, mais j'avais des raisons pour ne pas le désirer, de sorte qu'il y a un nuage entre nous. C'est le premier, et cela me pèse, maître Rodney. Entre nous, j'ai de très bonnes raisons pour désirer qu'il reste avec moi et je suis sûr qu'avec sa fierté de caractère et ses idées, il n'arriverait jamais à retrouver son équilibre une fois qu'il aurait goûté de Londres. Je l'ai laissé là-bas, avec une besogne suffisante pour le tenir occupé jusqu'à mon retour près de lui.

Un homme de haute taille, de proportions superbes et très élégamment vêtu, s'avançait vers nous.

Il nous regarda fixement, tout surpris, et tendit la main à mon interlocuteur.

— Eh quoi? Jack Harrison? Une vraie résurrection. D'où venez- vous?

— Enchanté de vous voir, Jackson, dit mon ami. Vous avez l'air aussi jeune et aussi solide que jamais.

— Mais oui, merci, j'ai déposé la ceinture le jour où je n'ai plus trouvé personne avec qui je puisse lutter, et je me suis mis à donner des leçons.

— Et moi j'exerce le métier de forgeron, par là-bas, dans le
Sussex.

— Je me suis souvent demandé pourquoi vous n'avez pas guigné ma ceinture. Je vous le dis franchement, d'homme à homme, je suis très content que vous ne l'ayez pas fait.

— Eh bien! C'est très beau de votre part de parler ainsi, Jackson. Je l'aurais peut-être essayé, mais la bonne femme s'y est opposée. Elle a été une excellente épouse pour moi, et je n'ai pas un mot à dire contre elle. Mais je me sens quelque peu isolé, car tous ces jeunes gens ont paru depuis mon temps.

— Vous pourriez en battre quelques-uns encore, dit Jackson en palpant les biceps de mon ami. Jamais on ne vit meilleure étoile dans un ring de vingt-quatre pieds. Ce serait une vraie fête que de vous voir aux prises avec certains de ces jeunes. Voulez-vous que je vous engage contre eux?

Les yeux d'Harrison étincelèrent à cette idée, mais il secoua la tête.

— C'est inutile, Jackson, j'ai promis à ma vieille. Voilà Belcher. N'est-ce pas ce jeune gaillard à belle tournure, à l'habit si voyant.

— Oui, c'est Jem, vous ne l'avez pas vu, c'est un joyau.

— Je l'ai entendu dire. Quel est ce tout jeune, qui est près de lui? Il m'a l'air d'un solide gars.

— C'est un nouveau qui vient de l'Ouest. On le nomme Wilson le
Crabe.

Harrison le considéra avec intérêt.

— J'ai entendu parler de lui. On organise un match sur lui, n'est-ce pas?

— Oui, Sir Lothian Hume, le gentleman à figure maigre que l'on voit là-bas, l'a retenu contre l'homme de sir Charles Tregellis. Nous allons apprendre des nouvelles de ce match ce soir, à ce qu'il paraît. Jem Belcher s'attend à de beaux exploits de la part de Wilson le Crabe. Voici Tom le frère de Belcher. Il cherche aussi un engagement. On dit qu'il est plus vif que Jem avec les gants, mais qu'il ne frappe pas aussi dur. J'étais en train de parler de votre frère, Jem.

— Le petit fera son chemin, dit Belcher qui s'était approché. Pour le moment, il se joue plutôt qu'il ne se bat, mais quand il aura jeté sa gourme, je le tiens contre n'importe lequel de ceux qui sont sur la liste. Il y a dans Bristol, en ce moment, autant de champions qu'il y a de bouteilles dans un cellier. Nous en avons reçu deux de plus — Gully et Pearse —qui feront souhaiter à vos tourtereaux de Londres, qu'ils retournent bientôt dans leur pays de l'Ouest.

— Voici le Prince, dit Jackson, à un bourdonnement confus qui vint de la porte.

Je vis Georges s'avancer à grands fracas avec un sourire bienveillant sur sa face pleine de bonhomie.

Mon oncle lui souhaita la bienvenue et lui amena quelques
Corinthiens pour les lui présenter.

— Nous aurons des ennuis, vieux, dit Belcher à Jackson. Berks boit du gin à même la cruche et vous savez quel cochon ça fait quand il est saoul.

— Il faut lui mettre un bouchon, papa, dirent plusieurs des autres boxeurs. Quand il est à jeun on ne peut pas dire qu'il est un charmeur, mais quand il est chargé, il n'y a plus moyen de le supporter.

Jackson, en raison de ses prouesses et du tact dont il faisait preuve, avait été choisi comme ordonnateur en chef de tout ce qui concernait le corps des boxeurs, qui le désignait habituellement sous le nom de commandant en chef.

Lui et Belcher s'approchèrent de la table sur laquelle Berks s'était perché.

Le coquin avait déjà la figure allumée, les yeux lourds et
injectés.
— Il faut bien vous tenir ce soir, Berks, dit Jackson. Le Prince
est ici et…

— Je ne l'ai pas encore aperçu, dit Berks quittant la table en chancelant. Où est-il, patron? Allez lui dire que Joe Berks serait très fier de le secouer par la main.

— Non, pas de ça, Joe, dit Jackson en posant la main sur la poitrine de Berks qui faisait un effort pour se frayer passage dans la foule. Vous ferez bien de vous tenir à votre place. Sinon nous vous mettrons à un endroit où vous ferez autant de bruit qu'il vous plaira.

— Où est-il cet endroit, patron?

— Dans la rue, par la fenêtre. Nous entendons avoir une soirée tranquille, comme Jem Belcher et moi nous allons vous le montrer, si vous prétendez nous faire voir de vos tours de Whitechapel.

— Doucement, patron, grogna Berks, sûrement j'ai toujours eu la réputation de me conduire comme il faut.

— C'est ce que j'ai toujours dit, Berks, et tâchez de vous conduire comme si vous l’étiez. Mais voici que notre souper est prêt. Le Prince et Lord Sele font leur entrée. Deux à deux, mes gars, et n'oubliez pas dans quelle société vous êtes.

Le repas fut servi dans une grande salle où le drapeau de la Grande-Bretagne et des devises en grand nombre décoraient les murs.

Les tables étaient arrangées de façon à former les trois côtés d'un carré.

Mon oncle occupait le centre de la plus grande et avait le Prince à sa droite, Lord Sele à sa gauche. Il avait eu la sage précaution de répartir les places à l'avance, de manière à répartir les gentlemen parmi les professionnels et à éviter le danger de mettre côte à côte deux ennemis, comme celui de placer un homme, qui avait été récemment vaincu, à côté de son vainqueur.

Quant à moi, j'avais d'un côté le champion Harrison et de l'autre un gros gaillard à figure épanouie qui m'apprit qu'il se nommait Bill War, qu'il était propriétaire d'un public house à l'Unique Tonne dans Jermyn Street, et qu'il était un des plus rudes champions de la liste.

— C'est ma viande qui me perd, monsieur, me dit-il. Ça me pousse sur le corps avec une rapidité surprenante. Je devrais me battre à treize stone huit onces et je suis arrivé au poids de dix-sept. Ce sont les affaires qui en sont la cause. Il faut que je reste derrière le comptoir toute la journée et pas moyen de refuser une tournée de peur de fâcher un client. Voilà qui a perdu plus d'un champion avant moi.

— Vous devriez prendre ma profession, dit Harrison. Je me suis fait forgeron et je n'ai pas pris un demi-stone de plus en quinze ans.

— Chez nous, les uns se mettent à un métier, les autres à un autre, mais le plus grand nombre se font tenanciers de bars pour leur compte.

— Voyez Will Wood que j'ai battu en quarante rounds au beau milieu d'une tempête de neige par là-bas, du côté de Navestock. Il conduit une voiture de louage. Le petit Firby, ce bandit, est garçon de café à présent. Dick Humphries… il est marchand de charbon, il a toujours tenu à être distingué. Georges Ingleston est voiturier chez un brasseur. Mais quand on vit à la campagne, il y a au moins une chose qu'on ne risque pas, c'est d'avoir des jeunes Corinthiens et des étourneaux de bonne famille toujours devant vous à vous provoquer en face.

C'était bien le dernier inconvénient auquel, selon moi, fût exposé un professionnel fameux par ses victoires, mais plusieurs gaillards à figures bovines, qui étaient de l'autre côté de la table, approuvèrent de la tête.

— Vous avez raison, Bill, dit l'un d'eux. Personne n'a autant que moi d'ennuis avec eux. Un beau soir, les voilà qui entrent dans mon bar, échauffés par le vin. «C'est vous qui êtes Tom Owen, le boxeur, que dit l'un d'eux» «À votre service, Monsieur, que je réponds.» «Eh bien, attrapez ça,» dit-il, et voilà une bourrade sur le nez, ou bien ils me lancent une gifle du revers de la main, à travers les chopes, ou bien c'est autre chose. Alors, ils peuvent aller brailler partout qu'ils ont tapé sur Tom Owen.

— Est-ce que vous ne leur débouchez pas quelques fioles en récompense? demanda Harrison.

— Je ne discute jamais avec eux; je leur dis: «À présent, Messieurs, ma profession est celle de boxeur et je ne me bats pas pour l'amour de l'art, pas plus qu'un médecin ne vous drogue pour rien, pas plus qu'un boucher ne vous fait cadeau de ses tranches de rumsteak. Faites une petite bourse, mon maître, et je vous promets de vous faire honneur. Mais ne vous figurez pas que vous aller sortir d'ici, vous faire gorger à l'oeil par un champion de poids moyen.»

— C'est aussi comme cela que je fais, Tom, dit son gros voisin. S'ils mettent une guinée sur le comptoir — ils n'y manquent pas quand ils ont beaucoup bu — je leur donne ce que j'estime valoir une guinée et je ramasse l'argent.

— Mais s'ils ne le font pas. — Eh bien! dans ce cas, il s'agit d'une attaque ordinaire contre un fidèle sujet de Sa Majesté, le nommé William War. Je les traîne devant le magistrat le lendemain. Ça leur coûte huit jours ou vingt shillings.

Pendant ce temps, le souper avançait à grand train.

C'était un de ces repas solides et peu compliqués qui étaient à la mode au temps de nos grands-pères et cela vous expliquera, à certains d'entre vous, pourquoi ils n'ont jamais connu ces parents-là.

De larges tranches de boeuf, des selles de mouton, des langues fumées, des pâtés de veau et de jambon, des dindons, des poulets, des oies, toutes les sortes de légumes, un défilé de sherrys ardents, de grosses ales, tel était le fond principal du festin.

C'était la même viande et la même cuisine devant laquelle auraient pu s'attabler, quatorze siècles auparavant, leurs ancêtres norvégiens et germains.

Et à vrai dire, comme je contemplais à travers la vapeur des plats ces rangées de trognes farouches et grossières, ces larges épaules, qui s'arrondissaient par-dessus la table, j'aurais pu croire que j'assistais à une de ces plantureuses bombances de jadis, où les sauvages convives rongeaient la viande jusqu'à l'os, puis, en leurs jeux meurtriers, jetaient leurs restes à la tête de leurs captifs.

Ça et là, la figure plus pâle et les traits aquilins d'un Corinthien rappelaient de plus près le type normand, mais en grande majorité ces faces stupides, lourdes, aux joues rebondies, faces d'hommes pour qui la vie était une bataille, évoquaient la sensation la plus exacte possible dans notre milieu, de ce que devaient être ces farouches pirates, ces corsaires qui nous portaient dans leurs flancs. Et cependant, lorsque j'examinais attentivement, un à un, chacun des hommes que j'avais en face de moi, il m'était aisé de voir que les Anglais, bien qu'ils fussent dix contre un, n'avaient pas été les seuls maîtres du terrain, mais que d'autres races s'étaient montrées capables de produire des combattants dignes de se mesurer avec les plus forts.

Sans doute, il n'y avait personne dans l'assistance qui fût comparable à Jackson ou à Belcher, pour la beauté des proportions et la bravoure. Le premier était remarquable par la structure magnifique, l'étroitesse de sa taille, la largeur herculéenne de ses épaules. Le second avait la grâce d'une antique statue grecque, une tête dont plus d'un sculpteur eut voulu reproduire la beauté. Il avait dans les reins, les membres, l'épaule, cette longueur, cette finesse de lignes qui lui donnaient l'agilité, l’activité de la panthère.

Déjà, pendant que je le regardais, j'avais cru voir sur sa physionomie comme une ombre tragique.

Je pressentais en quelque sorte l'événement qui devait arriver quelques mois plus tard, cette balle de raquette dont le choc lui fit perdre pour toujours la vue d'un côté.

Mais, avec son coeur fier, il ne se laissa pas arracher son titre sans lutte.

Aujourd'hui encore, vous pouvez lire le détail de ce combat où le vaillant champion, n'ayant qu'un oeil et mis ainsi hors d'état de juger exactement la distance, lutta pendant trente-cinq minutes contre son jeune et formidable adversaire, et alors, dans l'amertume de sa défaite, on l'entendit exprimer son chagrin au sujet de l'ami qui l'avait soutenu de toute sa fortune.

Si à cette lecture, vous n'êtes pas ému, c'est qu'il doit manquer en vous certaine chose indispensable pour faire de vous un homme.

Mais, s'il n'y avait autour de la table aucun homme capable de tenir tête à Jackson ou à Jem Belcher, il y en avait d'autres d'une race, d'un type différents, possédant des qualités qui faisaient d'eux de dangereux boxeurs.

Un peu plus loin dans la pièce, j'aperçus la face noire et la tête crépue de Bill Richmond portant la livrée rouge et or de valet de pied.

Il était destiné à être le prédécesseur des Molineaux, des Sutton, de toute cette série de boxeurs noirs qui ont fait preuve de cette vigueur de muscle, de cette insensibilité à la douleur qui caractérisent l'Africain et lui assurent un avantage tout particulier, dans le sport du ring. Il pouvait aussi se glorifier d'avoir été le premier Américain de naissance qui eût conquis des lauriers sur le ring anglais.

Je vis aussi la figure aux traits fins de Dan Mendoza le juif, qui venait alors de quitter la vie active.

Il laissait derrière lui une réputation d'élégance, de science accomplie qui depuis lors, jusqu'à ce jour, n'a point été surpassée.

La seule critique qu'on pût lui faire était de ne pas frapper avec assez de force. C'était certes un reproche qu'on n'eût point adressé à son voisin, dont la figure allongée, le nez aquilin, les yeux noirs et brillants indiquaient clairement qu'il appartenait à la même vieille race.

Celui-là, c'était le formidable Sam, le Hollandais qui se battait au poids de neuf stone six onces, mais néanmoins, possédait une telle vigueur dans ses coups, que par la suite, ses admirateurs consentaient à le patronner contre le champion de quatorze stone, à la condition qu'ils fussent tous deux liés à cheval sur un banc.

Une demi-douzaine d'autres figures juives au teint blême prouvaient avec quelle ardeur les Juifs de Houndsditch et de Whitechapel s'étaient adonnés à ce sport de leur pays adoptif et qu'en cette carrière, comme en d'autres plus sérieuses de l'activité humaine, ils étaient capables de se mesurer avec les plus forts.

Ce fut mon voisin War qui mit le plus grand empressement à me faire connaître ces célébrités, dont la réputation avait retenti dans nos plus petits villages du Sussex.

— Voici, dit-il, Andrew Gamble le champion irlandais. C'est lui qui a battu Noah James de la Garde, et qui a ensuite été presque tué par Jem Belcher dans le creux du banal de Wimbledon, tout près de la potence d'Abbershaw. Les deux qui viennent après lui sont aussi des Irlandais, Jack O'Donnell et Bill Ryan. Quand vous trouvez un bon irlandais, vous ne sauriez rien trouver de mieux, mais ils sont terriblement traîtres. Ce petit gaillard à figure narquoise, c'est Cab Baldwin, le fruitier, celui qu'on appelle l'orgueil de Westminster. Il n'a que cinq pieds sept pouces et ne pèse que neuf stone cinq, mais il a autant de coeur qu'un géant. Il n'a jamais été battu, et il n'y a personne, ayant son poids à un stone près, qui soit capable de le battre, excepté le seul Sam le Hollandais. Voici Georges Maddox, un autre de la même couvée, un des meilleurs boxeurs qui aient jamais mis habit bas. Ce personnage à l'air comme il faut, et qui mange avec une fourchette, celui qui a la tournure d'un Corinthien, à cela près que la bosse de son nez n'est pas tout à fait à sa place, c'est Dick Humphries, le même qui était le Coq des poids moyens jusqu'au jour où Mendoza vint lui couper la crête. Vous voyez cet autre à la tête grisonnante et des cicatrices sur la figure?

— Eh mais, c'est Tom Faulkner, le joueur de cricket, s'écria Harrison, en regardant dans la direction qu'indiquait le doigt de War. C'est le joueur le plus agile des Midlands et quand il était en pleine vigueur, il n'y avait guère de boxeurs en Angleterre qui fussent capables de lui tenir tête.

— Vous avez raison, Jack Harrison. Il fut un des trois qui se présentèrent, lorsque les trois champions de Birminghan portèrent un défi aux trois champions de Londres. C'est un arbre toujours vert, ce Tom. Eh bien, il avait cinquante cinq ans passés quand il défia et battit en cinquante minutes Jack Hornhill qui avait assez d'endurance pour venir à bout de bien des jeunes. Il est préférable de rendre des points en poids qu'en années.

— La jeunesse aura son compte, dit de l'autre côté de la table une voix chevrotante. Oui, mes maîtres, les jeunes auront leur compte.

L'homme, qui venait de parler, était le personnage le plus extraordinaire qu'il y eut dans cette salle où s'en trouvaient de si extraordinaires.

Il était vieux, très vieux, si vieux même qu'il échappait à toute comparaison et personne n'eut été en état de dire son âge, d'après sa peau momifiée et ses yeux de poisson.

Quelques rares cheveux gris étaient épars sur son crâne jauni. Quant à ses traits, ils avaient à peine quelque chose d'humain, tant ils étaient déformés, car les rides profondes et les poches flasques de l'extrême vieillesse étaient venues s'ajouter sur une figure qui avait toujours été d'une laideur grossière et que bien des coups avaient achevé de pétrir et d'écraser.

Dès le commencement du repas, j'avais remarqué cet être-là, qui appuyait sa poitrine contre le bord de la table, comme pour y trouver un soutien nécessaire, et qui épluchait, d'une main tremblante, les mets placés devant lui.

Mais, peu à peu, comme ses voisins le faisaient boire copieusement, ses épaules reprirent de leur carrure. Son dos se raidit, ses yeux s'allumèrent, et il regarda autour de lui, d'abord avec surprise, comme s'il ne se rappelait pas bien comment il était venu là, puis avec une expression d'intérêt véritablement croissant.

Il écoutait, en se faisant de sa main un cornet acoustique, les conversations de ceux qui l'entouraient.

— C'est le vieux Buckhorse, dit à demi-voix le champion Harrison. Il était exactement comme cela, il y a vingt ans, quand j'entrai pour la première fois dans le ring. Il y eut un temps où il était la terreur de Londres.

— Oui, il l'était, dit Bill War. Il se battait comme un cerf dix- cors et il avait une telle endurance qu'il se laissait jeter à terre d'un coup de poing, par le premier fils de famille venu, pour une demi-couronne. Il n'avait pas à ménager sa figure, voyez- vous, car il a toujours été l'homme le plus laid d'Angleterre. Mais voilà bien près de soixante ans qu'on lui a fendu l'oreille et il a fallu lui flanquer plus d'une raclée pour lui faire comprendre enfin que la force le quittait.

— La jeunesse aura son compte, mes maîtres, ronronnait le vieux en secouant pitoyablement la tête.

— Remplissez-lui son verre, dit War. Eh! Tom, versez-lui une goutte de tord-boyaux à ce vieux Buckhorse. Réchauffez-lui le coeur.

Le vieux versa un verre de gin dans sa gorge ridée. Cela produisit sur lui un effet extraordinaire.

Une lueur brilla dans chacun de ses yeux éteints.

Une légère rougeur se montra sur ses joues cireuses.

Ouvrant sa bouche édentée, il lança soudain un son tout particulier, argentin comme celui d'une cloche au son musical.

De rauques éclats de rire de toute la compagnie y répondirent. Des figures allumées se penchèrent en avant les unes des autres pour apercevoir le vétéran.

— C'est Buckhorse, cria-t-on, c'est Buckhorse qui ressuscite.

— Riez si vous voulez, mes maîtres, s'écria-t-il dans son jargon de Lewkner Lane en levant ses deux mains maigres et sillonnées de veines. Il ne se passera pas longtemps avant que vous voyiez mes griffes qui ont cogné sur la boule de Figg et sur celle de Jack Broughton et celle de Harry Gray et bien d'autres boxeurs fameux qui se battaient pour gagner leur pain, avant que vos pères fussent capables de manger leur soupe.

La compagnie se remit à rire et à encourager le vétéran, par des cris où l'intonation railleuse n'était pas dépourvue de sympathie.

— Servez-les bien, Buckhorse, arrangez-les donc. Racontez leur comment les petits s'y prenaient de votre temps.

Le vieux gladiateur jeta autour de lui un regard des plus dédaigneux.

— Eh! d'après ce que je vois, dit-il de son fausset aigu et chevrotant, il y en a parmi vous qui ne sont pas capables de faire partir une mouche posée sur de la viande. Vous auriez fait de très bonnes femmes de chambre, la plupart d'entre vous, mais vous vous êtes trompés de chemin, quand vous êtes entrés dans le ring.

— Donnez-lui un coup de torchon par la bouche, dit une voix enrouée.

— Joe Berks, dit Jackson, je me chargerais d'épargner au bourreau la peine de te rompre le cou, si Son Altesse royale n'était pas présente.

— Ça se peut bien, patron, dit le coquin à moitié ivre, qui se redressa en chancelant. Si j'ai dit quelque chose qui ne convienne pas à un m'sieu comme il faut…

— Asseyez-vous, Berks, cria mon oncle d'un ton si impérieux que l'individu retomba sur sa chaise.

— Eh bien! Lequel de vous regarderait en face Tom Slack, pépia le vieux, ou bien Jack Broughton, lui qui a dit au vieux duc de Cumberland qu'il se chargeait de démolir la garde du roi de Prusse, à raison d'un homme par jour, tous les jours du mois de l'année, jusqu'à ce qu'il fût venu à bout de tout le régiment, et le plus petit de ces gardes avait six pieds de long. Lequel d'entre vous aurait été capable de se remettre d'aplomb après le coup de torchon que donna le gondolier italien à Bob Wittaker?

— Qu'est-ce que c'était, Buckhorse? crièrent plusieurs voix.

— Il vint ici d'un pays étranger, et il était si large qu'il se mettait de profil pour passer par une porte. Il y était forcé sur ma parole, et il était si fort que partout où il cognait, il fallait que l'os parte en morceaux et quand il eut cassé deux ou trois mâchoires, on crut qu'il n'y aurait personne dans le pays en mesure de se lever contre lui. Pour lors, le roi s'en mêle. Il envoie un de ses gentilshommes trouver Figg pour lui dire: «Il y a un petit qui casse un os à chaque fois qu'il touche et ça fait peu d'honneur aux gars de Londres, s'ils le laissent partir sans lui avoir flanqué une rossée.» Comme ça Figg se lève et il dit: «Je ne sais pas, mon maître. Il peut bien casser la gueule à n'importe qui des gens de son pays, mais je lui amènerai un gars de Londres à qui il ne cassera pas la mâchoire quand même il se servirait d'un marteau pilon.» J'étais avec Figg au café Slaughter, qui existait alors, quand il a dit ça au gentilhomme du roi: et j'y vais, oui, j'y vais.

Après ces mots, il lança de nouveau ce cri singulier qui ressemblait à un son de cloche. Sur quoi les Corinthiens et les boxeurs se mirent de nouveau à rire et à l'applaudir.

— Son Altesse… c'est-à-dire le comte de Chester… serait charmé d'entendre jusqu'au bout votre récit Buckhorse, dit mon oncle à qui le prince venait de parler à voix basse.

— Eh bien, Altesse Royale, voici ce qui se passa. Au jour venu, tout le monde se rassembla dans l'amphithéâtre de Figg, le même qui se trouvait à Tottenham Court. Bob Wittaker était là, et ce grand bandit de gondolier italien y était aussi. Il y avait également là tout le beau monde. Ils étaient plus de vingt mille entassés qu'on aurait cru à voir leurs têtes, comme des pommes de terre dans un tonneau faisant des rangées sur les bancs tout autour. Et Jack Figg était là en personne pour veiller à ce qu'on jouât franc jeu dans cette lutte, avec un coquin de l'étranger. Tout le peuple était entassé en cercle, sauf qu'à un endroit il y avait un passage pour que les messieurs de la noblesse pussent aller prendre leurs places assises. Quant au ring, il était en charpente, comme c'était la coutume alors, et élevé d'une hauteur d'homme par-dessus la tête des gens. Bon! quand Bob eut été mis en face de ce géant italien, je lui dis: «Bob! donnez-lui un bon coup dans les soufflets», parce que j'avais bien vu qu'il était aussi enflé qu'une galette au fromage. Alors, Bob marche et comme il s'avance vers l'étranger, il reçoit un rude coup sur la boule. J'entendis le bruit sourd que ça fit et j'entendis passer quelque chose tout près de moi, mais quand je regardai, l'Italien était en train de se tâter les muscles au milieu de la scène, mais quant à Bob, impossible de l'apercevoir, pas plus que s'il n'était jamais venu là.

L'auditoire était suspendu aux lèvres du vieux boxeur.

— Eh bien! crièrent une douzaine de voix, eh bien, Buckhorse!
Est-ce qu'il l'avait avalé, quoi enfin?

— Eh bien, mes garçons, voilà justement ce que je me demandais quand tout à coup, je vois deux jambes qui se dressaient en l'air, au milieu du public, à une bonne distance de là. Je reconnus les jambes de Bob, parce qu'il portait une sorte de culotte jaune avec des rubans bleus aux genoux. Le bleu, c'était sa couleur. Alors, on le remit sur le bon bout. Oui, on lui fraya un passage et on l'applaudit pour lui donner du courage, quoiqu'il n'en eût jamais manqué. Tout d'abord il était si ébloui qu'il ne savait pas s'il était à l'église ou dans la prison du Maquignon, mais quand je l'eus mordu aux deux oreilles, il se secoua et revint à lui. «Nous allons nous y remettre, Buck» qu'il dit. «Il vous a marqué» dis- je. Et il cligna de l'oeil ou de ce qui lui en restait. Alors l'Italien lance de nouveau son poing, mais Bob fait un bond de côté et lui envoie un coup en pleine viande, avec toute la force que Dieu lui avait donnée.

— Eh bien? Eh bien?

— Eh bien! L'Italien avait reçu ça en plein sur la gorge et ça le fit ployer en deux comme une mesure de deux pieds. Alors, il se redresse et lance un cri. Jamais vous n'avez entendu chanter Gloria! Alléluia! de cette force-là. Et voilà que d'un bond, il saute à bas de l'estrade et enfile le passage libre de toute la vitesse de ses pattes. Tout le public se lève et part avec lui aussi vite qu'on pouvait, mais on riait, on riait! Tout le chenil était plein de gens sur trois de front, qui se tenaient les flancs comme s'ils eussent eu peur de se casser en deux. Bon, nous lui fîmes la chasse le long de Holborn jusque dans Fleet-Street, puis dans Cheapside, plus loin que la Bourse, et on ne le rattrapa qu'au bureau d'embarquement où il s'informait à quelle heure avait lieu le premier départ pour l'étranger.

Les rires redoublèrent, on fit tinter les verres sur la table, quand le vieux Buckhorse eut achevé son histoire.

Je vis le Prince de Galles remettre quelque chose au garçon qui s'approcha et glissa l'objet dans la main du vétéran. Il cracha dessus avant de le fourrer dans sa poche.

Pendant ce temps-là, la table avait été desservie. Elle était maintenant parsemée de bouteilles et de verres, et l'on distribuait de longues pipes de terre et des paquets de tabac.

Mon oncle ne fumait point, parce qu'il croyait que cette habitude noircissait les dents, mais un bon nombre de Corinthiens, et le Prince fut des premiers, donnèrent l'exemple en allumant leurs pipes.

Toute contrainte avait disparu.

Les boxeurs professionnels, allumés par le vin, s'interpellaient bruyamment d'un bout à l'autre des tables en envoyant à grands cris leurs souhaits de bienvenue à leurs amis qui se trouvaient à l'autre bout de la pièce.

Les amateurs, se mettant à l'unisson de la compagnie, n'étaient guère moins bruyants et, discutant à haute voix les mérites des uns et des autres, critiquaient à la face des professionnels leur manière de se battre et faisaient des paris sur les rencontres futures.

Au milieu de ce sabbat retentit un coup frappé d'un air autoritaire sur la table. Mon oncle se leva pour prendre la parole.

Tel qu'il était debout, sa figure pâle et calme, le corps si bien pris, je ne l'avais jamais vu sous un aspect si avantageux pour lui, car avec toute son élégance, il paraissait posséder un empire incontesté sur ces farouches gaillards.

On eût dit un chasseur qui va et vient sans souci, au milieu d'une meute qui bondit et aboie.

Il exprima son plaisir de voir un si grand nombre de bons sportsmen réunis, et reconnut l'honneur qui avait été fait tant à ses invités qu'à lui-même, par la présence, ce soir-là, d'une illustre personnalité qu'il devait mentionner sous le nom de comte de Chester.

Il était fâché que la saison ne lui eût pas permis de servir du gibier sur la table, mais il y avait autour d'elle de si beau gibier qu'on n'en regrettait pas l'absence.

Applaudissements et rires.

Selon lui, le sport du ring avait contribué à développer ce mépris de la douleur et du danger qui avait tant de fois contribué au salut du pays dans les temps passés et qui allait redevenir nécessaire s'il devait en croire ce qu'il avait entendu.

Si un ennemi débarquait sur nos rivages, alors, avec notre armée si peu nombreuse, nous serions dans la nécessité de compter sur la bravoure naturelle à la race, bravoure pliée à la persévérance par la vue et la pratique des sports virils. En temps de paix également, les règles du ring avaient été utiles, en ce qu'elles consolidaient les principes du jeu loyal, en ce qu'elles rendaient l'opinion publique hostile à l'usage du couteau ou des coups de bottes si répandu à l'étranger.

Il concluait en demandant que l'on bût au succès de la Fantaisie, en associant à ce toast le nom de John Jackson, le digne représentant et le type de ce qu'il y avait de plus admirable dans la boxe anglaise.

Jackson ayant répondu avec une promptitude et un à-propos qu'aurait pu lui envier plus d'un homme public, mon oncle se leva encore une fois.

— Nous sommes réunis, ce soir, dit-il, non seulement pour célébrer les gloires passées du ring professionnel, mais encore pour organiser des rencontres prochaines. Il serait aisé, maintenant que les patrons et les boxeurs sont groupés sous ce toit, de régler quelques accords. J'en ai moi-même donné l'exemple en faisant avec Sir Lothian Hume un match dont les conditions vont vous être communiquées par ce gentleman.

Sir Lothian se leva, un papier à la main.

— Altesse Royale et gentlemen, voici en peu de mots les conditions. Mon homme, Wilson le Crabe, de Gloucester, qui ne s'est jamais battu pour un prix, s'engage à une rencontre qui aura lieu le 18 mai de la présente année avec tout homme, quel que soit son poids, qui aura été choisi par Sir Charles Tregellis. Le choix de Sir Charles Tregellis est limité à un homme au-dessous de vingt ans ou au-dessus de trente-cinq de manière à exclure Belcher et les autres candidats aux honneurs du championnat. Les enjeux sont de deux mille livres contre mille livres. Deux cents livres seront payées par le gagnant à son homme. Qui se dédira, paiera. C'était chose curieuse que de voir avec quelle gravité tous ces gens-là, boxeurs et amateurs, penchaient la tête et jugeaient les conditions du match.

— On m'apprend, dit Sir John Lade, que Wilson le Crabe est âgé de vingt-trois ans, et que, sans avoir jamais disputé de prix dans un combat régulier, sur le ring public, il n'en a pas moins concouru pour des enjeux, dans l'enceinte des cordes, en maintes occasions.

— Je l'y ai vu six ou sept fois, dit Belcher.

— C'est précisément pour ce motif, Sir John, que je mise à deux contre un en sa faveur.

— Puis-je demander, dit le Prince, quels sont au juste la taille et le poids de Wilson?

— Altesse royale, c'est cinq pieds onze pouces et treize stone dix.

— Voila une taille et un poids qui suffisent de reste pour n'importe quel bipède, dit Jackson au milieu des murmures approbateurs des professionnels.

— Lisez les règles du combat, Sir Lothian.

— Le combat aura lieu le mardi 18 mai, à dix heures du matin, dans un endroit qui sera fixé postérieurement. Le ring sera un carré de vingt pieds de côté. Ni l’un ni l'autre des combattants ne se retirera à moins d'un coup décisif reconnu pour tel par les arbitres. Ceux-ci seront au nombre de trois, ils seront choisis sur le terrain, savoir deux pour les cas ordinaires, et un pour les départager. Cela est-il conforme à vos désirs, Sir Charles?

Mon oncle acquiesça d'un signe de tête.

— Avez-vous quelque chose à dire, Wilson?

Le jeune pugiliste, qui était d'une structure singulière dans sa maigreur efflanquée, avec une figure accidentée, osseuse, passa ses doigts dans sa chevelure coupée court.

— Si ça vous plaît, monsieur, dit-il avec le léger zézaiement des campagnards de l'Ouest, un ring de vingt pieds de côté, c'est un peu étroit pour un homme de treize stone.

Nouveau murmure d'approbation parmi les professionnels.

— Combien vous faudrait-il, Wilson?

— Vingt-quatre, Sir Lothian.

— Avez-vous quelque objection, Sir Charles?

— Aucune.

— Avez-vous encore quelque chose à demander, Wilson?

— Si ça vous plaît, monsieur, je ne serais pas fâché de savoir avec qui je vais me battre.

— À ce que je vois, vous n'avez pas encore officiellement désigné votre champion, Sir Charles.

— J'ai l'intention de ne le faire que le matin même du combat. Je crois que le texte même de notre pari me reconnaît ce droit.

— Certainement, vous pouvez en faire usage.

— C'est mon intention et je serais immensément obligé envers Mr
Berkeley Craven, s'il voulait bien accepter le dépôt des enjeux.

Ce gentleman s'étant empressé de donner son consentement, toutes les formalités que comportaient ces modestes tournois furent accomplies.

Et alors, ces hommes sanguins, vigoureux, étant échauffés par le vin, échangeaient des regards de colère d'un bord à l'autre des tables.

La lumière pénétrant à travers les spirales grises de la fumée du tabac éclairait les figures sauvages, anguleuses des Juifs et les faces rougies des rudes Saxons. La vieille querelle qui s'était jadis élevée pour savoir si Jackson avait commis ou non un acte déloyal en prenant Mendoza par les cheveux lors de sa lutte à Hornchurch, se ranima de nouveau.

Sam le Hollandais jeta un shilling sur la table et offrit de se battre contre la gloire de Westminster, si celui-ci osait soutenir que Mendoza avait été vaincu loyalement.

Joe Berks, qui était devenu de plus en plus bruyant et agressif à mesure que la soirée s'avançait, tenta de monter sur la table, en proférant d'horribles blasphèmes, pour en venir aux mains avec un vieux Juif nommé Yussef le batailleur, qui s'était lancé à corps perdu dans la discussion.

Il n'en eût pas fallu beaucoup plus pour que le souper se terminât par une bataille générale et acharnée et ce ne fut que grâce aux efforts de Jackson, de Belcher et d'Harrison et d'autres hommes plus froids, plus rassis, que nous n'assistâmes pas à une mêlée. Alors, cette question une fois écartée, surgit à la place celle des prétentions rivales pour les championnats de différents poids.

Des propos encolérés furent de nouveau échangés. Des défis étaient dans l'air.

Il n'y avait pas de limite précise entre les poids légers, moyens et lourds et, cependant, c'était une affaire importante, pour le classement d'un boxeur de savoir s'il serait coté comme le plus lourd des poids légers, ou le plus léger des poids lourds.

L'un se posait comme le champion de dix stone; l'autre était prêt à accepter n'importe quel match à onze stone, mais se refusait à aller jusqu'à douze, ce qui aurait eu pour résultat de le mettre aux prises avec l'invincible Jem Belcher.

Faulkner se donnait comme le champion des vétérans, et l'on entendit même résonner à travers le tumulte le singulier coup de cloche du vieux Buckhorse, déclarant qu'il portait un défi à n'importe quel boxeur ayant plus de quatre-vingts ans et pesant moins de sept stone.

Mais malgré ces éclaircies, il y avait de l'orage dans l'air. Le champion Harrison venait de me dire tout bas qu'il était absolument certain que nous n'arriverions jamais au bout de la soirée sans désagréments. Il m'avait conseillé, dans le cas où la chose prendrait une mauvaise tournure, de me réfugier sous la table, quand le maître de l'auberge entra d'un pas pressé et remit un billet à mon oncle.

Celui-ci le lut et le fit passer au Prince qui le lui rendit en relevant les sourcils et en faisant un geste de surprise.

Alors, mon oncle se leva, tenant le bout de papier et le sourire aux lèvres: — Gentlemen, dit-il, il y a en bas un étranger qui attend et exprime le désir d'engager un combat décisif avec le meilleur boxeur qu'il y ait dans la salle.

XI — LE COMBAT SOUS LE HALL AUX VOITURES

Cette annonce concise fut suivie d'un moment de surprise silencieuse puis d'un éclat de rire général.

On pouvait argumenter pour savoir quel était le champion pour chaque poids, mais il était absolument certain que les champions de tous les poids se trouvaient assis autour des tables. Un défi assez audacieux pour s'adresser à tous, sans exception, sans distinction de poids ou d'âge était de nature telle qu'on ne pouvait y voir qu'une farce, mais c'était une farce qui pouvait coûter cher au plaisant.

— Est-ce pour tout de bon? demanda mon oncle.

— Oui, sir Charles, répondit l'hôtelier. L'homme attend en bas.

— C'est un chevreau, crièrent plusieurs boxeurs, quelque gamin qui nous fait poser.

— Ne le croyez pas, répondit l'hôtelier. C'est un Corinthien à la dernière mode, à en juger par son habillement, et il parle sérieusement ou je ne me connais pas en hommes.

Mon oncle s'entretint quelques instants à voix basse avec le
Prince de Galles.

— Eh bien! gentlemen, dit-il ensuite, la nuit n'est pas très avancée et s'il y a dans la compagnie quelqu'un qui désire montrer son talent, vous ne pouvez trouver une meilleure occasion. — Quel est son poids, Bill? demanda Jem Belcher.

— Il a près de six pieds et je le classerai dans les treize stone quand il sera déshabillé.

— Poids lourd. Qui est-ce qui le prend? s'écria Jackson.

Tout le monde en voulait, depuis les hommes de neuf stone jusqu'à
Sam le Hollandais.

La salle retentissait de cris enroués, des propos de ceux qui se prétendaient qualifiés pour ce choix.

Une bataille, alors qu'ils étaient échauffés par le vin et mûrs pour en découdre, et surtout une bataille devant une société aussi choisie, devant le Prince lui-même, c'était une chance qui ne se présentait pas souvent à eux.

Seuls, Jackson, Belcher, Mendoza et quelques autres anciens et des plus fameux gardaient le silence, jugeant au-dessous de leur dignité d'accepter un engagement ainsi improvisé.

— Eh bien! mais vous ne pouvez pas vous battre tous avec lui, remarqua Jackson, quand la confusion des langues se fut apaisée: C'est au président de choisir.

— Votre Altesse Royale a peut-être un champion en vue, demanda mon oncle.

— Par Jupiter, dit le Prince dont la figure devenait plus rouge et les yeux de plus en plus ternes, je me présenterais moi-même si ma position était différente. Vous m'avez vu avec les gants Jackson. Vous connaissez ma forme?

— J'ai vu Votre Altesse Royale, dit Jackson en bon courtisan, et j'ai senti les coups de Votre Altesse Royale.

— Peut-être Jem Belcher consentirait-il à nous donner une séance.

Belcher secoua sa belle tête en souriant.

— Voici mon frère Tom ici présent qui n'a jamais saigné à
Londres. Il ferait un match plus équitable.

— Qu'on me le donne à moi, hurla Joe Berks. J'ai attendu tout ce soir une affaire et je me battrai contre quiconque cherchera à prendre ma place. Ce gibier-là, c'est pour moi, mes maîtres. Laissez-le-moi si vous tenez à voir comment on prépare une tête de veau. Si vous faites passer Tom Belcher avant moi, je me battrai avec Tom Belcher et après, avec Jem Belcher ou Bill Belcher ou tous les Belcher qui ont pu venir de Bristol.

Il était clair que Berks s'était mis dans un état tel qu'il fallait qu'il se battît avec quelqu'un.

Sa figure grossière était tendue.

Les veines faisaient saillie sur son front bas. Ses méchants yeux gris se portaient malignement sur un homme, puis sur un autre, en quête d'une querelle.

Ses grosses mains rouges étaient serrées en poings noueux. Il en brandit un d'un air menaçant tout en promenant autour des tables son regard d'ivrogne.

— Je suppose, gentlemen, que vous serez comme moi d'avis que Joe Berks ne s'en trouvera que mieux, s'il se donne un peu d'air frais et d'exercice, dit mon oncle. Avec le concours de Son Altesse Royale et de la compagnie, je le désignerai comme notre champion en cette occasion.

— Vous me faites grand honneur, s'écria l'individu qui se leva en chancelant et commença à ôter son habit. Si je ne l'avale pas en cinq minutes, puissé-je ne jamais revoir le Shroshire.

— Un instant, Berks, crièrent plusieurs amateurs. Dans quel endroit la lutte aura-t-elle lieu?

— Où vous voudrez, mes maîtres, je me battrai dans la fosse d'un scieur de long ou sur le dessus d'une diligence, comme vous voudrez. Mettez-nous pied contre pied et je me charge du reste.

— Ils ne peuvent passe battre ici, au milieu de cet encombrement.
Où donc aller? dit mon oncle.

— Sur mon âme, Tregellis, s'écria le Prince, je crois que notre ami l'inconnu aurait son avis à donner sur l'affaire. Ce serait lui manquer complètement d'égards que de ne pas lui laisser le choix des conditions.

— Vous avez raison, Sir, il faut le faire monter.

— Voilà qui est bien facile, car il franchit justement le seuil.

Je jetai un regard autour de moi et j'aperçus un jeune homme de haute taille, fort bien vêtu, couvert d'un grand manteau de voyage de couleur brune et coiffé d'un chapeau de feutre noir.

Une seconde après, il se tourna et je saisis convulsivement le bras du champion Harrison.

— Harrison, fis-je d'une voix haletante, c'est le petit Jim.

Et cependant dès le premier moment, il m'était venu à l'esprit que la chose était possible, qu'elle était même probable.

Je crois qu'elle s'était également présentée à l'esprit d'Harrison, car je remarquai une expression sérieuse, puis agitée sur sa physionomie, dès qu'il fut question d'un inconnu qui était en bas.

En ce moment, dès que se fut calmé le murmure de surprise et d'admiration causé par la figure et la tournure de Jim, Harrison se leva en gesticulant avec véhémence.

— C'est mon neveu Jim, gentlemen, cria-t-il. Il n'a pas vingt ans, et s'il est ici, je n'y suis pour rien.

— Laissez-le tranquille, Harrison, s'écria Jackson. Il est assez grand pour répondre lui-même.

— Cette affaire est allée assez loin, dit mon oncle. Harrison, je crois que vous êtes trop bon sportsman pour vous opposer à ce que votre neveu prouve qu'il tient de son oncle.

— Il est bien différent de moi, s'écria Harrison au comble de l'embarras. Mais je vais vous dire, gentlemen, ce que je puis faire. J'avais décidé de ne plus remettre les pieds dans un ring. Je me mesurerai volontiers avec Joe Berks, rien que pour divertir un instant la société.

Le petit Jim s'avança et posa la main sur l'épaule du champion.

— Il le faut, oncle, dit-il à mi-voix mais de façon que je l'entendis, je suis fâché d'aller contre vos désirs, mais mon parti est pris, et j'irai jusqu'au bout.

Harrison secoua ses vastes épaules.

— Jim, Jim, vous ne vous doutez pas de ce que vous faites. Mais je vous ai déjà entendu tenir ce langage et je sais que cela finit toujours par ce qui vous plaît.

— J'espère, Harrison, que vous avez renoncé à votre opposition? demanda mon oncle.

— Puis-je prendre sa place?

— Vous ne voudriez pas qu'on dise que j'ai porté un défi et que j'ai laissé à un autre le soin de le tenir? dit tout bas Jim. C'est mon unique chance. Au nom du ciel, ne vous mettez pas en travers de ma route.

La large figure, ordinairement impassible, du forgeron était bouleversée par la lutte des émotions contradictoires.

À la fin, il abattit brusquement son poing sur la table.

— Ce n'est point ma faute, s'écria-t-il, ça devait arriver et c'est arrivé. Jim, au nom du ciel, mon garçon, rappelez-vous vos distances et tenez-vous à bonne portée d'un homme qui pourrait vous rendre seize livres.

— J'étais certain qu'Harrison ne s'obstinerait pas quand il s'agit de sport, dit mon oncle. Nous sommes heureux que vous soyez venu, car nous pourrons nous entendre et prendre les arrangements nécessaires en vue de votre défi si digne d'un sportsman.

— Contre qui vais-je me battre? dit Jim en jetant un regard sur toutes les personnes présentes qui étaient toutes debout en ce moment.

— Jeune homme, vous verrez à qui vous avez affaire, avant que la partie soit engagée à fond, cria Berks en se frayant passage par des poussées inégales à travers la foule. Vous aurez besoin d'un ami pour jurer qu’il vous reconnaît avant que j'aie fini, voyez- vous?

Jim le toisa et le dégoût se peignit sur tous les traits de sa figure.

— Assurément, vous n'allez pas me mettre aux prises avec un homme ivre? dit-il. Où est Jem Belcher?

— Me voici, jeune homme.

— Je serais heureux de m'essayer avec vous, si je le puis.

— Mon garçon, il faut percer par degrés jusqu'à moi. On ne monte pas d'un bond d'un bout à l'autre de l'échelle, on la gravit échelon par échelon. Montrez-vous digne d'être un adversaire pour moi, et je vous donnerai votre tour.

— Je vous suis fort obligé.

— Et votre air me plaît, je vous veux du bien, dit Belcher en lui tendant la main.

Ils étaient assez semblables entre eux, tant de figure que de proportions, à cela près que le champion de Bristol avait quelques années de plus.

Il s'éleva un murmure d'admiration quand on vit côte à côte ces deux corps de haute taille, sveltes, et ces traits aux angles vifs et bien marqués.

— Avez-vous fait choix de quelque endroit pour le combat? demanda mon oncle.

— Je m'en rapporte à vous, monsieur, dit Jim.

— Pourquoi n'irait-on pas à Five's Court? suggéra sir John.

— Soit, allons à Five's Court.

Mais cela ne faisait pas du tout le compte de l'hôtelier. Il voyait dans cet heureux incident l'occasion de moissonner une récolte nouvelle dans les poches de la dépensière compagnie.

— Si vous le voulez bien, s'écria-t-il, il n'est pas nécessaire d'aller aussi loin. Mon hangar à voitures derrière la cour est vide et vous ne trouverez jamais d'endroit plus favorable pour se cogner.

Une exclamation unanime s'éleva en faveur du hangar à voitures et ceux qui étaient près de la porte s'esquivèrent en toute hâte dans l'espoir de s'emparer des meilleures places.

Mon gros voisin, Bill War, tira Harrison à l'écart.

— J'empêcherais ça, si j'étais à votre place.

— Si je le pouvais, je le ferais. Je ne désire pas du tout qu'il se batte. Mais, quand il s'est mis quelque chose en tête il est impossible de le lui ôter.

Tous les combats qu'avait livrés le pugiliste, si on les avait mis ensemble, ne l'auraient pas mis dans une semblable agitation.

— Alors chargez-vous de lui et prenez l'éponge, quand les choses commenceront à tourner mal. Vous connaissez le record de Joe Berks?

— Il a commencé depuis mon départ.

— Eh bien! C'est une terreur. Il n'y a que Belcher qui puisse venir à bout de lui. Vous voyez vous-même l'homme: six pieds et quatorze stone. Avec cela, le diable au corps. Belcher l’a battu deux fois, mais la seconde il lui a fallu se donner bien du mal.

— Bon, bon, il nous faut en passer par là. Vous n'avez pas vu le petit Jim sortir ses muscles. Sans quoi, vous auriez meilleure opinion de ses chances. Il n'avait guère que seize ans quand il rossa le Coq des Dunes du Sud, et depuis, il a fait bien du chemin.

La compagnie sortait à flots par la porte et descendait à grand bruit les marches.

Nous nous mêlâmes donc au courant.

Il tombait une pluie fine et les lumières jaunes des fenêtres faisaient reluire le pavage en cailloux de la cour.

Comme il faisait bon respirer cet air frais et humide, en sortant de l'atmosphère empestée de la salle du souper. À l'autre bout de la cour, s'ouvrait une large porte qui se dessinait vivement à la lumière des lanternes de l'intérieur.

Par cette porte entra le flot des amateurs et des combattants qui se bousculaient dans leur empressement, pour se placer au premier rang.

De mon côté, avec ma taille plutôt petite, je n'aurais rien vu, si je n'avais rencontré un seau retourné sur lequel je me plantai en m'adossant au mur.

La pièce était vaste avec un plancher en bois et une ouverture en carré dans la toiture. Cette ouverture était festonnée de têtes, celles des palefreniers et des garçons d'écurie qui regardaient de la chambre aux harnais, située au-dessus.

Une lampe de voiture était suspendue à chaque coin et une très grosse lanterne d'écurie pendait au bout d'une corde attachée à une maîtresse poutre.

Un rouleau de cordage avait été apporté et quatre hommes, sous la direction de Jackson, avaient été postés pour le tenir.

— Quel espace leur donnez-vous? demanda mon oncle.

— Vingt-quatre pieds, car ils sont tous deux fort grands,
Monsieur.

— Très bien. Et une demi-minute après chaque round, je suppose. Je serai un des arbitres, si Sir Lothian Hume veut être l'autre et vous Jackson, vous tiendrez la montre et vous servirez d'arbitre suprême.

Tous les préparatifs furent faits avec autant de célérité que d'exactitude par ces hommes expérimentés.

Mendoza et Sam le Hollandais furent chargés de Berks. Petit Jim fut confié aux soins de Belcher et de Jack Harrison.

Les éponges, les serviettes et une vessie pleine de brandy furent passées de mains en mains, pour être mises à la disposition des seconds.

— Voici votre homme, s'écria Belcher. Arrivez, Berks, ou bien nous allons vous chercher.

Jim parut dans le ring, nu jusqu'à la ceinture, un foulard de couleur noué autour de la taille.

Un cri d'admiration échappa aux spectateurs quand ils virent les belles lignes de son corps, et je criai comme les autres.

Il avait les épaules plutôt tombantes que massives, mais il avait les muscles à la bonne place, faisant des ondulations longues et douces, du cou à l'épaule, et de l'épaule au coude.

Son travail à l'enclume avait donné à ses bras leur plus haut degré de développement.

La vie salubre de la campagne avait revêtu d'un luisant brillant sa peau d'ivoire qui reflétait la lumière des lampes.

Son expression indiquait un grand entrain, la confiance. Il avait cette sorte de demi-sourire farouche que je lui avais vu bien des fois dans le cours de notre adolescence et qui indiquait, sans l’ombre d'un doute pour moi, la détermination d'un orgueil dur comme fer. Il perdrait connaissance, longtemps avant que le courage l’abandonnât.

Pendant ce temps, Joe Berks s'était avancé d'un air fanfaron et s'était arrêté les bras croisés entre ses seconds, dans l'angle opposé.

Son expression n'avait rien de la hâte, de l'ardeur de son adversaire et sa peau d'un blanc mat, aux plis profonds sur la poitrine et sur les côtes, prouvait, même à des yeux inexpérimentés, comme les miens, qu'il n'était pas un boxeur manquant d'entraînement.

Certes une vie passée à boire des petits verres et à se donner du bon temps l'avait rendu bouffi et lourd.

D'autre part, il était fameux par son adresse, par la force de son coup, de sorte que même devant la supériorité de l'âge et de la condition, les paris furent à trois contre un en sa faveur.

Sa figure charnue, rasée de près, exprimait la férocité autant que le courage.

Il restait immobile, fixant méchamment Jim de ses petits yeux injectés de sang, portant un peu en avant ses larges épaules, comme un mâtin farouche tire sur sa chaîne.

Le brouhaha des paris s'était augmenté, couvrant tous les autres bruits. Les hommes se jetaient leurs appréciations d'un côté à l'autre du hangar, agitaient les mains en l'air pour attirer l'attention ou pour faire signe qu'ils acceptaient un pari.

Sir John Lade, debout au premier rang, criait les sommes tenues contre Jim et les évaluait libéralement avec ceux qui jugeaient d'après l'apparence de l'inconnu. — J'ai vu Berks se battre, disait-il à l'honorable Berkeley Craven. Ce n'est pas un blanc bec de campagnard qui battra un homme possesseur d'un pareil record.

— Il se peut que ce soit un blanc bec de campagnard, dit l'autre, mais on m'a tenu pour un bon juge en fait de bipèdes ou de quadrupèdes et je vous le dis, Sir John, je n'ai jamais vu de ma vie homme qui parût mieux en forme. Pariez-vous toujours contre moi?

— Trois contre un.

— Chaque unité compte pour cent livres.

— Très bien, Craven! les voilà partis. Berks! Berks! Bravo! Berks! Bravo! Je crois bien Berkeley que j'aurai à vous faire verser ces cent livres.

Les deux hommes s'étaient mis debout face-à-face, l'un aussi léger qu'une chèvre, avec son bras gauche bien en dehors, et le bras droit en travers du bas de sa poitrine, tandis que Berks tenait les deux bras à demi ployés et les pieds presque sur la même ligne, de façon à pouvoir porter en arrière l'un ou l'autre.

Pendant une minute, ils se regardèrent.

Puis Berks baissant la tête et lançant un coup de sa façon qui était de passer sa main par-dessus celle de l'autre, poussa brusquement Jim dans son coin.

Ce fut une glissade en arrière plutôt qu'un Knock-down mais on vit un mince filet de sang couler au coin de la bouche de Jim.

En un instant, les seconds prirent leurs hommes et les entraînèrent dans leur coin.

— Vous est-il égal de doubler notre enjeu? dit Berkeley Craven, qui allongeait le cou pour apercevoir Jim.

— Quatre contre un sur Berks! Quatre contre un sur Berks! crièrent les gens du ring.

— L'inégalité s'est accrue, comme vous voyez. Tenez-vous quatre contre un en centaines?

— Parfaitement, Sir John!

— On dirait que vous comptez davantage sur lui, maintenant qu'il a eu un Knock-down.

—Il a été bousculé par un coup, mais il a paré tous ceux qui lui ont été portés et je trouve qu'il avait une mine à mon gré quand il s'est relevé.

— Bon! Moi j'en tiens pour le vieux boxeur. Les voici de nouveau. Il a appris un joli jeu, et il se couvre bien, mais ce n'est pas toujours celui qui a les meilleures apparences qui gagne.

Ils étaient aux prises pour la seconde fois et je trépignais d'agitation sur mon seau.

Il était évident que Berks prétendait l'emporter de haute lutte, tandis que Jim, conseillé par les deux hommes les plus expérimentés de l'Angleterre, comprenait fort bien que la tactique la plus sûre consistait à laisser le coquin gaspiller sa force et son souffle en pure perte.

Il y avait quelque chose d'horrible dans l'énergie que mettait Berks à lancer ses coups et à accompagner chaque coup d'un grognement sourd.

Après chacun d'eux, je regardais Jim comme j'aurais regardé un navire échoué sur la plage du Sussex, après chaque vague succédant à une autre vague, qui venait de monter en grondant et chaque fois je m'attendais à le revoir cruellement abîmé.

Mais la lumière de la lanterne me montrait chaque fois la figure aux traits fins de l'adolescent, avec la même expression alerte, les yeux bien ouverts, la bouche serrée, pendant qu'il recevait les coups sur l’avant-bras ou que, baissant subitement la tête, il les laissait passer en sifflant par-dessus son épaule.

Mais Berks avait autant de ruse que de violence.

Graduellement, il fit reculer Jim dans un angle du carré de cordes, d'où il lui était impossible de s'échapper et dès qu'il l'y eut enfermé, il se jeta sur lui comme un tigre.

Ce qui se passa alors dura si peu de temps, que je ne saurais le détailler dans son ordre, mais je vis Jim se baisser rapidement sous les deux bras lancés à toute volée. En même temps, j'entendis un bruit sec, sonore, et je vis Jim danser au centre du ring, Berks gisant sur le côté, une main sur un oeil.

Quelles clameurs! Les professionnels, les Corinthiens, le Prince, les valets d'écurie, l'hôtelier, tout le monde criait à tue-tête.

Le vieux Buckhorse sautillait près de moi, sur une caisse, et de sa voix criarde, piaillait des critiques et des conseils en un jargon de ring étrange et vieilli que personne ne comprenait.

Ses yeux éteints brillaient. Sa face parcheminée frémissait d'excitation et son bruit musical de cloche domina le vacarme.

Les deux hommes furent entraînés vivement dans leurs coins.

Un des seconds les épongeait tandis que l'autre agitait une serviette, devant leur figure. Eux-mêmes, les bras ballants, les jambes allongées, absorbaient autant d'air que leurs poumons pouvaient en contenir pendant le court intervalle qui leur était accordé.

— Que pensez-vous de votre blanc bec campagnard? cria Craven triomphant. Avez-vous jamais rien vu de plus magistral?

— Ce n'est certes point un Jeannot, dit Sir John en hochant la tête. À combien tenez-vous pour Berks, Lord Sele?

— À deux contre un.

— Je vous le prends à cent par unité.

— Voilà Sir John qui se couvre, s'écria mon oncle, en se retournant vers nous avec un sourire.

— Allez! dit Jackson.

Ce round-là fut notablement plus court que le précédent.

Évidemment, Berks avait reçu la recommandation d'engager la lutte de près à tout prix, pour profiter de l'avantage que lui donnait sa supériorité de poids, avant que l'avantage que donnait à son adversaire sa supériorité de forme pût faire son effet.

D'autre part, Jim, après ce qui s'était passé dans le dernier round, était moins disposé à faire de grands efforts pour le tenir à distance d'une longueur de bras.

Il visa à la tête de Berks qui se lançait à fond, le manqua et reçut à rebours un violent coup en plein corps, qui lui imprima sur les côtes, en haut, la marque en rouge de quatre phalanges.

Comme ils se rapprochaient, Jim saisit à l'instant sous son bras la tête sphérique de son adversaire et y appliqua deux coups du bras ployé, mais grâce à son poids le professionnel le fit sauter par-dessus lui et tous deux roulèrent à terre, côte à côte, essoufflés.

Mais Jim se releva d'un bond et se rendit dans son coin, tandis que Berks, étourdi par ses excès de ce soir, se dirigeait vers son siège en s'appuyant d'un bras sur Mendoza et de l'autre sur Sam le Hollandais.

— Soufflets de forge à raccommoder, s'écria Jem Belcher. Et maintenant qui tient quatre contre un?

— Donnez-nous le temps d'ôter le couvercle de notre poivrière, dit Mendoza. Nous entendons qu'il y en ait pour la nuit.

— Voilà qui en a bien l'air! dit Jack Harrison. Il a déjà un oeil de fermé. Je tiens un contre un que mon garçon gagne.

— Combien? crièrent plusieurs voix.

— Deux livres quatre shillings trois pence, dit Harrison comptant tout ce qu'il possédait en ce monde.

Jackson cria une fois de plus.
— Allez!

Tous deux furent d'un bond à la marque, Jim avec autant de ressort et de confiance et Berks avec un ricanement fixé sur sa face de bouledogue et un éclair de féroce malice dans l'oeil qui pouvait lui servir.

Sa demi-minute ne lui avait pas rendu tout son souffle et sa vaste poitrine velue se soulevait, s'abaissant avec un halètement rapide, bruyant comme celui d'un chien courant qui n'en peut plus.

— Allez-y, mon garçon, bourrez-le sans relâche, hurlèrent Belcher et Harrison.

— Ménagez votre souffle, Berks! Ménagez votre souffle, criaient les Juifs.

Ainsi donc nous assistâmes à un renversement de tactique, car cette fois c'était Jim qui se lançait avec toute la vigueur de la jeunesse, avec une énergie que rien n'avait entamée, tandis que Berks, le sauvage, payait à la nature la dette qu'il avait contractée, en l'outrageant tant de fois.

Il ouvrait la bouche. Il avait des gargouillements dans la gorge, sa figure s'empourprait dans les efforts qu'il faisait pour respirer tout en étendant son long bras gauche et reployant son bras droit en travers, pour parer les coups de son nerveux antagoniste.

— Laissez-vous tomber quand il frappera, cria Mendoza. Laissez- vous tomber et prenez un instant de repos.

Mais il n'y avait pas de sournoiserie ni de changement dans le jeu de Berks. Il avait toujours été une courageuse brute qui dédaignait de s'effacer devant un adversaire, tant qu'il pouvait tenir sur ses jambes.

Il tint Jim à distance avec ses longs bras et si bien que Jim bondit autour de lui pour trouver une ouverture, il était arrêté comme s'il avait eu devant une barre de fer de quarante pouces.

Maintenant, chaque instant gagné était un avantage pour Berks.

Déjà il respirait plus librement et la teinte bleuâtre s'effaçait sur sa figure.

Jim devinait que les chances d'une prompte victoire allaient lui glisser entre les doigts. Il revint, il multiplia ses attaques rapides comme l'éclair, sans pouvoir vaincre la résistance passive que lui opposait le professionnel expérimenté.

C'était alors que la science du ring trouvait son application. Heureusement pour Jim, il avait derrière lui deux maîtres de cette science.

— Portez votre gauche sur sa marque, mon garçon, et visez à la tête avec le droit, crièrent-ils.

Jim entendit et agit à l'instant.

— Pan!

Son poing gauche arriva juste à l'endroit où la courbe des côtes de son adversaire quittait le sternum.

La violence du coup fut atténuée de moitié par le coude de Berks, mais elle eut pour résultat de lui faire porter la tête en avant.

— Pan! fit le poing droit, avec un son clair, net, d'une boule de billard qui en heurte une autre.

Berks chancela, battit l'air de ses bras, pivota et s'abattit en une vaste masse de chair sur le sol.

Ses seconds s'élancèrent aussitôt et le mirent sur son séant. Sa tête se balançait inconsciemment d'une épaule à l'autre et finit même par tomber en arrière le menton tendu vers le plafond.

Sam le Hollandais lui fourra la vessie de brandy entre les dents, pendant que Mendoza le secouait avec fureur en lui hurlant des injures aux oreilles; mais ni l'alcool ni les injures ne pouvaient le faire sortir de cette insensibilité sereine.

Le mot: «Allez!» fut prononcé au moment prescrit et les Juifs, voyant que l'affaire était finie, lâchèrent la tête de leur homme qui retomba avec bruit sur le plancher. Il y resta étendu, ses gros bras, ses fortes jambes allongés, pendant que les Corinthiens et les professionnels s'empressaient d'aller plus loin secouer la main de son vainqueur.

De mon côté, j'essayai aussi de fendre la foule, mais ce n'était pas une tâche aisée pour l'homme le plus faible qu'il y eût dans la pièce.

Tout autour de moi, des discussions animées s'engageaient entre amateurs et professionnels sur la performance de Jim et sur son avenir.

— C'est le plus beau début que j'aie jamais vu, depuis le jour où Jem Belcher se battit pour la première fois avec Paddington Jones à Wormwood Scrubbs, il y aura de cela quatre ans au dernier avril, dit Berkeley Craven. Vous lui verrez la ceinture autour du corps, avant qu'il ait vingt-cinq ans, ou je ne me connais pas en hommes.

— Cette belle figure que voila me coûte bel et bien cinq cents livres, grommelait Sir John Lade. Qui aurait cru qu'il tapait d'une façon si cruelle?

— Malgré cela, disait un autre, je suis convaincu que si Joe Berks avait été à jeun, il l'aurait mangé. En outre, le jeune gars était en plein entraînement, tandis que l'autre était prêt à éclater comme une pomme de terre trop cuite, s'il avait été touché. Je n'ai jamais vu un homme aussi mou et avec le souffle en pareille condition. Mettez les hommes à l'entraînement et votre casseur de têtes sera comme une poule devant un cheval.

Quelques-uns furent de l'avis de celui qui venait de parler. D'autres furent d'un avis contraire, de sorte qu'une discussion passionnée s'engagea autour de moi.

Pendant qu'elle marchait, le prince partit et comme à un signal donné, la majorité de la compagnie gagna la porte.

Cela me permit d'arriver enfin jusqu'au coin où Jim finissait sa toilette pendant que le champion Harrison, avec des larmes de joie sur les joues, l'aidait à remettre son pardessus.

— En quatre rounds! ne cessait-il de répéter dans une sorte d'extase. Joe Berks en quatre rounds! Et il en a fallu quatorze à Jem Belcher!

— Eh bien! Roddy, cria Jim en me tendant la main, je vous l'avais bien dit que j'irais à Londres et que je m'y ferais un nom.

— C'était splendide, Jim!

— Bon vieux Roddy! J'ai vu dans le coin votre figure, vos yeux fixés sur moi. Vous n'êtes pas changé avec tous vos beaux habits et vos vernis de Londres.

— C'est vous qui avez changé, Jim. J'ai eu de la peine à vous reconnaître quand vous êtes entré dans la salle.

— Et moi aussi, dit le forgeron. Où avez-vous pris tout ce beau plumage, Jim? Je sais pour sûr que ce n'est pas votre tante qui vous aura aidé à faire les premiers pas vers le ring et ses prix.

— Miss Hinton a été une amie pour moi, la meilleure amie que j'aie jamais eue!

— Hum! je m'en doutais, grommela le forgeron. Eh bien! Jim, je n'y suis pour rien et vous, Jim, vous aurez à me rendre témoignage sur ce point quand nous retournerons à la maison. Je ne sais pas trop ce que… Mais ce qui est fait est fait et on n'y peut plus rien… Après tout, elle est… À présent que le diable emporte ma langue maladroite.

Je ne saurais dire si c'était l'effet du vin qu'il avait bu au souper ou l'excitation que lui causait la victoire du petit Jim, mais Harrison était très agité et sa physionomie d'ordinaire placide avait une expression de trouble extrême.

Ses manières semblaient tour à tour trahir la jubilation et l'embarras.

Jim l'examinait avec curiosité et évidemment, se demandait ce qui pouvait se cacher derrière ces phrases hachées et ces longs silences.

Pendant ce temps, le hangar aux voitures avait été débarrassé.

Jem Belcher était resté à causer d'un air fort grave avec mon oncle.

— C'est parfait, Belcher, dit mon oncle, à portée de mon oreille.

— Je me ferais un vrai plaisir de m'en charger, monsieur, dit le fameux pugiliste.

Et tous deux se dirigèrent vers nous.

— Je désirais vous demander, Jim Harrison, si vous consentiriez à être mon champion dans le combat avec Wilson le Crabe, de Gloucester, dit mon oncle.

— Ce que je désire, sir Charles, c'est la chance de faire mon chemin.

— Il y a de gros enjeux, de très gros enjeux sur l’event, dit mon oncle. Vous recevrez deux cents livres si vous gagnez. Cela vous convient-il?

— Je combattrai pour l'honneur et parce que je veux qu'on m'estime digne de me mettre en ligne avec Jem Belcher.

Belcher se mit à rire de bon coeur.

— Vous prenez le chemin pour y arriver, jeune homme, dit-il, mais c'était chose assez aisée pour vous, ce soir, de battre un homme qui avait bu et qui n'était pas en forme.

— Je ne tenais pas du tout à me battre avec lui, dit Jim en rougissant.

— Oh! je sais que vous avez assez de courage pour vous battre avec n'importe quel bipède. J'en étais sûr dès que mes yeux se sont arrêtés sur vous. Mais je vous rappelle que quand vous aurez à vous battre avec Wilson, vous aurez affaire à l'homme de l'Ouest qui donne les plus belles promesses et l'homme le plus fort de l'Ouest sera sans doute l'homme le plus fort de l'Angleterre. Il a les mouvements aussi vifs et la portée de bras aussi longue que vous, et il s'entraîne jusqu'à sa demi-once de graisse. Je vous en avertis dès maintenant, voyez-vous, parce que si je dois me charger de vous…

— Vous charger de moi?

— Oui, dit mon oncle, Belcher a consenti à vous entraîner pour la prochaine lutte, si vous consentiez à l’accepter.

— Certainement, et je vous en suis très reconnaissant, dit Jim avec empressement; à moins que mon oncle ne veuille bien m'entraîner, il n'y a personne que je choisisse plus volontiers.

— Non, Jim, je resterai avec vous quelques jours, mais Belcher en sait bien plus long que moi en fait d'entraînement. Où se logera- t-on?

— Je pensais que si nous choisissions l'hôtel Georges à Crawley, ce serait plus commode pour vous. Puis, si nous avions le choix de l'emplacement, nous prendrions la dune de Crawley, car, en dehors de Molesey Hurst, ou peut-être du creux de Smitham, il n'y a guère d'endroit plus convenable pour un combat. Êtes-vous de cet avis?

— J'y adhère de tout mon coeur, dit Jim.

— Alors, vous m'appartenez à partir de cette heure, voyez-vous, dit Belcher. Vous mangerez ce que je mangerai, vous boirez ce que je boirai, vous dormirez comme moi, et vous aurez à faire tout ce qu'on vous dira de faire. Nous n'avons pas une heure à perdre, car Wilson est au demi entraînement depuis le mois dernier. Vous avez vu ce soir son verre vide.

— Jim est prêt au combat, comme il ne le sera jamais plus en sa vie, dit Harrison, mais nous irons tous deux à Crawley demain. Ainsi donc, bonsoir, Sir Charles.

— Bonne nuit, Roddy, dit Jim, vous viendrez à Crawley me voir dans mon lieu d'entraînement, n'est-ce pas?

Je lui promis avec empressement que je viendrais.

— Il faut être plus attentif, mon neveu, dit mon oncle pendant que nous roulions vers la maison dans son vis-à-vis modèle. En première jeunesse, on est quelque peu porté à se laisser diriger par son coeur, plus que par sa raison. Jim Harrison me paraît un jeune homme des plus convenables, mais après tout il est apprenti forgeron et candidat au prix du ring. Il y a un large fossé entre sa position et celle d'un de mes proches parents et vous devez lui faire sentir que vous êtes son supérieur.

— Il est le plus ancien et le plus cher ami que j'aie au monde, monsieur. Nous avons passé notre jeunesse ensemble et nous n'avons jamais eu de secret l'un pour l'autre. Quant à lui montrer que je suis son supérieur, je ne sais trop comment je pourrais faire, car je vois bien qu'il est le mien. — Hum! dit sèchement mon oncle.

Et ce fut la dernière parole qu'il m'adressa ce soir-là.

XII — LE CAFÉ FLADONG

Le petit Jim se rendit donc au Georges à Crawley pour se remettre aux soins de Jem Belcher et du champion Harrison et s'entraîner en vue de sa grande lutte avec Wilson le Crabe, de Gloucester.

Pendant ce temps, on racontait dans tous les clubs, dans tous les salons de bars comment il avait paru, à un souper de Corinthiens et battu en quatre rounds le formidable Joe Berks.

Je me rappelai cet après-midi de Friar's Oak où Jim m'avait dit qu'il se ferait un nom, et son projet s'était réalisé plutôt qu'il ne s'y était attendu, car, quelque part qu'on allât, on était certain de ne point parler autre chose que du match entre Sir Lothian Hume et Sir Charles Tregellis et des qualités des deux combattants probables.

Les paris en faveur de Wilson haussaient régulièrement, car il avait à son avoir bon nombre de combats officiels et Jim n'avait qu'une victoire.

Les connaisseurs, qui avaient vu s'exercer Wilson, étaient d'avis que la singulière tactique défensive qui lui avait valu son surnom, était très propre à déconcerter son antagoniste.

Pour la taille, la force, et la réputation d'endurance, on eût eu peine à décider entre eux, mais Wilson avait été soumis à des épreuves plus rigoureuses.

Ce fut seulement quelques jours avant la bataille, que mon père fit la visite à Londres qu'il avait promise.

Le marin ne se plaisait point dans les cités. Il trouvait plus de charme à se promener sur les dunes, à diriger sa lunette sur la moindre voile de hune qui se montrait à l'horizon qu'à s'orienter dans les rues encombrées par la foule.

Il se plaignait de ne pouvoir diriger sa marche d'après celle du soleil et trouvait qu'on était à chaque instant arrêté dans ses calculs.

Il y avait dans l'air des bruits de guerre et il devait utiliser son influence auprès de Lord Nelson dans le cas où un emploi se présenterait pour lui ou pour moi.

Mon oncle venait de se mettre en route, vêtu, comme c'était son habitude le soir, de son grand habit vert de cheval, aux boutons d'argent, chaussé de ses bottes en cuir de Cordoue, coiffé de son chapeau rond, pour se montrer au Mail, sur son petit cheval à queue coupée court.

J'étais resté à la maison, car j'avais déjà reconnu, à part moi, que je n'avais aucune vocation pour la vie fashionable.

Ces hommes-là, avec leurs petits gilets, leurs gestes, leurs façons dépourvues de naturel, m'étaient devenus insupportables et mon oncle, lui-même, avec ses airs de froideur et de protection, m'inspirait des sentiments fort mêlés.

Mes pensées se reportaient vers le Sussex.

Je rêvais de la vie cordiale et simple qu'on mène à la campagne, quand tout à coup, on frappa à la porte et j'entendis une voix familière, puis j'aperçus sur le seuil une figure souriante, au teint hâlé, aux paupières ridées, aux yeux bleu clair.

— Eh bien! Roddy, s'écria-t-il, comme vous voilà grand personnage! Mais j'aimerais mieux vous voir avec l'uniforme bleu du roi sur le dos, qu'avec toutes ces cravates et toutes ces manchettes.

— Et je ne demanderais pas mieux, moi aussi, père.

— Cela me réchauffe le coeur de vous entendre parler ainsi. Lord Nelson m'a promis de vous trouver une cabine. Demain nous nous mettrons à sa recherche et nous lui rafraîchirons la mémoire. Mais où est votre oncle?

— Il fait sa promenade à cheval au Mail.

Une expression de soulagement passa sur l'honnête figure de mon père, car il ne se sentait jamais complètement à son aise en compagnie de son beau-frère.

— Je suis allé à l'Amirauté et je compte avoir un navire quand la guerre éclatera. En tout cas, cela ne tardera pas bien longtemps. Lord Saint-Vincent me l'a dit de sa propre bouche. Mais je suis attendu chez Fladong, Roddy. Si vous voulez venir y souper avec moi, vous y verrez quelques-uns de mes camarades de là Méditerranée.

Quand on se rappelle que, dans la dernière année de la guerre, nous avions cinquante mille marins et soldats de marine embarqués, que commandaient quatre mille officiers, quand on songe que la moitié de ce nombre avait été licencié, quand le traité de paix d'Amiens mit leurs navires à l'ancre dans Hamoaze ou dons la baie de Portsmouth, on comprendra sans peine que Londres, aussi bien que les ports de mer, étaient pleins de gens de mer.

On ne pouvait circuler dans les rues, sans rencontrer de ces hommes à figures de bohémiens, aux yeux vifs, dont la simplicité de costume dénonçait la maigreur de la bourse, tout comme leur air distrait témoignait combien leur pesait une vie d'inaction forcée, si contraire à leurs habitudes.

Ils avaient l'air complètement dépaysés, dans les rues sombres aux maisons de briques, comme les mouettes qui, chassées au loin par le mauvais temps, se montrent dans les comtés du centre.

Cependant, pendant que les tribunaux de prises s'attardaient dans leurs opérations et tant qu'il y avait une chance d'obtenir un emploi en montrant à l'Amirauté leurs figures hâlées, ils continuaient à aller par Whitehall avec leur allure de marins arpentant le pont, à se réunir le soir pour discuter sur les événements de la dernière guerre où les chances de la guerre prochaine, au café Fladong, dans Oxford Street, qui était réservé aux marins aussi exclusivement que celui de Slaughter l'était à l'armée et celui d'Ibbetson à l'église d'Angleterre.

Je ne fus donc pas surpris de voir la vaste pièce, où nous soupions, pleine de marins, mais je me rappelle que ce qui me causa quelque étonnement, ce fut de voir tous ces gens de mer, qui, bien qu'ils eussent servi dans les situations les plus diverses, dans toutes les régions du globe, de la Baltique aux Indes Orientales, étaient tous coulés dans un moule unique, qui les rendait encore plus semblables entre eux qu'on ne l'est ordinairement entre frères.

Les règles du service exigeaient qu'on fût constamment rasé de près, que chaque tête fût poudrée, que sur chaque nuque tombât la petite queue de cheveux naturels attachés par un ruban de soie noire.

Les morsures du vent et les chaleurs tropicales avaient réuni leur influence pour leur donner un teint foncé, en même temps que l'habitude du commandement et la menace de dangers toujours prêts à reparaître avaient imprimé sur tous le même caractère d'autorité et de vivacité.

Il y avait parmi eux quelques faces joviales, mais les vieux officiers avaient des figures sillonnées de rides profondes et des nez imposants qui faisaient, à la plupart d'entre eux, une figure d'ascètes austères et durcis par les intempéries comme ceux du désert.

Les veilles solitaires, une discipline qui interdisait toute camaraderie, avaient laissé leurs marques sur ces figures de Peaux-Rouges.

Pour ma part, j'étais si occupé à les examiner, que je touchai à peine à mon souper. Malgré ma grande jeunesse, je savais que, s'il restait quelque liberté en Europe, nous la devions à ces hommes, et je croyais lire sur leurs traits farouches et durs le résumé de ces dix années de luttes qui avaient fini par faire disparaître de la mer le pavillon tricolore.

Lorsque nous eûmes fini de souper, mon père me conduisit dans la grande salle du café où étaient réunis une centaine d'autres officiers de marine qui buvaient du vin, fumaient leurs longues pipes de terre en faisant une fumée aussi épaisse que celle qui règne sur le pont supérieur quand on combat bord à bord.

Comme nous entrions, nous nous trouvâmes face-à-face avec un officier d'un certain âge qui allait sortir.

C'était un homme aux grands yeux intelligents, à figure pleine et placide, une de ces figures que l'on attribuerait à un philosophe, à un philanthrope, plutôt qu'à un marin guerrier. — Voici Cuddie Collingwood, dit tout bas mon père.

— Hello, lieutenant Stone! dit d'un ton très cordial le fameux amiral. Je vous ai à peine entrevu, depuis que vous vîntes à bord de l’Excellent après Saint-Vincent. Vous avez eu la chance de vous trouver aussi sur le Nil, à ce qu'on m'a dit?

— J'étais troisième sur le Thésée, sous Millar, monsieur.

— J'ai failli mourir de chagrin de ne m'y être point trouvé. J'ai eu bien de la peine à m'en remettre Quand on pense à cette brillante expédition!… Et dire que j'étais chargé de faire la chasse à des bateaux de légumes, aux misérables bateaux chargés de choux, à San Lucar.

— Votre tâche valait mieux que la mienne, Sir Cuthbert, dit une voix derrière nous, celle d'un gros homme en uniforme de capitaine de poste qui fit un pas en avant pour se mettre dans notre cercle.

Sa figure de mâtin était agitée par l'émotion et, en parlant, il hochait piteusement la tête.

— Oui, oui, Troubridge, je sais comprendre les sentiments et y compatir.

— J'ai passé cette nuit-là dans le tourment, Collingwood, et elle a laissé ses traces sur moi, des traces qui dureront jusqu'à ce qu'on me lance par-dessus le bord dans un cercueil de toile à voile. Dire que j'avais mon beau Culloden échoué sur un banc de sable, trop loin pour tirer un coup de canon. Entendre et voir la bataille pendant toute la nuit, sans pouvoir tirer une seule bordée, sans même ôter le tampon d'un seul canon! Deux fois, j'ai ouvert ma boîte à pistolets pour me faire sauter la cervelle, et deux fois j'ai été retenu par la pensée que Nelson pourrait encore peut-être m’employer.

Collingwood serra la main du malheureux capitaine.

— L'amiral Nelson n'a pas été longtemps sans vous trouver un emploi utile, Troubridge. Nous avons tous entendu parler de votre siège de Capoue et conter comment vous avez mis en position vos canons, sans tranchées ni parallèles, et tiré à bout portant par les embrasures.

La mélancolie disparut de la large face du gros marin et son rire sonore remplit la salle.

— Je ne suis pas assez malin ou assez patient pour leurs façons en zigzag, dit-il. Nous nous sommes placés bord à bord et nous avons foncé sur leurs sabords jusqu'à ce qu'ils aient amené pavillon. Mais vous, Sir Cuthbert, où avez-vous été?

— Avec ma femme et mes deux fillettes, à Morpeth, là-haut dans le Nord. Je ne les ai vues qu'une seule fois en dix ans et il peut se passer dix autres années, je n'en sais rien, avant que je les revoie. J'ai fait là-bas de bonne besogne pour la flotte.

— Je croyais, monsieur, que c'était dans l'intérieur, dit mon père.

— C'est en effet dans l'intérieur, dit-il, mais j'y ai fait néanmoins de bonne besogne pour la flotte. Dites-moi un peu ce qu'il y a dans ce sac.

Collingwood tira de sa poche un petit sac noir et l'agita.

— Des balles, dit Troubridge. — C'est quelque chose de plus nécessaire encore à un marin, dit l'amiral; et retournant le sac, il fit tomber quelques grains dans le creux de la main.

«Je l'emporte dans mes promenades à travers champs et partout où je trouve un endroit de bonne terre, j'enfonce un grain profondément avec le bout de ma canne. Mes chênes combattront ces gredins sur l'eau quand je serai déjà oublié. Savez-vous combien il faut de chênes pour construire un vaisseau de quatre vingt canons?

Mon père secoua la tête.

— Deux mille, pas un de moins. Chaque navire à deux ponts qui amène le drapeau blanc, coûte à l'Angleterre tout un bois. Comment nos petits-fils arriveront-ils à battre les Français si nous ne leur préparons pas de quoi construire leurs vaisseaux?

Il remit son petit sac dans sa poche, puis, prenant le bras de
Troubridge, il franchit la porte avec lui.

— Voici un homme dont la vie pourrait vous aider à régler la vôtre, dit mon père, comme nous nous installions à une table libre. C'est toujours le même gentleman paisible, toujours préoccupé du bien-être de son équipage et chérissant, dans le fond de son coeur, sa femme et ses enfants qu'il a vus si rarement. On dit dans la flotte que jamais il n'a laissé échapper un juron, Rodney, et pourtant, je ne sais comment il a pu faire, quand il était premier lieutenant, avec un équipage de débutants. Mais tout le monde aime Cuddie, car on sait que c'est un ange au combat. Comment allez-vous, capitaine Foley? Mes respects, Sir Edward. Eh bien! il n'y aurait qu'à exercer l'enrôlement forcé dans la compagnie présente pour faire à une corvette un équipage d'officiers à pavillon.

«Il y a ici, Rodney, reprit mon père, en jetant les yeux autour de lui, plus d'un homme dont le nom n'ira jamais plus loin que le livre de loch de son navire et qui, dans sa sphère, ne s'est pas montré moins digne qu'un amiral d'être cité en exemple. Nous les connaissons et nous parlons d'eux, bien qu'on n'ait jamais braillé leurs noms dans les rues de Londres. Il y a autant de science de la mer et de talent à se débrouiller dans la conduite d'un cutter que dans celle d'un vaisseau de ligne, lorsqu'il s'agit de combattre, bien que cela ne doive pas vous rapporter un titre ni les remerciements du Parlement. Voici par exemple Hamilton, cet homme à l'air calme, à la figure pale, adossé à la colonne. C'est lui qui, avec six bateaux à rames, a coupé la retraite à la frégate l’Hermione sous la gueule de deux cents canons de côte dans le port de Puerto Caballo. C'est lui qui a attaqué douze canonnières espagnoles avec son seul petit brick et a forcé quatre d'entre elles à se rendre. Voici Walker, du Cutter la Rose, qui a attaqué trois navires corsaires français avec des équipages de cent cinquante-six hommes. Il en a coulé un, capturé un autre et forcé le troisième a la fuite. Comment allez-vous, capitaine Bail? J'espère que vous vous portez bien?

Deux ou trois officiers qui connaissaient mon père et qui étaient assis aux environs, rapprochèrent leurs chaises, et il se forma bientôt un petit cercle où tout le monde parlait à très haute voix et discutait sur les choses de la mer. On brandissait de longues pipes de terre à bout de tuyau rouge.

On les dirigeait vers les interlocuteurs en causant.

Mon père me chuchota à l'oreille que mon voisin était le capitaine Foley, du Goliath, qui marchait en tête à la bataille du Nil, que cet autre grand mince, roux foncé, assis en face, était Lord Cochrane, le plus hardi capitaine de frégate qu'il y eût dans la marine. Même à Friar's Oak, on nous avait dit comment, sur son petit vaisseau le Rapide armé de quatorze petits canons, monté par cinquante-quatre hommes, il avait pris à l'abordage la frégate espagnole Gamo, montée par trois cents hommes d'équipage.

Il était aisé à voir que c'était un homme vif, irascible, emporté, car il parlait de ses griefs d'un ton de colère qui rougissait ses joues piquées de taches de rousseur.

— Nous ne ferons rien de bon sur l'Océan, tant que nous n'aurons pas pendu les entrepreneurs des chantiers de la marine. Je voudrais avoir un cadavre d'entrepreneur comme figure de poupe à chaque navire de première classe de la flotte, et à chaque frégate, il y aurait un fournisseur d'approvisionnements. Je les connais bien avec leurs pièces à la glu, leurs rivets du diable. Ils risquent cinq cents existences pour économiser quelques livres de cuivre. Qu'est-il advenu de la Chance? Et de l’Oreste et du Martin? Ils ont coulé en pleine mer et nous n'en avons jamais reçu de nouvelles. Je puis donc dire que leurs équipages ont été massacrés.

Il parait que Lord Cochrane exprimait l'opinion de tous, car un murmure d'approbation, mêlé de jurons lancés avec conviction par des marins au long cours, se fit entendre dans tout le cercle.

— Ces coquins de l'autre côté de l'eau savent mieux s'y prendre, dit un capitaine borgne qui avait à la boutonnière le ruban bleu et blanc du combat de Saint-Vincent. C'est bel et bien sa tête que l’on risque à commettre de pareilles sottises. A-t-on jamais vu sortir de Toulon un vaisseau dans l'état où était ma frégate de trente-huit canons, au sortir de Plymouth, l'an dernier? Ses mâts avaient tant de jeu que d'un côté ses voiles étaient raides comme des barres de fer, tandis que de l'autre elles pendaient en festons. Le moindre sloop, qui ait jamais quitté un port de France, aurait pu la gagner de vitesse, et ensuite ce serait moi et non pas ce bousilleur de Devonport que l'on aurait fait comparaître devant une cour martiale. Ils aimaient à grogner ces vieux loups de mer, car à peine l'un d'eux avait-il fini d’exposer ses griefs, qu'un autre commençait les siens et y mettait encore plus d'aigreur.

— Regardez nos voiles, dit le capitaine Foley, mettez ensemble à l'ancre un vaisseau français et un vaisseau anglais et dites ensuite à quelle nation est celui-ci ou celui-là.

Francinet a son mat de misaine et son grand mat de perroquet presque égaux, dit mon père.

— Dans les anciens vaisseaux peut-être, mais combien y a-t-il de vaisseaux neufs qui sont établis sur le type français? Non, quand ils sont à l'ancre, il est impossible de les déterminer. Mais quand ils mettent à la voile, comment les distinguerez-vous?

Francinet a des voiles blanches, s'écrièrent plusieurs.

— Et les nôtres sont noires de moisissure. Voilà la différence. Étonnez-vous ensuite qu'ils nous dépassent à la voile, quand le vent passe à travers les trous de notre toile.

— Sur le Rapide, dit Cochrane, la toile était si mince, que quand je prenais mon observation, je relevais toujours mon méridien à travers le petit hunier et mon horizon à travers la voile de misaine.

Ces mots provoquèrent un éclat de rire général.

Ensuite tous repartirent, se soulageant enfin de ces longues bouderies, de ces souffrances supportées en silence qui s'étaient accumulées pendant de nombreuses années de service et que la discipline leur interdisait de révéler tant qu'ils avaient les pieds sur la dunette.

L'un parlait de sa poudre dont il fallait six livres pour lancer un boulet à mille yards, l'autre maudissait les tribunaux de l'Amirauté, où la prise entre comme un vaisseau bien gréé et en sort comme un schooner.

Le vieux capitaine parla de l'avancement subordonné aux intérêts parlementaires, qui avaient souvent mis dans une cabine de capitaine un freluquet dont la place aurait été dans la sainte barbe.

Puis ils revinrent à la difficulté de trouver des équipages pour leurs vaisseaux. Ils haussèrent la voix pour gémir en choeur.

— À quoi bon construire de nouveaux vaisseaux, disait Foley, alors qu'avec une prime de cent livres vous n'arriverez pas à équiper ceux que vous avez?

Mais lord Cochrane voyait la question autrement.

— Les hommes! monsieur, vous les auriez s'ils étaient bien traités. L'amiral Nelson trouve les hommes qu'il lui faut pour ses navires. Et de même l'amiral Collingwood. Pourquoi? Parce qu'il se préoccupe de ses hommes et dès lors ses hommes se souviennent de lui. Que les officiers et les hommes se respectent mutuellement et alors on n'aura aucune peine à maintenir l'effectif de l'équipage. Ce qui pourrit la marine, c'est cet infernal système qui consiste à faire passer les équipages d'un navire à l'autre, sans les officiers. Mais moi, je n'ai jamais rencontré de difficulté et je crois pouvoir dire que, si demain je hissais mon pennon, je trouverais tous mes vieux du Rapide et j'aurais autant de volontaires que je voudrais en prendre.

— C'est très bien, mylord, dit le vieux capitaine avec quelque chaleur. Quand les marins entendent dire que le Rapide a pris cinquante navires en treize mois, on peut être sûr qu'ils s'offriront volontiers pour servir sous son commandant. Un bon croiseur est toujours sûr de compléter facilement son équipage. Mais ce ne sont pas les croiseurs qui livrent les batailles pour la défense du pays et qui bloquent les ports de l'ennemi. Je dis que tout le bénéfice des prises devrait être réparti également entre la flotte entière, et tant qu'on n'aura pas établi cette règle, les hommes les plus capables iront toujours là où ils rendent le moins de services et où ils font les plus grands profits.

Ce discours produisit un choeur de protestations de la part des officiers de croiseurs et de véhémentes approbations de la part de ceux qui servaient à bord des vaisseaux de ligne.

Ces derniers paraissaient former la majorité dans le cercle qui s'était rassemblé.

À voir l'animation des figures et la colère qui brillait dans les regards il était évident que la question tenait fort à coeur à chacun des deux partis.

— Ce que le croiseur obtient, s'écria un capitaine de frégate, le croiseur le gagne.

— Entendez-vous par là, monsieur, dit le capitaine Foley, que les devoirs d'un officier à bord d’un croiseur exigent plus d'attention ou plus d'habileté professionnelle que ceux d'un officier chargé d'un blocus, qui a la côte à tribord toutes les fois que le vent tourne à l'ouest et qui a continuellement en vue les huniers de l'escadre ennemie?

— Je ne prétends point à une habileté supérieure, monsieur.

— Alors, pourquoi réclamez-vous une solde plus forte? Pouvez-vous nier qu'un marin devant le mât rend plus de services sur une frégate rapide qu'un lieutenant ne peut le faire sur un vaisseau de guerre? — L'année dernière, pas plus tard, dit un officier à tournure de gentleman qui aurait pu être pris pour un petit maître à la ville, sans le teint cuivré qu'il devait à un soleil comme on n'en voit jamais à Londres, l'année dernière, j'ai ramené de la Méditerranée le vieil Océan qui flottait comme une barrique vide et ne rapportait absolument rien, comme chargement, que de la gloire. Dans le canal nous rencontrâmes la frégate La Minerve de l'Océan occidental qui plongeait jusqu'aux sabords et était prête à éclater sous un butin que l'on avait jugé trop précieux pour le confier aux équipages de prise. Il y avait des lingots d'argent jusqu'au long de ses vergues et près de son beaupré, de la vaisselle d'argent à la pomme de ses mâts. Mes marins auraient tiré sur elle, oui, ils auraient tiré, si on ne les avait pas retenus. Cela les enrageait de penser à tout ce qu'ils avaient fait dans le Sud, et de voir cette impudente frégate faire parade de son argent sous leurs yeux.

— Je ne vois pas le bien fondé de leurs griefs, capitaine Bail, dit Cochrane.

— Quand vous serez promu au commandement d'un navire à deux ponts, milord, il pourra bien se faire qu'il vous apparaisse plus clairement.

— Vous parlez comme si un croiseur n'avait d'autre tâche que de faire des prises. Si c'est là votre manière de voir, permettez-moi de vous dire que vous n'êtes pas au fait de la chose. J'ai commandé un sloop, une corvette et une frégate et, sur chacun d'eux, j'ai eu à remplir des devoirs fort divers. Il m'a fallu éviter les vaisseaux de ligne de l'ennemi et livrer bataille à ses croiseurs. J'ai dû donner la chasse à ses corsaires et les capturer et leur couper la retraite quand ils se réfugiaient sous ses batteries. Il m'a fallu faire une diversion sur ses forts, débarquer mes hommes, détruire ses canons et postes de signaux. Tout cela, et en outre les convois, les reconnaissances, la nécessité de risquer son propre navire, pour arriver à connaître les mouvements de l'ennemi, incombe à l'officier qui commande un croiseur. Je vais même jusqu'à dire que quand on est capable d'accomplir avec succès ces tâches, on mérite mieux de son pays que l'officier du vaisseau de ligne, qui fait le va et vient entre Ouessant et les Roches Noires, assez longtemps pour construire un récif avec la masse de ses os de boeuf.

— Monsieur, dit le colérique vieux marin, un officier comme ça ne court pas du moins le risque d'être pris pour un corsaire.

— Je suis surpris, capitaine Bulkeley, répliqua avec vivacité Cochrane, que vous alliez jusqu'à mettre ensemble les termes de corsaire et d'officier du roi.

Les choses tournaient à l'orage entre ces loups de mer aux têtes chaudes, aux propos laconiques, mais le capitaine Foley para au danger en portant la discussion sur les nouveaux vaisseaux que l'on construisait dans les ports de France.

Je prenais grand intérêt à écouter ces hommes, qui passaient leur vie à combattre nos voisins, à en discuter le caractère et les méthodes.

Vous qui vivez en des temps de paix et d'entente cordiale, vous ne sauriez vous imaginer avec quelle rage l'Angleterre haïssait alors la France, et par-dessus tout son grand chef.

C'était plus qu'un simple préjugé, qu'une antipathie.

C'était une aversion profonde, agressive, dont vous pouvez encore aujourd'hui vous faire quelque idée en jetant les yeux sur les journaux et les caricatures de l'époque.

Le mot de Français n'était guère prononcé que précédé de l'épithète coquin ou canaille.

Dans tous les rangs de la société, dans toutes les parties du pays, ce sentiment était le même.

Et les soldats de marine, qui étaient à bord de nos vaisseaux, menaient à combattre contre les Français une férocité qu'ils n'auraient jamais montrée, s'il s'était agi de Danois, de Hollandais ou d'Espagnols.

Si, maintenant que cinquante ans se sont écoulés, vous me demandez d'où venait ce sentiment de virulence à leur égard, ce sentiment si étranger au caractère anglais avec son laisser-aller et sa tolérance, je vous avouerai que, selon moi, c'était la crainte.

Naturellement, ce n'était point une crainte individuelle. Nos détracteurs les plus venimeux ne nous ont jamais qualifiés de lâches. C'était la crainte de leur étoile, la crainte de leur avenir, la crainte de l'homme subtil dont les plans paraissaient toujours tourner heureusement, la crainte de la lourde main qui avait jeté à bas une nation, puis une autre.

Notre pays était petit et au temps de la guerre, sa population n'était guère supérieure à la moitié de celle de la France.

Et alors, la France s'était agrandie par des bonds _gig_antesques.

Elle s'était avancée au nord jusqu'à la Belgique et à la Hollande.

Elle s'était accrue par le sud en Italie.

Pendant ce temps, nous étions affaiblis par la haine profonde qui régnait en Irlande entre les Catholiques et les Presbytériens.

Le danger était imminent, évident pour l'homme le plus incapable de réflexion.

On ne pouvait se promener le long de la côte du Kent sans voir les amas de bois amoncelés pour servir de signaux et avertir le pays du débarquement de l'ennemi, et quand le soleil brillait sur les hauteurs du côté de Boulogne, on voyait son éclat se refléter sur les baïonnettes des vétérans qui manoeuvraient.

Rien d'étonnant à ce qu'il y eut, au fond du coeur des plus braves, une crainte de la puissance française, et cette animosité a toujours pour résultat d'engendrer une haine amère et pleine de rancune.

Alors les marins parlèrent sans bienveillance de leurs récents ennemis.

Ils les haïssaient sincèrement et selon l'usage de notre pays, ils disaient tout haut ce qu'ils avaient sur le coeur.

En ce qui concernait les officiers français, il était impossible d'en parler dune façon plus chevaleresque, mais quant à la nation, ils l'avaient en horreur.

Les vieux avaient combattu contre eux dans la guerre d'Amérique, combattu encore pendant ces dix dernières années, et on eût dit que le désir le plus ardent qu'ils eussent dans le coeur était de passer le reste de leur vie à combattre encore contre eux.

Mais si j'étais surpris de la violente animosité qu'ils témoignaient à l'égard des Français, je ne l'étais pas moins de voir à quel degré ils les appréciaient.

La longue série des victoires anglaises avait fini par obliger les Français à s'abriter dans les ports, à renoncer avec désespoir à la lutte et cela nous avait fait croire à tous que, pour une raison ou une autre et par la nature même des choses, l'Anglais sur mer avait toujours le dessus contre le Français.

Mais ceux qui avaient participé à la lutte n'étaient nullement de cet avis.

Ils se répandaient en bruyants éloges sur la vaillance de leurs adversaires et ils expliquaient leur défaite par des raisons précises.

Ils rappelaient que les officiers de l'ancienne marine française étaient presque tous des aristocrates, que la Révolution les avait chassés de leurs vaisseaux et que la face navale était tombée entre les mains de matelots indisciplinés et de chefs sans compétence.

Cette flotte mal commandée avait été rudement rejetée dans les ports par la poussée de la flotte anglaise qui avait de bons équipages bien commandés.

Elle les y avait maintenus immobiles, de sorte qu'ils n'avaient eu aucune occasion d'apprendre les choses de la mer. Leur exercice dans les ports, leur tir au canon dans les ports ne servaient à rien, quand il s'agissait de voiles à carguer, de bordées à tirer sur un vaisseau de ligne qui se balançait sur les vagues de l'Atlantique.

Quand une de leurs frégates gagnait le large et qu'elle pouvait naviguer librement un couple d'années, alors son équipage arrivait à connaître son affaire et un officier anglais pouvait espérer mettre une plume à son chapeau, lorsque avec un navire d'égale force il arrivait à lui faire amener son pavillon.

Telles étaient les opinions de ces officiers expérimentés qui les appuyaient de nombreux souvenirs de preuves multiples de la vaillance française.

Ils citaient, entre autres, la façon dont l'équipage de l’Orient avait employé ses canons de gaillard d'arrière, pendant que, sous leurs pieds, le pont était en feu et qu'ils savaient qu'ils se battaient sur une soute aux poudres prête à sauter.

On espérait en général que l'expédition des Indes Occidentales qui avait eu lieu depuis la paix, aurait donné à beaucoup de navires l'expérience de l'Océan et qu'on pourrait se hasarder à les faire sortir du Canal si la guerre venait à éclater de nouveau.

Mais recommencerait-elle?

Nous avions dépensé des sommes fabuleuses et fait des efforts immenses pour faire fléchir la puissance de Napoléon et l'empêcher de se faire le despote de l'Europe entière.

Le gouvernement l'essaierait-il une fois de plus?

Se laisserait-il épouvanter par le poids effrayant d'une dette qui ferait courber le dos à bien des générations futures?

Pitt était là et certes, il n'était point homme à laisser la besogne à moitié faite.

Soudain, il y eut de l'agitation près de la porte.

Parmi les nuages gris de fumée de tabac, j'entrevis un uniforme bleu et des épaulettes d'or, autour desquels se formait un rassemblement dense, pendant qu'un rauque murmure, partant du groupe, se changeait en applaudissements lancés par de fortes poitrines.

Tout le monde se leva pour regarder.

On se demandait les uns aux autres de quoi il s'agissait.

Mais la foule bouillonnait et les applaudissements redoublaient.

— Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qu'il arrive? demandaient une vingtaine de voix.

— Enlevons-le! Hissons-le, cria quelqu'un et, aussitôt après, je vis le capitaine Troubridge au-dessus des épaules de la foule.

Sa figure était rouge, comme s'il était sous l'influence du vin et il agitait quelque chose qui ressemblait à une lettre.

Les applaudissements se turent peu à peu et il se fit un tel silence que j'aurais pu discerner le froissement du papier dans sa main.

— Grandes nouvelles, gentlemen, cria-t-il, grandes nouvelles! Le contre-amiral Collingwood m'a chargé de vous les communiquer. L'ambassadeur de France a reçu ses passeports ce soir. Tous les vaisseaux qui figurent à l'Annuaire vont recevoir leur commission. L'amiral Cornwallis doit quitter la baie de Cawsand pour croiser au large d'Ouessant. Une escadre part pour la Mer du Nord, une autre pour la mer d'Irlande.

Il avait sans doute d'autres nouvelles à donner, mais son auditoire ne voulut pas en entendre davantage.

Comme on criait, comme on trépignait, quel délire!

Prudes et vieux officiers à pavillon, graves capitaines d'armes, jeunes lieutenants, tous criaient à tue-tête comme des écoliers échappés en vacances.

On ne songeait plus à ces cuisants et multiples griefs que j'avais entendu énumérer.

Le mauvais temps était passé.

Les oiseaux de mer, captifs sur terre, allaient raser l'écume, une fois encore.

Les notes du God Save the King dominèrent majestueusement le bruit confus.

J'entendis les antiques vers chantés d'une façon qui faisait oublier leurs mauvaises rimes et leur banalité.

J'espère que vous ne les entendrez jamais chanter ainsi, avec des larmes sur les joues ridées, avec des sanglots dans des voix d'hommes énergiques.

Ceux qui parlent du flegme de nos compatriotes ne les ont jamais vus quand la croûte de lave est brisée et que, pendant un instant, la flamme ardente et durable du Nord apparaît à découvert.

C'est ainsi que je la vis alors, et si je ne la vois point aujourd'hui, je ne suis ni assez vieux, ni assez sot pour croire qu'elle soit éteinte.

XIII — LORD NELSON

Le rendez-vous entre Lord Nelson et mon père devait avoir lieu à une heure matinale, et il tenait d'autant plus à être exact qu'il savait combien les allées et venues de l'amiral seraient modifiées par les nouvelles que nous avions apprises, la veille au soir.

Je venais à peine de déjeuner et mon oncle n'avait pas sonné pour son chocolat, quand mon père vint me prendre à Jermyn Street.

Au bout de quelques centaines de pas dans Piccadilly, nous nous trouvâmes devant le grand bâtiment de briques déteintes qui servait de logement de ville aux Hamilton et qui devenait le quartier général de Lord Nelson lorsque affaires ou plaisirs le faisaient venir de Merton.

Un valet de pied répondit à notre coup de marteau et nous introduisit dans un grand salon au mobilier sombre, aux tentures de nuance triste.

Mon père fit passer son nom et nous nous assîmes, jetant les yeux sur les blanches statuettes italiennes qui occupaient les angles, sur un tableau qui représentait le Vésuve et la baie de Naples et qui était accroché au-dessus du clavecin.

Je me rappelle encore une pendule noire au bruyant tic-tac qui était sur la cheminée; et de temps à autre, au milieu du bruit des voitures de louage, il nous arrivait de bruyants éclats de rire de je ne sais quelle autre pièce.

Lorsque enfin la porte s'ouvrit, mon père et moi nous nous levâmes, nous attendant à nous trouver en présence du plus grand des Anglais. Mais ce fut une personne bien différente qui entra.

C'était une dame de haute taille et qui me parut extrêmement belle, bien que peut-être un critique plus expérimenté et plus difficile eût trouvé que son charme appartenait plutôt aux temps passé qu'au présent.

Son corps de reine présentait des lignes grandes et nobles, tandis que sa figure qui commençait à s'empâter, à devenir grossière, était encore remarquable par l’éclat du teint, la beauté de grands yeux bleu clair et les reflets de sa noire chevelure qui se frisait sur un front blanc et bas.

Elle avait un port des plus imposants, si bien qu'en la regardant à son entrée majestueuse, et devant cette pose qu'elle prit en jetant un coup d'oeil sur mon père, je me rappelai alors la reine des Péruviens, qui sous les traits de Miss Polly Hinton, nous excitait le petit Jim et moi à nous révolter.

— Lieutenant Anson Stone? demandait-elle.

—Oui, belle, dame, répondit mon père.

— Ah! s'écria-t-elle en sursautant d'une façon affectée, avec exagération. Alors, vous me connaissez?

— J'ai vu Votre Seigneurie à Naples.

— Alors, vous avez vu aussi sans doute, mon pauvre Sir William?
Mon pauvre Sir William!

Et elle toucha sa robe de ses doigts blancs couverts de bagues, comme pour attirer notre attention sur ce fait qu'elle était en complet costume de deuil.

— J'ai entendu parler de la triste perte qu'avait éprouvée Votre
Seigneurie, dit mon père.

— Nous sommes morts ensemble, s'écria-t-elle. Que peut être désormais mon existence, sinon une mort lentement prolongée?

Elle parlait d'une belle et riche voix qu'agitait le frémissement le plus douloureux, mais je ne pus m'empêcher de reconnaître qu'elle avait l'air de la personne la plus robuste que j'eusse jamais vue et je fus surpris de voir qu'elle me lançait de petites oeillades interrogatives comme si elle prenait quelque plaisir à se voir admirer, fût-ce par un individu aussi insignifiant que moi.

Mon père, en son rude langage de marin, tâchait de balbutier quelques banales paroles de condoléances, mais ses yeux se détournaient de cette figure revêche, hâlée, pour épier quel effet elle avait produit sur moi.

— Voici son portrait, à cet ange tutélaire de cette demeure, s'écria-t-elle en montrant d'un geste grandiose, large, un portrait suspendu au mur et représentant un gentleman à la figure très maigre, au nez proéminent et qui avait plusieurs décorations à son habit.

«Mais c'est assez parler de mes chagrins personnels, dit-elle en essuyant sur ses yeux d'invisibles larmes. Vous êtes venus voir Lord Nelson. Il m'a chargée de vous dire qu'il serait ici dans un instant. Vous avez sans doute appris que les hostilités vont reprendre?

— Nous avons appris cette nouvelle hier soir. — Lord Nelson a reçu l'ordre de prendre le commandement de la flotte de la Méditerranée.

— Vous pouvez croire qu'en un tel moment… Mais n'est-ce pas le pas de Sa Seigneurie que j'entends?

Mon attention était si absorbée par les singulières façons de la dame, et par les gestes, les poses dont elle accompagnait toutes ses remarques, que je ne vis pas le grand amiral entrer dans la pièce.

Lorsque je me retournai, il était tout près à côté de moi.

C'était un petit homme brun à la tournure svelte et élancée d'un adolescent.

Il n'était point en uniforme.

Il portait un habit brun à haut collet, dont la manche droite et vide, pendait à son côté.

L'expression de sa figure était, je m'en souviens bien, extrêmement triste et douce, avec les rides profondes qui décelaient les luttes de son âme impatiente, ardente.

Un de ses yeux avait été crevé et abîmé par une blessure, mais l'autre se portait de mon père à moi avec autant de vivacité que de pénétration.

À vrai dire, d'ensemble, avec ses regards brefs et aigus, la belle pose de sa tête, tout en lui indiquait l'énergie, la promptitude, en sorte que, si je puis comparer les grandes choses aux petites, il me rappela un terrier de bonne race, bien dressé au combat, doux et leste, mais vif et prêt à tout ce que le hasard pourrait mettre sur sa voie.

— Eh bien! lieutenant Stone, dit-il du ton le plus cordial en tendant sa main gauche à mon père, je suis fort content de vous voir. Londres est plein de marins de la Méditerranée, mais je compte qu'avant une semaine, il ne restera plus aucun officier d'entre vous sur la terre ferme.

— Je suis venu vous demander, Sir, si vous pourriez m'aider à avoir un vaisseau.

— Vous en aurez un, Stone, si on fait quelque cas de ma parole à l'Amirauté. J'aurai besoin d'avoir derrière moi tous les anciens du Nil. Je ne puis vous promettre un vaisseau de première ligne, mais ce sera au moins un vaisseau de soixante-quatre canons, et je puis vous assurer qu'on est à même de faire bien des choses avec un vaisseau de soixante-quatre canons, bien maniable, qui a un bon équipage et qui est bien bâti.

— Qui pourrait en douter, quand on a entendu parler de l’Agamemnon? s'écria Lady Hamilton.

Et en même temps, elle se mit à parler de l'amiral et de ses exploits en termes d'une exagération élogieuse, avec une telle averse de compliments et d’épithètes, que mon père et moi nous ne savions quelle figure faire.

Nous nous sentions humiliés et chagrins de la présence d'un homme qui était forcé d'entendre dire devant lui de telles choses.

Mais, après avoir risqué un coup d'oeil sur Lord Nelson, je m'aperçus à ma grande surprise que, bien loin de témoigner de l'embarras, il souriait, il avait l'air enchanté comme si cette grossière flatterie de la dame était pour lui la chose la plus précieuse du monde.

— Allons, allons, ma chère dame, vos éloges surpassent de beaucoup mes mérites…

Ces mots l'encourageant, elle se lança dans une apostrophe théâtrale au favori de la Grande-Bretagne, au fils aîné de Neptune, et il s'y soumit en manifestant la même gratitude, le même plaisir.

Qu'un homme du monde, âgé de quarante-cinq ans, pénétrant, honnête, au fait du manège des cours, se laissât entortiller par des hommages aussi crus, aussi grossiers, j'en fus stupéfait, comme le furent tous ceux qui le connaissaient.

Mais vous qui avez beaucoup vécu, vous n'avez pas besoin qu'on vous dise combien de fois il arrive que la nature la plus énergique, la plus noble, à quelque faiblesse unique, inexplicable, une faiblesse qui se montre d'autant plus visiblement qu'elle contraste avec le reste, ainsi qu'une tache noire apparaît d'une manière plus choquante sur le drap le plus blanc.

— Vous êtes un officier de mer comme je les aime, Stone, dit-il, quand Sa Seigneurie fut arrivée au bout de son panégyrique. Vous êtes un marin de la vieille école.

Il arpenta la pièce à petits pas impatients tout en parlant et en pivotant de temps à autre sur un talon, comme si quelque barrière invisible l'avait arrêté.

— Nous commençons à devenir trop beaux pour notre besogne avec ces inventions d'épaulettes, d'insignes de gaillard d’arrière. Au temps où j'entrai au service, vous auriez pu voir un lieutenant faire les liures et le gréement de son beaupré, ayant parfois un épissoir suspendu au cou, pour donner l'exemple à ses hommes. Aujourd'hui, c'est tout juste, s’il veut bien porter son sextant jusqu'à l'écoutille. Quand serez-vous prêt à embarquer, Stone?

— Ce soir, Mylord.

— Bien, Stone, bien. Voilà le véritable esprit. On double la besogne à chaque marée sur les chantiers, mais je ne sais quand les vaisseaux seront prêts. J'arbore mon pavillon sur la Victoire mercredi, et nous mettons à la voile aussitôt.

— Non, non, pas si tôt, il ne pourra pas être prêt à prendre la mer, dit Lady Hamilton d'une voix plaintive en joignant les mains, et elle tourna les yeux vers le plafond, tout en parlant.

— Il faut qu'il soit prêt et il le sera, s'écria Nelson avec une véhémence extraordinaire. Par le ciel, quand même le diable serait à la porte, je m'embarquerai mercredi. Qui sait ce que ces gredins peuvent bien faire en mon absence? La tête me tourne à la pensée des diableries qu'ils projettent peut-être. En cet instant même, chère dame, la reine, notre reine, s'écarquille peut-être les yeux pour apercevoir les voiles des hunes des vaisseaux de Nelson.

Comme je me figurais qu'il parlait de notre vieille reine Charlotte, je ne comprenais rien à ses paroles, mais mon père me dit ensuite que Nelson et Lady Hamilton s'étaient pris d'une affection extraordinaire pour la reine de Naples et c'étaient les intérêts de ce petit royaume qui lui tenaient si fort à coeur.

Peut-être mon air d'ahurissement attira-t-il l'attention de Nelson sur moi, car il suspendit tout à coup sa promenade à l'allure de gaillard d'arrière et me toisa des pieds à la tête, d'un air sévère. — Eh bien! jeune gentleman, dit-il d'un ton sec.

— C'est mon fils unique, Sir, dit mon père. Mon désir est qu'il entre au service si l'on peut trouver une cabine pour lui, car voici bien des générations que nous sommes officiers du roi.

— Ainsi donc, vous tenez à venir vous faire rompre les os, s'écria Nelson d'un ton rude, et en regardant d'un air de mécontentement les beaux habits qui avaient été si longuement discutés entre mon oncle et Mr Brummel. Vous aurez à quitter ce grand habit pour une jaquette de toile cirée, si vous servez sous mes ordres.

Je fus si embarrassé par la brusquerie de son langage, que je pus à peine répondre en balbutiant que j'espérais faire mon devoir.

Alors, sa bouche sévère se détendit en un sourire plein de bienveillance, et bientôt, il posa sur mon épaule sa petite main brune.

— Je crois pouvoir dire que vous marcherez très bien. Je vois que vous êtes de bonne étoffe. Mais ne vous imaginez pas entrer dans un service facile, jeune gentleman, quand vous entrez dans le service de Sa Majesté. C'est une profession pénible. Vous entendez parler du petit nombre qui réussit, mais que savez-vous de centaines d'autres qui n'arrivent pas à faire leur chemin? Voyez combien j'ai eu de chance. Sur deux cents qui étaient avec moi à l'expédition de San Juan, cent quarante-cinq sont morts en une seule nuit. J'ai pris part à cent quatre-vingts engagements, et comme vous voyez, j'ai perdu un oeil et un bras sans compter d'autres graves blessures. La chance m'a permis de passer à travers tout cela, et maintenant, je bats pavillon amiral, mais je me rappelle plus d'un honnête homme qui me valait et qui n'a point percé.

«Oui, reprit-il, comme la dame se répandait en protestations loquaces, bien des gens, bien des gens qui me valaient sont devenus la proie des requins et des crabes de terre. Mais c'est un marin sans valeur que celui qui ne se risque pas chaque jour, et nos existences à tous sont dans la main de celui qui connaît parfaitement l'heure où il nous la redemandera.

Pendant un instant, le sérieux de son regard, le ton religieux de sa voix nous firent entrevoir peut-être les profondeurs du vrai Nelson, l'homme des contes orientaux, imbu de ce viril puritanisme qui fit surgir de cette région, les Côtes de fer, ceux qui devaient façonner le coeur de l'Angleterre et les Pères Pèlerins qui devaient le propager au dehors.

C'était là le Nelson qui affirmait avoir vu la main de Dieu s'appesantir sur les Français et qui s'agenouillait dans la cabine de son vaisseau amiral, pour attendre le moment de se porter sur la ligue ennemie.

Il y avait aussi une humaine tendresse dans le ton qu'il prenait pour parler de ses camarades morts, et elle me fit comprendre pourquoi il était si aimé de tous ceux qui servirent sous lui.

En effet, bien qu'il eût la dureté du fer quand il s'agissait de naviguer et de combattre, en sa nature complexe, il se combinait une faculté qui manque à l'Anglais, cette émotion affectueuse qui s'exprimait par des larmes, lorsqu'il était touché, et par des mouvements instinctifs de tendresse, comme celui dans lequel il demanda à son capitaine de pavillon de l'embrasser quand il gisait mourant, dans le poste de la Victoire.

Mon père s'était levé pour partir, mais l'amiral, avec cette bienveillance qu'il témoigna toujours à la jeunesse, et qui avait été un instant glacée par l'inopportune splendeur de mes habits, continua à se promener devant nous, en jetant des phrases brèves et substantielles pour m'encourager et me conseiller.

— C'est de l'ardeur que nous demandons dans le service, jeune gentleman, dit-il. Il nous faut des hommes chauffés au rouge, qui ne sachent ce que c'est que le repos. Nous en avons de tels dans la Méditerranée et nous les retrouverons. Quelle troupe fraternelle. Lorsqu'on me demandait d'en désigner un pour une tâche difficile, je répondais à l'amirauté de prendre le premier venu, car le même esprit les animait tous. Si nous avions pris dix-neuf vaisseaux, nous n'aurions jamais déclaré notre tâche bien remplie, tant que le vingtième aurait navigué sur les mers. Vous savez ce qu’il en était chez nous, Stone. Vous avez passé trop de temps sur la Méditerranée, pour que j'aie besoin de vous en dire quoi que ce soit.

— J'espère être sous vos ordres, Mylord, dit mon père, la prochaine fois que nous les rencontrerons.

— Nous les rencontrerons, il le faut, et cela sera. Par le ciel! je n'aurai pas de repos, tant que je ne leur aurai pas donné une secousse. Ce coquin de Bonaparte prétend nous abaisser. Qu'il essaie et que Dieu favorise la bonne cause!

Il parlait avec tant d'animation, que la manche vide s'agitait en l'air, ce qui lui donnait l'air le plus extraordinaire.

Voyant mes yeux fixés sur lui, il sourit et se tourna vers mon père.

— Je peux encore faire de la besogne avec ma nageoire, dit-il en posant la main sur son moignon. Qu'est-ce qu'on disait dans la flotte à ce propos?

— Que c'était un signal indiquant qu'il ne ferait pas bon se mettre en travers de votre écubier.

— Ils me connaissent, les coquins. Vous le voyez, jeune gentleman, il ne s'est pas perdu la moindre étincelle de l'ardeur que j'ai mise à servir mon pays. Il pourra arriver un jour, que vous arborerez votre propre pavillon et, quand ce jour viendra, vous vous souviendrez que le conseil que je donne à un officier, c'est qu'il ne fasse rien à moitié, par demi mesures. Mettez votre enjeu d'un seul coup, et si vous perdez sans qu'il y ait de votre faute, le pays vous confiera un autre enjeu de même valeur. Ne vous préoccupez pas de manoeuvres. Foin des manoeuvres! La seule dont vous ayez besoin, consiste à vous mettre bord à bord avec l'ennemi. Combattez jusqu'au bout et vous aurez toujours raison. N'ayez jamais une arrière pensée pour vos aises, pour votre propre vie, car votre vie ne vous appartient plus à partir du jour où vous avez endossé l'uniforme bleu. Elle appartient au pays et il faut la dépenser sans compter pour peu que le pays en retire le moindre avantage. Comment est le vent, ce matin, Stone?

— Est, sud-est, dit mon père sans hésitation.

— Alors, Cornwallis est sans doute en bon chemin pour Brest, quoique pour ma part, j'eusse préféré tâcher de les attirer au large.

— C'est aussi ce que souhaiteraient tous les officiers et tous les hommes de la flotte, Votre Seigneurie, dit mon père.

— Ils n'aiment pas le service de blocus, et cela n'est pas étonnant, puisqu'il ne rapporte ni argent, ni honneur. Vous vous rappelez comment cela se passait dans les mois d'hiver, devant Toulon, Stone, alors que nous n'avions à bord ni poudre, ni boeuf, ni vin, ni porc, ni farine, pas même des câbles, de la toile et du filin de réserve. Et nous consolidions nos vieux pontons avec des cordages. Dieu sait si je ne m'attendais pas à voir le premier Levantin venu couler nos vaisseaux. Mais, quand même nous n'avons pas lâché prise. Néanmoins, je crains que là-bas, nous n'ayons pas fait grand chose pour l'honneur de l'Angleterre. Chez nous, on illumine les fenêtres à la nouvelle d'une grande bataille, mais on ne comprend pas qu'il nous serait plus aisé de recommencer six fois la bataille du Nil que de rester en station tout l'hiver pour le blocus. Mais je prie Dieu qu'il nous fasse rencontrer cette nouvelle flotte ennemie, et que nous puissions en finir par une bataille corps à corps.

— Puissé-je être avec vous, mylord! dit gravement mon père. Mais nous vous avons déjà pris trop de temps et je n'ai plus qu'à vous remercier de votre bonté et à vous offrir tous mes souhaits.

— Bonjour, Stone, dit Nelson, vous aurez votre vaisseau et si je puis avoir ce jeune gentleman parmi mes officiers, ce sera chose faite. Mais si j'en crois son habillement, reprit-il en portant ses yeux sur moi, vous avez été mieux partagé pour la répartition des prises que la plupart de vos camarades. Pour ma part, jamais je n'ai songé, jamais je n'ai pu songer à gagner de l'argent.

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