Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume): Mémoires de la vie littéraire
The Project Gutenberg eBook of Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume)
Title: Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume)
Author: Edmond de Goncourt
Release date: January 12, 2006 [eBook #17505]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
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Mémoires de la Vie Littéraire
DEUXIÈME SÉRIE—TROISIÈME VOLUME—TOME SIXIÈME 1878-1884
BIBLIOTHÈQUE G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS, PARIS, 11, RUE DE GRENELLE. 1892
PRÉFACE
Voici quarante ans, que je cherche à dire la vérité dans le roman, dans l'histoire et le reste. Cette passion malheureuse a ameuté contre ma personne, tant de haines, de colères, et donné lieu à des interprétations si calomnieuses de ma prose, qu'à l'heure qu'il est, où je suis vieux, maladif, désireux de la tranquillité d'esprit,—je passe la main pour la dire, cette vérité,—je passe la main aux jeunes, ayant la richesse du sang et des jarrets qui ploient encore.
Maintenant, dans un Journal, comme celui que je publie, la vérité absolue sur les hommes et les femmes, rencontrés le long de mon existence se compose d'une vérité agréable—dont on veut bien; mais presque toujours tempérée par une vérité désagréable—dont on ne veut absolument pas. Eh bien, dans ce dernier volume, je vais tâcher, autant qu'il m'est possible, de servir seulement aux gens, saisis par mes instantanés, la vérité agréable, l'autre vérité qui fera la vérité absolue, viendra vingt ans après ma mort.
EDMOND DE GONCOURT.
Auteuil, décembre 1891.
Ce volume du JOURNAL DES GONCOURT est le dernier qui paraîtra de mon vivant.
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ANNÉE 1878
Mardi 1er janvier 1878.—Ce jour, ce premier jour de l'an d'une nouvelle année, se lève chez moi, comme dans une salle d'hôpital. Pélagie, les mains et les pieds enveloppés de ouate, se traîne avec des gestes gauches, se demandant si jamais l'adresse des mouvements lui reviendra, et moi, la poitrine déchirée par des quintes de toux qui me font vomir, je me demande si je pourrai, ce soir, au sortir de mon lit, m'asseoir à la table de famille des Lefebvre de Béhaine.
Un coup de tonnerre singulier en Bavière. Il brûle une maison, rend folle une servante, fait marcher pendant deux jours une femme paralysée depuis dix-sept ans, refait aveugle la soeur de cette femme, qui avait recouvré la vue à la suite d'une opération de la cataracte.
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Dimanche 6 janvier.—Aujourd'hui, le ministre de l'instruction publique m'a fait l'honneur de m'inviter à dîner. C'est la première fois, que mon individu fait son entrée dans un ministère.
En ce temps-ci, les ministères me semblent avoir quelque chose des grands appartements d'hôtel garni, où l'on sent que les gens passent et ne demeurent pas.
Me voilà donc dans le salon du ministère, meublé d'épouvantables encoignures en bois de boule, de canapés et de fauteuils recouverts de moquette, imitant les tapisseries anciennes de Beauvais, de gravures de la calcographie dans des baguettes de bois doré, sur les boiseries blanches.
Le choix des convives est tout à fait audacieux, et les mânes des anciens et raides universitaires, qui, le dos à la cheminée, se sont avancés jusqu'à ces derniers jours, vers leurs classiques invités, doivent tressaillir d'indignation dans leurs bières de chêne. Il y a Flaubert, Daudet et moi, et le dessus du panier des peintres et des musiciens, tous portant le ruban ou la rosette de la Légion d'honneur, et parmi lesquels Hébert et Ambroise Thomas apparaissent, cravatés de pourpre, et la poitrine chrysocalée d'une énorme croix.
On se rend dans la salle à manger. Bardoux prend à sa droite Girardin, à sa gauche Berthelot: le fabricateur de La France a été jugé un convive plus important que le décompositeur des corps simples.
Les domestiques tristes, ennuyés, compassés, apportent dans leur service un certain dédain des gens qu'ils servent: dédain qui me fait plaisir, comme une manifestation réactionnaire.
Le hasard m'a placé à côté de Leconte de Lisle, qu'on m'avait dit un ennemi de ma littérature. Il m'adresse un mot aimable, et nous causons. L'homme, avec ses yeux lumineux, le poli de marbre de la chair de sa figure, sa bouche sarcastique, ressemble beaucoup à un prélat de race supérieure, à un prélat romain. Je le trouve spirituel, délicatement méchant, parlant peut-être un peu trop des choses de son métier, versification, prosodie, etc.
De temps en temps, mon regard s'allonge et parcourt les vingt-cinq têtes rangées autour de la table. Je regarde, avec plaisir, la jolie petite tête enthousiaste d'un jeune homme, qu'on me dit être Massenet; je regarde la tête chevaline du vieux Bapst; je regarde la tête étonnamment simiesque de Girardin, qui broie sa nourriture, avec les mouvements mélancoliques des mandibules de singes, mâchant à vide.
Nous sommes au dessert. On place devant nous des assiettes, au fond desquelles, imprimés en triste bistre, figurent les grands écrivains de Louis XIV, ayant au dos la date de leur mort. J'ai Massillon dans la mienne. C'est tout à fait caractéristique, ce service du ministère de l'Instruction publique, et, comme je disais; «Ça doit être un service du temps de Salvandy.—Oui, parfaitement, reprend Bardoux, il y en avait un du temps de M. de Fontanes, mais il est cassé…»
… Quand je m'en vais, Bardoux me prend affectueusement le bras, me disant: «Voyons, vous n'avez pas quelque chose à me demander… pour quelqu'un… Vous n'avez pas à me recommander un ami.» Et je m'en vais, touché de cette aimable offre, en pensant en moi-même, combien il faut que le malheureux ministre soit habitué aux demandes, pour que l'idée lui vienne d'en provoquer une, chez quelqu'un qui ne lui demande rien.
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————Quelqu'un, ce soir, disait que l'impure commençait à manquer sur le marché de Paris. Il donnait cette raison, qu'autrefois l'homme de province allait dans une maison de prostitution ou couchait avec sa bonne. Maintenant le provincial entretient, et ce quelqu'un soutenait qu'à Rheims, qu'il connaissait bien, il y avait, à l'heure présente, près de deux cents femmes entretenues.
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Mercredi 16 janvier.—La princesse revient aujourd'hui sur sa peine à quitter la France, sa maison, son chez soi. «Il me semble, dit-elle, qu'il y a quelque chose qui se ferme dans ma tête… C'est comme un volet qu'on tirerait… Oh! c'est très singulier, la dernière fois que j'ai été en Italie, à Bâle, voici une migraine affreuse qui me prend. Je suis obligée de me coucher, pendant que les autres dînent… Eh bien! dans mon lit, j'avais là, mais vraiment, la tentation de me relever et de filer au chemin de fer, laissant mon monde continuer son voyage… J'ai besoin de Paris, de son pavé… Les quais, le soir, avec toutes ces lumières… Vous ne croyez pas qu'il y a des jours, où je me sens tout heureuse de l'habiter… Ça été si longtemps mon désir d'y venir… Non, quand je ne suis plus en France, il y a un trouble en moi, j'ai le diable au corps d'y revenir, d'y être, de me trouver avec des Français… Et la première fois que j'ai mis le pied sur de la terre française, en août 1841, il était deux heures du matin, «le premier pantalon garance» que j'ai aperçu, ça été plus fort que moi, je suis descendue de voiture pour l'embrasser… Oui, je l'ai embrassé!»
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Vendredi 18 janvier.—Les Charpentier rouvrent aujourd'hui leur salle à manger, pour un dîner donné à toutes les notabilités républicaines, à Gambetta, à Spuller, à Yung.
Gambetta arrive essoufflé, la voix rauque, se présentant avec une espèce de dandinement roulant, titubant, et toutes les marques et les apparences d'une caducité extraordinaire chez un homme, né en 1838.
Un moment, il cause intelligemment du rôle d'Alceste dans le MISANTHROPE, de l'insuffisance de Delaunay, de l'aspect sévère de Geoffroy qui, dit-il, portait la conscience du rôle.
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Mardi 22 janvier.—On se demandait dans un coin de notre table de Brébant, comment on pourrait remplacer, plus tard, dans la cervelle française, les choses poétiques, idéales, surnaturelles: la partie chimérique que met dans l'enfance, une légende de saint, un conte de fée. De sa rude voix de gendarme du matérialisme, Charles Robin s'est écrié: «On y mettra de l'Homère!»,
Non, très illustre micrographe, un chant de l'ILIADE ne parlera pas à l'intelligence de l'enfant, comme lui parle une histoire bêtement merveilleuse de vieille femme, de nourrice.
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Mercredi 23 janvier.—Flaubert dit que toute la descendance de Rousseau, tous les romantiques n'ont pas une conscience bien nette du bien et du mal, et il cite Chateaubriand, Mme Sand, Sainte-Beuve, finissant par laisser tomber de ses lèvres, après un moment de réflexion: «Et c'est vrai que Renan n'a pas l'indignation de l'injuste!»
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————Au dix-huitième siècle, en cette époque humanisée, l'exil est toujours attaché à la chute d'un ministre: l'exil, un châtiment qui n'est pas du temps, et où il y a la cruauté d'une époque barbare.
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Dimanche 27 janvier.—Daudet s'écrie: «Je suis un être tout subjectif… je suis traversé par des choses… je ne puis rien inventer… Déjà toute ma famille y a passé… Je ne peux plus aller dans le Midi…»
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Lundi 28 janvier.—La femme, l'amour: c'est toujours la conversation d'une réunion d'intelligences, en train de boire et de manger.
La conversation est d'abord polissonne, et Tourguéneff nous écoute avec l'étonnement un peu médusé d'un barbare, qui ne fait l'amour que très naturellement.
Comme on lui demande la sensation d'amour la plus vive, qu'il ait éprouvée dans sa vie, il cherche quelque temps; puis il dit:
«J'étais tout jeunet, j'étais vierge, avec les désirs qu'on a, lors de ses quinze ans. Il y avait, chez ma mère, une femme de chambre jolie, ayant l'air bête, mais vous savez, il y a quelques figures, où l'air bête met une grandeur. C'était par un jour humide, mou, pluvieux, un de ces jours érotiques, que vient de peindre Daudet. Le crépuscule commençait à tomber. Je me promenais dans le jardin. Je vois tout à coup cette fille venir droit à moi et me prendre—j'étais son maître et là, elle, c'était une esclave—me prendre par les cheveux de la nuque, en me disant: «Viens!»
«Ce qui suit, est une sensation semblable à toutes les sensations que nous avons éprouvées. Mais ce doux empoignement de mes cheveux, avec ce seul mot, quelquefois cela me revient, et d'y penser, ça me rend tout heureux.»
Puis on cause de l'état d'âme après la satisfaction amoureuse. Les uns parlent de tristesse, d'autres de soulagement. Flaubert déclare qu'il danserait devant sa glace. «Moi, c'est singulier, dit Tourguéneff, après, seulement après, je rentre en rapport avec les choses qui m'entourent… Les choses reprennent la réalité qu'elles n'avaient point, un moment avant… Je me sens moi… et la table qui est là, redevient une table… Oui, les relations entre mon individu et la nature se renouent, se rétablissent, recommencent.»
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Mercredi 6 février.—Flaubert, parlant de l'engouement de tout le monde impérial, à Fontainebleau, pour la Lanterne de Rochefort, racontait un mot de Feuillet. Après avoir vu un chacun, porteur du pamphlet, et apercevant, au moment du départ pour la chasse, un officier de vénerie, en montant à cheval, fourrer dans la poche de son habit la brochurette, Flaubert, un peu agacé, demanda à Feuillet: «Est-ce que vraiment vous trouvez du talent à Rochefort?» Le romancier de l'Impératrice, après avoir regardé à gauche, à droite, répondit: «Moi, je le trouve très médiocre, mais je serais désolé qu'on m'entendît, on me croirait jaloux de lui!»
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————La femme de Zola, assez souffrante cette année, tire de sa maladie une beauté rare, faite de la douceur de deux yeux très noirs, dans la pâleur comme éclairée d'un visage.
————Etudiant quelques jeunes ménages bonapartistes, je me prends à douter de la restauration de l'Empire; je les trouve, ces ménages, trop coureurs de plaisirs, trop jouisseurs, trop portés à la rigolade. Malgré tous leurs enthousiasmes, leur fanatisme, leur idolâtrie, je ne trouve pas au fond d'eux, le deuil des défaites, qui seul peut, selon moi, assurer le retour des partis vaincus.
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Mardi 12 février.—On parlait, ce soir, de la finesse de Victor-Emmanuel; le général X… s'écrie: «Fin, pas si fin que cela, mais le plus grand hâbleur de l'Italie, un vrai Gascon!… J'étais auprès de lui, lors de l'envahissement de l'État romain. Il se plaignait de n'être pas obéi, et il disait que Ricasoli, qu'il avait mandé, se refusait à venir, sous le prétexte d'un mal de pied, et que Cialdini voulait aller en avant… Comme je l'interrompais, lui disant qu'il n'avait qu'à donner des ordres. «Des ordres, des ordres, mais chez vous sont-ils obéis les ordres?»… Tenez, que je vous raconte une anecdote. Vers la fin de votre campagne d'Italie, votre manchot (Baraguay d'Hilliers) vint me trouver, et me dit: «Je me fous de l'Italie, je me fous de la France, je me fous de vous, et je vais prendre les eaux, dont j'ai besoin!»
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Lundi 18 février.—L'histoire est le plus grand bréviaire de découragement: on n'y rencontre que des coquins ou d'honnêtes imbéciles.
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Vendredi 22 février.—Bardoux, à la table des Charpentier, racontait un curieux dîner fait chez Axenfeld.
On s'était un peu grisé, et l'ivresse de tous s'entretenait de l'incertitude de la mort qui attendait chacun. Axenfeld déjà souffrant, d'abord silencieux, se levant tout à coup et dominant les paroles tumultueusement confuses: «Moi, s'écriait-il, je mourrai du cerveau»,—et il se mettait à raconter sa mort, telle qu'elle arriva. Se tournant vers son voisin de droite, et le regardant avec l'oeil perçant et profond des grands diagnostiqueurs, il lui disait: «Toi, tu mourras de ça, et comme ça,» lui détaillant longuement et presque méchamment, les souffrances de sa fin. Puis se retournant vers son voisin de gauche, il lui prophétisait, dans un épouvantable récit, sa mort.
Les dîneurs étaient dégrisés.
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Samedi 23 février.—Je dîne chez de Nittis, qui, la semaine dernière, est venu voir mes dessins.
C'est le petit hôtel, le domestique en cravate blanche, l'appartement au confort anglais, où l'artiste se révèle par quelque japonaiserie d'une fantaisie ou d'une couleur admirablement exotique. Et de Nittis a chez lui des foukousa qui font les plus claires et les plus gaies taches aux murs. Il y a entre autres des grues d'une calligraphie baroque sur un fond rose groseille, une vraie joie des yeux.
On dîne: un dîner, commençant par un macaroni, que de Nittis cuisine lui-même, en sa qualité de Napolitain, et finissant par un pudding anglais. Sa femme, une petite femme à la tenue modeste, réservée, avec quelque chose de fin, de futé, de scrutateur dans la physionomie, en même temps que de délicatement souffreteux, et qu'elle doit à une fièvre intermittente gagnée, dit-elle, en posant pour son mari près du Vésuve.
Il est arrivé quelques personnes de tous les mondes, qui, le dîner fini, ont pris place autour de la table. C'est Marsaud, l'homme qui met sa signature sur les billets de banque, et qui semble, sous son noir faux toupet, une figure allégorique de l'implacabilité de l'Argent. Et cet homme, aux sourcils blancs sur des plaques rouges, aux lèvres minces, à la figure presque cruelle, parle avec une voix amoureuse, une bouche humide, d'un petit paysage tout frais, d'un Harpignies qu'il a vu à une exposition, le matin, et qu'il a l'air de convoiter, comme un vieux a envie d'une pucelle.
On s'est levé de table. Mais qui racle une guitare? C'est un des convives. C'est Pagans chantant une romance d'amour du XVIIe siècle, une vraie romance des chansons de La Borde, puis une vieille chanson d'amour arabe, finissant par une plainte, une espèce d'ululement, qui vous met un petit frisson derrière la nuque, et fait paraître la pauvre plainte amoureuse française, d'une sentimentalité bien bêtote.
Nittis a chez lui des vues de Paris, enlevées au pastel, qui m'enchantent. C'est l'air brouillardeux de Paris, c'est le gris de son pavé, c'est la silhouette diffuse de passant.
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Jeudi 14 mars.—Voilà qui est un peu effrayant. Hier, à dîner chez la princesse, je me suis trouvé mal à plat: une syncope complète. On m'a couché sur un divan de la salle à manger, les jambes en l'air, on m'a jeté de l'eau de Cologne à la figure, la princesse m'a été chercher son éventail aux abeilles d'or—et je suis revenu. Mais je crains que mon coeur ne fasse plus qu'assez mal son service. Il faut se dépêcher de publier son oeuvre.
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————Claude Bernard, dans le délire qui précéda son agonie, ne répétait qu'un seul mot: «Foutu! foutu!»
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Mercredi 20 mars.—Céard me donnait un joli détail sur les amours d'hôpital. Ces amours débutent d'ordinaire par une paire de jarretières, que la malade demande à l'interne aimé, de lui acheter.
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————Burty racontait, ce soir, que le fils de Martener, le fils du médecin, dont Balzac n'a pas changé le nom dans PIERRETTE, avait une fille qu'il adorait. Dans un bal, ce Martener, qui était médecin, comme son père, en un tour de valse que fit sa fille, à un rien, à une pose de son cou, la vit poitrinaire, morte, perdue.
Je pensais, malgré moi à ce sommeil de mon frère, en face de moi, en chemin de fer pour Vichy, où j'avais vu un instant, sur son visage de vivant, son visage de mort.
————À Glascow, le dimanche, les protestants, pour associer l'animalité entière au repos du saint jour, recouvrent de linge les cages des oiseaux, y faisant la nuit. Ils ne veulent pas, en ce jour, que les oiseaux chantent.
————Un type de major de table d'hôte. Un chapeau placé de côté sur ses cheveux gris, coupés ras. Sous le chapeau deux rouges oreilles détachées de la tête, et une longue barbiche poivre et sel. L'homme mâchonne un bout de cigare éteint, a sur le dos un paletot à collet et à larges revers de fausse loutre; et la main passée dans la chaînette cordée de son parapluie, il marche, en s'appuyant dessus, comme sur une canne plombée.
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Mercredi 3 avril.—La chanteuse Alboni, cette large et joviale mangeuse, disait à une cuisinière, nouvellement entrée chez elle: «Vois-tu, ma fille, à la maison, dans les plats, il faut qu'il y ait de quoi en manger trois fois, pour chacun.»
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Samedi 6 avril.—J'ai la conscience qu'en histoire, sortira bientôt de dessous terre, une génération pareille à celle qui s'est levée dans le roman, une génération qui se mettra à faire l'histoire à mon imitation. Oui, quoique les jeunes semblent jusqu'ici enracinés dans le vieux passé et les vieilles méthodes, j'ai la conviction, que d'ici à peu d'années, même parmi les élèves de l'école des Chartes, il y aura un abandon des siècles antiques, pour remonter aux siècles modernes, et là, avec la documentation de ces temps, ressusciter des morts, parmi cette humanité vraiment galvanisable.
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Mardi 9 avril.—On causait aujourd'hui, aux Spartiates, de l'espèce d'esclavage que la femme apporte naturellement dans une liaison, de sa charmante et complaisante servilité en amour.
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Jeudi 11 avril.—La curieuse conversation—une conversation dont je n'ai pu attraper que des bribes dans la gare du chemin de fer—entre un cul-de-jatte, une jeune fille marchant avec des crosses, une vieille femme aux oeillères à verres bleus lui couvrant les tempes.
La vieille femme a d'abord parlé de son mari malade, disant que depuis trois mois elle couchait sur le paillasson, et que lui, ne voulait pas aller à la consultation, parce que les médecins ne lui ôteraient pas le mal qu'il avait dans le corps,—et se courbant, et imitant une toux au plus profond de l'être, elle a ajouté: «C'est comme cela toute la nuit!… Oui quand il ne pourra plus cracher, il sera nettoyé.»
Il est question d'une espèce de maladrerie de banlieue, où demeurent tous ces estropiés, et où, un vieux père Romain vient faire, pour un sou, les lits des gens qui ne peuvent se lever. Il était aussi question de travaux, je ne sais lesquels par exemple, de travaux que pouvaient faire des gens n'ayant presque plus l'usage de leurs membres.
Et chez ces éclopés, aux pépins déteints, ficelés autour de leurs corps, et qui semblent les membres d'une immense association haillonneuse, loqueteuse, vermineuse, il n'y avait ni tristesse, ni désolation, mais bien au contraire régnait en eux un certain gaudissement, sur une note raillarde.
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————Tout me désespère dans ce temps! ce n'est pas assez que mon pays soit en république, il fallait encore qu'il se plaçât sous l'invocation de Voltaire, de cet historien prenant le mot d'ordre des chancelleries, de ce bas flatteur des courtisanes de la cour, de cet exploiteur de la sensibilité publique, de ce roublard metteur en oeuvre de l'actualité, de ce poncif faiseur de tragédies, de ce poète de la poésie de commis voyageur, de ce poète anti-français de la Pucelle, de ce lettré enfin, que je hais autant que j'aime Diderot.
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Dimanche 14 avril.—On parlait des joies que donnait la croyance en soi, folle, exagérée, enfantine. À ce propos, Zola nous entretenait de Courbet, qu'il avait vu planté devant un de ses tableaux, se caressant la barbe, et riant tout de bon, avec la répétition de cette phrase: «C'est comique, cette peinture!»…
Et le terme de comique dans la bouche du Jordans moderne, équivalait à sublime.
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Mardi 23 avril.—Les critiques pourront dire tout ce qu'ils voudront, ils ne pourront pas nous empêcher, mon frère et moi, d'être les Saint Jean-Baptiste de la nervosité moderne.
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Mardi 30 avril.—Chez Daumier la réalité bourgeoise a parfois une intensité telle, qu'elle arrive au fantastique.
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————Aujourd'hui, au dîner Brébant, devenu une espèce d'antichambre de ministère, c'est autour de moi un susurrement à voix basse de gens qui se demandent et se promettent des places pour les amis. Aujourd'hui littérature, art, science, tout se tait sous la grosse et bête voix de la politique.
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Jeudi 2 mai.—À l'exposition. C'est vraiment charmant cette petite et rustique maison japonaise du Trocadéro, avec son enclos de bambous, sa porte aux grosses fleurs sculptées dans un bois tendre, ses petits arbres en paraphes d'écriture, ses parasols, sous l'ombre desquels se remuent des volatiles minuscules, ses resserres en essences joliment veinées: tout ce goût et tout cet art décoratif dans une habitation des champs. Puis la petite maison aux chambres, grandes comme les chambres de Pompéi, vous fait toucher le cadre étroit, où se joue la vie de ce petit peuple.
Je déjeune avec le Chinois Tien-Paô, qui ne prend que du thé et des oeufs. C'est un musulman sérieux, qui depuis qu'il est ici, faute d'avoir trouvé un boucher, qui tue avec la parole consacrée, n'a pas encore mangé de viande, et n'en mangera pas pendant les deux mois qu'il restera ici. Tien-Paô a une entaille derrière le cou, où l'on mettrait les deux doigts. À l'âge de quatorze ans, il a commencé à être décapité par les Taï-Ping, et n'a dû son salut qu'à sa queue, qu'il se désole d'avoir moins belle que celle de ses compatriotes.
Décidément, à l'exposition du Japon, l'écran au héron d'argent, et le paravent avec toute cette flore sur laque, en pierre dure, en ivoire, en porcelaine, en métaux de toutes sortes: ce sont pour moi les deux plus beaux objets mobiliers, que depuis le commencement du monde a fabriqués l'art industriel chez aucun peuple. Comment Rothschild a-t-il pu laisser cela à vendre, cinq minutes?
Pendant que je me promène au milieu de cette industrie féerique, arrive le chocolatier Marquis, auquel la vue de ces merveilles semble donner la démarche et le pas de l'ivresse.
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Lundi 6 mai.—Un désastre que le BOUTON DE ROSE. Le public d'abord gentil au premier acte, se fâche au second, et hue le troisième, qu'il a peine à laisser finir.
Rien n'est vraiment lamentable comme la chute d'un ami, que vous ne pouvez vraiment ni défendre, ni soutenir. Je ne veux pas avoir l'air de l'abandonner, et me laisse emmener chez Véfour. Laissant à sa femme le soin de commander le souper, étranger aux choses qui se disent, le front pâle, penché sur son assiette, Zola fait tourner machinalement dans son poing fermé, son couteau de table, la lame en l'air. De temps en temps, une phrase qui ne répond à rien, s'échappe de ses lèvres. Et il dit: «Non, ça m'est égal, mais ça change tout mon ordre de travail, Je vais être obligé de faire NANA… Au fond, ça dégoûte les insuccès au théâtre… La CURÉE attendra… Je veux faire du roman.»
Et il continue à faire tourner son couteau.
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Mardi 7 mai.—Parmi les gens à imagination, je suis étonné, combien il leur manque le sens de l'art, la vue compréhensive des beautés plastiques, et parmi ceux qui ont cela, je suis étonné combien il leur manque l'invention, la création: ils ne sont que des critiques.
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Mardi 14 mai.—Degas, en sortant d'une maison, ce soir, se plaignait de ce qu'on ne trouve plus d'épaules abattues dans le monde. Et il avait raison: c'est un signe d'aristocratie, qui disparaît des nouvelles couches de femmes.
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Vendredi 17 mai.—Dîner chez Charpentier entre les cinq, comme on nous appelle.
Zola, parlant de l'insuccès du BOUTON DE ROSE, joué il y a une dizaine de jours, s'écrie: «Cela me rajeunit… Cela me donne vingt ans… Le succès de l'ASSOMMOIR m'avait avachi… Vraiment, quand je pense à l'enfilade de romans qui me restent à fabriquer, je sens qu'il n'y a qu'un état de lutte et de colère, qui puisse me les faire faire!»
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————De l'observation spontanée et presque faite en dépit de soi: Bon! je le veux bien, mais de l'observation comme on va au ministère, merci!
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Lundi 27 mai.—Je dîne aujourd'hui tout seul, en tête à tête avec Daudet et sa femme.
Daudet m'entretient de son livre: LES ROIS EN EXIL, dont la conception est vraiment tout à fait jolie, en ce qu'elle se prête à une réalité poétique et ironique. Il veut faire un éleveur de roi, d'un fils de démocrate, que deux franciscains vont chercher dans un hôtel du quartier Latin, à l'escalier plein de filles en savates. Cela bien exécuté, doit être tout à fait de la délicate et grande modernité. Soudain Daudet s'interrompt disant: «Voyez-vous, c'est très malheureux… au fond vous m'avez troublé… oui vous, Flaubert et ma femme… Je n'ai pas de style, non, non, c'est positif. Les gens nés au delà de la Loire, ne savent pas écrire la prose française… Moi ce que j'étais, un imaginateur… Vous ne vous doutez pas de ce que j'ai dans la tête… Eh bien, sans vous, je ne me serais pas préoccupé de cette chienne de langue… et j'aurais pondu, pondu dans la quiétude.»
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Vendredi 7 juin.—Le Marsaud qui signe les billets de banque, est un de ces vieillards qui a vu Paris, du temps des galeries de Bois, et qui, à propos de leur disparition, dit avec une indescriptible mélancolie: «Paris a bien perdu!»
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Mercredi 19 juin.—Je n'ai jusqu'ici rencontré, dans ma vie, que trois très grands esprits, trois très hautes cervelles, trois engendreurs de concepts tout à fait originaux. Le premier était le petit père Colardez, ce Silène au front de Socrate, enfoui dans un village de la Haute-Marne, les deux autres sont Gavarni et Berthelot. Les grands penseurs, en vedette à l'heure actuelle, à côté de ces trois hommes, ne sont que de la menue monnaie, du billon.
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Jeudi 27 juin.—Morceau à faire sur la comparaison de la taverne de Noël, la salle à manger des photographes, et la Taverne anglaise, qui semble le réfectoire des vieux romantiques. On me disait que Georges, l'ancien garçon à la mémoire extraordinaire, était devenu le sacristain d'une chapelle protestante de la rue Royale.
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————Ces jours-ci, on a fait la vente d'un nommé Arnauldet, frère d'un employé que j'ai connu au cabinet des Estampes. Au milieu d'un fouillis immense, il y a quelques très jolies et charmantes choses, achetées à vil prix par Burty, qui a suivi la vente, depuis les salles d'en haut jusqu'à Mazas: la salle d'en bas, où on vend la literie et les batteries de cuisine.
Ce garçon, originaire du Poitou, et sorti d'une famille de la magistrature, en ce temps de sensualisme grossier, était un type du sensuel délicat, et du curieux dans les choses du boire et du manger.
Il n'aimait qu'une certaine eau-de-vie fabriquée près de la Rochelle, et dont la provision était vendue tous les ans, à l'Angleterre. Cette eau-de-vie donc, il la faisait racheter en Angleterre, et il la buvait dans un petit verre, gardé dans un étui, qu'on ne lavait jamais, et qui avait pris l'irisation d'un lacrymatoire antique. Le café, on lui en triait un petit sac, qui était choisi grain par grain. Il faisait venir des huitres d'un certain marchand d'huitres de Marennes, et les donnait à garder dans une cave du quartier qui leur conservait une fraîcheur particulière. Il s'était fait fabriquer une semaine de pipes d'écume de mer, d'une minceur charmante, baptisées de noms délicieux, et qui se succédaient l'une après l'autre.
Enfin, chez ce garçon qui n'avait pas plus de douze à quinze mille livres de rente, toutes les choses du boire et du manger venaient du meilleur fournisseur existant dans le monde, qu'il fût à Paris ou aux Grandes Indes, et un jour, que le peu difficile Bracquemond déjeunait chez lui, et que sa rude nature s'impatientait de toutes ces recherches, de toutes ces provenances, il lui jeta:
—Et votre sel, d'où le faites-vous venir?
—De Morelles, répondait flegmatiquement Arnauldet.
Il vivait, cet épicurien, dans un petit monde de jouisseurs délicats, dont était Pingard, l'huissier de l'Académie, qu'on retrouvait à la vente des vins, faisant de la dégustation savante avec la petite tasse d'argent des gourmets-piqueurs de vin, et tout débordant d'indignation comique, quand l'expert se trompait d'un an, sur la date d'un cru.
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Dimanche 30 juin.—J'ai été entouré, toute la journée, de la joie bête, houleuse, haineuse, de cette multitude demandant des lampions et des drapeaux aux fenêtres, et surtout aux miennes qui n'en avaient pas.
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Lundi 1er juillet.—Des drapeaux, on ne voudra jamais croire cela, on en a mis hier aux corbillards emportant leurs morts au cimetière.
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————C'est curieux, ce besoin de dramatique qu'a l'humanité. Elle s'ennuie, en ouvrant son journal, quand il ne parle pas d'une guerre, ou au moins de l'assassinat d'un souverain.
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Mercredi 17 juillet.—Aujourd'hui, j'ai eu à déjeuner le ménage Daudet, à la première sortie de relevailles de Mme Daudet, et les Charpentier, et Burty, dont le ventre devient bedonnant et le dos montagneux.
Daudet a été charmant. Il a une conversation qu'on ne peut définir que par un mot: une conversation d'improvisateur. C'est un mélange de petites choses gentilles, de fines observations, de remarques drolatiques d'imaginations poétiquement funambulesques. Il fallait l'entendre couper le littéraire de sa conversation, par des blagues sur la nourrice morvandiste qu'il a découverte, et sur son dernier-né, qu'il appelle Tardivaux, à l'indignation de sa femme.
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Jeudi 18 juillet.—En réfléchissant combien mon frère et moi, nous sommes nés différents des autres, combien notre manière de voir, de sentir, de juger était particulière,—et cela tout naturellement et sans affectation et sans pose—combien en un mot notre nous n'était pas une originalité acquise à la force du poignet, je ne puis m'empêcher de croire que l'oeuvre que nous avons produit, ne soit pas un oeuvre très différent de celui des autres.
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Lundi 22 juillet.—Me voilà aujourd'hui libéré du travail de l'histoire, de ce travail qui prend tout votre temps, et qui au fond ne vous absorbe pas, ne vous enlève pas à vous-même. Je vais enfin m'appartenir, et me donner, pour les années qui me restent à vivre, à l'imagination, au style, à la poésie.
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Mardi 23 juillet.—L'introduction d'un nouveau médecin à chaque dîner de Brébant. Aujourd'hui c'est Paul Bert, qui disserte sur le temps qu'a pu durer le Paradis, sur les facultés génératrices d'Ève, et les deux cornes qu'elle avait vraisemblablement, etc., etc.
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Lundi 29 juillet.—Départ pour Bar-sur-Seine. Je suis seul dans mon wagon, et en la trépidation du chemin de fer, et par la nuit qui vient, ma pensée va au roman des «Deux clowns.» (LES FRÈRES ZEMGANNO.) Bientôt la cervelle s'excite et s'enfièvre, et voici des scènes qui se dessinent. Je trouve le premier épisode: une halte de bohémiens dans un paysage vague, dont je prendrais l'eau, le ciel, les plantages, sur le bord de la Seine.
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Samedi 3 août.—Mon cousin Marin a invité les femmes de la magistrature d'ici, à une pêche aux écrevisses, à la tombée de la nuit. On doit pêcher au dessus de Polisot, et la pêche est le prétexte d'un dîner-souper en plein air. On monte en voiture par une pluie battante, et au bout d'une heure, on est à destination et on se met à table.
La nuit est venue. Huit torches, fixées à huit piquets, sont allumées, éclairant le repas de leurs lueurs balayées et fuyardes. Un grand feu flambe au milieu du pré, où de temps en temps, les trois femmes vont sécher les semelles de leurs bottines mouillées, montrant des bas écossais et des pantalons brodés, en se soutenant par la taille avec des gestes de caresse: groupe au milieu fait par la charmante Mme G…, dans une de ces blanches toilettes anglaises, que Gravelot donne, en ses vignettes, à ses héroïnes de romans. Et au dessert, ce sont des jeux de cache-cache de petites filles, et des parties de main-chaude, où il faut deviner le nom de la bouche, qui vous embrasse la main.
Et le murmure de la rivière, et les fanfares lointaines des trompes de chasse se rapprochant, et les poursuites aériennes des femmes, passant brusquement de la lumière dans l'ombre, et de l'ombre dans la lumière, donnent à cette partie de plaisir dans la nuit, avec cette musique de ballade, un rien de fantastique.
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Jeudi 8 août.—Voici la vie de l'aristocratie de cette petite ville. On se réunit, à quatre heures, dans un grand jardin, dont la porte reste ouverte, jusqu'à sept heures. Un joli endroit, au bord de la Seine, où sous de grands arbres ombreux, penchés sur la rivière, et portant, au milieu de leurs feuilles, des caleçons qui sèchent, l'on voit passer entre les branches, dans l'ensoleillement de l'eau, tantôt une barque remplie de robes claires, tantôt le bonnet de toile cirée et le talon rose d'une femme qui nage.
Là, viennent le Président du Tribunal, des juges, un sous-préfet dégommé, le commandant de gendarmerie, le receveur particulier, un forestier, des avoués, de petits jeunes gens, et tout le monde cancane, potine, parle de l'article du Nouvelliste de l'endroit, ridiculise le commissaire de police… Puis, le soir, dans le petit cercle, où l'on monte par une espèce d'échelle, et qui a pour garniture de cheminée de son salon, des chandeliers représentant Robert Macaire et Bertrand, en galvanoplastie, ce sont les mêmes potins et les mêmes cancans qui remplissent, dans la bouche des mêmes personnes, les heures de la soirée jusqu'à minuit.
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Lundi 12 août.—Visite de l'ancien château de Riceys, possédant la plus belle allée de platanes que j'aie jamais vue: une allée de ces arbres à peau de serpent, qui fait ici une ogive verte de 120 pieds au-dessus de votre tête, et cela dans la longueur de trois cathédrales.
M. de Zeddes, le châtelain, après nous avoir promenés dans tout l'immense château, où l'architecture Louis XV se greffe sur la Renaissance, et où le jour entre par des fenêtres de tous les siècles, nous fait monter dans les greniers, dans la forêt, équarrie de charpente, qui asseyait autrefois un toit sur une habitation aux murs de six pieds d'épaisseur.
Là, dans ce vieux bois geignant par le vent qui s'élève, j'ai la sensation du gémissement d'une mer désolée! M. de Zeddes me disait qu'en automne, à l'époque des tourmentes équinoxiales, il venait s'asseoir en ces combles, et y restait deux ou trois heures, englouti dans la volupté de ce grand bruit plaintif.
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Lundi 19 août…
Cette grande, cette fluette femme, à la taille un peu carrée, à la gorge toute menue, est très brune, avec de grands yeux noirs, tout doux, et dont le regard est comme une caresse. Autour d'elle, il y a une petite senteur sauvage, perdue dans un goût d'héliotrope. Aujourd'hui, elle porte une robe rose, et sa longue et gracieuse personne fait un effet charmant dans la verdure foncée des chênes de la forêt en son marcher lent, en ses accroupissements légers, pour cueillir une fleur… Et la femme est, pour ainsi dire, toute vêtue de chasteté.
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Jeudi 22 août.—Un juge de Bar me racontait, ces jours-ci, une perquisition qu'il avait faite à propos d'un vol de bijoux, chez une fille de Pontoise. Un hareng saur était l'unique objet mobilier, qu'il avait trouvé dans la première pièce. Et dans la seconde, il était tombé sur un avoué de la localité, en chemise et en lunettes bleues, qui, ainsi surpris, avait passé tout le temps de la perquisition, assis sur une chaise, le nez dans le mur d'un angle de la pièce.
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Lundi 3 septembre.—À tous mes retours, je ne sais quel ennui, quel découragement me saisit, jusqu'au jour où je suis rentré dans le travail. Aujourd'hui, je promène cette tristesse à l'Exposition, sans que la vue de tous les bibelots rétrospectifs puissent la distraire. Au fond les hommes d'imagination, quand ils ont quitté, un mois, leur domicile, s'attendent, en y rentrant, à y trouver de l'imprévu heureux, et cela n'est jamais.
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————En travaillant à la préface du livre de Bergerat, je m'aperçois que tous les terribles paradoxes de Flaubert ne sortent pas de lui: ils sont de Gautier. Flaubert n'a fait qu'adapter à ces dires énormes—prononcés par Théo de la voix la plus douce—n'a fait qu'adapter un gueuloir à casser les vitres.
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————Ce n'est pas la quantité de temps, ainsi qu'on le croit généralement, qui fait la supériorité d'une oeuvre, c'est la qualité de la fièvre qu'on se donne pour la faire. Puis, qu'est-ce que fait une répétition ou une négligence de syntaxe, si la création est neuve, si la conception est originale, s'il y a, ici et là, une épithète ou un tour de phrase, qui vaille à lui seul, cent pages d'une prose impeccable, qualité ordinaire.
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Jeudi 12 septembre.—Saint-Cloud, où je vais étudier les saltimbanques pour mon roman.
Un vrai Gavarni. Au milieu d'une pelouse, autour d'une serviette, où il y a deux assiettes et une bouteille de vin, deux femmes couchées tout de leur long, et fumant des cigarettes: l'une reposant sur la paume d'une main; l'autre allongée sur le dos, avec les deux mains entrelacées sous la nuque, et lançant au ciel des bouffées de fumée.
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————En ces rues à l'intersection brutale, par ces clartés aveuglantes du nouvel éclairage, au milieu du charabia de toutes les bouches étrangères, Paris ne me semble plus mon Paris. Il me fait l'effet d'une ville libre, hantée et habitée par tous les galoupiats de l'Europe.
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Vendredi 13 septembre.—Ce matin, j'ai reçu la visite d'une Russe très distinguée, d'une comtesse Tolstoï, d'une cousine de l'écrivain, qui avait fait demander le bonheur de voir l'auteur de RENÉE MAUPERIN. Mon père ne prévoyait guère, quand il faisait la campagne de Russie, une épaule cassée à la bataille de la Moskova, et qu'un peloton de cosaques passant comme une trombe, le forçait à finir un morceau de cheval sur le toit d'une habitation, en faisant le coup de pistolet, mon père ne prévoyait guère que son fils serait un jour apprécié par une compatriote de ces cosaques.
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————Littré disait à un de mes amis: «La terre est une planète inférieure, et l'homme un composé mal assemblé.»
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Jeudi 19 septembre.—Dans les petits objets manuels, fabriqués anciennement par les Japonais, on sent qu'ils travaillaient pour des touchers délicats, pour des tacts d'artistes. Et c'est curieux, quand on pense que ces objets étaient généralement fabriqués dans un burg (yashki), sous la direction, l'encouragement de l'oeil guerrier du propriétaire, tandis que nos burgraves d'Europe n'ont jamais été que de grossiers barbares.
Ce soir, conversation sur les mauvaises odeurs des pieds, du nez, de la bouche: conversation dans laquelle se complaît et s'épanouit Flaubert.
Il raconte longuement, voluptueusement, l'anecdote d'un punais, du nez duquel tombe une viscosité, une sépia, qui force le docteur Trousseau à quitter son cabinet, et à n'y rentrer que le lendemain. Et comme bouquet de la fin, il narre l'histoire d'un pessaire retiré, au bout de dix-sept ans, par son père, du ventre d'une marchande de poissons, et dont l'infection était telle, que trois internes de l'hôpital de Rouen tombaient évanouis sur le cul.
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Samedi 21 septembre.—Flaubert, à la condition de lui abandonner les premiers rôles, et de se laisser enrhumer par les fenêtres, qu'il ouvre à tout moment, est un très agréable compagnon. Il a une bonne gaîté et un rire d'enfant qui sont contagieux, et dans le contact de la vie de tous les jours, se développe, en lui, une grosse affectuosité, qui n'est pas sans charme.
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Dimanche 22 septembre.—Ce matin, Meada, commissaire général du Japon à l'Exposition universelle de Paris, est arrivé à Saint-Gratien, accompagné de deux jardiniers de ses compatriotes, portant dans des morceaux de soie jaune, des instruments de jardinage, bizarres, hétéroclites. On a été au fond du potager. Les deux Japonais ont brisé la terre d'un carré, et ont semé des radis, des choux, des navets, des navets d'un mètre, et dont trois font la charge d'un homme.
Ce Meada, costumé à l'européenne, a une douceur charmante dans la politesse, et son teint jaune prend, par moment, un rose qui ressemble à ce joli fard carminé, dont les Japonaises des albums se rougissent les paupières.
On lui demande ce qui l'a frappé parmi les choses de l'Europe. Il répond:
«La grandeur!»—et parle avec émerveillement de Versailles…
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Lundi 23 septembre.—On cause d'une excentrique châtelaine des environs de Paris, dont le goût, la passion, l'idée fixe, est le maquerellage, et le maquerellage uniquement par perversion. En sorte que tous les couples amoureux du département, elle les attire chez elle, et les installe dans des appartements de son château, communiquant par un système d'escaliers en colimaçons.
Enfin sa maladie de perdre les jeunes femmes est tellement connue, que son neveu, quelque insistance qu'y mette sa tante, ne permet jamais à sa femme d'y coucher, et quand elle lui propose une promenade, il met de suite ses gants, pour être en tiers entre elles deux.
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Samedi 28 septembre.—Ce soir, le vieux Giraud contait ceci. Encore enfant, au temps des confitures, son père et sa mère le chargeaient d'aller chercher un pain de sucre, chez un distillateur de leurs amis, qui demeurait rue des Cinq-Diamants. Or la rue en question était alors pleine de filles, faisant le trottoir. Le jeune Giraud revenant chez lui avec son enfant de choeur sur les bras, s'approchait d'une de ces peu vertueuses demoiselles, et détachait d'un coup de clef, un éclat du bas de pain de sucre, moyennant quoi, il obtenait de toucher un rien à ses charmes. Puis il passait à une autre, détachant un nouvel éclat… Et arrivé à la maison, il se mettait à casser frénétiquement tout le pain de sucre, pour qu'on ne s'aperçût pas du déchet.
N'est-ce pas là une histoire montrant le gamin qu'il y eut toujours chez l'homme?
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Jeudi 10 octobre.—Au fond, dans toute cette Exposition de 1878, il n'y a guère que les objets d'art japonais, les imitations de verre de Venise, et le moulage russe d'un seul jet du corps d'une femme. Si je n'avais pas de bibelots, j'achèterais ce moulage, et n'aurais que cela dans mon salon: ce serait la présence réelle d'une belle réalité.
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Samedi 12 octobre.—Vaguant dans les rues campagnardes de Montmorency, en sa belle santé, la princesse appuyée sur mon bras, et souriant au beau soleil de la journée, au bonheur de son heureuse vie entourée de l'affection d'une petite société amie, me dit, s'arrêtant soudainement: «Oui, ce serait bien dur de m'en aller, je l'avoue, je trouve la vie bonne!»
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————C'est joli, une Parisienne marchant dans la rue, et que l'on voit absente de la foule qui la heurte, sourire à sa pensée.
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Vendredi 25 octobre.—Je ne mangerai plus dorénavant à la Taverne anglaise. Il y a au comptoir, une cinquantenaire exsangue, la figure émaciée par l'élaboration et la fatigue des additions, les cheveux tirés sur les tempes, et relevés sur le sommet de la tête, en une touffe ressemblant à la touffe de Chingachgook, et cette tête sauvagement sérieuse, m'est désagréable à voir, quand je prends ma nourriture.
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————Il me semble que je dois bien faire mon roman des deux clowns, me trouvant en ce moment, la cervelle dans un état vague et fluide, convenant à cette oeuvre, un peu en dehors d'une réalité absolue.
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————Un mot profond de femme à un homme, parlant de l'impossibilité de se faire aimer avec des cheveux blancs: «Les femmes ne regardent pas ou du moins ne voient pas les hommes qu'elles aiment.»
Aujourd'hui à l'aquarium de l'Exposition, je suis resté une heure, devant les truites. J'étudiais ce poisson à l'oeil carnassier, j'étudiais ses immobilités mortes au profond de l'eau, le ventre sur la grève, puis tout à coup les frottements de côté de ses flancs sur les cailloux: frottements fous et comme électriquement voluptueux, qui, à chaque contact du corps du poisson avec le fond, le fait remonter deux ou trois pieds en l'air.
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Jeudi 31 octobre.—Je suis arrivé chez le notaire, ne croyant pas à la chose, et ai été aussitôt rejoint par mon co-prêteur, qui m'a débité des histoires peu rassurantes sur notre débiteur. Une demi-heure s'est passée, sans que personne apparût. Enfin le représentant de l'entrepreneur de vidange a fait son entrée, avec un portefeuille sous le bras, ayant l'air d'être gonflé de chiffons de la banque. Le notaire s'est mis à lire, d'une voix bredouillante, un long acte très peu clair et soulevant un tas d'objections: «Bon, me suis-je dit, il va se présenter quelque difficulté, et le payement sera rejeté à quelque calende, qu'on ne verra jamais.» Non, tout s'est pacifié, arrangé, au moyen d'un contrat de mariage qu'on a été chercher incontinent, et à ma stupéfaction, mon notaire m'a remis entre les mains soixante-quinze vrais billets de mille francs.
Ces 75 000 francs, avec 6 500 qui me sont encore dus, 8 500 francs que j'ai attrapés de mon ex-notaire, défalcation faite des frais, me font rentrer dans mes 80 000 francs, avec les intérêts dus depuis trois ans: «Ça finit aussi bien qu'une mauvaise affaire peut finir!» m'a dit Duplan, et je suis complètement de son avis. Mais jamais plus, jamais plus, je ne placerai de l'argent sur hypothèque.
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————Dîner chez Matzugata, le commissaire général de l'Exposition du
Japon.
Une pendule en forme de chalet suisse, de faux meubles de Boule, un service de table en affreuse porcelaine anglaise, représentant des scènes de chasse d'après les dessins de Victor Adam et de Grenier, c'est là, le mobilier de cette résidence japonaise. Autour de la table, la tête un peu sauvage de Matzugata, qui ne parle pas français, la tête souriante et un peu jésuitique de Maéda, la tête hilare d'un jeune Japonais à la figure caricaturale de ces jeunes filles, que sculptent les ivoiriers japonais, puis, la tête d'About, la tête de Pelletan, la tête de Charcot.
Un dîner des plus fins, des plus délicats, avec toutes les recherches européennes de la dernière heure, et débutant par des tartelettes à l'Agnès Sorel.
Le pourquoi ce dîner a été donné, aurait pu fournir un chapitre à Balzac. Un ami à moi, est très énamouré d'une juive de la grande société, désirant posséder un de ces chênes nains de cent cinquante ans, qui tiendrait dans le pot de terre d'un rosier. Le commissaire japonais se refusait à le vendre et voulait le rapporter au Japon. Or, ce dîner en principe était donné à Gambetta, qui devait demander le chêne au dessert, mais il n'a pu venir qu'après dîner. Toutefois la demande avait été faite par lui, et moyennant ce dîner, et peut-être encore la création d'un consulat sur les côtes du Nippon, la carissima de mon ami aura son chêne.
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Mercredi 6 novembre.—Hier, chez Charpentier, les Japonais ont apporté de la cuisine fabriquée par eux, de petites tartelettes de poissons, des gelées blanches et vertes de poissons, et encore un mets dont ils semblent très friands, de petits rouleaux de riz, dans une feuille de plante aquatique grillée: quelque chose à l'aspect d'un boudin blanc dans une enveloppe de boudin noir.
Ce n'est guère bon pour nos palais européens, mais l'on sent dans ces comestibles une cuisine très civilisée, très travailleuse du suc et de l'essence des aliments, et dont les produits donnent aux papilles un tas de petites sensations, délicates, complexes et fugitives. Ce sont des mets et des nourritures ayant le caractère et le format de nos hors-d'oeuvre. Du reste, nous ne pouvons être que de mauvais juges de cette cuisine: l'élément gras, étant la base de la cuisine européenne, et l'élément maigre, étant la base de la cuisine japonaise.
Après dîner, deux de ces Japonais, dont l'un est le cuisinier des petits plats que nous avons mangés, se mettent à dessiner sur des morceaux d'étoffe, dans les senteurs fades de l'encre de Chine. Ils sont là, penchés sur le papier, avec une figure qui peine, avec un grand pli à la joue, et l'avancement de leur grosse bouche sérieuse. Ils tiennent leur pinceau entre la première phalange du pouce et l'index, et semblent l'avoir dans la paume de la main.
L'un d'eux dessine trois corbeaux, et c'est vraiment merveilleux de savoir, dans un dessin qui n'a jamais d'enveloppe ni de contour général, réserver les lumières, et d'être fixé d'avance si sûrement sur les places et les valeurs de sa composition. Avec un pinceau écrasé et aux poils presque secs, il rend l'extrémité duveteuse de la plume, de la façon la plus extraordinaire, et modèle, avec des plans dans la demi-teinte, en un gris noyé dans l'eau, le plus savant et le plus moelleux dessin de nature de la poitrine de l'oiseau noir.
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Lundi 11 novembre.—J'avais été plein de sagesse à cette exposition, je n'avais rien acheté, mais là rien, pas même un objet de dix sous. Cependant, à ma première visite j'avais avisé, à la section de la Chine, un objet que je trouvais un des plus beaux du Champ de Mars, un de ces objets à la richesse barbare et précieuse, digne d'une galerie d'Apollon exotique. C'était un très grand vase en jade vert, en forme de balustre, avec sur sa panse, un quadrillé d'or, relevé d'un cloutis de corail, et aux anses formées par des têtes de dragons ayant des yeux de cristal de roche.
Je l'avais marchandé… pour le marchander. On me l'avait fait 2 000 francs. Depuis je ne l'avais pas revu, et ne pensais plus à ma folle envie, quand dans une de ces séances que je fais de 6 à 7 heures, chez les Sichel, je demandais vaguement à Tien-Paô, s'il avait vendu son vase. Il me répondait que non, ajoutant que c'était une pièce très rare, très ancienne, et d'un seul morceau, et qu'il me le laisserait cependant à 1 200 francs. Ma foi. le lendemain,—le maudit vase avec son or, son corail, son cristal de roche m'avait trotté dans la tête, toute la nuit—j'allais trouver mon Chinois, auquel j'offrais de son jade, 800 francs. Et Tien-Paô, après avoir répété un tas de fois, «80 taels… 80 taels, pas possible… 80 taels, trop bon marché,» me le laissait à la fin. Aujourd'hui la pièce opulente fait, entre deux flambés, le milieu de la cheminée de mon cabinet de l'Extrême-Orient.
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Mardi 12 novembre.—Je ne sais quel charme ont les fleurs d'hiver, elles me semblent parées de quelque chose de joliment et délicatement souffreteux. Aujourd'hui se dressait sur la table de Nittis, un énorme bouquet de chrysanthèmes jaunes, mais si peu qu'on les voyait blancs, avec l'extrémité des pétales un rien violacée; et je regardais ce bouquet, sans pouvoir en détourner les yeux: c'était comme la pâleur d'une chair de petite fille, meurtrie par le froid.
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————Où m'a-t-on dit, ces jours-ci, que les coups de corde, en Angleterre, se donnaient, à l'heure qu'il est, avec une mécanique. Voilà le progrès, un progrès qui ne laisse plus rien à craindre de l'humanité du bourreau.
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Mardi 19 novembre
L'on causait de l'industrialisme du monde des lettres sans humanités, de ces littérateurs appelés peut-être à devenir les éducateurs des générations, commençant à épeler. Là-dessus le vieil Houssaye parlait d'un homme de lettres, dont il taisait le nom, et qui lui disait, il y a quelques jours: «Moi, à midi, tous les jours, j'ai fait deux feuilletons… je ne cours pas après les gros prix… 25 francs, c'est le prix que me donne la Liberté ou l'Estafette. Donc à midi j'ai 50 francs. Le reste de la journée, je la passe dans les petits théâtres, ou avec mes amitiés, mes relations, mes trucs, j'arrive à être d'un quart, d'un sixième dans une pièce, et ça rapporte encore 50 francs; pour la fin de la journée… Eh bien, cela me fait 36 000 francs par an, je n'en gagnais pas autant avant, quand j'étais à la Bourse.»
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Mercredi 20 novembre.—Un sculpteur, qui a passé des années en Angleterre, disait que là, il avait trouvé les plus belles poitrines, les plus charmants torses de femmes, mais que ces femmes n'avaient point la colonne vertébrale mobile, qu'il était impossible d'obtenir de ces corps, ce que vous donnait le premier modèle français venu, un hanchement, une torsion, un contournement, un mouvement de grâce féminin, le penchement d'une Hébé tendant la coupe à Jupiter.
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Jeudi 28 novembre.—Aujourd'hui, chez Burty, une curieuse et instructive séance. Le Japonais Watanobé-Seï a fait un dessin, mais non plus, un de ces croquis improvisés au bout du pinceau, mais un grand panneau à l'aquarelle, un kakemono.
Le dessin pour être précieux au Japon, doit être fait sans aucune reprise du trait, sans aucun repentir. On attache même une certaine importance à la rapidité du faire, et le compagnon du peintre a été regarder l'heure à la pendule, quand l'artiste a commencé!
Le peintre japonais était muni, cette fois, d'un morceau de soie gommée presque transparente, se fabriquant seulement au Japon pour cet usage; et la soie était tendue sur un petit cadre en bois blanc. Sauf deux ou trois bâtonnets de couleur de son pays, entre autres une espèce de jaune, couleur de gomme gutte, et du bleu verdâtre, l'artiste se servait de couleurs au miel, de couleurs européennes.
D'abord pour commencer, ce fut au milieu, comme toujours, un bec d'un oiseau devenant un oiseau, puis encore trois autres becs, trois autres oiseaux: le premier grisâtre, le second au ventre blanc, aux ailes vertes; le troisième ayant l'apparence d'une fauvette à tête noire; le quatrième avec du rouge dans le cou d'un rouge-gorge. Il ajouta à la fin, au haut du panneau, un cinquième oiseau, un calfat au bec de corail. Ces cinq oiseaux furent exécutés avec le travail le plus précieux et presque le frou-frou révolté de leurs plumes.
Et c'était charmant de voir notre Japonais travailler, tenant deux pinceaux dans la même main, l'un tout fin et chargé d'une couleur intense et filant le trait, l'autre plus gros et tout aqueux, élargissant la linéature et l'estompant: tout cela avec des prestesses d'escamoteur, debout devant sa petite table aux gobelets.
Sur le fond, laissé complètement vierge, il a mouillé la plus grande partie, réservant, çà et là, des déchiquetures, pareilles à de petits archipels, et dont l'ensemble avait une certaine ressemblance avec une carte du Japon. Le panneau a été un peu séché à la flamme d'un journal, et retiré, lorsqu'il conservait un rien d'humidité dans les parties mouillées.
Alors brutalement, et comme sans souci de la délicatesse de son dessin, il a fait pleuvoir de gros pâtés d'encre de Chine, qui étendus avec un blaireau, ont détaché sur la légère demi-teinte d'un ciel gris, les branchages et les oiseaux enfermés dans une couche de neige, faite miraculeusement par ces espèces d'archipels gardés secs dans le papier.
Puis, quand le panneau a été ainsi préparé, ainsi avancé, ne voilà-t-il pas que notre peintre japonais s'est mis à le laver à grandes eaux, donnant, sur la tête colorée des oiseaux, de petits coups de pouce, amortissant, et ne laissant sur le papier que la vision effacée, de ce qui y était tout à l'heure.
Et le panneau encore une fois remis au feu et retiré mollet, l'artiste indique un tronc tortueux par un large appuiement, mais interrompu, mais cassé, et pique avec la plus grande attention, dans le vide, dans l'effacement, les petites fleurs rouges d'un cognassier du Japon, ne plaçant qu'au dernier moment la valeur noire de son dessin, la tache intense à l'encre de Chine du tronc de l'arbuste.
Et encore des lavages, des séchages, des reprises, des relavages, au bout desquels le lumineux et moelleux dessin était parachevé, tirant de tout ce travail dans l'humide, quelque chose du joli flottement des contours d'une aquarelle qui baigne dans l'eau de la cuvette d'un graveur,—et sans que, selon l'expression d'un peintre, dans cette chose soufflée, se sentît la moindre fatigue.
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Vendredi 29 décembre.—Pillaut, le musicien, disait spirituellement, ce soir: «Oui, maintenant quand je parle, on m'écoute… et vous savez, lorsque je dis les choses les moins intéressantes, c'est autour de moi, un cercle de gens attentifs, approuvant mes paroles, de la tête. La première fois que je m'en suis aperçu, cela m'a profondément attristé…, cette attention m'a averti que je commençais à être un vieux.»
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Mardi 3 décembre.—Aujourd'hui, au dîner des Spartiates, Francis Magnard racontait la petite cause, qui a amené la chute de la colonne Vendôme.
Une fille, dont Magnard ne se rappelle pas bien exactement le nom, jouissant d'une certaine notoriété, avait été abandonnée par un riche entreteneur, à cause de ses relations avec un ingénieur. Pendant la Commune, se trouvant fort désargentée, elle reprochait à son amant d'être la cause de sa misère, et celui-ci chercha, s'ingénia à trouver un moyen de gagner de l'argent. Il eut l'idée d'appliquer le système du sifflet, la coupe en biseau de la colonne, système, sans lequel il eût été presque impossible de la jeter à bas; et il eut, pour son invention, une somme de 6000 francs, qu'il donna à sa maîtresse.
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Mercredi 4 décembre.—«Le peuple est une bête qui vit de gloire,—disait brillamment, ce soir, Renan chez la princesse—mais quand il s'est accoutumé à ce foin, il faut lui en donner tous les jours, c'est ce qu'avait fait Napoléon, c'est ce que n'a pas fait Bismarck… C'est peut-être très grave pour lui.»
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————Je me surprends, en construisant mes phrases maintenant, à faire de la main droite tenant la plume, des gestes d'un chef d'orchestre: si mes phrases ne sont pas musicales, je ne sais pas diantrement comment il faut s'y prendre.
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Samedi 7 décembre.—Ce soir, Pagans chantait du Rameau. Il me semblait, qu'en entendant cet air vieillot, j'avais les cordes tendres de l'âme, caressées par de l'ingénu rococo.
J'étais sous l'impression de ce chant, quand une voix, qui semblait sortir par les narines d'un nez, me dit que le propriétaire de cette voix avait lu MANETTE SALOMON, dans le sérail.
C'est ce Polonais étrange qui, après s'être manqué d'un coup de pistolet dans la bouche, est devenu peintre de Sa Hautesse, dans le palais duquel il a passé une fois cinq cents jours de suite, sans en pouvoir sortir une minute, occupé de l'éternelle et colossale mise en peinture des batailles, hantant la cervelle du Sultan: pauvre peintre qu'on faisait, lorsqu'il était malade, traverser les cours à cheval, en lui tenant les genoux, de peur qu'il ne tombât, qu'on asseyait sur une chaise, et qui devait quelquefois travailler douze heures sans manger.
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———-Dans ce roman des «Frères Bendigo» (LES FRÈRES ZEMGANNO), il y a quelques chapitres que j'écris avec le portrait de mon frère devant moi, il me semble que ça porte bonheur à mon travail!
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Lundi 30 décembre.—Un joli mot d'une vieille femme de mes amies, à qui sa bru disait qu'elle aimait à lire, à faire de la musique, mais détestait les travaux de femme, la tapisserie, la broderie, etc., etc.: «Ma chère, c'est que vous avez été toujours heureuse, que vous n'avez pas eu de chagrins… Oui, bien souvent ces travaux sont une occupation mécanique, derrière laquelle on s'enfonce dans ses regrets!»
ANNÉE 1879
Mercredi 1er janvier 1879.—Dîner chez la princesse avec les deux fils du prince Napoléon, Benedetti, le vieux Giraud, les deux Popelin, Anastasi, la baronne de Galbois, Mlle Abbatucci.
Au fumoir, on cause du renvoi des soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, des hôpitaux. Anastasi qui a été soigné dans une maison, où était organisé un service d'infirmières, affirme qu'il est impossible de se figurer l'avidité, la soûlerie, et le maquerellage de ces créatures, qui passent leur temps à proposer aux malades qui ne sont pas tout à fait crevards, les femmes convalescentes de la maison.
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Mercredi 8 janvier.—Labiche contait, ce soir, qu'à l'enterrement de Murger, il y avait une contestation entre Thierry, et Maquet, à propos de l'ordre du discours à prononcer sur la tombe. Et comme Thierry s'entêtait à parler le premier, se rapprochant le plus possible de la fosse ouverte, Maquet lui disait au milieu de ce monde, croyant que les deux orateurs se faisaient des politesses: «Si tu persistes, je te fous dans le trou!» Thierry renonçait à parler le premier.
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Mardi 14 janvier.—Le directeur d'un de nos grands théâtres, auquel on apprenait qu'un de nos plus célèbres auteurs dramatiques était devenu impuissant, dit en soupirant: «Il est bien heureux, le voilà sauvé des horreurs de l'incertitude!»—et cela était modulé avec l'annotation indéfinissable de l'oeil dudit directeur.
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————C'est intéressant de voir son manuscrit,—tout d'abord une feuille de papier dans une enveloppe,—prendre du ventre, par la copie, qu'on y glisse, tous les jours, dans l'enveloppe grossissante.
Je reste deux ou trois jours, sans sortir de chez moi, travaillant de l'heure où je me lève, à l'heure où je me couche, mais le troisième ou le quatrième jour, j'ai besoin de m'acheter un bibelot, pour me payer de mon travail.
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Jeudi 16 janvier.—Triste, triste cette journée, comme l'un de ces matins de sa jeunesse, où, au sortir du bal masqué, l'on a couché avec une femme, qui n'avait pas de drap à son lit, et où, au jour levant, on est entré voir l'enterrement d'un pauvre, dans l'église en face.
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Samedi 18 janvier.—Première de l'ASSOMMOIR. Un publique sympathique, applaudisseur, au milieu duquel les inimitiés sourdes n'osent pas se produire. Comme les années changent les générations. Dans un retour triste sur mon frère, je ne peux m'empêcher de dire à Lafontaine, rencontré dans un corridor: «Ce n'est pas le public d'HENRIETTE MARÉCHAL.» Tout est accepté, claqué, et seuls, au dernier tableau, deux ou trois coups de sifflet, timides, peureux: c'est toute la protestation dans l'enthousiasme général.
En sortant de la représentation, Zola nous demande, le nez en point d'interrogation, d'une voix dolente, si la pièce a vraiment réussi. Il a passé toute la représentation, dans le cabinet de Chabrillat, à lire un roman quelconque, trouvé dans sa bibliothèque, n'osant se montrer aux acteurs, que la veille, à la répétition, dit-il, sa mine désolée glaçait.
Nous nous rendons en troupe avec le ménage Daudet, chez Brébant, où Chabrillat a fait préparer un souper pour ses amis et les amis de Zola. Il y a là des gens de toute sorte, le vieux Janvier, l'oculiste Magne, la phalange de Médan.
Et l'on soupe assez gaiement, toutefois avec un fonds d'affairement et de préoccupation du lendemain, au milieu de sorties de Zola et de Chabrillat, allant voir les journalistes qui soupent au-dessous, au milieu de la lecture de fragments d'un grand article, devant paraître le lendemain, au milieu de racontars d'après lesquels un contrôleur aurait envoyé faire f… le préfet de police.
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Mardi 21 janvier.—Bardoux est venu dîner aujourd'hui chez Brébant. Il ne dissimule pas, malgré la victoire du ministère, son peu d'espérance de se maintenir, et là-dessus on ne lui laisse aucune illusion, et on lui recommande de soigner sa sortie.
En s'en allant, il m'appelle pour faire un bout de chemin avec lui. Il me dit qu'hier a été la première attaque du jacobinisme, que le maréchal est parfaitement décidé à s'en aller… puis, dans une animation colère, s'exclame contre la femme de ce temps, contre sa servilité honteuse, et il parle, avec des hoquets de dégoût, des femmes teintes en bleu, faisant la cour à genoux, au Gambetta.
Son emportement apaisé, je lui demande pourquoi il n'a pas décoré Zola? Il me répond qu'il a rencontré une opposition formelle au conseil des ministres. Je lui demande pourquoi il n'a pas fait officier Renan, il me répond que le maréchal n'a pas voulu signer sa nomination. Et à propos de la promotion de Victor Hugo, il m'affirme que c'est le poète qui s'y est opposé, quoiqu'il eût la promesse, qu'une semaine après qu'il aurait été nommé commandeur, il serait fait grand'croix.
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Mardi 28 janvier.—Un mot de la Guimond: «Conçoit-on ce Girardin… j'ai huit cents lettres de lui toutes compromettantes… et il ne veut pas me les racheter.»
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Mercredi 5 février.—Une anecdote sur le colonel, le frère de ce général Lasalle, qui ne quittait l'armée que pour se commander à Paris une paire de bottes, et faire un enfant à sa femme.
Un jour il dînait chez Masséna, où il y avait sur la table un hanap d'argent, très admiré par les convives.
—«Il est à celui qui le boira plein de kirsch,» dit Masséna.
—«Qu'on me le passe!» jette le colonel Lasalle.
Et il le vide d'un trait, le pose sur sa cuisse, d'un coup de poing l'aplatit, le plie en deux, en quatre, et le fourre dans sa sabretache.
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Mardi 11 février.—Le travail de la note d'après nature, de la saisie rapide et fiévreuse pendant toute une soirée, dans un cirque, de ces riens qui durent une seconde, me jette à la fin dans un état d'émotion étrange, avec dans la cervelle du vague exalté, dans le corps du remuement inquiet, dans les mains de petits tremblements nerveux.
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Mercredi 12 février.—Boitelle, qu'on n'a pas vu chez la princesse, depuis des éternités, vient ce soir. Il parle de la désorganisation du service de sûreté, de ces hommes uniques, qui avec un flair de chien de chasse, et sans se rendre bien compte comment—c'était l'aveu de l'un d'eux—arrivent à la connaissance du voleur, de l'assassin.
C'est celui-ci, qui arrive chez Giraud, examine l'effraction, et dit: «Ça, c'est un maçon… et c'est un limousin.» Puis au bout de quelques instants de réflexion: «Et c'est un tel.» C'est celui-là qui arrive chez un autre monsieur volé, lui demande à voir les gens de service, adresse à l'un cette question:
—Est-ce que je ne vous ai pas vu à l'estaminet du Helder?
—Non.
Et l'homme sorti: «Voilà le voleur… C'est un pédéraste… il a fait le coup avec son amant, qui doit avoir la garde du magot… Demain je saurai, qui il est.»
Mais Boitelle appuie surtout sur la désorganisation de la police de famille, de cette police qui doit être exercée par un préfet de police, dans les cas, où il faut défendre les honnêtes gens, quand la loi manque pour les protéger,—police qui doit être exercée à la façon d'un cadi, mais à la condition de ne jamais se tromper—répète-t-il deux fois. Et il nous parle d'une visite et d'une saisie de papiers, faites à quatre heures du matin, chez un membre d'un club de Paris, sous prétexte de conspiration, pour prendre dans son secrétaire, une correspondance de jeune fille, avec laquelle ce monsieur voulait faire chanter la famille, au moment du mariage de la jeune fille.
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————A propos des SALTIMBANQUES et de la réponse: «Elle doit être à nous!» un fin mot d'Odry, répondu à Dumersan. Ledit Dumersan persécutait Odry, pour qu'il jetât un coup d'oeil sur la malle, au moment de cette réponse. Odry n'en faisait rien. Enfin un jour l'acteur impatienté lança à l'auteur: «Si je la regarde, je suis un voleur; si je ne la regarde pas, je ne suis qu'un filou!»
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Vendredi 14 février.—Quand on a mon âge, et qu'on est malingre comme moi, au milieu de la fabrication d'un bouquin, il entre en vous une terreur de mourir, avant que le livre soit terminé,—une terreur que l'éditeur n'en fasse remplir les blancs par un imbécile.
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————Une jeune fille du grand monde, me contait aujourd'hui, qu'une de ses amies, décidée à épouser un garçon très riche, en dépit d'une saleté repoussante, avait eu l'idée de lui faire ordonner par son médecin, le médecin des deux familles, des bains de vapeur, pour une maladie quelconque, dont il l'avait menacée. Et la jeune fiancée disait: «Enfin il sera propre le jour de mon mariage!»
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————Maintenant, quand j'écris un morceau de style, j'ai besoin avant de l'écrire, de m'entraîner, de me monter le bourrichon, comme disait Flaubert, en regardant des matières d'art colorées, mais une fois cette griserie cérébrale obtenue, il me faut éviter la vue de ces choses, tout le temps que j'écris. Alors ça me distrait, ça me dérange. Et il m'est arrivé ces temps-ci de me priver de regarder, tout un jour de travail, un objet acheté la veille et apporté le matin.
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————Il y a une somme de bêtise que les peuples ne peuvent pas dépasser, sous peine de périr, et la France où l'on ne veut plus qu'il y ait une statue pour Charlemagne, me semble, à l'heure présente, une nation mûre pour le démembrement, pour le dépècement.
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Mardi 25 février.—J'ai vu, ces jours-ci, à une soirée, une jeune femme dans la toilette la plus joliment indécente, qu'on puisse rêver. Elle semblait habillée d'un corset et d'un jupon, sous lesquels il n'y avait point de chemise. Je causais de cette toilette, ce soir, quand une vieille femme s'est mise à dire: «Que l'hydrothérapie avait tué la pudeur chez la jeune génération féminine, que le barbotage dans l'eau, à l'instar d'un canard, que l'habitude journalière de se montrer à sa femme de chambre, entièrement nue, diminuaient, tous les jours, l'effarouchement que les femmes d'autrefois éprouvaient à monter trop de leur peau ou de leurs formes.
Il y a du vrai dans ce que disait cette vieille femme.
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————Un banquier, un banquier supérieur, déclarait que l'affaire la plus productive, était de prêter une petite somme d'argent à un honnête homme insolvable. «Dans ces conditions, disait-il, on tirait 200 p. 100 de son argent, en attentions, corvées, obligations imposées à l'emprunteur».
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Dimanche 2 mars.—La timidité, cette paralysie de ma valeur personnelle en société, pendant toute ma jeunesse et ma maturité, cet état nerveux, où en présence de deux ou trois imbéciles inconnus, j'éprouvais comme un noeud de l'aiguillette de l'esprit, il me semble que je m'en suis débarrassé à l'heure présente, mais il n'y a pas bien longtemps. Je me surprends à causer aux dîners de la princesse, comme chez moi, et quelquefois je sors de table, étonné de mon nouveau moi-même.
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Lundi 10 mars.—Fini aujourd'hui LES FRÈRES ZEMGANNO.
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————Au dix-huitième siècle il n'y a guère que deux aquarellistes, Baudouin et Gabriel de Saint-Aubin; les autres, même Moreau, lavent leur dessins avec des eaux d'architecte.
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Mardi 1er avril.—Il me prend des mélancolies, en pensant que tout ce que je fais, pour faire de cette maison d'Auteuil, un domicile de poète et de peintre, tout cela est fait pour un bourgeois quelconque, très prochain.
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Samedi 5 avril.—Les marionnettes de Holden! Ces gens de bois sont un peu inquiétants. Il y a une danseuse, tournant sur ses pointes dans un clair de lune, de laquelle pourrait s'éprendre un personnage d'Hoffmann, et encore un clown qui se couche, cherche sa position sur un lit, et s'endort avec des poses et des gestes d'une humanité de chair et d'os.
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Samedi 12 avril.—Aujourd'hui, j'entre à la Vie Moderne. C'est amusant, l'installation d'un journal à images naissant, avec ses divans qui ne sont encore que des planches, l'essai de ses cornets acoustiques qu'on pose, les épreuves de Gillot voletant sur le bureau, la paperasserie en désordre de la copie des feuilles destinées à faire le premier numéro, les allées et les sorties de messieurs qui s'en vont, après un petit entretien avec le rédacteur en chef dans un coin du bureau.
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Dimanche 13 avril.—Liphart, en faisant mon portrait, m'apprend qu'il y a des femmes russes qui prennent de la belladone pour s'agrandir la pupille, et donner à leur regard de l'étrangeté et du brillant.
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————C'est singulier, je suis un aristo, et je trouve qu'il n'y a que moi, dans le roman peuple, qui aie eu de la tendresse, des entrailles, pour la canaille.
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————Je persiste à déclarer que les réceptions de l'Académie m'apparaissent comme des récréations de cuistres.
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————Ce qu'il y a à craindre pour l'homme de lettres, ce n'est point le foudroiement, la mort complète de sa cervelle: c'est la douce imbécillité, l'insensible ramollissement de son talent.
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————Toute la valeur du romantisme, ça été d'avoir infusé du sang, de la couleur dans la langue française, en train de mourir d'anémie,—quant à l'humanité qu'elle a créée, c'est une humanité de dessus de pendule.
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Mardi 25 avril.—J'entre en discussion avec Spuller, parce qu'il ne fait aucune différence entre les créateurs et ceux qu'il appelle les autres, entre un Balzac ou un Hugo, et un Sainte-Beuve. Il finit par déclarer que le NEVEU DE RAMEAU est pour lui complètement incompréhensible, qu'il ne sait pas du tout ce que Diderot veut dire, et me renvoie à la PRINCESSE DE BABYLONE.
Oui, le journaliste républicain met sur le même pied les vulgarisateurs et les créateurs, et préfère les écrivains utiles à ceux qui ne sont que des écrivains.
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————Au bas du trottoir de la rue de Clichy, un homme tendant la main à un autre: «Donne-moi la cuiller?»
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————Quel printemps! les blanches fleurs des magnolias ont quelque chose de la constriction douloureuse des épaules de femmes décolletées, dans un courant d'air.
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Mercredi 30 avril.—Aujourd'hui l'apparition des FRÈRES ZEMGANNO.
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Jeudi 1er mai.—Qui est-ce qui osera dire qu'auprès de Labruyère, Molière est un bas farceur?
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Vendredi 9 mai.—Les attaques, ça vous embête, mais au fond c'est bon. Ça met dans votre travail, un peu de colère.
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————Un joli détail de la vie élégante parisienne. Parmi les demoiselles-mannequins, qui, dans les salons de Worth, montrent et promènent sur leurs sveltes corps, les robes de l'illustre couturier, il est une demoiselle, ou plutôt une dame mannequin, dont la spécialité est de représenter la grossesse de la high-life.
Assise seule à l'écart, en le clair-obscur d'un boudoir, elle exhibe aux yeux des visiteuses dans un état intéressant, la toilette appropriée avec le plus de génie à la déformation de l'enfantement.
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Mercredi 14 mai.—Chez la princesse, ce soir, Lachaud parlait, en amoureux, de son ancien amour pour Mme Lafarge. Il disait qu'aujourd'hui encore, il avait dans son cabinet un portrait d'elle, au-dessus d'un divan, et que lorsqu'il rentrait fatigué du palais, il faisait une sieste sur ce divan, s'endormant les yeux sur l'image de l'assassine.
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Vendredi 16 mai.—Enfin, un jour où je puis me donner la récréation de lire un bouquin pour mon plaisir—récréation rare pour le fabricateur de livres—et le jour est tout gris, tout pluvieux, vraiment fait pour la lecture. Je me plonge dans un voyage au Zambèze, dans un voyage au milieu du pays des lions, là, où l'on en rencontre des troupes de trente, marchant à la queue-leu-leu. Toute la journée, je suis à l'émotion de leurs rugissements au bord des grands fleuves, et le soir, me rappelant tout à coup, que Burty fait une conférence sur mes dessins à l'École des Beaux-Arts, le quai Malaquais m'apparaît lointain, lointain, comme si j'étais au fond de l'Afrique,—et je reste au Zambèze.
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Dimanche 18 mai.—Cette fois, j'avais cru que la nature de mon livre, ma vieillesse même, désarmeraient la critique. Mais non, c'est un éreintement sur toute la ligne. Barbey d'Aurevilly, Pontmartin, etc., ont déclaré les FRÈRES ZEMGANNO un livre détestable.
Pas un de ces critiques ne semble s'apercevoir de l'originale chose essayée par moi dans ce livre, de la tentative faite pour émouvoir avec autre chose que l'amour, enfin de la substitution dans un roman d'un intérêt autre, que celui employé depuis le commencement du monde.
Allons, je serais attaqué et nié jusqu'au jour de ma mort, et même peut-être quelques années après. Au fond, il faut l'avouer, ça fait, en mon par dedans, une espèce de tristesse qui se traduit par un cassement de bras et de jambes, une fatigue physique qui a le désir et le besoin de dormir.
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Mardi 20 mai.—Les choses et les hasards de la vie sont bizarres. Aujourd'hui, sur quoi est-ce que je tombe, en passant, devant mes dessins exposés aux Beaux-Arts, sur une entrevue de mariage entre le cousin Marin, que je croyais à Bar-sur-Seine et une demoiselle ***.
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————Le peintre Dupray expliquait l'énorme protection de l'État en faveur de la musique, par ceci: c'est que tous les grands banquiers juifs sont mélomanes.
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Mercredi 21 mai.—Quelqu'un vivant dans le monde politique, disait ce soir, que le 16 mai n'avait pas réussi, par suite de la préoccupation de chaque ministre, d'avoir un passeport pour se sauver, en cas de malheur.
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————Combien y a-t-il de pièces de théâtre, dont le dénouement ne soit pas amené par l'interception d'une lettre ou sur la surprise d'une conversation derrière un rideau. Toute l'imagination du théâtre de ces jours-ci, consiste à convertir la lettre en télégramme, et à remplacer le rideau par quelque chose comme la porte d'un cabinet d'aisance.
C'est bien borné, et le théâtre me semble pour un esprit, le travail fatigant d'un écureuil dans une cage.
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————On peut dire qu'en France, le jour où le chef du gouvernement a eu sur le dos, comme uniforme, un habit noir, c'en a été à jamais fait de sa puissance et de sa gloire militaires.
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Mardi 27 mai.—Dîner Brébant.
—Cette femme je l'ai rencontrée, quand j'étais en prison.
—Bah!
—Oui, c'était à la fin de l'Empire, lorsque tout était détraqué. Le jour où j'ai été écroué à Sainte-Pélagie, le directeur s'est empressé de me dire: «Vous n'avez qu'à adresser une demande, pour être transféré dans une maison de santé.» Et la première parole de l'autre directeur a été: «Donnez-moi votre parole que tous les soirs, vous serez rentré à dix heures….et vous êtes libre».
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Mercredi 28 mai.—Liesse me dit que son exemplaire des FRÈRES ZEMGANNO a un joli autographe à la dernière page: il est signé d'une larme de jeune fille, à laquelle il l'avait prêté.
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————N'est-ce pas paradoxal que ce soit de nos revers qu'est sortie une école de peinture militaire. Du temps de notre gloire, il y avait un peintre isolé, comme Vernet, comme Raffet, mais non tout un petit monde, pouvant faire les frais d'une exposition spéciale.
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————Quel malheur de n'avoir pas trouvé le temps de faire notre «Catéchisme révolutionnaire de l'art». Et comme il aurait été amusant, au nom de Raphaël, à propos de tel tableau qu'on admire, d'indiquer ce que les restaurateurs ont laissé juste de peinture, même de dessin du maître, mais c'était un travail immense de recherches, de courses, de conversations avec les gens techniques, et il ne fallait ni erreurs, ni exagérations. Puis encore au sujet d'une faïence Henri II, de montrer le peu de perfection de la matière, la tristesse du décor, l'insenséisme des prix.
Et ainsi de tout, et aller pendant trois cents pages, trépignant, bouleversant les opinions consacrées, les admirations séculaires, les programmes des professeurs d'esthétique de l'Institut, toute cette vieille foi artistique, plus entêtée, plus dépourvue de criterium que la foi religieuse.
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Mercredi 4 juin.—Aujourd'hui, dans mon jardin en fleurs, son petit corps maigre perdu dans sa robe à queue, Mme de Nittis parlait, tout au fond d'un grand fauteuil, où elle ne tenait guère plus de place qu'un enfant, parlait, avec des interruptions, des silences, de pâles sourires; parlait des premiers temps de son bonheur avec son mari, dans un certain carré de roses trémières, aux environs de la Malmaison, et qu'il avait fallu vendre, un jour de mauvaises affaires. Avec ce quelque chose d'appuyé et de ressenti, que les bien malades mettent dans leurs paroles, elle revenait amoureusement sur ces jours où elle servait de modèle à son mari, du matin au soir, sur ces jours tout pleins de ses peurs de l'eau, et où cependant sans rien dire, elle posait dans un remuant bateau, en robe blanche, frissonnante du froid du coucher du soleil et de la terreur de chavirer.
Vendredi 6 juin.—La petite Mme ***, sur une polissonnerie qu'on lui dit, a un retroussement d'une seule narine, singulier, bizarre.
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Samedi 7 juin.—Je suis à l'enterrement du vieux Maherault, l'avant-dernier collectionneur sincère, l'avant-dernier collectionneur pauvre—je me regarde comme le dernier,—et je n'entends que colloques sans pudeur d'amateurs, tout réjouis par la perspective de la vente, et ne vois que têtes de marchands d'estampes, travaillant à attirer sur elles, l'attention de la famille.
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Dimanche 8 juin.—Déjeuner en tête à tête avec Flaubert, ce matin.
Il me dit que son affaire est faite. Il est nommé conservateur, hors cadre, à la Mazarine, aux appointements de 3 000 francs, qui doivent être augmentés dans quelques mois. Il ajoute qu'il a vraiment souffert d'accepter cet argent, et que du reste, il a déjà pris des dispositions, pour qu'il soit un jour remboursé à l'État. Son frère, qui est très riche et mourant, doit lui faire 3 000 livres de rente: avec cela, sa place et ses gains de littérature, il se retrouvera à peu près sur ses pieds.
Flaubert, l'ennemi des illustrations, songe aujourd'hui à l'illustration de sa féerie, avec des dessins de peintres—et non de dessinateurs, dit-il avec mépris.
Il est plus briqueté, plus coloré à la Jordans que jamais, et une mèche de ses longs cheveux de la nuque, remontée sur son crâne dénudé, fait penser à son ascendance de Peau-Rouge.
Il est content de sa jambe. Aujourd'hui voici le premier jour, où il ne met pas de bande.
—Oui, un médecin qui était là, n'avait rien vu à mon cas… C'est un voisin, un chirurgien de marine, qui venant me voir par hasard, a soulevé mon drap, m'a flanqué un coup brutal sur la jambe, m'a demandé:
—Avez-vous pleuré? Avez-vous eu un frisson? Avez-vous éprouvé quelques trouble intérieur, au moment de votre chute?
—Oui, j'ai senti à l'épigastre quelque chose de désagréable!
—Eh bien c'est ça, le péroné est cassé, regardez ce bourrelet… c'est toujours l'indication d'une cassure.
Et toute la journée de l'esthétique furibonde.
A cinq heures, dans un pantalon clair, arrive Zola, qui revient du
Grand-Prix, où il est aller étudier les courses, pour les mettre dans NANA.
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Lundi 9 juin.—Degas disait spirituellement, en parlant du portrait de Carolus Duran par son élève: «Avez-vous remarqué les manchettes de Carolus et les veines de ses mains, pleines des vibrations d'un pouls vénitien?».
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————Une erreur de 3 centimes, dans le compte d'une année, il y a cinq ou six ans, a fait passer, m'a-t-on assuré, cinq jours et cinq nuits, aux sept employés de la fortune privée de Rothschild.
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Mardi 10 juin.—Dîner intime chez les Charpentier, entre Flaubert, Zola et moi.
FLAUBERT.—Eh bien, Charpentier, faites-vous mon SAINT-JULIEN?
CHARPENTIER.—Mais oui… Vous tenez toujours à ce vitrail de la cathédrale de Rouen, qui,—c'est vous qui le dites—n'a aucun rapport avec votre livre.
FLAUBERT.—Oui, parfaitement, et c'est bien à cause de cela.
ZOLA.—Au moins permettez à Charpentier d'introduire dans le texte, quelques dessins… Moreau vous fera une Salomé.
FLAUBERT.—Jamais… Vous ne me connaissez pas, j'ai l'entêtement d'un
Normand que je suis.
—Mais lui crie-t-on, avec votre vitrail seul, la publication n'a aucune chance de succès… Vous en vendrez vingt exemplaires… puis, pourquoi vous butez-vous à une chose, que vous-même reconnaissez être absurde?
FLAUBERT (avec un geste à la Frédérick Lemaître).
—C'est absolument pour épater le bourgeois!
* * * * *
————Des jours hostiles et de malechance, où l'on voudrait, ainsi que dans un gros temps, fermer les sabords de sa maison, et se dérober aux gens qui frappent à votre porte, aux lettres que le facteur dépose dans votre boîte.
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————Un vilain, un odieux livre, ce livre de Vallès qui vient de paraître. La mère, jusqu'à présent, était sacrée, la mère jusqu'à présent, avait été épargnée par l'enfant, qu'elle avait porté dans ses flancs. Aujourd'hui, c'en est fini en littérature, de la religion de la maternité, et la révolution commence contre elle.
VINGTRAS est un livre symptomatique de ce temps.
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Lundi 16 juin.—Chez Auguste Sichel, Castellani, l'antiquaire de Rome, parle pittoresquement de ce lit du Tibre, de ce limon qui enferme dans une succession de couches, semblables aux tiroirs superposés d'un médaillier, des pièces de monnaie commençant à Pie IX, descendant jusqu'au Xe siècle. Et Castellani ne doute pas qu'en fouillant plus profondément, on arrive à une seconde succession de couches, dont la dernière renfermera des objets de l'âge de pierre… Le Tibre, ce qu'il contient!—nous dit, notre italien,—un arc de triomphe du temps de Valentinien, un arc de triomphe tombé comme un homme ivre à l'eau, et qu'on est en train de repêcher tout entier, avec ses quatre statues.
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Vendredi 20 juin.—Je revenais du cimetière—c'est le jour de l'anniversaire de la mort de mon frère—et j'allais un peu vague, au milieu de gens lisant les journaux en marchant, et auxquels je ne prenais pas garde, quand, dans la rue Richelieu, un homme—c'était Camille Doucet,—élève au bout de son bras, d'un geste triste, un morceau de papier, et me le tend. J'y lis: Mort du prince impérial.
Pour cette famille Napoléon, semble revivre la fatalité antique, la fatalité attachée à la famille des Atrides.
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Dimanche 22 juin.—C'est le dernier dimanche de Flaubert. Daudet apparaît un moment. Il a l'entrée anxieuse d'un être malade, qui interroge les visages. Il s'assoit. Je suis frappé de la pâleur de cire de ses mains. Alors il nous dit avoir vomi, une nuit, sans souffrance, un gros caillot de sang… que les uns disent venir des bronches, les autres du poumon.
Il s'interrompt un moment, puis reprend: «Ah! l'imagination de la peur… celle-là, je l'ai, oui, je l'ai… C'est malheureux, ajoute-t-il sur un ton léger, que cela ne puisse servir dans les romans. Je suis arrêté en plein… je ne puis plus travailler… et il me prend des grippes pour celui-ci… mais ça passera… des grippes pour celui-là… ça, ça passera encore,»—fait-il ironiquement et désespérément, en manière de refrain.
Il est inquiet, ne tient pas en place, éprouve, comme une fatigue lorsqu'on lui parle trop longtemps. Je descends avec lui, et le mets en voiture, pour aller chez Potain, dont il doit avoir une consultation dans la soirée.
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————Le je m'en fous intellectuel de l'opinion de tout le monde: c'est la bravoure la plus rare que j'aie encore rencontrée, et ce n'est absolument qu'avec ce don, qu'on peut faire des oeuvres originales.
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————C'est fabuleux ce que demande, dans ce moment, le ministère des Beaux-Arts aux peintres, chargés de commandes pour le Panthéon. On a très sérieusement tâté un peintre chargé de peindre un épisode de la vie de la Vierge, pour tâcher d'obtenir de lui, qu'il n'introduisît pas la Vierge dans son tableau.
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Dimanche 6 juillet.—Tout ce temps, où le soleil ressemble à la lampe, dont les brodeuses s'éclairent avec une boule d'eau, tout ce temps de ciel couvert au fond d'une humidité tépide, me jette dans une tristesse, dans un ennui, dans un gris de l'âme, que n'éclairent, ni la publication de mes livres, ni mes folies japonaises.
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————Chez les petites filles on peut dire que la respiration est abdominale. A mesure qu'elles se font fillettes, la respiration semble remonter, et le jour où elles sont tout à fait femmes, la respiration devient cet abaissement et ce soulèvement voluptueux des seins.
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————«Quand on est malade, n'est-ce pas qu'on a besoin de lire des livres distingués?» dit ce soir Mme Daudet, avec cette interrogation ingénue, qui est un de ses charmes.
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————Un nègre précédé dans la rue d'un caniche blanc: c'est une vision qui a un rien de fantastique.
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————Un mot du vieux Giraud, sur une femme galante de la société, ayant dépassé la quarantaine: «Elle commence à avoir la chaude fadeur d'haleine des chats qui ont mangé trop de mou».
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————Un croquis. Dans leur cage de cristal, avec leurs cravates noires, leurs cols de petits garçons, la délicate coquille de leurs oreilles, l'échafaudage de leurs cheveux torsadés, elles font très bien les caissières de M. Noël. On ne les voit, ces demoiselles, que de profil, et encore de profil perdu, et dans le plongeon que fait le torse de la première, pour une conversation, à voix basse, avec un sommelier, aux favoris diplomatiques, on aperçoit la plume de fer de la seconde courir sur les additions, avec le sautillement de doigts qui broderaient au tambour.
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————-J'entendais, l'autre jour, un marchand de vin, d'un ton mi-triomphant, mi-gouailleur, jeter à un cocher, auquel il apportait une consommation sur son siège: «Maintenant, mon vieux, tout est permis, tu peux faire tout ce qui te fait plaisir!» C'était, dans la bouche du marchand de vin, le nouveau catéchisme prêché aux classes inférieures, pour l'embêtement des classes supérieures.
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Jeudi 31 juillet.—Quelqu'un disait, en parlant du pullulement de la vie à Cayenne: «La vase est là, de l'être.»
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Vendredi 1er août.—Pierre Gavarni, qui depuis une quinzaine de jours travaille en compagnie de sa femme, de son fils, d'une bonne, à une étude du champ de course d'Auteuil, étude qu'il dépose chez moi, m'a demandé de venir dîner, avant son départ pour Trachaussade.
A huit heures moins le quart, apparaît Gavarni, avec son doux et tranquille air de somnambule. Il déroule lentement un long rouleau de papier, dont il tire, avec toutes sortes de précautions, trois flèches japonaises, et il me confesse qu'il tire de l'arc, et commence une dissertation sur la différence de l'arc du nord et l'arc japonais, dont le lancement se fait tout en bas, pour obtenir, suppose-t-il, une hausse.
Après dîner, je tombe sur un petit album de Gavarni, où il a cherché à rendre les penchements de côté et en avant des jockeys, dans la rapidité d'une course: «Tiens, dit-il, regarde ça, c'est curieux, j'ai relevé, un matin, dans une allée de course à Chantilly, une piste,—et il me fait voir un petit losange se resserrant et obliquant jusqu'à une ligne, formée de points qui ferait croire, qu'à la fin le cheval ne court plus que sur un pied: «C'est drôle, n'est-ce pas? et je n'y comprends rien, mais c'était comme ça… Il y a un moment dans le galop, où le pied gauche ne laissait plus de trace, ne laissait que cette petite marque presque invisible.»
Et voilà l'original garçon, qui se met à parler du galop du cheval, avec une grande science, des aperçus nouveaux, des divagations amusantes, tout en me faisant passer sous les yeux des croquetons, où il s'est essayé à saisir la réalité du galop: «C'est le diable, vois-tu, cette jambe est vraie, et elle paraît bête, c'est juste et ça semble faux. Au fond dans les tableaux hippiques, il y a une convention pour le galop… On fait tous les chevaux galopants maintenant, à l'image de Pégase, les quatre pieds dans l'air, et le dévorant… et jamais le galop, à moins d'un éloignement infini, ne se présente ainsi… Enfin c'est la mode moderne… Le curieux, tu connais les bas-reliefs du Parthénon, eh bien, je les ai étudiés à fond, c'est extraordinairement juste… bien plus juste que tous les Horace Vernet du monde… Il y a là dedans une volte d'un cheval sur ses pieds de derrière… c'est d'une rouerie… Oui, dans ces bas-reliefs, c'est tout le contraire, du galop contemporain… toujours les deux jambes de derrière sont ramassées sous l'arrière-train… pourquoi cela?… pourquoi cela?… Je me creuse la tête… est-ce que cela tiendrait simplement à l'étroitesse du compartiment, au peu de place, donnée à la composition de l'artiste?»
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————Le vin de Bar est un vin curieux: on dirait un vin de Bourgogne, dans lequel commence à prendre naissance le vin du Rhin.
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————On parlait à Jean-d'Heurs, du maître d'un château voisin, qui, avant de donner une chambre à un invité, l'habitait un mois, afin de la faire toute bonne, toute habitable.
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Dimanche 31 août.—Un temps d'inactivité intellectuelle, où le livre dort, où la critique sommeille, et où je suis comme non vivant.
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Dimanche 14 septembre.—Pendant que tout le monde du château de Saint-Gratien est à la messe, et que nous sommes, tous deux, assis dans un rayon de soleil, Anastasi me conte ses maux, son désespoir. Il me dit n'avoir plus au monde qu'un seul plaisir, la causerie. «Et encore, ajoute-t-il, je n'ai pas le charme humain de cette si bonne chose, je n'ai pas le sourire de ceux avec lesquels je m'entretiens, et dans la nuit où je vis, la causerie avec des vivants a quelque chose d'une conversation avec de purs esprits.
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Mardi 16 septembre.—Une anecdote qui renferme comme un pronostic de ce qui allait arriver.
On sait que l'Empereur avait fait faire, par Frémiet, une série de petites figurines, coloriées et habillées de poudre de drap, représentant tous les corps d'armée. On permettait au prince impérial, de les voir sans y toucher, et l'enfant avait un désir fou de les tenir entre ses mains. Un jour, que la clef avait été laissée sur l'armoire, le prince les retira toutes, et les posant sur le plancher, se mit à jouer avec les petits soldats, couché à plat ventre par terre.
En ce moment la porte s'ouvre, un gros homme entre, et butant, tombe en plein sur l'armée française, qu'il écrase et démolit presque entièrement. Les soldats à peu près rafistolés, et remis dans l'armoire, l'Empereur est averti par un domestique, le lendemain. Il fait venir Loulou, qui seul pouvait être le coupable. L'enfant avoue. «Mais, lui dit l'Empereur, tu l'as donc fait exprès, car il est impossible qu'il y en ait autant de brisés … voyons, dis-moi comment c'est arrivé?» Silence de l'enfant. On le prive des honneurs militaires. Persistance de l'enfant dans son mutisme. L'Empereur s'en ouvre à la princesse Mathilde, s'étonnant de cet entêtement. L'enfant, pris à part, confie à la princesse, que c'est le général Leboeuf, mais il lui fait bien promettre qu'elle ne le dira pas à son père.
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Samedi 20 septembre.—Flaubert, en train de fermer sa malle à Saint-Gratien, me parle de ses projets littéraires.
«Oui, j'ai encore deux chapitres à écrire… le premier sera fini en janvier, le second je l'aurai terminé à la fin de mars ou d'avril. Alors les notes du supplément… et mon volume paraîtra au commencement de 1881… Je me mets aussitôt à un volume de contes… le genre n'a pas un grand succès… mais je suis tourmenté par deux ou trois idées à formes courtes. Après cela, je veux essayer d'une tentative originale… je veux prendre deux ou trois familles rouennaises avant la révolution, et les mener à ces temps-ci… montrer—hein! vous trouvez ça, bien, n'est-ce pas?—la filiation d'un Pouyer-Quertier, descendant d'un ouvrier tisseur… Cela m'amusera, de l'écrire en dialogues, avec des mises en scène très détaillées… Puis mon grand roman sur l'Empire… Mais avant tout, mon vieux, j'ai besoin de me débarrasser d'une chose qui m'obsède, oui, nom de Dieu, qui m'obsède!… C'est ma bataille des Thermopyles… Je ferai un voyage en Grèce… Je veux écrire cela sans me servir de vocables techniques, sans employer par exemple le mot cnémides… Je vois dans ces guerriers, une troupe de dévoués à la mort, y allant d'une manière gaie et ironique… Ce livre, il faut que ce soit, pour les peuples, une MARSEILLAISE d'un ordre plus élevé.
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Dimanche 21 septembre.—Toujours un état vague au bord de l'évanouissement, et où l'équilibre de votre corps demande à être surveillé: un état plein de trouble et de la pensée continuelle d'un coup de foudre dans la cervelle.
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————Je lis une traduction nouvelle de la Bible. C'est vraiment curieux la parenté du récit de Judith, allant trouver Holopherne, avec le récit de Salammbô, se rendant au camp de Mathô.
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Jeudi 2 octobre,—Pendant que je pose pour mon portrait, Bracquemond, tout en crayonnant, me raconte un peu de sa vie.
Il a été élevé dans un manège et destiné à devenir un écuyer. Mais il s'est trouvé habiter la même maison qu'un élève d'Ingres, M. Guichard, avec les enfants duquel il jouait. M. Guichard l'a fait dessiner d'après la bosse, et le voyant surtout dessiner à la plume, l'a engagé à graver à l'eau-forte, et lui a donné un âne de Boissieu, pour le copier.
Or, il ne savait rien du métier. Il demeurait alors à Passy dans une maison, qu'habitait un descendant de Louis XV, possesseur d'une vieille Encyclopédie. Bracquemond cherchait là dedans le procédé, et gravait très bien «l'âne de Boissieu». Puis après quelques autres planches, il gravait sa Chouette, ses Perdrix, ses Sarcelles, dont il vendait quelques épreuves.
Des moments difficiles, des moments durs, des moments de misère, pendant lesquels Delâtre, qui tirait ses eaux-fortes, et auquel, un jour, il demandait à emprunter cent sous, lui disait qu'il allait lui faire vendre ses planches. Et il le menait chez une marchande de gravures, Mme Avenin, qui demeurait rue des Gravilliers. Mme Avenin lui donnait des cuivres de la Chouette (le Battant de porte)[1], des Perdrix, des Sarcelles, 45 francs—argent avec lequel il allait tout de suite manger des tripes chez le marchand de vin à côté,—il n'avait pas encore mangé de la journée.
[Note 1: Une épreuve du «Haut d'un battant de porte», épreuve du premier état, avec le fond blanc, a été, sous le n° 30, de la vente Burty, poussée par moi à 350 francs, et achetée 400 francs par M. Beraldi.]
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————Ce soir, chez Burty, le directeur de la Revue d'Architecture, César Daly, un monsieur d'origine anglaise, dont la vie, passée sous toutes les latitudes du globe, ferait un roman d'une forte couleur.
Il a été élevé dans un pensionnat, situé sur la frontière de l'Écosse, où il neige depuis le mois d'octobre. Là, les élèves n'avaient, les uns, qu'un pantalon, les autres, qu'une veste; là, tous les samedis, l'on faisait la chasse à la vermine, et chaque élève qui n'apportait pas plein un tuyau de plume de vermine, était puni… Enfin là, la moitié des élèves était couchée, quand il y avait une visite ou une inspection. Un pensionnat, où il mourut de faim et de froid, une seule année, soixante élèves, et dont le maître et la maîtresse de pension faillirent être pendus.
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Dimanche 5 octobre.—Beaucoup de gens meurent très bien, mais bien peu de personnes ont la belle résignation de la mort, tant que la condamnation définitive n'est pas prononcée.
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————Sait-on quel était, le mercredi 24 mai, le mot d'ordre des communards, c'était: Vengeance. Et Bracquemond l'a su, en voyant, dans la nuit, le factionnaire qui était au bas de sa porte, enfoncer sa baïonnette dans le ventre d'un insurgé, qui se trompant, s'était avancé à l'ordre du versaillais.
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————Comment ce cabaret, où a passé la bohème, n'a-t-il pas été l'objet d'une description, n'a-t-il pas été célébré dans un livre? Un cabaret dans un terrain vague de Vaugirard, à l'entrée des carrières, devenues des champignonnières, et tout étincelant de beaux cuivres, de reflets de bouteilles aux formes trapues, d'un tas de vieilleries bien luisantes, qui semblaient le mobilier retrouvé d'une auberge de l'ancienne France…
Là dedans, un cuisinier, qui faisait un poulet sauté, une matelote, un certain plat de champignons, comme nul cuisinier au monde, et qui, vous apportait à voir des aquarelles de gazons émaillés de fleurettes, naïves et précieuses, comme ces tapis de fleurs que les Primitifs étalent sous les pieds de leurs martyres, et puis qui, tirant un orgue d'un vieux bahut, servait aux gens appréciant sa cuisine, des airs séraphiques.
Oui, c'était ce cabaret, le cabaret du frère de Bonvin, qui demeurait cuisinier, et attaché à la maison paternelle, tout en étant peintre et musicien. Pauvre naïf artiste, pauvre grand enfant, qui, un jour, perdant la tête, se pendit à propos d'une dette de 300 francs.
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Vendredi 10 octobre.—Auguste Comte un singulier original, au dire d'une personne qui l'a connu.
Il pesait tout ce qu'il buvait et mangeait. Il avait épousé par principe une femme quelconque, mais comme exutoire de la papillonne, nourrissait une passion platonique pour une Mme D… Or cette Mme D… mourut, et tous les jours Auguste Comte portait des fleurs sur sa tombe. Cette visite journalière amena même une scène assez drolatique. Sa femme, de laquelle il était séparé, et à laquelle il ne payait pas sa pension, se cacha un jour, derrière le tombeau, et imitant la voix de Mme D…, lui ordonna de mettre de l'exactitude dans ses payements. Auguste Comte eut une peur de tous les diables et ne revint jamais au cimetière.
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Samedi 1er novembre.—Vierge un dessinateur du plus grand talent, l'unique illustrateur de l'heure présente, mais en ce moment sur la pente de l'ombre chinoise.
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————Un journaliste donne une conversation d'Hugo, dans laquelle, je le trouve bien sévère pour le laid et le malpropre. Au fond c'est lui qui a introduit dans le livre l'amant bossu, les pieuvres, et le mot «merde».
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Mardi 11 novembre.—Sur deux philosophes.
Un dîneur de Brébant racontait, ce soir, que déjeunant, un jour, avec Taine, Pierre Leroux, et Bertrand, qui était l'amphitryon, au moment, où le garçon rapportait la monnaie d'un billet de cent francs, Pierre Leroux disait à Bertrand, en faisant sauter l'argent de l'assiette dans sa main:
«Est-ce que tu fais quelque chose de cette monnaie?»—et sans attendre la réponse, la faisait passer du creux de sa main dans son gousset.
Maspero, lui, raconte la fin de Jacques, qui tombé malade, comme mineur, et recueilli par des naturels du pays, avait épousé une fille très belle, mais une vraie guanche, qui ne savait que monter à cheval. Les tribulations maritales que le philosophe eut avec sa centauresse, le jetèrent dans le vin du cru, un vin qui contient trois quarts d'eau-de-vie, et qui lui donna une attaque de delirium tremens. A la suite de cette attaque, il se sauva d'auprès de sa femme, se réfugia dans une petite ville, où on créait exprès pour lui un collège. Mais là, un beau jour, il fut rattrapé par sa femme, se remit à boire, et finalement mourut d'une seconde attaque de delirium tremens.
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Vendredi 14 novembre.—On m'apporte aujourd'hui mon lit, le fameux lit de campagne de la princesse de Lamballe, provenant du château de Rambouillet, et quand ma chambre complètement finie, m'apparaît dans sa coquette élégance, la première pensée qui me vient, c'est où les croque-morts placeront la bière, quand ils viendront me chercher sur ce lit.
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————La douce sensation d'avoir, le matin, en entrant dans son cabinet de travail, la perspective de douze heures de travail, sans sortie, sans visites, sans dérangement, dans la jouissance parfaite et l'exaltation intérieure de la solitude.
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Jeudi 20 novembre.—Vierge, ce merveilleux dessinateur: un grand être chevelu, qui a quelque chose d'un Saint-Christophe dans un tableau du quinzième siècle, avec un rire de figure de cire, dans un visage inexpressif.
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Lundi 24 novembre.—Dans l'intimité, les Américains se laissent aller quelquefois à dire: «Nous sommes la nation qui a la peau la plus blanche du globe!» Et cette conviction les amène à traiter les hommes de toutes les autres nationalités blanches, comme des nègres.
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Mardi 2 décembre.—Le mois de décembre a été toujours un mois néfaste pour moi; il se solde, cette année, par une session aux assises, pendant le temps le plus froid de l'hiver le plus glacial.
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Jeudi 4 décembre.—Aujourd'hui j'avais à déjeuner M. Frandin, attaché à la légation de Pékin, et détaché d'auprès du marquis de Tseng, ambassadeur de Chine.
Il me donne de curieux détails sur les courtisanes chinoises. Arrivé dans la ville de Tcheou-Sou, avec des lettres de recommandation pour le mandarin qui lui faisait les honneurs des curiosités de la ville, il lui demandait d'être mis en rapport avec quelque femme galante de la localité, étant venu, lui disait-il, pour étudier les moeurs du pays.
Hésitation du mandarin, persistance du Français, menaçant de se plaindre au gouvernement chinois.
Là-dessus, envoi par le mandarin d'une lettre de son plus beau pinceau sur papier rouge, et le lendemain, le Français était introduit dans une petite maison, meublée de jolies choses, et toute remplie de fleurs. Là, il trouvait une jeune femme, qu'il invitait à une collation, dans une villa de la campagne. Et le repas lui coûtait 400 francs, parce que la jeune femme emmenait ses amies et les amis de ses amies, qui, les jours suivants, rendaient la collation au voyageur. Il y avait déjà plusieurs jours de festoieries de la sorte, quand le Français demandait au mandarin de le faire arriver à une conclusion.
—Combien restez-vous encore ici?
—Trois jours.
—C'est de toute impossibilité… Si vous étiez resté encore un mois, je ne dis pas non.
Il faut, là-bas, pour être accepté par une femme galante, qui n'est pas une simple prostituée, une cour de six semaines, de deux mois, avec correspondance, petits soins, cadeaux et galas de tous les jours.
Un autre détail curieux. Les examens coûtent cher, très cher, et quelquefois l'aspirant n'a pas de fortune. Dans ce cas, il va trouver une maison de banque, et dit au banquier qu'il a besoin de 10 000 taëls pour passer ses examens. La maison de banque prend des renseignements sur la capacité de l'aspirant, et lui prête les 10 000 taëls demandés, à condition qu'il en rendra 20 000, quand il aura passé ses examens. Et savez-vous ce qu'il a comme traitement, quand il est reçu comme mandarin, il a 600 taëls, et il lui faut payer sa dette. De là l'explication de l'administration voleuse d'un très grand nombre de mandarins.
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Jeudi 18 décembre.—Tous les jours, par 15 ou 16 degrés de froid, au Palais de justice, à dix heures du matin.
Les voleurs de la cour d'assises ne ressemblent pas du tout aux voleurs de notre imagination. Ils ont l'aspect de petits commis de nouveautés, avec une douce hypocrisie répandue sur les traits.
Un voleur a été sabré hier. Il avait ch.. dans une carafe de la maison, où il avait volé. A ce sujet un membre du jury me dit qu'en général dans tous les vols, et particulièrement dans les vols avec effraction, le voleur laisse presque toujours du caca dans la maison. Le vol a une action sur les entrailles du voleur.
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Mardi 23 décembre.—Aujourd'hui j'ai dit adieu pour toujours à la grande salle, éclairée par un jour des Limbes, à l'immense cheminée, où brûlent de gigantesques bûches du moyen âge, à la table verte aux petits tas de terribles bulletins; au panier de marchand de vin rempli de grossiers verres à boire, à l'horloge au timbre scandé et comme nerveux.
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Dimanche 28 décembre.—Près de trois semaines, où du matin, où depuis mon retour du Palais de Justice à midi, je m'enterre dans le travail jusqu'à minuit, sans voir âme qui vive, et je travaille dans un état de corps vague, bizarre, dans lequel il ne me semble pas avoir la conscience d'être réveillé.
ANNÉE 1880
Jeudi 1er janvier 1880.—Les derniers vieux de la famille sont en train de s'en aller. Aujourd'hui de Béhaine ne peut dîner chez Mme Masson, parce qu'il garde sa mère, qui est bien, bien malade.
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Vendredi 2 janvier.—Un triste coup d'oeil que mon jardin, ce matin. La moitié de la verdure persistante est de la couleur d'un artichaut à la barigoule, l'autre moitié de la couleur du papier brouillard, avec lequel nos mères faisaient leurs papillotes. Voilà un jardin tué deux fois, en dix ans. C'est excessif. La température française, se montre trop inclémente aux arbustes rares, pour que je recommence. Je vais planter des lilas.
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Mardi 6 janvier.—On causait de la pingrerie de Grévy. Là-dessus un académicien récemment nommé, de dire: «Moi, je ne sais qu'une chose, c'est lorsque j'ai été lui faire ma visite d'académicien, nous avons été reçus dans un salon si froid, si gelant, que Camille Doucet a pris une allumette se trouvant dans un coin, et a mis lui-même le feu au bois dans la cheminée.»
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Vendredi 9 janvier.—«Je vous présente mon élève,» dit un jour à Bracquemond un vieux collectionneur d'une originalité toute particulière. Or, l'élève était une belle, grande femme en chemise, ayant sur le dos la redingote du monsieur, et toute recouverte et voilée dans le bas de sa personne d'une vieille tapisserie qu'elle raccommodait pour la collection du bibeloteur sexagénaire.
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Mercredi 14 janvier.—Aujourd'hui, je reste toute la journée triste de la visite d'un cousin dans le malheur, qui a le teint des gens qui ne mangent qu'incomplètement, et qui est par là-dessus entouré de je ne sais quoi de piteux des gens, sans chance—et cela avec une espèce de satisfaction de son sort, qui m'agace.
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Vendredi 23 février.—Des jours de souffrance, de faiblesse physique, de lâcheté morale, où peu à peu je perds l'énergie de sortir de chez moi, et où je m'habitue à une existence emprisonnée dans mon cabinet de travail, sans vouloir même descendre à la salle à manger pour y prendre mes repas.
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Dimanche 1er février.—Hier Tourguéneff donnait à Zola, à Daudet, à moi, un dîner d'adieu avant son départ pour la Russie.
Il part pour son pays, cette fois, travaillé par un sentiment assez étrange d'incertitude, sentiment, dit-il, qu'il a éprouvé dans sa première jeunesse, en une traversée de la Baltique, où le bâtiment était complètement entouré de brouillard, et où il n'eut pour compagnon, qu'une singesse, enchaînée sur le pont.
Puis, pendant que nous sommes encore seuls, il se met à parler de la vie qu'il va mener dans six semaines, de son habitation, de la soupe à la poule, l'unique plat que sait faire son cuisinier, et des conférences qu'il a sur un petit balcon, presque au ras de terre, avec les paysans, ses voisins.
En délicat observateur et fin comédien, il me donne la représentation des trois couches de la génération actuelle: les vieux paysans, dont il imite le parler sonore et vide, et composé de monosyllabes et d'adverbes qui ne concluent jamais; les fils de ces paysans à la parole avocassière et belle-diseuse; les petits-fils, la couche silencieuse, diplomatique, et souverainement destructive. Et comme je lui dis que ces colloques doivent l'ennuyer il me répond que non, et que c'est très curieux, ce que l'on tire parfois de ces gens sans instruction, et dont la tête sans cesse travaille dans la solitude et le recueillement.
Zola entre, appuyé sur une canne, se plaignant d'une douleur rhumatismale dans la cuisse. Il nous confesse, qu'à la publication de son roman dans le Voltaire, l'écriture de la chose lui a paru détestable, et que pris d'un accès de purisme, il s'est mis à le récrire complètement, en sorte, qu'après avoir travaillé, toute la matinée, à la composition de ce qui n'était pas fait, il passait toute la soirée, à reprendre et à retravailler son feuilleton. Et ce travail l'a tué, absolument tué.
Enfin Daudet arrive avec son succès de la veille, au Vaudeville, sur la figure, et l'on se met à table, au milieu de cette phrase de Zola, qui revient comme un refrain: «Décidément, je crois que je vais être obligé de changer mon procédé!… il me paraît usé… diantrement usé!…»
Le dîner a commencé gaiement, mais voici que Tourguéneff parle d'une constriction du coeur, survenue la nuit, il y a quelques jours, constriction mêlée à une grande tache brune, sur le mur en face de son lit, et qui dans un cauchemar, où il se trouvait moitié éveillé, moitié dormant, était la Mort.
Alors Zola d'énumérer les phénomènes morbides, qui lui donnent la peur de ne pouvoir jamais finir les onze volumes, lui restant à écrire. Et Daudet de s'écrier: «Moi, ça été huit jours une plénitude de la vie, pendant laquelle j'aurais embrassé les arbres… Puis, une nuit, sans avertissement, sans douleur, je me suis senti quelque chose de fade et de gluant dans la bouche—et il fait le geste d'en retirer une limace—et après ce caillot, trois fois des flots de sang qui ont rempli mon lit… Oui, c'était une déchirure du poumon… et depuis ce temps je ne puis cracher dans mon mouchoir, sans regarder s'il n'y a pas de ce sacré sang!»
Et chacun, tour à tour, conte les hantises de la mort près de son individu.
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Mardi 10 février.—Un drôle de corps que ce Doré. Ce soir, chez Sichel, après dîner, il fait des tours à la Houdin, joue du violon, se livre à un tas de pitreries, entremêlées de phrases bourbeuses d'esthétique. Il ne dit qu'une chose juste: c'est que l'illustration n'est amusante pour un artiste, qu'avec les génies du passé, qui écrivent: «Il entra dans un bois sombre, où il arriva devant un palais, dont les murs semblaient de diamant.»
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————Quelle diablesse de lettre peut écrire au restaurant, une femme honnête flanquée de son mari,—et une lettre de huit pages, tracée d'une main gantée, avec sa voilette sur les yeux.
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————Donner, ce que je ne trouve nulle part, l'accent fiévreux de la vie du XIXe siècle, et sans le rassis et sans le refroidissement de l'écriture: c'est notre grande tentative.
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————Une femme rencontrée en chemin de fer, et qui toussait.
Une tiède pâleur, à tout moment, rosée d'animation passagère, le bleu sombre de l'oeil pareil à une lumière de nuit, des traits découpés et sculptés dans la chair, une coiffure retroussée à la Diane, découvrant le précieux modelage des joues, des tempes, et une petite oreille au contour transparent.
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————Une femme de ma connaissance disait qu'elle croyait pouvoir, sans se tromper, juger assez bien moralement les femmes qu'elle rencontrait dans la société, en les voyant manger: ainsi pour elle, une femme qui mangeait du foie gras, sans pain, était nécessairement une femme sensuelle.
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————Aujourd'hui, pendant la messe de mort de Mme X…, je pensais à la beauté jolie de ses vingt-huit ans, au rosé de fleur de sa peau, à la grâce molle de sa taille, et je me revoyais, de quatorze à dix-sept ans, enfantinement amoureux d'elle, et tout heureux de me frotter à ses robes de mousseline blanche, de me trouver dans l'air où elle vivait.
Je me rappelais une fois, où par hasard à la campagne, chez elle, on m'avait improvisé, par terre, un lit dans une chambre, et qu'elle eut besoin, lorsque j'étais couché, de traverser cette pièce, sa toilette de nuit déjà faite. Pour la serrer dans mes bras, la créole aux yeux bleus, aux cheveux blonds, j'aurais donné ma vie avec joie, je l'aurai donnée, comme la donne Chérubin, sans hésitation, sans regret, ainsi qu'une chose payée outre mesure.
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Mercredi 25 février.—De Nittis déjeune chez moi, et tout en mangeant, il sort de sa bouche un récit de sa vie: un de ces récits qu'on ne fait qu'une fois, dans de certaines conditions de bonheur, de plaisir, d'expansion.
Il a commencé à dessiner à l'école des Beaux-Arts de Naples, mais s'est refusé à faire des études au Musée. Il trouvait les tableaux anciens tout noirs, et l'atmosphère du dehors, toute claire, toute blonde, toute gaie. Alors il est parti à la campagne, pour une propriété de sa famille, et il est parti avec sept vessies de couleur, emportant sur lui, selon une expression de son frère, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Puis sans maître, sans guide, sans conseil, il s'est mis à peindre avec amour et rage.
Au bout d'un an, il revenait à Naples, exposait, avec un certain succès, mais les ennuis qu'il éprouvait, de la part de ses frères hostiles à sa vocation, le décidèrent à quitter Naples, avec l'idée d'aller à Paris. Il se rendait à Rome, où il vendait un tableau 25 francs, gagnait Florence, où il n'était sensible qu'à la peinture des Primitifs, attrapait Milan, où sur les 650 francs qui lui restaient, il était volé de 500 francs, dans son auberge, par des voleurs qu'il qualifie de véritables artistes.
Donc 150 francs étaient toute sa fortune, et le voyage en troisième jusqu'à Paris, coûtait une centaine de francs. Ma foi, il n'hésitait pas, et le voici en France, dont il ne sait rien, où il ne connaît personne.
Il a entendu dire qu'il y avait un sculpteur napolitain, qui demeurait place du Mont-Parnasse. A la descente du chemin de fer, il se fait conduire là, par l'omnibus. De l'impériale, on lui jette sa petite malle, et sa grosse boîte à couleurs, qui s'ouvre en tombant, et dont les pinceaux et les couleurs se répandent dans le ruisseau. Il les ramasse tant bien que mal, entre dans le petit hôtel qu'on lui indique, prend en haut une mansarde, s'étend sur le lit. Il faisait, ce jour-là, une de ces journées d'été sans soleil, et une triste lumière d'un fond de cour lui tombait, par une tabatière, sur la figure, une lumière qu'il voyait sur lui, comme sur un cadavre. Dans cette grande ville inconnue, sans relations aucunes, sans une lettre de recommandation, sans même la connaissance de la langue qu'on y parle, il se sent tout à coup pris d'un immense découragement, au milieu duquel il s'endort.
Le jour était tombé quand il se réveille. Il se met à la recherche d'un endroit pour manger, et découvre une gargote, où on lui fait payer sept francs son dîner. Il retombe dans la rue, se dirige au hasard, arrivant au bout de deux heures, sur le boulevard des Italiens. Là, dans cette allée et venue d'hommes et de femmes, dans ce mouvement, dans cette vie de la foule parisienne, sous les lumières du gaz, le noir soudain, que le jeune artiste a en lui, ce noir s'évanouit, et il est transporté, enthousiasmé, par la modernité du spectacle. Puis au bout de quelques instants, au café du coin de la rue de Richelieu, deux ou trois: «Ah! comment te voilà!» de compatriotes, lui enlèvent toute inquiétude, tout souci, toute préoccupation d'avenir.
Et sans demander, en pleine nuit, il retrouve son hôtel de la place du
Mont-Parnasse, ce que, dit-il, il ne pourrait faire aujourd'hui.
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————La littérature, c'est ma femme légitime, les bibelots, c'est ma p….. mais pour entretenir cette dernière, jamais, au grand jamais, ma femme légitime n'en souffrira.
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Samedi 23 février.—Les juives gardent de leur origine orientale, une nonchalance particulière. Aujourd'hui, je suivais d'un oeil charmé, les mouvements de chatte paresseuse, avec lesquels Mme *** pêchait, au fond d'une vitrine, ses porcelaines et ses laques, pour me les mettre dans la main. Puis quand elles sont blondes, les juives, il y a au fond de leur blondeur, comme de l'or de la peinture de la maîtresse du Titien.
L'examen fini, la juive s'est laissée tomber sur une chaise longue, et la tête penchée de côté, et montrant au sommet un enroulement de cheveux, qui ressemblait à un noeud de couleuvres, elle s'est indolemment plainte, avec toutes sortes d'interrogations amusantes de la mine et du bout du nez, de cette exigence des moralistes et des romanciers, demandant aux femmes qu'elles ne fussent pas des créatures humaines, et qu'elles n'eussent pas dans l'amour les mêmes lassitudes et les mêmes dégoûts que les hommes.
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————Avez-vous remarqué, me disait une amie, comme les femmes bêtes ont quelquefois de l'esprit, du véritable esprit, quand elles disent du mal de leurs maris?
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Dimanche de Pâques, 28 mars.—Aujourd'hui, nous partons, Daudet, Zola, Charpentier et moi, pour aller dîner et coucher chez Flaubert, à Croisset.
Maupassant vient nous chercher, en voiture, à la gare de Rouen, et nous voici reçus par Flaubert, en chapeau calabrais, en veste ronde, avec son gros derrière dans son pantalon à plis, et sa bonne tête affectueuse.
C'est vraiment très beau sa propriété, et je n'en avais gardé qu'un souvenir assez incomplet. Cette immense Seine, sur laquelle les mâts des bateaux, qu'on ne voit pas, passent comme dans un fond de théâtre; ces grands arbres aux formes tourmentées par les vents de la mer; ce parc en espalier; cette longue allée-terrasse en plein midi, cette allée péripatéticienne, en font un vrai logis d'homme de lettres—le logis de Flaubert, après avoir été au XVIIIe siècle, la maison conventuelle d'une société de Bénédictins.
Le dîner est excellent; il y a une sauce à la crème d'un turbot, qui est une merveille. On boit beaucoup de vins de toutes sortes, et la soirée se passe à conter de grasses histoires, qui font éclater Flaubert, en ces rires qui ont le pouffant des rires de l'enfance. Il se refuse à lire de son roman. Il n'en peut plus, il est esquinté. De bonne heure, on va se coucher, en des chambres, meublées de bustes de famille.
Le lendemain, on se lève tard, et l'on reste renfermé à causer: Flaubert déclarant la promenade un échignement inutile. Puis l'on déjeune et l'on part.
Nous sommes à Rouen. Il est deux heures et nous ne serons à Paris qu'à cinq. Donc la journée est perdue. Je propose de battre les marchands d'antiquités, de faire un petit dîner fin, et de ne revenir que le soir. On accepte, à l'exception de Daudet qui a un dîner de famille. Nous n'avons pas fait cinquante pas, que nous nous apercevons que les boutiques sont fermées—nous n'avions pas songé que nous étions le lundi de Pâques.—Enfin une boutique entre-bâillée, et une paire de chenets, qu'on nous a faits 3 000 francs.
Nous revoilà dans la rue, où bientôt nous nous trouvons si désheurés, que nous entrons dans un café où nous jouons au billard, deux heures et demie, nous asseyant tour à tour, morts de fatigue, sur les angles du billard, en disant: «Quel four!»
Enfin six heures et demie, nous nous rendons dans le grand hôtel, pour le dîner fin. «Quel poisson avez-vous?—Monsieur, il n'y a pas aujourd'hui un seul morceau de poisson dans la ville de Rouen!» Et le solennel maître d'hôtel nous propose des côtelettes de veau.
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Mercredi 31 mars.—Je ne sais qui disait hier, que les hommes de lettres ayant une originalité sont rencoignés et renforcés dans leur originalité par la critique, qui fait d'eux des espèces de types exagérés, sur lesquels ils sont condamnés à se modeler aveuglément, tout le reste de leur vie—et il citait Mérimée.
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————Sous le ciel implacablement bleu, se profilant sur la mer, une procession de petits nègres qui marchent tout nus, à la queue leu leu, un gros cigare à la bouche, et au milieu du ventre un nombril comme leur cigare: c'est un tableau causé de Cuba, par Hérédia.
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Samedi 3 avril.—Une assiette de 700 francs, oui, une assiette de ce prix ridicule, je me paye cela, moi misérable! Mais c'est l'assiette à la mésange sur une tige de magnolia en fleurs, l'assiette coquille d'oeuf de la collection du président M. ***, de la collection de Barbet de Jouy.
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————Dans la vie, il y a des successions de bonnes et de mauvaises chances, semblables à ces courants d'eau chaude et ces courants d'eau froide, que trouve, en mer, un nageur.
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————Dans GAVARNI et l'ART DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE, j'ai écrit l'histoire du grand art que je sentais. Dans la MAISON D'UN ARTISTE au dix-neuvième siècle, j'écris l'histoire de l'art industriel de l'Occident et de l'Orient, et l'on ne se doute pas, à côté de moi, que je prends la direction d'un des grands mouvements du goût d'aujourd'hui et de demain.
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Jeudi 22 avril.—Je dîne aujourd'hui chez Zola. Zola est triste, triste d'une tristesse qui donne à son rôle de maître de maison quelque chose de somnambulesque. Il s'échappe à dire, un moment: «Ah! si j'avais été mieux portant, j'aurais été, cet hiver, n'importe où… j'avais besoin de m'en aller d'ici».
C'est curieux ce navrement au milieu de cet immense succès.
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————De Nittis m'affirmait, qu'il y avait un onguent particulier pour le visage des papes, fabriqué par une congrégation religieuse: un onguent qui donne la plus extrême fraîcheur à leurs vieux traits, jusqu'au jour de leur mort.
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Jeudi 6 mai.—Il n'y a que Paris pour ces tragédies bourgeoises. Ces jours-ci est morte, une semaine après son mari, Mme X… La maison X…, sans un capital bien connu, était une maison à chevaux, à voitures, à nombreux domestiques. La malade est morte dans son lit, sans avoir été complètement déshabillée, pendant cinq jours, par ses femmes faisant une noce d'enfer avec les domestiques dans le sous-sol; et des sinapismes ayant été commandés par le médecin, c'est le cocher complètement saoul, qui les lui a posés sur ses bas, oui, sur ses bas, qui n'avaient pas été retirés.
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Samedi 8 mai.—Est-ce que vous allez dimanche chez M. Flaubert? venait de me dire Pélagie, quand la petite a mis sur la table une dépêche, qui contenait ces deux mots: Flaubert mort!» Oh! pendant quelque temps, un trouble de mon individu, dans lequel je ne savais pas ce que je faisais, et dans quelle ville je roulais en voiture. J'ai senti qu'un lien, parfois desserré, mais inextricablement noué, nous attachait secrètement l'un à l'autre. Et je me rappelais, avec une douloureuse émotion, la larme tremblante au bout d'un de ses cils, quand Flaubert m'embrassa en me disant adieu, au seuil de sa porte, il y a quelques semaines.
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Mardi 11 mai.—Je suis parti hier avec Claudius Popelin, pour Rouen.
Nous étions à quatre heures, à Croisset, dans cette triste maison, où je ne me suis pas senti le courage de dîner. Mme Commanville nous a parlé du cher mort, de ses derniers instants, de son livre qu'elle croit incomplet d'une dizaine de pages. Puis au milieu de la conversation brisée, et sans suite, elle nous a raconté une visite, qu'elle avait faite dernièrement, pour forcer Flaubert à marcher, une visite à une amie, demeurant de l'autre côté de la Seine, et qui avait, ce jour-là, son dernier-né, posé sur la table du salon, dans une charmante bercelonnette rose: visite qui faisait répéter à Flaubert, tout le long du retour: «Un petit être comme celui-ci dans une maison, il n'y a que cela au monde!»
Ce matin, Pouchet m'entraîne dans une allée écartée, et me dit: «Il n'est pas mort d'un coup de sang, il est mort d'une attaque d'épilepsie… Dans sa jeunesse, oui, vous le savez, il avait eu des attaques… Le voyage d'Orient l'avait, pour ainsi dire, guéri… Il a été seize ans, sans plus en avoir… mais les ennuis des affaires de sa nièce, lui en ont redonné… et samedi, il est mort d'une attaque d'épilepsie congestive… oui avec tous les symptômes, avec de l'écume à la bouche… Tenez, sa nièce désirait qu'on moulât sa main… on ne l'a pas pu… elle avait gardé une si terrible contracture… Peut-être, si j'avais été là, en le faisant respirer une demi-heure, j'aurais pu le sauver…»
Ça été tout de même une sacrée impression d'entrer dans le cabinet du mort… son mouchoir sur la table, à côté de ses papiers, sa pipette avec sa cendre sur la cheminée, le volume de Corneille, dont il avait lu des passages la veille, mal repoussé sur les rayons de la bibliothèque.
… Le convoi se met en marche. Nous grimpons par une montée poussiéreuse à une petite église, l'église où Mme Bovary va se confesser, et où l'un des crapauds tancés par le curé Bournisien, semble être en train de faire de la voltige, sur la crête du petit mur de l'ancien cimetière.
C'est exaspérant dans ces enterrements, la présence de tout ce monde du reportage, avec ses petits papiers dans le creux de la main, où il jette des noms de gens et de localités, qu'il entend de travers.
On ressort de la petite église, et l'on gagne le cimetière monumental de Rouen, sous le soleil, par une route interminable. Dans la cohue insouciante, et qui trouve l'enterrement long, commence à sourire l'idée d'une petite fête. On parle des barbues à la normande et des canetons à l'orange de Mennechet, et des lèvres murmurent des noms de rues infâmes, avec des clignements d'yeux de matous amoureux… On arrive au cimetière, un cimetière tout plein de senteurs d'aubépine, et dominant la ville, ensevelie dans une ombre violette, qui la fait ressembler à une ville d'ardoise.
Et l'eau bénite jetée sur la bière, tout le monde assoiffé dévale vers la ville avec des figures allumées et gaudriolantes.
Daudet, Zola et moi, nous repartons, refusant de nous mêler à la ripaille qui se prépare pour ce soir, et revenons, en parlant pieusement du mort.
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Lundi 31 mai.—Aujourd'hui la princesse venant déjeuner chez moi, m'a fait le cadeau le plus charmant qu'elle pouvait me faire. Dans le temps, elle m'avait dit: «Goncourt, je vous laisse, dans mon testament, les dessins que Gavarni avait faits pour la MODE, et que Girardin, aux jours où nous étions bien ensemble, m'a offerts».
En me mettant l'album dans les mains, elle m'a dit gentiment: «Tenez, je me porte très bien, je vous ferai attendre trop longtemps… Je ne sais quelle idée m'avait pris de les vendre cet hiver, comme ça je ne pourrai plus.»
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Jeudi 24 juin.—Je dîne aujourd'hui chez Francis Magnard, établi dans 2500 mètres de terre, à Passy. Il y a là, Gille, nous racontant ses fréquentations à la Pissole, avec Grassot, frénétique admirateur de Chateaubriand, qui, avant de prendre connaissance de son premier vaudeville, lui dit: «Mon petit, as-tu seulement lu le GÉNIE DU CHRISTIANISME?»
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————Pense-t-on ce que doit être une maîtresse, qui traduit du Darwin?
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————Plus de principes, plus rien qui soit juste ou injuste, avec la doctrine de l'opportunisme. À quatre heures le gouvernement trouve que les coquins politiques sont indignes d'un pardon quelconque, à onze heures du soir ces coquins, sont dignes de toutes les miséricordes. Et de la politique l'opportunisme descendra bientôt dans la pratique de la vie, et il y aura de l'opportunisme dans l'honneur, dans la morale, etc.
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Mardi 6 juillet.—Je ne me sens pas malade, mais j'éprouve une fatigue, une lassitude de l'être qui va jusqu'à la souffrance. Puis il se passe en moi des choses singulières, il me semble que les nerfs qui font mouvoir mon individu, ont de la nuque aux talons, des relâchements, des distensions, qui me donnent à craindre de, tout à coup, m'affaisser et tomber à plat, comme un pantin, dont les ficelles seraient coupées.
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Jeudi 15 juillet.—Parti faire un mois de vie végétative à Jean-d'Heurs.
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————Dans cette vie de succulence, qui est, en cette maison, le dernier mot de la cuisine provinciale, et peut-être son chant du cygne, il me vient un doux hébétement, qui me rend incapable d'écrire une ligne.
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————On me faisait voir ici deux coqs, qui se tiennent tout en haut du perchoir. Quand les malheureux descendent, les autres coqs se jettent sur eux, et assouvissent leurs passions anti-naturelles. Les deux victimes ont la crête molle, allongée, avec quelque chose de comique, dans le galbe ridicule de leur personnage d'oiseau.
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Jeudi 16 août.—Dans le vide de Paris, en ces mois d'été, je suis toujours attaqué, à mes retours de la campagne, d'une tristesse, qui a quelque chose de splénétique.
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————Combien d'aimeurs de peuple ont tiré de leur amour, 25, 50, 75, 300, 500 p. 100. Et vraiment je ne connais guère, en ce temps-ci, qu'un homme, qui ait véritablement aimé le peuple gratis: c'est Barbès.
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————Dans une causerie avec Burty, sur le mariage, il me disait avoir entendu Onimus affirmer qu'une partie des maladies de matrice des femmes venait de la brutalité du viol, accompli par le mari, dans la huitaine du mariage.
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Mercredi 25 août.—-Bonvin vient me faire voir une esquisse d'après Rubens, qu'il croit de Watteau. Il se plaint des amateurs qui travaillent à devenir les amis des peintres, pour payer moins cher, et à ce propos, il me cite la phrase de Diaz: «Oui, ils veulent connaître intimement la p…, dans l'espérance de devenir ses maquereaux».
Ces temps-ci, après vingt-cinq ans de séparation, j'ai revu, mon cousin, le marquis de Villedeuil, le cousin avec lequel mon frère et moi, nous avons fait nos débuts littéraires, le cousin qui a mangé 800 000 francs en deux ans… Ah! depuis la fondation de l'Éclair et du Paris, il a fait bien des métiers, et bien des milliers de lieues sur le globe. Il a élevé une sucrerie près de l'Escurial, il a construit des chemins de fer dans le Maroc, posé des télégraphes dans l'Amérique méridionale. Et de cette vie de voyage, de ces compagnonnages avec des êtres de toutes sortes, de ces lectures économiques, statistiques, sociales, dans une existence où n'existe pas le besoin du sommeil, il est sorti un tout autre garçon, que celui que j'ai connu. Oui, il m'apparaît comme un de ces raisonneurs, à la fois profonds et légers de Balzac, donnant à ce qu'il dit—et ce qui ne m'avait jamais intéressé chez les autres,—un intérêt de roman.
Aujourd'hui il est entré chez moi, en disant: «C'est curieux maintenant, quand une affaire est faite avec un banquier, ce n'est pas fait avec son argent, mais avec l'argent d'un autre, qu'il se met à chercher…» Et le voilà, sauf le temps d'un rapide dîner, jusqu'à onze heures, toujours en marche, parlant de la puissance intelligentielle des gens qui ne savent ni lire ni écrire; parlant de la virtualité des révolutionnaires espagnols, complètement détruite par les cabinets des restaurants de Paris, et qu'il compare aux sauvages, ne prenant des civilisés que l'eau-de-vie; parlant du travail idéologiste des socialistes, complètement arrêté en 1848, par la bêtise des radicaux, dont toute la politique est rapetissée à manger du prêtre, etc., etc.
Il s'arrête un moment, et avec un petit rire sarcastique, qui a l'air de moquer tout ce qui sort d'original de sa bouche, il s'écrie: «Oui cela, je veux le dire dans un livre, qui, sur la constitution des sociétés, serait, toute distance gardée, ce qu'est le livre de Laplace, sur la constitution du ciel!»
Et il remarche, jetant des phrases comme celle-ci: «Enfin nous sommes dans un monde tout nouveau, où toutes les conditions de l'existence sont changées, sans qu'on ait l'air de s'en apercevoir… Autrefois un ouvrier chaudronnier gagnait 6 francs par jour… Il pouvait mettre 3 francs de côté… Donc au bout de cinq ans, il avait 5 000 francs et pouvait se faire maître chaudronnier… Aujourd'hui il faut 800000 francs pour établir un chaudron… donc il n'y a plus moyen pour le peuple de sortir du peuple… et le peuple ne veut pas rester peuple… Savez-vous avec quelle somme s'est fondée, sous Louis-Philippe, la plus grande fabrique de produits chimiques… Chabrol vous l'apprend… avec 60 000 francs… Allez maintenant chez Salleron, il vous demandera 15 000 francs pour une cheminée… un fourneau sans luxe, c'est une affaire de 50 000 francs… Et tout comme cela… une confiserie se fonde avec un capital de 1 200 000 francs… une épicerie, vous connaissez la maison Potin?»
Et toujours marchant d'un bout de la chambre à l'autre, il parle de la population qui a augmenté d'un quart, pendant que le capital quadruplait; du temps prochain, où le capital sera l'esclave du travail; de la phrase de Cambon: «Il faut écraser ces morpions!» etc., etc.
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Vendredi 27 août.—Aujourd'hui, au milieu d'une forte migraine, la FAUSTIN a fait tout à coup irruption dans ma cervelle, avec accompagnement de fièvre littéraire.
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————Peindre quelque part la nervosité d'une héritière d'une grande famille, donnant des leçons de piano à une jeune fille de la bourgeoisie, pendant qu'elle a sous les yeux, de l'autre côté de la rue, l'ancien hôtel de sa famille.
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————Jeune fille couchant, avec sous son oreiller, un chapelet de reliques, un petit Saint-Joseph, et une mèche de cheveux de son amoureux.
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————Je rencontre à une exposition du Palais de l'Industrie, une jeune et jolie brune qui a profité des vingt jours de réserviste de son mari, pour devenir complètement blonde.
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————On parlait aujourd'hui d'une grande dame de la société romaine, qui faisait essayer ses confesseurs par sa femme de chambre.
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————Quelqu'un m'entretenait du goût d'art de Richard Wallace, achetant le cor de chasse de Saint-Hubert, non pour l'intérêt de l'objet, mais pour l'histoire qui s'y rapporte, et qu'il pourra raconter au prince de Galles, la première fois qu'il le lui montrera.
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————Le vieux peintre Adolphe Leleux fume des cigarettes, qu'il allume encore avec des pierres à fusil, provenant d'un baril de ces pierres qu'il a reçu pour une prise d'armes, quand il faisait partie de la société des Droits de l'Homme.
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————M. Alphonse Rothschild a un beau mot pour se défendre, dans le premier instant, contre un objet qu'on lui fait trop cher: «Non, non, dit-il, c'est immoral à ce prix!».
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Vendredi 19 novembre.—Je dîne ce soir chez Charpentier avec Rochefort.
Un toupet en escalade, fait comme de cheveux en fil d'archal, un oeil sans couleur, triangulairement voilé par l'ombre d'une profonde arcade sourcilière, et dans cet oeil un regard d'aveugle. Des traits—autrefois c'étaient des traits mièvres et tourmentés d'un nerveux duelliste de la cour des Valois,—aujourd'hui la ciselure de ces traits s'est avachie dans de grands plans, solides, carrés, britanniques.
On se met à table, et presque aussitôt, Rochefort me parle, poliment et gentiment, de mon livre sur la du Barry, contant qu'on a longtemps conservé dans sa famille le bonnet de la maîtresse de Louis XV, et qu'une grand'mère à lui, enfermée avec elle, avait ramassé, un jour que la pauvre femme l'avait jeté, pour prendre le bonnet d'une co-détenue, qui venait d'être acquittée par le tribunal révolutionnaire. Et, de l'anecdote concernant Mme du Barry, il passe à l'histoire de ses papiers de famille, qu'on lui a volés, pendant la Commune, et qu'on vient de lui offrir à vendre. Qu'il le veuille ou qu'il ne le veuille pas l'aristo perce dans chaque parole du démocrate, et parle-t-il de Gambetta, qu'il dénomme le prince de la goujaterie, on sent tout le dédain de l'homme bien né pour le fils de l'épicier de Cahors, et pour tous les côtés roturiers du parvenu.
Il a, ce Rochefort, je dois l'avouer, un charme fabriqué d'une certaine délicatesse d'esprit, d'une qualité de gaîté gamine, et surtout d'une câlinerie presque féminine.
Dans la conversation, un moment, il a laissé tomber, et cela sans jactance, et comme l'affirmation d'un fait: «Oui, je suis l'homme qui peut faire descendre 100 000 hommes dans la rue!».
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————Un mot de physiologiste psychologue, un mot de Charcot sur Gambetta: «Certainement, c'est là, un homme doué, mais il lui manque… il lui manque la mélancolie!»
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Jeudi 2 décembre.—LA COMÉDIE HUMAINE: ça pourrait être aussi bien le titre de la Comédie au crayon de Gavarni, que la Comédie à la plume de Balzac.
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————X à Y…
—Mon livre est paru, vous le savez?
—Non.
—Achetez-le, je monterai chez vous, ces jours-ci, y mettre une dédicace.
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————Les pays de l'Europe, où ne se trouvent pas d'objets d'art français, on y découvre des éventails:—l'éventail des émigrées, cet objet, que dans sa fuite la plus précipitée, la femme française emportait toujours.
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————La gravité de la vie présente a fait à l'homme une jeunesse sérieuse, réfléchie, mélancolique. Pourquoi la jeune fille du jour est-elle ironique, blagueuse?
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Un joli détail de coquetterie, confié par une femme du premier Empire à une de mes vieilles amies. Devant sa psyché, à l'effet de gracieuser sa bouche pour les bals du soir, elle se livrait à une véritable répétition tous les matins, disant cent fois, quand elle voulait la faire toute petite: Un pruneau de Tours, disant quand elle voulait la montrer dans sa largeur et son épanouissement: J'avale une poire.
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————Un terrible mot pour peindre la marche des gens, attaqués d'une maladie de la moelle épinière: «Oui il commence à stepper!»
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Mercredi 14 décembre.—Zola vient aujourd'hui me voir. Il entre avec cet air lugubre et hagard qui particularise ses entrées. Il s'échoue dans un fauteuil, en se plaignant geignardement, et un peu à la manière d'un enfant, de maux de reins, de gravelle, de palpitations de coeur, puis il parle de la mort de sa mère, du trou que cela fait dans leur intérieur, et il en parle avec un attendrissement concentré. Et quand il vient à causer littérature, à causer de ce qu'il veut faire, il laisse échapper la crainte de n'en avoir pas le temps.
La vie est vraiment bien habilement arrangée, pour que personne ne soit heureux. Voici un homme qui remplit le monde de son nom, dont les livres se vendent à cent mille, qui a peut-être de tous les auteurs fait le plus gros bruit de son vivant, eh bien, par cet état maladif, par la tendance hypocondriaque de son esprit, il est plus malheureux, il est plus désolé, il est plus noir, que le plus deshérité des fruits secs.
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Dimanche 26 décembre.—Ce soir, au milieu d'un lied chanté par la soeur de Berendsen, le traducteur danois de RENÉE MAUPERIN, Nittis me dit tout à coup: «Les dimanches de Naples, les dimanches de mon enfance… c'est par des bruits, des sonorités qu'ils me reviennent… Voyez-vous, le bleu du ciel et le plein soleil entrant par toutes les fenêtres… là dedans montant les fumées de tout ce qui frit dans la rue… là-dessus le branle des cloches sonnant midi, et dominant les cloches, le chant d'un marchand de vin de l'extrémité de la rue, chantant, donnant de la voix, ainsi qu'on dit chez nous, avec une voix telle, que les cloches, je ne me les rappelle plus que… comme du paysage!»
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Mardi 28 décembre.—Au dîner des Spartiates de ce soir, le général Turr rappelait cette parole du juif Mirès, parole à lui dite en 1860: «Si dans cinquante ans, vous ne nous avez pendus, vous les catholiques… il ne vous restera pas de quoi acheter la corde pour le faire!»
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Jeudi 30 décembre.—Aujourd'hui, au sujet de mon livre (LA FAUSTIN), et pour avoir l'aspect vrai d'une répétition, j'ai passé toute la journée à prendre des notes à la répétition de JACK de Daudet.
Les notes jetées, j'ai été empoigné par l'intérêt de la chose représentée, et surtout par le travail à l'effet de la mettre au point. Il y a au troisième acte une déclaration de Jack dont pas une parole n'est à changer, déclaration qui ne portait pas cependant. Alors Lafontaine a eu l'idée de montrer à Chelles, comment elle devait être jouée, cette déclaration marchée,—et rien qu'avec une hésitation, un faux départ de la marche, et pour ainsi dire, des balbutiements de pieds, accompagnant le balbutiement amoureux des paroles, cette déclaration a pris tout à coup un très grand effet.
ANNÉE 1881
Samedi 1er Janvier 1881.—À mon âge, le réveil dans la nouvelle année est anxieux. On se demande: La vivrai-je jusqu'au bout?
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————Une femme du monde disait d'un amoureux ridicule: «Je ne supposais pas que ce monsieur eût un coeur!»
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————Tous ces jours-ci, je suis heureux à la façon d'un enfant, qu'on a légèrement grisé. Je ne me sens pas de corps, et ma cervelle me semble à l'état de gaz. C'est un envolement dans le monde de LA FAUSTIN qui me réjouit, en me prouvant que la mécanique imaginative va encore.
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Mardi 4 janvier.—Cette nuit, en revenant chez moi en chemin de fer, je me suis aperçu tout à coup, que je ne roulais plus sur la terre… et qu'il y avait la Seine, sous moi. J'avais avec LA FAUSTIN dépassé la station d'Auteuil. Il a fallu revenir à pied du Point-du-Jour.
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Jeudi 6 janvier.—Mme Barbé-Marbois, accourue à Blois pour délivrer son mari, le trouva parti pour Sinnamary, et devint folle. Barbé-Marbois, de retour en France, fit bâtir à la pauvre folle, qui ne pouvait plus voir un homme, sans avoir une attaque de nerfs, une petite maison au bout de sa propriété, et de temps en temps, il allait voir sa femme par-dessus le mur, monté sur une échelle.
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Mardi 12 janvier.—Aujourd'hui la première de JACK.
A huit heures, je suis chez Mme Daudet, que je prends, et que je conduis à sa baignoire. Nous voilà dans l'obscurité de la petite loge, avec la salle encore vide, où émergent, çà et là, quelques têtes ayant sur la figure de l'implacabilité de juge, qui va juger des criminels. «J'ai comme le bout des doigts aimantés!» dit tout à coup la femme, dont l'émotion se traduit par cette originale sensation.
Premier acte, froid. Au second le succès se dessine, la salle est prise par le jeu de Chelles….. La Céline Montaland joue très bien son rôle de grue, mais un incident: elle a perdu les faux cils, que seule sa mère sait lui poser. Enfin on retrouve la mère, et derrière un paravent de femmes, on refait le regard velouté d'Ida de Barancy, dans un petit coin.
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————Une expression caractéristique d'un brocanteur, sur les bras duquel était resté un objet, assez difficile à placer: «Oh! dit-il, il trouvera son malade!» Malade pour amateur, c'est assez bien!
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Dimanche 16 janvier.—Aujourd'hui, au milieu d'une bronchite tournant à la fluxion de poitrine, de Nittis est soudainement entré avec mon immense portrait à l'esquisse un peu spectrale, et aussitôt s'établissant dans mon cabinet, il s'est mis à peindre, comme fond, la neige qui tombait dans mon jardin. Un autre jour ça ne m'aurait pas frappé, mais aujourd'hui ce portrait de l'autre monde avec son jardin de cimetière, m'a parlé comme un vilain présage.
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Samedi 29-janvier.—C'est la première de NANA.
Le public de l'Ambigu est bonhomme, mais en veine d'égayement. Je fais une visite, après le troisième tableau à Mme Zola, qui a des larmes dans les yeux—ce que je ne vois pas tout d'abord, en l'obscurité de la baignoire—et comme je me permets de lui dire, que je ne trouve pas le public si méchant, elle me jette, dans une phrase sifflante: «de Goncourt, vous trouvez ce public bon, vous! Eh bien, vous n'êtes pas difficile!» Ah! la monographie des nerfs d'un ménage d'auteur, pendant une première, ce serait une curieuse étude à faire.
Au dernier acte, un très saisissant effet: ce lit de la chambre du Grand-Hôtel, entouré de la musique sautillante d'un bal, et d'où, en la solitude de la chambre, sort d'un corps qu'on ne voit pas, la demande agonisante: À boire!
La toile tombe dans les applaudissements.
Nous sommes dans l'escalier, où tout à l'heure, l'on entendait Massin crier à Delessart: «Viens me poser une pustule!» Nous sommes dans le cabinet du directeur, où l'on s'embrasse, au milieu des reproches de Mme Zola à son mari, qui s'est refusé à commander d'avance le souper. Et Zola répète dans un grand affaissement de corps: «Tu sais, moi je suis superstitieux, si je l'avais commandé, je crois que la pièce serait tombée!»
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Jeudi 3 février.—A Paris, dans ce moment, il existe des femmes du monde, jouant à la Bourse, et qui, tous les matins, reçoivent la visite de quatre remisiers, venant prendre leurs ordres.
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Vendredi 11 février.—A dîner chez Charpentier, Rochefort disait, ce soir, qu'il gagnait 100 000 francs par an, et qu'il n'était ni coureur de femmes, ni buveur, ni joueur, et qu'il dépensait à peine une dizaine de mille francs en tableaux, qu'il ne savait pas où cet argent passait, et qu'il n'avait pas de quoi se mettre sur le dos… avouant un gigantesque coulage dans sa maison.
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Vendredi 11 février.—Je vis tellement calfeutré dans mon cabinet de travail, que lorsque j'en sors, l'air de Paris me fatigue comme un air de campagne, et me rend incapable de travailler le soir.
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Samedi 12 février.—Reprise de notre ancien dîner des Cinq. On dit beaucoup de bien de Huysmans, de son roman EN MÉNAGE. A propos de la colique du mari trompé, l'un de nous dit assez plaisamment: «Oui, une colique là, c'est bien… mais il ne fallait pas une colique bourgeoise… il fallait une foire… une foire homérique!»
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Dimanche 13 février.—Une coincidence curieuse. J'avais construit, dans mon roman (LA FAUSTIN) un homme de bourse, auquel j'avais donné le nom de Jacqmin, un nom pris dans un catalogue de vente du XVIIIe siècle, le nom d'un joaillier du roi Louis XV. Aujourd'hui, M. Poisson, un aimable agent de change, prié par moi d'entendre la lecture de ce morceau, pour y relever les bourdes qu'y pouvait commettre un homme, aussi peu familier avec les choses de Bourse que moi, me dit quand j'ai fini:
—Et vous lui donnez son vrai nom!
—Comment?
—Mais il n'y a pas que son nom… il y est tout entier… Sa brutalité, sa crânerie dans les affaires, son tempérament haussier…
Il se trouvait que j'avais fait le vrai portrait, et avec son nom encore, d'un boursier mort, il y a dix-huit mois.
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————C'est étonnant, comment tout à coup dans le livre que je suis en train de faire, un chapitre, qui n'est pas arrivé à son tour d'exécution, prend despotiquement possession de ma pensée, et je dois le faire immédiatement, sinon il ne sera jamais bien fait.
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Vendredi 18 février.—Vallès n'est pas un homme de dialogue! Il ne cause pas dans un dîner, dans une soirée. C'est un monologueur de bureau de journal, de café, de brasserie. Du reste, il est revenu d'Angleterre peu plaisant, et avec le ton rogue du populaire de là-bas.
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Mardi 1er mars.—Ce matin, je suis entré chercher quelque chose à la cuisine, et j'entendais la petite, qui disait au cantonnier, en lui donnant une tasse de café par la fenêtre:
—Eh bien, vous faites le mardi gras, ce soir?
—Oui, oui, répondait-il, maman—il a une vieille mère infirme—m'a dit ce matin en s'éveillant: «Qu'est-ce que nous mangerons, ce soir, c'est fête?
—Nous mangerons la soupe comme tous les jours, puis nous ferons des pommes de terre frites.
—Des pommes de terre frites! a repris la mère, les autres années, il y avait un peu plus que cela… Ton père, lui, il gagnait moins d'argent que toi—le cantonnier gagne 3 fr. 75 par jour—et cependant de son temps, à nos dîners du mardi-gras, il y avait bien plus.
—Mais, maman, c'était en Bretagne cela… puis tu n'étais pas malade… Songe donc que, l'autre jour, il a fallu donner 50 sous, chez le pharmacien, pour une portion.
J'étais monté prendre une pièce de cinq francs, pour que la bonne vieille femme fit un joyeux mardi-gras, puis j'ai réfléchi, que si je donnais à son fils ces cent sous, il les garderait pour quelque chose de sérieux, et j'ai fait acheter des choses à boire et à manger.
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————L'amer, que Vallès a en lui, il le soigne, il le caresse, il le dorlote, il le chauffe, il le porte en ville, pour le tenir toujours en haleine, comprenant fort bien, que s'il venait à le perdre, il serait un ténor dépossédé de son ut.
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————Là, devant la feuille blanche, quand on arrive avec son idée, indécise, vague, flottante, et qu'il faut couvrir cette feuille de papier, de pattes de mouches noires, donnant une solidification exacte, logique, rigoureuse, au brouillard de votre cervelle, les premières heures sont vraiment dures, sont vraiment douloureuses.
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Mercredi 9 mars.—Mlle X… me disait, ce soir, que les jeunes filles sont très souvent préservées d'une chute, par l'espèce de culte qu'elles rendent à leur personne, par une sorte d'ascension de leur être, dont elles font, à leurs yeux, une petite sainte Vierge de chapelle.
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Samedi 12 mars.—Qui me délivrera des hommes du monde dilettante d'art et de littérature, acheteurs au rabais des tableaux cotés à l'hôtel Drouot, et leveurs de volumes, dont on parle. La sottise prétentieuse de ceux-ci est plus agaçante que le néant bonhomme des autres.
Depuis quelque temps, je suis exposé aux compliments d'un de ces individus. Quand il me dit quelque chose d'aimable, je ne sais comment cela se fait, mais je lui réponds avec une voix montée pour la dispute.
Il faut avouer que ses compliments sont à peu près dans ce goût: «Autrefois, je ne vous connaissais pas, je ne vous lisais pas, je ne rencontrais que des gens qui me disaient du mal de vos romans… Maintenant tout est changé… alors je vous lis, je vous lis avec un grand plaisir… et vous trouve vraiment beaucoup de talent… Mais au fait, on dit que vous avez aussi publié des livres d'histoire très curieux… moi je n'y croyais pas, quand j'ai commencé à lire vos romans… je les ai trouvés si bien, que ça me mettait en défiance contre vos autres livres… Je me disais: ils sont trop romanciers pour être des historiens…»
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————Voltaire n'a que l'esprit, tout l'esprit d'une vieille femme du XVIIIe siècle; mais jamais de son esprit ne jaillit une pensée, ayant la moindre parenté avec une pensée de Pascal, avec une pensée de Bacon, avec n'importe quelle pensée d'une grande cervelle philosophique.
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Samedi 26 mars.—Chez Mme ***, deux femmes, une brune et une blonde, se surplombant, appuyées et mêlées l'une à l'autre au-dessus d'un piano, et mariant leurs musiques et la jouissance de leurs physionomies amoureuses: cela ressemble à de la tribaderie céleste.
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————BOUVARD ET PÉCUCHET. La singulière conception, chez un homme de talent, de très grand talent! Chercher laborieusement, pendant cinq ou six ans, ce qu'il y a de bête dans les livres, pour en faire le sien.
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Une esthétique de lampiste de théâtre: c'est l'esthétique de Sarcey.
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Mercredi 6 avril.—Je lis le commencement de LA FAUSTIN, devant les ménages Zola, Daudet, Hérédia, Charpentier, et les jeunes de Médan. J'ai un étonnement. Les chapitres documentés de l'humanité la plus saisie sur le vif, n'ont pas l'air de porter. En revanche les chapitres que je méprise un peu, les chapitres de pure imagination, empoignent le petit public. Et le Grec Athanasiadis est pris par Zola, pour un personnage crayonné d'après nature.
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Samedi 9 avril.—Aujourd'hui, à la sortie de la séance pour l'érection d'un monument à Flaubert, je vais dîner avec Tourguéneff et Maupassant, chez une vieille amie de Flaubert, la belle Mme Brainne.
Après dîner, on cause de l'amour, et du goût singulier des femmes en amour.
A propos de ce goût, Tourguéneff raconte ceci. Il y avait en Russie une femme charmante, une femme dont le teint, sous des cheveux bouffants du blond le plus poussiéreux, était légèrement café au lait, et où les grains non fondus faisaient un tas de petits grains de beauté. Cette femme avait été très courtisée par les plus illustres, et les plus intelligents. Un jour Tourguéneff lui demandant, pourquoi parmi tous ses soupirants, elle avait fait un choix tout à fait inexplicable, la femme lui répondit: Oui, c'est peut-être vrai… mais vous ne l'avez jamais entendu prononcer cette phrase: «Vous dites… pas possible!»
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————Littré, à une demande de renseignements historiques, que lui adressait Renan, lui répondait par une lettre, où il le suppliait de le laisser tranquille, dans cette belle et désolée phrase: «J'ai le droit de passer pour mort!»
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Mardi 12 avril.—Aujourd'hui la lettre de Blancheron, annonçant dans LA FAUSTIN son suicide, je l'ai écrite en pleurant comme un enfant;—aura-t-elle près du lecteur l'effort nerveux qu'elle a produit sur moi?
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Mercredi 13 avril.—Un homme politique disait, ce soir, au fumoir de la princesse, que la principale cause de nos désastres en 1870, avait été un rapport de l'archiduc d'Autriche, affirmant à l'Empereur, que la mobilisation de l'armée prussienne ne pouvait être opérée que le 10 août,—et elle avait été faite le 31 juillet.
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————Une bien jolie ouverture de roman naturaliste, racontée ce soir par Manet. Un modèle qu'il fait poser, lui a confié qu'à treize ans, elle avait perdu sa grand'mère, qu'on l'avait fait monter dans l'unique voiture de deuil, avec un vieux parent, et que ce vieux parent l'avait dévirginisée, dans le trajet au cimetière.
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Mercredi 26 avril.—Quand j'entre, on cause de la caricature faite par Pailleron dans sa pièce, de Caro, de Caro que je viens justement de pourtraire, mais d'une manière toute voilée dans le souper de LA FAUSTIN. Il arrive quelques instants après, la figure décomposée, la bouche en fer à cheval, et si troublé, qu'il me donne, ce qu'il ne faisait jamais, une poignée de main,—poignée de main qui me gêne.
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————Gérome parlait, ce soir, de Meissonier, peignant le grand Empereur, et s'assimilant tellement à son modèle, qu'il faisait des études d'après lui-même, revêtu de la redingote historique, et même à l'état de nature, persuadé qu'il était de la même taille, de la même conformation physique.
A ce propos un mot invraisemblable que rapporte Augier, un jour où celui-ci, trouvant le peintre, en Empereur tout nu, avec un suspensoir, lui disait:
—Est-ce que tu as quelque chose?
—Non… mais au fait, est-ce bien authentique que l'Empereur portât un suspensoir?
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————Je trouve que les honnêtes femmes de la société, qui sont vraiment vos amies, au lieu de s'acharner à vous chercher une épouse, feraient bien mieux de vous découvrir une aimable maîtresse.
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Samedi 30 avril.—Anecdote racontée par Camille Rousset.
Le général Sébastiani, ayant fait échouer l'attaque des Anglais contre
Constantinople, le sultan Sélim lui dit:
—Qu'est-ce que tu veux, je t'accorderai tout ce que tu demanderas.
—Alors je demanderai à Sa Hautesse de voir le Harem.
—C'est bien, tu le verras.
Quand la visite fut terminée, le sultan dit au général Sébastiani:
—As-tu remarqué une femme qui t'ait plu?
—Oui, répondit le général, et il lui en désigna une.
—C'est bien,—fit encore le sultan.
Et le soir le général Sébastiani recevait sur un plat d'orfèvrerie, la tête coupée de la femme, avec un message conçu à peu près en ces termes.
«En qualité de musulman, je ne pouvais t'offrir à toi, chrétien, une femme de ma religion, mais comme cela, cette femme sur laquelle tu as jeté le regard, tu es sûr qu'elle ne sera plus à personne.»
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Dimanche 1er mai.—Quel métier que celui de romancier du temps présent et des choses contemporaines. Hier le chapitre que j'ai écrit, me fait entrevoir un duel à la cantonade, aujourd'hui, celui que j'écris, me met dans la pensée la préoccupation d'une poursuite future du parquet.
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Mardi 3 mai.—Phrase typique pour la peinture d'un temps, dite par Talleyrand à M. Thiers, et répétée, ce soir, à notre dîner par Bardoux: «Celui qui n'a pas vécu, pendant les vingt années qui ont précédé la révolution, n'a pas connu la douceur de vivre!».
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Mercredi 4 mai.—C'est bien restreint le nombre des femmes, qui ne méritent pas d'être enfermées dans une maison de fous.
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Dimanche 15 mai.—Je suis un auteur d'une tout autre école, et cependant les auteurs que je préfère parmi les modernes ce sont Henri Heine et Poë. Nous tous, je nous trouve commis voyageurs, à côté de ces deux imaginations.
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————C'est curieux, ces aquarelles de Gustave Moreau, ces aquarelles d'orfèvre-poète, qui semblent lavées avec le rutilement des trésors des MILLE ET UNE NUITS.
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————Un joli détail sur la baronne de K… Une nocturne que cette femme, une lampe, ainsi qu'on disait, au XVIIIe siècle, et qui passait une partie de sa journée à dormir. Mais pour ne pas être dérangée dans son sommeil par des importuns, elle allait dormir chez des connaissances. C'est ainsi que, pendant qu'un de mes amis était à la Bourse, elle venait coucher sur son divan, et le maître de l'appartement s'apercevait de sa visite à deux perroquets de porcelaine de Chine, qu'elle avait retournés, disant qu'ils lui rappelaient son grand-père.
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Mardi 31 mai.—… Messieurs, dit un ancien ministre, vous connaissez la ceinture de chasteté, qui est au musée de Cluny, et peut-être n'êtes-vous pas sans savoir que la fabrication de ces ceintures continue, mais ce que vous ne savez pas, c'est qu'il s'en fabrique pour hommes. Oui, pendant mon ministère, un fabricant a été poursuivi pour l'exposition d'un objet de ce genre. On a vérifié les livres, et, on a trouvé les noms des destinataires. Parmi ces noms, il y avait un homme de la société, que sa femme pendant ses absences, astreignait à porter cette ceinture, dont elle emportait la clef. Je connais cet homme et je l'ai même plaisanté à ce sujet.
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————Oh! la difficulté de la composition maintenant! Il me faut douze heures de travail, pour en avoir trois de bonnes. D'abord une matinée paresseuse occupée par des cigarettes, la rédaction de lettres pressées, la correction d'épreuves, et au bout de cela le retournement de mon plan, que je fais danser sur la table. Après le second déjeuner et une longue fumerie; du papier couvert d'écriture imbécile, du travail qui n'aboutit pas, des enragements contre soi-même, de lâches envies d'abandonner la chose.
Enfin, vers quatre heures, l'entraînement obtenu, et des idées, et des images, et la vision des personnages,—et de la copie presque coulante jusqu'au dîner, jusqu'à sept heures. Mais cela à la condition que je ne sortirai pas, que je n'aurai pas la pensée dérangée, par la préoccupation de la toilette et de l'habillement.
Puis alors jusqu'à onze heures, ce morceau repris, raturé, rapetassé, amendé, corrigé, et enfumé d'un nombre infini de cigarettes.
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Mercredi 8 juin.—La circulation dans Paris, a maintenant quelque chose de la bousculade et de l'effarement d'une fourmilière, sur laquelle on a mis le pied. La multitude allante et venante, c'est presque effrayant. Paris me fait l'effet aujourd'hui de ces Babylones de l'antiquité, dans les dernières années de leur existence.
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Samedi 11 juin.—Ces dîners du samedi, chez de Nittis, sont vraiment charmants.
Quand on entre, on le voit dans l'entre-bâillement de la porte du vestibule, qui vous dit, avec un clappement de langue gourmand, et l'avance d'une main, qu'il n'ose pas vous donner: «Je fais un plat!»
Le revoilà dans la salle à manger, remuant la grande platée de macaroni ou de soupe au poisson. On se met à table, et c'est chez chacun une verve, venant de la sympathie intelligente et de la compréhension à demi-mot des autres; et bientôt d'aimables folies, et des bêtises, et des enfantillages, et des gaietés dans de jolies libertés de langage. Il fait heureux dans la maison.
Puis on passe dans l'atelier, et les yeux amusés par les japonaiseries des murs, et la cigarette à la lèvre, c'est quelque belle musique d'artiste, quelque sonate de Beethoven, vous remuant les dedans immatériels de votre être.
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————Merton, le financier, était en proie à une telle agitation nerveuse, produite par le travail de sa cervelle dans le champ des affaires, qu'il couchait dans une chambre où il y avait deux lits, promenant, de l'un à l'autre, une insomnie, que l'opium ne forçait pas au sommeil.
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Mercredi 15 juin.—Je vais voir les loges des actrices du Théâtre-Français, pour la construction de la loge de la Faustin.
Elles sont ces loges, de curieuses démonstrations du goût rococo et pictural du mobilier des années présentes, et ressemblent peu, j'en suis sûr, à la loge de Mlle Mars.
C'est la loge de Mlle Lloyd, avec son apparence de boudoir galant, et sa cheminée aux petits chenets dorés, ayant comme milieu une terre cuite, et son plafond aux Amours peints par Voillemot, et ses assiettes de Chine accrochées sur la tenture, et son petit cabinet de toilette aux parois et au plafond de glace.
C'est la loge de la souriante Samary, où c'est comme l'intérieur d'un rapin élégant, un intérieur, au plafond fait d'éventails japonais, attachés sur le châssis-blanc, aux croquis de Forain, au désordre de la toilette.
C'est la loge de Madeleine Brohan, rappelant la chambre bourgeoise d'une femme de 1840, avec son élégance vieillotte, sa perse pauvre, ses photographies encadrées.
C'est la loge de Croisette, en son sérieux luxe, en ses beaux meubles de toilette aux riches bronzes dorés, en ses tentures et ses portières de soie, aux tons nouveaux introduits par les grands tapissiers de goût.
Parmi les loges d'hommes: celle de Coquelin aîné a quelque chose d'un atelier de peintre, avec ses divans fabriqués de verdures, et les esquisses accrochées aux murs; celle de Delaunay, de l'amoureux à la voix de musique, est curieuse, par l'affichage un peu enfantin de ses triomphes, par des coussins brodés, des couronnes de fleurs artificielles, un buste, au cou duquel pend une guirlande, sur laquelle on lit sur des bouts de ruban sale, imprimés en lettres d'or les rôles joués par lui, dans quelque ville de province.
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Lundi 20 juin.—Aujourd'hui, le ménage Daudet, le ménage Charpentier et moi, nous allons passer la journée chez Zola, à Médan.
Zola vient nous chercher à la gare de Poissy. Il est tout content, tout guilleret, et dès que nous sommes installés dans la voiture, il s'écrie: «J'ai écrit douze pages de mon roman… douze pages, fichtre!… Ce sera un des plus compliqués que j'aie encore faits… il y a soixante-dix personnages.» En disant cela, il brandit un affreux petit volume stéréotypé, qui se trouve être un PAUL ET VIRGINIE, qu'il a emporté pour lire en voiture.
Une propriété qui, à l'heure qu'il est, coûte plus de 200 000 francs à l'auteur, et dont le prix de l'acquisition primitive a été, je crois bien, de 7 000 francs. Un cabinet de travail ayant la hauteur et la grandeur, où se lit sur la cheminée, la devise: Nulla dies sine linea, et où l'on aperçoit dans un coin un orgue mélodium avec voix d'anges, dont l'auteur naturaliste tire des accords à la tombée de la nuit.
On déjeune gaiement, et l'on va après déjeuner, dans l'île, dont il possède cinquante arpents, et où il fait bâtir un chalet, auquel travaillent encore les peintres, et qui contient une grande pièce, tout en sapin, au monumental poêle de faïence, d'une belle simplicité et d'un grand goût.
On revient dîner et la conversation va au livre du BACHELIER, de Vallès, sur lequel Zola vient de faire un article dans le Figaro. Il s'excuse, avec une certaine vivacité, de s'être laissé aller à faire cet article, par un entraînement du premier moment, qu'il ne comprend plus, disant que dans ce livre, tout est blague, mensonge, ajoutant qu'il n'y a aucune étude de l'humanité, et répétant deux ou trois fois, avec une espèce, de colère comique. «Pour moi, Vallès n'est pas plus qu'un grain de chènevis… Oui là, pas plus qu'un grain de chènevis».
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Jeudi 23 juin.—Un jeune médecin italien nous faisait hier soir, un dramatique récit.
Il était en vacance, à la fin de sa dernière année de médecine. Il fut appelé pour soigner un prêtre de quatre-vingts ans, tombé en paralysie depuis une dizaine d'années, et qui venait d'être pris d'une pneumonie aiguë. Il avait à ses côtés, dans une toute petite chambre, presque remplie par un immense lit, un vieux et un jeune prêtre. Dans la nuit qui précéda sa mort, éclata un terrible orage, avec des éclairs illuminant toute la campagne. A chaque coup de tonnerre, il survenait, sur la grasse et rubiconde figure du moribond, une épouvante d'un caractère particulier. Et l'on comprit à de vagues paroles, qu'il croyait, à chaque éclair, que c'était le diable qui venait pour l'emporter.
En cette épouvante, et au milieu des débats contre la terrible hallucination, jaillirent du mourant d'autres paroles, avouant qu'il avait eu, bien des années auparavant, un enfant avec sa servante, qu'il l'avait tué, qu'il l'avait enterré sous le grand figuier du jardin. Et quand il disait cela, de la porte derrière laquelle elle écoutait, apparaissait la vieille servante, la figure cachée dans ses mains, et qui lui jetait: «Mais, mon cher maître, vous avez perdu la tête, comment pouvez-vous dire des choses comme cela?»
Et l'épouvante du diable se grossissant, au point de vue casuistique, de toutes les messes qu'il avait dites, en état de péché mortel, l'épouvante était si grande, qu'elle gagna le jeune prêtre, qui se mit à se cacher la figure dans les matelas. Et rien ne pouvait calmer la désespérance du mourant, ni l'absolution qu'il avait reçue, ni les lettres scellées d'absolution, qui lui furent envoyées de l'évêché; il n'avait foi qu'en la présence de l'évêque, et en l'absolution donnée par lui seul—et l'évêque n'arriva que lorsqu'il était mort.
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Dimanche 26 juin.—Quand on devient vieux, il se glisse dans vos yeux quelque chose, qui enlève de la vie vivante aux femmes et aux hommes, sur lesquels vont vos regards, et aujourd'hui il me semblait voir sur mon chemin, dans de la lumière ensoleillée, les gens non tels qu'ils étaient, mais ainsi qu'on verrait passer des hommes et des femmes à travers les rideaux de tulle d'une croisée.
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Lundi 27 juin.—Dîner chez les Charpentier. Alphonse Daudet est un si attachant causeur, un si fin mime des comédies qu'il raconte, qu'au moment, où je me lève pour demander s'il est onze heures, j'entends sonner une heure du matin.
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————Un joli méchant mot de Musset. Une illustre actrice du
Théâtre-Français lui disait:
—Monsieur Musset, on m'a raconté que vous vous étiez vanté d'avoir couché avec moi?
—Pardon, répondait Musset flegmatiquement, je me suis toujours vanté du contraire!
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Jeudi 30 juin.—Les vrais connaisseurs en art, sont ceux que la chose, que tout le monde trouvait laide, ont fait accepter comme belle, en en découvrant ou en en ressuscitant la beauté,—les autres sont les domestiques et les Quinze-Vingts du goût et de la mode qui régnent.
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Dimanche 10 juillet.—Jean-d'Heurs. Quelqu'un me dit avoir lu, dans un journal, que Saint-Victor est mort. J'étais brouillé avec lui… Mais enfin il a été mon compagnon de lettres, pendant des années, et il avait la séduction d'une haute intelligence. Et ma pensée de ce jour va à notre passé, et aussi à sa fille, que je revois, au moment où elle venait de naître, en sa nudité embryonnaire, devant le feu de cheminée de sa mère.
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Jeudi 14 juillet.—Les orangers de la cour d'honneur de Jean-d'Heurs jettent, aujourd'hui, des senteurs entêtantes.
Il est midi, et le soleil tombe d'aplomb sur leur feuillage luisant. Contre l'un de ces orangers, un oranger qui vient de la cour du château du roi Stanislas, montées sur une échelle, deux fillettes de la campagne, dont on sent le corps libre et nu, sous une jupe et une camisole blanche, font la cueillette de la fleur d'oranger, dans de petits paniers, un drap étendu au-dessous d'elles. Rien de lascif, dans cette chaleur et cette odeur d'Orient, comme ces deux fillettes, perchées en l'air, avec leurs jupes courtes et l'abandon mou du haut de leur corps, couché sur la rondeur de l'arbuste, et montrant le rire de leurs yeux vifs, dans l'ombre de cette carcasse de mousseline, de cette coiffe appelée là-bas quisenote,—et parlant entre elles de leurs «corps coulants».
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Dimanche 18 juillet.—Quel temps aurons-nous, monsieur le curé?
—Ah! je ne sais pas, répond le curé, si j'avais fait chanter mes jeunes filles, ce matin, je vous le dirais… Oui, c'est très simple: quand il y a de l'humidité dans l'air, les cordes vocales de mes jeunes filles sont toujours au-dessous de l'orgue; quand il fait sec, elles ont une tendance à monter au-dessus, à le dominer.
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Mardi 20 juillet.—Dans la transparence glauque de l'eau, monte du fond de la rivière, comme une ombre en spirale, qui devient une forme aux flancs tigrés, se change en un poisson noir au petit groin blanc, et s'approche lentement de la mouche flottante, puis après un temps d'arrêt, la gobe dans un happement bruyant. C'est la pêche à la truite, et depuis que je pêche, dans mes rêves, je suis toujours couché au bord de l'eau, et, de l'eau montent à moi des formes étranges et terrifiantes d'immenses truites fantastiques.
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————Ah! les gracieux mouvements de cou rocaille, qu'ont les paons becquetant les filets d'eau, jaillissant des tuyaux d'arrosage.
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————Il est des personnes si nerveuses, que la coupe des foins leur donne la fièvre: une fièvre qui s'appelle la fièvre des foins.
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————Une petite cousine me contait, que la première fois, qu'elle avait été chez Kerteux, une des demoiselles lui avait dit:
—Madame est Américaine?
—Pourquoi?
—Pourquoi… Madame, c'est que rien n'est plus rare, qu'un derrière chez une Française.
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Vendredi 12 août.—Paris. Chaque jour, où je m'assieds à ma table de travail, et où je me dis: «Allons, il faut encore m'arracher un chapitre de la cervelle», j'ai le sentiment douloureux, qu'aurait un homme à qui on viendrait, tous les jours, demander un peu de son sang, pour une transfusion.
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————J'assistais, ce soir, dans cette lumière de l'électricité, qui met des lueurs de catafalque sur les choses, à la sortie d'un magasin de deuil, où de longues et de noires filles chlorotiques se disaient au revoir, dans des embrassements éplorés. Il y aurait quelque chose à faire de cela.
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————Un joli détail parisien. Une pauvre rue se cotisant pour qu'un vieux de cette rue, un vieux que tout le monde aime, ait une consultation de Charcot et faisant cent francs, que le mieux habillé de la rue va porter à l'illustre médecin.
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Mercredi 17 août.—Une femme de ma connaissance disait à un de mes amis, que la jeune fille épousant un homme, qu'elle ne connaissait pas du tout, en avait quelquefois, soudainement, la devinaille morale, dans le moment où, en chemise, il se dirigeait vers son lit.
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————-Au fond, Racine et Corneille n'ont jamais été que des arrangeurs en vers, de pièces grecques, latines, espagnoles. Par eux-mêmes, ils n'ont rien trouvé, rien inventé, rien créé.
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Samedi 20 août.—Chez Péters. La nouvelle couche des dîneurs avec les filles. Un de ceux-ci dit à une de celles-là: «Nous avons commencé à organiser des promenades scientifiques, au Palais de l'Industrie… Je t'en ferai mettre.»
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