Jim Harrison, boxeur
Mon père expliqua que le fameux Sir Charles Tregellis était mon oncle, qu'il s'était chargé de moi et que je demeurais chez lui.
— Alors, vous n'avez pas besoin que je vous vienne en aide, dit Nelson avec quelque amertume. Quand on a des guinées et des protections, on peut passer par-dessus la tête des vieux officiers de marine, fût-on incapable de distinguer la poupe d'avec la cuisine, ou une caronade d'avec une pièce longue de neuf. Néanmoins… Mais que diable se passe-t-il?
Le valet de pied s'était précipité soudain dans la chambre, mais il s'arrêta devant le regard de colère que lui lança l'amiral.
— Votre Seigneurie m'a dit d'accourir chez vous dès que cela arriverait, expliqua-t-il en montrant une grande enveloppe bleue. — Par le ciel! Ce sont mes ordres, s'écria Nelson en la saisissant vivement et faisant des efforts maladroits pour en rompre les cachets avec la main qui lui restait.
Lady Hamilton accourut à son aide, mais elle eut à peine jeté les yeux sur le papier, qui s'y trouvait, qu'elle jeta un cri perçant, porta la main à ses yeux et se laissa choir évanouie.
Mais je ne pus m'empêcher de reconnaître qu'elle se laissa choir fort habilement et que, malgré la perte de ses sens, elle eut la bonne fortune d'arranger fort habilement les plis de son costume et de prendre une attitude classique et gracieuse.
Quant à lui, l'honnête marin, il était si incapable de supercherie et d'affectation, qu'il ne les soupçonnait point chez autrui, aussi courut-il tout affolé à la sonnette, pour réclamer à grands cris domestiques, médecin, sels, en jetant des mots incohérents dans sa douleur, se répandant en paroles si passionnées, si émues, que mon père jugea plus discret de me tirer par la manche, comme pour m'avertir qu'il nous fallait sortir à la dérobée.
Nous le laissâmes donc dans ce sombre salon de Londres, perdant la tête tant il était ému de pitié pour cette femme superficielle qui n'avait rien de naturel, pendant que dehors, tout contre le chasse-roues, dans Piccadilly, l'attendait la haute berline noire prête à l'emporter pour ce long voyage qui allait aboutir à poursuivre la flotte française sur un parcours de sept mille milles a travers l'Océan, à la rencontrer enfin et à la vaincre.
Cette victoire devait limiter aux conquêtes continentales l'ambition de Napoléon, mais elle coûterait à notre grand marin la vie qu'il devait perdre au moment le plus glorieux de son existence, comme je souhaiterais qu'il vous advînt à tous.
XIV — SUR LA ROUTE
Déjà approchait le jour de la grande bataille.
La guerre sur le point d'éclater et Napoléon qui devenait de plus en plus menaçant n'étaient que des objets de second ordre pour tous les sportsmen et en ce temps-là les sportsmen formaient bien la moitié de la population.
Dans le club patricien, dans la taverne plébéienne, dans le café que fréquentait le négociant, dans la caserne du soldat, à Londres et dans les provinces, la même question passionnait toute la nation.
Toutes les diligences qui arrivaient de l'Ouest apportaient des détails sur la belle condition de Wilson le Crabe, qui était retourné dans son pays natal pour s'entraîner et qu'on savait être sous la direction immédiate du capitaine Barclay, l'expert.
D'un autre côté, bien que mon oncle n'eût pas encore désigné son champion, personne dans le public ne doutait que ce ne fût Jim, et les renseignements qu'on avait sur son physique et sa performance lui valurent bon nombre de parieurs.
Toutefois, la côte était en faveur de Wilson et les gens de l'Ouest, comme un seul homme, tenaient pour lui, tandis qu’à Londres l'opinion était partagée.
Deux jours avant le combat, on donnait Wilson à trois contre deux, dans tous les clubs du West End.
J'étais allé deux fois voir Jim à Crawley, dans l'hôtel où il était installé pour son entraînement et je l'y trouvai soumis au sévère régime en usage. Depuis la pointe du jour jusqu'à la tombée de la nuit, il courait, sautait, frappait sur une vessie suspendue à une barre ou s'exerçait contre son formidable entraîneur.
Ses yeux brillaient. Sa peau luisait de santé débordante.
Il avait une telle confiance dans le succès que mes appréhensions s'évanouirent à la vue de sa vaillante attitude et quand j'entendis son langage empreint d'une joie tranquille.
— Mais je m'étonne que vous veniez me voir maintenant, Rodney, me dit-il en faisant un effort pour rire, maintenant que me voilà devenu boxeur, et à la solde de votre oncle, tandis que vous êtes à la ville et passé Corinthien. Si vous n'aviez pas été le meilleur, le plus sincère petit gentleman du monde, c'est vous qui auriez été mon patron d'ici peu de temps au lieu d'être mon ami.
En contemplant ce superbe gaillard à la figure distinguée, aux traits fins, en pensant à ses belles qualités, aux impulsions généreuses dont je le savais capable, je trouvai si absurde qu'il regardât mon amitié comme une marque de condescendance, que je ne pus retenir un bruyant éclat de rire.
— Tout cela est fort bien, Rodney, me dit-il en me regardant fixement dans les yeux. Mais, qu'est-ce que votre oncle en pense?
Cette question était une colle.
Je dus me borner à répondre d'un ton mal assuré que, si redevable que je fusse envers mon oncle, j'avais tout d'abord connu Jim et qu'assurément j'étais assez grand pour choisir mes amis.
Les doutes de Jim étaient fondés jusqu'à un certain point. Mon oncle s'opposait très nettement à ce qu'il y eût entre nous la moindre intimité. Mais comme il trouvait bon nombre d'autres choses à désapprouver dans ma conduite, celle-là perdait de son importance.
Je crains de lui avoir causé bien des désappointements.
Je n'avais inventé aucune excentricité, bien qu'il eût eu la bonté de m'en indiquer plusieurs, au moyen desquelles je parviendrais à «sortir de l'ornière», selon son expression, et à m'imposer à l'attention du monde étrange au milieu duquel il vivait.
— Vous êtes un jeune gaillard des plus agiles, mon neveu. Ne vous croyez-vous pas capable de faire le tour d'une chambre en sautant d'un meuble sur l'autre sans toucher le parquet? Un petit tour de force dans ce genre, serait extrêmement goûté. Il y avait un capitaine des gardes qui est arrivé à se faire un grand succès dans la société en pariant une petite somme qu'il le ferait. Madame Liéven, qui est extrêmement exigeante, l'invitait fréquemment à ses soirées rien que pour qu'il pût s'exhiber.
Je lui affirmai que je me sentais incapable de cet exploit.
— Vous êtes tout de même un peu difficile, dit-il en haussant les épaules. Étant mon neveu, vous auriez pu vous assurer une position en continuant ma réputation de goût délicat. Si vous aviez déclaré la guerre au mauvais goût, le monde de la fashion se serait empressé de vous regarder comme un arbitre en vertu de vos traditions de famille et vous seriez parvenu sans la moindre concurrence à la position que vise ce jeune parvenu de Brummel. Mais vous n'avez aucun instinct dans cette direction. Vous êtes incapable d'attention pour les moindres détails. Regardez vos souliers! Et encore votre cravate! et enfin votre chaîne de montre! Il ne faut en laisser voir que deux anneaux. J'en ai laissé voir trois, mais c'était aller trop loin et en ce moment, je ne vous en vois pas moins de cinq. Je le regrette, mon neveu, mais je ne vous crois pas destiné à atteindre la situation sur laquelle j'ai le droit de compter pour un proche parent.
— Je suis désolé de vous avoir causé ces désillusions, monsieur, dis-je.
— Votre mauvaise fortune consiste en ce que vous ne vous êtes pas trouvé plus tôt sous mon influence, dit-il. J'aurais pu vous modeler de façon à satisfaire même mes propres aspirations. J'avais un frère cadet qui fut dans un cas semblable. J'ai fait de mon mieux pour lui, mais il prétendait mettre des cordons à ses souliers et il commettait en public l'erreur de prendre le vin de Bourgogne pour le vin du Rhin. Le pauvre garçon a fini par se jeter dans les livres et il a vécu et il est mort curé de village. C'était un brave homme, mais d'une banalité… et il n'y a pas place dans la société pour les gens dépourvus de relief.
— Alors, monsieur, je crains qu'elle n'ait pas de place pour moi, dis-je. Mais mon père a le plus grand espoir que Lord Nelson me trouvera un emploi dans la flotte. Si j'ai fait four à la ville, je n'en ai pas moins de reconnaissance pour les bontés que vous m'avez témoignées en vous chargeant de moi et j'espère que, si je reçois ma commission, je pourrai encore vous faire honneur.
— Il pourrait bien arriver que vous parveniez à la hauteur que je m'étais assignée pour vous, mais que vous y parveniez par un autre chemin, dit mon oncle. Il y a à la ville des hommes, tels que Lord Saint-Vincent, Lord Hood, qui font figure dans les sociétés les plus respectables, bien qu'ils n'aient pour toute recommandation que leurs services dans la marine.
Ce fut dans l'après-midi du jour qui précédait le combat, qu'eut lieu cette conversation entre mon oncle et moi, dans le coquet sanctuaire de sa maison de Jermyn Street.
Il était vêtu, je m'en souviens, de son ample habit de brocart, qu'il portait ordinairement pour aller à son club, et il avait le pied posé sur une chaise, car Abernethy, qui venait de sortir, le traitait pour un commencement de goutte.
Était-ce l'effet de la souffrance, était-ce peut-être celui du désappointement que lui avait causé mon avenir, mais ses façons avec moi étaient plus sèches que d'ordinaire et il y avait, je le crains bien, un peu d'ironie dans son sourire, quand il parlait de mes défauts.
Quant à moi, cette explication me fut un soulagement, car mon père était parti de Londres avec la ferme conviction qu'on trouverait de l'emploi pour nous deux, et le seul poids que j'eusse sur l'esprit était l'idée de la peine que j'aurais à quitter mon oncle sans détruire les plans qu'il avait formés à mon sujet.
J’avais pris en aversion cette existence vide pour laquelle j'étais si peu fait, j'étais pareillement excédé de ces propos égoïstes d'une coterie de femmes frivoles et de sots petits- maîtres qui prétendaient se faire regarder comme le centre de l'univers.
Peut-être le sourire railleur de mon oncle voltigea-t-il sur mes lèvres quand je l'entendis parler de la surprise dédaigneuse qu'il avait éprouvée, en rencontrant dans ce milieu sacro-saint les hommes qui avaient sauvé le pays de l'anéantissement.
— À propos, mon neveu, dit-il, il n'y a pas de goutte qui tienne et qu'Abernethy le veuille ou non, il faut que nous soyons à Crawley ce soir. Le combat aura lieu sur la dune de Crawley. Sir Lothian Hume et son champion sont à Reigate. J'ai retenu des lits pour nous deux à l'hôtel Georges. À ce que l'on me dit, l'affluence dépassera tout ce que l'on a vu jusqu'à ce jour. L'odeur de ces auberges de campagne m'est toujours désagréable, mais, que voulez-vous? L'autre jour, au club Berkeley, Craven disait qu'il n'y avait pas un lit disponible à vingt milles autour de Crawley et qu'on faisait payer trois guinées par nuit. J'espère que votre jeune ami, si je dois le regarder comme tel, sera à la hauteur de ce qu'il promettait, car j'ai mis sur l'évent plus que je ne voudrais perdre. Sir Lothian, lui aussi, s'engage à fond, car il a fait chez Limmer un pari supplémentaire de cinq mille contre trois mille sur Wilson. D'après ce que je sais de l'état de ses affaires, il sera sérieusement entamé si nous l'emportons… Eh bien, Lorimer?
— Une personne qui désire vous voir, Sir Charles, dit le nouveau valet.
— Vous savez que je ne reçois personne jusqu'à ce que ma toilette soit achevée.
— Il insiste pour vous voir, monsieur. Il a presque enfoncé la porte.
— Enfoncé la porte? Que voulez-vous dire, Lorimer? Pourquoi ne l'avez-vous pas mis dehors?
Un sourire passa sur la figure du domestique.
Au même instant, on entendit dans le corridor une voix de basse profonde.
— Je vous dis de me faire entrer tout de suite, mon garçon.
Autrement, ce sera tant pis pour vous.
Il me sembla que j'avais déjà entendu cette voix, mais lorsque par-dessus l'épaule du domestique j'entrevis une large face charnue, bovine, avec un nez aplati à la Michel-Ange au centre, je reconnus aussitôt l'homme que j'avais eu pour voisin au souper.
— C'est War le boxeur, monsieur, dis-je. — Oui, monsieur, dit notre visiteur en introduisant sa volumineuse personne dans la pièce. C'est Bill War, le tenancier du cabaret à la Tonne dans Jermyn Street et l'homme le mieux côté pour l'endurance. Il n'y a qu'une chose qui est cause qu'on me bat, Sir Charles, et c'est ma viande, ça me pousse si vite, que j'en ai toujours quatre stone, quand je n'en ai pas besoin. Oui, monsieur, j'en ai attrapé assez pour faire un champion des petits poids, avec ce que j'ai en trop. Vous auriez peine à croire en me voyant que, même après m'être battu avec Mendoza, j'étais capable de sauter par-dessus les quatre pieds de hauteur de la corde qui entoure le ring, avec l'agilité d'un petit cabri, mais, maintenant, si je lançais mon castor dans le ring, je n'arriverais jamais à le ravoir, à moins que le vent ne l'en fasse sortir, car le diable m'emporte si je pourrais passer par-dessus la corde pour le rattraper. Je vous présente mes respects, jeune homme, et j'espère que vous êtes en bonne santé.
Une expression de vive contrariété avait paru sur la figure de mon oncle, en voyant envahir ainsi son séjour intime. Mais c'était une des nécessités de sa situation de rester en bons termes avec les professionnels. Il se contenta donc de lui demander quelle affaire l'amenait.
Pour toute réponse, le gros lutteur jeta sur le domestique un regard significatif.
— C'est chose importante, Sir Charles, et ça doit rester entre vous et moi.
— Vous pouvez sortir, Lorimer… À présent, War, de quoi s'agit- il?
Le boxeur s'assit fort tranquillement à cheval sur une chaise, en posant ses bras sur le dossier.
— J’ai eu des renseignements, Sir Charles, dit il. — Eh bien! Qu'est-ce que c'est? s'écria mon oncle avec impatience.
— Des renseignements de valeur.
— Allons, expliquez-vous.
— Des renseignements qui valent de l'argent, dit War en pinçant les lèvres.
— Je vois que vous voulez qu'on vous paie ce que vous savez.
Le boxeur eut un sourire affirmatif.
— Oui, mais je n'achète rien de confiance. Vous me connaissez assez pour ne pas jouer ce jeu-là avec moi.
— Je vous connais pour ce que vous êtes, Sir Charles, c'est-à- dire pour un noble Corinthien, un Corinthien fini. Mais voyez- vous, si je me servais de ça contre vous, ça me mettrait des centaines de livres dans la poche. Mais mon coeur ne le souffrira pas. Bill War a toujours été pour le bon sport et le franc jeu. Si je m'en sers pour vous, j'espère que vous ferez en sorte que je n'y perde pas.
— Vous pouvez agir comme il vous plaira, dit mon oncle. Si vos informations me sont utiles, je saurai ce que je dois faire pour vous.
— On ne saurait parler plus franchement que ça. Nous nous en contenterons, patron, et vous vous montrerez généreux comme vous avez toujours passé pour l'être. Eh bien, notre homme, Jim Harrison, combat contre Wilson le Crabe, de Gloucester, demain, sur la dune de Crawley pour un enjeu. — Eh bien, après?
— Connaîtriez-vous par hasard quelle était la cote hier?
— Elle était à trois contre deux sur Wilson.
— C'est ça même, patron. Trois contre deux, voilà ce qui a été offert dans le salon de mon bar. Savez vous où en est la cote aujourd'hui?
— Je ne suis pas encore sorti.
— Eh bien! je vais vous le dire, elle est à sept contre un sur votre homme.
— Vous dites?
— Sept contre un, patron, pas moins.
— Vous dites des bêtises, War. Comment peut-il se faire que la cote ait passé de trois contre deux à sept contre un?
— Je suis allé chez Tom Owen, je suis allé au Trou dans le Mur, je suis allé à La Voiture et les Chevaux, et vous pouvez miser à sept contre un dans n'importe laquelle de ces maisons. On joue de l'argent par tonnes contre votre homme. C'est la même proportion qu'un cheval contre une poule dans toutes les maisons de sport, dans toutes les tavernes, depuis ici jusqu'à Stepney.
L’expression qui parut sur la figure de mon oncle me convainquit que l'affaire était vraiment sérieuse pour lui. Puis il haussa les épaules avec un sourire d'incrédulité.
— Tant pis pour les sots qui misent, dit-il. Mon homme est en bonne forme. Vous l'avez vu hier, mon neveu?
— Il allait très bien, hier, monsieur.
— S'il était arrivé quelque chose de fâcheux, j'en aurais été informé.
— Mais peut-être qu'il ne lui est rien arrivé de fâcheux pour le moment, dit War.
— Que voulez-vous dire?
— Je vais m'expliquer, monsieur. Vous vous rappelez, Berks? Vous savez que c'est un homme qui ne doit guère inspirer de confiance en tout temps et qu'il en veut à votre homme, parce qu'il a été battu par lui dans le hangar aux voitures.
«Bon! hier soir, vers dix heures, il entre dans mon bar escorté des trois plus fieffés coquins qu'il y ait à Londres. Ces trois- là, c'étaient Ike-le-Rouge, celui qui a été exclu du ring pour avoir triché avec Bittoon, puis Yussef le batailleur, qui vendrait sa mère pour une pièce de sept shillings; le troisième était Chris Mac Carthy, un voleur de chiens par profession, qui a un chenil du côté de Haymarket. Il est bien rare de voir ensemble ces quatre types de beauté, et ils en avaient tous plus qu'ils ne pouvaient en tenir, excepté Chris, un lapin trop malin pour se griser quand il y a une affaire en train. De mon côté, je les fais entrer au salon.
«Ce n’était pas que la chose en valût la peine, mais je craignais qu'ils ne commencent à chercher noise à mes clients et je ne voulais pas non plus compromettre ma licence en les laissant devant le comptoir. Je leur sers à boire et je reste avec eux, rien que pour les empêcher de mettre la main sur le perroquet empaillé et les tableaux.
«Bon! patron, pour abréger, ils se mirent à parler du combat et ils éclatèrent de rire à l'idée que le jeune Harrison pourrait gagner, tous, excepté Chris qui restait à faire des signes et des grimaces aux autres, tellement, qu'à la fin Berks fut sur le point de lui lancer un coup de torchon dans la figure pour sa peine.
«Je devinai qu'il se mijotait quelque chose et ça n'était pas bien difficile à voir, surtout quant Ike-le-Rouge se dit prêt à parier un billet de cinq livres que Jim Harrison ne se battrait pas.
«Donc, je me lève pour aller chercher une autre bouteille de délie-langues et je me mets derrière le guichet fermé d'un volet par lequel on fait passer les boissons du comptoir dans le salon. Je l'ouvre de la largeur d'un pouce et j'aurais été attablé avec eux que je n'aurais pas mieux entendu ce qu'ils disaient.
«Il y avait Chris Mac Carthy qui bougonnait après eux, parce qu'ils ne tenaient pas leur langue tranquille. Il y avait Joe Berks qui parlait de leur casser la figure s'ils avaient l'aplomb de l'interpeller davantage.
«Comme ça, Chris se mit à les raisonner, car il avait peur de Berks et il leur demanda s'ils voulaient décidément être en état de faire la besogne le lendemain matin et si le patron consentirait à payer en voyant qu'ils s'étaient grisés et qu'il ne fallait pas compter sur eux.
«Ça les calma tous les trois et Yussef le batailleur demanda à quelle heure on partirait.
«Chris leur dit que tant que l'hôtel Georges à Crawley ne serait pas fermé, on pourrait travailler à cela. «— C'est bien mal payé pour employer la corde, dit Ike-le-Rouge.
«— Au diable la corde, dit Chris en tirant un petit bâton plombé de sa poche de côté. Pendant que trois de vous le tiendront à terre, je lui casserai l'os du bras avec ça. Nous aurons gagné notre argent et nous risquons tout au plus six mois de prison.
«— Il se défendra, dit Berks.
«— Eh bien, dit Chris, ce sera son seul combat.
«Je n'en ai pas entendu davantage. Ce matin je suis sorti, et j'ai vu comme je vous l'ai dit que la cote en faveur de Wilson montait à des sommes fabuleuses, que les joueurs ne la trouvaient jamais assez haute.
«Voila où on en est, patron, et vous savez ce que ça signifie, mieux que Bill War ne pourrait vous le dire.
— Très bien, War, dit mon oncle en se levant, je vous suis très obligé de m'avoir appris cela et je ferai en sorte que vous n'y perdiez pas. Je regarde cela comme des propos en l'air de coquins ivres, mais vous ne m'en avez pas moins rendu un immense service en attirant mon attention de ce côté. Je compte vous voir demain aux Dunes.
— Mr Jackson m'a prié de me charger de la garde du ring.
— Très bien. J'espère que nous aurons un loyal et bon combat.
Bonsoir et merci.
— Mon oncle avait conservé son attitude un peu narquoise pendant que War était présent, mais celui-ci avait à peine refermé la porte qu'il se tourna vers moi avec un air d'agitation que je ne lui avais jamais vu.
— Il faut que nous partions à l'instant pour Crawley, mon neveu, dit-il en souriant. Il n'y a pas une minute à perdre. Lorimer, faites atteler les juments baies à la voiture. Mettez-y le nécessaire de toilette et dites à William qu'il soit devant la porte le plus tôt possible.
— J'y veillerai, monsieur, dis-je.
Et je courus à la remise de Little Ryder Street où mon oncle logeait ses chevaux.
Le garçon d'écurie était absent et je dus envoyer un lad à sa recherche. Pendant ce temps-là, aidé du palefrenier, je tirai dehors la voiture et je fis sortir les deux juments de leurs boxes.
Il fallut une demi-heure, peut-être trois quarts d'heure, avant que tout fut en place.
Lorimer attendait déjà dans Jermyn Street avec les inévitables paniers pendant que mon oncle restait debout dans l'embrasure de la porte ouverte, vêtu de son grand habit de cheval couleur faon.
Sa figure pâle était d'un calme impassible et ne laissait rien voir des émotions tumultueuses qui se livraient bataille dans son âme.
J'en étais certain.
— Nous allons vous laisser, Lorimer. Nous aurions peut-être des difficultés à vous trouver un lit. Tenez-leur la tête, William. Montez, mon neveu. Holà! War, qu'y a-t-il encore?
Le boxeur accourait de toute la vitesse que lui permettait sa corpulence.
— Rien qu'un mot de plus avant votre départ, Sir Charles, dit-il tout haletant. J'ai entendu dire dans mon comptoir que les quatre hommes en question étaient partis pour Crawley à une heure.
— Très bien, War, dit mon oncle, un pied, sur le marchepied.
— Et la cote est montée à dix contre un.
— Lâchez la tête, William.
— Encore un mot, patron, un seul. Vous m'excuserez ma liberté.
Mais à votre place, j'emporterais mes pistolets.
— Merci, je les ai.
La longue lanière claqua entre les oreilles du cheval de tête. Le groom s'élança à terre et l'on passa de Jermyn Street à Saint James Street et de là à Whitehall avec une rapidité qui indiquait que les vaillantes juments n'étaient pas moins impatientes que leur maître.
L'horloge du parlement marquait un peu plus de quatre heures et demie quand nous franchîmes comme au vol le pont de Westminster.
L'eau se refléta au-dessous de nous aussi vite que l'éclair, puis on roula entre les deux rangées de maisons aux murailles brunes formant l'avenue qui nous avait menés à Londres. Nous étions arrivés à Streatham, quand il rompit le silence.
— J'ai un enjeu considérable, mon neveu, dit-il.
— Et moi aussi, répondis-je.
— Vous! s'écria-t-il avec surprise.
— J'ai mon ami, monsieur!
— Ah! oui, j'avais oublié. Vous avez votre excentricité, après tout, mon neveu. Vous êtes un ami fidèle, ce qui est chose rare dans notre monde. Je n'en ai jamais eu qu'un dans ma position et celui-là… Mais vous m'avez entendu raconter l'histoire. Je crains qu'il ne fasse nuit quand nous arriverons à Crawley.
— Je le crains aussi.
— En ce cas, nous arriverons peut-être trop tard.
— Dieu fasse que non, Monsieur.
— Nous sommes derrière les meilleures bêtes qui soient en Angleterre, mais je crains que nous ne trouvions les routes encombrées, avant que nous arrivions à Crawley.
«Avez-vous entendu, mon neveu! War a entendu ces quatre bandits parler de quelqu'un qui leur donnait les ordres et qui les payait pour leur crime. Vous avez compris, n'est-ce pas? qu'ils ont été engagés pour estropier mon homme.
«Dès lors, qui peut bien les avoir pris à gage, qui peut y être intéressé? À moins que ce ne soit…
«Je connais sir Lothian Hume pour un homme capable de tout. Je sais qu'il a perdu de fortes sommes aux cartes chez Wattier et chez White. Je sais qu'il a joué une grosse somme sur cet évent et qu'il s'y est engagé avec une témérité qui fait croire à ses amis qu'il a quelque raison personnelle pour compter sur le résultat.
«Par le ciel! Comme tout cela s'enchaîne. S'il en était ainsi…
Il retomba dans le silence, mais je vis reparaître cette expression de froideur farouche que j'avais remarquée en lui, le jour où lui et sir John Lade couraient côte à côte sur la route de Godstone.
Le soleil descendait lentement sur les basses collines du Surrey et l'ombre surgissait d'instant en instant, mais les roues continuaient à bourdonner et les sabots à frapper sans se ralentir.
Un vent frais nous soufflait à la figure, quoique les feuilles pendissent immobiles aux branches d'arbres qui s'étendaient au- dessus de la route.
Les bords dorés du soleil venaient à peine de disparaître derrière les chênes de la côte de Reigate quand les juments inondées de sueur arrivèrent devant l'hôtel de la Couronne à Red Hill.
Le propriétaire, sportsman et amateur de ring, accourut pour saluer un Corinthien aussi connu que l'était Sir Charles Tregellis.
— Vous connaissez Berks, le boxeur? demanda mon oncle.
— Oui, Sir Charles.
— Est-il passé?
— Oui, Sir Charles. Il devait être environ quatre heures, bien qu'avec cette cohue de gens et de voitures, il soit difficile d'en jurer. Il y avait là lui, Ike le Rouge, le Juif Yussef et un autre. Ils avaient entre les brancards une bête de sang. Ils l'avaient menée à fond de train, car elle était couverte d'écume.
— Voilà, qui est bien grave, mon neveu, dit mon oncle, pendant que nous volions vers Reigate. S'ils allaient ce train, c'est qu'évidemment, ils tenaient à faire leur coup de bonne heure.
— Jim et Belcher seraient certainement de force à leur tenir tête à tous les quatre, suggérai-je.
— Si Belcher était avec lui, je ne craindrais rien; mais on ne saurait prévoir quelle diablerie ils ont arrangée. Que nous le trouvions seulement sain et sauf, et je ne perdrai pas un moment jusqu'à ce que je le voie sur le ring. Nous veillerons pour monter la garde avec nos pistolets, mon neveu, et j'espère, seulement que ces bandits seront assez hardis pour tenter leur coup. Mais il faut qu'ils aient été à l'avance bien certains de réussir, pour que la cote ait monté à un pareil chiffre, et c'est là ce qui m'inquiète.
— Mais assurément, ils n’ont rien à gagner à commettre une pareille infamie, Monsieur. S'ils arrivent à blesser Jim, la lutte ne pourrait avoir lieu et les paris ne seraient pas décidés.
— Il en serait ainsi dans une lutte ordinaire pour gagner un prix, et c'est heureux qu'il en soit ainsi, autrement les coquins qui infestent le ring, ne tarderaient pas à rendre tout sport impossible, mais ici il en est autrement. D'après les conditions du pari, je dois perdre, à moins que je ne présente un homme dans une certaine limite d'âge, qui soit vainqueur de Wilson le Crabe. Vous devez vous souvenir que je n'ai point nommé mon homme; C'est dommage, mais c'est ainsi. Nous savons qui il est, nos adversaires le savent aussi, mais les arbitres et le dépositaire des enjeux refuseraient d'en tenir compte. Si nous nous plaignions que Jim Harrison est hors de combat, ils nous répondraient qu'ils n'ont pas été dûment informés que Jim Harrison était notre champion. Les conditions sont, jouer ou payer, et les gredins en profitent.
Les craintes qu'avait exprimées mon oncle au sujet de l'encombrement de la route ne furent que trop justifiées, car lorsque nous eûmes dépassé Reigate, nous vîmes un tel défilé de voitures de toute espèce que, pendant les huit milles qui restaient à parcourir, il n'y avait pas, je crois, un seul cheval dont les naseaux ne fussent à plus de quelques pieds de l'arrière de la voiture ou carriole qui le précédait.
Toutes les routes qui partaient de Londres, comme celles qui s'éloignaient de Guildford à l'ouest, de Tunbridge à l'est, avaient contribué pour leur part à grossir ce flot de four in hand, de gigs, de sportsmen à cheval, si bien que la large route de Brighton était emplie d'un fossé à l'autre, d'une cohue qui riait, criait, chantait et marchait dans la même direction.
Il était impossible à quiconque eut contemplé cette foule bigarrée de ne pas reconnaître que la passion du ring, bonne ou mauvaise peu importe, n'était point le trait distinctif d'une certaine classe, mais qu'elle était une marque du caractère national, profondément enracinée dans la nature de l'Anglais, qu'elle avait été transmise de génération en génération, aussi bien au jeune aristocrate qui conduisait sa fine voiture, qu'aux grossiers revendeurs assis sur six rangs de profondeur dans leur carriole que traînait un bidet.
Là, je vis des hommes d'État et des soldats, des gentilshommes et des gens de lois, des fermiers et des hobereaux, des vagabonds d'East End et des lourdauds de province. Tout ce monde se démenait avec la perspective de passer une nuit pénible, rien que pour avoir la chance d'assister à une lutte qui pouvait se terminer en un seul round, chose impossible à prévoir.
On ne saurait imaginer une foule plus joyeuse, plus cordiale.
Les plaisanteries se croisaient, aussi dru que les nuages de poussière, et devant chaque auberge du bord de la route, le patron et les garçons se tenaient prêts avec leurs plateaux chargés de pots débordants de mousse pour désaltérer ces bouches pressées.
Ces haltes pour boire la bière, cette rude camaraderie, la cordialité, les incommodités accueillies par des éclats de rire, cette impatience de voir la lutte, étaient autant de traits, qui pouvaient être qualifiés de vulgaires, de populaires, par les gens au goût difficile, mais quant à moi, maintenant que je prête l'oreille aux lointains et vagues échos de notre temps passé, tout cela me paraît constituer l'ossature qui formait la charpente si solide et si virile dont cette race antique était constituée.
Mais hélas! quelle chance avions-nous de gagner du terrain?
Mon oncle, avec toute son habileté, n'arrivait pas à apercevoir un passage dans cette masse en mouvement.
Il fallut garder notre rang dans la file et ramper comme des escargots de Reigate à Horley, puis à la Croix de Povey, puis à la bruyère de Lowfield, pendant que le jour faisait place au crépuscule et qu'à celui-ci succédait la nuit.
Au pont de Kimberham, toutes les lanternes furent allumées.
C'était un merveilleux spectacle que cette courbe de la route qui s'étendait devant nous, que les replis de ce serpent aux écailles dorées qui se déroulait dans l'obscurité.
Enfin! Enfin, nous aperçûmes l'immense et l'informe masse de l'orme de Crawley qui nous dominait dans les ténèbres, et nous arrivâmes à l'entrée de la rue du village où toutes les fenêtres des cottages étaient éclairées, puis devant la haute façade du vieil hôtel Georges, où l'on voyait de la lumière à toutes les portes, à toutes les vitres, à toutes les fentes en l'honneur de la noble compagnie qui devait y passer la nuit.
XV — JEU DÉLOYAL
L'impatience de mon oncle ne lui permit pas d'attendre son tour dans le défilé qui devait nous amener devant la porte.
Il jeta les rênes et une pièce d'une couronne à un des individus mal vêtus qui encombraient l'allée des piétons, et se frayant vivement passage à travers la foule, il poussa vers l'entrée.
Lorsqu'il parut dans la zone de lumière que projetaient les fenêtres, on se demanda à voix basse quel pouvait être cet impérieux gentleman, à la figure pâle, sous son manteau de cheval, et un vide se forma pour nous laisser passer.
Jusqu'alors je ne m'étais pas douté combien mon oncle était populaire dans le monde sportif, car sur notre passage, les gens se mirent à crier à tue-tête:
— Hurrah! pour le beau Tregellis! Bonne chance pour vous et pour votre champion, Sir Charles! Place au fameux, au noble Corinthien!
Cependant le maître d'hôtel attiré par les acclamations accourait à notre rencontre.
— Bonsoir, Sir Charles, s'écria-t-il. Vous allez bien, j'espère? Et vous reconnaîtrez, j'en suis sûr, que votre champion fait honneur au Georges.
— Comment va-t-il? demanda vivement mon oncle.
— Il ne saurait aller mieux, Monsieur. Il est aussi beau qu'une peinture. Oui, il est en état de gagner un royaume à la lutte. Mon oncle eut un soupir de soulagement.
— Où est-il? demanda-t-il.
— Il est rentré de bonne heure dans sa chambre, monsieur, car il avait une affaire toute particulière pour demain, dit le maître d'hôtel avec un gros rire.
— Où est Belcher?
— Le voici dans le salon du bar.
En disant ces mots, il ouvrit la porte.
Nous y jetâmes un coup d'oeil et nous vîmes une vingtaine d'hommes bien mis, parmi lesquels je reconnus plusieurs figures qui m'étaient devenues familières pendant ma courte carrière au West- End.
Ils étaient assis autour d'une table sur laquelle fumait une soupière pleine de punch.
À l'autre bout, installé très à son aise, parmi les aristocrates et les dandys qui l'entouraient, était assis le champion de l'Angleterre, le magnifique athlète, renversé sur sa chaise, un foulard rouge négligemment noué autour du cou, de la façon pittoresque à laquelle son nom fut longtemps attaché.
Plus d'un demi-siècle s'est écoulé et j'ai vu ma part de beaux hommes.
Peut-être cela tient-il à ce que je suis moi-même d'assez petite taille, mais c'est un des traits de mon caractère de trouver plus de plaisir à la vue d'un bel homme qu'à celle de tout autre chef- d'oeuvre de la nature.
Néanmoins, pendant toute cette période, je n'ai jamais vu un homme plus beau que Jim Belcher et si je cherche à lui trouver un pendant en mes souvenirs, je ne puis en trouver d'autre que le second, Jim, dont je cherche à vous raconter le destin et les aventures.
Il y eut de joyeuses exclamations de bienvenue, quand la figure de mon oncle apparut sur le seuil.
— Entrez, Tregellis, nous vous attendions… Nous avons commandé une fameuse épaule de mouton… Quelles nouvelles fraîches nous apportez-vous de Londres?… Qu'est-ce que cela signifie, cette hausse de la cote contre votre champion?… Est-ce que les gens sont devenus fous?… Que diable se passe-t-il?…
Tout le monde parlait à la fois.
— Excusez-moi, gentlemen, répondit mon oncle, je me ferai un devoir de vous donner plus tard toutes les nouvelles que je pourrai. J'ai une affaire de quelque importance à régler. Belcher, je voudrais vous dire quelques mots.
Le champion vint nous rejoindre dans le corridor.
— Où est votre homme, Belcher?
— Il est rentré dans sa chambre, monsieur. Je crois que douze heures de bon sommeil lui feront grand bien avant la lutte.
— Comment a-t-il passé la journée?
— Je lui ai fait faire de légers exercices, du bâton, des altères, de la marche et une demi-heure avec les gants de boxe. Il nous fera grand honneur, monsieur, ou je ne suis qu'un Hollandais. Mais que diable se passe-t-il au sujet des paris? Si je ne le savais pas aussi droit qu'une ligne à pêche, j'aurais cru qu'il jouait double jeu et pariait contre lui-même.
— C'est pour cela que je suis accouru, Belcher. J'ai été informé de source sûre qu'il y a un complot organisé pour l'estropier et que les gredins sont tellement certains de réussir qu'ils sont prêts à parier n'importe quelle somme qu'il ne se présentera pas.
Belcher siffla entre ses dents.
— Je n'ai aperçu aucun indice en ce sens, monsieur. Personne n'a été auprès de lui, personne ne lui a adressé la parole, si ce n'est votre neveu et moi.
— Quatre bandits, et de ce nombre Berks qui les dirige, nous ont devancés de plusieurs heures. C'est War qui me l'a appris.
— Ce que dit War est droit et ce que fait Joe Berks est tordu.
Quels étaient les autres?
— Ike le rouge, Yussef le batailleur, et Chris Mac Carthy.
— Une jolie bande en effet. Eh bien! monsieur, le jeune homme est sain et sauf, mais il serait peut-être prudent que l'un ou l'autre de nous reste dans sa chambre avec lui. Pour ma part, tant qu'il est confié à mes soins, je ne m'éloigne jamais beaucoup de lui.
— C'est dommage de l'éveiller.
— Il aura quelque peine à s'endormir avec tout ce vacarme dans la maison. Par ici, monsieur, suivez le corridor.
Nous traversâmes les longs et bas et tortueux corridors de l'auberge, construction à l'ancienne mode, jusqu'à l'arrière de la maison.
— Voici ma chambre, monsieur, dit Belcher, en indiquant d'un signe de tête une porte à droite. Celle de gauche est la sienne.
En disant ces mots, il l'ouvrit.
— Jim, dit-il, voici Sir Charles Tregellis qui vient vous voir.
Et ensuite.
— Grands Dieux! Qu'est-ce que cela signifie?
La petite chambre nous apparut dans toute son étendue, fortement éclairée par une lampe de cuivre posée sur la table. Les draps n'avaient pas été tirés, mais des plis sur la courtepointe montraient qu'on s'était étendu dessus.
Une moitié du volet à claire-voie se balançait sur ses gonds, une casquette de drap jetée sur là table, voilà tout ce qui restait de celui qui occupait la chambre.
Mon oncle jeta les yeux autour de lui et hocha la tête.
— Nous sommes arrivés trop tard à ce qu'il paraît.
— Voici sa casquette, monsieur. Où diable peut-il être allé tête nue? Il y a une heure, je le croyais tranquille et au lit. Jim! Jim! appela-t-il.
— Il est certainement sorti par la fenêtre, s'écria mon oncle. Je suis persuadé que ces bandits l'ont attiré au-dehors par quelque artifice diabolique de leur invention. Prenez la lampe pour m'éclairer, mon neveu. Ha! je m'en doutais, voici la trace de ses pieds sur la plate-bande de fleurs.
Le maître de l'hôtel et deux ou trois des Corinthiens, qui se trouvaient dans le salon du bar, nous avaient suivis jusqu'au fond de la maison.
L'un d'eux ouvrit la porte de côté et nous nous trouvâmes dans le jardin potager et là, groupés sur l'allée sablée, nous pûmes abaisser la lampe jusqu'à la terre molle, fraîchement remuée, qui se trouvait entre nous et la fenêtre.
— Voici la marque de ses pieds, dit Belcher. Il portait ce soir ses bottes de marche et vous pouvez voir les clous. Mais qu'est ceci? Quelque autre est venu ici.
— Une femme! m'écriai-je.
— Par le ciel! vous avez raison, mon neveu.
Belcher lança un juron avec conviction.
— Il n'a jamais dit un mot à aucune jeune fille du village. J'y ai fait tout particulièrement attention! Et dire que les voilà qui arrivent ainsi à un tel moment!
— C'est aussi clair que possible, Tregellis, dit l'honorable Berkeley Craven, qui avait quitté la société réunie au salon du bar. Quelle que soit la personne qui est venue, elle est arrivée par le dehors et a frappé à la fenêtre. Vous voyez ici et ici encore les traces de petits souliers qui toutes ont la pointe dans la direction de la maison, tandis que les autres traces sont tournées en dehors. Elle est venue l'appeler et il l'a suivie.
— Voilà qui est parfaitement certain, dit mon oncle. Il faut nous séparer pour chercher dans des directions diverses, à moins que quelque indice nous révèle où ils sont allés.
— Il n'y a qu'une allée qui conduise hors du jardin, dit le maître de l'hôtel, en se mettant à notre tête. Il donne sur cette ruelle écartée qui conduit aux écuries. L'autre bout va rejoindre la petite route.
Soudain apparut la forte lumière jaune d'une lanterne d'écurie qui dessina un rond brillant dans l'obscurité, et un palefrenier sortit dans la cour en flânant.
— Qui va là? cria le maître de l'hôtel.
— C'est moi, patron, Bill Shields.
— Depuis quand êtes-vous ici, Bill?
— Patron, voici une heure que je suis dans les écuries à aller et venir. Il n'y a pas moyen de mettre un cheval de plus. Ce n'est pas la peine d'essayer et j'ose à peine leur donner à manger, car pour peu qu'ils tiennent plus de place…
— Venez par ici, Bill, et faites attention à vos réponses, car une erreur peut vous coûter votre place. Avez-vous vu quelqu'un passer dans le sentier? — Il s'y trouvait, il y a quelque temps, un individu avec une casquette en poil de lapin. Il était là, à flâner, aussi, je lui ai demandé qu'est-ce qu'il avait à faire, car sa figure ne m'allait pas, non plus que sa façon de reluquer aux fenêtres. J'ai tourné la lanterne de l'écurie sur lui, mais il a baissé la tête, et tout ce que je peux dire, c'est qu'il avait les cheveux rouges.
Je jetai un rapide coup d'oeil sur mon oncle, et je vis que sa figure s'était encore assombrie.
— Qu'est-il devenu? demanda-t-il.
— Il s'est esquivé et je ne l'ai plus vu, monsieur.
— Vous n'avez vu aucune autre personne? Vous n'avez pas vu, par exemple, une femme et un homme sortir ensemble par le sentier?
— Non, monsieur.
— Rien entendu d'extraordinaire?
— Ah! puisque vous en parlez, monsieur, oui, j'ai entendu quelque chose, mais, dans une nuit pareille, quand toutes les fripouilles de Londres sont dans le village…
— Eh bien! qu'était-ce?
— Eh bien! monsieur, c'était comme qui dirait un cri parti de là- bas. On aurait dit quelqu'un qui avait attrapé un mauvais coup. Je me suis dit: C'est sans doute deux lurons qui se battent et je n'ai pas fait grande attention.
— De quel coté partait ce cri?
— Du côté de la route, monsieur.
— Venait-il de loin?
— Non, monsieur, je suis sur que ça venait de deux cents yards au plus.
— Un seul cri?
— Oui, comme qui dirait un hurlement. Puis j'ai entendu une voiture passer à fond de train sur la route. Je me rappelle que j'ai trouvé singulier que l’on quittât Crawley en voiture, dans une nuit comme celle-ci.
Mon oncle prit la lanterne des mains de l'homme, et nous, nous descendîmes le sentier, groupés derrière lui.
Le sentier aboutissait à angle droit sur la route.
Mon oncle y courut, mais il ne fut pas longtemps à chercher.
La forte lumière éclaira soudain quelque chose qui amena un gémissement sur mes lèvres et un âpre juron sur celle de Belcher.
À la surface blanchie de la poussière de la route s'allongeait une traînée écarlate et près de la tache de mauvais augure, gisait un petit et meurtrier instrument, un assommoir de poche, tel que War l'avait mentionné le matin.
XVI — LES DUNES DE CRAWLEY
Pendant cette nuit terrible, mon oncle et moi, Belcher, Berkeley Craven et une douzaine de Corinthiens nous fouillâmes toute la campagne pour trouver quelque trace de notre champion perdu, mais à part cette trace inquiétante sur la route, on ne découvrit pas le moindre indice de ce qui lui était arrivé.
Personne ne l'avait vu, personne n'avait rien appris sûr son compte.
Le cri isolé, jeté dans la nuit et dont le palefrenier avait parlé, était l’unique preuve qu'une tragédie avait eu lieu.
Divisés en petits groupes, nous battîmes tout le pays jusqu'à East Grintead et même Bletchingley et le soleil était déjà assez élevé au-dessus de l'horizon lorsque nous fûmes de retour à Crawley, le coeur gros et accablés de fatigue.
Mon oncle, qui s'était rendu en voiture à Reigate, dans l'espoir d'en rapporter quelques renseignements, n'en revint qu'à sept heures passées et un coup d'oeil, jeté sur sa figure, nous apprit des nouvelles aussi sombres que celles qu'il lut sur nos figures à nous.
Nous tînmes conseil autour de la table où nous était servi un déjeuner qui ne nous tentait guère et auquel avait été invité Mr Berkeley Craven, en sa qualité d'homme de bon conseil et de grande expérience en matière de sport.
Belcher était à moitié fou de voir tourner ainsi brusquement toutes les peines qu'il s'était données pour cet entraînement.
Il était incapable d'autre chose que de lancer de délirantes menaces contre Berks et ses compagnons et de leur promettre de les arranger de belle façon dès qu'il les rencontrerait.
Mon oncle restait grave et pensif. Il ne mangeait pas et tambourinait avec ses doigts sur la table.
Moi, j'avais le coeur gros, j'étais sur le point de cacher ma figure dans mes mains et de fondre en larmes, à la pensée de l'impuissance où j'étais de secourir mon ami.
Mr Berkeley Craven, homme du monde à la figure florissante, était le seul d’entre nous qui parût avoir gardé à la fois, son sang- froid et son appétit.
— Voyons, la lutte devait avoir lieu à dix heures, n'est-ce pas? demanda-t-il.
— C'était convenu ainsi.
— Je me permets de croire qu'elle aura lieu. Ne dites jamais: «c'est fini» Tregellis. Votre champion a trois heures pour revenir. Mon oncle hocha la tête.
— Les bandits auront trop bien accompli leur oeuvre pour que cela soit possible. Je le crains, dit-il.
— Voyons, raisonnons sur la chose, dit Berkeley Craven. Une jeune femme veut tirer le jeune homme de sa chambre par ses agaceries. Connaissez-vous une jeune femme qui ait de l'influence sur lui?
Mon oncle m'interrogea du regard.
— Non, je n'en connais aucune.
— Bon, nous savons qu'il en est venu une, dit Berkeley Craven. Il n'y a pas le moindre doute à ce sujet. Elle est venue conter quelque histoire touchante, quelque histoire qu'un galant jeune homme ne peut se refuser à écouter. Il est tombé dans le piège et s'est laissé attirer dans quelque endroit où les gredins l'attendaient. Nous pouvons regarder tout cela comme prouvé, je le suppose, Tregellis?
— Je ne vois pas d'explication plus plausible, dit mon oncle.
— Eh bien alors, il est évident que ces hommes n'ont aucun intérêt à le tuer. War le leur a entendu dire. Ils n'étaient pas certains peut-être de faire à un jeune homme aussi solide assez de mal pour le mettre absolument hors d'état de se battre. Même avec un bras cassé, il aurait pu risquer la lutte: d'autres l'ont déjà fait. Il y avait trop d'argent en jeu pour qu'ils se missent dans le moindre danger. Ils lui auront sans doute donné un coup sur la tête pour l'empêcher de faire trop de résistance, puis ils l'auront emmené dans une ferme ou une étable où ils le retiendront prisonnier jusqu'à ce que l'heure de la lutte soit passée. Je vous garantis que vous le reverrez avant la nuit aussi bien portant qu'avant.
Cette théorie avait des apparences si plausibles qu'il me semblait qu'elle m'ôtait un poids de dessus le coeur, mais je vis bien qu'au point de vue de mon oncle ce n'était guère consolant.
— Je crois pouvoir dire que vous avez raison, Craven, dit-il.
— J'en suis convaincu.
— Mais cela ne nous aidera guère à remporter la victoire.
— C'est là le point essentiel, monsieur, s'écria Belcher. Par le Seigneur, je voudrais qu'on me permît de prendre sa place, même avec mon bras gauche attaché sur mon dos.
— En tout cas, je vous conseillerais de vous rendre au ring, dit Craven. Il faut que vous teniez bon jusqu'au dernier moment, avec l'espoir que votre homme reviendra.
— C'est ce que je ferai certainement et je protesterai si l'on m'oblige à payer l'enjeu dans de pareilles circonstances.
Craven haussa les épaules.
— Vous vous rappelez les conditions du match, dit-il. Je crains qu'elles ne soient toujours: Jouez ou payez. Sans doute, le cas pourrait être soumis aux juges, mais ils se prononceront contre vous, cela ne fait aucun doute pour moi.
Nous étions retombés dans un silence mélancolique, quand tout à coup Belcher sauta sur la table.
— Écoutez, cria-t-il, écoutez cela.
— Qu'est-ce que c'est? nous écriâmes-nous d'une seule voix.
— C'est la cote. Écoutez cela.
Par-dessus le brouhaha de voix et le grondement des roues qui venait du dehors, une seule phrase parvint à nos oreilles.
— Au pair sur le champion de Sir Charles.
— Au pair, s'écria mon oncle. Elle était à sept à un contre moi hier. Qu'est-ce que cela signifie?
— Au pair sur les deux champions, répéta la voix.
— Il y a quelqu'un qui sait certaine chose, dit Belcher, et il n'y a personne qui plus que nous ait le droit de le savoir. Venez, monsieur, et nous irons jusqu'au fond de l'affaire.
La rue du village était encombrée de monde, car les gens avaient couché par douze ou quinze dans une même chambre et des centaines de gentlemen avaient passé la nuit dans leurs voitures.
La foule était si dense qu'il ne fut pas facile de sortir de l'hôtel Georges. Un homme, qui ronflait d'une façon épouvantable, était vautré sur le seuil et n'avait pas l'air de s'apercevoir du flot de peuple qui passait autour de lui et quelquefois sur lui.
— Quelle est la cote, mes enfants? demanda Belcher du haut des marches.
— Au pair, Jim, crièrent plusieurs voix.
— Elle était bien plus élevée en faveur de Wilson, quand je l'ai entendue pour la dernière fois.
— Oui, mais il est arrivé un homme qui l'a fait baisser bientôt et après lui, on s'est mis à le suivre, si bien que maintenant vous trouvez à parier au pair.
— Qui a commencé?
— Eh le voici! C'est cet homme, qui est étendu ivre sur les marches. Il n'a cessé de boire, comme si c'était de l'eau, depuis qu'il est arrivé en voiture à six heures, et il n'est pas étonnant qu'il se trouve dans cet état.
Belcher se pencha et tourna la tête inerte de l'individu de façon à ce qu'on vit ses traits.
— Il m'est inconnu, monsieur.
— Et à moi aussi, ajouta mon oncle.
— Mais pas à moi, m'écriai-je. C'est John Cummings, le propriétaire de l'auberge de Friar's Oak, je le connais depuis que j'étais tout petit et je ne saurais m'y tromper.
— Et que diable celui-là peut-il savoir de l'affaire? dit Craven.
— Rien du tout, selon toute probabilité, répondit mon oncle. Je vous prie de m'apporter un peu d'eau de lavande, propriétaire, car l'odeur de cette cohue est épouvantable. Mon neveu, je crois que vous n'arriverez pas à tirer un mot raisonnable de cet ivrogne, ni à lui faire dire ce qu'il sait.
Ce fut en vain que je le secouai par les épaules, que je lui criai son nom aux oreilles. Rien n'était capable de le tirer de cette ivresse béate.
— Eh bien! voilà une situation unique, aussi loin, que remonte mon expérience, dit Berkeley Craven. Nous voici à deux heures de la lutte et cependant vous ne savez pas si vous aurez un homme pour vous représenter. J'espère que vous ne vous êtes pas engagé de façon à perdre beaucoup, Tregellis?
Mon oncle haussa les épaules et prit une pincée de son tabac de ce geste large, inimitable, que jamais personne ne s'était risqué à imiter.
— Très bien, mon garçon, dit-il, mais il est temps que nous pensions à nous mettre en route pour les Dunes. Ce voyage de nuit m'a laissé quelque peu effleuré et je ne serais pas fâché de rester seul une demi-heure pour m'occuper de ma toilette. Si ce doit être ma dernière ruade, au moins elle sera lancée par un sabot bien ciré.
J'ai entendu un homme qui avait voyagé dans les régions incultes, dire que, selon lui, le Peau Rouge et le gentleman anglais étaient proches parents, il en donnait comme preuve leur commune passion pour le sport et leur aptitude à ne point laisser percer l'émotion.
Je me rappelai ce langage, en voyant mon oncle, ce matin-là, car je ne crois pas que jamais victime liée au poteau ait eu sous les yeux une perspective aussi cruelle.
Non seulement une bonne partie de sa fortune était en jeu, mais encore, il s'agissait de la situation terrible où il allait se trouver devant cette foule immense, parmi laquelle étaient bien des gens qui avaient risqué leur argent d'après son jugement, et il se verrait peut-être au dernier moment réduit à faire des excuses sans valeur, au lieu d'avoir un champion à présenter.
Quelle situation pour un homme qui s'était toujours fait gloire de son aplomb, se donnait comme capable de mener toutes les entreprises avec un grand succès.
Moi qui le connaissais bien, je voyais à la couleur livide de ses joues et à l'agitation nerveuse de ses doigts, qu'il ne savait réellement plus où donner de la tête. Mais un étranger qui eût vu son attitude dégagée, la façon dont il faisait voltiger son mouchoir brodé, dont il maniait son bizarre lorgnon, dont il agitait ses manchettes, n'eût jamais cru que cette sorte de papillon pût avoir le moindre souci terrestre.
Il était bien près de neuf heures lorsque nous fûmes prêts à partir pour les dunes de Crawley.
À ce moment-là, la voiture de mon oncle était presque la seule qui restât dans la rue du village. Les autres voitures étaient restées la nuit, avec leurs roues entrecroisées, les brancards de l'une posés sur la caisse de l'autre en rangs aussi serrés qu'on avait pu les mettre, depuis la vieille église jusqu'à l'orme de Crawley et qui couvraient la route sur cinq de front et un bon demi-mille de longueur.
À ce moment, la rue grise du village s'allongeait devant nous, presque déserte.
On n'y voyait plus que quelques femmes et enfants.
Hommes, chevaux, voitures, tout était parti.
Mon oncle tira ses gants de cheval et arrangea son habillement avec un soin méticuleux, mais je remarquai qu'il jeta sur la route et dans les deux sens un coup d’oeil où se voyait cependant encore quelque espoir avant de monter en voiture.
J'étais assis en arrière avec Belcher. L'honorable Berkeley Craven prit place à côté de mon oncle.
La route de Crawley gagne, par une belle courbe, le plateau couvert de bruyères qui s'étend à bien des milles dans tous les sens.
Des files de piétons, pour la plupart si fatigués, si couverts de poussière qu'ils avaient évidemment fait à pied et pendant la nuit les trente milles qui les séparaient de Londres, marchaient d'un pas lourd sur les bords de la route ou coupaient au plus court en grimpant la longue pente bigarrée qui grimpait au plateau.
Un cavalier, en costume fantaisiste vert et superbement monté, attendait à la croisée des routes, et quand il eut lancé son cheval d'un coup d'éperon jusqu'à nous, je reconnus la belle figure brune et les yeux noirs et hardis de Mendoza.
— J'attends ici pour donner les renseignements officiels, Sir Charles, dit-il. C'est au bas de la route de Grinstead, à un demi- mille sur la gauche.
— Très bien, dit mon oncle, en tirant sur les rênes des juments pour prendre la route qui débouchait à cet endroit.
— Vous n'avez pas amené votre homme là-bas, remarqua Mendoza d'un air un peu soupçonneux.
— Que diable cela peut-il vous faire? cria Belcher d'un ton furieux.
— Cela nous fait beaucoup à nous tous, car on raconte d'étranges histoires.
— Alors vous ferez bien de les garder pour vous ou vous pourriez bien vous repentir de les avoir écoutées.
— All right, Jim! À ce que je vois, votre déjeuner de ce matin n'est pas bien passé.
— Les autres sont-ils arrivés? dit mon oncle, d'un air insouciant.
— Pas encore, Sir Charles, mais Tom Oliver est là-bas avec les cordages et les piquets. Jackson vient d'arriver en voiture et la plupart des gardiens du ring sont à leur poste.
— Nous avons encore une heure, fit remarquer mon oncle, en se remettant en marche. Il est possible que les autres soient en retard, puisqu'ils doivent venir de Reigate.
— Vous prenez la chose en homme, Tregellis, dit Craven.
— Nous devons faire bonne contenance et avoir un front d'airain jusqu'au dernier moment.
— Naturellement, monsieur, s'écria Belcher, je n'aurais jamais cru que les paris montent comme cela. C'est qu'il y a quelqu'un qui sait… Nous devons y aller du bec et des ongles, Sir Charles, et voir comment cela tournera.
Il nous arriva un bruit pareil à celui que font les vagues sur la plage, bien avant que nous fussions en présence de cette immense multitude.
Enfin, à un plongeon brusque que fit la route, nous vîmes cette foule, ce tourbillon d'êtres humains se déployant devant nous, avec un vide tournoyant au centre.
Tout autour, les voitures et les chevaux étaient disséminés par milliers à travers la lande. Les pentes étaient animées par la présence de tentes et de boutiques improvisées.
On avait choisi pour emplacement du ring un endroit où l'on avait pratiqué dans le sol une grande cuvette, de façon que le contour formât un amphithéâtre naturel d'où tout le monde pût bien voir ce qui se passait au centre.
À notre approche, un murmure de bienvenue partit de la foule qui était placée sur les bords et par conséquent le plus proche de nous et ces acclamations se répétèrent dans toute la multitude.
Un instant après, on entendit de grands cris qui commençaient à l'autre bout de l'arène.
Toutes les figures, qui étaient tournées vers nous, se retournèrent, si bien qu'en un clin d'oeil, tout le premier plan passa du blanc au noir.
— Ce sont eux. Ils sont exacts, dirent ensemble mon oncle et
Craven.
En nous tenant debout sur notre voiture, nous pûmes apercevoir la cavalcade qui approchait des Dunes.
Elle commençait par la spacieuse barouche où étaient assis Sir Lothian Hume, Wilson le Crabe et le capitaine Barclay, son entraîneur.
Les postillons avaient à leur coiffure des flots de faveurs jaune serin. C'était la couleur sous laquelle devait lutter Wilson.
Derrière la voiture venaient à cheval une centaine au moins de gentlemen de l'Ouest, puis une file, à perte de vue, de gigs, de tilburys, de voitures.
Tout cela descendit par la route de Grinstead. La grosse barouche arrivait, en tanguant sur la prairie, dans notre direction.
Sir Lothian Hume nous aperçut et donna à ses postillons l'ordre d'arrêter.
— Bonjour, Sir Charles, dit-il en mettant pied à terre. J'ai cru reconnaître votre voiture rouge. Voilà une belle matinée pour la lutte.
Mon oncle s'inclina d'un air froid, sans répondre.
— Je suppose, puisque nous voilà tous présents, que nous pouvons commencer tout de suite, dit Sir Lothian, sans faire attention aux façons de son interlocuteur.
— Nous commencerons à dix heures. Pas une minute plus tôt.
— Très bien, puisque vous y tenez. À propos, Sir Charles, où est votre homme?
— C'est à vous que je devrais adresser cette question, Sir
Lothian. Où est mon homme?
Une expression d'étonnement se peignit sur les traits de Sir Lothian, expression admirablement feinte si elle n'était pas vraie.
— Qu'entendez-vous dire, en me faisant une pareille question?
— C'est que je tiens à le savoir.
— Mais comment puis-je répondre? Est-ce que c'est mon affaire?
— J'ai des motifs de croire que vous en avez fait votre affaire.
— Si vous aviez la bonté de vous expliquer un peu plus clairement, il me serait peut-être possible de vous comprendre.
Tous deux étaient très pâles, très froids, très raides et impassibles dans leur attitude, mais ils échangeaient des regards comme s'ils croisaient le fer.
Je me rappelai la réputation de terrible duelliste qu'avait Sir
Lothian et je tremblai pour mon oncle.
— Maintenant, monsieur, si vous vous imaginez avoir un grief contre moi vous m'obligeriez infiniment en me le faisant connaître clairement.
— C'est ce que je vais faire, dit mon oncle. Il a été organisé un complot pour estropier où enlever mon champion et j'ai toutes les raisons possibles de croire que vous y êtes mêlé.
Un vilain sourire narquois passa sur la figure bilieuse de Sir
Lothian.
— Je vois, dit-il, votre homme n'est pas devenu le champion sur lequel vous comptiez, au bout de son entraînement, et vous voilà bien embarrassé pour trouver une défaite. Tout de même je crois que vous eussiez pu en trouver une qui fût plus plausible ou qui comportât des suites moins sérieuses.
— Monsieur, répondit mon oncle, vous êtes un menteur, mais personne ne sait mieux que vous à quel point vous êtes un menteur.
Les joues creuses de Sir Lothian pâlirent de colère et je vis pendant un instant, dans ses yeux profondément enfoncés, la lueur que l'on aperçoit au fond de ceux d'un mâtin en fureur qui se dresse et se traîne au bout de sa chaîne.
Puis, par un effort, il redevint ce qu'il était d'ordinaire l'homme froid, dur, maître de lui-même.
— Il ne convient pas dans notre situation de nous quereller comme deux rustres ivres un jour de marché, dit-il. Nous pousserons l'affaire plus loin un autre jour.
— Pour cela, je vous le promets, répondit mon oncle d'un ton farouche.
— En attendant, je vous invite à observer les conditions de votre engagement. Si vous ne présentez pas votre champion dans vingt- cinq minutes, je réclame l'enjeu.
— Vingt-huit minutes, dit mon oncle en regardant sa montre. Alors vous pourrez le réclamer, mais pas un instant plus tôt.
Il était admirable en ce moment, car il avait l'air d'un homme qui dispose de toute sorte de ressources cachées.
Pendant ce temps, Craven, qui avait échangé quelques mots avec Sir
Lothian Hume, revint près de nous.
— J'ai été prié de remplir les fonctions d'unique juge en cette affaire. Cela répond-il à vos désirs, Sir Charles? — Je vous serais extrêmement obligé, Craven, d'accepter ces fonctions.
— Et l’on a proposé Jackson comme chronométreur.
— Je ne saurais en souhaiter de meilleur.
— Très bien, voilà qui est convenu.
Pendant ce temps, la dernière voiture était arrivée et les chevaux avaient été attachés au piquet sur la lande.
Les traînards s'étaient rapprochés de telle sorte que la vaste multitude formait maintenant une masse compacte d'où montait une voix unique qui commençait à mugir d'impatience.
Quand on jetait les yeux autour de soi, on avait peine à apercevoir quelque objet en mouvement, sur cette vaste étendue de lande verte et pourpre.
Un gig attardé arrivait au grand galop sur la route venant du sud.
Quelques piétons montaient encore péniblement de Crawley, mais on n'apercevait nulle part un indice de l'absent.
— Les paris vont leur train, malgré tout, dit Belcher. J'ai fait un tour au ring et on est toujours au pair.
— Il y a une place pour vous dans l'enceinte extérieure près du ring, Sir Charles, dit Craven.
— Je n'aperçois encore aucun signe de mon champion. Je n'entrerai pas avant son arrivée.
— Il est de mon devoir de vous avertir qu'il n'y a plus que dix minutes.
— Et moi je marque cinq, s'écria Sir Lothian.
— C'est une question que le juge doit trancher, dit Craven, d’un ton ferme, ma montre marque dix minutes, ce sera dix minutes.
— Voici Wilson le Crabe, s'écria Belcher.
Au même instant, retentit dans la foule un cri pareil à un cri de tonnerre.
Le pugiliste de l'Ouest était sorti de la tente où il faisait sa toilette. Il était suivi de Sam le Hollandais et de Tom Owen qui remplissaient le rôle de seconds auprès de lui.
Il était nu jusqu'à la ceinture, avec une paire de caleçons blancs, des bas de soie blanche et des souliers de course.
Il avait autour de la taille une ceinture jaune serin et de jolies petites faveurs de la même couleur étaient attachées à ses genoux.
Il tenait à la main un grand chapeau blanc.
Il parcourut au pas de course l'espace qu'on avait maintenu libre dans la foule pour permettre l'accès du ring. Il lança en l'air le chapeau qui tomba dans l'enceinte formée par les piquets.
Puis, d'un double saut, il franchit les enceintes extérieures et intérieures de cordes et resta debout au centre, les bras croisés.
Je ne m'étonnai pas des applaudissements de la foule. Belcher lui- même ne put s'empêcher d'y joindre les siens.
C'était assurément un jeune athlète d'une structure magnifique. Il était impossible de voir rien de plus beau que sa peau blanche, lustrée et luisante comme la peau d'une panthère sous les rayons du soleil du matin, avec les belles vagues du jeu des muscles à chacun de ses mouvements.
Ses bras étaient longs et flexibles, ses épaules bien détachées et néanmoins puissantes, avec cette légère tombée qui est plus que la carrure un indice de force.
Il joignit les mains derrière la tête, les éleva, les agita derrière lui et, à chacun de ses mouvements, quelque nouvelle surface de peau blanche et lisse se bombait, se couvrait de saillies musculaires pendant qu'un cri d'admiration et de ravissement de la foule accueillait chacune de ces exhibitions.
Puis, croisant de nouveau ses bras, il resta immobile comme une belle statue en attendant son adversaire.
Sir Lothian Hume, l'air impatient, était resté les yeux fixés sur sa montre, il la referma d'un coup sec et triomphant.
— Le temps est écoulé, s'écria-t-il. Le match est forfait.
— Le temps n'est point écoulé, dit Craven.
— J'ai encore cinq minutes, dit mon oncle en jetant autour de lui
un regard désespéré.
— Seulement trois, Tregellis.
— Où est votre champion, Sir Charles? Où est l'homme pour qui nous avons parié?
Et des figures échauffées se tendaient déjà l’une sur l'autre. Des regards irrités se portaient sur nous.
— Plus qu'une minute. J'en suis bien fâché, Tregellis, mais je serai contraint de déclarer le forfait contre vous.
Il y eut un remous soudain dans la foule, une poussée, un cri, et de loin, un vieux chapeau noir lancé en l'air par-dessus les têtes des spectateurs du ring, vint rouler dans l'enceinte des cordes.
— Sauvés, grand Dieu! hurla Belcher.
— Je crois bien cette fois que c'est mon homme, dit mon oncle d'un ton calme.
— Trop tard! s'écria sir Lothian.
— Non, répliqua le juge, il s'en faut de vingt secondes.
Maintenant la lutte peut avoir lieu.
XVII — AUTOUR DU RING
Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien petit nombre, qui virent de quel côté arrivait ce chapeau noir, si opportunément lancé par-dessus les cordes.
J'ai déjà parlé d'un gig qui approchait isolément et arrivait grand train, par la route du sud.
Mon oncle l'avait aperçu, mais en avait été distrait par la discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l'heure.
Quant à moi, j'avais été si frappé de l'allure furieuse à laquelle arrivaient les retardataires, que j'étais resté à les regarder avec une sorte de vague espoir, dont je n'osais rien dire, par la crainte de causer à mon oncle un nouveau désappointement.
Je venais de voir que le gig contenait une femme et un homme, lorsque soudain je vis le véhicule faire un écart sur la route, se lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et coupant court à travers la lande, écrasant les touffes de genêts, puis s'enfonçant jusqu'aux moyeux dans la bruyère et les mares.
Lorsque le conducteur arrêta ses juments couvertes d'écume, il jeta les rênes à sa compagne, s'élança à bas de son siège et se lança furieusement à travers la foule et bientôt fut lancé le chapeau qui apprit à tous le défi porté.
— Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement que si ce coup de théâtre avait été arrangé d'avance et avec soin par lui, rien ne nous presse.
— À présent que votre champion a jeté son chapeau dans le ring, vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles.
— Mon neveu, votre ami a certainement paru à temps. Il s'en est fallu de l'épaisseur d'un cheveu…
— Ce n'est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C'en est un autre.
Les sourcils soulevés de mon oncle exprimèrent l'étonnement.
— Comment! un autre! s'exclama-t-il.
— Et un solide encore! brailla Belcher, en se donnant sur la cuisse une claque qui fit le bruit d'un coup de pistolet. Eh! que ma carcasse saute si ce n'est pas ce vieux Jack Harrison en personne.
Nous jetâmes un regard sur la foule et nous vîmes la tête et les épaules d'un homme robuste et vaillant qui gagnait peu à peu du terrain, en laissant derrière lui un sillage en forme de V, comme il s'en forme derrière un chien qui nage.
Maintenant qu'il se rapprochait du bord intérieur où la foule était moins dense, il leva la tête, et nous vîmes la figure bonhomme et tannée du forgeron qui se tourna vers nous.
Dès qu'il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par- dessus sous lequel il parut en tout son équipement de combattant, culottes noires, bas chocolat et souliers blancs.
— Je suis bien fâché d'arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais venu plus tôt, mais il m'a fallu du temps pour arranger ça avec la femme. Je n'ai pu la décider tout d'un coup, et il a fallu l'emmener avec moi et nous avons discuté la chose en route.
Et jetant un coup d'oeil sur le gig, j'y vis en effet mistress
Harrison qui y était assise. Sir Charles fit signe à Jack
Harrison.
— Qu'est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison? dit-il. Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le suis de vous voir en ce moment, mais j'avoue que je ne vous attendais pas.
— Mais, monsieur, vous avez été prévenu que je viendrais.
— Non, certainement non.
— N'avez-vous pas reçu un mot d'avis, Sir Charles, d'un nommé
Cummings qui est le maître de l'auberge de Friar's Oak? Maître
Rodney que voici le connaît bien.
— Nous l'avons vu ivre mort à l'hôtel Georges.
— Ça y est, j'en avais eu peur, s'écria Harrison avec dépit. Il est toujours comme cela quand il est excité. Jamais je n'ai vu un homme se monter la tête comme il l'a fait quand il a su que je prendrais cette lutte à mon compte. Il s'est muni d'un sac de souverains pour parier pour moi.
— C'est donc pour cela que la cote a changé? dit mon oncle. Il en a entraîné d'autres.
— Je craignais tellement qu'il ne se mit à boire, que je lui avais fait promettre d'aller tout droit vous trouver sans perdre une minute. Il avait un billet pour vous.
— J'ai appris qu'il était arrivé à l'hôtel Georges à six heures. Or, je ne suis arrivé de Reigate qu'à sept heures passées et, à ce moment-là, je suis sûr qu'il devait avoir bu sa commission. Mais où est votre neveu Jim et comment avez-vous pu savoir qu'on aurait besoin de vous?
— Ce n'est pas sa faute, je vous en réponds, s'il vous a laissé dans le pétrin. Quant à moi, j'ai reçu l'ordre de le remplacer. Cet ordre m'a été donné par le seul homme en ce monde, auquel je n'aurais jamais désobéi.
— Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui était descendue du gig et s'était approchée de nous, tirez de lui le meilleur parti que vous pourrez pour cette fois, car vous n'aurez plus mon Jack, dussiez-vous me le demander à genoux.
— Elle n'encourage pas du tout les sports. Ça c'est un fait! dit le forgeron.
— Les sports! s'écria-t-elle d'une voix criarde où perçaient le mépris et la colère. Revenez m'en parler quand tout sera fini.
Elle s'éloigna en toute hâte et je la vis plus tard, assise parmi la bruyère, le dos tourné à la foule et les mains sur les oreilles, toute recroquevillée, toute convulsionnée d'appréhension.
Pendant que se passait cette scène rapide, la foule était devenue de plus en plus tumultueuse, tant par l'impatience que lui causait le retard que par son redoublement d'entrain, lorsqu'elle avait entrevu la bonne fortune inespérée de voir un boxeur aussi réputé qu'Harrison.
Son nom avait déjà circulé et plus d'un connaisseur âgé avait tiré de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guinées sur l'homme qui allait représenter l'école du passé en face de l'école du présent.
Les jeunes gens penchaient pour l'homme de l'Ouest et l’on avait encore quelques petites variations dans la cote, selon que se modifiait la proportion des partisans de l'un ou de l'autre, dans les groupes de la foule.
Pendant ce temps-là, sir Lothian Hume faisait des embarras auprès de l'honorable Berkeley Craven, qui était resté debout près de notre voiture.
— Je dépose une protestation formelle contre cette manière d'agir, dit-il.
— Pour quels motifs, monsieur?
— Parce que l'homme présenté ici n'est pas celui qu'a désigné en premier lieu Sir Charles Tregellis.
— Je n'ai désigné absolument personne, vous le savez bien, dit mon oncle.
— Les paris ont été tenus dans l'idée que le jeune Jim Harrison serait l'adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier moment, il est retiré pour être remplacé par un autre plus redoutable.
— Sir Charles Tregellis ne dépasse en rien son droit, dit Craven d'un ton ferme. Il a pris l'engagement de présenter un homme qui serait en dedans des limites d'âge convenues, et l'on me dit qu'Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans passés, Harrison?
— Quarante ans le mois prochain, monsieur.
— Très bien. Je déclare que la lutte peut s'engager.
Mais, hélas! il y avait une autorité supérieure à celle du juge lui-même, et nous avions à subir un incident qui fut le prélude et parfois aussi la fin de bien des luttes d'autrefois.
À travers la lande était arrivé un cavalier vêtu de noir, avec des bottes de chasse à revers de basane, suivi d'un couple de grooms, et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain alternativement.
Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jeté des regards soupçonneux du côté de ce cavalier, mais le plus grand nombre l'aperçurent seulement lorsqu'il eut arrêté son cheval sur un tertre qui dominait l'amphithéâtre et d'où, avec une voix de stentor, il annonça qu'il représentait le Custos Rotulorum de Sa Majesté dans le comté de Sussex et qu'il déclarait la réunion de cette assemblée contraire à la loi, et qu'il avait charge de la disperser en employant au besoin la force.
Jamais, jusqu'alors, je n'avais compris cette crainte profondément enracinée, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de bien des siècles, à imprimer à coups de trique dans l'âme de ces insulaires sauvages et turbulents.
Voilà donc un homme, flanqué simplement de deux domestiques, en face de trente mille autres hommes irrités, mécontents, et parmi lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession et aussi parmi ces derniers, des représentants de la classe la plus brutale et la plus dangereuse qu'il y eût dans le pays.
Et pourtant, c'était cet homme isolé qui parlait de recourir à la force pendant que l'immense multitude flottait en murmurant pareille à un animal indocile et de dispositions farouches, face- à-face avec une puissance, qu'il savait sourde à tout raisonnement, capable de vaincre toute résistance.
Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une douzaine d'autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce gêneur du sport.
— Je suppose que vous avez un mandat, monsieur? dit Craven.
— Oui, monsieur, j'ai un mandat.
— Alors, la loi me donne le droit de l'examiner.
Le magistrat lui tendit un papier bleu.
Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, penchèrent la tête pour l'examiner, car la plupart d'entre eux étaient eux-mêmes des magistrats et fort attentifs à découvrir la moindre bévue dans la rédaction.
À la fin, Craven haussa les épaules et rendit le papier.
— Il me parait en forme, monsieur, dit-il.
— Il est absolument correct, répondit le magistrat avec affabilité. Pour vous éviter une perte de votre temps précieux, gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis parfaitement résolu à interdire tout combat, en quelques circonstances que ce soit, sur le territoire du comté dont j'ai la charge et je suis décidé à vous suivre tout le jour pour l'empêcher. Dans mon inexpérience, je me figurais que cela paraissait terminer l'affaire d'une façon définitive, mais je n'avais pas rendu justice à la prévoyance des personnes qui organisent ces rencontres et j'ignorais également les avantages qui faisaient de la dune de Crawley un lieu de réunion privilégié. Les patrons, les parieurs, le juge, le chronométreur tinrent conseil.
— Il y a sept milles de terrain au-delà de la frontière du
Hampshire et deux au-delà de celle du Surrey, dit Jackson.
Le fameux maître du ring avait arboré en l'honneur de la circonstance un magnifique habit écarlate aux boutonnières brodées d'or, une canne blanche, un chapeau à boucle avec large ruban noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair.
Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et particulièrement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant contribué à faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs, aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais.
Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux perçants et son énorme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette troupe rude et tapageuse qui l'avait pris pour commandant en chef.
— Si je pouvais me hasarder à vous donner un avis, dit l'affable magistrat, ce serait de passer du côté du Hampshire car, du côté du Sussex, sir James Ford n'est pas moins opposé que moi à ces sortes de réunions, tandis que Mr Merridew de Long Hall, qui est le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point.
— Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de façon à produire le plus grand effet, je vous suis infiniment obligé. Si le juge le permet, il n'y aura qu'à déplacer les piquets. L'instant d'après, ce fut une scène de la plus vive animation.
Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aidés des gardiens du ring, arrachèrent les piquets et les cordes et les emportèrent dans un autre endroit de la plaine.
Wilson le Crabe fut enveloppé dans de grands manteaux et emmené dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la place de Mr Craven sur notre voiture.
Ensuite, l'immense foule se déplaça, cavaliers, véhicules, piétons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la lande.
Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme des vaisseaux qui naviguent, cependant qu'elles avançaient sur cinquante de front, secouées, cahotées par toutes les inégalités qu'elles rencontraient.
De temps à autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de moyeu partait, une roue s'abattait sur les touffes de bruyère et des éclats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis qu'ils contemplaient piteusement le désastre.
Puis, dans une partie de la lande où les broussailles étaient plus clairsemées et la surface plus égale, les piétons se mirent à courir, les cavaliers firent jouer les éperons, les conducteurs firent claquer leurs fouets et toute la foule s'écoula en une course au clocher, affolée à la suite de la barouche jaune et de la voiture rouge qui formaient l'avant-garde.
— Que pensez-vous de nos chances? dit mon oncle à Harrison de façon à ce que je pus l'entendre, pendant que les juments allaient avec précaution sur ce terrain inégal.
— Ce sera ma dernière lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller, ce serait à la condition de ne plus le lui demander. Il faut que je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne.
— Mais votre entraînement?
— Je suis toujours en entraînement, monsieur. Je travaille ferme du matin au soir et je ne bois que de l'eau. Je ne crois pas que le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses règles.
— Il a le bras un peu long pour vous.
— Je me suis battu avec d'autres qui l'avaient plus long encore et je les ai vaincus. Si on en venait à un corps à corps, j'aurais tous les avantages et avec une poussée, je viendrais à bout de lui.
— C'est un match entre la jeunesse et l'expérience. Eh bien! Je ne retirerais pas une guinée de mon enjeu. Mais à moins qu'il ait été contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m'avoir abandonné.
— Il était contraint, Sir Charles.
— Vous l'avez vu, alors?
— Non, patron, je ne l'ai pas vu.
— Vous savez où il est?
— Ah! il ne m'est pas permis de parler dans un sens ou dans l'autre. Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'il ne lui a pas été possible d'agir autrement. Mais voici le policier qui revient sur nous. Ce personnage de mauvais augure revint au galop près de notre voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable.
— Mon ressort s'arrête à ce fossé, monsieur, dit-il. Je me figure que vous aurez peine à trouver un endroit plus avantageux pour une partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de l'autre côté. Là je suis absolument certain que personne ne viendra vous déranger.
Le désir manifeste, qu'il avait de voir la lutte s'engager, contrastait si fort avec le zèle qu'il avait mis à nous chasser de son comté, que mon oncle ne put s'empêcher de lui en faire l'observation.
— Le rôle d'un magistrat n'est point de fermer les yeux sur une violation de la loi, répondit-il, mais si mon collègue du Hampshire n'éprouve point de scrupules à permettre cela dans son ressort, je ne serais pas fâché de voir la lutte.
Et donnant de l'éperon à son cheval, il alla se placer sur un tertre voisin, d'où il espérait bien voir ce qui se passerait.
Alors, j'eus sous les yeux tous ces détails d'étiquette, ces curiosités d'usages qui se sont perpétués jusqu'à nos jours; ils sont encore si récents que nous ne sommes pas parvenus à nous persuader qu'un jour ils seront recueillis par quelque historien de la société avec autant de zèle que les sportsmen en mettaient à les observer.
La lutte prenait un certain caractère de dignité, grâce à un rigide code de cérémonies, tout comme le choc entre chevaliers bardés de fer était précédé et embelli par l’appel des hérauts et le détail des armoiries.
Aux yeux de bien des gens d'autrefois, le duel dut apparaître comme une épreuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le contemplons au bout d'une ample perspective, nous y voyons une rude et vaillante préparation aux conditions de la vie dans un siècle de fer.
Et tout de même, maintenant que le ring est devenu une chose du passé aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d'elles- mêmes d'une façon si naturelle et si spontanée, c'est qu'elles ont une fonction à remplir, c'est qu'il y a moins de mal à ce que deux hommes se battent, de leur propre gré, jusqu'à l'épuisement de leurs forces, c'est, dis-je, un moindre mal que si l'idéal de l'énergie et de l'endurance courait le risque de s'abaisser chez un peuple dont le destin est si complètement subordonné aux qualités individuelles du citoyen.
Qu'on en finisse avec la guerre, si l'intelligence de l'homme est capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu'au jour où l'on en trouvera le moyen, qu'on se garde de s'en prendre à ces qualités premières, auxquelles nous pouvons, à tout moment, être obligés de recourir pour nous tenir en sûreté.
Tom Owen et son original aide Fogs, qui réunissait les professions de boxeur et de poète, mais qui, heureusement pour lui, tirait meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bientôt établi le ring selon les règles alors en vogue.
Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P.C. du Pugiling-Club, furent plantés de façon à délimiter un carré de vingt-quatre pieds de côté entourés de cordes.
En dehors de ce ring, une autre enceinte fut disposée; il y avait huit pieds de largeur entre les deux.
L'enceinte intérieure était destinée aux combattants et à leurs seconds tandis que dans l'enceinte extérieure, des places étaient réservées au juge, au chronométreur, aux patrons des champions et à un petit nombre de personnages distingués ou favorisés du nombre desquels je fus, étant en compagnie de mon oncle.
Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l'endurant, Symonds le bandit, Tyne le tailleur et d'autres furent disposés comme gardes dans l'enceinte extérieure.
Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui étaient si en faveur auprès des gens à la mode. Ils étaient armés de cravaches à monture d'argent, marquées aux initiales P.C.
Si quelqu'un, vagabond de l'East End ou patricien du West End, se faufilait dans l'enceinte extérieure, le corps des gardiens, au lieu de recourir aux raisonnements ou aux prières, tombait à tour de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu'à ce qu'il se fût enfui du terrain défendu.
Et malgré cette garde formidable et ces procédés sauvages, les gardes qui avaient à soutenir l'effort de poussée en avant d'une foule enragée, étaient souvent aussi éreintés que les combattants eux-mêmes à la fin d'une rencontre.
Jusqu'à ce moment-là, ils formaient une ligne de sentinelles qui présentait, sous une série d'uniformes chapeaux blancs, tous les types possibles du boxeur, depuis la figure fraîche et juvénile de Tom Belcher, de Jones et des autres nouvelles recrues, jusqu'aux faces cicatrisées et mutilées des vieux professionnels.
Pendant qu'on s'occupait de planter les poteaux, de fixer les cordes, je pouvais, grâce à ma place privilégiée, entendre les propos de la foule qui était derrière moi. Deux rangs de cette foule étaient allongés par terre, les deux autres rangs agenouillés et le reste debout en colonnes serrées sur toute la pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que par-dessus les épaules de celle qui était en avant d'elle.
Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort expérimentés, qui voyaient les chances d'Harrison sous le jour le plus sombre, et j'avais le coeur gros à entendre leurs propos.
— Toujours la même histoire, disait l'un. Ils ne veulent pas se mettre dans la tête que les jeunes doivent avoir leur tour. Il faut le leur enfoncer dans la tête à coups de poing.
— Oui, oui, disait un autre, c'est comme cela que Jack Slack a battu Boughton et que moi-même, j'ai vu Hooper le ferblantier mettre en morceaux le marchand d'huile. Ils en viennent tous là avec le temps et maintenant c'est le tour d'Harrison.
— N'en soyez pas si sûr que ça, s'écria un troisième. J'ai vu
Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l'ai vu vaincu.
C'est un boucher, vous dis-je.
— C'était, voulez-vous dire.
— Eh bien, je ne vois pas qu'il ait tant changé que cela. Et je suis prêt à mettre dix guinées sur mon opinion.
— Comment! dit très haut un homme placé juste derrière moi et qui faisait l’important, en parlant avec l'accent lourd et zézayant de l'ouest. D'après ce que j’ai vu de ces jeunes gens de Gloucester, je ne crois pas qu’Harrison eût tenu bon pendant dix rounds, quand il était dans sa première jeunesse. Je suis arrivé hier par le coche de Bristol et le garde m'a dit qu'il avait quinze mille livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient été envoyées pour miser sur notre homme. — Ils auront de la chance s'il revient, leur argent, dit un autre. Harrison n'est pas une demoiselle au combat et il a de la race jusqu'à la moelle des os. Il ne reculerait pas quand même son adversaire serait aussi gros que Carlton House.
— Peuh! répondit l'homme de L'Ouest. C'est seulement dans les pays de Bristol et de Gloucester que l’on trouve les hommes capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester.
— Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix irritée dans la foule qui se trouvait derrière lui. Il y a six hommes de Londres qui se chargeraient de démolir douze de ceux qui nous arrivent de l'Ouest.
L'affaire aurait peut-être débuté par un engagement impromptu entre le cockney indiqué et le gentleman venu de Bristol, si un tonnerre d’applaudissements n'était pas venu couper court à leur altercation.
Ces applaudissements étaient dus à l'apparition sur le ring de Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui portaient le bassin, l'éponge, la vessie à eau-de-vie et autres insignes de leur office.
Dès qu'il fut entré, Wilson le Crabe défit le foulard jaune serin qui lui ceignait les reins et l'attacha à un des poteaux des angles où le foulard resta agité par la brise.
Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la même couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d'un shilling la pièce.
Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que par l'arrivée d'Harrison qui entra posément, tranquillement, en enjambant les cordes ainsi qu'il convenait à son âge plus mûr et à ses articulations moins souples.
Les cris qui l'accueillirent furent plus enthousiastes encore que ceux qui avaient salué Wilson, et ils exprimaient une admiration plus profonde, car la foule avait déjà eu le temps de voir le physique de Wilson, tandis que celui d'Harrison était une nouveauté pour elle.
J'avais souvent contemplé les bras et le cou du puissant forgeron, mais je ne l'avais jamais vu nu jusqu'à la ceinture.
Je n'avais point compris la merveilleuse symétrie de développement qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le modèle favori des sculpteurs de Londres.
Ce n'était plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de lumière sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un coup d'oeil si agréable.
Au lieu de cela, on se trouvait en présence d'une grandeur rudement taillée, d'un enchevêtrement de muscles noueux.
On eût dit les racines d'un vieux chêne se tordant pour aller de la poitrine à l'épaule et de l'épaule au coude.
Même quand il était au repos, le soleil jetait des ombres sur les courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et faisait de son corps un amas de noeuds et d'aspérités.
La peau de sa figure et de son corps était d'une teinte plus foncée, d'un grain plus serré que celle de son adversaire plus jeune, mais il paraissait avoir plus de résistance, de dureté et cette apparence était encore plus marquée par la couleur plus sombre de ses bas et de ses culottes.
Il entra dans le ring en suçant un citron, suivi de Jim Belcher et de Caleb Baldwin le fruitier.
Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon par-dessus le foulard jaune de l'homme de l'Ouest et enfin se dirigea vers son adversaire la main tendue.
— J'espère que vous allez bien, Wilson? dit-il.
— Pas trop mal merci, répondit l'autre. Nous nous parlerons sur un autre ton, j'espère, avant de nous quitter.
— Mais sans rancune, dit le forgeron.
Et les deux hommes échangèrent un ricanement avant de se placer dans leurs coins.
— Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont été pesés? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l'enceinte extérieure.
— Ils viennent d'être pesés sous mes yeux, monsieur, répondit Mr Craven. Votre homme a fait baisser le plateau à treize stone trois et Harrison a treize huit.
— C'est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu'à la tête, s'écria Sam le Hollandais de son coin.
— Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin.
— Vous en recevrez plus de lui que vous n'en avez jamais acheté, répliqua Jim Belcher.
Et la foule de rire à ces rudes plaisanteries.
XVIII — LA DERNIÈRE BATAILLE DU FORGERON
— Qu'on quitte le ring extérieur! cria Jackson, debout près des cordes, une grosse montre d'argent à la main.
— Swhack! Swhack! Swhack! firent les cravaches, car un certain nombre de spectateurs, les uns jetés en avant par la poussée de derrière, les autres prêts à risquer un peu de douleur physique pour avoir une chance de mieux voir, s'étaient glissés sous les cordes et formaient une rangée irrégulière en dedans de l'enceinte extérieure.
Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse de coups portés par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons en arrière, avec la précipitation maladroite de moutons effrayés qui cherchent à passer par une brèche de leur parc.
Leur situation était embarrassante, car les gens placés en avant refusaient de reculer d'un pouce, mais les arguments qu'ils recevaient par derrière finirent par avoir le dessus et les derniers fugitifs étaient rentrés, tout effarouchés, dans les rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les bords, à intervalles égaux, leurs cravaches le long de la cuisse.
— Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous informer que le champion désigné par Sir Charles Tregellis est Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne ne doit rester dans l'enceinte extérieure à l'exception du juge et du chronométreur. Il ne me reste plus qu'à vous prier, si l’occasion l'exige, de me donner votre concours pour tenir le terrain libre, éviter la confusion et veiller à la loyauté du combat. Tout est prêt?
— Tout est prêt, cria-t-on des deux coins.
— Allez.
Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais se dirigèrent d'un pas rapide vers le centre du ring.
Les deux hommes se donnèrent une poignée de main. Les seconds en firent autant. Les quatre mains se croisèrent.
Puis les seconds se retirèrent en arrière.
Les deux hommes restèrent face-à-face, pied contre pied, les mains levées.
C'était un spectacle magnifique pour quiconque n'était pas dépourvu de l'instinct qui fait apprécier la plus noble des oeuvres de la nature.
Chacun de ces deux hommes répondait à la condition qui fait l'athlète puissant, celle de paraître plus grand sans ses vêtements qu'avec eux.
Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien.
Et chacun d'eux faisait ressortir les traits caractéristiques de l’autre par les contrastes avec les siens propres: l’adolescent allongé, aux membres déliés, aux pieds de daim, et le vétéran trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait à une souche de chêne.
La cote se mit à monter en faveur du jeune homme à partir du moment où ils furent mis en présence, car ses avantages étaient bien apparents, tandis que les qualités, qui avaient élevé si haut Harrison dans sa jeunesse, n'étaient plus qu'un souvenir resté aux anciens.
Tout le monde pouvait voir les trois pouces de supériorité dans la taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il suffisait de remarquer le mouvement rapide, félin, des pieds, le parfait équilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou lui échapper.
Mais il fallait un instinct plus pénétrant, pour interpréter le sourire farouche qui voltigeait sur les lèvres du forgeron ou la flamme secrète qui brillait dans ses yeux gris.
Seuls les gens d’autrefois savaient qu’avec son coeur puissant et sa charpente de fer, c’était un homme contre lequel il était dangereux de parier.
Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom, sa main et son pied gauche bien en avant, son corps penché très en arrière de ses reins, sa garde placée en travers de sa poitrine, mais tenue assez en avant pour qu'il fût extrêmement difficile d’aller au-delà.
De son côté, le forgeron avait pris l’attitude tombée en désuétude qu'avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s’était pas revue depuis dix ans dans une lutte de première classe.
Ses deux genoux étaient légèrement fléchis, il se présentait bien carrément à son adversaire et tenait ses deux poings bruns par- dessus sa marque, de manière à pouvoir lancer l'un ou l'autre à son gré.
Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au dehors, avaient été plongées dans quelque liquide astringent, afin de les empêcher de s'enfler, et elles contrastaient si vivement avec la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu'il portait des gants de couleur foncée et très collants, jusqu'au moment où mon oncle m'expliqua la chose à voix basse.
Ils étaient ainsi face-à-face au milieu d'un frémissement d'attention et d'expectative, pendant que l'immense multitude suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, à ce point qu'ils eussent pu se croire seuls, homme à homme, au centre de quelque solitude primitive.
Il parut évident, dès le début, que Wilson le Crabe était décidé à ne négliger aucune chance, qu'il s'en rapporterait à la légèreté de ses pieds, à l'agilité de ses mains, jusqu'au moment où il comprendrait quelque chose à la tactique de son adversaire.
Il tourna plusieurs fois autour de lui, à petits pas rapides, menaçants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-même, réglant ses mouvements en conséquence.
Alors, Wilson fit un pas en arrière, pour engager Harrison à rompre et à le suivre.
L'ancien sourit et secoua la tête.
— Il faut que vous veniez à moi, mon garçon, dit-il, je suis trop vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous avons la journée devant nous, et j'attendrai.
Il ne s'attendait pas peut-être à recevoir aussi promptement une réponse à son invitation, car en un instant, l'homme de l'Ouest bondissant comme une panthère fut sur lui.
— Pan! Pan! Pan!
Puis des coups sourds se succédèrent.
Les trois premiers tombèrent sur la figure d'Harrison, les deux derniers s'appliquèrent rudement sur son corps.
Et d'un pas de danseur, le jeune homme recula, se dégagea d'un style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marquèrent en rouge vif le bas de ses côtes.
— Premier sang pour Wilson! cria la foule.
Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpré et dégouttant.
Et Wilson revint à la marque avec une feinte et lança un coup à toute volée sur la joue d'Harrison, puis, parant le coup droit que lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round par une glissade sur le gazon.
— Premier knock-down pour Harrison! hurlèrent des milliers de voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer de main selon le jugement rendu.
— J'en appelle au juge, s'écria Sir Lothian Hume, c'était une glissade et non un knock-down.
— Je juge que c'était une glissade, dit Berkeley Craven.
Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu d'applaudissements unanimes pour leur premier round plein d'ardeur et bien disputé. Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et d'un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu'il jeta dans le bassin.
— Tout à fait comme jadis, dit-il à Belcher.
— Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez reçu un peu plus que vous n'avez donné.
— Je peux en porter davantage, dit-il avec sérénité, pendant que
Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse éponge.
Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de paraître à travers l’eau.
Je puis m’apercevoir, d'après les commentaires que faisaient autour de moi les Corinthiens expérimentés et d'après les remarques de la foule placée derrière moi, qu'on regardait les chances d'Harrison comme diminuées par ce round.
— J'ai vu ses défauts de jadis et je n'ai pas vu ses qualités de jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa garde. Wilson l'a touché autant qu'il a voulu.
— Wilson peut le toucher trois fois pendant qu'il sera lui-même touché une fois, mais cette fois-là vaudra trois de Wilson, remarqua mon oncle. C'est un lutteur de nature, tandis que l'autre est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guinée.
Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes étaient de nouveau face-à-face. Les seconds s'étaient si habilement acquittés de leur tâche, que ni l'un ni l'autre ne paraissait avoir souffert de ce qui s'était passé.
Wilson prit malicieusement l’offensive avec le gauche, mais ayant mal jugé la distance, il reçut en réponse un coup écrasant dans l’estomac qui l’envoya chancelant et la respiration coupée sur les cordes.
— Hurrah pour le vieux! hurla la foule.
Mon oncle se mit à rire et à taquiner Sir John Lade.
L’homme de l’Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de l’eau et, d’un pas furtif, revint vers le centre du ring, où son adversaire restait debout.
Et la main droite alla s'appliquer une fois de plus sur la marque du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fil un bond de côté en riant.
Les deux hommes étaient un peu essoufflés et leur respiration rapide, profonde, mêlant son bruit à leur léger piétinement pendant qu'ils tournaient l'un autour de l'autre, faisait un bruit uniforme et à long rythme.
Deux coups portés simultanément de chaque côté avec la main gauche, se heurtèrent avec une sorte de détonation comme un coup de pistolet, et alors, comme Harrison se lançait en avant pour une attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en avant, tant par l'effet de son élan que par celui de sa vaine attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup à toute volée du bras à demi ployé de l’homme de l'Ouest.
— Knock-down pour Wilson! cria le juge auquel répondit un grondement pareil à une bordée d'un vaisseau de soixante-quatorze canons.
Les Corinthiens lancèrent en l’air par centaines leurs chapeaux à bords contournés et toute la pente qui s'étendait devant nous fut comme une grève de faces rouges et hurlantes.
Mon coeur était paralysé par la crainte.
Je sursautais à chaque coup et pourtant je me sentais en proie à une fascination toute puissante, à un frisson de joie farouche, à une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais capable de s'élever au-dessus de sa douleur et de la crainte, rien que par un effort pour conquérir la plus humble des gloires.
Belcher et Baldwin s'étaient élancés sur leur homme, mais, malgré la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son châtiment, les gens de l'Ouest manifestèrent un enthousiasme immense.
— Nous le tenons, il est battu, il est battu! criaient les deux seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester!
— Battu? Croyez-vous? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce champ avant que vous veniez à le battre, car il peut tenir un mois contre ces coups de chasse-mouches.
Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure d'Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l'éponge.
— Comment cela va-t-il, Harrison? demanda mon oncle.
— Joyeux comme un cabri, Monsieur. C'est aussi beau que le jour.
Cette réponse pleine d'entrain avait un tel accent de gaieté que les nuages disparurent du front de mon oncle. — Vous devriez recommander à votre homme plus d'initiative, Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n'attaque pas.
— Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je préfère le laisser agir à son gré.
— La cote est maintenant contre lui à trois contre un, dit un gentleman que sa moustache grise désignait comme un officier de la dernière guerre.
— C'est très vrai, général Fitzpatrick, mais vous remarquerez que ce sont les jeunes gens qui donnent une cote élevée et que ce sont les vieux qui l'acceptent.
Je m'en tiens à mon opinion.
Les deux hommes furent bientôt aux prises avec entrain; dès qu'on jeta le cri de: Allez!
Le forgeron avait le côté gauche de la tête un peu bossue, mais il avait toujours son sourire bonhomme et pourtant menaçant.
Quant à Wilson il paraissait absolument tel qu'il était au début, mais deux fois, je le vis se mordre les lèvres comme pour réprimer un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu'il avait sur les côtes passaient du rouge vif au pourpre foncé.
Il tenait sa garde un peu plus bas pour défendre ce point vulnérable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilité propre à prouver que sa respiration n'avait pas souffert des coups portés à la poitrine.
De son côté, le forgeron persévérait dans la tactique défensive par où il avait commencé.
On nous avait rapporté de l'Ouest bien des choses sur la finesse du jeu de Wilson, sur la rapidité de ses coups, mais la réalité était au-dessus de ce que nous savions de lui.
Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d'une agilité et d'une justesse qui n'avaient jamais été surpassées même par Mendoza au temps de sa pleine force.
Il se portait en avant, en arrière, avec la rapidité de l'éclair.
Ses coups s'entendaient et se sentaient avant qu'on les vît.
Mais Harrison les recevait tous avec le même sourire obstiné, ripostait de temps à autre par un coup vigoureux en plein corps, car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire s'arrangeait pour tenir sa figure hors d'atteinte.
À la fin du cinquième round les paris étaient à quatre contre un et les gens de l'Ouest exultaient bruyamment.
— Qu'en dites-vous maintenant? s'écria l'homme de l'Ouest qui était derrière moi.
Il était tellement excité qu’il ne pouvait plus que répéter:
— Qu'en dites-vous maintenant?
Lorsque dans le sixième round le forgeron reçut deux coups sans arriver à riposter par un coup qui comptât, que, par-dessus le marché, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons inarticulés et des cris de joie, tant il était enthousiasmé. Sir Lothian Hume souriait et balançait la tête, pendant que mon oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu'il souffrait autant que moi.
— Cela ne marche pas, Tregellis, dit le général Fitzpatrick. Mon argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur.
— Mon homme est un peu passé, répondit mon oncle, mais il finira par avoir le dessus.
Je vis que Belcher et Baldwin avaient l'air grave et je compris qu'un changement de quelque sorte devenait nécessaire pour couper court à cette vieille histoire des jeunes et des anciens.
Toutefois, le septième round fit apparaître la réserve de force qu'il y avait chez le vieux et brave boxeur et s'allonger les figures de ces faiseurs de paris qui s'étaient figuré qu'en somme la lutte était terminée et que quelques rounds suffiraient pour donner au forgeron le coup de grâce.
Lorsque les deux hommes étaient face-à-face, il était évident que Wilson avait pris le parti d'agir par la ruse, qu'il entendait forcer l'autre au combat et se maintenir sur l’offensive qu'il avait prise.
Mais il y avait toujours dans les yeux du vétéran cette lueur grise et toujours sur sa rude figure ce même sourire.
Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements d’épaules, dans le port de tête, et je sentis revenir ma confiance en voyant de quelle façon il se carrait devant son homme.
Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n'alla pas assez loin, et il évita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant près de ses côtes.
— Bravo, vieux, s'écria Belcher. Un de ces coups, s'il arrive à destination, vaudra une dose de laudanum.
Il y eut un temps d'arrêt pendant lequel les pieds s'agitèrent, le souffle pénible se fît entendre, interrompu par un grand coup de Wilson en plein corps, coup que le forgeron arrêta avec le plus grand sang-froid.
Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse.
Wilson attaqua malicieusement à la tête, mais Harrison reçut le choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la tête à son adversaire.
— Ouvrez la poivrière, hurla Mendoza.
Et Wilson s'élança pour obéir à ces instructions, mais il fut repoussé avec des coups vigoureux en pleine poitrine.
— Voilà le moment, allez-y vivement, cria Belcher.
Et le forgeron, s'élançant en avant, fit pleuvoir une grêle de coups de bras à demi ployé, jusqu'à ce qu'enfin Wilson le Crabe, n'en pouvant plus, se retirât dans son coin.
Les deux hommes avaient des marques à montrer, mais Harrison avait définitivement le dessus dans l’offensive.
Ce fut alors à nous de lancer nos chapeaux en l'air, et de nous enrouer à force de crier pendant que les seconds donnaient à notre homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin.
— Qu'en dites-vous maintenant? criaient tous les voisins de l'homme de l'Ouest en répétant son propre refrain.
— Eh bien! Sam le Hollandais n'a jamais mieux repris l'offensive, s'écria Sir John Lade. Où en est la cote en ce moment, Sir Lothian?
— J'ai joué tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas que mon homme puisse perdre.
Mais le sourire n'en avait pas moins disparu de sa figure et je remarquai qu'il ne cessait de regarder par-dessus son épaule du côté de la foule.
Un nuage d'un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en avait fort peu qui eussent du temps et de l'attention de reste pour s'en apercevoir.
Mais sa présence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes de pluie qui finirent bientôt en averse abondante, remplissant l'air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux hauts et durs des Corinthiens.
Les collets d'habits furent relevés, les mouchoirs furent noués autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait d'humidité et qu'ils se tenaient debout face-à-face.
Je remarquai que Belcher, d'un air très sérieux, murmura quelques mots à l'oreille d'Harrison, qui se levait de dessus ses genoux, que le forgeron faisait de la tête un signe d'assentiment, de l'air d'un homme qui comprend et approuve les recommandations qu'il reçoit. Et on vit aussitôt quels avaient été ces conseils.
Harrison allait faire succéder l'attaque à la défense.
Le résultat du repos après le dernier round avait convaincu les seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur, devait avoir le dessus quand il s'agissait de recevoir et de rendre des coups.
Et alors, pour achever l'affaire, survint la pluie.
Le gazon devenu glissant, neutralisait l'avantage que donnait à Wilson son agilité et il allait éprouver plus de difficulté à esquiver les attaques impétueuses de son adversaire.
L'art du ring consiste à tirer parti de circonstances de ce genre et plus d'un second vigilant a fait gagner à son homme une bataille presque perdue.
— Allez-y, allez-y donc! hurlèrent ses deux seconds pendant que tous les parieurs pour Harrison répétaient leurs cris à travers la foule.
Et Harrison y alla de telle sorte qu'aucun de ceux qui le virent ne devaient l'oublier.
Wilson le Crabe, aussi obstiné qu'une pierre, le recevait chaque fois d'un coup lancé à la volée, mais il n'y avait pas de force, pas de science humaine qui parût capable de faire reculer cet homme de fer.
En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing droit et du gauche, et chaque fois qu'il touchait, il cognait avec une puissance formidable.
Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand d'autres fois, il négligeait toute précaution, mais ses coups avaient un ressort irrésistible.
L'averse continuait à les fouetter. L'eau coulait à flots de leur figure et se répandait en filets rouges sur leur corps, mais ni l'un ni l'autre n'y prenaient garde, si ce n'est dans le but de manoeuvrer de façon à ce qu'elle tombât sur les yeux de l'antagoniste. Mais après une série de rounds, le champion de l'Ouest faiblit.
Après cette série de rounds, la cote monta de notre côté et dépassa le chiffre le plus élevé qu'elle eût atteint jusqu'alors en sens inverse.
Le coeur défaillant dans la pitié et l'admiration que m'inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur que chaque assaut fût le dernier.
Et pourtant, à peine Jackson avait il crié: «Allez!» que tous deux s'élançaient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs figures abîmées et la blague sur leurs lèvres saignantes.
C'était là peut-être une humble leçon de choses, mais je vous en donne ma parole, plus d'une fois dans ma vie, je me suis contraint à accomplir une tâche pénible, en rappelant à mon souvenir cette matinée des Dunes de Crawley.
Je me suis demande si j'étais faible au point de ne pouvoir faire pour mon pays ou pour ceux que j'aimais, autant que le faisaient ces deux hommes, en vue d'un enjeu misérable et pour se conquérir de la considération parmi leurs pareils. Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont déjà, mais j'affirme qu’il a aussi son côté intellectuel et qu'en voyant jusqu'où peut atteindre l'extrême limite de l'endurance humaine et le courage, on reçoit un enseignement qui a sa valeur propre.
Mais si le ring peut produire d'aussi brillantes qualités, il faut avoir un véritable parti pris pour nier qu’il puisse engendrer des vices terribles et le destin voulut que ce matin-là, nous eussions les deux exemples sous les yeux.
Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se détournèrent fort souvent pour remarquer l'expression que prenait sa figure.
Je savais, en effet, avec quelle témérité il avait parié, je savais que sa fortune aussi bien que son champion s'effondraient sous les coups écrasants du vieux boxeur.
Le sourire confiant, qu'il avait en suivant les rounds du début, avait depuis longtemps disparu de ses lèvres et ses joues avaient pris une pâleur livide, en même temps que ses yeux gris et farouches lançaient des regards furtifs de dessous les gros sourcils.
Plus d’une fois, il éclata en imprécations sauvages, lorsqu'un coup jetait Wilson à terre.
Mais je remarquai tout particulièrement que son menton ne cessait de se retourner vers son épaule et qu'à la fin de chaque round il avait de prompts et vifs coups d'oeil vers les derniers rangs de la foule.
Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formées de figures qui s’étageaient en demi-cercle derrière nous, il me fut impossible de découvrir exactement sur quel point son regard se dirigeait.
Mais à la fin, je parvins à le reconnaître.
Un homme de très haute taille qui montrait une paire de larges épaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus grande attention de notre côté et je m'aperçus qu'il se faisait un échange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que le groupe dont il formait le centre était composé de tout ce qu’il y avait de plus dangereux dans l’assemblée, des gens aux figures farouches et vicieuses, exprimant la cruauté et la débauche.
Ils hurlaient comme une meute de loups à chaque coup et lançaient des imprécations à Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans son coin.
Ils étaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler à demi-voix et regarder de leur côté comme s'ils s'attendaient à quelque incident, mais aucun d'eux ne se doutait à quel point le danger était imminent et combien il pouvait être grave.
Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et la pluie battante était plus forte que jamais.
Une vapeur épaisse montait des deux combattants et le ring était transformé en une mare de boue.
Des chutes multiples avaient donné aux adversaires une couleur brune à laquelle se mêlaient ça et là d'horribles taches rouges.
Chaque round avait donné l'indice que Wilson le Crabe baissait et il était évident, même pour mes yeux inexpérimentés, qu'il s'affaiblissait rapidement.
Il s'appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de le soutenir.
Mais sa science, grâce à de longs exercices, avait fait de lui une sorte d'automate, de sorte que s'il se ralentissait et frappait avec moins de force, il le faisait toujours avec la même justesse.
Et même un observateur de passage aurait pu croire qu'il avait le dessus dans la lutte, car c'était le forgeron qui portait les marques les plus terribles.
Mais il y avait dans les yeux de l'homme de l'Ouest je ne sais quelle fixité, quel égarement, on ne sait quel embarras dans la respiration qui nous révélaient que les coups les plus dangereux ne sont pas ceux qui se voient le mieux à la surface.
Un vigoureux coup de travers, lancé à la fin du trente et unième round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le trente-deuxième round, dans une attitude plus élégamment brave que jamais, on eût dit qu'il avait le vertige, tant sa physionomie rappelait celle d'un homme qui a reçu un coup d'assommoir.
— Il a perdu au jeu de la balle au pot, s'écria Belcher. Vous pouvez y aller de votre façon, maintenant.
— Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant.
— Que le diable m'emporte! J'aime son genre, cria Sir John Lade.
Il ne recule pas, il ne cède pas. Il ne cherche pas le corps à
corps. Il ne boude pas. C'est une honte de le laisser se battre.
Il faut l'emmener, le brave garçon.
— Qu'on l'emmène! Qu'on l'emmène! répétèrent des centaines de voix.
— Je ne veux pas qu'on m'emmène. Qui ose parler ainsi? s'écria Wilson qui était revenu après une nouvelle chute sur les genoux de ses seconds.
— Il a trop de coeur pour crier assez, dit le général
Fitzpatrick.
Puis s'adressant à Sir Lothian:
— Vous qui êtes son soutien, vous devriez demander qu'on jette l'éponge en l'air.
— Vous croyez qu'il ne peut vaincre?
— Il est battu sans rémission, monsieur.
— Vous ne le connaissez pas. C'est un glouton de première force.
— Jamais homme plus endurant n'ôta sa chemise, mais l'autre est trop fort pour lui.
— Eh bien! monsieur, je crois qu'il peut soutenir dix rounds de plus.
En parlant, il se retourna à demi et je le vis lever le bras gauche en l'air par un geste singulier.
— Coupez les cordes! Qu'on joue franc jeu! Attendez que la pluie cesse! cria derrière moi une voix de stentor.
Je vis que c'était celle de l'homme de haute taille à l'habit vert-bouteille.
Son cri était un signal, car cent voix rauques partirent avec le bruit d'un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble:
— Franc jeu pour Gloucester! Forçons le ring, forçons le ring!
Jackson, venait de crier: «Allez!» et les deux hommes couverts de boue étaient déjà debout, mais maintenant l'intérêt se portait sur l'assistance et non sur le combat.
Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la foule, y avaient déterminé autant d'ondulations dans toute sa largeur.
Toutes les têtes oscillaient avec une sorte de cadence dans un même sens comme dans un champ de blé, sous un coup de vent.
À chaque poussée le balancement augmentait. Ceux des premiers rangs faisaient de vains efforts pour résister à l'impulsion qui venait du dehors.
Enfin, deux coups secs se firent entendre.
Deux des piquets blancs, avec la terre adhérente à leur pointe, furent lancés dans le ring extérieur et une frange de gens lancés par la vague compacte qui était en arrière fut précipitée contre la ligne des gardes.
Les longues cravaches s'abattirent, maniées par les bras les plus vigoureux de l'Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en hurlant, avaient à peine réussi à reculer quelques pas devant les coups impitoyables qu'une nouvelle poussée de l'arrière les rejetait de nouveau dans les bras des gardes.
Un bon nombre d'entre eux se jetèrent à terre et laissèrent passer sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d'autres, rendus enragés par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de chasse et leurs cannes.
Alors, pendant que la moitié de la foule se serrait à droite et l'autre moitié à gauche, pour se soustraire à la pression de derrière, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, à travers l'espace vide, s'élança une troupe de bandits venus de l'autre bord. Tous étaient armés de cannes plombées et hurlaient:
— Franc jeu et vive Gloucester!
Leur élan résolu entraîna les gardes, les cordes du ring intérieur furent cassées comme des fils et en un instant, le ring devint le centre d'une masse tourbillonnante, bouillonnante de têtes, de fouets, de cannes s'abattant avec fracas, pendant que le forgeron et l'homme de l'Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient face-à-face, si serrés qu'ils ne pouvaient ni avancer ni reculer et ils continuaient à se battre sans faire attention au chaos qui faisait rage autour d'eux, pareils à deux bouledogues qui se tiendraient mutuellement par la gorge.
La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres, les conseils lancés à tue-tête, l'odeur forte du drap mouillé, les moindres détails de cette scène, vue dans ma première jeunesse, tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de netteté que si c'était d'hier. À ce moment, il ne nous était pas facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous aussi, au milieu de cette foule enragée, qui nous portait de côté et d'autre et parfois nous soulevait de terre.
Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derrière Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgré les bâtons et les cravaches qui se croisaient autour d'eux, continuaient à marquer les rounds, et à surveiller le combat.
— Le ring est forcé, cria de toute sa force Sir Lothian Hume.
J'en appelle au juge. La lutte est nulle et sans résultat.
— Gredin! s'écria mon oncle avec colère. C'est vous qui avez organisé cela.
— Vous avez déjà un compte à régler avec moi, dit Hume d'un ton sinistre et narquois.
Et pendant qu'il parlait, un mouvement de la foule le jeta en plein dans les bras de mon oncle.
Les figures des deux hommes n'étaient qu'à quelques pouces de distance l’une de l'autre, et les yeux effrontés de Sir Lothian Hume durent se baisser sous l'impérieux dédain qui brillait d'une froide lueur dans ceux de mon oncle.
— Nous réglerons nos comptes, ne vous en inquiétez pas, bien que ce soit me dégrader que d'aller sur le terrain avec un monsieur de votre sorte. Où en sommes-nous, Craven?
— Nous aurons à prononcer partie remise, Tregellis.
— Mon homme est en plein combat. — Je n'y puis rien. Il m'est impossible de remplir ma tâche quand à chaque instant, je reçois un coup de fouet ou de canne.
Jackson se lança soudain dans la foule, mais il revint les mains vides et l'air piteux.
— On m'a volé ma montre de chronométreur, s'écria-t-il. Un petit gredin me l'a arrachée de la main.
Mon oncle porta la main à son gousset.
— La mienne a disparu aussi, s'écria-t-il.
— Prononcez la remise sans délai ou votre homme va être malmené, dit Jackson.
Et nous vîmes l'indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un autre round, pendant qu'une douzaine de bandits, la trique à la main, commençaient à le cerner.
— Consentez-vous à une remise, Sir Lothian Hume?
— J'y consens.
— Et vous, Sir Charles?
— Non, certes.
— Le ring a disparu.
— Ce n'est pas ma faute.
— Ma foi, je n'y puis rien. Comme juge, j'ordonne que les champions se retirent et que les enjeux soient rendus à leurs possesseurs.
— Une remise! une remise! cria-t-on de tous côtés.
Et bientôt la foule se dispersa de tous côtés, les piétons au pas de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres, les Corinthiens à la recherche de leurs chevaux et de leurs voitures.
Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main.
— J'espère que je ne vous ai pas fait trop de mal.
— J'en ai assez reçu pour avoir de la peine à me tenir debout. Et vous?
— Ma tête chante comme une bouilloire. C'est cette pluie qui m'a favorisé.
— Oui, j'ai cru un moment que je vous battrais. Je ne désire pas une plus belle lutte.
— Ni moi non plus. Bonjour.
Et alors les deux champions aux braves coeurs se frayèrent passage à travers les bandits hurlants, comme deux lions blessés parmi une meute de loups et de chacals.
Je le répète, si le ring est tombé bien bas, il ne faut pas l'attribuer principalement aux boxeurs de profession mais à la cohue de parasites et de gredins qui vivent autour.
Ils sont autant au-dessous du pugiliste honnête que le rôdeur de champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval de course qui sert de prétexte pour commettre leurs coquineries.
XIX — À LA FALAISE ROYALE
Mon oncle, dans sa bonté, se préoccupa de faire coucher Harrison dès que la chose fut possible, car le forgeron, quoiqu'il prît ses blessures en riant, n'en avait pas moins été rudement malmené.
— N'ayez pas l'audace de me demander encore de vous battre, Jack Harrison, disait sa femme en contemplant cette figure cruellement ravagée. Tenez, vous voila en pire état que quand vous avez battu Baruch le Noir et sans votre pardessus, je ne pourrais pas jurer que vous êtes l'homme qui m'a conduite à l'autel. Quand le roi d'Angleterre le demanderait, je ne vous laisserais jamais recommencer.
— Eh bien, ma vieille, je vous donne ma parole que jamais je ne recommencerai. Il vaut mieux quitter la lutte que d’aller jusqu'à ce que la lutte me quitte.
Il fit une grimace en avalant une gorgée du flacon de brandy que lui tendait Sir Charles.
— C'est un liquide de premier choix, monsieur. Mais il me brûle terriblement mes lèvres fendues. Ah! voici John Cummings, l'hôtelier de Friar's Oak, aussi vrai que je suis un pêcheur! On le croirait à la recherche d'un médecin des fous, à en juger par la figure qu'il fait.
C'était, en effet, un singulier personnage que celui qui s'avançait avec nous sur la lande.
Il avait la figure échauffée, l'air hébété de l'homme qui revient à la raison au sortir de l'état d'ivresse.
Il courait de côtés et d'autres, la tête nue, les cheveux et la barbe au vent.
Il se précipitait en courts zigzags, d'un groupe à l'autre, son air extraordinaire attirant sur lui un feu roulant de traits d'esprit, si bien qu'il me rappelait malgré moi une bécasse voletant à travers une ligne de fusils.
Nous le vîmes s'arrêter un instant près de la barouche jaune et remettre quelque chose à Sir Lothian Hume.
Aussitôt après, il revint et nous apercevant tout à coup, il jeta un grand cri de joie et courut vers nous de toute sa vitesse en tenant un papier à bout de bras.
— Vous me faites un bel oiseau, John Cummings, dit Harrison d'un ton de reproche. Ne vous avais-je pas recommandé de ne pas avaler une goutte de liquide, avant d'avoir remis votre message à Sir Charles?
— Je mériterais d'être roué, oui, cria-t-il tourmenté par le remords. Je vous ai demandé, Sir Charles, aussi vrai que je suis vivant, mais vous n'étiez pas là et alors que voulez-vous? J'étais si content de placer mes enjeux à ce prix-là, sachant qu'Harrison allait lutter… Et puis le maître de l'hôtel Georges m'a fait goûter à ses bouteilles de derrière les fagots, si bien que je n'ai plus eu ma tête à moi. Et à présent, c'est seulement après le combat que je vous vois, Sir Charles, et si vous faites tomber votre fouet sur mon dos, je n'aurai que ce que je mérite.
Mais mon oncle ne prêtait aucune attention aux reproches que l'hôtelier s'adressait à lui-même avec volubilité.
Il avait ouvert le billet et le lisait en relevant légèrement les sourcils, ce qui était chez lui la note la plus élevée dans la gamme assez restreinte de ses facultés d'émotion.
— Que comprenez-vous à ceci, mon neveu? demanda-t-il en faisant passer le billet.
Voici ce que je lus:
«Sir Charles Tregellis,
«Sur le nom de Dieu, dès que ces mots vous viendront, rendez-vous à la Falaise royale et mettez le moins de temps possible à faire le trajet.
«Je vous prie de venir aussitôt que cela sera possible, et jusqu'à ce moment-là, je resterai celui que vous connaissez sous le nom de
«JAMES HARRISON.»
— Eh bien, mon neveu? interrogea mon oncle.
— Eh bien, monsieur, je ne sais pas ce que cela peut signifier.
— Qui vous a remis cela, bonhomme?
— C'était le jeune Jim Harrison lui-même, dit l'hôtelier, quoique j'aie eu de la peine à le reconnaître. On l'aurait pris pour son propre fantôme. Il était si pressé de vous faire parvenir cela qu'il n'a pas voulu me quitter avant de voir les chevaux harnachés et la voiture en route. Il y avait un billet pour vous et un autre pour Sir Lothian Hume, et je rendrais grâces au ciel que Jim ait choisi un meilleur messager. — Voila qui est mystérieux en effet, dit mon oncle en penchant la tête sur le billet. Que pouvait-il bien faire dans cette maison de mauvais augure? Et pourquoi signe-t-il celui que vous connaissiez sous le nom de James Harrison? Est-ce que j'aurais pu l'appeler d'un autre nom? Harrison, vous pouvez apporter quelque lumière dans ceci. Quant à vous, Mistress Harrison, votre physionomie me prouve que vous êtes au fait.
— Ça se pourrait, Sir Charles, mais mon Jack et moi nous sommes de bonnes gens, simples. Nous allons devant nous tant que nous y voyons clair et quand nous n'y voyons plus clair, nous nous arrêtons. La chose a marché comme ça pendant vingt ans, mais à présent nous nous en tenons quittes et nous laisserons nos supérieurs devant. Ainsi donc, si vous tenez à savoir ce que ce billet signifie, je ne puis que vous conseiller de faire ce qu'on vous demande, d'aller en voiture à la Falaise royale où vous saurez tout.
Mon oncle mit le billet dans sa poche.
— Je ne bougerai pas d'ici, Harrison, sans vous avoir vu entre les mains d'un chirurgien.
— Ne vous inquiétez pas de moi, monsieur. La bonne femme et moi nous pouvons retourner à Crawley dans le gig; avec un yard d'emplâtre et une tranche de viande saignante, je serai bientôt sur pied.
Mais mon oncle ne voulut rien entendre. Il conduisit le couple à Crawley, où le forgeron fut confié aux soins de sa femme, après avoir été installé dans les conditions les plus confortables qu'on put obtenir avec de l'argent. Ensuite on déjeuna à la hâte et on lança les juments sur la route du sud.
— Voilà qui met un terme à mes rapports avec le ring, mon neveu, dit mon oncle, je reconnais qu'il est désormais impossible d'en interdire l'accès à la friponnerie. J’ai été filouté et nargué, mais on finit par apprendre la prudence et jamais je ne patronnerai une lutte de professionnels.
Si j'avais été plus âgé ou s'il m'avait inspiré moins de crainte, j'aurais pu lui dire ce que j'avais dans le coeur.
Je lui aurais demandé de renoncer à d'autres choses encore et d'abandonner ce monde superficiel dans lequel il vivait, de chercher une autre tâche qui fût digne de sa vigoureuse intelligence et de son excellent coeur.
Mais à peine cette pensée avait-elle surgi dans mon esprit, qu'il avait oublié ces moments de sérieux et se mettait à causer de nouveaux harnais à ornements d'argent qu'il comptait inaugurer sur le Mail, ou bien du pari de mille livres qu'il se proposait de mettre sur sa jeune jument Ethelberta contre Aurelius, le fameux cheval de trois ans de Lord Doncaster.
Nous avions atteint Whiteman’s Green, ce qui faisait une bonne moitié de la distance entre la dune de Crawley et Friar's Oak, lorsque je jetai un coup d'oeil en arrière et je vis sur la route le reflet du soleil sur une haute voiture jaune.
Sir Lothian Hume nous suivait.
— Il a reçu la même invitation que nous et il se rend au même but, dit mon oncle en jetant un coup d'oeil par-dessus son épaule. On nous demande tous les deux à la Falaise royale, nous, les deux survivants de cette sombre affaire. Et c'est Jim Harrison qui nous y appelle. Mon neveu, j'ai mené une existence pleine d'événements, mais je sens que c'est une scène plus étrange que les autres, qui m'attend parmi ces arbres.
Il fouetta les juments. Alors, grâce à la courbe que faisait la route, nous pûmes apercevoir les hauts et noirs pignons du vieux manoir, se dressant parmi les vieux chênes qui l’entourent.
Cette vue, le renom de cette demeure ensanglantée, et hantée de fantômes, auraient suffi pour faire passer un frisson dans mes nerfs, mais lorsque les paroles de mon oncle me rappelèrent tout à coup que cette étrange invitation avait été adressée aux deux hommes qui avaient été mêlés à cette tragédie digne du temps passé, et que cet appel venait de mon compagnon de mes jeux d'enfant, je retins mon souffle, croyant voir se former le contour de je ne sais quel événement important qui se préparait sous nos yeux.
La grille rouillée, entre les deux colonnes croulantes et surmontées d'armoiries, s'ouvrit à deux battants.
Mon oncle, dans son impatience, cingla les juments pendant que nous volions sur l'avenue envahie par les herbes folles, et il finit par les arrêter brusquement devant les marches que le temps avait noircies de taches.
La porte d'entrée s'était ouverte et le petit Jim était là à nous attendre.
Mais combien ce petit Jim ressemblait peu à celui que j'avais connu et affectionné.
Il y avait quelque chose de changé en lui.
Ce changement était si évident que ce fut ce qui me frappa d'abord et il était si subtil que je ne pus trouver de mots pour le définir.
Ce n’était pas qu'il fût mieux habillé que jadis, car je reconnus le vieux costume brun qu'il portait.
Ce n'était pas qu'il eût l'air moins engageant, car son entraînement l'avait laissé tel qu'il pouvait passer pour le modèle de ce que devait être un homme.
Et pourtant ce changement était réel. C’était je ne sais quelle dignité dans l’expression, je ne sais quoi qui donnait de l’assurance à son attitude et qui par sa présence visible paraissait être la seule chose qui eût manqué pour lui donner l'harmonie et la perfection.
Et malgré son exploit on eût dit que son nom d'écolier, petit Jim, lui était resté naturellement jusqu'au moment où je le vis en sa virilité maîtresse d'elle-même et si magnifique sur le seuil de la vieille maison.
Une femme était debout à côté de lui, la main posée sur son épaule. Je vis que c'était Miss Hinton, d'Anstey Cross.
— Vous vous souvenez de moi, Sir Charles Tregellis? dit-elle en s'avançant, lorsque nous descendîmes de voiture.
Mon oncle la regarda longuement en face, d'un air intrigué.
— Je ne crois pas avoir eu le plaisir de… Et pourtant, madame…
— Polly Hinton, du Haymarket. Certainement vous ne pouvez avoir oublié Polly Hinton.
— Oubliée! Mais nous avons tous pris votre deuil, à Pop's Alley pendant plus d'années que je ne voudrais. Mais je me demande avec surprise…
— Je me suis mariée secrètement et j'ai quitté le théâtre. Je tiens à vous demander pardon de vous avoir enlevé Jim, la nuit dernière.
— C'était donc vous?
— J'avais sur lui des droits encore plus respectables que les vôtres. Vous étiez son patron, moi j'étais sa mère.
Et en parlant, elle attira vers elle la tête de Jim.
À ce moment, où leurs joues étaient près de se toucher, ces deux figures, l'une qui portait encore les traces d'une beauté féminine en train de s'effacer, l'autre où se peignait la force masculine en plein développement, ces deux figures avaient un tel air de ressemblance avec leurs yeux noirs, leur chevelure d'un noir bleu, leur front large et blanc que je m'étonnai de ne pas avoir deviné leur secret, dès le jour où je les avais vus ensemble.
— Oui, c'est mon garçon à moi et il m'a sauvé de quelque chose qui était pire que la mort, ainsi que votre neveu Rodney pourra vous le dire. Mais mes lèvres étaient scellées et c'est seulement hier soir que j'ai pu lui dire que c'était à sa mère qu'il avait rendu le charme de la vie à force de douceur et de patience.
— Chut, ma mère! dit Jim en posant les lèvres sur la joue de sa mère. Il y a des choses qui doivent rester entre nous. Mais, dites-moi, Sir Charles, comment s'est passé le combat?
— Votre oncle aurait remporté la victoire, mais des gens de la populace ont forcé le ring. — Il n'était pas mon oncle, Sir Charles, mais il a été pour moi et pour mon père l'ami le meilleur, le plus fidèle qu'il y ait eu au monde. Je n'en connais qu'un d'aussi vrai, reprit-il en me prenant la main, et il se nomme mon bon vieux Rodney Stone. Mais il n'a pas eu trop de mal, j'espère?
— D'ici huit ou quinze jours il sera sur pied. Mais je ne saurais affirmer que je comprends de quoi il s'agit, et je me permettrai de vous dire que vous ne m'avez rien appris qui me paraisse justifier la façon dont vous avez rompu votre engagement, d'un seul mot.
— Entrez, Sir Charles, et, j'en suis convaincu, vous reconnaîtrez qu'il m'eût été impossible d'agir autrement. Mais si je ne me trompe pas, voici Sir Lothian Hume.
La barouche jaune avait enfilé l'avenue, et peu d'instants après, les chevaux harassés, essoufflés, venaient de s'arrêter derrière notre voiture.
Sir Lothian sauta à bas, d'un air sombre qui présageait la tempête.
— Restez où vous êtes, Corcoran, dit-il.
Et alors j'entrevis un habit vert-bouteille qui m'apprit qui était son compagnon de voyage.
— Eh bien! reprit-il en promenant autour de lui un regard insolent, je serais fort aise de savoir quel est celui qui a l'impertinence de m'adresser une invitation à visiter ma propre maison, et où diable voulez-vous en venir en envahissant ma propriété?
— Je vous réponds que vous comprendrez cela et bien d'autres choses encore, dit Jim qui avait sur les lèvres un sourire énigmatique. Si vous voulez bien me suivre, je ferai tous mes efforts pour vous expliquer tout cela.
Et tenant la main de sa mère, il nous conduisait dans cette chambre fatale où les cartes étaient encore entassées sur le guéridon et où la tache sombre se dissimulait encore dans un coin.
— Eh bien, monsieur, votre explication? s'écria Sir Lothian qui se plaça les bras croisés près de la porte.
— Mes premières explications, c'est à vous que je les dois, Sir
Charles.
Et, en écoutant ses paroles et en observant ses manières, je ne pus qu'admirer le résultat produit sur un jeune paysan par la société de cette femme qui était sa mère sans qu'il le sût.
— Je tiens, reprit-il, à vous dire ce qui se passa cette nuit-là.
— Je vais le raconter à votre place, Jim, dit sa mère. Vous devez savoir, Sir Charles, que quoique mon fils ne connût rien au sujet de ses parents, nous étions vivants tous les deux et que nous ne l’avons jamais perdu de vue. Pour ma part, je l'aurais laissé agir à son gré, aller à Londres et relever ce défi. C'est seulement hier que la nouvelle en arriva aux oreilles de son père, qui ne voulut le permettre à aucun prix. Il était dans un état d'extrême faiblesse et il ne fallait pas s'opposer à ses désirs. Il me donna l’ordre de partir aussitôt et de ramener son fils auprès de lui. Je ne savais que faire, car j'étais convaincue que Jim ne viendrait jamais à moins qu'on ne lui trouvât un remplaçant. J'allai trouver les braves gens qui l'avaient élevé. Je les mis au fait de la situation. Mistress Harrison aimait Jim, comme s'il eût été son propre fils, et son mari affectionnait le mien, de sorte qu'ils vinrent à mon aide. Que Dieu les bénisse pour leur bonté envers une épouse et une mère affligée. Harrison consentait à prendre la place de Jim, si celui-ci voulait aller retrouver son père. Alors, je me rendis en voiture à Crawley. Je découvris où était la chambre de Jim et je lui parlai par la fenêtre, car j'étais certaine que ceux qui le soutenaient ne le laisseraient point partir. Je lui dis que j'étais sa mère. Je lui dis qui était son père. Je lui dis que mon phaéton attendait et que j'étais à peu près certaine qu'il arriverait à peine assez à temps pour recevoir la dernière bénédiction de ce père qu'il n’avait jamais connu. Et cependant le jeune homme ne voulut jamais partir avant que je lui eusse affirmé qu'Harrison le remplacerait.
— Pourquoi n'a-t-il pas laissé un mot pour Belcher?
— J’avais la tête perdue, Sir Charles. Trouver un père et une mère, un nom et un rang en quelques minutes. Il y avait de quoi bouleverser une cervelle plus forte que la mienne. Ma mère me demandait de partir avec elle et je suis parti. Le phaéton attendait, mais nous étions à peine en route, qu'un individu saisit la bride des chevaux et un couple de bandits m'assaillit. J'en assommai un avec le bout de mon fouet et il lâcha la trique dont il allait me frapper. Puis, je fouettai les chevaux, ce qui me débarrassa des autres, et je partis sain et sauf. Je ne puis m'imaginer qui ils étaient et quel motif ils pouvaient avoir de nous attaquer.
— Peut-être que Sir Lothian Hume pourrait vous l'apprendre, dit mon oncle.
Notre ennemi ne dit rien, mais ses petits yeux gris se tournèrent de notre côté avec une expression des plus menaçantes.
— Lorsque je fus venu ici, que j'eus vu mon père, je descendis…
Mon oncle l'interrompit par une exclamation d'étonnement. — Qu'avez-vous dit, jeune homme, vous êtes venu ici, et vous avez vu votre père, ici, à la Falaise royale?
— Oui, monsieur.
Mon oncle devint très pâle:
— Au nom du ciel, dites-nous alors où est votre père?
Jim pour toute réponse nous fit signe de regarder derrière nous, et nous nous aperçûmes que deux hommes venaient d'entrer dans la pièce par la porte qui donnait sur l'escalier.
Je reconnus immédiatement l'un d'eux.
Cette figure qui avait l'impassibilité d'un masque, ces façons pleines de réserve, ne pouvaient appartenir qu'à Ambroise l'ancien valet de mon oncle.
Quant à l'autre, il était tout différent et offrait un aspect des plus singuliers.
Il était de haute taille, enveloppé dans une robe de chambre de nuance foncée et s'appuyait de tout son poids sur une canne.
Sa longue figure exsangue était si maigre, si blême, que par une étrange illusion on aurait pu la croire transparente.
C'est seulement sous les plis d'un linceul qu'il m'est arrivé de voir une face aussi défaite.
Sa chevelure mêlée de mèches grises, son dos courbé auraient pu le faire prendre pour un vieillard, mais la couleur noire de ses sourcils, la vivacité et l'éclat des yeux noirs qui brillaient au- dessous, suffirent pour me faire douter que ce fût réellement un vieillard qui se tenait devant nous.
Il y eut un instant de silence qu'interrompit un juron lancé avec emportement par Sir Lothian Hume.
— Par Dieu! C'est Lord Avon! s'écria-t-il.
— Entièrement a votre service, gentlemen, répondit l'étrange personnage en robe de chambre.
XX — LORD AVON
Mon oncle était essentiellement un homme impassible et cette impassibilité s'était encore développée sous l'influence de la société dans laquelle il vivait.
Il aurait pu retourner une carte de laquelle dépendit sa fortune sans qu'un de ses muscles eut bougé et je l'avais vu conduire à une allure qui eût pu lui être mortelle, sur la route de Godstone, en gardant l'air aussi calme que s'il eût fait sa promenade quotidienne sur le mail.
Mais la secousse qu'il reçut à ce moment même fut si forte, qu'il dut rester immobile, les joues pâles, le regard fixe, avec une expression d'incrédulité.
Deux fois, je vis ses lèvres s'ouvrir, deux fois, il porta la main à sa gorge, comme si une barrière s'était dressée entre lui et son désir de parler.
Enfin, il fit en courant quelques pas vers les deux hommes, les mains tendues en avant, comme pour les accueillir.
— Ned! s'écria-t-il.
Mais l'étrange personnage, qui était debout devant lui, croisa les bras sur la poitrine.
— Non, Charles, dit-il.
Mon oncle s'arrêta et le regarda avec stupéfaction.
— Assurément, Ned, vous allez me faire bon accueil, après tant d'années.
— Vous avez cru que j'avais commis cet acte, Charles. J'ai lu cela dans votre attitude dans cette terrible matinée. Vous ne m'avez jamais demandé d'explication. Vous n'avez jamais réfléchi combien il était impossible qu'un homme de mon caractère eût commis un tel crime. Au premier souffle du soupçon, vous, mon ami intime, l'homme qui me connaissait le mieux, vous m'avez regardé comme un voleur et un assassin.
— Non, non, Ned.
— Mais si, Charles, j'ai lu cela dans vos yeux. C'est pour cela que désireux de mettre en mains sûres l'être qui m'était le plus cher au monde, j'ai dû renoncer à vous et le confier à l'homme qui jamais, depuis le premier moment, n'a eu de doutes sur mon innocence. Il valait mille fois mieux que mon fils fût élevé dans un milieu humble et qu'il ignorât son malheureux père plutôt que d'apprendre à partager les doutes et les soupçons de ses égaux.
— Alors il est réellement votre fils? s'écria mon oncle en jetant sur Jim un regard stupéfait.
Pour toute réponse, l'homme leva son long bras décharné et posa sa main amaigrie sur l'épaule de l'actrice qui le regarda avec l'amour dans les yeux.
— Je me suis marié, Charles, et j'ai tenu la chose secrète parce que j'avais choisi ma femme en dehors de notre monde. Vous connaissez le sot orgueil qui a été toujours le trait le plus prononcé de mon caractère. Je n'ai pu me décider à avouer ce que j'avais fait. C'est cette négligence de ma part, qui a amené une séparation entre nous et dont le blâme doit retomber sur moi et non sur elle. Néanmoins, en raison de ses habitudes, je lui ai retiré l'enfant et assuré une rente, à la condition qu'elle ne s'occupât point de lui. Je craignais que l'enfant ne fût gâté par elle, et dans mon aveuglement, je n'avais pas compris qu'il pouvait lui faire du bien. Mais dans ma misérable existence, Charles, j'ai appris qu'il y a une puissance qui gouverne nos affaires, quelques efforts que nous fassions pour entraver son action, et que, sans aucun doute, nous sommes poussés par un courant invisible vers un but déterminé, quoique nous puissions nous donner l'illusion trompeuse de croire que c'est grâce à nos coups de rame et à nos voiles que nous hâtons notre marche.
J'avais tenu mon regard fixé sur mon oncle, pendant qu'il écoutait ces paroles, mais quand je levai les yeux, ils tombèrent de nouveau sur la maigre figure de loup de Sir Lothian Hume.
Il était debout près de la fenêtre.
Sa silhouette grise se dessinait sur les vitres poussiéreuses.
Jamais je ne vis sur une figure humaine pareille lutte entre des passions diverses et mauvaises: la colère, la jalousie et l'avidité déçue.
— Est-ce que cela signifie, demanda-t-il d'une voix tonnante et rauque, que ce jeune homme prétend être l'héritier de la pairie d'Avon?
— Il est mon fils légitime.
— Je vous connaissais fort bien, monsieur, dans votre jeunesse, mais vous me permettrez de vous faire remarquer que ni moi ni aucun de vos amis n'a jamais entendu parler de votre femme ou de votre fils. Je défie Sir Charles Tregellis de dire qu'il ait jamais admis l'existence d'un autre héritier que moi.
— Sir Lothian, j'ai déjà fait connaître les motifs qui m'ont fait tenir mon mariage secret.
— Vous avez donné une explication, monsieur. Mais c'est à d'autres et dans un autre lieu qu'ici que vous aurez à prouver que votre explication est satisfaisante.
Deux yeux noirs étincelèrent sur la figure pâle et défaite et produisirent un effet aussi soudain que si un torrent de lumière jaillissait à travers les fenêtres d'une demeure croulante et ruinée.
— Vous osez mettre en doute ma parole?
— Je demande une preuve.
— Ma parole en est une pour ceux qui me connaissent.
— Excusez-moi, Lord Avon, je vous connais et je ne vois pas de motifs pour accepter votre affirmation.
C'était un langage brutal exprimé sur un ton brutal.
Lord Avon fit quelques pas en chancelant et ce fut seulement grâce à l'intervention de sa femme d'un côté et de son fils de l'autre, qu'il ne porta pas ses mains frémissantes à la gorge de son insulteur.
Sir Lothian Hume recula devant cette pâle figure animée où la colère brillait sous les noirs sourcils, mais il continua à porter des regards furieux autour de la pièce.
— Un complot fort bien combiné, s'écria-t-il, où un criminel, une actrice et un boxeur de profession ont chacun leur rôle. Sir Charles Tregellis, vous recevrez encore de mes nouvelles et vous aussi, mylord.
Il tourna sur les talons et sortit à grands pas.
— Il est allé me dénoncer, dit Lord Avon, la figure bouleversée par une convulsion d'orgueil blessé.
— Faut-il que je le ramène? s'écria le petit Jim.
— Non, non, laissez-le aller. Cela vaut tout autant, car j'ai déjà pris mon parti et reconnu que mon devoir envers vous, mon fils, l'emporte sur celui qui m'incombe envers mon frère et ma famille et dont je me suis acquitté au prix d'amères souffrances.
— Vous avez été injuste envers moi, Ned, si vous avez cru que je vous avais oublié ou que je vous avais jugé défavorablement. Si je vous ai jamais cru l'auteur de cet acte, et comment douter du témoignage de mes yeux, j'ai toujours pensé que cet acte avait été commis dans un moment d'égarement et que vous n'en aviez pas plus conscience qu'un somnambule n'en a de ce qu'il a fait.
— Que voulez-vous dire en parlant du témoignage de vos yeux? dit
Lord Avon en regardant fixement mon oncle.
— Ned, je vous ai vu dans cette nuit maudite.
— Vous m'avez vu? Où?
— Dans le corridor.
— Et qu'est-ce que je faisais?
— Vous sortiez de la chambre de votre frère. J'ai entendu sa voix qui exprimait la colère et la douleur un court instant auparavant. Vous teniez à la main un sac d'argent et votre figure exprimait la plus vive agitation. Si vous pouvez seulement m'expliquer, Ned, de quelle façon vous êtes venu là, vous m'ôterez de dessus le coeur un poids qui s'est fait sentir sur lui, pendant toutes ces années.
Personne n'aurait reconnu, en ce moment-là, l'homme qui donnait le ton à tous les petits-maîtres de Londres.
En présence de cet ami d'autrefois, devant la scène tragique qui se jouait devant lui, le voile de trivialité et d'affectation venait de se déchirer et je sentais toute ma gratitude envers lui s'accroître et se changer en affection, lorsque je considérais sa figure pâle et anxieuse, l'ardent espoir qui s'y peignait en attendant les explications de son ami.
Lord Avon cacha sa figura dans ses mains, et il se fit un silence de quelques minutes, dans le demi-jour de la pièce.
— Maintenant, dit-il enfin, je ne m'étonne plus que vous ayez été ébranlé. Mon Dieu, quel filet était tendu autour de moi. Si cette accusation méprisable avait été proférée contre moi, vous, mon ami le plus cher, vous auriez été contraint de chasser tous les doutes qui vous restaient encore sur ma culpabilité. Et pourtant, Charles, quoi que vous ayez vu, je suis aussi innocent que vous dans cette affaire.
— Je remercie Dieu de vous entendre parler ainsi.
— Mais vous n'êtes pas encore satisfait, Charles, je le vois dans vos yeux. Vous désirez savoir comment un homme, qui était innocent, s'est caché pendant tout ce temps.
— Votre parole me suffit, Ned, mais le monde exigera une autre réponse à cette question.
— Ce fut pour sauver l'honneur de la famille, Charles. Vous savez combien il m'était cher. Je ne pouvais me disculper sans prouver que mon frère s'était rendu coupable du crime le plus vil que puisse commettre un gentleman. Pendant dix-huit ans, je l'ai couvert au prix de tout ce que pouvait sacrifier un homme. J'ai vécu, comme dans une tombe, d'une vie qui a fait de moi un vieillard, une ruine d'homme alors que j'ai à peine quarante ans. Mais maintenant que je suis réduit à l'alternative de dire tout ce qui s'est passé à propos de mon frère ou de faire tort à mon fils, il n'y a pour moi qu'un parti à prendre et je l'adopte d'autant plus volontiers que j'ai des raisons d'espérer. Il pourra se présenter quelque circonstance qui empêchera ce que j'ai à vous apprendre de parvenir aux oreilles du public.
Il se leva de sa chaise et, s'appuyant lourdement sur ses deux soutiens, il traversa la pièce d'un pas chancelant en se dirigeant vers l'étagère couverte de poussière. Là, au centre, se trouvait cet amas fatal de cartes tachées par le temps et la moisissure, tel que le petit Jim et moi, nous l'avions vu plusieurs années auparavant.
Lord Avon les remua d'un doigt tremblant, en choisit une douzaine qu'il tendit à mon oncle.
— Mettez votre index et votre pouce sur l'angle gauche du bas de chaque carte, et promenez légèrement vos doigts dans les deux sens, dites-moi ce que vous sentez.
— On dirait qu'elle a été piquée avec une épingle.
— Justement. Et quelle est cette carte?
— Le roi de trèfle.
— Examinez l'angle inférieur de cette carte.
— Elle est tout à fait lisse.
— Et cette carte, c'est?…
— Le trois de pique.
— Et cette autre?
— Elle a été piquée: c'est l'as de coeur.
Lord Avon les jeta violemment à terre.
— Eh bien, la voilà cette maudite affaire. Ai-je besoin d'en dire davantage, quand chaque mot est un supplice pour moi?
— Je vois quelque chose, mais je ne vois pas tout, Ned, il faut aller jusqu'au bout.
Le frêle personnage se raidit. On voyait bien qu'il se tendait en un violent effort.
— Alors je vais vous dire cela d'un trait, une fois pour toutes. J'espère que jamais je ne me retrouverai dans la nécessité de rouvrir les lèvres au sujet de cette misérable affaire.
«Vous vous rappelez notre partie, vous vous rappelez comme nous perdions. Vous vous rappelez que vous vous êtes retirés, que vous m'avez laissé tout seul, assis dans cette même pièce, à cette même table.
«Loin d'être fatigué, j'étais tout à fait éveillé et je passai une heure ou deux à repasser dans mon esprit les incidents du jeu et les modifications qu'il apporterait vraisemblablement dans mon état de fortune.
«Comme vous le savez, j'avais subi de grosses pertes, et ma seule consolation était que mon frère avait gagné. Je savais bien que par suite de sa conduite irréfléchie, il était dans les griffes des Juifs et j'espérais que ce qui avait ébranlé ma position aurait pour effet de raffermir la sienne.
«Comme j'étais là à manier distraitement les cartes, le hasard me fit remarquer les petites piqûres que vous venez de sentir. J'examinai les paquets et, à mon indicible horreur, je reconnus que quiconque aurait été au courant de ce secret aurait pu les distribuer de façon à se rendre un compte exact des sortes de cartes qui passaient aux mains de chacun des adversaires.
«Et alors, le sang me montant à la tête dans un mouvement de honte et de dégoût que je n'avais jamais connu, je me rappelai que mon attention avait été frappée de la façon dont mon frère distribuait les cartes, de sa lenteur et de sa manière de tenir les cartes par le bord inférieur.
«Je ne le condamnai pas à la légère, je restai longtemps à peser les moindres indices qui pouvaient lui être favorables ou défavorables.
«Hélas, tout concourait à confirmer mes horribles soupçons et à les changer en certitude.
«Mon frère avait fait venir les paquets de cartes de chez Ledbing dans Bond Street. Il les avait gardées plusieurs heures dans sa chambre. Il avait joué avec une décision qui alors avait causé notre surprise. «Et par-dessus tout, je ne pouvais me cacher à moi-même que sa vie passée n'était point telle qu'elle dût faire croire qu'il lui était impossible de commettre un crime aussi abominable.
«Tout vibrant de colère et d'humiliation, je montai tout droit par l'escalier, ces cartes à la main, et je lui jetai à la face, son crime, le plus bas, le plus dégradant que pût commettre un coquin.
«Il ne s'était pas encore mis au lit et son gain était resté éparpillé sur la table de toilette.
«Je ne savais guère que lui dire, mais les faits étaient si terribles qu'il ne tenta pas de nier sa faute.
«Vous vous le rappellerez, car c'était la seule circonstance atténuante qu'il y eût à son crime, il n'avait pas encore vingt et un ans.
«Mes paroles l'accablèrent.
«Il se jeta à genoux devant moi, me supplia de l'épargner.
«Je lui dis que par égard pour l'honneur de notre famille, je ne le dénoncerais pas en public, mais que désormais, il devrait toute sa vie s'abstenir de toucher une carte et que l'argent gagné par lui serait restitué le lendemain avec une explication.
«— Cela serait la perte de sa position dans le monde, protesta-t- il.
«Je répétai qu'il devait subir les conséquences de son acte.
«Séance tenante, je brûlai les papiers qu'il m'avait gagnés, je mis toutes les pièces d'or qui se trouvaient sur la table, dans un sac de toile.
«Je me disposais à quitter la chambre sans ajouter un mot, mais il se cramponna à moi, me déchira une manchette dans l'effort qu'il fit pour me retenir et me faire promettre de ne rien dire à Sir Lothian Hume et à vous.
«C’était son cri de désespoir en me trouvant sourd à toutes ses prières qui est parvenu à vos oreilles, Charles, et qui vous a fait ouvrir votre porte et vous a permis de me voir pendant que je retournais dans ma chambre.
Mon oncle poussa un long soupir de soulagement.
— Mais ce ne pouvait être plus clair, dit-il.
— Dans la matinée, comme vous vous en souvenez, je vins chez vous et je vous rendis votre argent.
«J'en fis autant pour Sir Lothian Hume.
«Je ne parlai point des raisons qui me faisaient agir ainsi, car je ne pus prendre sur moi de vous avouer notre affreux déshonneur.
«Alors survint cette horrible découverte qui a jeté une ombre sur mon existence et qui a été aussi mystérieuse pour moi que pour vous.
«Je me voyais soupçonné, je vis aussi que je ne pourrais me justifier qu'en exposant au grand jour, par un aveu public, l'infamie de mon frère. «Je reculai devant cela, Charles. Plutôt tout souffrir moi-même, que de couvrir de honte, en public, une famille dont l'honneur n'avait pas de tache depuis tant de siècles.
«Je me suis donc soustrait à mes juges et j'ai disparu du monde.
«Mais il fallait avant tout prendre des mesures au sujet de ma femme et de mon fils dont vous et mes autres amis ignoriez l'existence.
«J'ai honte de l'avouer, Mary, et je reconnais que c'est moi seul qui suis à blâmer de tout ce qui s'en est suivi.
«À cette époque-là, il existait des motifs qui heureusement ont disparu depuis longtemps et qui me firent juger préférable que le fils fût séparé de sa mère à un âge où il ne pouvait se douter qu'elle fût absente.
«Je vous aurais mis dans la confidence, Charles, sans vos soupçons qui m'avaient blessé cruellement, car à cette époque, je ne connaissais pas le motif qui vous avait inspiré ce préjugé contre moi.
«Le soir de cette tragédie, je courus à Londres.
«Je pris mes mesures pour que ma femme jouît d'un revenu convenable, à la condition qu'elle ne s'occuperait pas de l'enfant.
«J'avais, comme vous vous en souvenez, de fréquents rapports avec Harrison le boxeur et avais eu à maintes reprises l'occasion d'admirer la franchise et l'honnêteté de son caractère. Je lui portai alors mon enfant.
«Je le trouvai, ainsi que je m'y attendais, absolument convaincu de mon innocence et prêt à m'aider de toutes les façons.
«Sur les prières de sa femme, il venait de se retirer du ring et se demandait à quelle occupation il pourrait se livrer.
«Je réussis à lui organiser un atelier de forgeron, à condition qu'il exerçât sa profession au village de Friar's Oak.
«Nous nous entendîmes pour qu'il donnât Jim comme son neveu et convînmes que celui-ci ne saurait rien de ses malheureux parents.
«Vous allez me demander pourquoi je fis choix de Friar's Oak.
«C'était parce que j'avais déjà fixé le lieu de ma retraite cachée, et si je ne pouvais voir mon garçon, j'avais du moins la faible consolation de le savoir près de moi.
«Vous connaissez ce château.
«C'est le plus ancien qu'il y ait en Angleterre, mais ce que vous ignorez, c'est qu'il a été construit tout exprès pour contenir des chambres secrètes. Il n'y en a pas moins de deux que l'on peut habiter sans être vu.
«Dans les murs plus épais et les murs extérieurs sont pratiqués des passages.
«L'existence de ces chambres a toujours été un secret de famille. Sans doute, c'était un secret auquel je n'attachais pas grande importance et ce fut la seule raison qui m'eût empêché de les montrer à quelque ami.
«Je retournai furtivement dans ma demeure. J'y rentrai de nuit. Je laissai dehors tout ce qui m'était cher. Je me glissai comme un rat derrière les panneaux pour passer tout le reste de ma pénible existence dans la solitude et le deuil.
«Sur cette figure ravagée, sur cette chevelure grisonnante,
Charles, vous pouvez lire le journal de ma misérable existence.
«Une fois par semaine, Harrison venait m'apporter des provisions qu'il introduisait par la fenêtre de la cuisine que je laissais ouverte dans cette intention.
«Parfois je me risquais la nuit à faire une promenade à la clarté des étoiles et à recevoir sur mon front la fraîcheur de la brise, mais il me fallut enfin y renoncer, car j'avais été aperçu par des campagnards et on commençait à parler d'un esprit qui hantait la Falaise royale. Une nuit deux chasseurs de fantômes…
— C'était moi, mon père, moi et mon ami Rodney Stone, s'écria
Petit Jim.
— Je le sais, Harrison me l'a dit cette même nuit. Je fus fier, Jim, de retrouver en vous la vaillance de Barrington et d'avoir un héritier dont la vaillance pourrait effacer la tache de famille que je m'étais efforcé de couvrir au prix de tant de peines. Puis, vint le jour où la bienveillance de votre mère — sa bienveillance inopportune — vous fournit les moyens de vous enfuir à Londres.
— Ah! Edward, s'écria sa femme, si vous aviez vu notre enfant, pareil à un aigle en cage, se heurtant aux barreaux, vous auriez vous-même aidé à lui permettre une aussi courte excursion. — Je ne vous blâme pas, Mary, je l'aurais peut-être fait. Il alla à Londres et tenta de s'ouvrir une carrière par sa force et son courage. Un grand nombre de ses ancêtres en ont fait autant, avec cette seule différence que leurs mains étaient fermées sur la poignée d'une épée, mais je n'en connais aucun parmi eux qui se soit comporté avec autant de vaillance.
— Pour cela, je le jure, dit mon oncle avec empressement.
— Ensuite, au retour d'Harrison, j'appris que mon fils était définitivement engagé dans un match où il s'agissait de lutter en public pour de l'argent. Cela ne devait pas être, Charles. C'est chose bien différente de lutter comme nous l'avons fait dans notre jeunesse, vous et moi, et de concourir pour gagner une bourse pleine d'or.
— Mon cher ami, pour rien au monde, je ne voudrais…
— Naturellement, Charles, vous ne le feriez pas. Vous avez fait choix de l'homme le plus capable. Pouviez-vous agir autrement? Mais cela ne devait pas être. Je décidai que le moment était venu de me faire connaître à mon fils, d'autant plus que bien des indices me révélaient que mon genre de vie si contraire aux lois de la nature avait gravement altéré ma santé. Le hasard, je devrais dire plutôt la Providence, fit enfin paraître en pleine lumière ce qui était jusqu'alors resté obscur et me donna les moyens de prouver mon innocence. Ma femme est allée hier soir chercher mon fils pour le ramener auprès de son malheureux père.
Il y eut quelques instants de silence et ce fut la voix de mon oncle qui y mit fin.
— Vous avez été l'homme le plus cruellement traité du monde, Ned, dit-il. Plaise à Dieu que nous ayons de nombreuses années pour vous indemniser, mais malgré tout nous sommes, à ce qu'il me semble, aussi loin que jamais de savoir comment votre malheureux frère a trouvé la mort.
— Cela a été un mystère pour moi, autant que pour vous pendant dix-huit ans. Mais enfin l'auteur du crime s'est révélé. Avancez, Ambroise, et faites votre récit avec autant de franchise et de détails que vous me l'avez fait à moi-même.
XXI — LE RÉCIT DU VALET
Le valet avait quitté le coin sombre de la pièce où il était resté dans une immobilité telle que nous avions oublié sa présence.
Alors, à cet appel de son ancien maître, il vint se placer en pleine lumière et tourna de notre côté sa figure blême.
Ses traits d'ordinaire impassibles étaient dans un état d'agitation pénible.
Il parlait lentement, avec hésitation, comme si le tremblement de ses lèvres ne lui permettait pas d'articuler ses mots.
Et pourtant, telle est la force de l'habitude, sous le coup de cette émotion extrême il conservait cet air de déférence qui distingue les domestiques de bonne maison, et ses phrases se suivaient sur ce ton sonore qui avait attiré mon attention dès le premier jour, celui où la voiture de mon oncle s'était arrêtée devant la maison paternelle.
— Milady Avon et gentlemen, dit-il, si j'ai péché dans cette affaire et je conviens franchement qu'il en est ainsi, je ne vois qu'une manière de l'expier, elle consiste dans la confession pleine et entière que mon noble maître Lord Avon m'a demandée.
«Aussi, tout ce que je vais vous dire, si surprenant que cela vous paraisse, est la vérité absolue, incontestable, au sujet de la mort mystérieuse du capitaine Barrington.
«Il vous semble impossible qu'un homme dans mon humble situation éprouve une haine mortelle, implacable, contre un homme dans la situation qu'occupait le capitaine Barrington. «Vous estimez que le fossé qui les sépare est trop large.
«Gentlemen, je puis vous le dire, un fossé qui peut être franchi par un amour coupable, peut l'être aussi par la haine coupable et le jour où ce jeune homme me ravit tout ce qui donnait pour moi du prix à la vie, je jurai à la face du ciel que je lui ôterais cette existence impure, bien que cet acte fût le plus mince acompte de ce qu'il me redevait.
«Je vois que vous me regardez de travers, Sir Charles Tregellis, mais vous devriez, monsieur, prier Dieu pour qu'il ne vous mette jamais dans le cas de vous demander ce que vous seriez capable de faire dans la même situation.
Nous étions tous stupéfaits de voir la nature ardente de cet homme se faire jour avec évidence au travers de la contrainte artificielle qu'il s'imposait pour la tenir en échec.
On eût dit que sa courte chevelure noire se hérissait. Ses yeux flamboyaient dans l'intensité de son émotion. Sa figure exprimait une malignité haineuse que n'avait pu atténuer la mort de son ennemi, ni le cours des années.
Le serviteur plein de discrétion avait disparu, il ne restait plus à la place que l'homme aux pensées profondes, l'être dangereux, capable de se montrer amoureux ardent ou l'ennemi le plus vindicatif.
— Nous étions sur le point de nous marier, elle et moi, lorsqu'un hasard fatal mit cet homme sur notre chemin.
«Par je ne sais quels vils artifices il la détacha de moi.
«J'ai entendu dire qu'elle n'était pas, tant s'en faut, la première et qu'il était passé maître en cet art. «La chose était accomplie que je ne me doutais pas encore du danger. Elle fut abandonnée, le coeur brisé, son existence perdue et dut rentrer dans la maison où elle apportait la honte et la misère.
«Je l'ai vue depuis et elle me dit que son séducteur avait éclaté de rire quand elle lui avait reproché sa perfidie et je lui jurai que cet homme paierait cet éclat de rire avec tout son sang.
«J'étais dès lors domestique, mais je n'étais pas encore au service de Lord Avon.
«Je me proposai et j'obtins cet emploi, dans la pensée qu'il m'offrirait l'occasion de régler mon compte avec son frère cadet. Et cependant il me fallut attendre un temps terriblement long, car bien des mois se passèrent avant que la visite à la Falaise royale me donnât la chance que j'espérais le jour et dont je rêvais la nuit.
«Mais quand elle se présenta, ce fut dans des conditions plus favorables à mes projets que je n'eusse osé y compter.
«Lord Avon croyait être seul à connaître les passages secrets à la
Falaise royale. En cela il se trompait.
«Je les connaissais aussi ou du moins j'en savais assez pour les projets que j'avais formés.
«Je n'ai pas besoin de vous dire en détail comment un jour que je préparais les chambres pour les invités, une pression fortuite sur un point de la boiserie fit s'ouvrir un panneau et laissa voir une étroite ouverture dans le mur.
«Je m'y introduisis et je reconnus qu'un autre panneau s'ouvrait dans une chambre à coucher plus grande.
«C'est tout ce que je savais, mais il ne m'en fallait pas davantage pour mon projet.
«L'arrangement des chambres m'avait été confié. Je pris mes mesures pour que le capitaine Barrington occupât la grande chambre et moi la plus petite. J'arriverais près de lui quand je voudrais et personne ne s'en douterait.
«Il arriva enfin.
«Comment vous décrire l'impatience fiévreuse où je vécus jusqu'à ce que vint le moment que j'avais attendu, en vue duquel j'avais combiné mes plans.
«On avait joué pendant une nuit et un jour. Je passai une nuit et un jour à compter les minutes qui me rapprochaient de mon homme.
«On pouvait me sonner pour me faire encore apporter du vin. À toute heure j'étais prêt à servir, si bien que ce jeune capitaine dit avec un hoquet que j'étais le modèle des domestiques.
«Mon maître me dit d'aller me coucher. Il avait remarqué la rougeur de mes joues, l'éclat de mon regard et mettait tout cela sur le compte de la fièvre.
«Et en effet, c'était bien la fièvre qui me tenait, mais cette fièvre-là, il n'y avait qu'un remède pour en venir à bout.
«Alors enfin, à une heure très matinale, je les entendis remuer leurs chaises, je devinai qu'ils avaient fini de jouer.
«Lorsque j'entrai dans la pièce pour recevoir mes ordres, je m'aperçus que le capitaine Barrington avait déjà gagné son lit tant bien que mal.
«Les autres s'étaient également retirés et je trouvai mon maître seul devant la table, en face de sa bouteille vide et des cartes éparpillées.
«Il me renvoya dans ma chambre, d'un ton colère, et cette fois-là je lui obéis.
«Mon premier soin fut de me pourvoir d'une arme.
«Je savais que si je me trouvais face-à-face avec lui, je pourrais l'étrangler, mais je devais m'arranger pour qu'il meure sans faire le moindre bruit.
«Il y avait une panoplie de chasse dans le hall. J'y pris un grand couteau à lame droite que je repassai sur ma botte.
«Puis je regagnai furtivement ma chambre et je m'assis au bord de mon lit pour attendre.
«J'avais décidé ce que je devais faire. Ce serait une mince satisfaction pour moi que de le tuer sans qu'il sache quelle main portait le coup et laquelle de ses fautes il expiait ainsi.
«Si je pouvais seulement le lier, lui mettre un bâillon, puis après l'avoir éveillé d'une ou deux piqûres de mon poignard, je pourrais au moins l'éveiller pour lui faire entendre ce que j'avais à lui dire.
«Je me représentais l'expression de ses yeux, lorsque les vapeurs du sommeil se seraient peu à peu dissipées, cet air de colère se tournant aussitôt en horreur, en épouvante, lorsqu'il comprendrait enfin qui j'étais et ce que je venais faire.
«Ce serait le moment suprême de ma vie.
«Je restai à attendre un temps qui me parut la durée d'une heure, mais je n'avais pas de montre et mon impatience était telle que je puis dire qu'en réalité, il s'était écoulé à peine un quart d'heure.
«Je me levai alors, j'ôtai mes souliers, je pris mon couteau.
J'ouvris le panneau et me glissai sans bruit par l'ouverture.
«Je n'avais guère plus de trente pieds à parcourir, mais je m'avançais pouce par pouce, car les vieilles planches moisies faisaient un bruit sec de brindilles cassées dès qu'un corps pesant se plaçait sur elles. Naturellement il faisait noir comme dans un four et je cherchais ma route à tâtons, lentement, bien lentement. À la fin, je vis une raie lumineuse jaune qui brillait devant moi, je savais qu'elle venait de l'autre côté du panneau.
«J'arrivais donc trop tôt, car il n'avait pas encore éteint ses chandelles.
«J'avais attendu bien des mois, je pouvais attendre une heure de plus, car je ne tenais pas à agir avec précipitation ou étourderie.
«Il était absolument nécessaire que je ne fisse aucun bruit en remuant, car je n'étais plus qu'à quelques pieds de mon homme et je n'étais séparé de lui que par une mince cloison de bois.
«Le temps avait faussé et fendu les planches, de sorte qu'après m'être avancé avec précaution, aussi près que possible du panneau glissant, je vis que je pouvais regarder sans difficulté dans la chambre.
«Le capitaine Barrington était debout près de la table à toilette et avait ôté son habit et son gilet.
«Une grande pile de souverains et plusieurs feuilles de papier étaient placées devant lui et il comptait les gains qu'il avait faits au jeu.
«Il avait la figure échauffée. Il était alourdi par le manque de sommeil et par le vin.
«Cette vue me réjouit, car elle me prouva qu'il dormirait profondément et que ma tâche serait aisée.
«J'avais encore les yeux fixés sur lui, quand soudain je le vis se dresser en sursaut avec une expression terrible sur ses traits.
Pendant un instant, mon coeur cessa de battre, car je craignis qu'il n'eût deviné d'une façon ou d'une autre ma présence.
«Et alors, j'entendis à l'intérieur la voix de mon maître.
«Je ne pouvais voir la porte par laquelle il était entré ni l'endroit de la chambre où il se trouvait, mais j'entendis tout ce qu'il était venu dire.
«Comme je contemplais la figure rouge et pourpre du capitaine, je le vis devenir d'une pâleur livide quand il entendit les amers reproches où on lui disait son infamie.
«Ma revanche m'en fut plus douce, bien plus douce que je ne me l'étais peinte dans mes rêves les plus charmants. «Je vis mon maître s'approcher de la table à toilette, présenter les papiers à la flamme de la chandelle, en jeter les débris noircis dans le foyer, puis jeter les pièces d'or dans un petit sac de toile brune.
«Puis, comme il se retournait pour sortir, le capitaine le saisit par le poignet en le suppliant, en mémoire de leur mère, d’avoir pitié de lui. J'eus un regain d'affection pour mon maître en le voyant dégager sa manchette d'entre les doigts qui s'y cramponnaient et laisser là le misérable gredin étendu sur le sol.
«Dès lors, il me restait un point difficile à décider. Valait-il mieux que je fisse ce que j'étais venu faire, ou bien était-il préférable, maintenant que j'étais maître du secret de cet homme, de conserver une arme plus tranchante, plus terrible que le couteau de chasse de mon maître?
«J'étais sûr que Lord Avon ne pouvait pas, ne voudrait pas le dénoncer.
«Je connaissais trop bien votre chatouilleuse sensibilité en ce qui regarde l'honneur de la famille, mylord, et j'étais certain que son secret était sain et sauf entre vos mains.
«Mais moi, j'avais à la fois le pouvoir et le désir et lorsque sa vie aurait été flétrie, lorsqu'il aurait été chassé comme un chien de son régiment, de ses clubs, le moment serait peut-être venu pour moi de m'y prendre d'une autre façon avec lui.
— Ambroise, dit mon oncle, vous êtes un profond scélérat.
— Nous avons tous notre manière de sentir, monsieur, et vous me permettrez de vous dire qu'un valet peut être aussi sensible à un affront qu'un gentleman, bien qu'il lui soit interdit de se faire justice par le duel. «Mais je vous raconte franchement, sur la demande de Lord Avon, tout ce que j'ai pensé et fait cette nuit-là et je poursuivrai alors même que je n'aurais pas le bonheur de conquérir votre approbation.
«Lorsque Lord Avon fut sorti, le capitaine resta quelque temps agenouillé, la figure posée sur une chaise.
«Lorsqu'il se releva, il se mit à arpenter lentement la pièce en baissant la tête.
«De temps à autre, il s'arrachait les cheveux, levait les poings fermés.
«Je voyais la moiteur perler sur son front.
«Je le perdis de vue un instant.
«Je l'entendis ouvrir des tiroirs l'un après l'autre, comme s'il cherchait quelque chose.
«Puis, il se rapprocha de la table de toilette où il me tournait le dos.
«Sa tête était un peu rejetée en arrière et il portait les deux mains à son col de chemise, comme s'il voulait le défaire.
«Puis j'entendis alors un éclaboussement comme si une cuvette avait été renversée et il s'affaissa sur le sol, sa tête dans un coin, et elle faisait avec ses épaules un angle si extraordinaire qu'il me suffit d'un coup d'oeil pour comprendre que mon homme allait échapper à l'étreinte où je croyais le tenir.
«Je fis glisser le panneau.
«Un instant après j'étais dans la pièce.
«Ses paupières battaient encore et quand mon regard se fixa sur ses yeux déjà glacés, je crus y lire une expression de surprise indiquant qu'il me reconnaissait.
«Je déposai mon couteau sur le sol et je m'allongeai à côté de lui pour pouvoir lui murmurer à l'oreille une ou deux menues choses dont je tenais à lui laisser le souvenir, mais à ce moment même, il ouvrit la bouche et mourut.
«Chose singulière, moi qui n'avais pas eu peur de ma vie, j'eus peur alors à côté de lui, et pourtant, quand je le regardai, quand je vis qu'il était toujours immobile, à l'exception de la tache de sang qui allait toujours s'agrandissant, sur le tapis, je fus pris d'une soudaine crise de peur.
«Je pris mon couteau et revins sans bruit dans ma chambre en fermant les panneaux derrière moi.
«Ce fut alors seulement que je m'aperçus qu'en ma folle précipitation, au lieu d'avoir rapporté le couteau de chasse, j'avais ramassé le rasoir qui était tombé tout sanglant des mains du mort.
«Je cachai ce rasoir dans un endroit où personne ne l'a jamais découvert, mais ma frayeur m'empêcha d'aller chercher l'autre arme, ce que j'aurais sans doute fait si j'avais prévu les conséquences terribles qu'on ne manquerait pas de tirer de sa présence contre mon maître.
«Voilà donc, Lady Avon, le récit exact et sincère de la façon dont est mort le capitaine Barrington.
— Et comment se fait-il, demanda mon oncle d'un ton colère, que vous ayez toujours laissé un innocent en butte à une persécution, alors qu'un mot de vous l'aurait sauvé.
— C'est, Sir Charles, que j'avais les meilleurs motifs pour croire que cette démarche serait fort mal accueillie de Lord Avon. Comment pouvais-je lui dire tout cela sans révéler le scandale de famille qu'il mettait tant de soin à cacher? J'avoue qu'au début je ne lui ai pas dit tout ce que j'avais vu, mais je dois m'en excuser en rappelant qu'il disparut avant que j'eusse pris le temps de savoir ce que je devais faire.
«Pendant bien des années, je puis dire même depuis que je suis entré à votre service, Sir Charles, ma conscience m'a tourmenté et j'ai juré que si jamais je retrouvais mon ancien maître, je lui révélerais tout.
«Le hasard m'ayant fait surprendre une histoire racontée par le jeune Mr Stone, ici présent, m'a montré la possibilité que les chambres secrètes de la Falaise royale fussent le séjour de quelqu'un.
«J'ai eu la conviction que Lord Avon s'y tenait caché. Je n'ai pas perdu un moment pour le découvrir et lui offrir de faire tout ce qui serait en mon pouvoir.
— Il dit la vérité, conclut Lord Avon, mais il eut été bien étrange que j'hésite à faire le sacrifice d'une vie fragile et d'une santé languissante pour une cause à laquelle j'avais déjà donné toute ma jeunesse. De nouvelles réflexions m'ont enfin contraint à modifier ma résolution.
«Mon fils, dans l'ignorance où il était de son vrai rang, allait se laisser entraîner dans un genre d'existence qui était en harmonie avec sa force et son courage mais non avec les traditions de sa maison. «Je me suis dit, en outre, que la plupart des gens qui avaient connu mon frère avaient disparu, qu'il n'était pas nécessaire que tous les faits parussent au grand jour, que si je m'en vais sans avoir dissipé tout soupçon sur ce crime, il en resterait pour ma famille une tache plus noire que la faute qu’il a expiée si terriblement. Pour ces motifs…
Le bruit de plusieurs pas lourds qui éveillaient les échos de la vieille maison interrompit Lord Avon.
En entendant ce bruit, sa figure prit un degré de plus de pâleur et il regarda piteusement sa femme et son fils.
— On vient m'arrêter, s'écria-t-il. Il faudra que je me soumette à l'humiliation d'une arrestation.
— Par ici, Sir James, par ici, dit du dehors la voix rude de Sir
Lothian Hume.
— Je n'ai pas besoin qu'on me montre le chemin dans une maison où j'ai bu maintes bouteilles de bon clairet, répondit une voix de basse taille.
Et au même moment, nous vîmes dans le corridor le corpulent squire Ovington en culottes de basane et bottes montantes, la cravache à la main.