Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume): Mémoires de la vie littéraire
Dimanche 21 août.—Quelquefois, en jetant, ma plume—et ici je la jette à la fin d'un chapitre où j'ai cherché à rendre le brisement de mon être, après la mort de mon frère—je me laisse aller à dire tout haut: «As pas peur, mon petit, je suis encore là… et à nous deux, nous aurons miné tant de vieilles choses, et à l'heure, où c'était brave… qu'il viendra une année du XXe siècle, où quelqu'un dira: «Mais ce sont eux, qui ont fait tout cela!»
* * * * *
Mardi 30 août.—Gambetta a décidément du plomb dans l'aile, et les popularités ne se refont pas plus que les virginités.
* * * * *
Mercredi 31 août.—Théodore Child me faisait un fantastique tableau des soirées de l'Angleterre, où la nuit venant, par les routes crépusculaires, des groupes de jeunes gens et de jeunes filles, habillés des couleurs passées et déteintes des vieux vêtements, remises à la mode par les peintres préraphaélistes, flirtent dans une flirtation, à tout moment coupée par le rapide passage silencieux d'athlétiques garçons, montés sur des vélocipèdes.
* * * * *
Mercredi 14 septembre.—Voilà trois semaines, que je travaille de 10 du matin à 10 heures du soir, sans descendre de mon cabinet que pour manger, et en ne prenant de toute la semaine, comme vacances, que la soirée du samedi; mais je suis fourbu, et je sens que ma pensée, qui en assez de LA FAUSTIN, veut prendre son envolée du bouquin.
* * * * *
Jeudi 15 septembre.—Je tombe chez Burty, sur le vieux graveur Pollet, un japonisant frénétique, et qui est en train de dire: «Sur les 1 000 francs que j'ai pour vivre par mois, je paye 800 francs aux marchands de japonaiseries… c'est 200 qui me restent… mais j'ai des modèles qui me coûtent dans les 100 francs… donc 100 francs pour vivre… Ma foi, j'ai pris le parti de ne rien payer de mon vivant, je ne paye pas mon tailleur, je ne paye pas mon restaurateur… Il n'y a que mon cordonnier que je paye, parce que c'est un pauvre diable.»
* * * * *
————Visite de noces d'une jeune femme rieuse, chez une vieille tante de son mari, affligée d'une tympanite (maladie où l'on p… perpétuellement) et qui est menée par son beau-père, affreusement sourd: «Mais je ne comprends pas ce que la petite a à rire, comme cela, tout le temps… nous nous entretenons cependant de choses assez sérieuses,» répète, à tout moment, le sourd intrigué.
* * * * *
Dimanche 2 octobre.—Je crains bien que les comédiens, quand vous les interrogez sur leur métier, vous racontent un tas de blagues.
Got, aujourd'hui, ne voulait-il pas me persuader, que l'intonation d'un vers, d'une phrase, un comédien ne la cherchait pas avec le bruit de sa bouche, que c'était une opération cérébrale, et que du premier coup l'acteur y arrivait, quand il l'avait cherchée avec sa cervelle. Alors pourquoi Rachel, la cherchait-elle avec ses lèvres et sa langue, pendant une heure, une heure et demie?
* * * * *
————Quelqu'un qui avait été ces jours-ci, aux Folies-Bergère, s'étonnait de la beauté des dents de toutes les putes qui étaient là, et attribuait, avec raison, cette beauté générale de la dentition féminine de maintenant, à la grande place prise par les dentistes américains dans le Paris contemporain.
* * * * *
Jeudi 13 octobre.—Visite de l'administrateur du journal: le Voltaire, m'annonçant qu'il va couvrir Paris d'affiches, et le jour de l'apparition du premier feuilleton de LA FAUSTIN, faire délivrer dans les rues de Paris, une chromolithographie de la Faustin, tirée à cent mille exemplaires.
Puis il se lamente que la police défende les hommes-affiches, qui sont un des grands moyens de publicité à Londres… Mais il a quelque chose en tête. Et dans l'escalier, ne pouvant garder le secret de sa conception, il se retourne tout à coup, et s'appuyant sur la rampe, il me dit: «Eh bien voilà mon idée… il y a de grands poteaux sur le boulevard… la question est de pouvoir obtenir, d'y faire mettre des flammes, sur lesquelles serait imprimé: «LA FAUSTIN, le 1er novembre, dans le Voltaire…» Certainement la police interviendra, les fera enlever, mais elles y seront tout un jour.
J'écoutais cela un peu honteux, mais l'avouerai-je, pas assez révolté par cette publicité à la Barnum.
* * * * *
————Une jolie phrase de Macé, le policier. Dans le développement oratoire d'une piste, interrompu par l'homme volé, il lui jetait: «Ne troublez pas mes hypothèses, monsieur!»
* * * * *
————X… le vieux beau orléaniste n'a plus aujourd'hui pour figure, qu'une bouillie de papier mâché, tenue en place par le triangle de fer de son faux-col.
* * * * *
Jeudi 20 octobre.—Zola est de sa nature contempteur de l'argent. Il racontait, aujourd'hui, qu'avec la première pièce de vingt sous de son enfance, il avait acheté une bourse de dix-neuf sous, dans laquelle il avait mis le sou qui lui restait.
* * * * *
Vendredi 28 octobre.—Aujourd'hui, en montant la rue Saint-Georges, mes yeux rencontrent dans le ciel, au fond de la place, un immense placard où se lit en lettres colossales: LA FAUSTIN: un placard regardant la maison, où mon frère et moi avons passé tant d'années, sans publicité, sans bruit, sans renommée.
* * * * *
————Chez quelques hommes, il y a dans le oh et le ah, un étonnement niais, qui fait de suite, avec raison, classer ces personnes parmi les imbéciles.
* * * * *
———-Cette première scène de LA FAUSTIN, sait-on ce qui m'en a donné l'idée? C'est cette soirée de notre séjour, en 1851, à Sainte-Adresse, où, sur un défi de la Dubuisson, de venir la trouver dans sa chambre, mon frère montait après le treillage, et était auprès d'elle, en une seconde. Alors Asseline, qui avait un coup de coeur pour l'actrice, et qui se trouvait lui dire bonsoir de la rue avec nous, très pâle, me prenant le bras, me disait: «Vous n'avez pas envie de dormir, venez avec moi», et me ramenant à l'endroit, au bord de la mer, où nous avions tous passé la soirée, il se mettait à me crier, dans la belle nuit amoureuse, son amour pour cette femme: un débordement de passion magnifique, que j'ai cherché à transposer dans mon livre.
C'est plein de souvenirs de nous, ce livre. La sensation amoureuse de l'orgue au lit, est une sensation que nous avons éprouvée à l'hôtel de Flandres, à Bruxelles. Et jusqu'à ce nom du cocher Ravaud, c'est le nom du cocher de mes cousines de Villedeuil, du vieux cocher entrevu à l'enterrement de mon frère, qui se rappelait, au bout de près de quarante ans, l'enfant qu'on faisait asseoir sur son siège, et aux petites mains duquel, parfois, il mettait ses guides.
* * * * *
Lundi 31 octobre.—Des affiches de toutes les couleurs, de toutes les grandeurs, couvrant les murs de Paris, et partout étalant en colossales lettres: LA FAUSTIN. Au chemin de fer, une annonce peinte mesurant 40 mètres sur une largeur de 275. Ce matin, le numéro du Voltaire, tiré à 120 000 et donné aux passants. Ce matin encore, distribuée, sur les boulevards, une chromolithographie, représentant une scène du roman, et distribuée à 10 000, et dont la distribution doit durer une semaine.
* * * * *
Mercredi 2 novembre.—État particulier, où l'on ne sait pas ce qu'on mange, où l'on se surprend à parler tout haut, où l'on se sent dans la cervelle un vide et un plein absurdes, et avec cela une espèce de bonheur vague dans la poitrine et de la faiblesse dans les jambes. Et cet anéantissement heureux est mêlé d'une inquiétude nerveuse, qui vous pousse à vous en aller de chez vous, pour éloigner, d'une douzaine d'heures, l'embêtement qui peut vous tomber sur les reins.
* * * * *
Jeudi 3 novembre.—Tristesse noire. Profond découragement. Vu Laffite au Voltaire. A travers la politesse de ses paroles, il perce une déception du succès qu'il avait espéré, presque une honte des audaces de mon livre. Le soir, parmi les quelques minutes, que je passe à l'Odéon, avec les Daudet, Rousseil sur la scène engueule lyriquement ma littérature.
* * * * *
Vendredi 4 novembre.—C'est curieux tout le bruit qu'on peut faire à Paris, avec la non-perception de ce bruit, et dans le silence des journaux, des lettres, de tout!
* * * * *
Jeudi 8 novembre.—Toujours l'attente nerveuse des choses embêtantes, et la sortie de mon chez moi, dès le matin.
* * * * *
————Moi, il n'y a que les Parisiens qui m'intéressent… Les provinciaux, les paysans, tout le reste de l'humanité, enfin, c'est pour moi de l'histoire naturelle.
* * * * *
Mardi 22 novembre.—Un mot de cet aimable blagueur d'Hébrard à Gambetta, lui demandant, s'il avait assez rebondi: «Oui, oui… pour rebondir, il faut toucher le fond… et tu l'as touché en plein!»
* * * * *
Jeudi 24 novembre.—Dans ce moment-ci, j'aimerais passer une huitaine, dans une campagne lointaine, lointaine, où facteur ne viendrait jamais, et où je pourrais toute la journée tirer des lapins.
* * * * *
Dimanche 27 novembre.—Eh bien, dis-je à Daudet, en nous asseyant au fond d'un salon de Charpentier, eh bien, votre roman du Midi?
—Mon roman sur le Midi! mon cher, mais c'est un paravent.—Et ses yeux font le tour de la pièce,—Avec les voleurs dont nous sommes entourés… il est besoin de cacher un peu ce qu'on fait… et quand on me le demandera mon roman sur le Midi, je dirai que je n'étais pas en train de rire… Puis la vie est si courte…Il ne faut pas se répéter… Je veux faire une chose terrible, un collage.
* * * * *
Jeudi 15 décembre.—Dîner chez Mme Alexandre de Girardin, avec le grand-duc Constantin. Rien d'un Russe, l'apparence d'un officier allemand, en tenue bourgeoise. Ce qu'il a dit de plus original: c'est que nos pêches de Montreuil sont des navets à côté des pêches, venant dans les serres de là-bas.
* * * * *
Samedi 17 décembre.—Aujourd'hui un collectionneur de tableaux de mes amis, avec le sens du pittoresque des choses qu'il a au plus haut degré, me peignait la mimique de l'heure présente des commis des grands marchands de tableaux, pour la vente d'une toile.
D'abord la caresse de passes magnétiques, de gestes à distance qui ne sont plus les gestes d'autrefois, où il y avait un peu du poing sur la hanche du modèle d'atelier, mais la caresse d'un corps onduleux, serpentant, gracieuse en des contournements légèrement pédérastiques. Puis tout à coup, au milieu de la démonstration, faite à deux mètres de la toile, dans une tranquille eurythmie; d'un bond, le commis franchit la distance qui le sépare du tableau, et tout à coup, vous le retrouvez au bas de la toile, rasé à terre, appelant votre attention sur un détail, qu'il enveloppe dans le vide d'une main, ayant l'air de jouer amoureusement autour d'un sein de femme.
Et le gymnaste en caoutchouc, qui faisait ce joli petit manège pendant la journée, devant un tableau de 50 000 francs, le soir, chez Mme Adam, mon ami le voyait entrer, le cou raide, la poitrine en avant, avec, sur toute sa personne, quelque chose d'un hautain doctrinaire.
* * * * *
————Conversation entre deux hommes politiques.
L'un déclarant qu'il s'est présenté aux élections sénatoriales, qu'on lui a demandé des engagements signés, qu'il s'est retiré.
L'autre criant, sur un ton de mépris colère: «Il faut les foutre dedans les électeurs… étant donnée l'intelligence du suffrage universel… si nous ne nous livrions pas à des malversations électorales… nous serions des dupes, des foutues bêtes…»
Au fond ce que ce dernier criait: c'est la pensée intime de bien des républicains.
* * * * *
Vendredi 30 décembre.—Aujourd'hui, en ouvrant le Figaro, je tombe sur la mort d'Eugène Giraud. Lui! qui, avant-hier, blaguait si spirituellement et si gaiement. La veille garde des vieux mercredis de la princesse s'en va, et je reste le dernier.
ANNÉE 1882
Dimanche 1er janvier.—Passé la journée d'hier, moitié à l'église, moitié au cimetière, parmi les noires tentures et les tristesses des musiques de la mort. La princesse, dans la tombée molle d'un grand manteau de laine, et sur la figure un foudroiement étonné, était superbe de douleur. Ah! c'est un grand trou dans son coeur et sa société, que cette mort, cette disparition de sa vieille giraille.
* * * * *
————Il y aurait vraiment à faire, dans un livre, un beau morceau sur la tristesse désolée, que laissent chez les délicats, les raouts et les fêtes de la misère bourgeoise.
* * * * *
————Est-ce que chez les lettrés, la publication d'un livre apporterait la déperdition des forces physiques et morales, qui se produit chez les criminels, après la consommation d'un crime?
* * * * *
Mercredi 4 janvier.—Aujourd'hui la princesse est allée voir un peintre de ma connaissance… Tout à coup, elle s'est mise à pleurer, et a dit «qu'elle ne savait que faire de ses journées… qu'elle voulait voir des choses qui la sortent un peu de son chagrin», ajoutant «qu'elle a besoin que ses amis l'adoptent un peu.»
Il y a vraiment de grandes qualités de coeur chez cette Altesse.
* * * * *
Jeudi 5 janvier.—Le premier commis de Bing a signifié ces jours-ci, à son patron, sa démission… par le téléphone. Oui, par le téléphone. C'est bien moderne ce congé, qui coupe toute explication.
* * * * *
Mardi 17 janvier.—Aujourd'hui a paru LA FAUSTIN.
Ce soir, Charles Robin disait à dîner, que rien n'était plus absurde, que de servir le poisson après la soupe, parce que le poisson faisait poche dans l'estomac et le fermait, qu'il valait bien mieux le manger, ainsi qu'on le faisait en province, après les viandes. Il ajoutait encore, que c'était une faute de manger des radis, au commencement du repas, qu'il fallait les manger entre tous les services, et comme cela le radis était un vrai précipitant de la digestion, et le meilleur balai de l'estomac.
Enfin il terminait son cours d'esthétique gastronomique, en recommandant de manger une pomme au dessert, dont l'acidité sucrée faisait le meilleur ménage avec les sucs gastriques.
* * * * *
Jeudi 19 janvier.—Partout une exposition splendide de LA FAUSTIN. Je vois chez Marpon des exemplaires du 5e millier, et j'ai, chez Lefilleul, l'étonnement de voir mon livre jouir du grandissime succès de la chaise… Tout à coup, au milieu de ma contemplation, j'entends retentir le boulevard de: La Démission de Gambetta. Est-ce que je suis condamné à demeurer, toute ma vie, l'homme qui a publié son premier livre, le jour du Coup d'État?
* * * * *
Vendredi 20 janvier.—De bonnes nouvelles encore aujourd'hui. Il a paru ce matin un grand article de Céard. J'ai reçu de Huysmans une lettre très admirative. Mme Daudet a passé toute sa journée à écrire pour le Temps, me dit son mari, un article qui est un bijou, et où elle me donne un peu comme le littérateur de la femme. Enfin, en sortant de chez Charpentier, je me cogne sous la porte cochère avec Bourget, qui veut absolument me reconduire un bout de chemin, pour s'entretenir avec moi du personnage de l'honorable Selwyn, dont sa cervelle semble grisée.
* * * * *
Samedi 21 janvier.—Nittis a commencé au pastel, ces jours-ci, un grand portrait de sa femme, qui est la plus extraordinaire symphonie de la blancheur. Sur le fond d'un paysage d'hiver, joliment neigeux, Mme de Nittis se détache dans une robe couleur d'une rose gloire de Dijon, les épaules et les bras nus, balayés de dentelles, dont le tuyautage est de ce blanc, de ce rose, de ce jaune qui ne sont, pour ainsi dire pas, des couleurs. Et dans l'harmonie transparente et envolée, dans ce poème du blanc frileux et du blanc tiède, au premier plan, rien que la noire tache d'un plateau de laque, sur laquelle pose une tasse de Chine bleue. Je n'ai encore rien vu en peinture d'aussi vaporeusement lumineux, et d'une qualité de pastel aussi neuve, aussi en dehors des procédés anciens.
* * * * *
Lundi 23 janvier.—Je regarde les étalages de libraires, et il me semble que les numéros des tirages ne changent pas, et que les couvertures des exemplaires exposés, se salissent mélancoliquement.
* * * * *
Mardi 24 janvier.—Une bonne nouvelle, me dit ce soir, Charpentier chez Daudet: «Nous retirons LA FAUSTIN».
Sarcey avec lequel je dîne, a quelque chose, dans la personne et l'esprit, de la jovialité d'un épais curé de campagne.
* * * * *
Dimanche 29 janvier.—Je reçois une lettre de Mme Daudet, une lettre qui contient un paragraphe curieux.
On a donné au collège où est son fils, une narration française, dont le sujet est la mort d'un personnage quelconque. Trois élèves lisent successivement une mort, dans laquelle tous les trois avaient introduit l'agonie sardonique de la Faustin. Ébahissement du professeur, très ignorant de la littérature contemporaine, tandis que le jeune Léon rit dans sa barbe future.
* * * * *
Jeudi 9 février.—Je rencontre aujourd'hui Céard, qui me raconte l'histoire vraie de l'idiot amoureux de la soeur de POT-BOUILLE. Elle est vraiment curieuse, et la voici:
Un faible d'esprit, épris de sa soeur, non absolument sensuellement, mais plutôt plastiquement, et un peu à la façon d'un, qui serait amoureux d'un rayon de soleil, était gênant pour l'établissement de la jeune fille. Alors la famille l'irrite, l'exaspère, le pousse de parti pris à la folie. On l'enferme, non dans une maison de fous, mais dans une maison de santé. La soeur se marie. Là-dessus arrive à l'enfermé un héritage inattendu. La famille le fait ressortir. Au bout de quelque temps, on le retrouve gênant. Alors c'était la Commune, on chauffe à blanc son républicanisme, on le fait engager dans la garde nationale, et il est fusillé au Champ-de-Mars.
* * * * *
Samedi 4 février.—Savez-vous quelle est, à l'heure présente, la profession de Villiers de l'Isle-Adam?
—Non, non.
—Eh bien, il est mannequin chez un médecin de fous… Oui il est le faux fou, dont le docteur dit: «Il n'est pas tout à fait guéri, mais il va mieux.»
C'est Bourget qui nous raconte cela, ce soir.
Du reste, la conversation est pendant le dîner, bizarre, étrange, fantasque, sous l'inspiration de la cocasserie spirituelle de Forain, qui, en train de peindre l'intérieur des Cros, nous, dit:
—Ah! elle était originale cette famille Cros… Un soir, à la fin d'un dîner, un fils ayant annoncé qu'il s'occupait de recherches pour ressusciter les morts, le père lui déclare qu'il s'opposait absolument à cette découverte, devant troubler les héritages. Là-dessus, les trois fils se lèvent de table, quittent la maison sur cette phrase méprisante, jetée au chef de famille: «Toi, tu es un saturnien!»
* * * * *
————Un beau mot produit par la crise financière du jour d'aujourd'hui.
Un malheureux étrillé, détaillant à une connaissance sa ruine, et finissant par:
—Enfin je suis à la recherche de cent francs.
—Et moi de deux millions! dit l'autre, en lui mettant les cent francs dans la main.
* * * * *
Mardi 7 février.—Vallès, jaloux de tout le bruit qu'il ne fait pas, et qui veut bien de mon moi, retentissant dans le passé, mais non dans le présent, s'indigne presque vertueusement de mon livre, me représente comme un marquis de Sade, frisé par Scudéry, compare le roman, dans une assez jolie comparaison, au bourdonnement d'une cantharide dans une coiffe d'hôpital, blague mon agonie sardonique. Eh bien oui, cette agonie sardonique est une invention, une imagination… mais possible, vraisemblable. Et je ne l'aurais pas risquée, sans un certain renseignement. Voici ce qui est arrivé à Rachel. Elle avait une vieille bonne, à laquelle elle est très attachée, et dont j'ai fait la Guenegaud. Cette vieille bonne tombe malade chez sa maîtresse, très gravement malade, et une nuit, on vient réveiller la tragédienne, et lui apprendre que la malade agonise. Rachel descend tout en larmes, et dans l'affliction la plus vraie, mais un quart d'heure ne s'était pas passé, que l'artiste était toute à l'étude de l'agonie de la femme, qui était devenue pour elle une étrangère, un sujet. Je tiens ce détail de Dinah Félix.
* * * * *
Mercredi 8 février.—Ce livre de LA FAUSTIN, mes confrères ne s'aperçoivent pas que c'est un livre, autre que ceux que j'ai déjà publiés. Ils ne me semblent pas se douter, qu'il y a dans ces pages une introduction toute neuve de poésie et de fantastique dans l'étude du vrai, et que j'ai tenté de faire faire un pas au réalisme, et de le doter de certaines qualités de demi-teinte et de clair-obscur littéraire, qu'il n'avait pas. En effet, les choses de la nature ne sont-elles pas tout aussi vraies, vues dans le clair de lune, que dans un rayon de soleil de midi?
Oui, il y a quelque chose de neuf dans mon dernier bouquin, et il ne serait pas impossible qu'il se créât dans une vingtaine d'années, une école autour de LA FAUSTIN, comme il y en a aujourd'hui une, autour de GERMINIE LACERTEUX.
* * * * *
Jeudi 9 février.—Je vais chez les Daudet que je trouve tout tristes; la femme avec la migraine, le mari avec un abcès dans la bouche, et nous causons tranquillement, gentiment, comme on cause au coin du feu, pendant les heures mélancoliques.
Nous causons de l'intérieur de son beau-père, qui est, à ce qu'il paraît, un vrai paradis de la maladie; nous causons de la vue d'ensemble de la femme, qui perçoit, d'un seul coup d'oeil, une toilette de la chaussure à la coiffure; nous causons de notre sensitivité à nous deux, que nous croyons la plus aiguë des sensitivités modernes.
* * * * *
Samedi 11 février.—Sarcey, dans une conférence sur LA FAUSTIN, à propos de ma comparaison sur le blanc anémique d'une peau de femme, avec le blanc des fleurs qui fleurissent dans les caves, s'est écrié: «Vous n'avez jamais vu ça, moi non plus, donc ça n'existe pas, comme on dit dans une vieille pièce». Il ignorait absolument, que tout le lilas blanc qui se vend l'hiver à Paris, fleurit dans les caves. Et lorsque cette grosse ignorance du critique des choses parisiennes, a causé une petite rumeur dans la salle il a bien voulu me trouver un peu de talent, mais un talent néfaste pour le talent de Daudet.
* * * * *
————Ils sont bons les critiques, aujourd'hui, avec la promesse qu'ils nous font du règne, sous très peu de jours, d'une littérature à la Berquin. Les Berquinades ne poussent jamais dans la décomposition des sociétés sceptiques et blagueuses. Ça pour venir quand même, à défaut d'innocence d'une époque, ça demande chez les nations, des illusions, des illusions comme il y en avait autour de l'année 1789, et comme il n'y en a pas autour de l'année 1882.
* * * * *
Mardi 14 février.—Une grippe effroyable me force à garder la maison, et rien du dehors qui me parle de mon livre. N'est-ce pas ironique, cela au moment où la Colombine du Gil Blas, peint mon facteur, accablé sous les lettres de femmes, qui m'arrivent à toutes les heures de la journée.
* * * * *
Mercredi 15 février.—C'est bien d'un collectionneur ceci. Cette nuit, j'avais la fièvre, et chaque fois que je me retournais dans mon lit, je trouvais près de ma figure, sur mon oreiller, un des objets, dont je venais de dresser le catalogue pour la publication illustrée de la MAISON D'UN ARTISTE, que doit faire Gauchez. Et me retournant de l'autre côté, c'était un autre objet:—et cela durait ainsi, toute la nuit.
* * * * *
Jeudi 16 février.—Aujourd'hui, au milieu du malaise de la grippe, j'ai écrit le titre du premier chapitre de mon roman de «Tony Freneuse» (CHÉRIE).
* * * * *
Vendredi 17 février.—Très souffrant, et d'une faiblesse à ne pas me tenir sur les jambes, et tout à fait incapable de travailler, je rouvre mon testament et m'amuse à laisser des bibelots de souvenir, aux gens que j'aime sur la terre.
Ça n'a rien de désagréable cette rédaction cursive, pour le post mortem, seulement la chose, une fois, écrite, n'est pas absolument plaisante à relire, sous le froid de la réflexion, et comme je ne mets des points sur les i qu'à la relecture, mes legs en manqueront.
* * * * *
————Ah! la sale hypocrisie de certains critiques. Un de ces critiques ne disait-il pas à propos de LA FAUSTIN, que les devoirs de son métier l'avaient forcé, malgré lui, à jeter les yeux sur les oeuvres du marquis de Sade? Et ces jours-ci, Guy de Maupassant me racontait que ce même critique l'avait prié de solliciter pour lui de Kistemaeckers et autres éditeurs belges, un envoi de la série des livres obscènes, publiés de l'autre côté de la frontière.
* * * * *
Mardi 21 février.—Cette grippe, ça vous met dans un état de faiblesse et de paresse du vouloir tout à fait particulier.
En ce vague de la tête, la lecture des livres de Fromentin, approche de vous un Orient, qui a quelque chose d'hallucinatoire.
* * * * *
Mercredi 1er mars.—Hier, je dînais chez Daudet, à côté de Mme Adam.
«Moi, dit-elle, j'ai cent amis… oui, il me faut ce compte là… Je suis reconnaissante aux gens qui me font occuper d'eux… c'est ma vie… mon activité a besoin d'obliger… ça tient peut-être à ce que je suis Picarde… la femme de cette province est une femme qui porte les culottes… l'homme n'y est rien».
Je regarde la femme, habillée d'une robe de velours gorge de tourterelle, constellée de grands boutons d'acier. Il y a en effet de la bonté dans ses yeux gris, une bonté qu'on sent tout près de devenir agissante, la bonté d'une belle et bien portante habitante de la campagne.
* * * * *
————-La Revue des Deux Mondes, ces temps-ci, a déclaré par la voix de M. de Brunetière, qu'il y avait plus de vérité, d'observation, dans un roman de Gaboriau ou de Ponson du Terrail, que dans tous les romans de mon frère et de moi. C'est peut-être excessif.
* * * * *
————Ah! la belle étude, qu'il y aurait à faire du peintre bohème de l'heure actuelle, du peintre bohème de 1850, de l'Anatole que j'ai pourtrait dans MANETTE SALOMON. Le peintre bohème du jour affiche un chic, fait de réaction et de religiosité. Il porte une épingle de cravate, formée de deux coeurs, reliés par une croix: l'épingle de la haute gomme du faubourg Saint-Germain.
* * * * *
Lundi 6 mars.—Reprise aujourd'hui de notre ancien dîner des Cinq, où manque Flaubert, où sont encore Tourguéneff, Zola, Daudet et moi. Les ennuis, moraux des uns, les souffrances physiques des autres, amènent la conversation sur la mort—la mort ou l'amour, chose curieuse, c'est toujours l'entretien de nos après-dîners,—et la conversation continue jusqu'à onze heures, cherchant, parfois à s'en aller de là, mais revenant toujours au noir sujet.
Daudet dit, que c'est une persécution chez lui, un empoisonnement de la vie, et qu'il n'est jamais entré dans un appartement nouveau, sans que ses yeux n'y cherchent la place et le jeu de son cercueil.
Zola dit, que sa mère étant morte à Médan, et que l'escalier se trouvant trop petit, il a fallu la descendre par une fenêtre, et que jamais il ne rencontre des yeux cette fenêtre, sans se demander qui va la descendre, de lui ou de sa femme: «Oui, la mort depuis ce jour, elle est toujours au fond de notre pensée, et bien souvent,—nous avons maintenant une veilleuse dans notre chambre à coucher—bien souvent la nuit, regardant ma femme qui ne dort pas, je sens qu'elle pense comme moi à cela, et nous restons ainsi, sans jamais faire allusion à quoi nous pensons, tous les deux… par pudeur, oui, par une certaine pudeur… Oh! c'est terrible cette pensée—et de la terreur vient à ses yeux.—Il y a des nuits, où je saute tout à coup sur mes deux pieds, au bas de mon lit, et je reste, une seconde, dans un état d'épouvante indicible».
«Moi, fait Tourguéneff, c'est une pensée très familière, mais quand elle vient, je l'écarte ainsi, dit-il, en faisant un petit geste de dénégation de la main. Car pour nous autres, le brouillard slave a quelque chose de bon… il a le mérite de nous dérober à la logique de nos idées, à la poursuite extrême de la déduction… Chez nous, voyez-vous, on nous dit, lorsque vous vous trouvez dans un chasse-neige: «Ne pensez pas au froid ou vous mourrez!». Eh bien, grâce à ce brouillard, dont je vous parlais, le Slave en chasse-neige ne pense pas au froid, et chez moi l'idée de la mort s'efface et se dissipe bientôt.
* * * * *
————Nous faisons aujourd'hui aux jeunes le reproche, et le juste reproche de voir la nature non directement, mais à travers les livres de leurs devanciers.
* * * * *
Jeudi 9 mars.—Dîner chez Zola. Un fin dîner, composé d'un potage au blé vert, de langues de rennes de Laponie, de surmulets à la provençale, d'une pintade truffée. Un dîner de gourmet, assaisonné d'une originale conversation sur les choses de la gueule et l'imagination de l'estomac, au bout de laquelle Tourguéneff prend l'engagement de nous faire manger des doubles bécassines de Russie: le premier gibier du monde.
Et de la nourriture, la conversation va aux vins, et Tourguéneff avec ce joli art du récit à petites touches de peintre qu'il possède, comme pas un de nous, fait le récit de la lampée d'un extraordinaire vin du Rhin, dans une certaine auberge d'Allemagne.
D'abord l'introduction dans une salle du fond de l'hôtel, et loin du bruit de la rue et du roulement des voitures, puis l'entrée grave du vieil aubergiste venant assister, comme un témoin sérieux à l'opération, en même temps que l'apparition de la fille de l'aubergiste, à l'aspect de Gretchen, avec ses mains d'un rouge vertueux, et semées de petites lentilles blanches, comme en ont les mains de toutes les institutrices allemandes… et le débouchage religieux de la bouteille, répandant dans la pièce une odeur de violette:—enfin toute la mise en scène de la chose, racontée avec des détails d'une observation de poète.
Et cette conversation et cette succulente nourriture, sont, de temps en temps, coupées par des geignements, des plaintes sur notre chien de métier, sur le peu de contentement que nous apporte la bonne fortune, sur la profonde indifférence qui nous vient pour tout ce qui nous réussit, et sur la tracasserie que nous apportent les moindres riens hostiles de la vie.
* * * * *
Mardi 14 mars.—«Skobeleff… un sauvage, élève d'état-major!» C'est Gambetta qui parle.
Car cet ancien dîner littéraire de Magny, est devenu un dîner tout politique, et un dîner que les ministres, qu'on n'y voit presque jamais, honorent de leur présence, quand ils sont sous la remise.
Alors Gambetta a développé éloquemment, très éloquemment l'idée que Skobeleff a de jeter sur l'Allemagne toutes les peuplades guerrières de l'Asie, de l'écraser, cette Allemagne, sous le nombre et le galop de ces hordes errantes, toujours prêtes à faire la guerre pour le pillage.
Puis la conversation passe de la Russie à l'Italie, et Gambetta dit, je crois, bien prophétiquement, que la papauté seule fait encore régner la maison de Savoie, mais que le jour où le pape quittera Rome, il est plus que probable, que la monarchie sera remplacée par la République.
Le dictateur revient alors à la France, proclame, que quoique nous soyons un peuple rebelle au gouvernement, nous demandons à être gouvernés, et déclarant que nous ne le sommes pas du tout, jette soudainement cette phrase: «Savez-vous qu'on commence à prononcer le mot anarchie?»
Gambetta reprend: «Et cependant, ç'a été comme une réunion de constellations favorables… D'abord un homme de mérite (Thiers), venant à nous, apportant son autorité pour fonder notre chose… puis les malheurs de la Patrie amenant la discipline entre les anciens et les nouveaux républicains… enfin la concurrence de trois prétendants se détruisant l'un par l'autre».
Là, il s'arrête réfléchissant, et ayant mis dans l'intonation de ses dernières paroles, comme une appréhension voilée de l'avenir, comme un doute sur la fondation définitive de la République.
* * * * *
Jeudi 16 mars.—Hier Doré est venu s'asseoir à côté de moi, dans le salon de la princesse, et m'a dit sans préambule: «Vous verrez, nous finirons par épouser deux vieilles Anglaises!»
Et comme je lui disais: «Le célibat vous pèse donc à vous?» il m'a avoué qu'il y avait chez lui le désir de la continuation et de la survie par l'enfant. Et presque aussitôt il m'a entretenu, avec une certaine terreur sur le visage, de la captation, qu'il sentait se glisser autour de lui, —et de la captation caressante avec la voix italienne, et de la captation brutale de l'homme qui affiche son amitié pour vous par des contradictions violentes, et en un mot, de toutes les captations, menées avec les diplomaties et les ruses de la cupidité.
* * * * *
————Je voudrais trouver des touches de phrases, semblables à des touches de peintre dans une esquisse: des effleurements et des caresses, et pour ainsi dire, des glacis de la chose écrite, qui échapperaient à la lourde, massive, bêtasse syntaxe des corrects grammairiens.
* * * * *
Samedi 25 mars.—Ce Forain a une langue toute parisienne, faite de ces expressions intraduisibles dans un idiome quelconque, et qui renferment le sublimé d'une ironie infiniment délicate.
Comme je lui disais: «Eh bien! Forain, on dit que D*** vous a acheté des tableaux?
—Oh! fait-il avec une pantomime raillarde: «Ça n'a été qu'un pâle échange avec Durand-Ruel!»
* * * * *
————Il y a dans Paris, un étranger bizarre, à la moralité entamée, dont la profession est de prêter de l'argent aux gens très en vue, et qui leur impose, pour leur prêter cet argent, de venir lui faire une visite dans sa loge, aux Italiens, le jour du grand monde de ce théâtre.
* * * * *
Mardi 28 mars.—Un médecin disait brutalement à une mère, en examinant ses enfants:
«Trois générations de Parisiens, dites-vous?… vous n'élèverez pas vos enfants!»
* * * * *
Jeudi 30 mars.—Il y des moments, où sous l'action, goutte à goutte, des potins, des cancans, des réticences, de toutes les perfidies ambiantes, dont vous entoure l'envie parisienne, la confiance dans vos plus intimes est ébranlée: telle de vos amies que vous regardez comme la personnification de la sincérité, vous vous demandez vraiment, si elle n'est pas un peu fausse; telle autre personne à laquelle vous croyez des qualités d'attachement sérieux, vous ne la voyez plus que comme une aimable et banale créature. Et dans ces heures, il vous prend un désir de vous retirer de tous et de toutes, et de vous réfugier dans une sauvage solitude.
* * * * *
————Je sens avec mes nerfs, un excellent ami, faisant son Yago, dans les sociétés qui nous sont communes, et animant contre moi les gens, avec tout ce qu'il sait apporter de démolissage à rencontre de quelqu'un, sans, pour ainsi dire, se compromettre par des paroles,—et cela toujours au nom de la sainte amitié.
* * * * *
————En littérature, il n'y a plus que les choses et les drames de l'âme qui m'intéressent: les faits divers les plus curieux de l'existence des gens, me semblent du domaine des romans des cabinets de lecture.
* * * * *
Jeudi 6 avril.—J'entre un moment à la librairie Charpentier, où des tirages de POT-BOUILLE, qui va être mis en vente, la semaine prochaine, on élève des pyramides montant jusqu'au plafond.
Le soir, chez Zola, que je trouve triste, morose, agité du désir de quitter Paris, «dont il a plein le dos».
Céard et Huysmans arrivent bientôt, et c'est, ce soir-là, une contestation entre le maître et les disciples.
«De la vie vécue, s'écrie Zola, croyez-vous cela si nécessaire…, je sais bien que c'est l'exigence du moment, et dont nous sommes un peu cause… mais les livres des autres temps s'en sont bien passé… non, non, ce n'est pas si indispensable qu'on veut bien le dire».
Sur la fréquentation de l'humanité, qu'on lui conseille avec toutes sortes de formes révérencieuses, il se met en colère: «Le monde… je vous demande un peu, ce qu'un salon révèle de la vie… ça ne fait rien voir du tout… j'ai 25 ouvriers à Médan, qui m'en apprennent cent fois plus».
Il est question du livre des LIAISONS DANGEREUSES, qu'il n'a pas lu, et que je le pousse à lire: «Lire, répète-t-il, mais on n'a pas le temps… moi je n'en ai pas le temps!»,
Et dans sa vareuse déboutonnée et ouverte au col, le bas de la figure entre ses mains, et les coudes sur la petite table aux grands verres de bière, au milieu desquels il est obligé de reserrer ses gestes, il passe toute la soirée, grognonnant, avec quelque chose de la mauvaise humeur boudeuse d'un gros enfant, grondé dans sa petite blouse d'école.
* * * * *
Mardi 11 avril.—Dîner chez Daudet, à l'effet d'entendre la lecture de la pièce LES ROIS EN EXIL, tirée du roman, et fabriquée par Delair, sous l'aile de Coquelin aîné.
A dîner, il y a Coquelin, le ménage Charcot, Gambetta, toujours en retard, et dont le retard fait sabrer la fin du dîner, dans l'impatience des invités pour la soirée. Coquelin est tout à fait amusant par son enfantine admiration pour l'oeuvre qu'il a couvée: «Vous verrez comme c'est fait… c'est ça du théâtre!» Et il commence la lecture de la chose, comme s'il avait un morceau de sucre dans la bouche.
Gambetta s'est calé dans l'entre-deux d'une porte et entend toute la pièce debout, en la pose d'une cariatide. Il est gai, bon enfant, aimable, et vraiment, il faut l'avouer, parmi les hommes politiques, il est le seul qui soit doué d'un charme social, charme dans lequel disparaît, par moments, le commun de sa personne.
* * * * *
————Dans toute les sociétés, qui se s'ont succédé depuis le commencement du monde, il y a un athéisme des classes supérieures, mais je ne connais pas encore de société, ayant subsisté avec l'athéisme des gens d'en bas, des besoigneux, des nécessiteux.
* * * * *
Mardi 18 avril.—Ce matin Zola est venu déjeuner avec sa femme. Il a toujours l'entrée un peu lugubre et comme désemparée. Il parle des ennuis, que lui a donnés la publicité du Gaulois, d'un complot de l'Académie, qui avait obtenu de Jules Simon l'engagement de faire arrêter, du jour au lendemain, la publication de POT-BOUILLE, dans le journal.
Puis s'animant et s'égayant, il nous entretient du BONHEUR DES DAMES, son nouveau roman.
Il aurait été en train de faire un roman à deux ou trois personnages, mais il dit qu'il faut faire ce qui a été décidé… que c'est une habitude de son esprit… Et cependant, il aurait été bien tenté d'écrire un roman sur la maternité, ou plutôt autour de l'exploitation sur la maternité, sur laquelle vivent tant de gens à l'heure actuelle… ces maisons de pensionnaires… ces trous sombres où grouillent des femmes enceintes… des Callot, quoi… ce serait d'un comique noir… par là-dessus, si on trouvait une mère prise dans la modernité… une mère qui ne serait pas dessus de pendule… une mère bien en chair… il y aurait là, un beau livre à faire.
Il s'interrompt: «Savez-vous un rêve que je fais… s'il m'arrivait, d'ici à dix ans, de gagner 500 000 fr…. ce serait de me fourrer dans un livre, que je ne terminerais jamais… quelque chose, comme une histoire de la littérature française… oui, ce serait pour moi un prétexte de cesser d'être en communication avec le public, de me retirer de la littérature sans le dire… je voudrais être tranquille… oui, je voudrais être tranquille.»
«Allons, dit-il, en s'en allant avec une espèce d'air d'effroi, en voilà là-bas pour huit mois! Oui, huit mois pendant lesquels il faut soulever tout un monde… puis au bout de cela, ne pas savoir, si ça y est ou si ça n'y est pas… Ne pas le savoir pendant bien longtemps… car il faut cinq ou six ans, pour avoir la certitude que le volume sorti de vous, prend décidément sa place dans votre oeuvre.»
* * * * *
Mercredi 19 avril.—Ce soir, au fumoir de la princesse, Augier raconte ceci: Il se trouvait à l'Académie, à côté de Villemain, son ennemi personnel. Et celui-ci le persécutait d'un continuel: «Je vais mourir!» À la fin, impatienté, Augier ne put se tenir de lui dire: «Je ne vous le conseille pas!» Il faisait allusion au discours, qu'il était appelé à prononcer sur lui.
Cette parole impressionnait si vivement Villemain, qu'à la fin de la séance, lui prenant les mains, il lui disait: «Soyez bon pour moi!»
* * * * *
Mardi 25 avril.—Aujourd'hui, à la vente de Mme de Balzac, j'ai poussé le manuscrit d'EUGÉNIE GRANDET, à onze cents francs. Un moment j'ai cru le manuscrit mien, j'en ai été le possesseur pendant cinq minutes.
* * * * *
Lundi 1er mai.—Aujourd'hui ouverture du Salon, et déjeuner chez Ledoyen avec les ménages Daudet, Zola, Charpentier. Tout un monde de peintres et de femmes de peintres en représentation, et faisant des effets avec des arrivées en retard, comme l'arrivée diplomatique d'Heilbuth, comme l'arrivée tapageuse de Carolus Duran. Dans un coin, un vieil artiste que j'ignore, en train de se pocharder, en se livrant à une mimique à la Frédérick Lemaître.
* * * * *
————Ah! si j'étais plus jeune, le beau roman à recommencer sur le monde de l'art, et à faire tout dissemblable de MANETTE SALOMON, avec un peintre de l'avenue de Villiers, un peintre-bohème, vivant dans le grand monde et la high life, comme Forain, un raisonneur d'art, à la façon de Degas, et toutes les variétés de l'artiste impressionniste.
* * * * *
Mercredi 10 mai.—Pris un parti héroïque, j'ai renoncé à fumer. Il y a de cela deux jours.
C'est douloureux cette renonciation soudaine et entière à une habitude de quarante ans, et chez un fumeur qui fumait un paquet de maryland par jour. Par moments, mes doigts se mettent à rouler mécaniquement le bout de papier, qu'ils rencontrent au fond d'une poche, et cette nuit j'ai rêvé, que je la passais à la recherche, chez tous les marchands de Paris, d'un paquet de tabac frais, sentant ce bon goût si agréable. Enfin voilà quarante-huit heures, que je bats l'habitude. Triompherai-je?
Mais dès aujourd'hui, mon inquiétude est celle-ci: je me demande si l'espèce d'excitation spirituelle, que donne l'abus du tabac, ne manquera pas à mon inspiration; puis j'ai même peur, que le mécanisme de mon travail, scandé par ces repos de rêverie, durant une seconde, ne soit plus aussi nerveux. Si je m'en aperçois, quoi qu'il advienne des vertiges, je reviens au tabac.
* * * * *
Jeudi 11 mai.—C'est curieux, depuis que je ne fume plus, la notion de l'appétit, une notion complètement perdue me revient.
* * * * *
————L'amputation brusque, féroce, d'une ancienne habitude, met en vous quelque chose de la tristesse hébétée d'un chagrin.
* * * * *
Mercredi 17 mai.—On m'apporte de chez Bing, deux flacons de porcelaine de Chine, deux merveilles. Je n'ai jamais senti plus vivement la privation du tabac. La première vue et le premier examen d'un bibelot, dans la fumée d'un cigare ou d'une cigarette, est la sensation par excellence d'un passionné d'art. Aujourd'hui à la table de la princesse, une curieuse conversation, sur les morphinomanes entre Magitot et Dieulafoy. Ils citent des faits comme ceux-ci: un monsieur qui a une certaine paresse à monter un escalier, à faire une visite au quatrième, et qui, pour s'y décider, se pique à la cuisse, par dessus son pantalon.
Beaucoup de femmes demandent à la morphine un montant de l'esprit, un coup de fouet de la causerie. On voit des maîtresses de maison disparaître, une minute, avant leur dîner, et reparaître, ayant dans les yeux de l'ivresse spirituelle. On cite comme la plus extraordinaire des morphinomanes la comtesse de Lichtenberg, qui se fait vingt ou trente piqûres par jour.
Un joli détail: ces femmes, à l'exemple des hommes qui possèdent une semaine de rasoirs, ont une semaine d'aiguilles, avec lesquelles on ne se pique qu'une fois, et qu'on envoie repasser.
* * * * *
Mardi 23 mai.—«Hugo a des idées sur tout,» dit quelqu'un à notre table.
—«Des idées, non, des images seulement,» reprend un autre.
* * * * *
————J'interroge aujourd'hui un grand médecin sur les phénomènes psychiques accompagnant la formation de la femme. Il me parle d'une rêvasserie particulière à cette époque, et à ce sujet il me conte cette petite histoire.
Il était le correspondant d'un étudiant en médecine de sa province, qui venait passer le dimanche avec lui, et amenait, tous les mois, une soeur qu'il faisait sortir d'un couvent de Paris. Au bout de quelque temps, sous prétexte de petites courses, l'étudiant restait des demi-journées à gueuser, laissant sa soeur au médecin.
Et la fillette passait des demi-journées dans un coin de la chambre à rêvasser, se refusant de sortir, quand il lui proposait. Enfin un beau jour il l'embrassait… «La première fois, tu me diras tout ce qu'une femme peut faire, pour rendre un homme heureux,» lui disait la jeune fille au moment de la rentrée de son frère.
Le médecin avait la conviction, que toute la rêvasserie de ces longs dimanches, était un travail d'imagination érotique, à la recherche de tout le possible et l'impossible dans la caresse, que peut rêver une ignorante des choses d'amour.
Voici, du moins—ce médecin le croyait—tout le thème des pensées de la jeune fille, devenue femme, et qui ne voit pas d'homme.
* * * * *
Jeudi 25 mai.—Je dîne avec un attaché, à l'ambassade de Russie. Il cause de la femme russe et de son curieux dédoublement dans les choses d'amour, où chez elle, un troisième personnage, tout cérébral, semble seulement comme témoin, prendre un extrême plaisir à la physiologie de la chose, et aux expériences ultra-libidineuses.
Une femme mariée de là-bas, à laquelle il faisait la cour avant son départ, lui disait:
—«Autrefois peut-être, mais maintenant, non.
—Pourquoi cela donc?
—C'est bien simple… Autrefois je risquais quelque chose… il y avait un peu de bravoure à me donner… tandis que maintenant je mets un enfant sur le dos d'un honnête homme, qui n'en est pas le père.»
Cette phrase est assez russe.
Puis, il nous entretenait du jeune Demidoff, en train de faire du sport politique, et qui, dans une de ses dernières missions secrètes à Paris, soit à propos de Skobeleff, soit à propos de la lettre de Hugo au czar, avait reçu son brevet de commandeur de la Légion d'honneur, des mains de Mme Adam, brevet que Chanzy n'avait pu emporter.
Et sur la jolie femme, devenue la puissance du moment, il parle curieusement de son échec diplomatique en Russie, et donne de cet échec l'originale raison que voici: elle n'a pas moralement parlant, et selon une expression du pays, la chair froide des princesses Troubetzkoï, et autres femmes de la diplomatie russe.
* * * * *
Samedi 27 mai.—Bourget nous traçait, ce soir, avec son talent de spirituel et délicat causeur, la silhouette d'un jésuite, d'un abbé M…, qui avait la monomanie de la confession, et le soir, battait les rues et confessait les cochers de voitures, un rien catholiques, stationnant aux portes des maisons,—les confessant monté sur le siège, à côté d'eux.
Un romancier, qui avait entendu parler de lui, songea à l'étonner, et lui demanda à se confesser. Mais au bout de sa confession, que dans son innocence, le romancier croyait effroyable, le confesseur des chenapans sortit de son confessionnal, l'embrassa, lui dit: «Je t'administrerai le coup de torchon (l'absolution) samedi, et nous mangerons ensemble le bon Dieu, dimanche.»
On lui prête, à ce confesseur, une agonie épouvantable, une agonie délirante, où il confessait des criminels imaginaires, encore plus terribles que le romancier.
* * * * *
Dimanche 28 mai.—Visite, ce matin, du peintre Tissot, qui vient me voir pour une illustration de RENÉE MAUPERIN.
Un causeur, où dans la divagation loquace de la parole, une expression de peintre ou d'observateur, vous repince l'attention, et vous rengrène dans sa conversation.
Il me dit aimer l'Angleterre, Londres, l'odeur du charbon de terre, parce que ça sent la bataille de la vie. Oh! ajoute-t-il, ils ne sont pas sentimentaux, les insulaires… Je me rappelle, un jour de pluie, par une de ces pluies, comme il en fait à Londres, et où la chaussée, est un lac—c'était le soir—un lac répétant le flamboiement du gaz des boutiques… Dans cette eau, un malheureux épileptique, tombé en travers de la chaussée, la face contre terre, et qui se noyait au milieu des gens le regardant, sans lui porter de secours… J'allais quelque part, à un spectacle ou à un concert. Mon cabman, en passant comme le vent, jeta aux curieux deux mots anglais signifiant: «Retournez-le!» Oui, cela voulait dire: «Mettez-le sur le dos, sans cela il se noiera.» Ce «retournez-le», voyez-vous, c'est toute la miséricorde d'un Anglais pour son semblable.
* * * * *
Mercredi 31 mai.—Aujourd'hui, une femme mariée disait à une de ses amies: «Je n'ai eu qu'un bon mois, cette année… celui du krach! La joie intérieure que cette ruine universelle de la plupart de ses connaissances a causée à Charles, ça l'a distrait, pour un moment, de la persécution, qu'il a besoin d'exercer sur ceux qui vivent, côte à côte, avec lui.»
* * * * *
————Un mot drôle de Baron, l'acteur. Je ne sais plus quel vieil auteur, tout près d'être centenaire, tenait des propos abominablement réactionnaires, dans le foyer des Variétés. Baron s'approche de lui, et avec la voix comique qu'on lui connaît, lui dit: «Toi, tu sais, nous t'avons oublié en 93, mais la prochaine fois, nous ne te manquerons pas!»
* * * * *
Mardi 6 juin.—Ce soir, Mme Daudet me lit quelques notes d'un journal d'impressions, qu'elle rédige depuis trois ans. C'est de la littérature, délicate, aiguisée, raffinée. Au milieu de ces notes, il y a le récit de l'audition de mes trois derniers romans. LA FILLE ELISA, LES FRÈRES ZEMGANNO, LA FAUSTIN. Mme Daudet me lit ce récit, ou plutôt elle le commence, puis s'arrête et ne veut plus lire.
Un martyr que ce jeune Daudet, le martyr du rhumatisme. Toujours des souffrances, et des souffrances qu'il n'endort qu'avec la morphine. Et en dépit des souffrances, une volonté de travail entêtée qui triomphe de tout. Il disait: «Aujourd'hui, malgré tout, j'ai fait ma tâche, oui, mes cinq pages.» Et comme je lui demandais ce que ça fait de lignes, il me répond: «Deux cent cinquante.».
Au dîner un joli mot d'enfant gâté. Le beau, l'adorable Zezé, tout à coup se renversant dans sa petite chaise, jette avec des larmes dans la voix: «Je ne veux plus mâcher… je trouve ça ennuyeux!» Vouloir manger sans se donner de peine, est-ce d'un beau caprice souverain?
* * * * *
Samedi 10 juin.—Aujourd'hui La Rounat m'a écrit au sujet d'HENRIETTE MARÉCHAL qu'il voudrait reprendre, et j'attends dans le cabinet du secrétaire de l'Odéon.
Une glace de cheminée, avec de chaque côté, fixée au mur, une lampe girandole en fer poli. Sur la cheminée, placés de travers et comme poussés l'un contre l'autre par un amoncellement de papiers, deux vases blancs à dessins bleus, d'un ancien modèle de Marly, et dans lesquels sont en train de mourir deux grandes herbes exotiques à feuilles poussiéreuses. Des meubles recouverts d'une imitation de velours, chargée de fleurs-rosaces, dont le relief pourpre se détache d'une trame d'or: une imitation très mal faite, et flétrie de cette flétrissure particulière au théâtre, et donnant à la laine, à la soie, au coton des ameublements, quelque chose de la pourriture que l'on voit dans les couronnes des cimetières. Le cartonnier de rigueur dans un coin, supportant un échafaudage branlant de boîtes de papier à lettres et d'enveloppes. Au plafond et sur les murs un affreux et triste papier imitant—tout est imitation ici—un cuir naturel, gaufré de petits trèfles, et sur le mur chocolat, dans un cadre une affiche jaune des ENFANTS D'ÉDOUARD, pour la quarante-et-unième soirée littéraire, et à côté une grande et mélancolique aquarelle, représentant Fleuret dans le rôle de Marcasse, offert par le peintre à l'acteur.
* * * * *
Mercredi 14 juin.
… Il trouvait une triste immobilité aux dessins de son tapis. Il voulait dessus une coloration, un reflet errant. Il allait au Palais-Royal, où il achetait une tortue. Et il était heureux de la promenade sur son tapis, de cette chose vivante et éclairée. Mais au bout de quelques jours, il trouvait le lumineux du chélidonien, un rien triste. Il portait alors sa tortue chez un doreur, et la faisait dorer. Et l'animal—bibelot, à la fois doré et locomobile,—l'égayait beaucoup, jusqu'au moment, où, tout à coup, il lui venait l'idée de faire sertir la tortue par un bijoutier. Alors il faisait incruster sa carapace de topazes. Et il était dans la joie de son imagination, quand la tortue mourait de son incrustation.
L'original, très charmant, très intelligent, très distingué, qui a eu cette idée excentrique, m'est amené aujourd'hui par Hérédia, et s'est d'avance préparé, dans sa toilette, une âme ad hoc, pour la visite.
* * * * *
Samedi 17 juin.—Au Salon. Un tableau attire-t-il mon oeil par sa cuisine, par un effet nouveau, par une originalité quelconque, quand je m'approche, et que je lis la signature, c'est le tableau d'un Autrichien, d'un Scandinave, d'un Russe, d'un Italien, d'un Espagnol. En peinture nous sommes battus par les étrangers, décidément battus.
Une chose me frappe dans ce Salon: c'est l'influence de Jonkindt. Tout le paysage qui a une valeur, à l'heure qu'il est, descend de ce peintre, lui emprunte ses ciels, ses atmosphères, ses terrains. Cela saute aux yeux, et n'est dit par personne.
* * * * *
————La vieillesse a quelque chose d'un crépuscule moral, dans lequel on entrerait.
* * * * *
Mardi 20 juin.—Une opération terrible est faite dans un hôpital, par un chirurgien à la main admirable,—mais une opération tout à fait de luxe, et pour la grande gloire de l'opérateur. L'opération faite, l'interne de service salue de la main, comme un militaire son chef, et jetant un coup d'oeil sur ce qui reste, et sur ce qui a été retranché du patient, dit: «Quel est le morceau, qu'il faut reporter au lit?»
* * * * *
————Les femmes du Midi sont reconnaissables aux coins de la bouche: elles y ont plus de rondeur, ce qui fait leur sourire plus gras.
* * * * *
Samedi 24 juin.—Ces jours-ci, les journaux font grand bruit de mon testament: ça me donne comme l'impression de me survivre.
* * * * *
————Un drolatique mot d'enfant. Le petit Lucien Daudet, prêt à partir, cet hiver, pour un bal masqué, après avoir, longuement et orgueilleusement, considéré son costume multicolore, s'écriait: «Hein! qu'est-ce qu'ils diraient, les perroquets du Jardin d'Acclimatation, s'ils me voyaient maintenant?»
* * * * *
Mardi 4 juillet.—«Il ment, il ment à dire d'expert!» C'est Gambetta qui entre dans le salon rouge de Brébant, et tout en parlant d'un homme politique en vue, va s'asseoir au bout de la table.
De son contemporain, il passe à Rabelais, son auteur aimé, dont il a nombre d'éditions, se vantant même de posséder le fameux exemplaire, que le Régent lisait à la messe. Il se plaint spirituellement, que l'inauguration de la statue du grand écrivain du Rire, ait eu le caractère d'une inauguration de statue de Dupont de l'Eure, d'une apothéose de parlementaire vertueux et correct.
Puis l'homme qui a été spirituel, impartial, éclectique, se met à plaider l'équité de la dépossession des actionnaires de l'Église de Montmartre, avec des subtilités de scolastique moyennageuse.
* * * * *
Mercredi 5 juillet.—Une frôleuse: c'est le nom, qu'un ironique médecin donnait à la teneuse d'un salon de Paris, où l'on fabrique des sous-préfets pour la province, et comme on demandait au médecin, ce qu'était une «frôleuse» il répondait que c'est la variété de femme, qui ne met jamais de poudre de riz à ses épaules, et se frotte à votre habit noir, en travaillant à vous incendier doucement. Et comme l'on parle d'un monsieur qui a fait sa fortune dans ce salon: «Oui, oui, le monsieur à l'amour contenu!» Et la définition est parfaite. Car le monsieur est le type de l'homme jouant, pour les maîtresses de maison où il va, une passion, qu'il semble avoir toutes les peines du monde à renfoncer, à museler.
* * * * *
Jeudi 6 juillet.—Aujourd'hui l'après-midi passé à Médan, chez les Zola, avec le ménage Daudet et le ménage Charpentier.
Zola a cette inquiétude agitée, qui est le caractère particulier de sa nervosité. Il n'est pas content du roman qu'il fait… Il y a trop de vente de toile et de coton… A distance, et avant de l'avoir commencé, la chose lui paraissait devoir être plus intéressante. Puis, malgré lui, l'écrasant succès de ses premiers livres, est l'empoisonnement de sa carrière future. Et il laisse échapper, sur la note d'une profonde tristesse: «Au fond, je ne referai plus jamais un roman qui remuera comme l'ASSOMMOIR, un roman qui se vendra comme NANA!»
En revenant de Médan, je me dis qu'un ménage peut se passer d'enfants dans un appartement de Paris, mais non pas dans une maison de campagne. La nature appelle des petits.
* * * * *
Vendredi 14 juillet.—Ayez une idée; comme cette fondation que je veux faire d'une pension de 6000 francs à dix hommes de lettres, forcés de perdre leur temps et leur talent dans le travail d'un ministère où dans les oeuvres basses du journalisme. À cette idée sacrifiez beaucoup de choses, des désirs de mariage, des envies d'avoir, à votre chevet de mourant, une affection, une compagnie douce de la dernière heure. Et votre récompense sera un article d'un petit journal qui vous accuse d'être un malin, un article de Vallès qui vous compare à Fénayrou, enfin un tas d'articles qui vous tourneront en ridicule.
* * * * *
Samedi 15 juillet.—Au milieu de la conversation des grandes personnes, j'entends un gamin dire à un autre gamin qui dîne à côté de lui: «Mais la densité de l'eau?»
Voici la génération présente des enfants. Ils ne sont plus amusés, ils ne sont plus intéressés, que par des joujoux scientifiques, que par de la chimie ou de la physique, à portée de leur petite cervelle. Les contes de fées ou les Robinson ne leur parlent plus. C'est là, je crois, un symptôme de la mort de la littérature et de l'art, chez les hommes du vingtième siècle.
* * * * *
Dimanche 16 juillet.—Les de Nittis tombent chez moi.
Et tous trois, devant un carton de vues de Paris du XVIIIe siècle, nous passons ensemble les dernières heures de la journée: la petite femme, toute triste de la cataracte venue à un de ses yeux, et qui la tient dans la terreur de perdre la vue, Nittis encore tout endolori de sa fluxion de poitrine, moi souffrant et soucieux de les quitter, et de ne pas savoir, ainsi qu'il arrive à mon âge, si je les reverrai encore, ces tendres amis. Et le feuilletage de ce Paris du passé, dans le crépuscule, et dans le contact de nos trois tristesses, rassemblées autour du vieux carton, a cependant quelque chose de doux.
* * * * *
Lundi 17 juillet.—Je suis tourmenté par l'anxiété de ne pouvoir plus travailler. Et je pense que j'aurai alors, ainsi que l'on a la soudaine souffrance d'un mal, resté longtemps sourd, j'aurai la cruelle révélation de ma vieillesse sans femme et sans enfants, de mon isolement dans la vie; de tout le dur de ma situation: choses que je ne sens pas, quand ma cervelle crée et me donne la compagnie des êtres d'un livre.
* * * * *
Jeudi 20 juillet.—Un bibliophile demandait à Lortic: «Pourquoi les relieurs demeuraient dans des maisons si sales?» Il lui répondit: «C'est que nous détruisons les maisons en pierre, et les propriétaires de ces maisons ne veulent plus de nous. Il n'y a que les maisons en bois qui résistent à nos presses, et c'est là seulement, où on nous trouve.»
* * * * *
————Le duc de C… aurait vingt-cinq mannequins, modelés sur sa personne, pour que ses vêtements ne se déshabituent pas de ses formes, et ne contractent pas de mauvais plis.
C'est lui, qui se fait habiller par deux valets de chambre, à l'un desquels, il dit: «Maintenant, mettez de l'or dans mon gilet.»
* * * * *
————Une soeur qui a soigné une de mes parentes, lui avouait, qu'il n'y avait que la mort d'un enfant, qui la touchât, qui l'émût.
* * * * *
Mercredi 9 août.—Cette nuit, cauchemar des plus cauchemardants. Je rêvais, que venant de je ne sais où, et me rendant à Paris, je m'arrêtais à Nancy, pour voir la plaque, récemment mise dans la maison, où je suis né. Là, à Nancy, d'où je devais repartir le lendemain, je perdais mon frère,—qui se retrouvait vivant dans mon rêve. Et ce Nancy, dans lequel je courais éperdu, prenait le caractère brouillardeux et immense d'un Londres, et mes compatriotes, auxquels je m'adressais, semblaient ne pas me comprendre. Et les bureaux de police, où j'allais, avaient des corridors qui ne menaient à rien. Et il y avait, tout autour de moi, des regards de passants, ironiques et méchants, des mauvais visages de rêves.
J'ai rarement souffert de l'anxiété, comme dans ce cauchemar, où j'éprouvais quelque chose de la sensation d'un homme, qui deviendrait fou de la persécution des choses, ainsi qu'il arrive dans les féeries.
* * * * *
————C'est singulier, le bégayement de la pensée chez quelques hommes.
L'idée chez eux bronche, comme la parole chez d'autres.
* * * * *
Jeudi 17 août.—Je déjeune, ce matin, avec un individu, ayant le teint d'un homme, qui ne met jamais d'eau dans son vin, ayant l'oeil de braise allumée d'un chien de berger, et le plus bel ensemble de traits finauds et madrés, qu'il se puisse voir sur un facies de paysan. C'est un vétérinaire, qui, à l'heure qu'il est, fait les conseillers généraux, les députés, est le maître du suffrage universel dans le département. Vétérinaires et huissiers, on l'a dit: voilà les souverains de la France d'aujourd'hui!
* * * * *
Lundi 21 août.—En chemin de fer, j'ai en face de moi une nourrice alsacienne; au long front étroit, aux yeux toujours abaissés et lobés de rondes paupières, à la bouche infiniment petite avec de grosses lèvres, à la mignonnesse excessive des traits, dans des largeurs et un carré de visage rudimentaire. On dirait une figure de triptyque.
* * * * *
Vendredi 25 août.—J'ai en moi dans l'éveil, de l'ensommeillement, comme le jour, où Pélagie avait mis dans une crème, une feuille tout entière de laurier amande, et je ne puis surmonter cet ensommeillement.
* * * * *
Samedi 26 août.—«J'avais un ami. Il tomba malade. Je le soignai. Il mourut. Je le disséquai.» Cette phrase d'un médecin du XVIIIe siècle ferait bien comme épigraphe de certains livres d'amis, après décès.
* * * * *
————Un joli type pour le roman moderne, que le fils du restaurant de ces dernières années, de ce fils reçu bachelier, docteur en droit, etc., un monsieur qui a une serviette sous le bras, et dans une redingote faite par le premier tailleur, cause beaux-arts, littérature, philosophie, une main familièrement appuyée sur le dos de la chaise du dîneur, et galamment contourné… pendant que la cocote, que le client a amenée, lui fait l'oeil, ainsi qu'à un capitaliste plus calé, que son payeur de dîner.
* * * * *
———-En ce moment, les «Alphonses» doivent pulluler. Je vois cela aux chemises masculines, qui sont des chemises d'hommes de la prostitution. Voici entre autres le Pajamas ou costume pour dormir. Costume pour dormir: ça dit-il des choses: Et il faut voir le costume, c'est une chemise de soie, ornée de brandebourgs, comme une veste de hussard, et qui coûte 45 francs.
* * * * *
Dimanche 7 septembre.—Promenade péripatéticienne du dimanche avec Popelin, dans le parc, pendant la messe.
Aujourd'hui la conversation est sur la guerre, sur la baisse de la gloire militaire dans les esprits, sur la perte de 25 p. 100, qu'ont fait subir à cette vanité des temps passés, la blague des Militairiana, les romans des Erckmann-Chatrian, l'affaiblissement de l'idée de la Patrie.
Nous constatons que l'enfant n'est plus exalté par des récits de bataille, mais remué et intéressé par des descriptions de voyages en ballon, de descentes de plongeurs au fond des océans. En ces temps même, il faut l'avouer, le militaire revêt un aspect prêtant un rien à la moquerie, un aspect légèrement comique, et nous commençons à ressembler aux Athéniens, souriant d'Hercule et de ses héroïques exploits.
* * * * *
Samedi 9 septembre.—Visite de la maison de l'illustre couturier Worth, à Puteaux. Partout aux murs des assiettes de tous les temps, de tous les pays. Mme Worth dit qu'il y en a 25 000, et partout, jusqu'au dos des chaises, des larmes de cristal. C'est le délire du tesson de porcelaine et du bouchon de carafe.
Le possesseur de ce logis, ressemblant à l'intérieur d'un kaléidoscope, revient, le soir là dedans, incapable de manger, incapable de jouir de son étonnant et coruscant immeuble, migrainé par les odeurs et les senteurs des grandes dames, qu'il a habillées toute la journée.
* * * * *
Mardi 12 septembre.—Parlant de la bonté de son intérieur, de sa chambre, de son lit, la princesse dit: «C'est moi qui n'étais pas heureuse, quand à Compiègne, on m'a donné le lit du pape… Un lit d'une grandeur, vous ne pouvez en avoir une idée… Pour n'avoir pas froid, j'étais obligée de mettre toute ma garde-robe sur moi».
* * * * *
Jeudi 14 septembre.—Visite du khédive, le petit-fils de Mehemet-Ali. C'est un Oriental à la barbe rousse, ressemblant à un Théophile Gautier, qui aurait du louche, un rien de strabisme dans le regard. Il joue de la langue française, avec une parfaite connaissance de tous les parisianismes, pimentés d'une certaine gouaillerie sentant le ruisseau. C'est cependant un vieux Turc, un tranquille metteur à l'ombre de ses ministres, qui bonhomise merveilleusement sa pensée, en les euphémismes spirituels d'un parfait civilisé. Seulement, au milieu de sa phraséologie, où il se peint bourgeoisement au temps de sa puissance, comme «un agriculteur, un sucrier», il y a le terrible accent qu'il donne à des phrases, comme celle-ci: «Oui, quand mon oncle a été brûlé!» Là, sans qu'il le veuille, tout à coup dans l'homme européanisé, vibre une intonation du bord du Nil.
Au khédive succède le duc de Ripalda, qui a longtemps voyagé dans les déserts de l'Amérique méridionale, ces déserts d'herbe qui recouvrent un cavalier et son cheval et qui nous entretient du sentiment douloureux d'infériorité, qu'on éprouve dans ces contrées, quand les Européens comparent leurs sens aux sens des Indiens. «Nous, nous sommes des aveugles, disait-il, rappelant un jour que son guide lui signalait à l'horizon, cinq chevaux avec le détail de leurs couleurs, chevaux qu'il ne voyait que quelques minutes après, et encore avec une lorgnette. Et ils entendent comme ils voient, les Indiens!»
* * * * *
Lundi 18 septembre.—Ce soir le baron Larrey raconte une horrible histoire de brûlure.
Une femme brûlée, en se chauffant en chemise, en jupon, en camisole, au coin de son feu. Elle était si atrocement flambée, qu'elle semblait une négresse, et quand Larrey la vit, elle pouvait seulement se tenir dans son lit, à quatre pattes, sur la paume des mains et sur l'extrémité des genoux. C'est la plus épouvantable souffrance à laquelle, dans toute sa carrière de chirurgien, Larrey ait assisté. Et la misérable femme vécut plusieurs jours.
* * * * *
Jeudi 21 septembre.—La princesse était, ce soir, dans les souvenirs mauvais et tristes de sa vie. Elle parlait de son retour à Paris, et de sa marche de la gare du Nord au boulevard Haussmann, sans pouvoir trouver de voiture. Enfin, écrasée de fatigue, elle s'était assise sur un banc, qui existe encore en face de son ancien hôtel de la rue de Courcelles. Et là, mourant de soif, et n'osant entrer nulle part, elle envoyait Julie sa femme de chambre chercher un verre de groseille, chez un marchand de vin à la porte de son hôtel,—un marchand de vin, devant lequel, au temps de sa prospérité, elle était passée si souvent.
* * * * *
Vendredi 29 septembre.—Oui, j'ai eu dix-huit maîtres de piano, et sept maîtres d'écriture. Ah! de drôles de maîtres, reprend la princesse. J'ai eu un certain maître d'écriture qui avait une grosse tête toute ronde, avec de petits cheveux blancs frisés, et toujours accompagné d'un caniche. Celui-ci, sa page d'écriture donnée, passait son temps à me retirer des doigts ma plume, à la jeter au milieu de la chambre, et à la remplacer par une toute neuve. Quand il est parti, il y a eu des plumes taillées à la maison, pour jusqu'à mon mariage…
On m'avait découvert un maître d'allemand, possédant une joue mangée par une immense dartre, et toute la leçon, il en faisait tomber des écailles.
Le maître d'anglais, lui, était un petit prêtre irlandais, un abbé poupin, auquel nous nous amusions à faire sauter des chaises, sa soutane retroussée et tenue d'une main devant lui.
* * * * *
Dimanche 1er octobre.—L'amour du mari chez l'Américaine diffère de celui de la femme française: «L'Américaine préfère toujours son mari à son enfant, la Française, toujours son enfant à son mari.»
* * * * *
Jeudi 12 octobre.—Je revois Daudet, dans une espèce d'allégresse, de bonheur exalté produit par le travail, et qui ressemble à de la griserie: un état très particulier et que je n'ai constaté que chez lui.
* * * * *
Vendredi 27 octobre.—Dîner entre peintres et littérateurs.
LE PEINTRE.—6 039, c'est bien cela, 6 039… oui, j'ai couché avec 6 039 femmes.
LE LITTÉRATEUR.—Oh! oh! oh!
LE PEINTRE.—Vraiment, vous trouvez cela étonnant… le chiffre vous paraît excessif… Vous, à combien en êtes-vous?
LE LITTÉRATEUR.—Moi, je ne crois pas avoir dépassé le nombre de Salomon… les 700. Mais vous savez, le nombre de don Juan est: Mille e tre.
LE PEINTRE.—Don Juan, je ne sais pas… Et puis c'est peut-être pour l'Espagne seulement… quant à moi, je suis sûr de mon chiffre… J'ai une mémoire extraordinaire… je pourrais vous dire le nombre des Alice, des Laure… tenez, en Orient, j'ai couché avec plus de mille Fatma.
Et la conversation continuant sur le même sujet, amène cette anecdote racontée par du Sommerard. Dans un voyage, à la suite de l'Empereur, je crois, à Cherbourg, il allait voir Saint-Malo, en compagnie d'un vieux vaudevilliste. Ils étaient servis par une très jolie bonne. Le vieux vaudevilliste, très paillard de sa nature, la décidait à venir lui ôter ses chaussettes, le soir, dans sa chambre… La charmante fille était cousue dans un sac. C'était l'habitude d'alors de la maison, qui était, je crois, l'Hôtel Chateaubriand: toutes les servantes étaient ainsi cousues dans des sacs par le maître de l'hôtel.
* * * * *
————Ces grands hommes politiques, quand ils se font littérateurs, font vraiment d'assez piètres découvertes. Voilà le duc de Broglie, qui aujourd'hui, dans une préface, célèbre comme une nouveauté, l'utilité de la lettre autographe, au point de vue historique. Il y a à peu près vingt ans, que mon frère et moi l'avons faite, cette préface, en tête des PORTRAITS INTIMES DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.
* * * * *
Dimanche 5 novembre.—Je suis tellement malheureux de ne plus fumer, que, de temps en temps, ma pensée me dit: «Si par hasard, il m'arrive une apoplexie qui ne me tue pas sur le coup… le travail n'étant plus possible… fumerai-je, mon Dieu, tout le temps que je serai hémiplégique!»
* * * * *
Mercredi 22 novembre.—Je pars pour le ROI S'AMUSE, avec l'idée de la représentation d'Irène du mois d'avril 1778, d'un couronnement du buste de Hugo sur la scène, d'une soirée d'enthousiasme, où les applaudissements ne permettraient pas aux acteurs de parler…
Des cravates blanches au paradis, c'est la première fois que je vois cela.
Contre toutes mes prévisions, le lyrisme de Hugo a affaire à une salle de glace. Got est un excellent, un très remarquable acteur dans une pièce bourgeoise, mais en ce rôle historique, il ne sait ni être bossu, ni boiter, ni pleurer, ni dire un vers, et il n'a pas même la silhouette naine à la Velasquez, qu'aurait eue Rouvière… Puis toujours cette humanité hugotienne, cette humanité à la sublimité des sentiments et qui parle seulement au cerveau, et non pas au coeur, à la fibre.
Dans les corridors, on se dit à l'oreille: «Ça me paraît démodé, hein?» Oui, il y a vraiment dans le temps de critique et d'analyse où nous vivons, abus d'ingénuité en ce génie de 1830: le masque à bandeau qui rend Triboulet sourd et aveugle à la fois, et lui fait encore perdre le sentiment de sa droite et de sa gauche, est une invention dramatique par trop enfantine.
La pièce continue dans ce petit bruit de friture, que fait le froissement des programmes et des robes de soie de femmes dans l'ennui d'une salle: bruit précédant d'ordinaire les sifflets.
De la scène, mes yeux vont à la loge en face, où est le président Grévy, et de là dans l'avant-scène au-dessous, où se tient dans l'ombre, Hugo, son immense front voilé de sa large main.
Enfin nous voilà au cinquième acte, où vraiment François Ier est vraiment trop Gaucher Mahiet, où la petite Bartet, à la porte de la masure de Saltabadil a l'air du petit Chaperon rouge, où Got qui a un peu perdu la tête, sonne la cloche d'alarme, ainsi qu'on sonne un dîner, et au bout de son interminable monologue, s'écrie: «J'ai tué mon enfant!» dans l'allégement de la délivrance.
Et la salle se vide d'une manière morne.
* * * * *
Jeudi 23 novembre.—Les Zola venus hier à Paris, pour la représentation du ROI S'AMUSE, dînent ce soir chez les Daudet. On cause de la pièce, et Daudet explique l'insuccès par ceci: que le père est un bouffon, et que son métier de bas comique tue l'émotion de la paternité, en sa personne.
Il ajoute que Got est un fin regardeur, qu'il attrape des jeux de physionomie, des attitudes, des mouvements de mains des gens, avec lesquels il se trouve, mais qu'il est incapable de tirer la moindre chose de lui-même; or, un bouffon, ça ne se rencontre pas, dans la rue, ça ne s'observe pas, ça ne se photographie pas.
Enfin il s'écrie que la pièce lui a semblé, tout le temps, jouée en charge, en charge sérieuse, appliquée, pieuse même, mais en charge, comme devaient la jouer les excellents acteurs du Théâtre-Français.
Zola est au fond assez content, au point de vue du naturalisme, de l'échec d'hier. Cependant il ne peut s'empêcher de proclamer, qu'il y a des choses qui sont bougrement bien, dans le rôle de Blanche: «Attendez, je ne me rappelle plus les vers, mais ce «Je t'aime» du premier acte, c'est vraiment pas mal.
—Oui, là est la création de la pièce, jette Daudet.
—C'est pas mal, pas mal, reprend Zola, et ma foi, oui, j'étais à la représentation, par moments, furieux contre les lâches, qui n'osaient pas applaudir… j'aurais aimé à leur dire des sottises.
Et là-dessus, Zola laisse percer son ennui de ne pouvoir se faire jouer, disant que le roman ne l'intéresse plus, que c'est toujours la même chose, à moins de découvrir une forme nouvelle.
* * * * *
Dimanche 26 novembre.—Pensée dédiée aux hommes politiques. Je trouve que la manière d'être la plus utile à sa patrie: c'est de passer toute sa vie, sans toucher un sou du budget de l'État.
* * * * *
————Très amusants, les SOUVENIRS de Banville. Pas un mot de vérité vraie, des modernes de contes de fée, mais vus avec une optique toute particulière à l'homme: l'optique de l'hyperterrestre funambulesque.
* * * * *
————Il est peut-être possible que quelques honnêtes gens n'aiment pas le vrai en littérature, mais on peut être certain que tous les malhonnêtes gens l'abominent.
* * * * *
————Je ne sais plus, si je n'ai pas déjà jeté cela dans mon journal. Une des choses qui, dans mon enfance, m'ont impressionné le plus, c'était de voir mon père donner le nombre de sous juste, pour la chaise sur laquelle il s'asseyait, pour le journal qu'il achetait, etc., etc. La notion exacte du prix des choses semblait, à ma cervelle d'enfant, la science la plus difficile, la plus impossible à acquérir.
* * * * *
————Des collégiens dans le chemin de fer:
—LES MILLIONS DE LA TANTE ZÉZÉ, dans le Journal de la jeunesse, c'est ça qui est chic.
—Cornua Phoebe, cornua Phoebe, répète dans un coin, l'autre.
—Dis donc, Vésicatoire qui m'a dit ce matin, qu'il était matérialiste!
* * * * *
————Ils sont très particuliers ces Italiens, très différents de nous. Toutes les choses qui leur rappellent la mort, leur font une horreur, qu'ils expriment avec de l'effroi enfantin. Puis ils ont la superstition que commencer à porter le deuil, c'est être condamné à le porter longtemps. «Je me rappelle, me dit l'un d'eux, quand j'étais tout petit, une fois qu'on m'a mis en noir, ce noir, je l'ai porté toute mon enfance.»
* * * * *
Mercredi 13 décembre.—Aujourd'hui quelqu'un me disait qu'il a entendu de ses oreilles, le nouveau préfet de la Seine demander où était l'avenue de l'Opéra. Hier, la femme, la femme d'un diplomate de ma connaissance me racontait, que le nouveau chargé d'affaires, je ne sais plus où, sollicitait d'elle quelques renseignements. Elle lui dit: «Vous les trouverez, sans doute, dans le Gotha». À quoi il répondit: «Le Gotha, qu'est-ce que c'est que ça?»
Un ministre plénipotentiaire ignorant l'existence du Gotha, c'est trop violent, vraiment!
* * * * *
Jeudi 14 décembre.—Les livres de Loti, il me semble y trouver la senteur de bitume, de la momie de femme, aux petits bouquets de fleurs sous les aisselles, que j'ai vue détortiller à l'Exposition de 1865.
Daudet me disait, ce soir, qu'on était venu le chercher, pour la mort de sa mère, au moment où il était en train de faire le premier feuilleton de l'ÉVANGÉLISTE, et qu'il avait été pour lui très douloureux, de reprendre ce feuilleton, où la fiction de son roman se mêlait à la réalité du triste spectacle, qu'il venait d'avoir sous les yeux.
Là-dessus, il passe au récit des impressions de la maîtresse d'allemand de son fils, de Mme Ebsen, que je viens de cogner dans l'antichambre. Le jour, où elle est venue donner la leçon à Léon, et qu'il lui a donné les deux numéros parus du journal: «Aujourd'hui, a-t-elle dit à son élève, il n'y aura pas de leçon, vous allez me traduire le roman de M. votre père.» Et derrière la porte, Daudet l'entendait rire à «Oh! pas d'un chur» cette phrase moquant son accent scandinave. Puis quand elle fut arrivée à: «Mère, nous ne nous quitterons jamais!» elle dit: «Ça me fait trop d'impression, ne traduisez plus, je veux lire cela toute seule!»
* * * * *
Dimanche 17 décembre.—Il est de par le monde, un certain nombre de femmes tendres et toquées, dont c'est charmant d'être l'ami intime, l'ami de coeur, mais dont je ne voudrais à aucun prix être l'amant.
* * * * *
Dimanche 17 décembre.—Ce temps, il m'est venu l'idée de faire un carton de cent eaux-fortes modernes, pour être l'occupation de mon après déjeuner de mon après-dîner, avant que je me mette au travail, et me tenir lieu de la fumerie d'autrefois. Et je reste des heures en contemplation devant le noir de l'eau-forte de Seymour Haden intitulée: (A sunset in Ireland) Coucher de soleil en Irlande;—en contemplation devant le noir de ce bois, au bord de l'eau, sous le crépuscule, devant ce noir de Rembrandt que lui seul de tous les aquafortistes modernes a retrouvé, devant ce noir qui a quelque chose de la grasse nuit d'un dessin exécuté au suif.
* * * * *
Mercredi 20 décembre.—J'ai une voisine qui a une maladie de femme, et qui va en consultation, tous les ans, chez un célèbre médecin de Belgique. Cette année-ci, il lui a demandé, si elle avait un calorifère dans sa maison. Sur sa réponse affirmative il lui a dit: «Eh bien, c'est tout à fait inutile que je continue à vous soigner.»
Et l'on me demande pourquoi, je n'aime pas les inventions modernes, parce qu'elles sont ou dangereuses ou tout au moins destructives du confort de la vie.
* * * * *
————Dos de jeune fille du peuple: reins carrés se dessinant sous des renflements de jeune graisse, nuque de cariatide à la couleur brune orangée, sur lequel brille un collier de gros grains de verre, oreilles aux extrémités écarlates.
* * * * *
Samedi 23 décembre.—«Seymour Haden, Whistler oui, c'est pas mal… c'est de la jolie eau-forte d'amateur!» me dit Legros.
Diable, comme jugement de confrère, il est pas mal sévère!
Puis voilà ce Legros, dévoilant un fin comédien, dans la charge d'une soirée d'esthètes, avec toutes les pantomimes dans le bleu, et les pâmoisons célestes, que produit chez eux, l'audition d'un morceau de musique préraphaélique.
La comédie est coupée par l'histoire d'un M. Punaise en Angleterre, d'un monsieur très riche qui a demandé à changer de nom, et qui, le jour, où il a obtenu un nouveau nom, a vu les punaises, quitter, dans la bouche de ses concitoyens, leur ancienne dénomination, et s'appeler de son nouveau nom.
* * * * *
————Quel joli peintre en paroles de la vie parisienne, que ce Forain. Ce soir, il nous peint, au moment de l'arrivée d'une petite manicure bossue, une maison de la rue d'Edimbourg, une de ces maisons, peuplées de bas en haut, de cocottes, depuis la cocotte du premier au coupé au mois, jusqu'à la cocotte cherche-dîner sur le boulevard, des étages supérieurs. Au cri de: «La voilà!» c'est, de haut en bas, une ouverture de toutes les portes, et la réunion et l'assemblage de toutes les femmes mêlées, et se faisant faire les ongles sur le palier, au milieu des autres locataires groupées et étagées sur les marches de l'escalier.
* * * * *
————Une folie, un prurit de japonaiseries, cette année, j'aurai dépensé là dedans 30 000 francs: tout l'argent que j'ai gagné, et parmi tout cet argent, je n'aurai jamais trouvé 40 francs pour m'acheter une montre en aluminium.
* * * * *
Vendredi 29 décembre.—Dîner hier chez Daudet, avec le peintre Beaulieu, le peintre des feux de Bengale dont j'ai donné l'atelier dans MANETTE SALOMON, et que j'ai perdu de vue, au moins depuis quinze ans.
C'est le même homme, mais un peu plus hirsute, et avec une paire de lunettes.
* * * * *
Samedi 30 décembre.—Au milieu de la gaieté et du tapage des conversations, Nittis adossé à son bureau du fond de l'atelier, me dit dans sa jolie langue enfantine, sur une note mélancolique: «Oh, quand on a passé la première jeunesse… quand il n'y a plus dans les veines, un certain bouillonnement du sang… la vie, ce n'est plus guère attachant… et moi encore tout enfant—j'avais dix ans—j'ai entendu: «Il y a un «monsieur qui s'est tué…» c'était de mon père qu'il s'agissait… vous concevez la vie fermée que ça m'a fait là-bas… deuil et solitude… et des notions tout élémentaires… lire et écrire: ç'a été tout… le reste c'est moi qui me le suis donné… je me suis entièrement formé par la réflexion solitaire… cela m'a laissé une naïveté… et vous concevez que dans la société actuelle cette naïveté…»
Nittis ne finit pas sa phrase.
ANNÉE 1883
Lundi 1er janvier.—Dans l'après-midi Daudet, qui vient avec sa femme et ses enfants, me souhaiter le bon an, m'annonce que Gambetta est mort.
* * * * *
Mercredi 3 janvier.—Dieulafoy faisait, au fumoir de la princesse, le récit de l'héroïque mort de Trousseau.
Trousseau donnait à tâter une grosseur dans sa jambe à Dieulafoy, en lui disant: «Voyons, qu'est-ce que c'est que cela… et que ce soit un diagnostic sérieux?
—Mais c'est…
—Oui c'est… et il se servit du mot scientifique… et avec cela on a le cancer… j'ai le cancer… oui je l'ai… maintenant gardez cela pour vous, et merci.
Et il continuait à vivre comme s'il ne se savait pas condamné à jour fixe, donnant toujours ses consultations, recevant le soir, à des soirées où l'on faisait de la musique,—serein et impénétrable.
Il s'affaiblissait cependant, ne pouvant plus sortir. Alors il renvoyait sa voiture au mois, et continuait à donner des consultations, chez lui.
Toutefois, malgré sa volonté et son courage, le changement qui se faisait en sa personne, apparaissait à tous les yeux, et le bruit se répandait qu'il avait un cancer. Sur ce, des mères accouraient chez lui, disant brutalement au médecin: «Mais est-ce vrai? on dit que vous allez mourir! Mon Dieu, qu'est-ce que va devenir mon enfant?… qu'est-ce que va devenir ma fille, quand viendra sa puberté?» Trousseau souriait, leur faisait signe de s'asseoir, et leur dictait de longues recommandations.
Et encore les derniers mois de sa vie, étaient empoisonnés par de noirs soucis de famille, et de terribles affaires d'argent à arranger.
Enfin il ne pouvait plus se tenir debout. Il fallait s'aliter. Couché, il recevait des amis, rasé, la toilette faite, dans l'état d'un homme qui aurait une légère indisposition.
Bientôt il souffrait des douleurs atroces. Seulement alors il demandait qu'on l'injectât de morphine, mais à des doses infinitésimales, et qui lui donnaient le repos et le calme, pendant quelques minutes, puis il revenait à sa vie douloureuse, se secouait, et disait à l'ami médecin, qui se trouvait près de lui: «Faisons un peu de gymnastique intellectuelle, causons de…» Et il nommait une thèse médicale quelconque, voulant conserver intactes les facultés de son cerveau, jusqu'au bout.
Un jour il laissait échapper: «J'espérais une perforation ou une hémorrhagie, mais non ce sera plus long»—et il épuisait dans cette maladie les souffrances de la mort à long terme.
Cela dura ainsi sept mois, pendant lesquels je le répète, il ne laissa jamais voir qu'il savait devoir mourir à tel jour.
Dans les derniers temps, Nélaton vint lui faire une visite.
—Ta dernière visite, hein?
Nélaton fit un signe d'assentiment.
Là-dessus Trousseau lui dit en parlant d'un camarade de province,—je crois Charvet: «J'aurais bien voulu le voir décorer… tu devrais bien faire cela.»
Nélaton revenait quelques jours après, et lui disait: «Cette fois-ci, mon ami, hélas! c'est la dernière… mais le décret est signé.»
Quand il fut au moment de mourir, il dit à sa fille de s'approcher, lui prit la main, et soupira: «Tant que je te la serrerai, je serai vivant… Après cela, je ne saurai plus où je serai…»
* * * * *
————Un professeur d'esthétique disait, ces jours-ci, à une personne de ma connaissance, qu'il ne faisait aucune différence entre les jolies femmes et les autres… Après cette profession de foi, qu'il soit le mari de sa femme très bien,—mais professeur d'esthétique? Non.
* * * * *
Vendredi 5 janvier.—«Pas de discussion sur Gambetta, ou nous tapons!» s'écriait, ce soir, le fils de Daudet, donnant la profession de foi de son collège.
* * * * *
Dimanche 7 janvier.—J'ai un pauvre diable de cousin éloigné qui vit avec dix-neuf cents francs, gagnés dans un ministère. Comme je lui demande aujourd'hui où il demeure, il me répond: «21, rue Visconti… J'habite la chambre de Racine: une chambre où il fait bien froid et où il y a si peu de jour, que j'ai toutes les peines du monde à m'y faire la barbe.» La chambre de Racine coûte 300 francs par an.
* * * * *
Mardi 9 janvier.—Dîner du Temps. La conversation de ce soir, est tout entière consacrée à Gambetta. Charles Robin dit qu'il existait deux perforations à l'appendice coecal. Il croit que l'accident du revolver n'a eu aucune influence, que ç'a été concomitant, que l'homme, à quelques mois de là, à quelques jours peut-être, était condamné à périr, à la suite d'une indigestion, d'une fatigue, d'un rien.
«Quel coup!» laisse échapper, en entrant, Spuller, dont la grosse chair a le pâlissement d'un vrai chagrin.
On parle du cerveau du mort, qui est chez un tel, de son bras, qui est chez un autre, de je ne sais quoi de son corps, qui se trouve chez un troisième. C'est horrible aujourd'hui la dispersion d'un cadavre illustre.
Quelqu'un a fait allusion à la possibilité d'une opération. «Une opération! s'écrie Liouville. Vous ne savez donc pas ce que Verneuil a dit à l'autopsie: «Mes enfants, quelle grâce d'état que nous ne soyons pas intervenus!»
Notre ami mangeait gloutonnement, interrompt Hébrard avec un sourire gamin. Vous rappelez-vous les perdreaux, il les engloutissait… il a peut-être avalé un grain de plomb, cela suffit pour une perforation, n'est-ce pas?… Lannelongue, qui a écrit cent pages, sur sa maladie, croyait à un morceau de truffe du déjeuner, qui lui avait donné une indigestion.
Spuller accablé: «Il était aussi grand qu'il était bon, car il était le meilleur des hommes!» Il ajoute: «Au fond, on ne le sait pas, mais ce qu'il aimait, c'était la science et la philosophie… Quand Robin a été nommé sénateur, cette nomination lui a fait autant de plaisir que les élections de 76. Il disait: «Voilà Robin nommé, c'est le commencement, nous serons un jour les maîtres de l'Académie de Médecine, et alors…—ajoutait-il avec ce ton vainqueur et goguenard qu'il avait habitude de prendre,—nous les mènerons loin!»
Là-dessus une discussion sur son crâne, qui décidément a une pesanteur, inférieure à celle de Morny. Et tout le monde d'ici est humilié, très humilié de cela, et proclame que la pesanteur n'est rien, et que tout est dans la beauté des circonvolutions, et que Gambetta a les plus belles circonvolutions du monde: des circonvolutions à bourrelets qui étaient à l'étroit dans sa puissante boîte crânienne.
… «Un grand homme de café!» jette Hébrard,—et comme on cherche à voir dans le blanc de ses yeux, s'il est sérieux ou s'il blague,—le directeur du Temps improvise une théorie, éloquemment paradoxale, dans laquelle il proclame que le café, est une sorte d'école normale d'humanité très parfaite, où l'on arrive de suite au ferraillement et au corps à corps, sans les salamalecs et les exordes de la porte.
Du Mesnil raconte ensuite, comment Gambetta a eu l'oeil crevé, c'est par la pointe d'un couteau qu'un repasseur, établi à la porte de sa maison, promenait sur sa meule, et dont l'enfant s'était trop approché, pour voir les étincelles.
* * * * *
Lundi 15 janvier.
… «Oui, reprend Dumas avec une conviction désespérée, tous les hommes, la première fois que je les vois, ma première impression est de les regarder comme des coquins… et aussi toutes les femmes comme des coquines. Quand dans le tas, il se trouve un honnête homme ou une honnête femme, je le reconnais toutefois… Mais ma première impression est celle que je vous dis.»
* * * * *
Mercredi 17 janvier.—Les journaux de ce matin m'apprennent l'arrestation du prince Napoléon, et la discussion de la Chambre sur la proposition de Floquet. Le prince Napoléon m'est indifférent, mais cette pauvre princesse avec son habitude amoureuse de Paris. Cela me trouble toute la journée…
* * * * *
Mardi 23 janvier.—Je me rends au dîner du Temps; au milieu de vociférations d'aboyeurs de journaux, criant la démission du ministère. Peu de monde, on ne sait rien, on croit que le ministère a donné sa démission et qu'il l'a retirée. Des hommes soucieux, préoccupés, inquiets. Charles Edmond arrive, mis en retard par le long discours de Clemenceau. Dumont, de l'instruction publique, suit Charles Edmond. Il nous annonce que le ministère a positivement donné sa démission, mais que trois ministres restent. On parle du discours de Clemenceau, à la fin duquel l'orateur était très fatigué… Une conversation générale, où l'on entend la voix tendre du gros Spuller, disant à Berthelot: «Il a trouvé dans le cerveau de notre grand ami, une finesse…»
Et les apartés se taisent, et l'on écoute Spuller parlant de son grand ami mort, avec un peu de la religion d'un amoureux. Il dit à peu près cela: «Il était trop bon et il n'avait pas le sens critique de l'humanité, ce qui le rendait parfois un mauvais juge des hommes, avec lesquels il était en rapport, mais quelquefois aussi, il voyait parfaitement juste…»
Spuller s'arrête quelque temps et reprend:
«Voyez-vous, il avait des conceptions, des conceptions comme celle-ci: un jour, parlant du couronnement de l'Empereur de Russie, il m'a dit, qu'en cette occasion, il fallait que la France affirmât à la face de l'Europe, fièrement, la République, et qu'il voulait envoyer à ce couronnement, comme représentant du pays, devinez qui? le duc d'Aumale, oui, le duc d'Aumale! C'était brave, n'est-ce pas?… D'autant plus qu'il s'attendait à ce qu'on aurait dit, qu'il faisait cela, pour devenir plus tard ministre du prince.»
* * * * *
Jeudi 25 janvier.—Une immense pièce, aux boiseries blanches, aux rideaux de serge verte, au milieu un lustre de cafés de province, et par une fente des rideaux fermés, une filtrée de lumière ensoleillée, tombant d'une façon toute rembranesque, sur les crânes d'une rangée d'hommes pâles, d'hommes jaunes, et éclairant un coin d'un terrible paysage alpestre, comme peint avec des couleurs de décomposition. C'est le salon extraordinairement bourgeois, où sont réunis les amis et les connaissances de Doré, pour le mener au cimetière…
Elle m'a surpris, cette mort, quoique la dernière fois que je l'ai vu,
Doré se plaignît d'un étouffement continuel.
Au temps de la jeunesse du peintre, je l'avais trouvé insupportable, plus tard, et surtout depuis quelque années, où je dînais avec lui chez Sichel, j'avais découvert sous l'enveloppe balourde et grossière de l'homme, un loyal garçon.
* * * * *
————Une monarchie tempérée par de l'esprit philosophique: au fond, voilà ce qu'il me faudrait. Mais que je suis bête, ce gouvernement, c'est celui de l'infâme Louis XV.
* * * * *
Mercredi 31 janvier.—C'est beau ce Paris, la nuit, vu du haut du Trocadéro, c'est beau, cette obscurité solide, sillonnée de feux. On dirait une mer aux vagues de pierres phosphorescentes.
Un tout petit dîner chez la princesse. D'hommes, il n'y a guère que Popelin, Lavoix et moi. La princesse pâle, fatiguée, jouant l'attention autour de ce qu'on dit, mais complètement absente. Elle s'échappe à dire, en parlant de la Conciergerie, avec un geste qui semble repousser l'image de sa cervelle: «La prison; je n'aime pas voir cela…» et elle en reste là de sa phrase.
On cause de la malle des papiers du prince Napoléon, qui à été saisie…
* * * * *
————C'est peut-être dommage, que nous n'ayons pas pu finir notre oeuvre historique, comme nous pensions le faire, par une histoire psychologique de Napoléon, par une espèce de monographie de son cerveau. On nous a vu faire de la petite histoire; là dedans, je crois, qu'on nous aurait vu en faire, de la tout à fait grande!
* * * * *
Mardi gras 6 février.—Ce soir nous causions impressions d'enfance. Mme de Nittis disait qu'elle n'avait de ce temps qu'un souvenir, un seul. Quand elle se réveillait dans son petit lit, elle voyait toujours sa mère travaillant dans l'ombre transparente d'un abat-jour de lampe, une vision qui la faisait se rendormir pleine de sécurité. Sa mère, elle se la rappelle comme dans du clair-obscur.
Les souvenirs affluent plus nombreux chez mon ami, Nittis se revoit tel qu'il s'est apparu, la première fois, qu'il s'est regardé dans une glace: une petite figure toute pâle, dit-il, de grands cheveux filasse,—lui maintenant si brun;—une petite blouse noire à pois blancs.
Il se rappelle aussi quand tout petit, il allait à une école de petites filles, où il était le seul garçon. Là, il avait pour maîtresse, une grande fille, nommée Esperanza qui l'aimait beaucoup, et qui dans les récréations, s'asseyait sur les marches de l'escalier, lui renversant la tête sur ses genoux, et lui caressant les cheveux, pendant que le petit fouillait de son regard amoureux le bleu profond du ciel. Nittis a eu, dès l'enfance, une sorte de passion pour les ciels, il me parlait un autre jour, des longs temps qu'il passait à regarder les gros nuages blancs de son pays, qui ne sont pas informes, comme ceux de chez nous, mais qui se modèlent dans le ciel, sous d'innombrables facettes. Et aujourd'hui encore, dans le parc Monceaux, il me faisait remarquer, dans une espèce d'ivresse d'admiration, le ton cendré du ciel, ce ton unique et distingué entre tous, et que l'on ne rencontre pas en Italie.
De cette pension Nittis se rappelait une scène qui lui avait fait grand'peur. Il se voyait dans une chambre entouré de petites filles; et de la cheminée sortait une vieille femme, une vieille fée, qui avait un piment, tout rouge dans sa bouche, sans doute pour faire croire à du feu, à de la flamme, et la vieille qui était une fillette, travestie, se faisait amener le petit poltron, et lui mettait des bonbons dans la main.
* * * * *
————Expression d'un marchand d'eau-de-vie artiste: «Oui, c'est de l'eau-de-vie… mais pas de l'eau-de-vie qui donne chaud sous les ongles.»
* * * * *
Vendredi 9 février.—Zola disait hier chez Daudet «que nous avions un malheur… que nous avions trop besoin de nous faire plaisir… qu'il fallait, que la page que nous écrivions, nous donnât aussitôt, après sa fabrication, le petit bonheur d'une harmonie, d'un tour, d'un orné, auquel nous sommes habitués dès l'enfance.»
* * * * *
————M…, un modiste de filles, déclarait qu'il n'habillait pas les femmes du monde, parce qu'elles manquaient de conversation.
* * * * *
Vendredi 16 février.—Ce soir, au milieu de paroles vides et baveuses, un homme politique dit, que les seules salles à manger à Paris, où mangeaient des hommes d'État de l'étranger, et dont les maîtres de maison avaient tiré une force et une puissance extraordinaires: c'étaient les salles à manger de Girardin et de Gambetta.
Il attribuait aux déjeuners de Gambetta, dont les invitations happaient tout homme de marque, descendu dans un hôtel de Paris, il attribuait sa popularité en Europe, une popularité au delà des frontières, comme aucun Français n'en avait jamais eue, et il proclamait que c'était par ces déjeuners, qu'il était entré en relations intimes avec les membres des Parlements d'Angleterre, d'Italie, de Hongrie, de Grèce.
* * * * *
Samedi 17 février.—Le peintre Munckaczy, ce peintre à la solide et grasse peinture: un grand corps dégingandé, surmonté d'une broussaille grise de cheveux, qui ressemble à un buisson d'automne couvert de toiles d'araignées. De ce long corps qui se laisse tomber sur les divans, avec des affaissements de pantin cassé, sort une voix doucement dolente, se plaignant d'une fatigue qui ne lui permet pas même de soulever les bras.
* * * * *
Lundi 19 février.—Excelsior à l'Eden, un ballet, qu'on pourrait appeler le ballet de la danse de Saint-Guy, huit cents jambes perpétuellement en l'air, dans des flamboiements et des paillons de verre de kiosques chinois, dans des feux de Bengale canailles:—une frénésie de mouvement, vous donnant une courbature, parmi de la lumière faisant mal aux yeux, comme si, on avait, trois heures, l'oeil à un kaléidoscope, vigoureusement secoué.
Là dedans une prostitution plus lugubre, que jamais, avec des femmes cherchant le macabre et l'aspect pourriture d'hôpital.
À propos de la lumière électrique, il y aurait un très joli emploi à en faire dans l'amour. Il serait peut-être très agréable de jouir d'un corps de femme, ainsi clairdeluné.
* * * * *
Mardi 20 février.—Ce soir, après dîner, au pied du lit en bois sculpté, où on sert les liqueurs, Zola se met à parler de la mort, dont l'idée fixe est encore plus en lui, depuis le décès de sa mère.
Après un silence, il ajoute que cette mort a fait un trou dans le nihilisme de ses convictions religieuses, tant il lui est affreux de penser à une séparation éternelle. Et il dit, que cette hantise de la mort, et peut-être une évolution des idées philosophiques, amenée par le décès d'un être cher, il songe à l'introduire dans un roman, auquel il donnerait un titre, comme «La Douleur».
Ce roman, il le cherche, dans ce moment, mais en se promenant dans les rues de Paris, sans en avoir encore trouvé l'action, car à lui, il faut une action, n'étant pas du tout, dit-il, un homme d'analyse.
* * * * *
Dimanche 25 février.—Dîner chez Mme Charpentier mère, avec les Sandeau, que je rencontre pour la première fois. Chez Sandeau, chez le romancier aux petits yeux noirs, dans des carnations grises, délavées, comme passées à la lessive, il y a de la chair dépassionnée, recouverte de l'impassibilité de l'homme revenu de tout et d'ailleurs.
* * * * *
————À ce qu'il paraît, Liverpool est la ville, où l'on trouve au meilleur marché, les plus excellentes montres. Cela tient à ceci. Aussitôt qu'une montre est volée à Londres, le voleur sait qu'il y a deux ou trois maisons, où il y a un four, toujours chauffé… Et la montre achetée, est aussitôt convertie en lingot, et le mouvement envoyé à Liverpool. Et l'on peut avoir pour rien là, un mouvement Bréguet, remis dans une cuvette d'argent.
* * * * *
Samedi 3 mars.—Il a vraiment un comique charmant qui vous extirpe le rire, mais ce comique, quand on veut le retrouver, le fixer sur le papier, en donner un mot, une saillie, une plaisanterie, ce n'est plus rien. C'était fait d'un je ne sais quoi de cocasse dans le moment, qui s'est évaporé. L'esprit de X…, on pourrait dire qu'il ressemble à d'amusantes caricatures, tracées par la badine d'un peintre humoristique, sur le sable, à la margelle de la marée montante.
* * * * *
Dimanche 4 mars.—Je cherche dans la «Petite fille du maréchal» (CHÉRIE) quelque chose ne ressemblant plus à un roman. Le manque d'intrigue ne me suffit plus. Je voudrais que la contexture fût différente, que ce livre eût le caractère de Mémoires d'une personne, écrits par une autre… Décidément le nom roman ne nomme plus les livres que nous faisons. Je voudrais un titre nouveau, que je cherche sans le trouver, où il y aurait peut-être à introduire le mot: HISTOIRES au pluriel, avec une épithète ad hoc, mais voilà le chiendent: c'est l'épithète… Non il faudrait pour dénommer le nouveau roman, un vocable unique.
* * * * *
Jeudi 22 mars.—Je vais aujourd'hui, pour mon roman, chez Pingat, le fameux couturier.
Au premier, les magasins: des pièces basses au plafond noirci par la lumière du gaz; aux portes et aux plinthes peintes en noir, dans des encadrements dorés, aux murs tendus de verdures du vert le plus triste, et comme choisi exprès, à l'effet de faire ressortir la fraîcheur et la gaieté des soies et des satins pour robes. Entre ces lugubres verdures, des femmes promenant sur elles des robes, des femmes, qui, à ce métier de porte-manteaux, ont perdu quelque chose de vivant, et ont gagné un certain automatisme. La plupart sont jeunes, et toutefois paraissent vieillottes. C'est amusant, le moment, où on leur prend sur le dos, le vêtement qu'elles étalent et font valoir, de les apercevoir défiler devant vous, sautillantes, à la façon de femmes dévêtues, et qui courraient avec des babouches sans talon.
Arrive Pingat. Il porte un veston à large collet de velours ouvrant en coeur sur la poitrine, un collet, où sont toujours piquées deux ou trois épingles pour les besoins de son métier.
Il parle lentement, avec une voix étoupée, et cela pendant qu'il pelote et manie et chiffonne, de ses doigts caressants, des satins, dans lesquels il fait courir des moires et des cassures luisantes. Il dit, tout en laissant traîner, comme voluptueusement, la main dans ces étoffes, il dit que c'est l'été, devant les fleurs, qu'il cherche la gamme des tons de ses toilettes, et il se plaint qu'il trouve chez ses clientes une certaine résistance à accepter le jaune: que c'est la plus belle couleur.
Et comme je lui réponds, que le jaune n'a fait son entrée dans la toilette de la femme occidentale, que depuis le rideau de la Salomé de Regnault, il se tourne vers son commis, un petit brun, en lui disant: «Justement nous en parlions, ce matin, avec M. Auguste.»
Là-dessus entre, se balançant dans un dandinement mélancolieux, Léonide Leblanc. Elle donne des poignées de main à l'anglaise à tous les commis, et laisse tomber de sa bouche, appuyée sur le manche de son parapluie: «J'ai besoin d'un costume… pour danser… c'est forcé… il faut quelque chose de tout à fait bien.» Et s'affalant sur le canapé à côté d'elle, elle ajoute: «Au fait je suis fichue!… vous allez bientôt être obligé, monsieur Pingat, d'apporter des fleurs sur ma tombe!»
Un mot spirituel, un mot à la Sophie Arnould, de la charmante actrice, qu'on me citait justement, avant-hier: «Comme on lui disait qu'elle devait être riche, que le prince avait dû bien faire les choses, elle répondait: «Non, non, les d'Orléans en sont encore aux prix de 48!»
* * * * *
————Un auteur dramatique disait de son collaborateur: «Mon collaborateur passe dans le public, pour connaître les femmes… voici qui est vraiment amusant… j'aurais dépensé mon argent et ma santé avec elles, et ce serait lui qui les connaîtrait, merci… c'est moi, c'est moi qui les connais, bougres d'imbéciles!»
* * * * *
Lundi 2 avril.—Un jour, où je devais travailler, donné tout entier, à la première du printemps, à la gaieté riante du premier beau jour de l'année.
* * * * *
Mardi 3 avril.—Ce matin en me levant, près de m'évanouir, j'ai été obligé de m'accrocher aux meubles pour ne pas tomber. Je serais cependant bien heureux de finir mon roman commencé… Après que la mort me prenne, quand elle voudra, j'en ai assez de la vie.
* * * * *
————Rue Godot-Mauroy, parmi la paille étendue sur le pavé pour le repos et la tranquillité d'une agonie, des enfants se roulent joyeusement, avec quelque chose du bonheur, qu'on a dans la campagne sur l'herbe. Ça peut donner une image tristement jolie.
* * * * *
————La communication que j'ai eue, ces temps-ci, du journal de Mlle ***, du journal des amourettes d'une cervelle de seize ans, me donne la certitude absolue, que la pensée de la jeune fille, la plus chaste, la plus pure, appartient à l'amour, et qu'elle a tout le temps un amant cérébral.
* * * * *
Samedi 7 avril.—Aujourd'hui, en me promenant avec de Nittis, je lui parlais de l'acuité que prenait chez moi le sens de l'odorat dans la migraine, si bien qu'alors que je fumais encore, il m'arrivait de me relever, pour jeter dans l'escalier un paquet de tabac qui était dans la pièce voisine.
De Nittis, lui me dit que chez lui, le vin développe singulièrement l'acuité du sens de la vue, et que déjeunant à Londres, dans un cercle, où il buvait deux ou trois verres de vin, en revenant chez lui, dans ces voitures, complètement ouvertes devant, il voyait la rue «toute peinte»—et lorsqu'il n'avait pas bu de vin, son oeil avait besoin de la chercher longtemps la rue, pour la peindre.
* * * * *
Mardi 10 avril.—Le nez de Zola est un nez très particulier, c'est un nez qui interroge, qui approuve, qui condamne, un nez qui est gai, un nez qui est triste, un nez dans lequel réside la physionomie de son maître; un vrai nez de chien de chasse, dont les impressions, les sensations, les appétences divisent le bout, en deux petits lobes, qu'on dirait, par moments, frétillants. Aujourd'hui, il ne frétille pas ce bout de nez, et répète ce que la voix morne du romancier formule sur le ton de: «Frère, il faut mourir», à propos de la vente de nos livres futurs: «Les grandes ventes… nos grandes ventes sont finies!»
Le dîner se termine dans une causerie sur ce pauvre Tourguéneff, que Charcot déclare perdu. On parle de cet original conteur, de ses histoires dont le commencement semblait sortir d'un brouillard, ne promettait dès d'abord pas d'intérêt, et qui devenaient, à la longue, si prenantes, si attachantes, si empoignantes. On aurait dit de jolies et délicates choses, passant lentement de l'ombre dans la lumière, avec un éveil graduel et successif de leurs plus petits détails.
* * * * *
Mercredi 18 avril.—Ce soir, chez la princesse, le vieux Franck se plaint que tout soit à la philologie, que le monde scientifique ne veuille plus que des noms, qu'il y ait une convention pour rejeter les idées, ces vieilles aristocrates, selon son expression.
* * * * *
Vendredi 20 avril.—Dîner chez Charpentier.
On cause des jeunes. On déplore leur manque d'entrain, de gaieté, de jeunesse, et cela amène à constater la tristesse de toute la jeune génération contemporaine, et je dis que c'est tout simple: que la jeunesse ne peut être que triste, dans un pays sans gloire, et où la vie est très chère.
Là-dessus Zola enfourche son dada: «C'est la faute à la science!» Il y a de cela, mais ce n'est pas tout.
* * * * *
Samedi 21 avril.—Le poète anglais Wilde me disait, ce soir, que le seul Anglais qui avait lu Balzac, à l'heure actuelle, était Swinburne.
* * * * *
————Un véritable homme de lettres, que notre vieux Tourguéneff. On vient de lui enlever un kyste dans le ventre, et il disait à Daudet, qui est allé le voir ces jours-ci: «Pendant l'opération, je pensais à nos dîners, et je cherchais les mots, avec lesquels je pourrais vous donner l'impression juste de l'acier, entamant ma peau et entrant dans ma chair… ainsi qu'un couteau qui couperait une banane.»
* * * * *
Jeudi 26 avril.—À la suite d'un cas de folie érotique, raconté par Charcot, Alphonse Daudet de s'écrier: «Ah! le beau livre qu'il y aurait à écrire sous le titre: HISTOIRE DU VICE. Pardieu, oui!»
En revenant ce soir à Auteuil, dans mon compartiment où je suis seul, montent deux jeunes hommes que je sais être bientôt des officiers en bourgeois. Et les voici, tout le temps sans me connaître, à parler de mes livres, de ma maison. C'est pas mal gênant sur un chemin de fer, où à chaque station peut monter quelqu'un qui vous apostrophe par: «Ah! c'est vous, mon cher Goncourt!»
* * * * *
————Fabriquer de la vertu, je ne dis pas que cela n'arrive pas quelquefois à des écrivains propres, mais j'affirme que tous les écrivains qui ont fait des chaussons de lisières à Clairvaux, ou de vilaines choses, pour lesquelles il n'y a pas de gendarmes, n'inventent dans leurs livres, que des gens honnêtes. C'est en quelque sorte une façon de réhabilitation.
* * * * *
————À voir ce qui commence, le régime de la liberté sera le plus effroyable despotisme qui ait jamais existé: le despotisme d'un gouvernement, un jour, maître et possesseur de tout.
* * * * *
Mardi 1er mai.—Déjeuner chez Ledoyen à l'ouverture du salon. Daudet nous tâte Zola et moi pour savoir s'il doit se présenter à l'Académie. Nous l'y engageons.
* * * * *
————Ce soir, au dîner de quinzaine, chez Brébant, Berthelot parle de l'acuité de l'ouïe, que développent étonnamment chez lui, les excès de travail.
Il se rappelle une époque, où il ne pouvait plus dormir la nuit, empêché par le bruit d'un marteau, bruit qu'on croyait imaginaire. Des recherches étaient faites, et le marteau existait vraiment, mais à sept ou huit maisons de là, et à une distance, où il paraissait impossible qu'on pût l'entendre.
Il est parlé ensuite de Pasteur, et du mystère de ses procédés, qui lui donne quelque chose du côté secret d'un hermétique du XVe siècle.
Là-dessus le nom de Rouher est prononcé par Hébrard, et Spuller de soutenir, avec une certaine animation, que Rouher n'a jamais été qu'un habile causeur d'affaires, tandis que le véritable orateur de l'Empire a été Billault, que lui a supporté le poids des affaires les plus importantes, comme la question romaine. Et il avait ce talent, dit Spuller, de faire avaler cette politique à la fois papaline et libre penseuse de l'Empereur, et son discours faisait dire à des malandrins comme moi: «Non, il n'est pas changé, il est toujours avec nous», et faisait dire en même temps au parti impérialiste catholique: «Billault, il défend les grands principes moraux!»
* * * * *
————Tous des timides ou des lâches—même les gens d'église… est-ce que le président Grévy, le chef de ce gouvernement qui a déchristianisé la France, aurait dû trouver un prêtre pour baptiser sa petite-fille?
* * * * *
—Au passage de l'Opéra, dans la galerie de l'Horloge, au dessous de ALBANEL MAILLARD. Achat de garde-robes en tout genre, on lit: Location d'habits.
Cette annonce rend rêveur. L'on songe aux circonstances romanesquement parisiennes, pouvant faire louer un habit à un homme, qui en est dépourvu. Et la tentation de cet habit, est donnée aux gens qui en ont besoin, par un mannequin de la plus jolie figure qui soit, en carton rose, avec des yeux bleus, des cheveux blonds frisés, des moustaches noires: un mannequin à cravate blanche et à gants jaunes.
* * * * *
Samedi 5 mai.—Dîner avec le poète Oscar Wilde.
Ce poète, aux récits invraisemblables, nous fait un tableau amusant d'une ville du Texas, avec sa population de convicts, ses moeurs au revolver, ses lieux de plaisir, où on lit sur une pancarte: Prière de ne pas tirer sur le pianiste qui fait de son mieux. Il nous parle de la salle de spectacle, qui comme le plus grand local, sert aux assises, et où l'on pend sur la scène, après le théâtre,—et où il a vu, dit-il, un pendu qui se raccrochait aux montants des coulisses, et sur lequel les spectateurs tiraient de leur place.
Dans ces pays, il paraîtrait aussi, que pour les rôles de criminel, les directeurs de théâtre sont en quête d'un vrai criminel, et quand il s'agit de jouer Macbeth, on fait des propositions d'engagement à une empoisonneuse, au moment de sortir de prison: et l'on voit des affiches ainsi conçues: Le rôle sera rempli par Mme X***, et entre parenthèses (10 ans de travaux forcés).
* * * * *
————Tous des vaniteux, les collectionneurs d'à présent. Acheter un objet dans l'ignorance de tout le monde, à une vente complètement inconnue, et emporter cet objet, chez soi, où personne ne venait le voir: c'est ce que moi et les amateurs de mon temps faisaient. À ces conditions, aucun des amateurs du moment présent, ne dépenserait 50 francs pour un objet d'art, fût-il le plus parfait des objets d'art.
* * * * *
————Le silence du printemps est pour ainsi dire sonore. Il y a comme un éveil de bonheur bruyant à la cantonade, que l'air charrie dans les premiers plans.
* * * * *
Jeudi 24 mai.—Invité à dîner chez Daudet au moment où je pénètre ce soir dans son cabinet, je trouve Ebner, son secrétaire, assis en face de lui, et mettant à une lettre, une adresse que Daudet lui dicte: «Là, ou au café de Madrid,» ajoute-t-il. Et quand Ebner sort: «N'est-ce pas, c'est bien entendu, les deux lettres seront portées ce soir?» dit-il encore.
Il y a un certain sérieux dans les paroles de Daudet, qui me fait lui demander, s'il y aurait quelque chose? «Non rien du tout! fait il.» Mais son fils sorti, après Ebner, il me dit: «Oui, j'envoie deux témoins à Delpit, qui dans un article à propos de l'Académie… vous savez, c'est toujours la même chose… la continuation de la légende qui s'est faite sur moi… j'ai trahi tous mes amis… et personne n'est plus habile que moi, pour envelopper une perfidie dans de belles phrases… enfin ce mot carthaginois commence à m'agacer… je lui demande une rétractation, en lui adressant des amis, de vieux amis, qui, je crois, peuvent témoigner que je ne les ai pas trahis.»
Entre Mme Daudet. On change de conversation et l'on passe à table, et Daudet se met à parler de l'article biographique, qu'il est en train d'écrire sur Tourguéneff, pour l'Amérique, me disant: «Vous savez, c'est vrai, il est parfaitement fou… Charcot m'a raconté que la dernière fois qu'il a été le voir à la campagne, où il a été transporté, il lui a confié qu'il était à tout moment attaqué par des soldats assyriens… et même il a voulu lui jeter, dans les jambes, un bloc de pierre des murailles de Ninive.»
* * * * *
Dimanche 27 mai—Daudet m'avait dit, en me quittant jeudi, qu'il m'écrirait le lendemain. Je n'avais rien reçu, et je croyais l'affaire avec Delpit arrangée, quand hier soir, je trouve cette lettre:
«Mon Goncourt, je vous écris de la gare de l'Ouest, les épées prêtes, le médecin attendu. On part pour le Vésinet.»
Et il me charge «s'il y avait accident», de porter à sa chère femme un petit mot, enfermé dans sa lettre, qu'il termine par cette tendre phrase:
«Après son mari, ses enfants, papa et maman, vous êtes ce qu'elle aime le plus.»
Cette lettre m'émotionne. Je dors mal. L'on me réveille le matin avec ce télégramme:
«Je rentre du Vésinet, j'ai fiché un coup d'épée à Delpit.»
Aussitôt je me jette en bas du lit pour aller l'embrasser. Et pendant que la porte de son cabinet, est poussée par des amis qui viennent lui serrer la main, et s'en vont: le voici, qui me raconte son duel, avec cette jolie blague méridionale, me peignant l'emballeur cocasse, qui a fourni, à la fois la caisse des épées et le jardin de sa maison de campagne, l'embarquement solennel pour le Vésinet et l'entrée du jardin de l'emballeur, entre deux arbres verts, qu'il compare joliment à une entrée de cimetière, et l'attache de formidables lunettes qu'il demande qu'on lui retire, aussitôt qu'il sera blessé.
Un charmant détail familial. Le fils aîné de Daudet avait entendu jeudi, à travers la porte, son père me dire qu'il avait envoyé des témoins à Delpit. Il n'avait rien laissé percer de son inquiétude, auprès de sa mère, mais, samedi, comme son père était en retard pour le dîner, et qu'on dînait sans lui, tout à coup, il se mettait à fondre en larmes, et comme sa mère se moquait de ses larmes imbéciles de petit garçon, sur le retard de son père, il continuait à pleurer, mais ne disait rien de ce qu'il devinait, se passer dans le moment.
* * * * *
Jeudi 31 mai.—Chez les Sichel, quelqu'un ayant habité longtemps le Japon, disait que le baiser n'existait pas, pour ainsi dire, dans l'amour japonais, et que l'amour était tout animal, sans la tendresse de la caresse humaine. Il ajoutait que dans les sentiments de pure affection, le baiser était une chose rare. Il avait assisté à la séparation d'une mère et de son enfant, et chez cette mère, la douleur s'était témoignée par un affaissement sur elle-même, coupée par un hi hi, sans qu'elle serrât dans ses bras, sans qu'elle embrassât son enfant.
* * * * *
Samedi 2 juin.—De Nittis, c'est le vrai et le talenteux paysagiste de la rue parisienne. Le soir, dans son atelier, je regardais «La place des Pyramides», qu'il vient de racheter à Goupil, pour la donner au Luxembourg. Le ciel de Paris avec ses bleus délavés, la pierre grise des maisons, l'affiche en ses coloriages, tirant l'oeil dans le camaïeu général, c'est merveilleux; et dans ce tableau encore les figures ont le format qu'il faut au talent du peintre napolitain, le format de grandes taches spirituelles.
* * * * *
Mercredi 6 juin.—Aujourd'hui j'ai la visite d'un collégien, d'un de ces grands collégiens à barbe, dont chaque poil est accompagné d'un bouton. Il vient m'apporter son admiration, en m'apprenant qu'à l'heure actuelle, les intelligents, les piocheurs, les lettrés du collège sont divisés sen deux camps: les futurs normaliens qui appartiennent à About et à Sarcey, et les autres sur lesquels Baudelaire et moi, serions les deux auteurs contemporains, qui ont le plus d'action.
* * * * *
————Au fond, chez moi, la plus sérieuse jouissance dans ce moment-ci, c'est l'étoilement de la verdure au fond de mon jardin, par toutes ces roses, ces roses feuillues et vigoureuses appelées Coupe d'Hébé; ces roses, nommées Capitaine Christy, ayant le crémeux coloriage du carmin, sur l'ivoire d'une miniature commencée; ces roses baptisées Baronne de Sancy, ayant dans une rose cultivée, les jolies mollesses et le demi-refermement floche des roses de l'églantier.
* * * * *
Mardi 12 juin.—Aujourd'hui, je vais chez le docteur Molloy, pour prendre des notes sur un portrait de Sophie Arnould, par La Tour. Le portrait n'est pas de La Tour, mais au milieu d'un fouillis de choses, je découvre chez le docteur, un petit chef-d'oeuvre d'un des grands sculpteurs du XVIIIe siècle, dont le nom retrouvé par moi dans un catalogue, m'est sorti de la mémoire.
C'est un monument, élevé au serin chéri, par une grande dame du temps, et où le pauvre oiseau, dont le squelette se voit dans le soubassement, est admirablement modelé en terre cuite, et représenté mort, les pattes raidies. Non jamais on n'a dépensé un art aussi grand pour un petit ressouvenir de la vie intime et familière. Et c'est amusant aussi ce cénotaphe, comme le plus délicieux spécimen de la sentimentalité d'alors.
* * * * *
Jeudi 14 juin.—Je n'avais jusqu'ici qu'un goût médiocre pour Rollinat. Je le trouvais, tantôt trop macabre, tantôt trop bête à bon dieu.
Aujourd'hui, il s'empare de moi, par de la musique, qu'il a faite sur quelques pièces de Baudelaire. Cette musique est vraiment d'une compréhension tout à fait supérieure. Je ne sais pas quelle est sa valeur près des musiciens, mais ce que je sais, c'est que c'est de la musique de poète, et de la musique, parlant aux hommes de lettres. Il est impossible de mieux faire valoir, de mieux monter en épingle la valeur des mots, et quand on entend cela, c'est comme un coup de fouet, donné à ce qu'il y a de littéraire en vous.
Il est étrange, ce Rollinat, avec son air de petit paysan maladif, sa délicate figure tiraillée, et le perpétuel secouement nerveux de ses cheveux noirs.
* * * * *
Vendredi 15 juin.—Aujourd'hui, j'étais allé, pour mon roman, causer de la LUCIA avec Lavoix.
Cet homme est un charmant bavard, bavard littéraire, et je ne sais comment, au lieu de me faire une conférence musicale sur la LUCIA, il s'est mis à me parler de son enfance.
Il me raconte, très spirituellement, qu'il était le fils d'un petit employé, se saignant des quatre veines pour l'élever, et que malgré ses résolutions de bon fils, malgré un petit memento des sacrifices de ses parents, qu'il écrivait, tous les soirs, pour se forcer à travailler, il était pris d'une paresse, dont il ne pouvait pas absolument s'arracher: une paresse singulière, dans laquelle il passait tout son temps, à suivre le vol des martinets sur le bleu du ciel.
Dans cette contemplation, tombait, un jour, un vers de Virgile, dit tout haut par un camarade: ce vers le touchait, le remuait. Et le voilà tout à coup travaillant, et étant le premier, jusqu'à la fin de ses classes.
Puis le piocheur qu'il était devenu, se préparait à l'École normale, quand quelqu'un le menait aux Italiens: soirée, depuis laquelle Virgile, l'École normale, tout était à vau-l'eau: il était enveloppé de musique et ne pensait qu'à cela.
«Et voyez la providence des apparents malheurs de la vie, ajoutait Lavoix, si je n'avait pas échoué à l'École normale, M. Hippolyte Passy ne m'aurait pas fait entrer chez Sampayo… je n'aurais pas… je n'aurais pas… je n'aurais pas… et à l'heure qu'il est, si je n'étais déjà mort d'ennui, je serais professeur dans quelque localité, loin de tout.»
* * * * *
Samedi 16 juin.—Le peu de réussite des innombrables projets de l'homme, a quelque chose de commun avec le frai du poisson: sur des millions d'oeufs quelques douzaines seulement réussissent.
* * * * *
Jeudi 21 juin.—Après-midi passé chez Zola, à Médan, avec le ménage Daudet et le ménage Frantz Jourdain. Partie de canot, où Daudet, crânement, renversé sur les avirons, et jetant à la rive des chansons de marin, fait plaisir à voir parmi la jolie ivresse, que lui verse la nature.
* * * * *
Mardi 26 juin.—Transfusion de nouveaux dans notre vieux dîner de Magny, en train de mourir. Tous hommes politiques, et rien que des hommes politiques. Ce sont Jules Roche, le comte de Rémusat, Ribot, l'orateur à la tête sympathique et distinguée. On s'amuse un moment du beau mot prêté à Hugo, auquel on a fait dire ces jours-ci: «Il est, je crois, temps que je désemplisse le monde.» Puis quelqu'un fait une monographie plaisante des Raspail, où il y aurait un membre préposé au parlementarisme, un autre à la pharmacie, un autre à la prison et aux condamnations de presse.
* * * * *
————Le bruit court que le comte de Chambord est mort. C'est le coup de hache qui coupe la dernière amarre retenant le temps présent au passé.
* * * * *
Jeudi 5 juillet.—Aujourd'hui, de retour d'une demi-semaine de travail à Champrosay, Daudet s'ouvre, se répand, et conte le roman qu'il fait actuellement. C'est un collage: l'histoire de l'attachement et de la rupture d'un homme avec le monstre vert, la femme aimée par la bohème.
Dans ce qu'il conte, en marchant, et en jetant des bouffées de sa petite pipe culottée, ça me paraît très bien arrangé, très bien architecturé… En cette improvisation parlée et jouée de son oeuvre future, je suis frappé d'une chose qui me fait plaisir: son observation est en train de monter à la grande, à la sévère, à la brutale observation. Il y aura dans ce livre une scène de rupture de la plus féroce beauté.
Oui, en ce moment-ci, mon petit Daudet, est comme un poulpe aux tentacules, cherchant à pomper tout ce qu'il y a de vivant en tout et partout dans Paris, et il grandit, grandit, grandit.
* * * * *
Samedi 7 juillet.—C'est chez moi une occupation perpétuelle à me continuer après ma mort, à me survivre, à laisser des images de ma personne, de ma maison. À quoi sert?
* * * * *
Mardi 10 juillet.—Exposition des cent chefs d'oeuvre. Le premier peintre de ce temps est un paysagiste: c'est Théodore Rousseau. Il est presque incontestable, n'est-ce pas; que Raphaël est supérieur à M. Ingres, et hors de doute que Titien et Rubens, sont plus forts que M. Delacroix. Mais il n'est pas prouvé du tout que Hobbema, ait mieux peint la nature, que Théodore Rousseau.
* * * * *
Jeudi 12 juillet.—Les Daudet viennent déjeuner chez moi, avec les enfants. Je leur lis quelques notes de mes Mémoires: ils ont l'air sincèrement étonnés de la vie de ces pages parlant du passé mort.
* * * * *
Dimanche 15 juillet.—Une élégante, chez laquelle je me trouvais, après avoir pendant un quart d'heure blagué la maladie du comte de Chambord, et sa mort future, termine par cette phrase: «J'ai commandé une robe noire, que je porterai, si je ne suis pas en province… vous concevez, à Paris, n'être pas en noir… moi, ce serait ridicule.»
* * * * *
Mardi 17 juillet.—Pendant que j'attendais des livres, dans la salle de lecture de la bibliothèque, je regardais un bossu: tout le haut de la tête d'un bossu, est dans le bas de sa mâchoire.
* * * * *
Vendredi 27 juillet.—Type de jeune fille contemporaine du grand monde.
Une jeune femme qui vient de faire un mariage très riche, disait à une cousine à moi: «Oui, oui, c'était l'ancien jeu… du temps que les parents mariaient leurs enfants… Maintenant nous nous marions nous-mêmes.» Et nommant son mari, un voisin de campagne, elle ajoute: «Voilà deux ans que je le roulais… Je m'étais dit qu'il serait mon mari… ah! autrefois on avait déjà la théorie… maintenant on a les deux: la théorie et la pratique.»
* * * * *
Samedi 11 août.—Dans Saint-Simon à la peinture, à l'admirable peinture des gens, manque malheureusement la peinture des choses.
* * * * *
Vendredi 24 août.—Pendant le Siège, j'ai passé bien des heures, des heures absentes de Paris, dans ce rêve me revenant tous les jours. J'avais inventé un produit qui faisait évaporer l'hydrogène de l'air, et rendait cet air qui brûlait, irrespirable à des poumons humains. J'avais aussi, avec l'invention de ce produit chimique, trouvé le mécanisme d'une petite chaise volante, qu'on montait comme une montre pour vingt-quatre heures. L'on pense les hécatombes de Prussiens, que je faisais du haut du ciel, et dans des circonstances toujours nouvelles. Ce qu'il y a de curieux, c'est que cette imagination avait le côté hallucinatoire de ces petits romans, que les enfants inventent, et jouent tout seuls, dans des coins noirs de chambre.
Ces jours-ci, à propos de l'article menaçant du journal allemand, j'étais repris par cette rêvasserie homicide.
* * * * *
Dimanche 26 août.—J'ai des lâchetés de vouloir, quand les choses me demandent de la locomotion, des lâchetés, comme on en a dans le mal de mer.
* * * * *
Lundi 27 août.—Je monte hier, en voiture, avec un vieux monsieur à favoris blancs, le chapeau posé en arrière de la tête, avec, diable m'emporte! l'accent anglais, et que je prends pour un Anglais.
À Sannois, il descend avec moi, et le voilà dans l'omnibus de la princesse. C'est Minghetti, le ministre des finances italien. À l'heure présente, c'est chez les Italiens de la société, une rage d'imitation britannique, dans la tenue, l'habillement, la coupe des favoris, et le reste.
* * * * *
————Si l'on était jeune, il y aurait un livre brave à faire, sous ce titre: Les choses que personne n'a encore imprimées.
* * * * *
Vendredi 31 août.—Asnières: l'eau dans la nuit: de l'obscurité fluide et remuante.
* * * * *
Vendredi 7 septembre.—Aujourd'hui, la cérémonie religieuse autour du cercueil de Tourguéneff, avait fait sortir des maisons de Paris tout un monde à la taille de géant, aux traits écrasés, à barbe de Père Éternel: toute une petite Russie, qu'on ne soupçonnerait pas habiter la Capitale.
Il y avait aussi beaucoup de femmes russes, de femmes allemandes, de femmes anglaises, de pieuses et fidèles lectrices venant rendre hommage au grand et délicat romancier.
* * * * *
—Un enfant qu'on ne voit jamais lire, est destiné par avance à une carrière seulement de mouvement et d'action. Il sera, quoi… un soldat.
* * * * *
————L'optique des boulevardiers est de voir des grands hommes, dans des Siraudin et des Lambert-Thiboust.
* * * * *
Mardi 11 septembre.—Un moment aujourd'hui, la conversation s'arrête sur la beauté de la princesse dans sa jeunesse. À ce propos, elle dit: «Oui, j'ai eu un teint particulier, extraordinaire: Je me rappelle qu'en Suisse, à quatorze ans, on me mettait sur la joue une feuille de rose de Bengale, et qu'il était impossible d'en voir la différence».
* * * * *
Dimanche 23 septembre.—Saint-Gratien. Ici la blague aimable des jeunes femmes, m'a donné le surnom de Délicat. Ce surnom, hélas! hélas! peut-être je le mérite un peu.
* * * * *
Samedi 13 octobre.—Mon portrait de Nittis, il faut le voir, aux heures crépusculaires, éclairé par les braises de la cheminée et reflété dans la glace: comme cela, il prend une vie fantastique tout à fait extraordinaire.
* * * * *
Samedi 27 octobre.—Les attentes, dans les petites gares de chemins de fer, aux heures entre chien et loup, après une journée de courses au grand air: ce sont des heures de la vie, comme passées dans un morne rêve, où s'entendrait un monotone tic tac d'horloge, et où derrière un grillage rougeoyant apparaîtrait une silhouette fantastique de buraliste, à l'état d'ombre chinoise.
* * * * *
Vendredi 2 novembre.—Dans le Cri du Peuple, Vallès demande aujourd'hui, que la culotte du grand Empereur habille les cuisses d'un bonneteur, et que les souliers de Marie-Antoinette chaussent une pierreuse. Bien, très bien, les reliques de la société future, ce sera le suspensoir de Gugusse.
* * * * *
Mardi 20 novembre.—Ce soir, au dîner de Brébant, existe le sentiment d'une conflagration générale au printemps, au milieu de laquelle la Prusse nous tombera sur les reins. C'est la pensée d'officiers autrichiens et d'officiers russes, que Berthelot a vus, ces temps derniers.
Puis l'on se demande, dans mon coin de table: Est-ce qu'il y aurait des animaux, créés pour toujours vivre, et qui, sans la mort accidentelle, seraient éternels; et en des endroits cachés, en des fonds de mer, n'existerait-il pas des animaux, aussi vieux que le monde? Oui, c'est aujourd'hui la question soulevée à dîner par Pouchet et Robin. Ils soutiennent qu'il y a des animaux, comme les serpents, les tortues, les langoustes, dans les tissus desquels, les microscopes ne perçoivent aucune fatigue, aucune dégénérescence, aucuns signes de vieillesse enfin,—signes si perceptibles dans les tissus des humains et des animaux d'un ordre supérieur.
Et l'on parle du serpent de Regulus, cité par Tite-Live.
* * * * *
Vendredi 23 novembre.—Des statues placées à la hauteur du père Dumas, on voit la semelle des bottes et l'intérieur des narines, et le reste en raccourci.
On causait de sensiblerie, très souvent cachée au fond des sceptiques, et à ce propos un de mes amis racontait, que demandant à X… pourquoi il était si triste: «Eh bien! vous qui êtes un vieux cochon, je puis vous le dire, répondait-il. Je suis fâché avec une p… que j'adore, et je viens de la chasse avec des amis. Eh bien, quand un lapin partait, au lieu de tirer dessus, je me foutais à pleurer!»
De là, on passe à la question du Tonkin, et quelqu'un dit ceci: «Du moment qu'on laisse pénétrer près du Gouvernement un membre de la Société de géographie, on a la guerre. La consigne était donnée autrefois au ministère des Affaires étrangères de ne jamais en recevoir un… Mais Freycinet s'est abouché avec Garnier, et fatalement…»
* * * * *
————Dans la pénombre des soirées, le teint des femmes est couleur de perle rose, avec, dans les étroites touches de pleine lumière sur le bord des contours, des luminosités de la peau, qui semblent produites par un éclairage intérieur.
* * * * *
Lundi 26 novembre.—Déjeuner, avec Daudet et sa femme, au café de Paris, et de là au Vaudeville, à la répétition des ROIS EN EXIL, qui commence à midi.
La nuit dans la salle, et sur la scène des ombres chinoises, le chapeau sur la tête, avec tout d'abord des mouvements rêches, et une apparence de mauvaise humeur, existant toujours au commencement des répétitions. Cela s'adoucit, puis ça s'échauffe.
Dieudonné vient causer un moment avec Mme Daudet. Il me semble rond, bon garçon.
Puis c'est la petite actrice qui fait le roi, qui vient essayer ses perruques sous nos yeux, et se refuse avec de gentilles mignardises à se laisser couper les talons de ses escarpins, qui la font trop grande.
Pour les gens qui veulent bien accepter la matérialité du théâtre, l'acte de la couronne démontée pour le Mont-de-Piété, est une émotionnante chose, un clou puissant. Je crois à un très grand succès. Il y a pour moi, dans cette pièce, des vraies scènes d'un théâtre moderne, seulement, parfois abîmées par les expressions littéraires en retard, de Delair.
J'obtiens de faire remplacer: «Remettez le cadavre», lorsque la reine parle de la couronne aux faux diamants, par cette phrase: «Remettez ça, là.» Ce «cadavre» doit paraître du sublime à quelques-uns, qui ne se doutent pas, que dans les situations dramatiques, il faut que toujours l'expression soit simple, qui ne savent pas que la passion emploie toujours l'expression commune, et au grand jamais, l'image.
La pièce est bien jouée par tout le monde. Il y a un beau réveil du roi, en la pocharderie de Dieudonné, et Mlle Legault a des gestes de marionnette, qui vont à son rôle.
* * * * *
Mardi 27 novembre.—Ce soir «le tout Paris illustre» est réuni aux Italiens, dans une représentation priée. Eh bien, la réflexion que cette réunion amène, est celle-ci: la grande société aristocratique est morte; il n'y a plus que des financiers et des cocottes ou des femmes à l'aspect de cocottes. Ce qu'il y a de suprêmement défunt, par exemple, c'est le type de l'ancienne femme du monde parisienne.
* * * * *
Samedi 1er décembre.—Première représentation des ROIS EN EXIL.
Salle grinchue, disposée à égayer la représentation. Çà et là, des têtes de jeunes gens du ministère des Affaires étrangères, empreintes d'une ironie gandine, ou des têtes de vieux journalistes conservateurs; affectant une tristesse de commande, pour le froissement de leurs convictions monarchiques. La police a fait dire à Deslandes qu'il fallait s'attendre à du bruit.
Des rires accueillent le démontage des diamants de la couronne, opération du reste faite par Berton avec un appareil d'instruments, une lenteur, un effort, qui semblent la parodie, la charge de la chose. Dans le livre, on se le rappelle, c'était fait avec un sécateur de rencontre… À la fin, des sifflets très aigus partant d'une loge, se mêlent aux applaudissements.
On va tout de même souper chez Voisin, Mme Daudet très émue à mon bras. Je dis au ménage, ce que je crois, c'est qu'il n'y a pas au fond vraiment de question politique, mais que ça va être seulement une question de chic pour les clubs, de venir chuter la pièce, et qu'on doit s'attendre à cinq ou six représentations cahotées, après quoi, la pièce marchera.
Zola, lui, proclame qu'il faut faire du théâtre, en s'en fichant… qu'il croit que sa pièce, à lui, n'ira pas jusqu'au bout.
On parle de l'admirable scène d'ivresse de Dieudonné. Daudet dit que c'est lui, qui lui a donné le la de sa pocharderie royale, en le poussant à jouer la scène, sans flageoler, sans tituber, et seulement avec l'empâtement de la parole. Et il la joue ainsi en effet, avec un rien de fléchissement dans les jambes, et en se calant au commencement, par l'enfoncement de ses mains, dans les poches de côté de son pantalon.
Et, dans la préoccupation de ses pensées, tout le monde boit du champagne, et Daudet, comme tout le monde, et bientôt dans une légère excitation, le voilà laissant éclater une vraie joie de gamin, d'avoir fait entendre à Paris, sa tirade sur les antiques familles princières, et d'avoir montré un Bourbon courant après un omnibus—détail qui lui avait été donné par le duc Decazes.
Après quoi, comme il y a là un musicien, le musicien Pugno, il fait, sur un piano faux, du bruit prétendu illyrien dans nos pensées, demandant la paix et le recueillement.
Puis l'on s'en va, Daudet disant: «Demain je laisserai lire les journaux à mon compaing, et n'en lirai aucun: ça me rendrait agité, nerveux, et ça m'empêcherait de travailler à mon livre, pendant dix jours.
* * * * *
Mercredi 5 décembre.—Aujourd'hui Cladel dînant chez Daudet, est causeur, est anecdotier, avec une jolie et gaie dose de malice paysanesque.
Il nous parle de son intimité avec Gambetta, et des dîners, que la tante Massabie faisait, tous les dimanches, chez sa mère. C'est curieux cette figure de la tata, de cette vieille dévouée, qui avait douze cents francs de rente, et qui s'était faite domestique de son neveu, et ne voulait personne pour l'aider dans ce service, où elle mettait une adoration jalouse. Un de ces dimanches cependant, la Massabie arriva en pleurant. Des amis de Gambetta, trouvant que c'était indigne, et par trop démocratique pour le dictateur, d'avoir une tante qui voulait faire son marché. Et la pauvre tata était renvoyée dans sa province, où elle mourait quelques mois après, dans un état d'enragement, et déchirant et mettant en pièces tout ce qui tombait sous ses vieilles mains.
* * * * *
————Dans un dîner chez Girardin, Gladstone laissait entendre, que le parti conservateur en France était le plus bête des partis conservateurs du monde entier.
* * * * *
Samedi 22 décembre.—Ce soir, à dîner chez Pierre Gavarni, Rogier l'égyptien, l'ami de Gautier et de Gavarni père, Rogier, le bibeloteur de choses italiennes; parlait d'un admirable portrait de la femme de Jean-Baptiste Tiepolo, qu'il avait vu à Venise, et dont un vieil amateur du pays, qui, enfant avait connu le mari, disait: «Une méchante femme! Elle avait, une nuit, perdu une grosse somme d'argent. Son partner au jeu lui dit: «Je vous joue ce que vous avez perdu, contre les esquisses, que vous avez chez vous, de votre mari.» Elle joua et perdit. Alors le gagnant lui dit: «Je vous joue tout ce que vous avez perdu, contre votre maison de terre ferme et les fresques, qu'elle contient». Tiepolo avait couvert les murs de sa maison de campagne de spirituelles peintures, étalant un interminable triomphe de Polichinelle. La femme joua encore et perdit.
Cela se passait, pendant que le mari, appelé par la cour d'Espagne, était à Madrid.
* * * * *
Lundi 31 décembre.—La patrie de mon esprit, toute cette fin d'année, a été la salle à manger et le petit cabinet de travail de Daudet. Là, je trouve chez le mari, une prompte et sympathique compréhension de ma pensée, chez la femme une tendre estime pour le vieil écrivain, et chez tous les deux une amitié, égale, continue, et qui n'a ni haut ni bas dans l'affection.
ANNÉE 1884
Mardi 1er janvier 1884.—Aujourd'hui 1er janvier 1884, les de Béhaine se trouvant à Rome, je me vois condamné à dîner en tête à tête avec moi-même, et me prépare assez tristement, pour être moins seul, à aller dîner au restaurant, quand les Daudet arrivent, et me prenant en pitié, m'emmènent chez leurs grands parents. Et là, je trouve un tas de gentilles petites filles, et des vieilles bonnes aux bonnets tourangeaux, et une odeur de pot-au-feu de curé mêlée à une vague senteur de pastilles du sérail: un intérieur à la fois bourgeois et romantique.
* * * * *
Mercredi 9 janvier.—Bonvin, qui m'avait écrit, qu'il illustrait SOEUR PHILOMÈNE, vient aujourd'hui me voir. Il est désolé, et me dit qu'il était décidé à faire cette illustration, lorsque son médecin lui a déclaré, que s'il faisait de l'eau-forte, dans l'état où sont ses yeux, il perdrait la vue.
Et le voilà, qui se met à me conter qu'il avait été cependant à la Charité, et qu'il y avait rencontré une soeur Philomène, une Philomène, si aimée de ses malades, qu'elle trouvait tous les jours, un bouquet de violettes dans sa cellule.
La Charité—c'est curieux qu'il soit tombé là, où j'ai justement fait mon étude—car la Charité pour lui, c'est l'hôpital, où est morte sa mère, et où, un moment employé, il a été un peu chassé par ce lit, qu'il rencontrait toujours. «Oui, dit-il, ma mère est morte là, un premier janvier; et quand j'ai été opéré de la pierre, chez les Frères Saint-Jean-de-Dieu, dans le même mois, la veille de mon opération j'ai fait demander au directeur de la Charité, de faire dire une messe pour elle à l'hôpital… Il s'étonnait, il ne comprenait pas, cet homme!»
«Ah, l'hôpital! s'écrie-t-il, je devais être donc toujours poursuivi par lui!» Et il me raconte les choses les plus curieuses et les plus humoristiquement observées, en les longs séjours, qu'il a faits dans les hôpitaux, pendant d'éternelles maladies, entre autres pour une hydarthrose du genou.
Il me donne d'amusants détails sur l'amour dans les hôpitaux, et sur la manière, dont il se faisait à Saint Louis, C'était à la messe. Là, les gens à tempérament amoureux, hommes et femmes, les femmes attifées de leur mieux dans leurs capotes grises, les hommes au bonnet de coton, posé sur la tête d'un air conquérant, prenaient leur place sur le premier rang de chaises du passage, où se promenait un infirmier, choisissant le côté, où ils ou elles pouvaient montrer un profil moins endommagé—car il y avait parmi eux beaucoup de scrofuleux, très avancés—et ainsi placés, chacun et chacune tenaient son livre de messe, de façon à faire voir le numéro de son lit, qui est inscrit dessus. Les places sur le passage, se payaient cinq sous.
Et c'est Joseph, le panseur, qui faisait très bien ses pansements, après l'absorption de deux ou trois bouteilles de vin, complètement ivre.
Puis ce sont les malades qui n'étaient pas malades de coeur, c'est-à-dire ceux qui avaient faim, et parmi lesquels il figurait au premier rang; et il raconte les séances diplomatiques, où il décousait les anneaux des rideaux pour la lessive, au moyen de quoi, il obtenait de la soeur une côtelette, et encore toutes sortes de détails précieux.
À la fin, il s'élève contre cette innovation, qui sous le prétexte des microbes, va enlever les rideaux aux malades, leur retirer ce pauvre petit chez soi, où ils pouvaient cacher aux autres le triste spectacle d'eux-mêmes.
De l'hôpital, il saute soudain au portrait d'un de ses amis, un vrai peintre, qu'il a rencontré, un jour, dans le jardin du Luxembourg, mangeant sur son pain, des pousses de tilleul du jardin, et si artiste, ajoute-t-il, que lorsque je l'aidais d'une pièce de quarante sous, il achetait trente sous d'eaux-fortes de Tiepolo.
Ce Bonvin, qui a l'aspect farouchement sanguin d'un Vallès, n'est pas seulement l'un des hommes les plus documentaires que j'aie rencontrés, il est tout plein de choses délicates, de sensations joliment distinguées. Me parlant de l'espèce d'induration, amenée, dans les sens par la vieillesse, il me dit: «Moi, qui étais si sensible à l'odeur des fleurs des champs… maintenant il faut que je la cherche… elle ne vient plus à moi, toute seule!»
* * * * *
Mercredi 16 janvier.—Zola vient me voir… Il est embarrassé à propos du roman, qu'il doit faire maintenant: «Les Paysans.» (LA TERRE). Il aurait besoin de passer un mois dans une ferme, en Beauce… et dans ces conditions… avec une lettre de recommandation d'un riche propriétaire à son fermier… lettre, qui lui annoncerait l'arrivée avec son mari, d'une femme malade, ayant besoin de l'air de la campagne… «Vous concevez, deux lits dans une chambre blanchie à la chaux, c'est tout ce qu'il nous faut… et bien entendu, la nourriture à la table du fermier… autrement je ne saurais rien.»
Les chemins de fer, son roman sur le mouvement d'une gare, et la monographie d'un bonhomme vivant dans ce mouvement; avec un drame quelconque… ce roman, il ne le voit pas dans ce moment-ci… Il serait plus porté à faire quelque chose, se rapportant à une grève dans un pays de mine, et qui débuterait par un bourgeois, égorgé à la première page… puis le jugement… des hommes condamnés à mort, d'autres à la prison… et parmi les débats du procès, l'introduction d'une sérieuse et approfondie étude de la question sociale.
* * * * *
————Dans une lettre de Flaubert à Mme Sand, mon ami dit qu'il me voit uniquement préoccupé de coller, dans mes livres, un mot entendu dans la rue, et proclame qu'il n'y a absolument au monde parmi les hommes de lettres que lui, pour savourer «l'ombre nuptiale» de Ruth et Booz.
Il oublie qu'il m'a entendu, bien des fois, proclamer mon admiration pour des épithètes, comme la nudité intrépide des pêcheuses de Boulogne, de Michelet, comme gambades rêveuses de Hugo, dans la Fête à Thérèse,—et c'est curieux, ce reproche de sa plume s'adressant à moi, qui ai écrit dans IDÉES ET SENSATIONS—un livre qui lui est dédié par parenthèse,—qui ai écrit, que c'était avant tout à l'épithète, et à l'épithète du caractère de celle qu'il cite, que se reconnaît le grand écrivain. Le drôle de cela, c'est qu'au grand jamais, il n'a pu décrocher, une de ces osées, téméraires, et personnelles épithètes, et qu'il n'a jamais eu que les épithètes, excellemment bonnes de tout le monde.
* * * * *
————L'homme qui fait un roman ou une pièce de théâtre, où il met en scène des hommes et des femmes du passé, peut avoir la certitude que c'est une oeuvre destinée à la mort,—et quand même il aurait tout le talent possible. On ne fait une humanité défunte, qu'en lui mettant sous sa chlamyde ou son pourpoint, un coeur et un cerveau modernes; et tout ce qu'on peut reconstituer, ce sont les milieux de cette humanité!
* * * * *
Vendredi 18 janvier.—Hier, jeudi, Daudet parlait du roman, qu'il voulait faire sur l'Académie, et qu'il a le projet d'intituler; «L'Immortel.» Voici sa conception: Un imbécile, un médiocre, dont la glorieuse carrière académique aura été toute faite, et sans qu'il s'en doutât le moins du monde, par sa femme, une femme du monde… Un jour, une scène éclatera entre eux, où elle lui fera l'historique cruel de son néant, scène à la suite de laquelle, il ira se jeter du haut du pont des Arts, dans la Seine, à l'instar, je crois, de son confrère Auger.
* * * * *
—On rit, je le répète, quand je dis que le gouvernement que j'aime, est celui de Louis XV. Au fond, personne ne fait attention que ç'a été un pouvoir, un gouvernement constitué, ce qui est quelque chose par ce temps-ci, et un gouvernement fort, le plus humainement tempéré par les moeurs, la philosophie, la littérature. Qu'il y ait eu quelques coucheries du souverain avec des femelles, ce sont des épisodes sans importance dans le bien portant fonctionnement de la vie d'une nation.
* * * * *
—Dans la galerie Colbert: une grande baie, surmontée de: Escalier F n° 16, sous lequel se lit sur une planchette: BUREAU DU ROSIER DE MARIE, entre un écriteau à gauche, portant: M. Girard, copiste spécial, et un écriteau à droite portant: Chambres et cabinets meublés à louer. Et devant vous, un long corridor mystérieux, empli d'un jour froid, et au fond duquel monte la spirale d'un escalier tournant. Une curieuse entrée d'un domicile de roman.
* * * * *
—On ne sait pas, pour un passionné de mobilier, le bonheur qu'il y a à composer des panneaux d'appartements, sur lesquels les matières et les couleurs s'harmonisent ou contrastent, à créer des espèces de grands tableaux d'art, où l'on associe le bronze, la porcelaine, le laque, le jade, la broderie. On ne se doute pas du temps qu'il faut, pour que ça vous satisfasse complètement, et les changements et les déplacements, que ça demande. C'est bien dommage, lorsqu'un panneau est arrivé à la réussite complète, que la photographie n'en fasse pas survivre les colorations avec le dessin.
* * * * *
Jeudi 24 janvier.—Aujourd'hui, à propos de l'élégance chic de son fils aîné, Daudet nous parlait de ses costumes d'autrefois: de sa veste en peluche queue de paon, et encore de sa veste, toujours en peluche, gris de souris à reflets blancs, arborée à HENRIETTE MARÉCHAL.
Il nous avoue qu'alors, indépendamment du goût qu'il avait pour les costumes voyants, il était possédé de l'envie de produire un effet sur les passants: envie qui se trouvait mélangée d'une extrême timidité, le rendant tout honteux, et le faisant se sauver, quand l'effet se produisait.
* * * * *
Lundi 28 janvier.—Des sommeils, où l'endormement a quelque chose d'une défaillance.
* * * * *
Mardi 5 février.—Aujourd'hui, au dîner de Brébant, on parlait de l'écrasement de l'intelligence de l'enfant, du jeune homme, par l'énormité des choses enseignées, on disait qu'il se faisait sur la génération présente, une expérience dont on ne pouvait guère prévoir ce qu'il en sortirait dans l'avenir. Et au milieu de la discussion, quelqu'un développe l'ironique pensée, que l'instruction universelle et générale pourrait bien priver la société future de l'homme instruit, et la doter de la femme instruite: une perspective pas rassurante pour les maris de l'avenir.
* * * * *
Dimanche 10 février.—L'auteur du chef d'oeuvre intitulé: LE MARIAGE DE LOTI, M. Viaud, en pékin, est un petit monsieur, fluet, maigriot, aux yeux profonds, au nez sensuel, à la voix ayant le mourant d'une voix de malade.
Taciturne, comme un homme horriblement timide, il faut lui arracher les paroles. Un moment, il indique, en quelques mots, comme la chose la plus ordinaire, la tombée à la mer d'un matelot par un gros temps, et l'absolution, donnée du haut du pont, par l'aumônier, à ce malheureux abandonné sur sa bouée…
Et comme Daudet lui demande, s'il est d'une famille de marins, il répond le plus simplement du monde, de sa petite voix douce: «Oui, j'ai eu un oncle, mangé sur le radeau de la Méduse.»
* * * * *
Lundi 11 février.—D'où vient que devant un monsieur qui passe dans la rue, un monsieur anonyme et qui n'a pas même une décoration à sa boutonnière, vous avez la perception que ce monsieur a une célébrité, une notoriété, une importance dans les affaires, la science, les lettres, les arts?
* * * * *
————Tous les manuscrits des romans faits en collaboration avec mon frère, ont été brûlés, sauf celui de MADAME GERVAISAIS, que j'ai donné à Burty.
* * * * *
Mardi 19 février.—Pendant que, tout au bout de la table, avec son énorme ironie de pince-sans-rire, Spuller blague les beaux parleurs ouvriers, appelés à déposer devant lui, dans l'enquête ouvrière, à mes côtés, Hébrard à demi-couché de côté sur la table, avec un redressement gouailleur de la tête, jette à propos des incapacités des ministres des finances du passé: «Vous savez ce que j'ai dit un jour à X… pendant qu'il était au ministère: «Mon cher, voulez-vous que je vous indique le moyen de faire honnêtement votre fortune, comme ministre des finances?» Sur cette phrase, interrogation du petit oeil du ministre… «Eh bien, mon cher, aujourd'hui achetez de la rente, et demain donnez votre démission…» Il l'a assez mal pris mon moyen… l'imbécile…» fait le blagueur, avec un rire qui a quelque chose d'un cahot, dans une petite voiture de verre cassé.
Jules Roche parle un moment des hauteurs et des abaissements des événements du XVIIIe siècle. Et comme Berthelot lui oppose les siècles grecs, je ne puis m'empêcher de lui dire: «Allez, vous aurez beau chercher dans ces siècles, vous ne rencontrerez pas un siècle, où se trouvent un bout de règne d'un Louis XIV, et un 93.»
* * * * *
Mercredi 20 février.—Quelqu'un racontait avoir connu un fils, qui pour faire manger son père, tombé en enfance, était obligé de le menacer, de faire claquer un fouet de poste, et ce monsieur disait qu'il était arrivé à désirer la mort de son père, tant il souffrait de ce supplice de tous les jours.
* * * * *
Vendredi 22 février.—Je lis aujourd'hui le roman japonais: LES FIDÈLES RONINS, et je suis un peu surpris—moi qui jusqu'à présent, ne croyais pas bien violemment à l'existence d'une littérature japonaise—je suis surpris de la rencontre, dans ce livre, de certaines qualités littéraires très remarquables.
Je ne parle pas du sublime de la fausse ivrognerie du chevalier Grosse-Roche, qui pour son rôle de vengeur, se laisse uriner sur la figure, couché, dans le ruisseau, du sublime du suicide de la mère du chevalier Communal,—de ce sublime égal, s'il n'est supérieur à tout le sublime de l'Occident,—je parle de délicates trouvailles, comme la réponse de Mlle Ronce à la déclaration du chevalier Écaille: réponse, que ne laisse pas entendre le chant des oiseaux; et je parle encore de la figure à la fois comique et touchante du chevalier Haie-Rouge: figure, tout aussi heureusement et habilement construite, que les meilleures figures des romans d'aventures d'Alexandre Dumas père.
* * * * *
Samedi 23 février.—Exposition des dessins du siècle. J'ai des yeux qui ne voient pas uniquement les beautés du XVIIIe siècle, mais qui voient les beautés du siècle passé ainsi que du siècle présent. Et je tiens pour merveilleux et sans précédent les dessins rehaussés de Millet, oui! Mais en même temps je soutiens que le plus admiré de tous les croquetons de Meissonier, tout grand dessinateur incontestable qu'il est, ne pourrait tenir, à côté d'un dessin de Gabriel de Saint-Aubin, par exemple la vignette de l'Intérêt personnel, que justement je regardais chez moi ce matin. Et ici, il n'est pas question de gentillesse, il s'agit de science, de maîtrise. Et les pauvres petites mines de plomb de M. Ingres, est-ce de l'art assez gringalet à côté des préparations de La Tour,—de la préparation Chardin, de la préparation Raynal—qui se trouvent dans la salle du fond. Bracquemond que je trouve à l'exposition et devant lequel je ne peux me tenir, me dit que les préparations de La Tour: C'est des rochers! Eh bien ces rochers-là, je les préfère de beaucoup aux petites machinettes d'un crayon si menu, menu, menu. Mais saperlotte, dans ce genre, le portrait de Mme *** par Regnault est très supérieur.
* * * * *
Mardi 4 mars.—Liouville, le député de la Meuse, racontait aujourd'hui, qu'il avait découvert à Paris, un marchand de vin—et un marchand de vin de Bar.
Ce marchand qui demeure tout près de Notre-Dame, rue Chanoinesse, je crois a la clientèle de tous les Lorrains de Paris, et surtout d'une colonie de Montmartre, qui se rendent avec leurs femmes et leurs enfants, tous les dimanches, à la Morgue, et se payent après la séance, une ou deux bouteilles de vin paille du pays.
* * * * *
Lundi 10 mars.—C'est curieux chez un vieux lettré, cette persistance de la satisfaction bête, de se voir imprimé dans un journal. Ce matin, avant sept heures, je descends deux ou trois fois, en panais de chemise, m'assurer si le Gil Blas est dans ma boîte, et si CHÉRIE a fait le feuilleton du numéro.
Puis je me répands, dans Paris, cherchant de l'oeil mes affiches, et ma foi escomptant un fort quart de mon roman, je termine la journée par une visite chez Bing, où indépendamment d'une boîte de Ritzouo de 500 francs, j'achète 2 000 francs, un chef-d'oeuvre de Korin, une écritoire en laque d'or, où est répandue, couvrant le dessus et le dedans, une jonchée de chrysanthèmes aux fleurs d'or, au feuillage de nacre: un objet d'un goût barbare merveilleusement artistique.
Un de mes amis disait d'une célèbre femme du monde, qui ne porte ni chemise ni jupon, et semble emmaillottée dans des bandes, disait: qu'elle était habillée avec des bas à varices.
* * * * *
Vendredi 14 mars.—Au fond, quelque fixé qu'on peut être sur son talent, lorsqu'on a un certain âge, un trop grand silence inquiète. On se demande si l'on ne serait pas par hasard ramolli, sans en avoir la conscience.
* * * * *
Lundi 17 mars.—Je dîne chez les Sichel, avec Mme Gavarret, la soeur de Saint-Victor, entrevue il y a bien longtemps, quand elle était encore demoiselle, dans les visites que nous faisions, mon frère et moi, au critique. Elle nous donne sur le grand, le très grand écrivain, ce détail relatif à la singulière maladresse de ses mains, et au côté pleurard d'enfant rageur, qu'il conserva toute sa vie. À vingt ans, s'efforçant d'allumer le feu de sa chambre, et n'y réussissant pas, il finissait par se rouler, en pleurant, sur le parquet.
* * * * *
Jeudi 20 mars.—Les Japonais ont une aimable ironie, une ironie un peu à la française. Aujourd'hui, comme dans un obi, une ceinture d'une beauté exceptionnelle, je me plaignais d'une terrible tache qui la déparait: «Oui, oui… mais vous posséderez peut-être, me répondit Hayashi, un peu de la transpiration d'une très belle Japonaise.»
Ce soir chez Daudet, le petit Hugues Leroux me donne ce plaisant et réconfortant détail. Un vieux bonhomme, peu fortuné et myope, vient tous les jours lire mon feuilleton de CHÉRIE, à la devanture du Gil Blas, avec une lorgnette de spectacle. Si non è vero, è bene trovato.
* * * * *
Samedi 22 mars.—Ce soir le banquet Ribot, où malgré mon éloignement pour les banquets, je suis presque amené de force par Fourcaud. Cent quatre-vingts dîneurs dans une salle à manger, en forme de galerie d'Apollon, et au-dessous de la porte d'entrée, est attachée une immense palette, censée représenter la palette du maître coloriste des marmitons. Chez les peintres, l'envie est tempérée par une certaine gaminerie, par une enfance de toute la vie, qui rend cette envie moins amère, moins noire que chez l'homme de lettres. À la fin une avalanche de discours, que termine un très bon discours rageur de Fourcaud, dit avec la colère d'un timide.
Ce banquet, ce banquet contre l'Institut, donné à Ribot, se trouve aussi un peu donné à moi; et dans les coins, où je me blottis, des jeunes dont je connais vaguement le nom, se font, à tout moment, présenter à moi, et veulent bien saluer dans le vieux Goncourt: le grand littérateur indépendant.
* * * * *
Dimanche 23 mars.—Paysage de crépuscule à Passy.
Un ciel absolument cerise, un ciel coupé, rayé, haché par les branches, les branchettes, les brindilles des arbres, y mettant le dessin noir et persillé d'une agate arborisée. Là-dessus un train précédé d'une solide fumée blanche, montant toute droite: un train, avec des bleus éteints et comme délavés de blouses, dans les compartiments supérieurs. Au premier plan, la découpure aérienne de la grille du chemin de fer, apparaissant dans un ton d'acier poli, fait par le clair de lune.
* * * * *
Jeudi 27 mars.—Ce matin, il a paru un article nécrologique sur Noriac, qui en fait l'égal de Flaubert, présenté comme un amateur, oui, un amateur, entendez-vous… et «qui, aurait pu avoir pour exaequo, le premier garçon de bureau venu, soumis à son régime de travail.» Cet article me rend triste. Il n'y a donc pour un grand écrivain, même quand il est mort, jamais de consécration, de consécration forçant les respects et écartant les blasphèmes.
* * * * *
Samedi 29 mars.—Dans le complet découragement où je suis, et qui tourne ma pensée vers une retraite absolue du monde et un enfermement dans mes jardins et mes bibelots, la tombée dans ma boîte d'un numéro du Sémaphore de Marseille, qui reproduit mon premier feuilleton avec éloge, et la visite du directeur de la Revue populaire, venu sans doute pour une reproduction dans sa feuille de CHÉRIE: ces deux satisfactions bêtes mettent du rose dans le noir de mes pensées.
* * * * *
————Ces jours-ci Daudet causait de son livre, et parlait de la difficulté d'exprimer par des phrases, certains phénomènes amoroso-intellectuels. Et il rappelait dans sa vie, une certaine soirée où il aimait, une soirée, où Paris lui était apparu comme une ville transfigurée… une ville blanche, sans prostitution aux coins des rues… Et il avait senti le besoin d'aller raconter son impression à Coquelin l'aîné, en train de quitter dans sa loge le costume de Mascarille, et qui lui avait dit: «Tu es saoul!»
* * * * *
Lundi 31 mars.—Je demandais aujourd'hui à Sichel, si un grand marchand de curiosités n'était pas en faillite?
—Oh! me répondit il, on ne trouverait pas à Paris un huissier, qui consentirait à le mettre en faillite; savez-vous qu'il rapporte à la corporation de 40 à 50,000 francs par an… Il paye, mais il ne paye que saisi… ne commence à verser un acompte, que lorsque le colleur pose une affiche jaune à sa porte.
—Mais cependant il a dû gagner des sommes énormes… il est alors vicieux?
—Non, mais il est goulu… il a la bouche extrêmement ouverte, quand il se trouve avoir de l'argent… C'est lui, qui me disait, un jour: «Je viens d'acheter trois kilomètres de coffres italiens!…—Quoi, trois kilomètres?…—Oui, mis bout à bout, mes coffres couvriraient trois kilomètres…—Et pourquoi cet achat?…—Ah! les gens qui m'ont vendu cela, si je ne leur avais pas acheté, une autre fois, peut-être ne m'auraient-ils rien apporté.»
* * * * *
Mercredi 2 avril.—C'est vraiment curieux le sentiment de la destruction chez les enfants.
Aujourd'hui, en voici un d'un parent de province qui veut couper les poissons rouges avec un sécateur, cherche à arracher en cachette tous les boutons de rhododendrons, et s'efforce de porter des doigts destructeurs partout, où sa petite main peut atteindre, et quand il a brisé ou détruit quelque chose, du bonheur monte à sa figure. Cet instinct de la destruction était peut-être encore plus féroce, plus inhumain, plus enragé chez un enfant beau, chez un enfant intelligent, chez le petit de Béhaine, mort d'une méningite. Chez cet enfant, la jubilation intérieure de la mise en pièces des choses, avait quelque chose d'une joie diabolique. Cet appétit bizarre de l'anéantissement des objets, je l'ai constaté encore chez un autre enfant, chez le petit garçon de Pierre Gavarni; mais celui-ci qui est d'une nature sage, rangée, tranquille, demandait gentiment la permission de détruire. Il disait à Pélagie de sa voix la plus douce: «Dites donc, madame, est-ce qu'on peut casser ça… et ça?»
* * * * *
Jeudi 10 avril—Ce soir, chez Daudet, avec Mistral. Un beau front, des yeux limpides d'enfant, quelque chose de bon, de souriant, de calme, fait par une vie de plein air méridional, du bon vin; et l'enfantement facile de chants et de poésies troubadouresques.
* * * * *
Samedi 12 avril.—Peut-être l'artistique dans la littérature, sera-t-il un appoint futur de succès, un appoint, apporté par l'éducation artiste des hommes et des femmes de ces années, par les conférences, par les promenades dans les Musées, par la diffusion de l'enseignement des arts plastiques, en un mot par la création de générations plus amoureuses et plus chercheuses d'art dans leurs lectures.
* * * * *
Dimanche de Pâques.—Passé toute la journée à lire la correspondance de Stendhal. Son âme me semble aussi sèche que sa prose.
* * * * *
Lundi 14 avril.—Aujourd'hui, lundi de Pâques, en ce jour, où l'industrie, le commerce, les affaires chôment, où l'on n'achète ni dans les boutiques fermées, ni à la Bourse, ni même rue Drouot, dans une salle basse, des commissaires-priseurs, entre brocanteurs infimes, au milieu de voyoutories sacrilèges, se vendent un tambourin, des guitares, des esquisses de peintres, des paniers de linge de corps et de gilets de flanelle. Une affiche manuscrite collée à la porte, dit que c'est la vente d'un M. P… Ce M. P… est ce pauvre Pagans, dont ces guitares et ce tambourin ont apporté, toutes ces années, de si tapageuses ou rêveuses musiques, aux soirées où je me trouvais.
* * * * *
————Tous les hommes avec lesquels ma carrière, mes goûts, m'ont mis en rapport, s'en vont l'un après l'autre de la vie, laissant derrière eux des lettres de faire-part, semblant me dire à bientôt. Hier, c'était l'expert Vignères, aujourd'hui, c'est l'éditeur Dentu.
* * * * *
Mercredi 16 avril.—Daudet tombe chez moi, sortant de l'enterrement Dentu. Il laisse échapper, que depuis quelque temps, il éprouve de telles souffrances, que maintenant, quand il va à un enterrement, il envie presque l'insensibilité de celui qu'on met en terre.
À je ne sais qui se trouvant là, et disant, que le théâtre donne l'avidité basse de l'argent, Daudet raconte plaisamment, au milieu de petits aïe douloureux, que lors des représentations de FROMONT JEUNE ET RISLER AÎNÉ, il attendait impatiemment à Champrosay, le facteur lui apportant le chiffre de la recette, envoyé par le Vaudeville, tous les jours, et qu'il était vraiment embêté, quand la recette avait baissé de vingt-quatre francs, puis qu'il avait eu honte, vis-à-vis de lui-même, de cet embêtement, et qu'il s'était imposé de ne plus lire la dépêche… mais qu'il cherchait la hausse ou la baisse sur la gaieté ou la tristesse du visage de sa femme… «Alors quoi!» faisait-il en se levant et en disant: «Je m'en vais, je souffre trop!»
* * * * *
Vendredi 18 avril.—À la librairie Charpentier, sur toutes les bouches le sourire annonçant un succès. Sur les 8 000 de CHÉRIE du premier tirage, 6 000 sont partis.
La Beraudière, auquel je demandais le nom d'une famille de Bretagne où devait être conservée une correspondance de la Lecouvreur, me disait: «Ah le nombre de précieux documents historiques perdus, à l'heure présente… tenez, j'ai eu dans ma famille un châtelain de Picardie, aimé de la Camargo, et qui avait dans son château, une chambre s'appelant encore ces dernières années: la chambre de la Camargo. Et la Camargo entretenait avec mon aïeul une correspondance. Or cette correspondance a été brûlée il y a une vingtaine d'années, je crois… et si par le plus grand des hasards elle existe encore, savez-vous où elle se trouverait? elle serait chez de Falloux!
* * * * *
Samedi 19 avril.—Cette préface de CHÉRIE, il est bien entendu que je ne l'aurais pas écrite, si je n'avais pas eu de frère. Moi, au jour d'aujourd'hui, je suis à peu près reconnu et je me vends: oui je remplis les deux conditions du succès, tel qu'on le jauge à l'heure présente. Cela est incontestable. Mais j'avais besoin de me récrier dans une plainte amère et douloureuse contre l'injustice, que mon pauvre frère a rencontrée jusqu'au jour de sa mort, et après ce qu'il avait fait de moitié avec moi.
Au fond, dans ces colères contre ma préface, ce qui m'étonne, c'est le peu d'ouverture de ces intelligences de critiques, qui blaguent tous les jours l'absence de sens artistique, chez les bourgeois.
Je parle, par exemple, du japonisme, et ils ne croient exister de cet art, que quelques bibelots ridicules, qu'on leur a dit être le comble du mauvais goût et du manque de dessin. Les malheureux, ils ne se sont pas aperçus à l'heure qu'il est que tout l'impressionnisme est né de la contemplation et de l'imitation des impressions claires du Japon. Ils n'ont pas davantage observé que la cervelle d'un artiste occidental, dans l'ornementation de n'importe quoi, ne conçoit qu'un décor placé au milieu de la chose, un décor unique ou un décor composé de deux, trois, quatre, cinq détails se faisant toujours pendant et contrepoids, et que l'imitation par la céramique actuelle, du décor jeté de côté sur les choses, du décor non symétrique, entamait la religion de l'art grec, au moins dans l'ornementation.
Enfin, j'ai là un bouton de fer, le bouton attachant la blague à tabac d'un Japonais à sa ceinture, un bouton, où en dessous de la patte d'une grue absente, d'une grue volant en dehors du médaillon niellé, se voit seulement le reflet de cette grue dans l'eau d'une rivière, éclairée par un clair de lune. Le peuple chez lequel l'ouvrier, un ouvrier-poète a des imaginations pareilles à celle-ci, ne croyez-vous pas, que ce peuple puisse être proposé comme professeur d'art aux autres peuples?
Et quand je disais que le japonisme était en train de révolutionner l'optique des peuples occidentaux, j'affirmais que le japonisme apportait une coloration nouvelle, un système décoratoire nouveau. enfin si l'on veut une fantaisie poétique dans la création de l'objet d'art, qui n'exista jamais dans les bibelots les plus parfaits du moyen âge et de la renaissance.
* * * * *
Mercredi 23 avril.—Du bruit, beaucoup de bruit. Cela fait entrer en vous des espérances déraisonnables, et la griserie de vos espérances s'évanouit devant la décevante réalité. «Vous savez, on a retiré… oui, à 4 000!» me dit le secrétaire de Charpentier, gonflé par le succès du livre. Eh bien, tout cela fait une douzaine de mille! C'est très honorable, mais ce n'est pas l'inattendu, cet inattendu que je n'ai jamais rencontré dans ma vie.
* * * * *
Jeudi 24 avril.—La pensée taquinante d'un temps d'arrêt dans le succès, le sentiment que la vente s'arrête.
* * * * *
Samedi 26 avril.—Tristesse ce matin. Les attaques littéraires n'agissent pas sur le coup. Elles empoisonnent l'individu attaqué, au bout d'un certain nombre d'heures, d'un certain nombre de jours, et je commence à en sentir l'effet.
* * * * *
Mardi 29 avril.—À dîner, avenue de l'Observatoire, Mistral définissant assez joliment Daudet, il le proclamait l'homme de la désillusion et de l'illusion, du scepticisme de vieillard et de la crédulité enfantine.
Et là-dessus, il se mettait à nous parler de son procédé de travail, de ce facile labeur de poète méridional, qui consiste dans la confection de quelques vers, fabriqués aux heures crépusculaires, à l'heure de l'endormement de la nature: le matin, dans les champs, selon Mistral, étant trop plein du bruyant éveil de l'animalité.
* * * * *
Vendredi 2 mai.—Maintenant que le Figaro a dit à mon propos: «Tue!» tous les autres journaux, grands et petits, crient: «Assomme!» et c'est sur toute la ligne un éreintement général.
Je crois avoir raconté quelque part, que tout enfant, mon père m'emmenait dans un cabinet de lecture du passage de l'Opéra, puis après avoir parcouru les journaux, me laissait presque toujours, sur ma demande, enfoncé dans la lecture d'un roman, où, en ce temps, il était éternellement question de palicares héroïques. Et au bout d'une heure ou deux, de marche et de contremarche sur le boulevard des Italiens, en politiquant avec d'anciens compagnons d'armes bonapartistes, mon père venait me rechercher pour une grande promenade avant dîner.
Ce cabinet de lecture où j'ai été imaginativement si heureux, tout enfant, ce cabinet de lecture, qui est resté à peu près ce qu'il était, en ces vieilles années, c'est là où je lis tous les jours les attaques et les férocités contre l'auteur de CHÉRIE.
* * * * *
Samedi 3 mai.—Je relis aujourd'hui les LIBRES PENSEURS de Veuillot. C'est sublime, comme dédain du nombre, comme révolte d'un seul contre toute une société et tout un temps.
* * * * *
————J'ai reçu, ces jours-ci, une lettre de faire-part m'annonçant la mort d'une cousine, complètement perdue de vue, depuis nombre d'années.
C'est drolatique, le souvenir que réveille chez moi, cette lettre bordée de noir. J'étais encore un enfant, mais un enfant à la pensée déjà préoccupée du mystère des sexes et de l'inconnu de l'amour. Je passais quelques jours de vacances chez cette cousine nouvellement mariée, et qui était jeune et jolie et blanche comme une Flamande. Le ménage me traitait sans conséquence, et à toute heure, qu'il fût couché ou non, je pénétrais dans leur appartement. Un matin que j'allais demander au mari de m'attacher des hameçons à une ligne, j'entrais dans leur chambre à coucher sans frapper. Et j'entrais, au moment où ma cousine se trouvait la tête renversée, les jambes relevées et écartées, le derrière soulevé sur un oreiller—et son mari tout prêt à faire acte de mari. Une bousculade des deux corps, dans laquelle le rose derrière de ma cousine disparut si vite, que j'aurais pu croire à une hallucination… mais la vision cependant me resta. Et ce rose derrière, sur un oreiller à grandes dents festonnées, fut jusqu'au jour, où je connus Mme Charles, le doux et excitant spectacle que j'avais le soir, avant de m'endormir, sous mes paupières fermées.
* * * * *
Lundi 5 mai.—De quelque aes triplex qu'on soit muré, l'attaque journalière creuse en l'homme de lettres, le petit trou noir que fait la goutte d'eau dans le rocher. Mais voilà qu'au milieu de mon navrement m'arrive une lettre réconfortante. Elle contient cette phrase sortie, dit le correspondant, d'une des plus jolies bouches de Paris: «Nous devons empêcher nos maris de lire CHÉRIE, ça leur en apprend trop sur notre passé!»
* * * * *
Mardi 6 mai.—L'éreintement devient international. La Fanfulla de Rome déclare, dans un article colère, que ma sénilité me fait voir des fantasmagories dans le vrai.
Au fond, c'est un tolle européen contre mon roman. On ne veut pas que la jeune fille des livres appartienne à l'humanité. Il la faut insexuelle, comme je l'ai dit dans ma préface. Eh bien! non, on ne donnera pas l'image de la jeune fille, si on n'indique pas les troubles physiques qui la traversent, un instant.
* * * * *
Mercredi 7 mai.—Un enragement intérieur, qu'apaisent les douceurs du jardin et des marches violentes… qui se mettent au pas, dans le sentier des roses entr'ouvertes. Oui, l'amertume de la vie de ces jours, les petits tressaillements nerveux de la bouche, les filtrées de bile dans l'estomac, les envies de brutalités, les appétits de duels: tout cela s'adoucit et s'endort au milieu des arbres et des fleurs, comme sous un liniment.
Longuement, j'analyse le crucifiement de l'homme qui fait un livre, qui n'est pas le livre de tout le monde, parce qu'il est bon, je crois, qu'on sache le menu et le détail des souffrances qu'il a eu à endurer, et combien peut-être un peu de gloire posthume est payé du vivant de l'auteur.
* * * * *
Samedi 10 mai.—Dialogue d'hier à la porte de chez moi.
—Monsieur de Concourt y est-il?
—Il vient de sortir à l'instant même! répond Pélagie à l'inconnu.
—Ah! fait l'inconnu qui ajoute: Est-on sûr de le trouver demain matin? Et il laisse sa carte.
C'était Banville. Commentaires de Pélagie sur l'air sérieux du visiteur. Je suis très bien avec lui, mais dans la disposition de mon esprit, et avec les méchants potins de Paris, on ne sait jamais. Et toute la nuit, imaginations extravagantes et tragiques, fabrication de la tenue composite d'un monsieur, qui ne sait pas s'il doit s'attendre à une gifle, ou à une amicale poignée de main.
On sonne, Banville s'avance vers moi, avec le sérieux d'un notaire d'une pantomime des Funambules, et me dit solennellement: «Mon cher, je viens vous demander, le rôle d'HENRIETTE MARÉCHAL pour Mlle Hadamard.»
Ah zut alors! Est-ce bête, ai-je envie de lui dire, de m'avoir fait travailler l'imagination comme ça, à propos d'une chose aussi bête.
* * * * *
Lundi 11 mai.—L'on ne peut se rendre compte de l'anxiété douloureuse, où vous met l'appréhension continuelle de vous trouver mal, la menace incessante de syncopes. Ça arrête toute activité, toute recherche, toute note. On a peur de sortir de chez soi… l'on tremble de déranger quelqu'un, en mourant chez lui.
* * * * *
Mardi 13 mai.—Dans une société, on reconnaît les gens bien élevés à une chose assez simple; ils vous parlent de ce qui vous intéresse.
Aujourd'hui c'est M. de Rémusat qui m'en a fait faire la remarque. Il me connaît très peu, et c'est le seul homme du dîner de Brébant, qui me cause de mon livre, récemment publié. Il est vrai qu'à sa suite, Spuller se met à m'en parler… aimablement, mais comme d'un livre, dont l'auteur lui échappe, lui est fermé, lui est peu intelligible. Seulement un chapitre l'a frappé, il est tout étonné, qu'un romancier ait réussi un récit historique de trois générations de militaires. Cet étonnement, je l'avais déjà remarqué chez un vieil universitaire.
* * * * *
Mercredi 14 mai.—Je lisais, ce matin, dans un grand journal: «Des maniaques collectionnent des porcelaines de Chine et de Saxe, mais ils se rendent parfaitement compte qu'il n'y a pas de plus belle porcelaine au monde, que celle que fait actuellement Sèvres.» Ah! c'est un fameux âne en céramique, celui qui a écrit ces lignes!
* * * * *
Jeudi 15 mai.—Dans ma tête, quand il n'y a pas l'effort de la rédaction ou l'excitation de la causerie, c'est maintenant comme un embruinement. La cervelle est bien parfois traversée par une pensée lumineuse, mais si rapide que je ne puis la fixer: cette pensée, on pourrait la comparer à la phosphorescence qui court sur la crête d'une vague.
* * * * *
Vendredi 16 mai.—Un membre de la Chambre des députés de Belgique a dernièrement accusé la littérature française, et moi en particulier, d'avoir corrompu sa patrie. Elle est bonne! corrompre la Belgique, ce pays, où après dîner chez des bourgeois, vos honnêtes amphitryons ne trouvent rien de plus moral, que de vous emmener passer la soirée au b…
* * * * *
Dimanche 18 mai.—Je suis dans un tel état de nervosité, que les articles, qui parlent—en bien ou en mal de moi, il m'est impossible d'y apporter l'attention tranquille, l'épellement reposé, qu'il faut pour lire, j'en perçois en gros l'éloge ou l'injure, mais je ne les ai pas vraiment lus.
Pierre Gavarni me parle, ce soir, de dédicaces laudatives de Champfleury, mises en tête des livres envoyés à son père, et même de tentatives d'abouchement qui n'ont pas réussi… ça expliquerait un peu le jugement sévère du critique sur les dessins du peintre, dont le chic fait rire.
* * * * *
Jeudi 22 mai.—Il y aurait à dénoncer une série de bonnes blagues, inventées par de prétendus émetteurs d'idées, et dans lesquelles, au bout de quelque temps, coupent les gens d'esprit; ainsi la théorie que les eaux-fortes, pour l'illustration des livres, ne doivent pas avoir le caractère d'art qu'on leur demande, quand elles ne font pas partie d'un volume.
* * * * *
Vendredi 23 mai.—Après une soirée, passée chez Daudet avec Mistral, je m'endors dans la voiture découverte, qui me mène au chemin de fer.
Quand je me réveille sur la place de la Concorde, sous un ciel d'un bleu noir, sans étoiles, et ou mortuairement brillent six ou huit flammes électriques, dans de hauts lampadaires, j'ai, une seconde, le sentiment de n'être plus vivant, et de suivre une Voie des Âmes, dont j'aurais lu la description dans Poe. Mais aussitôt, c'est l'avenue de l'Opéra, ce sont les boulevards, avec les enchevêtrements de milliers de voitures, la bousculade des trottoirs, les populations tassées au haut des tramways et des omnibus, le défilé à pied ou en voiture de cette innombrable humanité d'ombres chinoises, sur les lettres d'or des industries des façades; avec dans la nuit l'éveil agité et pressé, le mouvement, la vie d'une Babylone.
* * * * *
Samedi 24 mai.—Dans ce moment-ci, c'est curieux, comme par tous les journaux, court et se reproduit, avec amour, la thèse contre l'originalité en littérature. On déclare péremptoirement, que tout en littérature a été déjà fait par un autre, que rien n'est neuf, qu'il n'y a pas de trouveurs. Ils ne veulent pas, ces bons critiques,—et cela avec une colère enfantine, ils ne veulent pas de génies, d'esprits originaux. Ils sont tout prêts à déclarer que la Comédie de Balzac est un plagiat de l'Odyssée, et que tous les mots de Chamfort ont dû être dits par Adam, dans le Paradis terrestre.