Journal des Goncourt (Deuxième volume): Mémoires de la vie littéraire
The Project Gutenberg eBook of Journal des Goncourt (Deuxième volume)
Title: Journal des Goncourt (Deuxième volume)
Author: Edmond de Goncourt
Jules de Goncourt
Release date: January 25, 2005 [eBook #14803]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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JOURNAL DES GONCOURT
MÉMOIRES DE LA VIE LITTÉRAIRE
DEUXIÈME VOLUME 1862-1865
PARIS, G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS, 11, RUE DE GRENELLE. 1888, tous droits réservés.
QUATRIÈME MILLE
IL A ÉTÉ TIRÉ: Cinquante exemplaires numérotés sur papier de Hollande. Prix: 7 fr.
Dix exemplaires numérotés sur papier du Japon. Prix: 12 fr.
JOURNAL DES GONCOURT
ANNÉE 1862
1er janvier.—Le jour de l'an, pour nous, c'est le jour des morts. Notre coeur a froid et fait l'appel des absents.
Nous grimpons chez notre vieille cousine Cornélie, en sa pauvre petite chambre du cinquième. Elle est obligée de nous renvoyer, tant il vient la voir de dames, de collégiens, de gens, jeunes ou vieux, qui lui sont parents ou alliés. Elle n'a pas assez de sièges pour les asseoir, ni assez de place pour les garder longtemps. C'est un des beaux côtés de la noblesse, qu'on n'y fuit pas la pauvreté. Dans les familles bourgeoises, il n'y a plus de parenté au-dessous d'une certaine position de fortune, au-dessus du quatrième étage d'une maison.
* * * * *
—Le pas d'un mendiant, auquel on n'a pas donné, et qui s'en va, vous laisse son bruit mourant dans le coeur.
* * * * *
—De quoi est faite très souvent la renommée d'un homme politique?—de grandes fautes sur un grand théâtre! C'est être un grand homme d'État que de perdre une grande monarchie. On mesure l'homme à ce qu'il entraîne avec lui.
* * * * *
—Une scène qui se passe devant moi à la Bibliothèque, et qui juge M.
Thiers, ses livres et l'universalité de sa gloire.
Un quidam arrive: «Je voudrais un roman.—On ne donne pas de romans.—Eh bien, alors, donnez-moi M. Thiers!—Quel ouvrage?—L'Histoire de France.—Il n'a pas fait d'histoire de France.—Alors, l'Histoire d'Angleterre.—Il n'a pas fait d'histoire d'Angleterre.»
Là-dessus le quidam s'en est allé avec un grand désappointement sur la figure.
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10 janvier.—L'art n'est pas un, ou plutôt il n'y a pas un seul art. L'art japonais a ses beautés comme l'art grec. Au fond, qu'est-ce que l'art grec: c'est le réalisme du beau, la traduction rigoureuse du d'après nature antique, sans rien d'une idéalité que lui prêtent les professeurs d'art de l'Institut, car le torse du Vatican est un torse qui digère humainement, et non un torse s'alimentant d'ambroisie, comme voudrait le faire croire Winckelmann.
Toutefois dans le beau grec, il n'y a ni rêve, ni fantaisie, ni mystère, pas enfin ce grain d'opium, si montant, si hallucinant, et si curieusement énigmatique pour la cervelle d'un contemplateur.
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—Ce temps-ci n'est point encore l'invasion des barbares, il n'est que l'invasion des saltimbanques.
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—Je ne me rappelle plus ce que me racontait aujourd'hui ma maîtresse, mais j'ai attrapé au milieu de son récit, se passant je ne sais où, cette réjouissante phrase: «Je me serais trouvée mal, si j'avais osé!»
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15 février.—Je me trouvais au quai Voltaire, chez France, le libraire. Un homme entra, marchanda un livre, le marchanda longtemps, sortit, rentra, le marchanda encore. C'était un gros homme, à mine carrée, avec des dandinements de maquignon. Il donna son adresse pour se faire envoyer le livre: M*** à Rambouillet.
—Ah! dit le libraire en écrivant, j'y étais en 1830 avec Charles X.
—Et moi, reprit le gros homme, j'y étais aussi… J'ai eu sa dernière signature. Vingt minutes avant que la députation du gouvernement provisoire arrivât… J'étais là avec mon cabriolet… Ah! il avait bien besoin d'argent… Il vendait son argenterie, et il ne la vendait pas cher… J'en ai eu vingt-cinq mille francs pour vingt-trois mille… Si j'étais arrivé plus tôt… Il en a vendu pour deux cent mille… C'est que j'avais quinze mille bouches à nourrir… sa garde. J'étais fournisseur.
—Ah! bien, s'écria le libraire, vous nous nourrissiez bien mal… Je me rappelle une pauvre vache, que nous avons tuée dans la campagne!
Le hasard les avait mis face à face, le vieux soldat de la garde de Charles X, et le fournisseur qui avait grappillé sur une infortune royale et acheté la vaisselle d'un roi aux abois: le soldat, pauvre libraire; le fournisseur, gros bourgeois épanoui, sonnant d'aisance et de prospérité.
J'ai voulu voir ce qu'il achetait: c'était une HISTOIRE DES CRIMES DES
PAPES.
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—Les idolâtries populaires! Sait-on combien Marat mort a eu d'autels et de tombeaux? Quarante-quatre mille!
—Le grand caractère de la fille tombée à la prostitution: c'est l'impersonnalité. Elle n'est plus une personne, plus quelqu'un, mais seulement une unité dans un troupeau. La conscience et la propriété du moi s'effacent chez elle, à ce point que dans les maisons aux gros numéros, les filles prennent indistinctement avec les doigts dans l'assiette de l'une ou de l'autre.
* * * * *
19 février.—Je crois que depuis le commencement du monde, il n'y a guère eu de vivants aussi engloutis, aussi abîmés que nous, dans les choses de l'art et de l'intelligence. Là où ça fait défaut, il nous manque quelque chose comme la respiration. Des livres, des dessins, des gravures bornent l'horizon de nos yeux. Feuilleter, regarder, nous passons notre existence à cela: Hic sunt tabernacula nostra. Rien ne nous en tire, rien ne nous en arrache. Nous n'avons aucune des passions qui sortent l'homme d'une bibliothèque, d'un musée,—de la méditation, de la contemplation, de la jouissance d'une idée ou d'une ligne ou d'une coloration.
L'ambition politique, nous ne la connaissons pas, l'amour n'est pour nous, selon l'expression de Chamfort, que «le contact de deux épidermes».
* * * * *
Vendredi 21 février.—Nous dînons avec Flaubert chez les Charles Edmond. La conversation tombe sur ses amours avec Mme Colet. Flaubert déclare que l'histoire de l'album, dans son livre ELLE ET LUI, est complètement fausse. Il a le reçu, un reçu de 800 francs. Point d'amertume, point de ressentiment du reste chez lui contre cette femme, qui semble l'avoir enivré avec son amour de folle furieuse. Il y a une truculence de nature dans Flaubert, se plaisant à ces femmes terribles de sens et d'emportements d'âme, qui nous semblent devoir éreinter l'amour à coups de grosses émotions, de transports brutaux, d'ivresses forcenées.
Un jour, elle est venue le relancer jusque sous le toit maternel, et elle a exigé une explication, en présence de sa mère, de sa mère qui a toujours gardé au fond d'elle, comme une blessure faite à son sexe, le ressouvenir de la dureté de son fils pour sa maîtresse. «C'est le seul point noir entre ma mère et moi!» s'écrie Flaubert.
Il avoue toutefois qu'il l'a aimée avec fureur cette femme! si bien qu'un jour il a été tout près de la tuer, et si près qu'au moment où il marchait sur elle, il a eu comme une hallucination de sa poursuite: «Oui, oui, j'ai entendu craquer sous moi les bancs de la cour d'assises!»
Il ajoute qu'un de ses grands-pères a épousé une femme au Canada. Il y a effectivement parfois chez Flaubert du sang de Peau-Rouge avec ses violences.
* * * * *
—Notre charbonnière vend son fonds. Rose me dit qu'elle est malade de l'idée qu'elle n'aura plus d'argent dans sa poche: l'argent de la vente allant et venant sous le tablier. Il paraît que c'est la grande désolation des petits marchands qui se retirent du commerce, de ne plus sentir sur leur ventre le flux et le reflux de la monnaie, du gain sonnant et brinqueballant, qu'à la fois, on palpe et on écoute.
* * * * *
—C—— se trouvait à souper en tête à tête avec R—— à la Maison d'Or. Une fantaisie leur prend de ne pas continuer à souper seuls. Et l'un des soupeurs, après avoir sonné inutilement, se penche sur l'escalier, pour envoyer le chasseur leur chercher des compagnes. Il voit le chasseur plongé dans la lecture d'un livre. Il a la curiosité de lui demander ce qu'il lit.
—Je lis ce que Monseigneur m'a dit de lire! répond un grand garçon blond, à l'air bonasse.
—Quel Monseigneur?
—Mais Monseigneur de Nancy, d'où je viens. Il m'a dit: «Tu vas à Paris, c'est un pays de perdition… lis Tertullien.» Et je lis Tertullien.
Oui, cet homme lisait Tertullien, dans l'escalier de la Maison d'Or, entre deux courses chez la Farcy. Jamais l'imagination n'approchera des invraisemblances et des antithèses du vrai.
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1er mars.—C'est la première représentation de ROTHOMAGO. A un entr'acte je sors. Gautier m'accroche le bras sur le boulevard, s'appuie lourdement dessus, et nous fumons en causant:
«Voilà comme j'aime le théâtre… dehors. J'ai trois femmes dans ma loge qui me raconteront le spectacle… Fournier, un homme de génie! Jamais avec lui une pièce nouvelle. Tous les deux ou trois ans, il reprend le PIED DE MOUTON. Il fait repeindre un décor rouge en bleu ou un décor bleu en rouge; il introduit un truc, des danseuses anglaises… Tenez, pour tout, au théâtre, il faudrait que ce soit comme ça… Il ne devrait y avoir qu'un vaudeville, on y ferait quelque petit changement de loin en loin… C'est un art si grossier, si abject, le théâtre… Ne trouvez-vous pas ce temps-ci assommant?… Car enfin on ne peut s'abstraire de son temps. Il y a une morale imposée par les bourgeois contemporains, à laquelle il faut se soumettre. Il est de toute nécessité d'être bien avec son commissaire de police. Qu'est-ce que je demande? C'est qu'on me laisse tranquille dans mon coin!
—Oui, vous voulez une carte de sûreté du gouvernement?
—C'est cela… Eh bien! j'étais très bien avec les d'Orléans, 48 arrive, la République me met pendant des années au rancart. Je me rarrange avec ceux-ci. Me voilà au MONITEUR, puis arrivent ces affaires… cet homme qui va à droite, à gauche, on ne sait pas ce qu'il veut… Enfin, pas possible de rien dire. Ils ne veulent plus du sexe dans le roman. J'avais un côté sculptural et plastique, j'ai été obligé de le renfoncer. Maintenant j'en suis réduit à décrire consciencieusement un mur, et encore je ne peux pas raconter ce qui est quelquefois dessiné dessus.
Puis la femme s'en va. Elle n'est, à l'heure qu'il est, qu'une gymnastique vénérienne avec un petit fonds de Sandeau… Et c'est tout. Plus de salon, plus de centre, plus de société polie enfin… Une chose curieuse! J'étais l'autre jour chez Walewski. Je ne suis pas le premier venu, n'est-ce pas? Eh bien, je connaissais à peu près deux cents hommes, mais je ne connaissais pas trois femmes. Et je ne suis pas le seul!»
* * * * *
—Lorsque l'incrédulité devient une foi, elle est moins raisonnable qu'une religion.
* * * * *
Lundi 3 mars.—Il neigeote. Nous prenons un fiacre, et nous allons porter nos livraisons de l'ART DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE à Théophile Gautier, 32, rue de Longchamps, à Neuilly.
C'est dans une rue aux bâtisses misérables et rustiques, aux cours emplies de volailles, aux fruiteries, dont la porte est garnie de petits balais de plumes noires: une rue à la façon de ces rues de banlieue que peint Hervier de son pinceau artistiquement sale. Nous poussons la porte d'une maison de plâtre, et nous sommes chez le sultan de l'épithète. Un salon garni de meubles en damas rouge, aux bois dorés, aux lourdes formes vénitiennes; de vieux tableaux de l'école italienne avec de belles parties de chairs jaunes; au-dessus de la cheminée, une glace sans tain, historiée d'arabesques de couleur et de caractères persans, genre café turc: une somptuosité pauvre et de raccroc faisant comme un intérieur de vieille actrice retirée, qui n'aurait touché que des tableaux à la faillite d'un directeur italien.
Comme nous lui demandons si nous le dérangeons: «Pas du tout. Je ne travaille jamais chez moi. Je ne travaille qu'au MONITEUR, à l'imprimerie. On m'imprime à mesure. L'odeur de l'encre d'imprimerie, il n'y a que cela qui me fasse marcher. Puis il y a cette loi de l'urgence. C'est fatal. Il faut que je livre ma copie. Oui, je ne puis travailler que là… Je ne pourrais maintenant faire un roman que comme cela, c'est qu'en même temps que je le ferais, ou m'imprimerait dix lignes par dix lignes… Sur l'épreuve on se juge. Ce qu'on a fait devient impersonnel, tandis que la copie, c'est vous, votre main, ça vous tient par des filaments, ce n'est pas dégagé de vous… Je me suis toujours fait arranger des endroits pour travailler, eh bien! je n'ai jamais rien pu y faire… Il me faut du mouvement autour de moi. Je ne travaille bien que dans le sabbat, au lieu que, lorsque je m'enferme pour travailler, la solitude m'attriste… On travaille encore très bien dans une chambre de domestique à tabatière, avec une table de bois blanc, du papier bleu à sept sous la rame, et dans un coin un pot, pour ne pas descendre pisser…
De là, Gautier saute à la critique de la REINE DE SABA. Et comme nous lui avouons notre complète infirmité, notre surdité musicale, nous qui n'aimons tout au plus que la musique militaire: «Eh bien! ça me fait grand plaisir, ce que vous me dites là… Je suis comme vous. Je préfère le silence à la musique. Je suis seulement parvenu, ayant vécu une partie de ma vie avec une cantatrice, à discerner la bonne et la mauvaise musique, mais ça m'est absolument égal…
«C'est tout de même curieux que tous les écrivains de ce temps-ci soient comme cela. Balzac l'exécrait. Hugo ne peut pas la souffrir. Lamartine lui-même, qui est un piano à vendre ou à louer, l'a en horreur… Il n'y a que quelques peintres qui ont ce goût-là.»
… «En musique, ils en sont maintenant à un gluckisme assommant, ce sont des choses larges, lentes, lentes, ça retourne au plain-chant… Ce Gounod est un pur âne[1]. Il y a au second acte deux choeurs de Juives et de Sabéennes qui caquettent auprès d'une piscine, avant de se laver le derrière. Eh bien! c'est gentil ce choeur-là, mais voilà tout. Et la salle a respiré et l'on a fait un ah! de soulagement, tant le reste est embêtant… Verdi, vous me demandez ce que c'est. Eh bien! Verdi, c'est un Dennery, un Guilbert de Pixerécourt. Vous savez, il a eu l'idée en musique, quand les paroles étaient tristes, de faire trou trou trou au lieu de tra tra tra. Dans un enterrement, il ne mettra pas un air de mirliton. Rossini n'y manquerait pas. C'est lui qui, dans SÉMIRAMIDE, fait entrer l'ombre de Ninus sur un air de valse ravissant… Voilà tout son génie en musique, à Verdi.»
[Note 1: Mon frère et moi, avons cherché à représenter nos contemporains en leur humanité, avons cherché surtout à rendre leur conversation dans leur vérité pittoresque. Or la qualité caractéristique, je dirai, la beauté de la conversation de Gautier était l'énormité du paradoxe. C'est dire, que dans cette négation absolue de la musique, prendre cette grosse blague injurieuse, pour le vrai jugement de l'illustre écrivain sur le talent de M. Gounod: ce serait faire preuve de peu d'intelligence ou d'une grande hostilité contre le sténographe de cette boutade antimusicale.]
Alors Gautier se met à se plaindre de son temps: «C'est peut-être parce que je commence à être un vieux. Mais enfin dans ce temps il n'y a pas d'air. Il ne s'agit pas seulement d'avoir des ailes, il faut de l'air… Je ne me sens plus contemporain… Oui, en 1830, c'était superbe, mais j'étais trop jeune de deux ou trois ans. Je n'ai pas été entraîné dans le plein courant: Je n'étais pas mûr… J'aurais produit, autre chose…»
Enfin, la causerie va sur Flaubert, sur ses procédés, sa patience, son travail de sept ans sur un livre de 400 pages: «Figurez-vous, s'écrie Gautier, que, l'autre jour, Flaubert me dit: «C'est fini, je n'ai plus qu'une dizaine de pages à écrire, mais j'ai toutes mes chutes de phrases.» Ainsi, il a déjà la musique des fins de phrases qu'il n'a pas encore faites! Il a ses chutes, que c'est drôle, hein?… Moi, je crois qu'il faut surtout dans la phrase un rythme oculaire. Par exemple, une phrase qui est très longue en commençant, ne doit pas finir petitement, brusquement, à moins d'un effet. Puis très souvent, son rythme, à Flaubert, n'est que pour lui seul et nous échappe. Un livre n'est pas fait pour être lu à haute voix, et lui se gueule les siens à lui-même. Or, il y a des gueuloirs dans ses phrases qui lui semblent harmoniques, mais il faudrait lire comme lui, pour avoir l'effet de ces gueuloirs. Nous avons des pages tous les deux, vous dans votre VENISE, moi dans un tas de choses que tout le monde connaît, aussi rythmées que tout ce qu'il a fait, sans nous être donné tant de mal…
«Au fond, le pauvre garçon a un remords qui empoisonne sa vie. Ça le mènera au tombeau. Vous ne le connaissez pas, ce remords, c'est d'avoir accolé dans MADAME BOVARY deux génitifs, l'un sur l'autre: Une couronne de fleurs d'oranger. Ça le désole, mais il a eu beau chercher, il lui a été impossible de faire autrement… Voulez-vous savoir ce qu'il y a dans la maison?»
Et il nous mène dans la salle à manger où ses filles déjeunent, puis en haut, dans un petit atelier d'où l'on voit un jardin aux arbrisseaux maigres, dessiné en carrés de légumes. Là, il nous montre les dons des artistes à sa critique,—pauvres dons qui attestent toute l'avarice et la lésinerie de ce monde de l'art envers un homme qui, pour un si grand nombre, a bâti des piédestaux en feuilletons, et a mis de la gloire autour de leurs noms inconnus avec le patronage de ses belles phrases et de ses descriptions si colorées.
Des dessins de Férogio, une charmante esquisse d'Hébert, un blond Baudry, une Nuit de Rousseau, qui est comme le «Songe d'une nuit d'été» de Fontainebleau, des Chasseriau, des fleurs de Saint-Jean, une Macbeth de Delacroix; enfin, deux petits tableaux de femmes nues, dont le faire va de Devosge à Devéria,—deux tableaux du maître, chez lequel Gautier apprit la peinture au faubourg Saint-Antoine.
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—Je m'aperçois tristement que la littérature, l'observation, au lieu d'émousser en moi la sensibilité, l'a étendue, raffinée, développée, mise à nu. Cette espèce de travail incessant, qu'on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son coeur, cette autopsie perpétuelle et journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates, à les faire jouer de la façon la plus tressaillante. Mille ressources, mille secrets se découvrent en vous pour souffrir.
On devient, à force de s'étudier, au lieu de s'endurcir, une sorte d'écorché moral et sensitif, blessé à la moindre impression, sans défense, sans enveloppe, tout saignant.
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11 mars.—Nous allons visiter les catacombes avec Flaubert. Des os si bien rangés, qu'ils rappellent les caves de Bercy. Il y a un ordre administratif qui ôte tout effet à cette exhibition. Il faudrait, pour la montre, des montagnes, des pêlemêlées d'ossements et non des rayons. Cela devrait monter tout le long de voûtes immenses et se perdre en haut dans la nuit, ainsi que toutes ces têtes se perdent dans l'anonymat… Puis l'agacement de ces Parisiens loustics, un vrai train de plaisir dans un ossuaire, et qui s'amuse à jeter des lazzis dans cette caverne du néant…
En regardant tous ces restes, tout ce peuple d'os, je me demandais:
Pourquoi ce mensonge d'immortalité, le squelette?
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—Le plus fin critique du XVIIIe siècle est peut-être Trublet, oui cet abbé ridicule, qui a trouvé cette définition du génie de Voltaire: «la perfection de la médiocrité», et qui a eu l'audace de mettre La Bruyère au-dessus de Molière.
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12 mars.—Nous sommes à l'Opéra, dans la loge du directeur, sur le théâtre…
… Tout en causant, j'ai les yeux sur la coulisse qui me fait face. Accrochée à un montant de bois, montée contre un quinquet qui l'éclaire, la Mercier, toute blonde, et toute chargée de fanfreluches dorées et de strass, rayonne dans une lumière rousse, qui fait ressortir la blancheur mate de sa peau, sous les éclairs des bijoux faux. Une joue, une épaule, baisées, flambées par ce jour ardent du quinquet, la Mercier se modèle pareillement à la petite fille au poulet, dans la RONDE DE NUIT de Rembrandt. Puis derrière la figure lumineuse de la danseuse, un fond merveilleux de ténèbres et de lueurs, d'obscurité trouée de réveillons, montrant à demi, en des lointains fumeux et poussiéreux, des silhouettes fantasques, des têtes de vieilles femmes aux chapeaux cabossés, le bas du visage dans une mentonnière faite d'un mouchoir, puis tout en haut, sur des traverses, ainsi que des passagers passant les jambes par le bastingage, des corps et des têtes et des blouses d'ouvriers, attentifs dans des poses de singes.
A propos de cette lumière, de cette espèce de gloire entourant la Mercier, et la faisant nager dans un rayonnement, je me demandais,—cela me rappelle tellement les effets de Rembrandt;—je me demandais si Rembrandt usait de la bête d'habitude de faire poser ses modèles dans un atelier éclairé par la lumière du nord, ainsi que tous nos peintres. Dans un atelier exposé au nord, on n'a, pour ainsi dire, que le cadavre du jour et non sa vie radieuse. Et j'aime à me figurer que l'atelier de Rembrandt était au midi, et que par un système quelconque, un arrangement de rideaux, par exemple, il dirigeait un jour ensoleillé sur son modèle, l'amassait sur ce qu'il voulait, le dardait à sa volonté, peignant, en un mot, les choses et les êtres non plus éclairés par un jour des Limbes.
… La toile tombe, les rochers descendent dans le troisième dessous, les nuages remontent au cintre, le bleu du ciel regrimpe dans les frises, les praticables démontés s'en vont par les côtés, pièce à pièce, l'armature nue du théâtre peu à peu apparaît. L'on croirait voir s'en aller une à une les illusions de la vie. Ainsi que ces nuages, ainsi que ce lointain, se renvoient lentement au ciel l'horizon de la jeunesse, les espoirs, tout le bleu de l'âme! Ainsi que ces roches, s'abaissent et sombrent une à une les passions hautes et fortes!
Et ces ouvriers, que je vois de ma loge sur la scène, et qui vont et qui viennent sans bruit, mais empressés et enlevant par morceaux tous ces beaux nuages, firmaments, paysages, roulant les toiles et les tapis, ne figurent-ils pas les années, dont chacune emporte dans ses bras quelque beau décor de notre existence, quelque cime où elle montait, quelque coupe qui était de bois, de bois doré, mais qui nous semblait d'or.
Et comme, perdu là dedans, les idées flottantes, je regardais toujours le théâtre tout nu, tout vide, une voix d'en bas cria: «Prévenez ces messieurs de l'avant-scène.»
Il paraît que l'opéra était fini. Mais pourquoi les opéras finissent-ils?
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13 mars.—L'éprouvette du raffinement en art d'un homme, ce ne sera ni le choix du bronze, du tableau, du dessin même; c'est le choix de ce produit, où l'industrie s'élève à la chose artistique la plus chatouillante pour l'oeil d'un amateur, et en même temps la plus indéchiffrable pour l'oeil d'un profane. Je veux parler du laque, dont la qualité supérieure, la beauté suprême, le resplendissement parfait, sont si peu voyants: le laque qui vous ravit par ses reliefs qu'il faut presque deviner, par la laborieuse dissimulation de son éclat, par le discret emploi des ors usés, enfin par l'effacement distingué de son luxe et de sa richesse.
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Dimanche 16 mars.—A l'avenue des Champs-Élysées, près l'Arc de Triomphe, nous allons voir l'exposition d'Anna Deslions, la fille que nous avons eue si longtemps en face de nous, et qui du quatrième de notre maison, s'est élancée à cette fortune, à ce luxe, à ce scandale retentissant.
Après tout, ces filles ne me sont point déplaisantes, elles tranchent sur la monotonie, la correction, l'ordre de la société, elles mettent un peu de folie dans le monde, elles soufflettent le billet de banque, et elles sont le caprice lâché, nu et libre et vainqueur, à travers un monde de notaires et ses raisonnables et économiques joies.
Tout chez la Deslions est du gros luxe d'impure, et d'impure de bas étage. Un salon blanc et or, une chambre à coucher en satin rouge, des boudoirs en satin jaune, et partout de la dorure, et encore un cabinet de toilette avec des cuvettes et des pots à l'eau, en cristal de Bohême jaune, énormes, gigantesques, demandant le biceps d'Hercule pour les soulever. Il y a aussi des tableaux là dedans dont le choix semble une ironie. Au milieu de la soie claire d'un panneau, un noir Bonvin, représentant un homme attablé dans un cabaret, apparaît à la façon d'un portrait de famille, d'un ressouvenir de basse origine, du père de la fille passant la tête au milieu de sa fortune. Sur l'autre panneau, des travailleuses des champs, faneuses ou glaneuses, par Breton, pliant sous le labeur, et la sueur au front, mettent, en cet intérieur de prostitution, l'image du travail de la campagne hâlée arrachant son pain à la terre avare.
Dans la bibliothèque—car elle avait une bibliothèque—j'ai vu, à côté des bréviaires du métier, MANON LESCAUT, les MÉMOIRES DE MOGADOR, etc., etc., les QUESTIONS DE MON TEMPS par Émile de Girardin. Imaginez l'offrande de la «Triangulation des pouvoirs» à la Vénus Pandemos.
Pour les bijoux remplissant une vitrine: c'était l'écrin d'une Faustine, trois cent mille francs d'éclairs, qu'elle faisait encore jouer hier sur sa peau, au rose fauve. En les regardant, penché dessus, je revoyais dans leur lumière, comme en une lueur du passé, la Deslions demandant à notre bonne, lorsque nous donnions à dîner,—demandant, avant notre rentrée, de faire le tour de notre table servie, pour se régaler les yeux d'un peu de luxe.
—J'ai vu aujourd'hui la Gloire chez un marchand de bric-à-brac: une tête de mort couronnée de lauriers en plâtre doré.
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23 mars.—C'est une grande force morale chez l'écrivain que celle qui lui fait porter sa pensée au-dessus de la vie courante, pour la faire travailler libre et dégagée et envolée. Il lui faut s'abstraire des chagrins, des ennuis, des tribulations, des malaises de l'existence, à l'effet de s'élever à cette sérénité cérébrale où se fait la conception, la création… Et ce n'est pas, croyez-le, une opération mécanique et de simple application comme de faire des additions.
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Jeudi 27 mars.—C'est la mi-carême. Nous dînons chez Mme Desgranges. Il y a Théophile Gautier et ses filles, Peyrat, sa femme et sa fille, Gaiffe, et un de ces interlopes quelconques, qui semble toujours faire le quatorzième de la société.
Les filles de Gautier ont un charme singulier, une espèce de langueur orientale, des regards lents et profonds, voilés de l'ombre de belles paupières lourdes, une paresse et une cadence de gestes et de mouvements qu'elles tiennent de leur père, mais élégantifiées par la grâce de la femme: un charme qui n'est pas tout à fait français, mais mêlé de toutes sortes de choses françaises, de gamineries un peu masculines, de paroles garçonnières, de petites mines, de moues, de haussements d'épaules, d'ironies montrées avec les gestes parlants de l'enfance; toutes choses qui en font des êtres tout différents des jeunes filles du monde, de jolis petits êtres personnels, d'où se dégagent franchement, et d'une manière presque transparente, les antipathies et les sympathies. Des jeunes filles qui apportent dans le monde la liberté de parole et la crânerie d'allures d'une femme qui a le visage caché par un loup, et des jeunes filles au fond desquelles on perçoit une naïveté, une candeur, une expansion aimante, qu'on ne trouve pas chez les autres!
L'une d'elles, en manquant de respect, tout bas, très fort à sa mère, qui veut l'empêcher de boire du champagne, me conte sa première passion de couvent, son premier amour pour un lézard qui la regardait avec son oeil doux et ami de l'homme, un lézard qui était toujours en elle et sur elle, et qui passait, à tout moment, la tête par l'ouverture de son corsage pour la regarder et disparaître. Pauvre petit lézard, qu'une camarade jalouse écrasa méchamment, et qui, ses boyaux derrière lui, se traîna pour mourir près d'elle. Et elle me confie ingénument qu'elle lui creusa alors une tombe sur laquelle elle mit une petite croix—et qu'elle ne voulait plus prier, plus aller à la messe; enfin que sa religion était morte, tant l'enfant, chez elle, était révolté de l'injustice de cette mort.
—L'enfant n'est pas méchant à l'homme, il est méchant aux animaux.
L'homme en vieillissant devient misanthrope et charitable à la nature.
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29 mars.—Flaubert est assis sur son divan, les jambes croisées à la turque. Il parle de ses projets, de ses ambitions, de ses rêves de romans. Il nous confie le grand désir qu'il a eu, désir auquel il n'a pas renoncé, d'écrire un livre sur l'Orient moderne, sur l'Orient en habit noir. Il s'anime à toutes les antithèses que son talent trouverait dans le bouquin. Scènes se passant à Paris, scènes se passant à Constantinople, scènes se passant sur le Nil, scènes d'hypocrisie européenne, scènes sauvages du huis-clos de là-bas, et noyade et tête coupée pour un soupçon, une mauvaise humeur: une oeuvre qui ressemblerait assez bien, selon sa comparaison, à ces bateaux qui ont sur le pont, à l'avant, un Turc habillé par Dusautoy, et à l'arrière, sous le pont, le harem de ce Turc, avec ses eunuques et toute la férocité des moeurs du vieil Orient.
Flaubert s'éjouit et se gaudit à la peinture de toutes les canailles européennes, grecques, italiennes, juives, qu'il ferait graviter autour de son héros, et il s'étend sur les curieux contrastes que présenterait, ça et là, l'Oriental se civilisant, et l'Européen retournant à l'état sauvage, ainsi que ce chimiste français qui, établi sur les confins de la Libye, n'a plus rien gardé des moeurs et des habitudes de sa patrie.
De ce livre, en ébauche dans son cerveau, Flaubert passe à un autre qu'il dit caresser depuis longtemps: un immense roman, un grand tableau de la vie, relié par une action qui serait l'anéantissement des uns par les autres, dans une société basée sur l'association des 13, et où l'on verrait l'avant-dernier des survivants, un homme politique, envoyé à la guillotine par le dernier: un magistrat—et pour une bonne action.
Flaubert voudrait aussi fabriquer deux ou trois petits romans non incidentés et tout simples, qui seraient le mari, la femme, l'amant.
Le soir, après dîner, nous poussons jusque chez Théophile Gautier, à Neuilly, que nous trouvons encore à table à neuf heures, fêtant un petit vin de Pouilly qu'il proclame très agréable, en même temps que le prince Radziwill qui est son hôte. Gautier est gai à la façon d'un enfant: une des grandes grâces de l'intelligence.
On se lève de table, on passe dans le salon, et l'on demande à Flaubert de danser l'IDIOT DES SALONS. Il emprunte un habit à Gautier, il relève son faux-col; de ses cheveux, de sa figure, de sa physionomie, je ne sais pas ce qu'il fait, mais le voici soudain transformé en une formidable caricature de l'hébétement. Gautier, pris d'émulation, ôte sa redingote, et tout perlant de sueur, son gros derrière écrasant ses jarrets, danse à son tour le PAS DU CRÉANCIER, et la soirée se termine par des chants bohèmes, des mélodies farouches dont le prince Radziwill jette merveilleusement la note stridente.
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30 mars.—Au quatrième, n° 2, rue Racine. Un petit monsieur, fait comme tout le monde, nous ouvre, dit en souriant: «Messieurs de Goncourt!» pousse une porte, et nous sommes dans une très grande pièce, une sorte d'atelier.
Contre la fenêtre du fond, par où vient un jour crépusculaire de cinq heures, et à contre-jour, se tient une ombre grise sur cette lumière pâle, une femme qui ne se lève pas, reste immobile à notre salut de corps et de paroles. Cette ombre assise, à l'air ensommeillé, est Mme Sand, et l'homme qui nous a ouvert est le graveur Manceau. Mme Sand a un aspect automatique. Elle parle d'une voix monotone et mécanique qui ne monte, ni ne descend, ni ne s'anime. Dans son attitude, il y a une gravité, une placidité, quelque chose du demi-endormement d'un ruminant. Et des gestes lents, lents, des gestes, pour ainsi dire, de somnambule, des gestes au bout desquels on voit incessamment—et toujours avec les mêmes mouvements méthodiques—le frottement d'une allumette de cire jeter une petite flamme, et une cigarette s'allumer aux lèvres de la femme.
Mme Sand a été fort aimable, fort élogieuse pour nous, mais avec une enfance d'idées, une platitude d'expressions, une bonhomie morne qui fait froid comme la nudité d'un mur de chambre. Manceau cherche à animer un rien le dialogue. On parle de son théâtre de Nohant où l'on joue pour elle seule et sa bonne, jusqu'à quatre heures du matin… Puis, nous causons de sa prodigieuse faculté de travail; sur quoi elle nous dit que son travail n'est pas méritoire, l'ayant toujours eu facile. Elle travaille, toutes les nuits, d'une heure à quatre heures du matin, puis retravaille encore dans la journée, pendant deux heures—et, ajoute Manceau, qui l'explique un peu comme un montreur de phénomènes: «C'est égal qu'on la dérange… Supposez que vous ayez un robinet ouvert chez vous, on entre, vous le fermez… C'est comme cela chez Mme Sand.—Oui, reprend Mme Sand, ça m'est égal d'être dérangée par des personnes sympathiques, par des paysans qui viennent me parler…» Ici une petite note humanitaire.
Lorsque nous prenons congé d'elle, elle se lève, nous donne la main et nous reconduit. Alors nous voyons un peu de sa figure, bonne, douce, calme, les couleurs éteintes, mais les traits encore délicatement dessinés dans un teint pâli et pacifié, dans un teint couleur d'ambre. Il y a au fond une ténuité et une fine ciselure dans ses traits, que ne rendent pas ses portraits, qui ont grossi et épaissi son visage.
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Lundi 7 avril.—Aujourd'hui j'ai visité un fou, un monstre, un de ces hommes qui confinent à l'abîme. Par lui, comme par un voile déchiré, j'ai entrevu un fonds abominable, un côté effrayant d'une aristocratie d'argent blasée, de l'aristocratie anglaise apportant la férocité dans l'amour, et dont le libertinage ne jouit que par la souffrance de la femme.
Au bal de l'Opéra, il avait été présenté à Saint-Victor un jeune Anglais, qui lui avait dit simplement, en manière d'entrée de conversation «qu'on ne trouvait guère à s'amuser à Paris, que Londres était infiniment supérieur, qu'à Londres il y avait une maison très bien, la maison de mistress Jenkins, où étaient des jeunes filles d'environ treize ans, auxquelles d'abord on faisait la classe, puis qu'on fouettait, les petites, oh! pas très fort, mais les grandes tout à fait fort. On pouvait aussi leur enfoncer des épingles, des épingles non pas très longues, longues seulement comme ça, et il nous montrait le bout de son doigt. «Oui, on voyait le sang!…» Le jeune Anglais ajoutait placidement et posément: «Moi j'ai les goûts cruels, mais je m'arrête aux hommes et aux animaux… Dans le temps, j'ai loué, avec un ami, une fenêtre, pour une grosse somme, afin de voir une assassine qui devait être pendue, et nous avions avec nous des femmes pour leur faire des choses—il a l'expression toujours extrêmement décente—au moment où elle serait pendue. Même nous avions fait demander au bourreau de lui relever un peu sa jupe, à l'assassine! en la pendant… Mais c'est désagréable, la Reine, au dernier moment, a fait grâce.»
Donc aujourd'hui Saint-Victor m'introduit chez ce terrible original. C'est un jeune homme d'une trentaine d'années, chauve, les tempes renflées comme une orange, les yeux d'un bleu clair et aigu, la peau extrêmement fine et laissant voir le réseau sous-cutané des veines, la tête—c'est bizarre—la tête d'un de ces jeunes prêtres émaciés et extatiques, entourant les évêques dans les vieux tableaux. Un élégant jeune homme ayant un peu de raideur dans les bras, et les mouvements de corps, à la fois mécaniques et fiévreux d'une personne attaquée d'un commencement de maladie de la moelle épinière, et avec cela d'excellentes façons, une politesse exquise, une douceur de manières toute particulière.
Il a ouvert un grand meuble à hauteur d'appui, où se trouve une curieuse collection de livres érotiques, admirablement reliés, et tout en me tendant un MEIBOMIUS, Utilité de la flagellation dans les plaisirs de l'amour et du mariage, relié par un des premiers relieurs de Paris avec des fers intérieurs représentant des phallus, des têtes de mort, des instruments de torture, dont il a donné les dessins, il nous dit: «Ah! ces fers… non, d'abord il ne voulait pas les exécuter, le relieur… Alors je lui ai prêté de mes livres… Maintenant il rend sa femme très malheureuse… il court les petites filles… mais j'ai eu mes fers.» Et nous montrant un livre tout préparé pour la reliure: «Oui, pour ce volume j'attends une peau, une peau de jeune fille… qu'un de mes amis m'a eue… On la tanne… c'est six mois pour la tanner… Si vous voulez la voir, ma peau?… Mais c'est sans intérêt… il aurait fallu qu'elle fût enlevée sur une jeune fille vivante… Heureusement, j'ai mon ami le docteur Bartsh… vous savez, celui qui voyage dans l'intérieur de l'Afrique… eh bien, dans les massacres… il m'a promis de me faire prendre une peau comme ça… sur une négresse vivante.
Et tout en contemplant, d'un regard de maniaque, les ongles de ses mains tendues devant lui, il parle, il parle continuement, et sa voix un peu chantante et s'arrêtant et repartant aussitôt qu'elle s'arrête, vous entre, comme une vrille, dans les oreilles ses cannibalesques paroles.
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—Le corps humain n'a pas l'immutabilité qu'il semble avoir. Les sociétés, les civilisations retravaillent la statue de sa nudité. La femme qu'a peinte l'anthropographe Cranach, la femme du Parmesan et de Goujon, la femme de Boucher et de Coustou sont trois âges et trois natures de femme.
La première ébauchée, lignée dans le carré d'un contour embryonnaire, mal équarrie dans la maigreur gothique, est la femme du moyen âge. La seconde dégagée, allongée, fluette dans sa grandeur élancée, avec des tournants et des rondissements d'arabesques, des extrémités arborescentes à la Daphné, est la femme de la Renaissance. La dernière, petite, grassouillette, caillette, toute cardée de fossettes, est la femme du XVIIIe siècle.
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22 avril.—Nous sommes ce soir dans la loge de Saint-Victor, à la première représentation des VOLONTAIRES, une pièce qui inquiète l'Europe, une pièce à la fin de laquelle Paris attend une émeute, une pièce où les titis doivent crier bis à l'abdication de Napoléon 1er. Rien de tout cela n'est arrivé. L'ennui a désarmé la passion politique. La pièce aurait endormi une révolution. Canova fit un jour un lion en beurre, Séjour a fait un Napoléon en guimauve.
Dans la loge à côté, où est Gramont-Caderousse, avec Marguerite Bellanger, j'ai près de moi, coude à coude, Anna Deslions, toujours belle, pacifique et superbe à la façon d'une Io. Elle est en grand deuil de sa mère. Il y a cette année une épidémie sur les mères de ses pareilles… Elle me dit qu'elle regrette bien que nous n'ayons pas fait connaissance avec elle, quand elle était notre voisine, que nous aurions vu, nous qui écrivons, des choses bien curieuses chez elle. Puis, causant de sa vente et du peu de chic de son cabinet de toilette, après qu'elle m'a dit qu'il lui faudrait un hôtel, un hôtel dans lequel elle ferait faire une piscine en marbre où elle recevrait… elle s'interrompt, songeuse, et reprend, joliment souriante, qu'elle est arrivée à la réalisation de son rêve: une mansarde,—et elle va avoir cela à Neuilly, et elle passera tout son temps à faire de la tapisserie sous les saules.
«Vous savez, moi, dit-elle, je n'ai jamais été au-devant de tout ça. C'est arrivé tout seul. Je n'ai pas cherché à être riche. Quand l'argent est venu, j'en ai profité, voilà tout!»
Elle dit vrai. Il existe chez cette femme le véritable et intime caractère de la fille: la passivité. Elle roule inconsciemment, insouciamment sous la fatalité de sa vie. Elle s'est laissé accoster par la fortune comme par un passant,—quelqu'un qui monte, qu'on accepte, qui s'en va et qu'on oublie.
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27 avril.—Oui, M. Thiers passe et passera auprès de la postérité pour un amateur. Et je l'ai entendu de mes oreilles, ces années-ci, demander chez Rochoux ce que c'était qu'une gravure avant les armes, et aujourd'hui, j'apprends qu'il pousse le goût de la propreté de l'art, jusqu'à faire gratter la patine des bronzes antiques de sa collection.
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—A-t-on remarqué que jamais une vierge, jeune ou vieille, n'a produit une oeuvre ou quoi que ce soit?
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Dimanche 4 mai.—Ces dimanches passés au boulevard du Temple, chez Flaubert, sauvent de l'ennui du dimanche. Ce sont des causeries qui sautent de sommets en sommets, remontent aux origines des mondes, fouillent les religions, passent en revue les idées et les hommes, vont des légendes orientales au lyrisme d'Hugo, de Boudha à Goethe. On se perd dans les horizons du passé, on rêve aux choses ensevelies, on pense tout haut, on feuillette du souvenir les vieux chefs-d'oeuvre, on retrouve et on retire de sa mémoire des citations, des fragments, des morceaux de poèmes, pareils à des membres de Dieux, sortant d'une fouille dans l'Attique.
Puis de là, à un moment, on descend aux mystères des sens, à l'inconnu des goûts bizarres, des tempéraments monstrueux. Les fantaisies, les perversions, les toquades, les démences de l'amour charnel sont étudiées, creusées, analysées, spécifiées. On philosophe sur de Sade, on théorise sur Tardieu. L'amour est couché sur une table d'amphithéâtre et les passions passées au speculum. On jette enfin dans ces entretiens, qu'on pourrait appeler les cours d'amour scientifiques du XIXe siècle, les matériaux d'un livre sur l'amour, qu'on n'écrira peut-être jamais, et qui serait pourtant un beau livre: L'HISTOIRE NATURELLE DE L'AMOUR.
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—La vie est hostile à tout ceux qui ne suivent pas le grand chemin de la vie, à tous ceux qui ne rentrent pas dans les cadres de la grosse armée régulière, à tous ceux qui ne sont ni fonctionnaires, ni bureaucrates, ni mariés, ni pères de famille. A chaque pas qu'ils font, toutes sortes de grandes et de petites choses tombent sur eux, comme les peines afflictives d'une grande loi de conservation de la société.
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21 mai.—Quand le passé, religieux et monarchique sera entièrement détruit, peut-être commencera-t-on à juger le passé littéraire, et peut-être arrivera-t-il qu'on trouvera qu'un Balzac vaut Molière, et que Victor Hugo est le plus grand de tous les poètes français.
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Dimanche 8 juin.—Nous allons à la campagne avec Saint-Victor, à la façon des commis de magasins, et tout en nous rendant au chemin de fer, nous nous disons qu'au fond l'Humanité—et c'est son honneur—est un grand don Quichotte. Il a bien, à son côté, Sancho qui est la Raison, le Bon Sens, mais il le laisse en arrière. Les plus énormes efforts, les plus immenses sacrifices de l'humanité ont été faits en l'honneur de questions idéales. Une preuve indiscutable de cela, c'est le tombeau du Christ, rien qu'une idée, pour laquelle l'Europe entière se remuait encore hier.
Et nous voilà à marcher le long de la Seine à Bougival. Dans l'herbe, une société lit tout haut une joyeuseté bête de petit journal; sur l'eau, des canotiers en vareuses rouges chantent du Nadaud; au détour d'un saule nous rencontrons une connaissance: c'est un millionième d'agent de change; enfin dans un coin, où nous espérions être à nous-mêmes, il y a un paysagiste qui peint, à côté d'une côte de melon oubliée.
… La nature pour moi est ennemie. La campagne me semble mortuaire. Cette terre verte me paraît un grand cimetière qui attend. Cette herbe paît l'homme. Ces plantes poussent et verdissent de ce qui meurt. Ce soleil qui luit, si riant, si clair, est le grand pourrisseur. Arbres, ciel, eau, tout cela me fait l'effet d'une concession à temps, dont le jardinier renouvellerait un peu les fleurs au printemps, et où il aurait mis un petit bassin avec des poissons rouges…
… Non, rien de tout cela de la nature ne me parle, ne me dit quelque chose à l'âme. Non, ça ne me touche pas, comme cette femme qui, tout à l'heure me montrait, à table, le haut de la tête de la Charité d'André del Sarte et la bouche de la goule des Mille et une Nuits… non, ça ne me touche pas comme la causerie d'hier, la causerie alerte et cruelle du fils B… sur Mirès.
Physionomie de femme et parole d'homme: là seulement est mon plaisir, mon intérêt.
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14 juin.—On ne devinerait guère sur quel lit est mort Béranger. Il est mort sur le lit de travail articulé, où l'Impératrice est accouchée du Prince impérial, lit que les Tuileries ont offert à l'agonie du chansonnier du grand Empereur.
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—Bar-sur-Seine. Une femme meurt sur la place. Une fenêtre éclairée et comme vivante au milieu des ténèbres, des cierges allumés, du blanc de rideaux et, sur les feux des cierges, des ombres qui passent, une ombre qui se penche: c'est l'Extrême-Onction qu'on donne à la malade: un mystère qui passerait sur une flamme.
La nuit est noire et pleine d'étoiles, l'heure semble homicide et sereine. Il y a répandu, et comme tombant de cette fenêtre, ce je ne sais quoi de solennel, d'horrible et de sacré, que la Mort amène avec elle en une maison. Dans l'air, dans la nuit, dans l'haleine de l'ombre, il y a un souffle qui s'exhale, une aile qui s'essaye. Quelque chose qui a été quelqu'un va s'envoler.
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—Songe-t-on au sort d'un curé d'une de ces paroisses de France où l'on fait six liards à la quête de la grand'messe, le dimanche?
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13 juillet.—La peine, le supplice, la torture de la vie littéraire: c'est l'enfantement. Concevoir, créer: il y a dans ces deux mots pour l'homme de lettres un monde d'efforts douloureux et d'angoisses. De ce rien, de cet embryon rudimentaire qui est la première idée d'un livre, faire sortir le punctum saliens, tirer un à un de sa tête les incidents d'une fabulation, les lignes des caractères, l'intrigue, le dénouement: la vie de tout ce petit monde animé de vous-même, jailli de vos entrailles et qui fait un roman. Quel travail! C'est comme une feuille de papier blanc qu'on aurait dans la tête, et sur laquelle la pensée, non encore formée, griffonnerait de l'écriture vague et illisible… Et les lassitudes mornes, et les désespoirs infinis, et les hontes de soi-même de se sentir impuissant dans son ambition de création. On tourne, on retourne sa cervelle, elle sonne creux. On se tâte, on passe la main sur quelque chose de mort qui est votre imagination… On se dit qu'on ne peut rien faire, qu'on ne fera plus rien. Il semble qu'on soit vidé.
L'idée est pourtant là, attirante et insaisissable, comme une belle et méchante fée dans un nuage. On remet sa pensée à coups de fouet sur la piste; on recherche l'insomnie pour avoir les bonnes fortunes des fièvres de la nuit; on tend à les rompre sur une concentration unique toutes les cordes de son cerveau. Quelque chose vous apparaît un moment, puis s'enfuit, et vous retombez plus las que d'un assaut qui vous a brisé… Oh! tâtonner ainsi, dans la nuit de l'imagination, l'âme d'un livre, et ne rien trouver, ronger ses heures à tourner autour, descendre en soi et n'en rien rapporter, se trouver entre le dernier livre qu'on a mis au monde, dont le cordon est coupé, qui ne vous est plus rien, et le livre auquel vous ne pouvez donner le sang et la chair, être en gestation du néant: ce sont les jours horribles de l'homme de pensée et d'imagination.
Tous ces jours-ci, nous étions dans cet état anxieux. Enfin les premiers contours, le vague fusinage de notre roman, la jeune Bourgeoisie (RENÉE MAUPERIN), nous est apparu ce soir.
C'était en nous promenant derrière la maison, dans la ruelle étranglée entre de hauts murs de jardins. Un souffle passait comme un murmure dans la cime des grands peupliers. Le coucher du soleil glaçait, de je ne sais quelle vapeur de chaleur, les verdures au loin. A ma gauche, le massif des marronniers de la Vieille-Halle se détachait en noir, avec les contours des dernières feuilles digitées sur l'or pâlissant du soir, ainsi que le dessin d'une agate arborisée, et avec dans le sombre des arbres de petits jours, ressemblant à des étoiles.
C'était l'effet étrange de ce SOIR du paysagiste Laberge qui est au Louvre, découpant la nuit des arbres, et collant leurs feuilles d'ébène sur un ciel d'une lumière infinie, d'une magnificence mourante.—Les livres ont leurs berceaux.
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22 juillet.—La maladie fait, peu à peu, dans notre pauvre Rose, son travail destructeur. C'est une mort lente et successive des manifestations, presque immatérielles, qui émanaient de son corps. Sa physionomie est toute changée. Elle n'a plus les mêmes regards, elle n'a plus les mêmes gestes; et elle m'apparaît comme se dépouillant, chaque jour, de ce quelque chose d'humainement indéfinissable, qui fait la personnalité d'un vivant. La maladie, avant de tuer quelqu'un, apporte à son corps de l'inconnu, de l'étranger, du non lui, en fait une espèce de nouvel être, dans lequel il faut chercher l'ancien… celui dont la silhouette animée et affectueuse n'est déjà plus.
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31 juillet.—Le docteur Simon va me dire, tout à l'heure, si notre vieille Rose vivra ou mourra. J'attends son coup de sonnette, qui est pour moi celui d'un jury des assises rentrant en séance… «C'est fini, plus d'espoir, une question de temps. Le mal a marché bien vite. Un poumon est perdu et l'autre tout comme…» Et il faut revenir à la malade, lui verser de la sérénité avec notre sourire, lui faire espérer sa convalescence dans tout l'air de nos personnes… Puis une hâte nous prend de fuir l'appartement et cette pauvre femme. Nous sortons, nous allons au hasard dans Paris; enfin, fatigués, nous nous attablons à une table de café. Là, nous prenons machinalement un numéro de ILLUSTRATION, et sous nos yeux tombe le mot du dernier rébus: Contre la mort, il n'y a pas d'appel!
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Lundi 11 août.—La péritonite s'est mêlée à la maladie de poitrine. Elle souffre du ventre affreusement, ne peut se remuer, ne peut se tenir couchée sur le dos ou le côté gauche. La mort, ce n'est donc pas assez! il faut encore la souffrance, la torture, comme le suprême et implacable finale des organes humains… Et elle souffre cela, la pauvre malheureuse! dans une de ces chambres de domestique, où le soleil, donnant sur une tabatière, fait l'air brûlant, comme en une serre chaude, et où il y a si peu de place, que le médecin est obligé de poser son chapeau sur le lit… Nous avons lutté jusqu'au bout pour la garder, à la fin il a fallu se décider à la laisser partir. Elle n'a pas voulu aller à la maison Dubois, où nous nous proposions de la mettre: elle y a été voir, il y a de cela vingt-cinq ans, quand elle est entrée chez nous; elle y a été voir la nourrice d'Edmond qui y est morte, et cette maison de santé lui représente la maison où l'on meurt. J'attends Simon, qui doit lui apporter son billet d'entrée pour Lariboisière. Elle a passé presque une bonne nuit. Elle est toute prête, gaie même. Nous lui avons de notre mieux tout voilé. Elle aspire à s'en aller. Elle est pressée. Il lui semble qu'elle va guérir là.
A deux heures, Simon arrive: «Voici, c'est fait…» Elle ne veut pas de brancard pour partir: «Je croirais être morte!» a-t-elle dit. On l'habille. Aussitôt hors du lit, tout ce qu'il y avait de vie sur son visage, disparaît. C'est comme de la terre qui lui monterait sous le teint.
Elle descend dans l'appartement: Assise dans la salle à manger, d'une main tremblotante et dont les doigts se cognent, elle met ses bas sur des jambes, pareilles à des manches à balai, sur des jambes de phtisique. Puis, un long moment, elle regarde les choses, avec ces yeux de mourant qui paraissent vouloir emporter le souvenir des lieux qu'ils quittent, et la porte de l'appartement, en se fermant sur elle, fait un bruit d'adieu.
Elle arrive au bas de l'escalier, où elle se repose, un instant, sur une chaise. Le portier lui promet, en goguenardant, la santé dans six semaines. Elle incline la tête, en disant un oui, un oui étouffé…
Le fiacre roule. Elle se tient de la main à la portière. Je la soutiens contre l'oreiller qu'elle a derrière le dos. De ses yeux ouverts et vides, elle regarde vaguement défiler les maisons… elle ne parle plus.
Arrivée à la porte de l'hôpital, elle veut descendre sans qu'on la porte: «Pouvez-vous aller jusque-là?» dit le concierge. Elle fait un signe affirmatif et marche. Je ne sais vraiment où elle a ramassé les dernières forces avec lesquelles elle va devant elle.
Enfin nous voila dans la grande salle, haute, froide, rigide et nette, où un brancard tout prêt attend au milieu. Je l'assieds dans un fauteuil de paille près d'un guichet vitré. Un employé ouvre le guichet, me demande son nom, son âge… couvre d'écritures, pendant un quart d'heure, une dizaine de feuilles de papier qui ont en tête une image religieuse. Enfin, c'est fini, je l'embrasse… Un garçon la prend sous un bras, la femme de ménage sous l'autre… Alors je n'ai plus rien vu.
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Jeudi 14 août.—Nous allons à Lariboisière. Nous trouvons Rose, tranquille, espérante, parlant de sa sortie prochaine,—dans trois semaines au plus,—et si dégagée de la pensée de la mort, qu'elle nous raconte une furieuse scène d'amour, qui a eu lieu hier entre une femme couchée à côté d'elle et un frère des écoles chrétiennes,—qui est encore là aujourd'hui. Cette pauvre Rose est la mort, mais la mort tout occupée de la vie.
Voisine de son lit, se trouve une jeune femme qu'est venu voir son mari, un ouvrier, et auquel elle dit: «Va, aussitôt que je pourrai marcher, je me promènerai tant dans le jardin, qu'ils seront bien forcés de me renvoyer!» Et la mère ajoute: «L'enfant demande-t-il quelquefois après moi?
—Quelquefois, comme ça!», répond l'ouvrier.
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Vendredi 15 août.—Je me réjouis d'aller ce soir au feu d'artifice, de me fondre dans la foule, d'y égarer mon chagrin. Il me semble que la tristesse se perd parmi tant de monde. Je me fais une fête d'être coudoyé par du peuple, comme on est roulé par les flots.
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Samedi 16 août.—Ce matin, à dix heures, on sonne. J'entends un colloque à la porte entre la femme de ménage et le portier. La porte s'ouvre. Le portier entre tenant une lettre. Je prends la lettre; elle porte le timbre de Lariboisière. Rose est morte ce matin à sept heures.
Pauvre fille! C'est donc fini! Je savais bien qu'elle était condamnée; mais l'avoir vue jeudi, si vivante encore, presque heureuse, gaie… Et nous voilà tous les deux marchant dans le salon avec cette pensée que fait la mort des personnes: Nous ne la reverrons plus!—une pensée machinale et qui se répète sans cesse au dedans de vous.
Quel vide! quel trou dans notre intérieur! Une habitude, une affection de vingt-cinq ans, une fille qui savait notre vie, ouvrait nos lettres en notre absence, à qui nous racontions nos affaires. Tout petit, j'avais joué au cerceau avec elle, et elle m'achetait, sur son argent, des chaussons aux pommes dans nos promenades. Elle attendait Edmond jusqu'au matin, pour lui ouvrir la porte de l'appartement, quand il allait, en cachette de ma mère, au bal de l'Opéra… Elle était la femme, la garde-malade admirable, dont ma mère, en mourant, mit les mains dans les nôtres… Elle avait les clefs de tout, elle menait, elle faisait tout autour de nous. Depuis vingt-cinq ans, elle nous bordait tous les soirs dans nos lits, et tous les soirs, c'étaient les mêmes éternelles plaisanteries sur sa laideur et la disgrâce de son physique…
Chagrins, joies, elle les partageait avec nous. Elle était un de ces dévouements dont on espère la sollicitude pour vous fermer les yeux. Nos corps, dans nos maladies, dans nos malaises, étaient habitués à ses soins. Elle possédait toutes nos manies. Elle avait connu toutes nos maîtresses. C'était un morceau de notre vie, un meuble de notre appartement, une épave de notre jeunesse, je ne sais quoi de tendre et de grognon et de veilleur à la façon d'un chien de garde, que nous avions l'habitude d'avoir à côté de nous, autour de nous, et qui semblait ne devoir finir qu'avec nous.
Et jamais nous ne la reverrons!… Ce qui remue dans l'appartement, ce n'est plus elle; ce qui nous dira bonjour, le matin, en entrant dans notre chambre, ce ne sera plus elle! Grand déchirement, grand changement dans notre vie, et qui nous semble, je ne sais pourquoi, une de ces coupures solennelles de l'existence, où, comme dit Byron, les Destins changent de chevaux.
Ironie des choses! Ce soir précisément, douze heures après le dernier soupir de la pauvre fille, il nous faut aller à Saint-Gratien chez la princesse Mathilde qui a eu la curiosité de nous connaître, le désir de nous avoir à dîner.
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Dimanche 17 août.—Ce matin, nous devons faire toutes les tristes démarches. Il faut retourner à l'hôpital, rentrer dans cette salle d'admission, où sur le fauteuil contre le guichet, il me semble revoir le spectre de la maigre créature que j'y ai assise, il n'y a pas huit jours. «Voulez-vous reconnaître le corps?» me jette, d'une voix dure, le garçon.
Nous allons au fin fond de l'hôpital, à une grande porte jaunâtre, sur laquelle il y a écrit en grosses lettres noires: AMPHITHÉATRE. Le garçon frappe. La porte s'entr'ouvre au bout de quelque temps, et il en sort une tête de boucher, le brûle-gueule à la bouche: une tête où le belluaire se mêle au fossoyeur. J'ai cru voir l'esclave qui recevait au Cirque les corps des gladiateurs,—et lui aussi reçoit les tués de ce grand Cirque: la société moderne.
On nous a fait, un long moment, attendre avant d'ouvrir une autre porte, et pendant ces minutes d'attente, tout notre courage s'en est allé, comme s'en va, goutte à goutte, le sang d'un blessé s'efforçant de rester debout. L'inconnu de ce que nous allions voir, la terreur d'un spectacle vous déchirant le coeur, la recherche de ce corps au milieu d'autres corps, l'étude et la reconnaissance de ce pauvre visage, sans doute défiguré, tout cela nous a fait lâches comme des enfants. Nous étions à bout de force, à bout de volonté, à bout de tension nerveuse, et quand la porte s'est ouverte, nous avons dit: «Nous enverrons quelqu'un,» et nous nous sommes sauvés!
De là nous sommes allés à la mairie, roulés dans un fiacre qui nous cahotait et nous secouait la tête, comme une chose vide. Et je ne sais quelle horreur nous est venue de cette mort d'hôpital qui semble n'être qu'une formalité administrative. On dirait que dans ce phalanstère d'agonie, tout est si bien administré, réglé, ordonnancé, que la Mort y ouvre comme un bureau.
Pendant que nous étions à faire inscrire le décès,—que de papier, mon Dieu, griffonné et paraphé pour une mort de pauvre!—de la pièce à côté, un homme s'est élancé, joyeux, exultant, pour voir sur l'almanach, accroché au mur, le nom du saint du jour, et le donner à son enfant. En passant, la basque de la redingote de l'heureux père frôle et balaye la feuille de papier, où l'on inscrit la morte.
Revenus chez nous, il a fallu regarder dans ses papiers, faire ramasser ses hardes, démêler l'entassement des choses, des fioles, des linges que fait la maladie… remuer de la mort enfin. Ç'été affreux de rentrer dans cette mansarde où il y avait encore, dans le creux du lit entr'ouvert, les miettes de pain de son dernier repas. J'ai jeté la couverture sur le traversin, comme un drap sur l'ombre d'un mort.
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Lundi 18 août.—… La chapelle est à côté de l'amphithéâtre. A l'hôpital, Dieu et le cadavre voisinent… A la messe dite pour la pauvre femme, à côté de sa bière, on en range deux ou trois autres, qui bénéficient du service. Il y a je ne sais quelle répugnante promiscuité de salut dans cette adjonction: ça ressemble à la fosse commune de la prière…
Derrière moi, à la chapelle, pleure la nièce de Rose, la petite qu'elle a eue un moment chez nous, et qui est maintenant une jeune fille de dix-neuf ans, élevée chez les soeurs de Saint-Laurent: pauvre petite fillette, étiolée, pâlotte, rachitique, nouée de misère, la tête trop grosse pour le corps, le torse déjeté, l'air d'une Mayeux, triste reste de toute cette famille poitrinaire attendu par la Mort, et dès maintenant touché par elle, —avec, en ses doux yeux, déjà une lueur d'outre-vie.
Puis de la chapelle au fond du cimetière Montmartre, élargi comme une nécropole et prenant un quartier de la ville, une marche à pas lents et qui n'en finit pas dans la boue… Enfin les psalmodies des prêtres, et le cercueil que les bras des fossoyeurs laissent glisser avec effort au bout de cordes, comme une pièce de vin qu'on descend à la cave.
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Mercredi 20 août.—Il me faut encore retourner à l'hôpital. Car entre la visite que j'ai faite à Rose le jeudi, et sa brusque mort un jour après, il y a pour moi un inconnu que je repousse de ma pensée, mais qui revient toujours en moi: l'inconnu de cette agonie dont je ne sais rien, de cette fin si soudaine. Je veux savoir et je crains d'apprendre. Il ne me paraît pas qu'elle soit morte; j'ai seulement d'elle le sentiment d'une personne disparue. Mon imagination va à ses dernières heures, les cherche à tâtons, les reconstruit dans la nuit, et elles me tourmentent de leur horreur voilée, ces heures!… J'ai besoin d'être fixé. Enfin, ce matin, je prends mon courage à deux mains. Et je revois l'hôpital, et je revois le concierge rougeaud, obèse, puant la vie comme on pue le vin, et je revois ces corridors, où de la lumière du matin tombe sur la pâleur de convalescentes souriantes…
Dans un coin reculé, je sonne à une porte aux petits rideaux blancs. On ouvre, et je me trouve dans un parloir, où, entre deux fenêtres, une Vierge est posée sur une sorte d'autel. Aux murs de la pièce, exposée au nord, de la pièce froide et nue, il y a, je ne m'explique pas pourquoi, deux vues du Vésuve encadrées, de malheureuses gouaches qui semblent là, toutes frissonnantes et toutes dépaysées. Par une porte ouverte derrière moi, d'une petite pièce où le soleil donne en plein, il m'arrive des caquetages de soeurs et d'enfants, de jeunes joies, de bons petits éclats de rire, toutes sortes de notes et de vocalisations fraîches: un bruit de volière ensoleillée…
Des soeurs en blanc, à coiffe noire, passent et repassent; une s'arrête devant ma chaise. Elle est petite, mal venue, avec une figure laide et tendre, une pauvre figure à la grâce de Dieu. C'est la mère de la salle Saint-Joseph. Elle me raconte comment Rose est morte, ne souffrant pour ainsi dire plus, se trouvant mieux, presque bien, toute remplie de soulagement et d'espérance. Le matin, son lit refait, sans se voir du tout mourir, tout à coup elle s'en est allée dans un vomissement de sang qui a duré quelques secondes. Je suis sorti de là, rasséréné, délivré de l'horrible pensée qu'elle avait eu l'avant-goût de la mort, la terreur de son approche.
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Jeudi 21 août.—… Au milieu du dîner rendu tout triste par la causerie qui va et revient sur la morte, Maria, qui est venue dîner ce soir, après deux ou trois coups nerveux, du bout de ses doigts, sur le crêpage de ses blonds cheveux bouffants, s'écrie: «Mes amis, tant que la pauvre fille a vécu, j'ai gardé le secret professionnel de mon métier… Mais maintenant qu'elle est en terre, il faut que vous sachiez la vérité.»
Et nous apprenons sur la malheureuse des choses qui nous coupent l'appétit, en nous mettant dans la bouche l'amertume acide d'un fruit, coupé avec un couteau d'acier. Et toute une existence inconnue, odieuse, répugnante, lamentable, nous est révélée. Les billets qu'elle a signés, les dettes qu'elle a laissées chez tous les fournisseurs, ont le dessous le plus imprévu, le plus surprenant, le plus incroyable. Elle entretenait des hommes, le fils de la crémière, auquel elle a meublé une chambre, un autre auquel elle portait notre vin, des poulets, de la victuaille… Une vie secrète d'orgies nocturnes, de découchages, de fureurs utérines qui faisaient dire à ses amants: «Nous y resterons, elle ou moi!» Une passion, des passions à la fois de toute la tête, de tout le coeur, de tous les sens, et où se mêlaient les maladies de la misérable fille, la phtisie qui apporte de la fureur à la jouissance, l'hystérie, un commencement de folie. Elle a eu avec le fils de la crémière deux enfants, dont l'un a vécu six mois. Il y a quelques années, quand elle nous a dit qu'elle allait dans son pays, c'était pour accoucher. Et à l'égard de ces hommes, c'était une ardeur si extravagante, si maladive, si démente, qu'elle—l'honnêteté en personne autrefois—nous volait, nous prenait des pièces de vingt francs sur des rouleaux de cent francs, pour que les amoureux qu'elle payait ne la quittassent pas.
Or, après ces malhonnêtes actions involontaires, ces petits crimes arrachés à sa droite nature, elle s'enfonçait en de tels reproches, en de tels remords, en de telles tristesses, en de tels noirs de l'âme, que dans cet enfer, où elle roulait de fautes en fautes, désespérée et inassouvie, elle s'était mise à boire pour échapper à elle-même, se sauver du présent, se noyer et sombrer quelques heures dans ces sommeils, dans ces torpeurs léthargiques, qui la vautraient toute une journée en travers d'un lit, sur lequel elle échouait en le faisant.
La malheureuse! que de prédispositions et de motifs et de raisons elle trouvait en elle pour se dévorer et saigner en dedans: d'abord le repoussement par moments d'idées religieuses avec les terreurs d'un enfer de feu et de soufre; puis la jalousie, cette jalousie toute particulière qui, à propos de tout et de tous, empoisonnait sa vie; puis, puis… puis le dégoût que les hommes, au bout de quelque temps, lui témoignaient brutalement pour sa laideur, et qui la poussait de plus en plus à la boisson, l'amenait un jour à faire une fausse couche en tombant ivre-morte sur le parquet. Cet affreux déchirement du voile que nous avions devant les yeux, c'est comme l'autopsie d'une poche pleine d'horribles choses, dans une morte tout à coup ouverte…
Par ce qui nous est dit, j'entrevois soudainement tout ce qu'elle a dû souffrir depuis dix ans: et les craintes près de nous d'une lettre anonyme, d'une dénonciation de fournisseur, et la trépidation continuelle à propos de l'argent qu'on lui réclamait et qu'elle ne pouvait rendre, et la honte éprouvée par l'orgueilleuse créature pervertie par cet abominable quartier Saint-Georges, des fréquentations des basses gens qu'elle méprisait, et la vue douloureuse de la sénilité prématurée que lui apportait l'ivrognerie, et les exigences et les duretés inhumaines des m—— du ruisseau, et les tentations de suicide qui me la faisaient, un jour, retirer d'une fenêtre, où elle était complètement penchée en dehors… et enfin toutes ces larmes que nous croyions sans cause; cela mêlé à une affection d'entrailles très profonde pour nous, à un dévouement, comme pris de fièvre, dans les maladies de l'un ou de l'autre.
Et chez cette femme une énergie de caractère, une force de volonté, un art du mystère, auxquels rien ne peut être comparé. Oui, oui, une fermeture de tous ces affreux secrets, cachés et renfoncés en elle, sans une échappade à nos yeux, à nos oreilles, à nos sens d'observateur, même dans ses attaques de nerfs, où rien ne sortait d'elle que des gémissements: un mystère continué jusqu'à la mort et qu'elle devait croire enterré avec elle.
Et de quoi était-elle morte? d'avoir été, il y a de cela huit mois, en hiver,—par la pluie,—guetter toute une nuit, à Montmartre, le fils de la crémière qui l'avait chassée, pour savoir par quelle femme il l'avait remplacée: toute une nuit passée contre la fenêtre d'un rez-de-chaussée, et dont elle avait rapporté ses effets trempés jusqu'aux os avec une pleurésie mortelle!
Pauvre créature! nous lui pardonnons, et même une grande commisération nous vient pour elle, en nous rendant compte de tout ce qu'elle a souffert… Mais, pour toute la vie, il est entré en nous la défiance du sexe entier de la femme, et de la femme de bas en haut aussi bien que de la femme de haut en bas. Une épouvante nous a pris du double fond de son âme, de la faculté puissante, de la science, du génie consommé, que tout son être a du mensonge…
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23 août.—Gautier dîne à côté de nous chez Peters. Il revient d'inaugurer les chemins de fer algériens, et il est furieux contre la civilisation, les ingénieurs qui abîment les paysages avec leurs rails, les utilitaires, tout ce qui met dans un pays une saine édilité. Se tournant vers Claudin qui vient de s'asseoir à sa table: «Toi tu aimes cela… tu es un civilisé. Mais nous, nous trois, avec quatre ou cinq autres, nous sommes des malades… des décadents… non, plutôt des primitifs, non, encore non, mais des particuliers bizarres, indéfinis, exaltés. Il y a des moments, oui, où je voudrais tuer tout ce qui est: les sergents de ville, M. Prudhomme, M. Pioupiou, toute cette cochonherie-là… Claudin, vois-tu, je te parle sans ironie, je t'envie, tu es dans le vrai. Tout cela tient à ce que tu n'as pas comme nous le sens de l'exotique. As-tu le sens de l'exotique? Non, voilà tout… Nous ne sommes pas Français, nous autres, nous tenons à d'autres races. Nous sommes pleins de nostalgies. Et puis quand à la nostalgie d'un pays se joint la nostalgie d'un temps… comme vous par exemple du XVIIIe siècle… comme moi de la Venise de Casanova, avec embranchement sur Chypre, oh! alors, c'est complet… Venez donc, un soir, chez moi. Nous causerons de tout cela longuement. Nous serons, tour à tour, chacun de nous trois, Job sur son fumier avec ses amis.»
Et puis à propos de PSYCHÉ, dont il a donné l'idée de la reprise chez Jeanne Destourbet, dans une causerie avec le prince Napoléon, reprise qu'il voulait tourner vers la résurrection du côté inconnu de Molière, maître de ballets, arrangeur de divertissements, Gautier se met à rejuger le MISANTHROPE, une comédie de collège de Jésuites, pour la rentrée des classes: «Ah! le cochon! quelle langue! est-ce mal écrit! Mais comment voulez-vous qu'on imprime cela. Je ne veux pas m'ôter mon pain. Je reçois encore aujourd'hui des lettres d'injures, parce que j'ai osé faire un parallèle entre Timon d'Athènes et le Misanthrope.
De Molière la causerie saute à tout ce XVIIe siècle, si ennuyeux, si antipathique, d'une si mauvaise langue, entre la langue grasse du XVIe siècle et la langue claire du XVIIIe. Et voilà soudain Gautier, poussant au Roi-Soleil du temps, à Louis XIV, et le lapidant, comme à coups d'étrons, dans un flux de paroles verveuses, où Michelet semble doublé d'un père Duchêne:
«Un porc grêlé comme une écumoire et petit…. Il n'avait pas cinq pouces le grand Roi. Toujours à manger et à c…. C'est plein de m…. ce temps-là. Lisez la lettre de la Palatine. Et borné avec cela…. Parce qu'il donnait des pensions pour qu'on le chantât…. Une fistule dans le c…. et une autre dans le nez qui correspondait avec le palais… Ça lui faisait juter par les fosses nasales les carottes et toutes les juliennes de son temps. Et c'est vrai ce que je dis là…» fait-il en se tournant vers Claudin ahuri!
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—Qu'est-ce que la vie? L'usufruit d'une agrégation de molécules.
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—Le tourment de l'homme de pensée est d'aspirer au Beau, sans avoir jamais une conscience fixe et certaine du Beau.
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30 août.—Une malheureuse organisation que la nôtre. Depuis le collège nous nous sommes toujours passionnés pour les causes battues, et aujourd'hui la défaite de Garibaldi nous fait tout mélancoliques. Pourtant ce Garibaldi, ainsi que le dit le père Chilly, ce n'est point notre homme, mais nous sommes ainsi faits, qu'il y a au fond de nous, toujours une sympathie pour les hommes qui n'ont pas la vulgarité, la canaillerie du succès.
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31 août.—Nous avons reçu, ces jours-ci, un petit morceau de papier imprimé, portant ceci: «M*** vous êtes prié d'assister à la petite fête de famille, qui sera donnée à Neuilly, rue de Longchamps, 32, le 31 août 1862.
Et nous voici ce soir, rue de Longchamps, où nous trouvons 25 ou 30 invités. C'est la chambre des filles de Gautier qui est la salle de spectacle, où il y a une toile, une rampe, et tous les fauteuils et toutes les chaises de la maison. La tablette de la cheminée sur laquelle on s'assied, simule le balcon. Sur la porte, au-dessus de laquelle se détire, en une pose anacréontique, une femme nue, est collée l'affiche:
Théâtre de Neuilly.
PIERROT POSTHUME.
La toile se lève sur la scène, où le peintre Puvis de Chavannes a peint d'assez cocasses décors—une scène où il y a juste la place pour un soufflet et un coup de pied dans le derrière. Et la farce commence, une farce qui parait écrite au pied levé, une nuit de carnaval, dans un cabaret de Bergame, avec de jolis vers qui montent s'enrouler ainsi que des fleurs autour d'une batte.
Là dedans passe et repasse toute la famille, les deux filles de Gautier, Judith, dans un costume d'Esméralda de la comédie italienne, développant des grâces molles; la jeune Estelle, svelte dans son habit d'Arlequin, et montrant sous son petit museau noir, de jolies moues d'enfant; le fils de Gautier en Pierrot un peu froid, un peu trop dans son rôle, un peu trop posthume; puis enfin Théophile Gautier, lui-même faisant le docteur, un Pantalon extraordinaire, grimé, enluminé, peinturluré à faire peur à toutes les maladies énumérées par Diafoirus, l'échiné pliée, le geste en bois, la voix transposée, travaillée, tirée on ne sait d'où, des lobes du cerveau, de l'épigastre, du calcaneum de ses talons: une voix enrouée, extravagante, qui semble du Rabelais gloussé.
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4 septembre.—Bar-sur-Seine…. Il habite ici un millionnaire, d'une avarice telle, que lorsqu'il a mis ses fils au collège, il a défendu par économie qu'on cirât leurs souliers, disant que le cirage brûlait le cuir… et il a remis au proviseur une couenne de lard pour les frotter.
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Septembre.—C'est prodigieux comme Millet a saisi le galbe de la femme de labeur et de fatigue, courbée sur la glèbe. Il a trouvé un dessin carré, un contour fruste qui rend ce corps-paquet, où il n'y a plus rien des rondeurs provocantes de la forme féminine, ce corps que le travail et la misère ont aplati comme avec un rouleau, n'y laissant ni gorge ni hanches, et qui ont fait de cette femme un ouvrier sans sexe, habillé d'un casaquin et d'une jupe, dont les couleurs ne semblent que la déteinte des deux éléments entre lesquels ce corps vit,—en haut bleu comme le ciel, en bas brun comme la terre.
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12 septembre.—Il y a une vieille demoiselle ici, une ci-devant religieuse, qui terminait une longue déploration de toutes les misères et de toutes les dégoûtations de l'humanité par cette réclamation: «Et puis, pourquoi sommes-nous faits en viande?»
Cette révolte contre la matérialité de notre être, et l'aspiration à la composition d'un végétal ou d'un minéral, ne prouvent-elles pas une délicate spiritualité féminine?
La même vieille demoiselle nous racontait qu'une des distractions des religieuses du couvent, où elle se trouvait,—la chose est délicate, et aurait besoin pour être contée de la plume de Beroalde de Verville, mais ma foi tant pis,—elle nous racontait donc que cette distraction était de p…. dans des carafes, oui, de mettre du vent en bouteille, pour se régaler la vue des irisations du gaz captif.
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—On me montrait hier un jeune jardinier, un garçon de 25 ans, qui vient d'épouser une cuisinière de 60 ans, pour une rente de 40 boisseaux de blé.
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—Lorsque l'incrédulité devient une foi, elle est plus bête qu'une religion.
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22 septembre.—Celui-là, je le répète, ferait un livre curieux, apporterait d'intéressants documents à l'histoire humaine et française, celui-là qui récolterait et assemblerait simplement les anecdotes singulières, relatives à certaines physionomies provinciales. Oui, un Tallement des Réaux qui, ici et là, noterait tout ce qu'il entendrait sur les personnages excentriques de la province, ferait un amusant bouquin. Quelles figures fantasques, quels originaux, quelles silhouettes grotesques ou bizarres, puissantes ou tranchées, s'accusant dans les souvenirs, les légendes de famille, avec une verdeur, une saveur du cru, une turgescence de comique, qu'on ne trouve pas dans les bonshommes parisiens.
Voici un de ces types que j'attrape au passage, parmi les récits d'après dîner. C'était le médecin ordinaire de la maison de notre grand-père, à Sommerécourt. Une espèce de docteur Tant-mieux, à mine rabelaisienne, le dernier porteur de la culotte, des bas, des boucles de souliers en acier, un bon vivant qui buvait dur, et auquel on était obligé de rationner le vin dans les maisons où il mangeait;—du reste parfaitement lucide, et la raison aussi vive et plus nette que jamais, en plein vin. Il s'appelait Procureur, et habitait le petit village de Vrécourt. Une célébrité médicale que ce Procureur, une de ces lumières de la science de guérir inofficielles et populaires à la façon des rebouteux, un de ces hommes sans études, sans lectures, mais qui semblent nés dans les secrets de la nature, qui soignent par instinct, qui sauvent par illumination, qui ont le miracle en main. Dans toutes les Vosges on l'appelait pour les cas désespérés.
Un vrai paysan avec cela, et à peu près traité comme tel. D'ordinaire, le grand-père le faisait dîner avec les domestiques, ne donnant l'ordre de mettre son couvert à table que dans les grandes occasions. Ayant sauvé la maréchale de Bellune d'une maladie mortelle, et des soins de plusieurs illustres médecins, ce fut un éblouissement, quand il fut invité par sa malade à dîner. Il donnait des poignées de main aux domestiques, et placé à côté de Mme de Bellune, chaque fois qu'un convive lui adressait la parole, il saluait, ayant, par une habitude de paysan, gardé son chapeau sur la tête.
Un jour, le grand-père lui ayant demandé son compte pour les soins donnés à lui et à sa maison pendant sept ans, il présenta un compte de 72 francs: —Comment coquin, soixante-douze francs? Le pauvre Procureur troublé, balbutiait:—Mais Monsieur, je vous assure, j'ai fait très justement le compte!
—Comment, mais c'est impossible, soixante-douze francs pour sept ans. Le grand-père ne pouvait croire à la modicité de la somme.
Procureur avait une fille mariée. Son gendre vint se plaindre à lui que sa fille se laissait aller à la boisson. Bon sang ne peut mentir. Sa fille avait de vingt-cinq à trente ans. Il la fouetta comme une petite fille, et dit à son gendre: «Dà, dà, la voilà corrigée!».
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19 octobre.—Un mot qui dit tout sur les juifs, qui éclaire leur fortune, leur puissance, leur rapide ascension, en ce siècle d'argent. Mirès apprenait à Saint-Victor que dans l'école juive, où il avait été élevé à Bordeaux, on ne donnait pas de prix de calcul,—parce que tous l'auraient mérité.
Cette révélation fait pâlir même le mot profond du vieux Rothschild: «A la
Bourse, il y a un moment où, pour gagner, il faut savoir parler hébreu!
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—X—— a pris pour maîtresse une actrice, aussitôt après le bruit de son acquittement pour avortement, un peu à cause du scandale de l'affaire, beaucoup parce que l'avortement a amené un dérangement curieux dans la matrice de la femme. C'est un cas qui amuse l'ancien médecin dans l'homme devenu impuissant.
Dans les entr'actes du théâtre, il s'en va chez un grand pharmacien qui est à côté. Et là, dans l'arrière-boutique, en collaboration de son ami, il se livre longuement et compendieusement à la composition d'un de ces lavements, dont la recette est perdue depuis Molière, et rapporte le liniment, où il a mis sa science et son coeur, à la belle au théâtre. C'est son sac de bonbons de tous les soirs.
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—Une religion sans surnaturel,—cela me fait penser à une annonce que j'ai lue, ces années-ci; dans les grands journaux: vin sans raisin.
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27 octobre.—Nous sommes chez de vieux amis de notre famille, chez les Armand Lefebvre, dans leur jolie petite propriété de la Comerie, au coeur de l'Ile-de-France, dans ce coin de terre tout XVIIIe siècle.
Ici c'est Chantilly, là Champlatreux, plus loin Luzarches, un nom de site champêtre à la mode dans les romans de la fin du dernier siècle, tout comme Salency, et pour venir ici, on passe par l'Ile-Adam, devant la terrasse peinte dans le joli tableau d'Olivier, qui est à Versailles. C'est plein de noms de la vieille France, les Condé, les Conti, Molé, Samuel Bernard et jusqu'à Sophie Arnould qui y eut son prieuré. La nature même semble du XVIIIe siècle: ce sont les paysages, où Demarne pousse ses retours de troupeaux.
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Mardi 28 octobre.—Edouard me mène à Clermont voir la prison des femmes.
… Elles sont généralement bien portantes, le visage plein, le teint un peu bis, ayant à la fois de l'aspect de la nonne et de la convalescente d'hôpital. Toutes ou presque toutes ont la tête carrée, des têtes de volonté et d'endurcissement, de mauvaises têtes de paysannes—et déprimées d'une manière curieusement uniforme. Je n'y ai pas vu une jolie figure, un visage intéressant. Ce monde aux yeux renfoncés, est dur, concentré, avec un tas de choses amassées sous l'ensevelissement des traits. Toutes, quand on passe au milieu d'elles, restent penchées sur leur tâche, la physionomie fermée. Il semble qu'il y ait un mur entre votre regard et elles. Leur visage ne dit, n'exprime rien; on sent qu'il fait le mort.
Êtes-vous passé, et vous retournez-vous? vous voyez les yeux lentement se soulever, et l'on se sent dans le dos, jusqu'à la porte, les regards de toutes ces femmes dardés sur vous, en une curiosité méchante.
… Le directeur m'entretenait des ruses de ces femmes, murées dans le silence, des ruses pour correspondre entre elles, d'une lettre d'amour envoyée à une compagne par une lesbienne, qui en avait découpé les lettres dans le PATER et l'AVE d'un livre de prières, et les avait cousues ensemble sur un bout de chiffon.
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29 octobre.—Un détail curieux donné par Edouard sur la répulsion, l'épouvante produite par le zouave sur l'imagination allemande.
Danremont, l'attaché plénipotentiaire près le roi de Hanovre, promenait un jour son fils, habillé en zouave. Le roi de Hanovre, qui est aveugle, entend le rire de l'enfant, se le fait amener, le prend dans ses bras, puis soudain, à un mot dit par son aide de camp, le laisse brusquement retomber à terre. L'aide de camp venait de dire au Roi en quoi l'enfant était habillé.
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Paris 1er novembre.—En passant devant la fontaine Saint-Michel, devant ces monstres bourgeois, les monstres de la Chine et du Japon me reviennent dans la pensée. Quelle imagination dans l'hybride. Quelle invention, quelle poésie horrifique dans ces fantaisies animales. Les beaux hippogriffes de l'opium! Quelle ménagerie diaboliquement fantastique, faite d'accouplements insensés, extravagants et superbes.
Mais aussi pourquoi demander des chimères à des membres de l'Institut. Ils ne fabriqueront jamais que les monstres du récit de Théramène, le vrai monstre au goût de la France classique et tragédique.
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Samedi 8 novembre.—Nous dînons chez Gavarni. Les convives sont de Chennevières, le docteur Veyne, l'ancien médecin de la bohème, et Sainte-Beuve. L'auteur de VOLUPTÉ arrive dans la toilette d'un petit mercier de province en partie fine, tire de sa poche une calotte de soie noire, une calotte à la fois d'Académie et de sacristie, qu'il met sur sa tête pour la défendre des courants d'airs.
Je lui parle de ses articles du CONSTITUTIONNEL: «Oui, je compte aller encore vingt mois avec deux mois de congé. C'est le temps de mon traité, mon Dieu! J'ai de certaines facilités de sauter d'un sujet à l'autre, quoique ce soit le plus fatigant de mon affaire. J'ai professé à Liège trois fois par semaine. J'ai fait quatre ans de cours à l'École normale. J'ai fait vingt-deux leçons sur Bossuet… Et puis je donne tout ce que j'ai: le fond de toutes mes notes. Je vide mon sac. Je suis à mes dernières cartouches et je tire tout… Franchement, au fond je suis blasé ou plutôt dégoûté, las. Toutes ces insultes, toutes ces calomnies, pour un petit honneur qui n'est rien du tout, et qu'on estime beaucoup!»—Ici je le sens blessé à fond, de l'attaque d'un journal de ce matin, qui, en annonçant son invitation pour une fournée de Compiègne, l'accusait d'avoir fait renvoyer son ami Barbey d'Aurevilly du PAYS:—«Si j'avais dix mille livres de rentes, reprend-il, je sais bien ce que je ferais, ou plutôt ce que je ne ferais pas.» Et il nous confie qu'il n'ira pas à Compiègne, où les journaux le font aller, que sa santé ne le lui permet pas, ses infirmités, sa vessie… Il ne pourrait rester là toute la soirée. Ce sont de trop grandes corvées pour son âge.
On cause de l'histoire moderne, de sa supériorité sur l'ancienne, qui ne voyait jamais ni le cadre ni le milieu des événements, et Sainte-Beuve déclare que Villemain ne sait absolument des événements que ce qu'il y a dans les livres, et que la connaissance de l'art d'un temps manquait jusqu'ici aux historiens. La causerie arrive au XVIIIe siècle. «C'est le temps que j'aime le mieux, s'écrie Sainte-Beuve. Il n'y a pas pour moi de plus belles années que les quinze premières années du règne de Louis XVI. Et quels hommes, même de second ordre: Rivarol, Chamfort. Le mot de Rivarol: L'impiété est une indiscrétion, cela est charmant!… hum! hum!»
Sainte-Beuve a ainsi un petit ânonnement qui le mène d'une pensée à une autre, et lie sa parole. «Hum! hum!…» fait-il encore une fois, et il continue:
«Et tous les gens de ce temps-là avaient une philosophie que nous devrions bien avoir. Il n'était pas question d'immortalité d'âme, de machines comme cela; on vivait de son mieux, en faisant bien, et on ne méprisait pas le matériel. Maintenant, on prend trop de religion, on en prend trop, on force la dose… Et puis, dans ce temps-là, on avait la société, la société, encore la meilleure invention des hommes, après tout.»
Là-dessus, il se met à parler de Michelet avec une sorte d'animosité et de rancune colère. «Aujourd'hui, il a le style vertical. Il ne met plus de verbes. Mais c'est une église, il a des croyants… Les premiers volumes, les premiers volumes… mon Dieu! ça ne vaut pas mieux que le reste. Ce sont simplement les derniers qui font valoir les premiers.»
Puis il est successivement question d'About, et de Lamartine, et du duc de Broglie: «About, c'est un garçon qui fait un volume de ce qui mérite une page. Son roman sur le nez, vous savez, c'est une épigramme de Voltaire, vous vous rappelez ça… Si, si, je vous assure que Lamartine a de l'esprit. Il en a en passant, en coulant, sans s'arrêter dessus. Tenez, on parlait devant lui de Broglie, on disait que c'était un bon esprit:—«Oui, un bon esprit faux,» fit-il.
Pendant le dîner, nous avons l'agacement d'entendre le fin causeur, le fin connaisseur ès lettres, parler art, à tort à travers, louanger Eugène Delacroix comme peintre philosophique, s'étendre sur l'expression de la tête d'Hamlet dans son tableau «Hamlet au cimetière», tirade que coupe presque brutalement Gavarni par cette phrase: «L'expression! mais vous pouvez mettre la tête d'Hamlet sur la tête du fossoyeur et vice versa.»
Après dîner, Sainte-Beuve, nous voyant fumer, dit: «Ne pas fumer est un grand vide dans la vie. On est obligé de remplacer le tabac par des distractions trop naturelles… qui ne vous accompagnent pas jusqu'au bout.»
Et c'est dit avec un sourire de regret et de mélancolie libertine.
En revenant sur la route de Versailles, par une belle nuit froide, Sainte-Beuve, en son paletot gris déboutonné et son gilet chamois,—il affectionne les couleurs claires, jeunettes, printanières,—Sainte-Beuve marchant d'un pas nerveux, presque rageur, nous entretient de l'Académie qui n'est pas, dit-il, ce qu'on pense.
Il est en bons rapports avec elle, en dépit des petits tours qu'il avoue lui avoir joués. Les passions politiques ont eu le temps de s'apaiser depuis douze ans. De petites reprises de ces passions ont cependant lieu, de temps en temps, mais ça n'a pas de suite. Falloux lui a presque pris de force les mains qu'il mettait dans ses poches. «Il n'y a que de Broglie. Nous ne nous saluons pas… Ça se passe en famille à l'Académie, voyez-vous. Nous ne sommes que huit depuis six mois. Il y a des séances, quand Villemain n'est pas là, qui commencent à trois heures et demie, et qui finissent à quatre heures moins le quart. S'il n'y avait pas un homme inventif, un Villemain, ça n'irait plus. Il pose des questions. Il rédige un procès-verbal coquet. C'est comme Patin pour le Dictionnaire, il ne le fait pas bien, mais il le fait, et sans lui on ne ferait plus rien. Ce n'est pas mauvaise volonté de l'Académie, c'est ignorance. L'autre jour à propos du mot chapeau de fleurs, M. de Noailles a dit que c'était un mot inconnu, qu'il ne l'avait rencontré nulle part. Il n'a pas lu Théocrite, voilà! Et c'est ainsi à propos de tout… Pour les livres, pour les prix, ils viennent me trouver. Ils me demandent ce que c'est. Ils se renseignent, que voulez-vous?… Ils ne connaissent pas un nom nouveau depuis dix ans… Et puis l'Académie a une peur atroce, c'est la peur de la bohème. Quand il n'ont pas vu un homme dans leurs salons, ils n'en veulent pas. Ils le redoutent. Ce n'est pas un homme de leur monde… C'est ce qui fait, je crois, qu'Autran a des chances. C'est un candidat des bains de mer. On l'a rencontré aux eaux. Et il a de la fortune. Et puis il est de Marseille. Il a pour lui Thiers, Mignet, Lebrun, les trois frères provençaux, qui se pousseront le coude pour voter pour lui.»
La petite touche—c'est le charme et la petitesse de la causerie de Sainte-Beuve. Point de hautes idées, point de grandes expressions, point de ces images qui détachent en bloc une figure. Cela est aiguisé, menu, pointu, c'est une pluie de petites phrases qui peignent, à la longue, et par la superposition et l'amoncellement. Une conversation ingénieuse, spirituelle mais mince; une conversation où il y a de la grâce, de l'épigramme, du gentil ronron, de la griffe et de la patte de velours. Conversation, au fond, qui n'est pas la conversation d'un mâle supérieur.
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16 novembre.—Sous la couverture mouillée que le pompier lui avait jetée, la pauvre danseuse si horriblement brûlée hier, Emma Livry, s'était mise à genoux et faisait sa prière.
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—Un superbe détail pour le soir d'une bataille. Après Isly, les vautours grisés des yeux des morts qu'ils avaient mangés, ne trouvant pas le reste encore assez corrompu, voletaient, trébuchaient, tombaient à terre comme des pochards.
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Samedi 22 novembre.—Gavarni a organisé avec Sainte-Beuve un dîner qui doit avoir lieu deux fois par mois. C'est aujourd'hui l'inauguration de cette réunion et le premier dîner chez Magny, où Sainte-Beuve a ses habitudes. Nous ne sommes aujourd'hui que Gavarni, Sainte-Beuve, Veyne, de Chennevières et nous, mais le dîner doit s'élargir et compter d'autres convives.
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27 novembre.—En ces années, il ne suffit pas d'écrire un livre, il faut être le domestique de ce livre, faire les courses de son volume, devenir le laquais de son succès. Je porte donc mes livres, ici et là, à quelques-uns qui les couperont à moitié, à d'autres qui en parleront sans les lire, à d'autres qui en feront de quoi dîner chez un bouquiniste.
On fabriquerait, je ne sais quelle physiologie curieuse des gens de lettres, avec la physionomie de leur portier, de leur escalier, de leur sonnette, de leur logis. J'ai remarqué une sorte de logique, une corrélation intime chez presque tous entre l'habitant et la coquille, l'homme et le milieu. L'homme de lettres, cela loge généralement haut, au cinquième. Paris a le cerveau, comme l'homme, en haut; et ce qui court, ce qui se sert de ses jambes: boutiques, entresol, est en bas; et ce qui digère est au premier:—la maison est un individu.
Trois intérieurs, à trois crans de l'échelle, m'ont frappé… Au fond d'une cour, rue Jacob, on monte cinq étages, on suit un corridor où donnent des portes de chambres de domestiques, une sorte de labyrinthe dans des communs. Une clef est sur la porte; après avoir frappé en vain, on se décide à tourner la clef, on est dans une façon de resserre, pleine de livres en désordre sur le carreau, au milieu desquels est une paire de bottines d'homme, non faite. Une voix de l'autre pièce crie, comme du fond d'un rêve: «Qui est là!» On entre, on se trouve dans une chambre de grisette, de couturière, où il y a une table de nuit, écrasée de livres brochés, tout neufs, et dans un lit, un petit homme, maigre, maladif… Vous l'avez éveillé. Il est deux heures! Vous êtes chez un critique en mansarde, un homme d'un grand talent. C'est M. Montégut, l'écrivain de la REVUE DES DEUX MONDES.
Rue d'Argenteuil, presque en face du GAGNE-PETIT, ce vieux magasin noir où l'on vend du blanc, dans cette rue où l'imagination loge volontiers, sous la tuile, la misère d'un Restif de la Bretonne, un escalier obscur, des paliers qui sentent le plomb, quatre raides étages, une de ces bonnes à tout faire, perdant la tête d'une visite, et qui manque d'écraser une petite fille qui se sauve d'entre ses jambes. Un salon où il y a des meubles d'une élégance vieillote, dans la cheminée un feu mouillé et désolé, aux murs beaucoup d'images quelconques qui sont dans des cadres, sur une table un grand volume illustré pour le Jour de l'an; dans un coin, un piano qui dit une femme, une famille: un salon qui ressemble un peu à la pièce pauvre et solennelle, que les relieurs ont pour recevoir leurs clients. Là dedans un petit homme très maigre, aux cheveux rares et longs, au teint de papier mâché, aux yeux fureteurs: c'est Edouard Fournier, l'érudit critique de la PATRIE.
En face de la Muette, sur les terrains de l'ancien Ranelagh,—j'ai reconnu la maison sans la connaître,—ça ressemble aux tâtonnements des enfants avec les jeux d'architecture, et où ils marient des tours à créneaux avec un kiosque chinois. Nous entrons. Il y a des fleurs partout, des plats de Chine dans les plafonds, des Watteau peints par Ballue, des vitrines pleines de dunkerques, du carton-pierre, des tentures de lampas, des stores peints, des tapis comme de la mousse, des reliures surdorées, des portes, couvertes, de bas en haut, de dessins, de lithographies, de photographies à deux sous, un salon de jeux avec des billards polonais et des toupies hollandaises, et des montées, des descentes, des machinations de dégagements qui ressemblent à une intrigue de vaudeville, et partout des objets d'art à ravir une fille: une maison triomphante avec jardin, écurie et remise, que vous montre un homme lugubre et gêné et tristement aimable,—que vous montre Jules Lecomte.
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1er décembre.—Nous allons remercier Sainte-Beuve de l'article qu'il a fait ce matin, dans le CONSTITUTIONNEL, sur la FEMME AU XVIIIe SIÈCLE.
Sainte-Beuve demeure rue Montparnasse. La porte, une toute petite porte, nous est ouverte par la gouvernante, une femme de quarante ans, à tenue d'institutrice de bonne maison. On nous introduit dans un salon à papier grenat, aux meubles en velours rouge, aux formes Louis XV d'un tapissier du quartier Latin. Salon bourgeois solennellement froid, rappelant assez le salon de la maison du Rempart pour MM. de la magistrature. Le jour y vient triste et pauvre, d'un jardinet fermé par un grand mur, et à travers le tortillage d'une vigne aux sarments maigres et noirs. Nous montons, par un petit escalier compliqué, à la chambre de Sainte-Beuve, juste au-dessus du salon, chambre où l'on voit en entrant un lit avec un édredon, en face deux fenêtres sans grands rideaux, à gauche deux bibliothèques d'acajou pleines de reliures, genre Restauration, et montrant sur le dos des fers dans le goût du gothique de Clotilde de Surville; au milieu de la pièce est une table chargée de volumes, et dans les coins, contre les bibliothèques, des amas de journaux et de brochures, un empilement, un fouillis, un désordre de déménagement: l'aspect d'une chambre d'hôtel garni, habitée par un bénédictin.
Nous trouvons Sainte-Beuve, je ne sais pourquoi, exaspéré contre SALAMMBÔ, et furibond et écumant à petites phrases: «D'abord c'est illisible… Et puis c'est de la tragédie… Au fond c'est du dernier classique… La bataille, la peste, la famine, ce sont des morceaux à mettre dans des cours de littérature… Du Marmontel, du Florian, quoi!» Pendant près d'une heure, quoi que nous disions en faveur du livre (il faut défendre les camarades contre les critiques), il crache, il vomit sa lecture, en proie à une colère enfantine, presque comique.
Aujourd'hui Sainte-Beuve me frappe par sa ressemblance avec Hippolyte Passy, même vieille mine futée, même oeil, même forme de crâne, et surtout même timbre de voix un peu zézeyante. J'ai remarqué le zézeyament chez les grands bavards.
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Samedi 13 décembre.—J'ai reçu, avec une gentille lettre de compliments sur notre livre, une invitation à dîner, ce soir, chez la princesse Mathilde.
Nous sommes introduits au premier, dans un salon de forme ronde, aux panneaux de soie pourpre, décorés de glaces gravées dans l'élégants cadres. Gavarni, Chennevières, Nieuwerkerke sont déjà là, puis arrive la princesse, suivie de sa lectrice, Mme de Fly. Nous voici à table. Nous ne sommes que sept. Sauf la vaisselle plate marquée aux armes de l'Empire, sauf la gravité et l'impassibilité des laquais, vrais laquais de maisons princières, on ne se croirait guère chez une altesse, tant il règne en cet aimable logis une liberté d'esprit et de parole.
Ce salon est le vrai salon du XIXe siècle, avec une maîtresse de maison qui est le type parfait de la femme moderne.
Une femme à l'amabilité comme son sourire, le plus doux sourire du monde, —le sourire gras des jolies bouches italiennes,—et une femme ayant ce charme: le naturel, et vous mettant à l'aise avec une langue familière, la vivacité de tout ce qui lui passe par la tête, une adorable bonne enfance.
Aujourd'hui elle se sent entre hommes, et se livre et s'abandonne, et est vraiment charmante. Elle nous fait de jolies et spirituelles plaintes sur le niveau singulièrement descendu de la femme, depuis le temps que nous avons peint, sur son ennui de ne point trouver de femmes s'intéressant aux choses d'art, aux nouveautés de la littérature, ou ayant des curiosités, sinon viriles, au moins élevées ou rares. Mais la plupart des femmes qu'on voit, qu'on reçoit, dit-elle, il en est si peu avec qui l'on puisse causer: «Tenez, qu'il entre une femme ici, je serais obligée immédiatement de changer la conversation. Vous allez voir tout à l'heure… Oui, toutes les femmes intelligentes de ce temps-ci, je suis prête à les recevoir… Mlle Rachel, oui, Mlle Rachel, je l'aurais parfaitement reçue… Mme Sand, je l'inviterai quand on voudra.»
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Décembre.—Dîner du samedi chez Magny. Sainte-Beuve a connu, à Boulogne, un vieux bibliothécaire, nommé Isnard, lequel avait été professeur de rhétorique aux Oratoriens d'Arras, et avait eu pour élève Robespierre. Il contait que son élève devenu avocat, avocat très peu occupé, avait fait un poème, intitulé: «L'art de cracher et de se moucher.» Sur ce, la soeur de Robespierre craignant qu'il ne perdît le peu de clients qu'il avait, s'il publiait son poème, allait trouyer Isnard, et lui demandait un moyen pour empêcher la publication. Isnard se faisait lire le poème par Robespierre, lui disait: «C'est très bien, très bien; mais il faudrait quelques retouches!»
La Révolution prenait Robespierre au milieu de ses retouches,—et le poème n'était pas publié.
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ANNÉE 1863
1er janvier 1863.—Nous sommes tristes, et encore plus humiliés de dîner aujourd'hui au restaurant. Il y a des jours de l'année, où il est convenable d'avoir une famille, à six heures précises.
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3 janvier.—Chez Magny. Nos livres, notre mode de travail, ont fait, je le sens, une grande impression sur Sainte-Beuve. La préoccupation de l'art, dans laquelle nous vivons, le trouble, l'inquiète, le tente. Assez intelligent pour comprendre tout ce que ce nouvel élément, non employé encore, apporte de richesses et de couleurs à l'historien, il s'efforce de se mettre au courant. Il tâtonne, il interroge, il travaille à vous faire causer. Il ne sait pas enfin, et voudrait bien savoir.
Et l'on a parlé misère de peuple et promiscuité des faubourgs, et Sainte-Beuve s'est écrié avec un accent d'humanité de 1788, qu'il ne pouvait comprendre que, sur le trône, on ne fût pas un saint Vincent de Paul ou un Joseph II. «Assainir tout cela, ce serait quelque chose, ce serait le commencement,» a-t-il répété deux ou trois fois… et de ces hauteurs humanitaires et philosophiques, il est vite descendu à causer des petites filles du peuple, qu'il a fort étudiées, nous dit-il, et qui—remarque très juste—ont, à la puberté, deux ou trois ans de folie, de fureur de danse, de vie de garçon, jetant ainsi leurs gourmes et leurs bonnets par-dessus les moulins: après quoi elles deviennent rassises, rangées, femmes d'intérieur et de ménage.
Aujourd'hui dînait Nieuwerkerke… Il nous rattrape en sortant, et nous emmène fumer un cigare en ses appartements du Louvre. Dans un vitrine placée au milieu d'une fenêtre, il nous fait voir sa collection particulière, une réunion de cires des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, petits médaillons momifiés, petites figures cadavériques, effrayantes à la façon de petits morts et de petites mortes.
Puis ouvrant, l'un après l'autre, quatre grands cartons, sur lesquels est écrit: SOIRÉES DU LOUVRE, il fait défiler devant nous, toutes les caricatures du Paris illustre: ministres, généraux, magistrats, artistes, écrivains, aquarellés le soir, à la lampe, par Eugène Giraud, et rendus avec un modelage merveilleux, les coups de gouache les plus lumineux, des ironies de dessin toutes spirituelles,—des grossissements accentuant, outrant, pour ainsi dire, la ressemblance des gens.
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Janvier.—Le café Anglais vend par an pour 80,000 francs de cigares. Le cuisinier a un traitement de 25,000 francs. Le propriétaire possède des chevaux, des voitures, des terres. Il est membre du Conseil général de son département. Voilà la grandeur des folies de Paris.
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4 janvier.—Feuilleté aujourd'hui les 80 planches de Goya.
C'est le cauchemar de la guerre. Oh! cette planche terrifique, comme une épouvante rencontrée la nuit, par un clair de lune, au coin d'un bois: un homme empalé à une branche d'arbre, nu, saignant, les pieds contractés de souffrance, l'agonie de sa torture sur la face, et dans le hérissement des cheveux… le bras coupé net, comme un bras cassé de statue…
Et puis, tournez la feuille: des bouches qui crachent la vie, des mourants vomissant le sang sur des cadavres; et tournez encore la feuille: l'Espagne mendiant, les pieds dans la voirie d'une ambulance…
Le génie de l'horreur, c'est le génie de l'Espagne. Il y a de la torture, de l'inquisition presque, dans les planches de son dernier grand peintre, et dans la morsure de ses eaux-fortes, pour ainsi dire, de la brûlure de ses autodafés.
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—A l'heure présente, il y a dans les bals publics quatre fameux danseurs, dont le plus renommé s'appelle Dodoche, et qui est un marchand de papier. Le second est un sculpteur, le troisième un marbrier tumulaire, le quatrième un attaché aux Pompes funèbres. Ainsi se rattachent nos Bacchanales à la Danse des Morts.
Ces danseurs sont en si grande vogue, surtout aux bals masqués, que pour la réclame et la publicité de danser avec eux, les femmes leur donnent cinq francs par contredanse.
Il est vrai qu'elles se rattrapent bien facilement par une coutume récemment introduite au bal de l'Opéra, elles montent mendier dans les premières loges, chez Daru, dans les loges d'ambassade, et grappillent des louis, des demi-louis,—faisant ainsi, dans leur nuit, des recettes s'élevant à deux cents francs.
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—Flaubert nous dit, que lorsqu'il était enfant, il s'enfonçait tellement dans ses lectures, en se mordillant la langue et en se tortillant une mèche de cheveux avec les doigts, qu'il lui arrivait, à un moment, de choir à terre. Un jour il se coupa le nez, en tombant contre une vitre de bibliothèque.
Il y a aujourd'hui chez lui un jeune étudiant en médecine (Pouchet) s'occupant de tatouage, et qui nous signale de singuliers tatouages, relevés par lui: la devise: Liberté, Égalité, Fraternité, sur le ventre d'une prostituée, et sur le front d'un forçat, la légende pessimiste: Pas de chance.
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17 janvier.—Sainte-Beuve nous entr'ouvre ses souvenirs sur Mme Récamier, nous esquisse une figure de son salon: le vieux Forbin-Janson. On le rencontrait dans l'escalier porté par un domestique à l'état de ruine, d'ombre, de mort. La porte ouverte, à la vue de la femme de chambre, crac! ainsi qu'un ressort, un sourire se mettait à jouer sur sa figure. Et il entrait avec un grand air, et il saluait galamment, et de temps en temps éternellement souriant, lançait un assez joli trait d'esprit, que Mme Récamier relevait, faisait valoir.
Alors le vieillard se laissait aller à dire: «Ça, c'est du bon Forbin!» Un mot lugubre.
Puis il passe à la silhouette d'Ampère, qu'il a beaucoup connu, et qui venait le voir, presque tous les matins, pendant le long temps où Sainte-Beuve, pris d'horreur pour le monde, s'était claquemuré à l'hôtel du Commerce. Il nous le peint comme cavalier servant de Mme Récamier, comme le patito classique, comme le type de l'académicien cornac, comme le directeur littéraire des bourgeoises lettrées, comme le cicerone de Mmes Cheuvreux, comme une sorte d'abbé Barthélémy, en appuyant toutefois sur la distance qu'il y a entre la duchesse de Choiseul et la PETITE JEANNETTE.
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22 janvier.—Le commerce moderne en est arrivé à ceci: Bracquemond racontait à Gavarni qu'il connaît un garçon, payé très cher, dans un magasin du passage des Panoramas, pour imiter, avec ses lèvres, le sifflement de la soie neuve, en déroulant des rubans reteints.
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25 janvier.—Lire les auteurs anciens, quelques centaines de volumes, en tirer des notes sur des cartes, faire un livre sur la façon dont les Romains se chaussaient ou mangeaient couchés,—voici ce qui s'appelle l'érudition. On est un savant avec cela. On est de l'Institut, on est sérieux, on a tout.
Mais prenez un siècle près du nôtre, un siècle immense, brassez une montagne de documents, trente mille brochures, deux mille journaux, tirez de tout cela, non une monographie, mais le tableau d'une société, vous ne serez rien qu'un aimable fureteur, un joli curieux, un gentil indiscret.
Il se passera encore du temps, avant que le public français ait de la considération pour l'histoire qui intéresse.
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26 janvier.—Flaubert me contait, un de ces soirs, que son grand-père maternel, un bon vieux médecin, ayant pleuré dans une auberge, en lisant un journal qui annonçait l'exécution de Louis XVI, au moment d'être envoyé au Tribunal révolutionnaire de Paris, fut sauvé par son père, alors âgé de sept ans, auquel sa grand'mère apprit un discours pathétique, qu'il récita avec le plus grand succès à la société populaire de Nogent-sur-Marne.
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28 janvier.—Nous dînons ce soir chez la princesse Mathilde. Il y a Nieuwerkerke, un savant du nom de Pasteur, Sainte-Beuve, Chesneau, le critique d'art de l'OPINION NATIONALE. Une physionomie curieuse que celle de la princesse, avec la succession d'impressions de toutes sortes qui la traversent, et avec ces yeux indéfinissables, tout à coup dardés sur vous et vous perçant. Son esprit a quelque chose de ce regard. C'est tout à coup une saillie, une échappade, un mot, peignant à la Saint-Simon, une chose ou quelqu'un. C'est ainsi qu'elle définit je ne sais plus qui, par cette phrase: «Un monsieur qui a sur les yeux la buée d'un tableau!»
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29 janvier.—Des phrases menteuses, des mots sonores, des blagues, voilà à peu près ce que nous discernons chez tous les hommes politiques de notre temps. Les révolutions, un simple déménagement avec l'emménagement des mêmes ambitions, corruptions, bassesses dans l'appartement quitté,—et cela se faisant avec de la casse et de grands frais.
De morale politique, point. Je cherche autour de moi une opinion qui soit désintéressée, je n'en trouve pas. On se risque, on se compromet pour des chances de places futures, on se dévoue pour un parti qui représente l'avenir. Ainsi de tous les hommes que je vois. Si un sénateur a les opinions de ses appointements, mon jeune ami *** est attaché aux d'Orléans, parce qu'il a une sorte de promesse d'être quelque chose, s'ils reviennent. A peine y a-t-il deux ou trois fous, deux ou trois enthousiastes gratis dans un parti, et si le hasard vous les fait rencontrer, c'est bien extraordinaire, si vous ne vous apercevez pas que ce sont des imbéciles.
Cela amène, à la longue, une désillusion, un dégoût de toute croyance, une tolérance d'un pouvoir quelconque, une indifférence de la passion politique que je trouve chez tous mes compagnons de lettres, et chez Flaubert comme chez moi. On voit qu'il ne faut mourir pour aucune cause, vivre avec tout gouvernement qui est, quelque antipathique qu'il vous soit, et ne croire rien qu'à l'art, et ne confesser que la littérature. Tout le reste est mensonge et attrape-nigauds.
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31 janvier.—Dîner Magny. Sainte-Beuve est tout heureux, tout joyeusement débordant d'une partie de famille faite la veille. Véron l'a invité à dîner, lui, sa gouvernante et ses bonnes, et les a menés, le soir, dans sa loge à l'Opéra. Une vraie partie de vieux de Paul de Kock.
Et Sainte-Beuve se met à parler nerveusement de Gustave Planche, qu'il a présenté chez Hugo, à propos d'une traduction de la RONDE DU SABBAT, demandée par un graveur anglais,—chez Hugo, où il le trouvait, un jour, installé et n'en démarrant plus.
Planche n'écrivait pas alors, c'était un causeur blond, à figure assez jolie, mais un causeur poussant la causerie à des heures si avancées de la nuit, que Hugo finit par demander à Sainte-Beuve: «Quand votre ami se couche-t-il?» Et Sainte-Beuve s'étonne des séides qu'il a trouvés, surtout chez les femmes, déclarant qu'il manquait absolument de nuque, d'organe à passion, et que dans la douleur de son impuissance auprès de Mme Dorval, il se roulait sur le parquet, et si désespérément, que le portier de la maison l'entendait de sa loge…
Puis de Gustave Planche, il passe à Michelet dont il déclare le talent uniquement fait de grossissement des petites choses, et le contrepied absolu du bon sens, ne lui accordant qu'une originalité laborieuse et venant de la causerie de Quinet. Sur le regimbement de la table, et l'admiration bravement témoignée par Flaubert pour l'oeuvre du grand historien, le voici entrant en une vraie colère, frappant la table du poing, en dépit de douleurs dans les articulations, et jurant, et vociférant que tout l'hystérisme de ses livres vient de ce qu'il a connu une seule femme, et qu'il y a chez lui du désir de prêtre.
Alors lâchant Michelet, le voilà faisant un tableau de ce que Marie-Antoinette a dû souffrir avec Louis XVI, ce brutal, ce lourdaud qui jette un pavé sur un paysan qui dormait, qui pète en réponse à un courtisan, lui demandant d'être nommé premier gentilhomme de la chambre, qui donne un soufflet à M. de Cubières, et, pour se faire pardonner, un cheval arrivé dans la même journée de Constantinople, ce qui fait dire au souffleté: «Le roi me l'a donné d'une manière touchante!»
Et il s'interrompt pour dire: «—Tenez, Veyne, qu'est-ce que j'ai là, un abcès, et il tend le poignet.
—Non, une inflammation des articulations qui n'est pas même la goutte…
—Je ne veux rien faire, c'était seulement pour savoir.
—Vilaine machine que le corps humain! dit l'un de nous.
—Non, c'est très bien fait.
—Très bien fait, dites-vous; mais il me semble que vous avez joui d'une assez mauvaise santé dans votre jeunesse?
—Oh! dans ma jeunesse… D'abord j'avais une vie qui n'était pas la vie de tout le monde… Je me nourrissais mal… pas assez. Il y avait l'élément romanesque qui m'empêchait de manger à ma faim… Et j'avais des remords d'avoir trompé ma maîtresse… Oui, je ne me nourrissais pas assez… le remords, vous savez, n'est qu'une faiblesse physique. Plus tard, j'ai changé cela, j'ai fait entrer dans ma vie une douce philosophie et de la gaîté…»
Là-dessus Flaubert, oui Flaubert, et Saint-Victor se mettent à soutenir la thèse qu'il n'y a rien à faire avec le moderne; ce qui nous fait pousser des cris de paon et leur jeter: «La plastique est transposée, voilà tout!»
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9 février.—Hier nous étions dans le salon de la princesse Mathilde; aujourd'hui nous sommes dans un bal du peuple, à l'ÉLYSÉE DES ARTS, au boulevard Bourdon. J'aime ces contrastes. C'est la société vue à tous ses étages.
Une grande salle, à l'agitation un peu sourde, au mouvement légèrement morne. Des figures, ternes, grises, des teints de misère et d'hôpital. De jeunes femmes habillées de lainages bruns, de nuances sombres, sans le gai liséré du linge blanc autour du cou, et rien que des bonnets foncés, avec quelquefois dessus seulement l'éclat rouge d'un ruban. L'aspect général est celui de misérables marchandes du Temple, et la plupart des visages sortent d'une fourrure de chat. Les hommes tous en casquettes, en paletots, en chemises de couleur; les plus élégants ont un cache-nez dénoué, dont les deux bouts retombent sur le dos avec un négligé canaille. Le type dominant de ce monde m'a paru le type du juif alsacien.
Là, les danseurs invitent les danseuses, en les prenant par les rubans de leurs bonnets flottant derrière.
Contre l'orchestre s'est formé un quadrille, que de suite a entouré tout le monde, attiré par la vue de la seule jolie femme du bal, une Juive, une jeune Hérodiade, une fleur de la perversion parisienne, un merveilleux type de ces fillettes éhontées qui vendent du papier à lettres dans les rues, à la brune. Et pendant qu'elle levait toute droite la jambe et que l'on voyait, un instant, à la hauteur des têtes, une pointe de bottine recourbée et un bas de mollet dans un bas rose, son danseur faisait apparaître, en un cancan forcené, toute la crapulerie de la plèbe du XIXe siècle.
«C'est Dodoche», nous disait avec fierté, un petit bonhomme qui lui faisait vis-à-vis, et Dodoche flatté d'être regardé par les trois seuls hommes en chapeaux du bal, prenait soudain à bras-le-corps sa danseuse, et la jetait avec une grâce adroite dans l'orchestre.
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Mercredi 11 février.—En lisant les préfaces de Molière, on est frappé de la familiarité, presque de la camaraderie de l'auteur avec le Roi. La flatterie même échappe à la bassesse par la mythologie du compliment.
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14 février.—Dîners charmants que nos dîners du samedi. La conversation y touche à tout, et chacun se livre et se confesse un peu. On parle femmes.—«Moi, dit Sainte-Beuve, mon idéal, c'est des cheveux, des dents, des épaules et le reste… la crasse m'est égale…» Et comme il est question des élégants bonnets, que les femmes du monde se mettent la nuit, il dit: «Les miennes n'ont jamais mis de bonnet pour la nuit… je n'ai jamais vu qu'un filet… Après ça, je n'ai de ma vie passé une nuit avec une femme, à cause de mon travail.» Quelqu'un ayant fait une allusion aux femmes d'Orient, il témoigne une indignation farouche contre l'épilage des femmes de ces pays. Saint-Victor vient à sa rescousse, en jetant: «Ça doit ressembler à un menton de curé!» Et l'incident se termine par une violente diatribe de Sainte-Beuve contre l'Orient qui mutile tout…
Sainte-Beuve vient d'écrire un médaillon de Royer-Collard, et encore tout chaud de son article, il nous cite les mots consacrés de ce grand homme, et son dernier mot inédit, entendu par Veyne, qui le veillait pendant sa maladie. Comme son domestique avait peine à le faire uriner, il aurait dit en grommelant: «L'animal ne va plus!» Et Sainte-Beuve se pâme sur la hauteur philosophique de ce mot. Alors nous, de nous récrier sur tous les mots de valeur qui passent dans la conversation et qu'on ne compte pas, parce qu'ils ne sont pas dits par des gens bénéficiant d'une haute position politique ou sociale, et nous citons le mot superbe de Grassot, à son animal à lui, dans une pissotière: «Que t'es bête, viens donc, c'est pour pisser!» Et nous parvenons à tuer le mot du grand poseur avec le mot du grand farceur.
Au fond, notre indépendance absolue de tout ce qui est officiel, consacré, académiquement reconnu, renverse les habitudes d'esprit, les religions, les superstitions de respect de Sainte-Beuve, et nous lui apparaissons comme de singuliers pistolets, comme des contempteurs un peu effrayants. En dépit de sa liberté d'esprit de lettré, il a toujours sacrifié, et servilement souvent, à la considération du nom de l'écrivain, de l'historien, de l'orateur, du causeur même. Il n'a pas un jugement dégagé de l'agenouillement devant la politique à la façon du nôtre et qui lui permette de juger un Pasquier dans son inanité, un Thiers dans son insuffisance, un Guizot dans sa profondeur vide.
Nogent-Saint-Laurens qui dîne aujourd'hui et qui fait partie de la commission de la propriété littéraire, déclare qu'il est pour sa perpétuité. Proposition contre laquelle s'élève avec une grande vivacité Sainte-Beuve, s'écriant: «Vous êtes payé par la fumée, par le bruit… Mais un homme qui écrit devrait dire: Prenez, prenez… On est vraiment trop heureux qu'on vous prenne!» Et comme Flaubert, qui a l'habitude d'adopter assez volontiers le contrepied de l'opinion émise, jette: «Moi, si j'avais inventé les chemins de fer, j'aurais voulu que personne n'y montât, sans ma permission!» Sainte-Beuve réplique coléreusement: «La propriété littéraire pas plus que l'autre… Il ne faut pas de propriété… Il faut que tout se renouvelle, que chacun travaille à son tour…
Dans ces quelques paroles, jaillies du plus secret et du plus sincère de son âme, on sent, dans Sainte-Beuve, le célibataire révolutionnaire, et il nous apparaît presque avec la tête d'un conventionnel niveleur, d'un homme laissant percer contre la société du XIXe siècle des haines à la Rousseau, ce Jean-Jacques auquel il ressemble un peu physiologiquement.
Alors, je ne sais qui jette le nom de Hugo dans la conversation. Sur ce nom, Sainte-Beuve bondit, comme mordu par une bête sous la table, et déclare que c'est un charlatan, que c'est lui qui a été le premier un spéculateur en littérature! Là-dessus Flaubert s'exclame que c'est l'homme dans la peau duquel il aimerait le mieux être. «Non, lui répond justement Sainte-Beuve, non, en littérature, on ne voudrait point ne pas être soi… on voudrait bien s'approprier certaines qualités d'un autre… mais en restant toujours soi.»
Et tout à coup un adoucissement se fait dans sa voix… et il reconnaît à Hugo un grand don d'initiation: «Oui, c'est lui qui m'a enseigné à faire des vers. Un jour aussi, au Louvre, devant des tableaux il m'a appris sur la peinture… tout ce que j'ai oublié depuis… Un tempérament prodigieux, cet Hugo. Son coiffeur me disait que le poil de sa barbe était le triple d'un autre, qu'il ébréchait tous les rasoirs. Il avait des dents de loup-cervier, des dents cassant des noyaux de pêches. Et avec cela des yeux… tenez, quand il faisait ses FEUILLES D'AUTOMNE, nous montions, tous les soirs, sur les tours Notre-Dame, pour voir les couchers de soleil, —ce qui, entre nous, ne m'amusait pas beaucoup;—eh bien, il voyait de là-haut, au balcon de l'Arsenal, la couleur de la robe de Mlle Nodier.»
Oh! certes, c'est la santé d'une génie bien portant, mais toutefois pour le rendu des délicatesses, des mélancolies exquises, des fantaisies rares et délicieuses sur la corde vibrante de l'âme et du coeur, ne faut-il pas, je me le demande, un coin maladif dans l'homme, et n'est-il pas nécessaire d'être un peu, à la façon de Henri Heine, un crucifié physique?
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17 février.—Nous allons avec Flaubert, au petit bal masqué intime, donné par Marc Fournier à la Porte-Saint-Martin… On danse sur la scène fermée par trois décors paradisiaques, au bruit d'un orchestre drolatiquement costumé et jouant le Pied qui remue, mené par Artus, travesti en vieux gendarme. Le bal ressemble un peu à ces tableaux de l'Humanité qu'on vend sur les quais, et où l'on voit l'Univers représenté en tous ses costumes. Il y a des Turcs de Carle Vernet, des bayadères de Schopin, et des zouaves, et des Bretons, et des Circassiens, et des mousquetaires, et des pompiers de la banlieue en maillot couleur de chair, ayant sur les jambes simulées d'horribles exostoses. Gil-Perez s'exhibe en collégien fort en thème, Mélingue en capucin. Fournier suivi de Mariquita en page, Fournier qui était tout à l'heure un Charles IX authentique, en est à sa seconde transformation, et se remontre en pioupiou, au nez mangé par un chancre.
Tout ce monde danse pour s'amuser, et presque toutes les femmes sont jolies, et font un ensemble blanc et rose, où il y a des yeux qui brillent de plaisir, des Saint-Esprit sautant sur de rondes gorges, de délicates chevilles et de petites bottines vertes s'échappant de la gaze bouffante des jupes, des cheveux poudrés, légers comme des marabouts, des passequilles de danseuse espagnole, se mêlant dans la contredanse, aux rubans flottants d'une Folie. Et la Ferraris, en son costume de villageoise, avec sa beauté ingénuement niaise, a quelque chose de la fillette de la CRUCHE CASSÉE de Greuze, imprimée sur un cahier de papier à cigarettes.
Un moment se dresse, sur l'estrade de l'orchestre, un théâtre de marionnettes, où se joue la parodie du Bossu, parodie autour de laquelle toutes les femmes s'asseyent en corbeille, celles qui n'ont pas de place s'asseyant sur les genoux de celles qui en ont une… Puis Fournier, cette fois en pierrot, mi-partie blanc mi-partie noir, trébuchant d'un portant à l'autre, les bras levés en l'air et invitant à la joie, ivre de vin, ivre du bruit et de la folie de sa fête—et fantastique, et hoffmanesque, et shakespearien, et sardanapalesque, m'apparaît à la façon de Pierrot, dans une apothéose de la Faillite, au moment où une main invisible serait en train d'écrire sur le décor du fond: Clichy.
… Je suis revenu ce matin, à huit heures. On dansait encore. Des marchandes commençaient à se montrer en papillotes, sur la porte de leurs magasins. Des boutiques n'étaient qu'entr'ouvertes. Les étalages se voyaient encore couverts de serge verte. Aux portes des restaurants, on chargeait dans des tombereaux les écailles d'huître. En bas de la Maison d'Or, un chiffonnier ramassait les citrons jetés. On enterrait la nuit. Dans l'air vaguement flottait la sonorité des cors de chasse éteints du mardi gras… Il se levait par le froid un jour magnifique d'hiver, et dans le bout des rues encore toutes bleues de vapeur, dans ce ciel pâle et déjà brillant, dans ces pans de mur éclairés, dans ces fenêtres où le réveil éclatait, dans ce lever de lumière, dans ce ciel blanc tout balayé, comme une limpide aquarelle, de rose et de bleu, il me semblait voir se fondre ma vision de la nuit: ces femmes, ces robes, ces bas… les rubans du carnaval.
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—A Londres, un jour d'hiver, Mélingue couché par terre, sur le tapis, devant la cheminée, racontait à Gavarni sa jeunesse, parlant religieusement de son père, un douanier de la mer, un vieux gabelou bronzé, qui, pendant une semaine passée à Paris, en plein triomphe du jeune comédien, ne laissait rien sortir de lui, jusqu'au moment où la diligence s'ébranlait dans la cour des Fontaines; pour le ramener dans sa province, et où soudain il envoyait une volée de baisers par la portière à son fils.
Et quand il fut mort, Mélingue trouvait, dans sa cahute de douanier, un tas de feuilles de papier, couvertes de bâtons et d'informes lettres. Le vieil illettré s'apprenait à écrire pour correspondre avec son fils.
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22 février.—Aujourd'hui Mlle *** a, chez Flaubert, une grasse causerie scatologique. Elle énumère les actrices facilement dérangées par les émotions de la scène, les actrices breneuses, foireuses, diarrhéeuses, les comédiennes perdant leurs légumes, selon son expression, citant comme les modèles du genre Mlle Georges, Mlle Rachel, Mme ***.
Puis on parle pédérastie, et d'un certain pédéraste se faisant 1 800 francs dans la saison des bals masqués, pédéraste qui a trouvé le moyen de se faire de la fausse gorge avec du mou de veau qu'il fait bouillir, et taille en forme de téton. L'autre jour, dit-elle, il était désolé. Un putain de chat, ainsi qu'il s'exprime dans son dialecte franco-germanique, au moment où il allait partir pour l'Opéra, avait mangé un de ses seins, qu'il faisait refroidir dans le chéneau de sa mansarde.
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23 février.—Dîner de Magny. Charles Edmond nous amène Tourguéneff, cet écrivain étranger d'un talent si délicat, l'auteur des MÉMOIRES D'UN SEIGNEUR RUSSE, l'auteur de l'HAMLET RUSSE.
C'est un colosse charmant, un doux géant aux cheveux blancs, qui a l'air du bienveillant génie d'une montagne ou d'une forêt. Il est beau, grandement beau, énormément beau, avec du bleu du ciel dans les yeux, avec le charme du chantonnement de l'accent russe, de cette cantilène où il y a un rien de l'enfant et du nègre.
Touché, mis à l'aise, par l'ovation qu'on lui fait, il nous parle curieusement de la littérature russe, qu'il annonce en pleine voie d'études réalistes, depuis le roman jusqu'au théâtre. Il nous apprend que le public russe est grand liseur de revues, et rougit de nous avouer que lui, et dix autres, sont payés 600 francs la feuille. Mais en revanche, le livre à peine rétribué là-bas et rapportant tout au plus 4000 francs…
Sur le nom de Henri Heine, prononcé par Tourguéneff, comme nous affirmons très haut notre admiration pour le poète allemand, Sainte-Beuve, qui dit l'avoir beaucoup connu, s'écrie que c'était un misérable, un coquin, puis sur le tolle général de la table, se tait, se dissimulant derrière ses deux mains qu'il gardé sur son visage, tout le temps que dure l'éloge.
Et Baudry de conter ce joli mot de Henri Heine, à son lit de mort. Sa femme priant à ses côtés Dieu de lui pardonner, il interrompt la prière, en disant: «N'en doute pas, ma chère, il me pardonnera; c'est son métier!»
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1er mars.—C'est le dernier dimanche de Flaubert, qui part s'enterrer dans le travail, à Croisset.
Un monsieur arrive, mince, maigre, rêche, la barbe pauvre, l'oeil dissimulé sous ses lunettes; mais sa figure, un peu effacée, s'anime en parlant, et son regard prend de la grâce en vous écoutant. Il a une parole amène tombant d'une bouche aux dents longues d'une vieille Anglaise. C'est Taine, l'incarnation en chair et en os de la critique moderne, critique à la fois très savante, très ingénieuse, et très souvent fausse au delà de ce qu'on peut imaginer. Il persiste chez lui un restant de professeur faisant sa classe. On ne se défroque pas de cela, mais le côté universitaire est sauvé par une grande simplicité, une remarquable douceur de rapports, une attention d'homme bien élevé et se donnant poliment aux autres.
Comme nous parlions de ce qu'avait dit la veille Tourguéneff, qu'il n'y avait qu'un homme populaire en Russie: Dickens, et que depuis 1830 notre littérature n'y avait plus d'influence et que tout allait aux romans anglais et américains, Taine nous dit que, pour lui, il est certain que l'avenir développera encore ce mouvement, que l'influence littéraire de la France ira toujours en diminuant[1], que depuis le XVIIIe siècle, il y a en France pour toutes les branches de connaissances des hommes remarquables, un beau front d'armée, mais rien derrière, pas de troupes, que c'est toujours l'histoire de la province et de Paris, à l'heure qu'il est… Il ajoute: «Hachette vient de refuser de faire une traduction de Mommsen, et il a eu raison. On publie dans le moment en Allemagne une nouvelle édition des oeuvres de Sébastien Bach: sur quinze cents souscriptions, il y en a dix en France.»
[Note 1: Jamais pronostication ne fut plus erronée, car en aucun temps le livre français, le roman, n'eut en Europe une vente pareille à celle qu'il obtint, quelques années après. Du reste, les philosophes, ainsi qu'on le verra dans la suite de ce journal, me semblent posséder la spécialité des prophéties qui ne se réalisent pas.]
Le soir, en dînant, on cause des donations au clergé, de la main à la main, et qui échappent à la loi. Un notaire, M. Tresse, a dit à Claudin, qu'en 1852, M. Bineau étant ministre des finances, une enquête a donné la certitude que les dix-neuf vingtièmes du 3 p. 100 au porteur, étaient entre les mains du clergé. Les petites soeurs des pauvres, qui ont commencé avec 7 francs, auraient maintenant 80 millions! «Quel pot-au-feu que l'Enfer!» s'écrie Saint-Victor.
Ce serait une curieuse addition à faire que celle de l'argent que le
Paradis a coûté au monde.
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—Le remords d'un crime, ne le supposez-vous pas abominable chez un portier? La nuit, sa conscience doit se réveiller à chaque coup de cordon! Il y aurait quelque chose à la fois de terrible et de grotesque à faire là-dessus.
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—L'égalité: c'est un mot écrit au fronton de notre code, et en tête de toutes nos institutions. Et quelle plus énorme, plus criante, plus inique inégalité que celle du service militaire! Ayez 2,000 francs, vous envoyez quelqu'un se faire tuer à votre place; ne les ayez pas, vous êtes déclaré chair à canon.
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—L'homme est lâche dans le rêve, dans le réveil, dans les pensées du matin, dans les cogitations du lit. Il est lâche dans la pose horizontale.
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Samedi 14 mars.—Dîner de Magny. Aujourd'hui dîne Taine, avec son regard un peu fuyard sous ses lunettes, son attention, pour ainsi dire, affectueuse, sa parole facile, imagée, nourrie de notions historiques et scientifiques, sa distinction légèrement malingre; enfin ce semblant d'air d'homme du monde, qu'attrapent les jeunes professeurs, ayant fait l'éducation d'enfants d'une grande famille.
Il cause de l'absence du mouvement intellectuel de la province française, comparativement à toutes les associations lettrées des comtés anglais et des villes allemandes; il cause de la pléthore de ce Paris, qui absorbe tout, attire tout, fabrique tout, de l'avenir enfin de la France, qui dans ces conditions doit finir par une congestion cérébrale: «Paris, dans ces derniers temps, s'écrie-t-il, me fait l'effet de la vallée d'Alexandrie… Au bas d'Alexandrie pendillait bien la vallée du Nil, mais c'était une vallée morte!»
Et j'entends à propos de l'éloge de l'Angleterre, repris par Taine, Sainte-Beuve lui confier son dégoût d'être Français: «Je sais bien qu'on vous dit: être Parisien ce n'est pas être Français, c'est être Parisien; mais on est toujours Français, c'est-à-dire qu'on n'est rien, compté pour rien… un pays où il y a des sergents de ville partout… Je voudrais être Anglais, un Anglais c'est au moins quelqu'un… Du reste, j'ai un peu de ce sang. Je suis de Boulogne, vous savez? Ma grand'mère était Anglaise…»
Puis la causerie va sur About, que Taine défend comme son ancien camarade de l'École normale. «Un garçon, dit Sainte-Beuve, qui s'est mis à dos les trois grandes capitales, Athènes, Rome, Paris. Vous avez vu à GAETANA. C'est au moins maladroit!
—Vous n'en avez jamais parlé, je crois, jette quelqu'un.
—Non. Il est très connu d'abord. Et puis il est vivant, trop vivant… J'ai l'air d'être brave comme ça, en apparence, mais au fond, moralement, je suis très peureux.»
Puis s'entame une énorme discussion sur Dieu et la religion, une discussion née de la fermentation d'une bonne et chaude digestion en de grandes cervelles. Et Taine explique les avantages et les commodités du protestantisme pour les esprits supérieurs par l'élasticité du dogme, et par l'interprétation que chacun, selon la nature de son esprit, peut fournir à sa foi. «Au fond, finit-il par dire, tout cela est une affaire de sentiment, et j'ai la conviction que les natures musicales sont portées au protestantisme et les natures plastiques au catholicisme.»
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20 mars.—Soirée chez Nieuwerkerke au Louvre. On dépose les paletots dans la galerie des Miniatures, et on fait de la musique dans le salon des Pastels. Soirée sérieuse ainsi que l'est une soirée d'hommes.
A minuit les intimes montent en haut, et l'on regarde faire à Eugène Giraud la charge de Doré, séance tenante, en faisant sécher les touches d'aquarelle au-dessus de la lampe. Cela au milieu d'une conversation, où il est fort question de permutations, de changement de costumes dans les régiments de cavalerie, de commandants faisant jouer leurs musiques devant madame une telle et une telle,—conversation sentant un peu le café militaire.
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25 mars.—A dîner chez Gisette, où chaque femme se met à confesser son caractère.
—Moi, je suis mauvaise comme la gale! s'écrie Gisette.
—Tu es priée, dit Dennery, de ne pas calomnier la gale!
Dennery laisse ainsi tomber, de temps en temps, quelque méchanceté drolatique, quelque féroce aphorisme, quelque inouïe maxime d'attachement à soi-même. C'est le La Rochefoucauld en chambre du boulevard du Temple.
… Puis nous allons en corps, à la reprise de DON JUAN DE MARANA, une vieille pièce de Dumas père, encore plus vieillie que vieille.
Dans un corridor, Saint-Victor tombe sur Crémieux, qui juge de haut la pièce et, avec un de ces gros rires balourds, une de ces ironies crevantes et solides qu'il a, il lui jette: «Ah! je te comprends, toi, tu es un créateur, tu es un génésiaque, et te voilà en train de fabriquer, là, tes petites genèses…» A quoi Crémieux un peu interloqué répond: «Eh bien! qu'est-ce que tu veux… moi je serai forcé de t'appeler un critique!»
Et Saint-Victor de rire comme un éléphant qui recevrait une noix d'un singe.
Dans cette pièce sans intérêt et sans valeur, il y a cependant un ballet charmant, un ballet d'ombres couleur de chauve-souris, avec un loup noir sur la figure, et agitant de la gaze obscure autour d'elles, ainsi que des ailes de nuit. C'est d'une volupté étrange, mystérieuse, silencieuse, ce doux menuet de mortes et d'âmes masquées, se nouant et se dénouant dans un rayon de lune. Quand on brûle de vieilles lettres d'amour, il s'élève dans la flamme des souvenirs noircis qui ressemblent à cette ronde.
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28 mars.—Dîner chez Magny. Le nouveau récipiendaire est Renan. Et la conversation va de suite naturellement à la religion. Sainte-Beuve dit que le paganisme a été d'abord une jolie chose, puis est devenu une véritable pourriture, une v…… Et le christianisme a été le mercure de cette v…..; mais on en a trop pris, et maintenant il faut que l'humanité se guérisse du remède.
Alors lâchant ses hautes théories, en aparté, il me parle de ses ambitions d'enfance, de tout ce qu'éveillait en lui à Boulogne, sous l'Empire, le passage des troupes… de son envie d'alors d'être militaire: «Il n'y a que la gloire militaire, il n'y a que cette gloire-là. Les grands géomètres et les grands généraux, je n'estime que cela!» dit-il. Au fond, je perçois que son rêve aurait été d'être colonel de hussards, pour faire des femmes. Et sa véritable ambition eût été d'être joli garçon, mais j'ai rarement rencontré dans ma vie une vocation plus manquée que celle-là.
Et la bataille est autour de Voltaire. Et tous deux en parlant de l'écrivain, et en ne tenant pas compte de son influence sociale et politique, nous contestons sa valeur littéraire, nous osons rapporter l'opinion de l'abbé Trublet, le définissant «la perfection de la médiocrité», nous ne lui reconnaissons que la valeur d'un vulgarisateur, d'un journaliste, rien de plus, joint à de l'esprit, si vous voulez, mais de l'esprit pas d'une plus haute volée que celui qu'avaient toutes les vieilles femmes spirituelles du temps… Son théâtre, ose-t-on en parler?… Son histoire: c'est le mensonge et la convention pompeuse et bête de la plus vieille et solennelle histoire… Sa science, ses hypothèses, un objet de risée pour les savants contemporains! Enfin la seule oeuvre pour laquelle il mérite de vivre, son fameux CANDIDE, c'est du La Fontaine en prose, du Rabelais écouillé… Que valent ces 80 volumes auprès d'un NEVEU DE RAMEAU, auprès de CECI N'EST PAS UN CONTE,—ce roman et cette nouvelle, qui portent, dans leurs flancs, tous les romans et toutes les nouvelles du XIXe siècle.
Tout le monde nous tombe dessus, et Sainte-Beuve finit par déclarer que la France ne sera libre, que lorsque Voltaire aura sa statue sur la place Louis XV. Et Voltaire amène chez Sainte-Beuve un éloge de Rousseau, dont il parle comme un esprit de sa famille, comme un homme de sa race, éloge qu'un brutal coupe par ces mots: «Rousseau, un laquais qui se tire la q….»
Renan devant cette violence de la pensée et du verbe, un peu effarouché, reste à peu près muet, curieux pourtant, attentif, intéressé, buvant le cynisme des paroles, ainsi qu'une femme honnête dans un souper de filles.
Puis revient le chapitre de Dieu.
—C'est étonnant, dis-je, comme au dessert on parle toujours de l'immortalité de l'âme.
—Oui, dit Sainte-Beuve, quand on ne sait plus ce qu'on dit!
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—Un bien beau mot du vieux Rothschild, prononcé l'autre jour chez Walewski. Calvet Rognat lui demandant pourquoi la rente avait baissé la veille? «Est-ce que je sais, moi, pourquoi il y a de la hausse ou de la baisse… Si je le savais, j'aurais fait ma fortune!»
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—Il me semble voir dans une pharmacie homéopathique le protestantisme de la médecine.
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3 avril.—Nous trouvons Gavarni, chez lequel nous dînons, maigri, fatigué, démoralisé, découragé, sans aucun goût pour son travail, ennuyé des dessins que lui commande Morisot, présentant l'aspect d'un homme qui a fini sa tâche.
A ce mélancolique dîner, Sainte-Beuve parle du suicide, comme d'une fin légitime, presque naturelle de la vie, comme d'une sortie soudaine et volontaire de l'existence à la façon des anciens, au lieu d'assister à la mort de chacun de ses sens, de chacun de ses organes,—et il regrette qu'il lui manque le courage de se tuer.
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—Ces temps-ci, un employé de la Compagnie d'affichage, au lieu de faire coller au mur les affiches de théâtre, les livrait à un brocanteur de la rue de la Parcheminerie, qui lui-même les revendait à un fabricant de couronnes funéraires. Ce dernier en faisait une sorte de pâte sur laquelle on appliquait des fleurs d'immortelles. Tout est comme ça à Paris.
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11 avril.—Dîner chez Magny.
Il existe à la cour dans ce moment-ci une grande préoccupation de
Marie-Antoinette. Un jour, on a fait demander des Tuileries, à la
Bibliothèque, toutes les pièces du Collier; un autre jour le petit prince,
mené chez un peintre, l'a interrogé sur la mort de Louis XVII, au Temple.
Sainte-Beuve laisse percer un sentiment très hostile à la personne de la Reine, une sorte de haine personnelle. Il montre contre nous une petite colère, de ce que nous ayons défendu sa pureté, et travaille, avec une animation tout à fait amusante, à nous en faire dédire… Puis il esquisse, d'après des souvenirs, recueillis dans les familles, un Louis XVI véridique, envoyant à ses courtisans, au petit lever des boulettes de la crasse de ses pieds… Renan là-dessus élève une petite voix flûtée pour dire qu'il ne faut pas être si sévère à rencontre «de ces gens-là: les rois! qui n'ont pas choisi leurs places… qu'il faut leur pardonner d'être médiocres.»
Et Sainte-Beuve me confesse à l'oreille l'idée qu'il a de faire, un de ces jours, une Marie-Antoinette, avec l'intention d'être, par elle, désagréable à l'Impératrice.
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16 avril.—Passé la soirée chez les Armand Lefébvre… Une jeune fille de notre connaissance nous raconte ses visites à la soeur de P….., son ancienne amie de Saint-Denis, et qui s'est faite carmélite. Elle nous décrit son lit: une banquette avec une couverture; elle nous parle de son pot à l'eau contenant une pinte d'eau, destinée à la soif et à la toilette de la semaine; elle nous parle encore de cette écuelle de bois, dans laquelle les carmélites mangent, avec leurs doigts, leur soupe maigre, leurs oeufs, leur poisson.
Puis c'est cette récréation, où comme il est défendu d'avoir une amie, une préférence, une espèce de tour de valse les fait tomber à terre, l'une à côté de l'autre, au hasard. Oui, une récréation, où il est commandé à la fois de parler et en même temps de ne rien dire, et aussitôt que toutes sont assises à terre, et que la Supérieure, prenant la parole, a dit: «Il fait beau!» toutes se mettant à paraphraser la banale parole pendant une demi-heure.
Elle nous peint ses entrevues avec cette personne invisible, agenouillée sur ses talons, séparée d'elle par une grille et un rideau, et paraissant, tous les jours, s'enfoncer un peu plus loin dans le lointain, et se reculer de la vie vivante.
A une de ses dernières visites, où on l'a fait attendre longtemps au parloir, son amie lui disait: «Aujourd'hui, c'est un jour de récréation, nous ôtons les chenilles des groseilliers, et par une grâce spéciale, on nous a permis de les ôter avec un petit morceau de bois.»
* * * * *
—Maurice de Guérin me fait penser à un homme qui réciterait le Credo, à l'oreille du Grand Pan, dans un bois, le soir.
Au fond de l'âme si dévouée de sa soeur, se perçoit comme une sécheresse de cloître. Il y a un excès de catholicisme qui habitue tellement la femme à la souffrance qu'elle s'y endurcit pour elle et les autres: elle perd le tendre.
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—La mort pour certains hommes n'est pas seulement la mort, elle est la fin du propriétaire!
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23 avril.—En dînant au restaurant, je regarde le boulevard, à l'heure de sept heures. Ce n'est pas encore la nuit, c'est un crépuscule à la lumière froide d'un glacier. L'asphalte et la façade des maisons ont une blancheur de neige et les gens qui passent semblent des personnages d'Eugène Lami défilant sur une toile de Wikemberg. Un peu plus tard toute cette pâleur de la lumière tourne au bleuâtre, devient un pur Achenbach, azur et blanc, avec des luminosités sibériennes.
Puis c'est un ciel sans couleur, des maisons rosées, des lueurs d'éclairage toutes jaunes, avec des parties d'ombre de ce bleu neutre, qui transperce une veilleuse de blanche porcelaine allumée.
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29 avril.—M. de Montalembert nous a écrit de venir causer avec lui, au sujet de notre livre: LA FEMME AU XVIIIe SIÈCLE.
Sur la table du salon, se trouve une traduction italienne de la biographie du Père Lacordaire, des fables du comte Anatole de Ségur, et sous la copie du mariage de la Vierge du Pérugin, placée au-dessus du piano, se voit un appareil pour faire brûler devant une lampe ou un cierge. On aperçoit encore aux murs des cartons de vitraux religieux, une horrible ronde-bosse argentée de Rudolfi, représentant le MIRACLE DES ROSES de sainte Elisabeth, et à contre-jour, entre deux fenêtres, apparaît l'aigle de Pologne, brodé en argent au plumetis, et entouré d'une couronne d'épines sur fond de peluche amarante, avec au-dessus: Offert par les Dames de la Grande Pologne à l'auteur d' «Une nation en deuil». 1861.
M. de Montalembert nous fait passer dans son cabinet. Une politesse onctueuse. En vous donnant la main, il l'approche de son coeur. La voix, avons-nous déjà dit, je crois, un peu nasillarde, mais l'élocution aisée, mais le dire spirituel, mais la méchanceté joliment enjouée.
Après des compliments, il nous demande pourquoi nous n'avons pas parlé des vertus provinciales, de la vie sociale de la province, de cette vie si particulière, si tranchée, si caractéristique, et qu'on trouvait surtout dans les villes de parlement comme Dijon, de cette vie aujourd'hui complètement morte… «Oui, reprend-il, la province ne se fait plus envoyer les livres de Paris, on ne lit plus; quand il vient des voisins chez moi à la campagne, je leur donne des livres, personne ne les ouvre…» Puis il nous parle de l'article de Sainte-Beuve sur notre livre, et nous dit qu'à cette place où nous sommes, Sainte-Beuve venait souvent causer avec lui en 1848, lui avouant que c'était dans le but de l'étudier, et lui demandait comment il faisait pour parler, et prenait des notes, en se frottant joyeusement les mains: «Je lui ai connu bien des phases d'existence. D'abord, idolâtre de Hugo chez Hugo, et là, faisant les meilleurs vers qu'il ait faits: les vers à sa femme; puis saint-simonien; puis mystique à croire qu'il allait devenir chrétien, et maintenant très mauvais. Savez-vous que l'autre jour, à l'Académie, à propos du Dictionnaire, il a osé dire, en se touchant le front: «Enfin croyez-vous que ce que nous avons là, soit autre chose qu'une sécrétion du cerveau?» C'est du matérialisme comme on ne croyait pas qu'il y en eût encore, sauf chez quelques médecins. Il y a bien le rationalisme, le scepticisme, mais le matérialisme pur, cela n'existait plus, il y a quelques années… Et dernièrement, lors du prix de 20,000 francs et de la discussion au sujet de Mme Sand, n'a-t-il pas dit que le mariage était une institution condamnée, que ça n'aurait bientôt plus lieu…
«Oh! Littré, mon Dieu, tout en reconnaissant que l'évêque d'Orléans a fait son devoir, et qu'il était dans son droit, je n'aurais pas été aussi éloigné que mes amis de voter pour lui: c'est un homme austère, honorable, qui a fait de grands travaux.
«Et puis, il a une chose à son compte, dont je lui sais le plus grand gré et que j'estime beaucoup en lui, c'est que toutes les fois qu'il a parlé du moyen âge, il a rendu justice à l'élément germain qui existe incontestablement dans notre race. En dehors du dogme et de la foi, le catholicisme est sans doute ce qu'il y a de meilleur, mais il faut pour l'équilibre, qu'au-dessus du catholicisme, l'élément germain se mêle, en nous, à l'élément latin. Voyez en effet l'affaissement des races du Midi. Eh bien, Littré a vu cela. Thierry, Guizot sont toujours contre les barbares. Littré, au contraire, est pour eux, et son point de vue est très juste…
«Ah! vous savez, nous avons dans l'Académie une nouvelle conversion au bonapartisme. C'est Cousin, oui Cousin! Il est venu l'autre jour me dire qu'il fallait nommer des bonapartistes inoffensifs. Mais, lui ai-je dit, les reptiles sont toujours dangereux! Il trouve que l'on doit se contenter de la liberté civile. Mais, ça m'est bien égal d'avoir la liberté de faire mon testament. Canning l'a très bien dit: «La liberté civile c'est la liberté civique…» C'est la vie politique qu'il faudrait donner à la France… Mais voilà qu'on se retire, qu'on capitule dans la vie privée!»
Ce soir, chez la princesse Mathilde, Fromentin fait la remarque que, depuis les Carrache, les procédés matériels de la peinture sont complètement changés, qu'on n'a qu'à regarder un tableau d'avant eux, et qu'on verra toutes les lumières en creux, tandis que dans la peinture moderne toutes les lumières sont en relief. Il regarde ces empâtements comme un malheur, et, un peu poussé par nous, il dit ne comprendre la peinture qu'avec une grisaille, recouverte de matières colorantes, de glacis. C'est du reste son procédé. Nous lui opposons Rembrandt. Il le déclare un maître exceptionnel…
En revenant avec lui, il nous parle de l'ennui que lui cause la peinture, de l'indifférence qu'il apporte à la réussite d'un tableau, en même temps qu'il s'entretient bavardement du goût qu'il a à écrire, du petit battement de coeur à son réveil, de la petite fièvre à laquelle il se reconnaît apte à la composition d'un bouquin, et malheureusement des longs intervalles, et des années qui séparent un livre d'un autre, en sorte que lorsqu'il se remet à la copie, il est incertain s'il sait encore écrire.
* * * * *
—Aubryet me contait, que dans la rue, hier, une petite fille de sept ou huit ans, lui avait proposé sa soeur, une fillette de quatorze ans, en lui offrant de faire, avec son haleine, de la buée sur les carreaux de la voiture où ils monteraient, de manière que les agents de police ne voient rien.
* * * * *
11 mars.—C'est le jour du dîner de Magny. Nous sommes au grand complet. Il y a deux nouveaux: Théophile Gautier et Neftzer.
La causerie touche à Balzac et s'y arrête. Sainte-Beuve attaque le grand romancier: «Balzac n'est pas vrai… c'est un homme de génie, si vous voulez, mais c'est un monstre!
—Mais nous sommes tous des monstres, riposte Gautier. Alors qui a peint ce temps-ci? Où se retrouve notre société? Dans quel livre?… si Balzac ne l'a pas représentée?
—C'est de l'imagination, de l'invention, crie aigrement Sainte-Beuve, j'ai connu cette rue de Langlade, ce n'était pas du tout comme ça.
—Mais dans quels romans trouvez-vous la vérité! Est-ce dans les romans de
Mme Sand?
—Mon Dieu, fait Renan qui est à côté de moi, je trouve beaucoup plus vraie Mme Sand que Balzac.
—Pas possible, vraiment!
—Oui, oui, chez elle les passions sont générales…
—Et puis Balzac a un style! jette Sainte-Beuve, ça a l'air tordu, c'est un style cordé.
—Messieurs, reprend Renan, dans trois cents ans on lira Mme Sand.
—Plus souvent… à Chaillot… Mme Sand, elle ne restera pas plus que Mme de Genlis.
—C'est déjà bien vieux, Balzac! hasarde Saint-Victor, et puis c'est trop compliqué.
—Mais Hulot, crie Neftzer, c'est humain, c'est superbe!
—Le beau est simple, reprend Saint-Victor, il n'y a rien de plus beau que les sentiments d'Homère, c'est éternellement jeune… Voyons Andromaque, c'est plus intéressant que Mme Marneffe!
—Pas pour moi! fait Edmond.
—Comment, pas pour vous?
—Votre Homère ne peint que les souffrances physiques. Peindre les souffrances morales, c'est autrement malaisé… Et voulez-vous que je vous dise: le moindre roman psychologique me touche plus que tout votre Homère… Oui, je lis avec plus de plaisir ADOLPHE que l'ILIADE.
—C'est à se jeter par la fenêtre, quand on entend des choses comme cela! hurle Saint-Victor.
Les yeux lui sortent de la tête. On a marché sur son Dieu, on a craché sur son hostie. Il trépigne et beugle: «C'est insensé… Peut-on vraiment… D'abord les Grecs sont indiscutables… Tout est divin chez eux.»
Hourvari général pendant lequel Sainte-Beuve se signe avec une piété d'oratorien, en murmurant: «Mais, Messieurs, le chien d'Ulysse…» et que Gautier lance: «Homère, un poème de Bitaubé… oui, c'est Bitaubé qui l'a fait passer… Homère n'est pas ça. On n'a qu'à le lire dans le grec. C'est très sauvage…»
Et moi je disais à mon voisin: «On peut nier Dieu, discuter le pape, dégueuler sur tout… mais Homère… C'est singulier les religions en littérature!»
Enfin cela s'apaise, Saint-Victor tend la main à Edmond, et le dîner reprend.
Mais ne voilà-t-il pas que Renan se met à dire qu'il travaille à ôter de son livre toute la langue du journal, qu'il essaye d'écrire la vraie langue du XVIIe siècle, la langue définitivement fixée, et qui peut suffire à rendre tous les sentiments.
—Vous avez tort et vous n'y arriverez pas, riposte Gautier, je vous montrerai dans vos livres quatre cents mots qui ne sont pas du XVIIe siècle… Vous avez des idées nouvelles, n'est-ce pas, eh bien à des idées nouvelles il faut des mots nouveaux!… Et Saint-Simon, croyez-vous qu'il écrivit le langue de son siècle? Et Mme de Sévigné, donc…
Et la grande parole de Gautier enterrant les objections de tous, il continuait: «Oui, peut-être avaient-ils assez des mots qu'ils possédaient, en ce temps-là, je vous l'accorde. Ils ne savaient rien, un peu de latin et pas de grec. Pas un mot d'art. N'appelaient-ils pas Raphaël, le Mignard de son temps! Pas un mot d'histoire! Pas un mot d'archéologie! Je vous défie de faire le feuilleton que je ferai mardi sur Baudry avec les mots du XVIIe siècle.»
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17 mai.—Saint-Victor a dîné hier chez Girardin, où se trouvaient Boitelle, le général Fleury, le duc de Morny. Quelle amusante parodie d'opposition dans le moment: Sacy aux DÉBATS, Guéroult à l'OPINION NATIONALE, Havin au SIÈCLE, Girardin à la PRESSE.
Le duc de Morny, qui a été le causeur du dîner, s'est amusé à soutenir que les femmes n'avaient point de goût, qu'elles ne savaient pas ce qui est bon, qu'elles n'étaient ni gourmandes ni libertines, qu'en tout elles n'obéissaient qu'à des caprices et à des boutades. Ensuite il a émis cet axiome que, chez les nations, un peu de libertinage adoucit les moeurs, et enfin, à la grande indignation d'une honnête femme qui se trouvait là, il a commencé une audacieuse et originale apologie de la tribaderie, qui, selon lui, raffine la femme, la parfait, l'accomplit.
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19 mai.—Ennui, fatigue, découragement de notre livre, presque fini (RENÉE MAUPERIN), ainsi qu'il arrive des tâches longues, au moment d'être achevées.
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22 mai.—Après dîner, en compagnie de Flaubert et de Bouilhet, —s'essayant à apprendre, à Mantes, le chinois, pour fabriquer un poème du Céleste Empire,—nous voici rue de Bondy, à l'entrée du boyau noir, encombré de blouses, au milieu desquelles s'ouvre la porte des coulisses de la Porte-Saint-Martin.
Un escalier en colimaçon à rampe de bois graisseuse, et de toutes petites portes, et des paliers resserrés, et un labyrinthe de corridors étroits, où les coudes touchent les deux murs.
Puis les pieds posent sur un plancher, l'épaule frôle un châssis de bois, garni de vieux journaux. Et nous voilà au milieu d'apparitions étranges, de porteurs d'oripeaux, d'habillés d'étoffes claquantes, se perdant et s'éteignant dans le bleu des bourgerons de faubourgs.
C'est un va-et-vient automatique, sans paroles, avec des morceaux de bal masqué qui traversent le regard, une sorte de carnaval dans le clair-obscur,—et des petites filles, en blouses de pension, filant entre vos jambes, et d'autres montant un escalier, en remuant dans la nuit, des gazes d'anges. Par une découpure de décor, de temps en temps, un coin de scène, une bouffée de musique, un bruit de voix.
Et un monde de machinistes, d'ouvriers, de figurants, un peuple hâve et rachitique, aux faces fardées, tout cela allant, avec un mouvement d'immense manufacture, de prodigieuse usine,—d'une fantastique fabrique d'illusions, en pleine activité.
Là dedans des odeurs de quinquet, des vapeurs de gaz, des acretés de vieille poussière, des sueurs de danseuses rousses, des émanations d'étoffes reteintes, l'haleine d'une population nourrie d'ail, des relents de misère, de saleté de corps, d'aigre de petits enfants.
Nous montons dans du noir, où l'on heurte des voix, nous ouvrons une loge de seconde. Le lustre est baissé, la rampe haute. Aux deux coins de la scène, sur des fauteuils de tragédie, sont assis, d'un côté Anicet Bourgeois, de l'autre Marc Fournier, et un régisseur, une canne à la main, range des bataillons de danseuses, des légions de comparses, ainsi qu'un caporal prussien qui commanderait aux visions d'un songe.
Dans la salle grouillent, confusément mêlés, le théâtre et la vie, la rue et la féerie: des gens de l'endroit, en manches de chemises, attablés au velours des premières galeries, des danseuses blanches, nuageuses, diadémées de clinquant, leur jupe relevée en nimbe derrière elles, au milieu d'allumeurs de quinquets. Un prince Charmant, en costume d'argent, mouche un petit mome en blouse.
Sur la scène on s'agite, on se remue. Espinosa, le maître de ballets, arpente le devant du théâtre, en claquant la mesure dans ses mains. Les danseuses se trémoussent en costume, ou bien en jupon et en corset, dans un déshabillé de grisette, qui vous fait passer devant les yeux, comme le LEVER DES OUVRIÈRES EN MODES à l'Opéra;—au cou, pour ne pas avoir froid, elles se sont noué leurs mouchoirs.
—Ces dames seront-elles en costumes de caractère? demande la voix de la censure.
—Des fa, des fa, crie le chef d'orchestre à la musique.
Nous sommes redescendus dans la loge d'avant-scène de Fournier. Sur le fond raisin de Corinthe, sourd et foncé de la loge, Mariquita essaie ses élévations. Elle se détache, le visage à demi éclairé par les feux qui viennent de la rampe, et meurent sur sa gorge, au bouquet de rubans rouges de son corsage; tout le reste, la jupe ballonnante et les jambes, flotte dans le demi-jour d'un blanc tiède à la Goya. Au-dessus de sa tête, un papillon réveillé, remuant comme un atome coloré dans une raie de lumière, va et vole dans la brume chaude de la loge.
Mon regard suit, au bout de la chaise où la main s'appuie, ce corps de femme vaporeux et remuant, toute cette dislocation voluptueuse et harmonieuse, de la grâce qui s'assouplit, de la légèreté qui se travaille.
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30 mai.—Je me promène sur les boulevards extérieurs, élargis par la suppression du chemin de ronde. L'aspect est tout changé, les guinguettes s'en vont. Les maisons publiques n'ont plus leur caractère de gros numéros; avec leurs carreaux dépolis et éclairés, elles ont l'air de bar de New-York. Des blouses s'agitent parmi la dorure de l'immense CAFÉ DU DELTA, mettant les soûleries de la guenille, sous le dôme d'une galerie d'Apollon.
J'entre au BAL DE l'ERMITAGE. Plus une jolie fille. Tout est pris maintenant par l'argent, qui cueille tout en fleur, et fait de toute fillette jolie du peuple, une lorette.
Là, assis sur un banc, entre Lariboisière et l'abattoir, ces deux souffroirs de l'homme et de la bête, je reste rêvant, à respirer un air chaud de viande, à écouter de sourds beuglements venant jusqu'à moi, comme de lointains égorgements… Et pendant ce, j'entends, dans mon dos, trois petites filles blaguer la façon dont les soeurs leur font faire le signe de la croix. Oui, c'est bien le nouveau Paris.
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1er juin.—Toute la liste de l'opposition passe à Paris. Penser que si la France entière était aussi éclairée que Paris, nous serions un peuple ingouvernable!
Au fond, tout gouvernement quelconque qui diminue le nombre des illettrés, travaille à sa chute.
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6 juin.—Sept heures et demie, après une ondée. L'asphalte brillant, lavé de lueurs fugaces et d'ombres allongées, ainsi que dans l'eau courante d'un fleuve. Une douce lumière humide, dans laquelle le haut des maisons et des édifices étincelle de rose, avec les toits d'ardoises, les troncs d'arbres des promenades, les lointains des trottoirs, s'enlevant en violet.
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7 juin.—A dîner à Saint-Gratien, cet Ésope de Chaix d'Est-Ange, dont l'esprit, le joli méchant esprit a quelque chose de la mordillure d'un singe… Le soir, en nous promenant dans le parc, l'ancien procureur général, l'initié à tous les secrets de famille, nous dit qu'au fond la société vit absolument de l'hypocrisie, et que cette hypocrisie, il faut la protéger, l'encourager même… parce que, pour peu qu'on pénètre dans la vie des gens, on n'y trouve pas seulement l'adultère… mais l'inceste et tout le reste.
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—Paris, le véritable climat de l'activité de la cervelle humaine.
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8 juin.—En sortant d'une discussion violente chez Magny, et dont je me lève, le coeur battant dans la poitrine, la gorge et la langue sèches, j'acquiers la conviction suivante. Toute discussion politique revient à ceci: Je suis meilleur que vous! Toute discussion littéraire à ceci: J'ai plus de goût que vous! Toute discussion artistique à ceci: Je vois mieux que vous! Toute discussion musicale à ceci: J'ai plus d'oreille que vous!
Mais c'est effrayant tout de même, comme en toute controverse, nous sommes seuls, et comme nous ne faisons pas de prosélytes. C'est peut-être pour cela que Dieu nous a fait deux.
A ce dîner, Sainte-Beuve raconte qu'au 24 février 1848, il avait un rendez-vous avec une blanchisseuse. «Eh bien! oui, Messieurs, avec une blanchisseuse,» affirme-t-il bravement. Il ne put repasser les ponts, arrêté par le peuple criant: «Vive la ligne!» De chez sa blanchisseuse il vit défiler une batterie d'artillerie, ce qui lui fait dire: «J'aurais donné tous les doctrinaires pour une batterie d'artillerie, je les donnerais encore!» Enfin on lui trouve une chambre dans un petit hôtel, où on ne faisait que demander M. Autran. C'étaient tous ses amis de Marseille qui venaient pour une pièce, qu'il faisait jouer en ce moment.
Dans les discussions politiques, il n'y a guère avec nous que le silence de Gautier, indifférent à ces choses, ainsi qu'à des choses inférieures, et se refusant absolument à se rappeler que Sainte-Beuve le rencontra, après 1830, à une procession commémorative pour les quatre sergents de la Rochelle.
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—Le consommateur fait les gens qui le servent à son image.
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Les boursiers donnent leur genre, leur insolence aux garçons de café du boulevard des Italiens. A la hauteur du boulevard Saint-Martin, il y a des infiltrations de cabotinage et de cascade chez le garçon, qui vous offre un melon sympathique. Au Palais-Royal, fréquenté par les riches provinciaux et les viveurs posés de l'orléanisme, le garçon a le service discret, respectueux, silencieux, des hommes qu'on prend pour servir dans les ministères.
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—Lu le SOUVENIR DE SOLFÉRINO du médecin suisse, Dunant. Ces pages me transportent d'émotion. Du sublime touchant à fond la fibre. C'est plus beau, mille fois plus beau qu'Homère, que la «Retraite des Dix Mille», que tout. Quelques pages seules de Ségur dans la «Retraite de Russie» en approchent. Ce que c'est que le vrai sur le vif, sur l'amputé, sur le mourant de mort violente en pleine vie, sur cela, décrit par de la rhétorique, depuis le commencement du monde.
On sort de ce livre avec le maudissement de la guerre.
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19 juin.—Tantôt Dieu m'apparaît comme un bourreau et un tortureur de la vie universelle, tantôt comme un mystificateur qui s'amuserait à couper des crins dans le lit du monde, enfin comme un empoisonneur des Paradis d'ici-bas, des ciels bleus, des beaux climats, des pays chauds, avec les fièvres, les féroces, les insectes.
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22 juin.—Dîner de Magny.
GAUTIER.—«Les bourgeois! Il se passe des choses énormes chez les bourgeois. J'ai traversé quelques intérieurs. C'est à se voiler la face… La tribaderie est à l'état normal, l'inceste en permanence et la bestialité…
TAINE.—Moi je connais assez bien les bourgeois. Je suis d'une famille bourgeoise… Et puis d'abord, qu'est-ce que vous entendez par bourgeois?
GAUTIER.—Des gens qui ont de quinze à vingt mille livres de rente, et qui sont oisifs.
TAINE.—Eh bien! je vous citerai trente femmes de bourgeois que je connais, et qui sont pures.
UN QUELCONQUE.—Qu'en savez-vous, Taine? Dieu lui-même n'en a pas la certitude.
TAINE.—Tenez, à Angers, les femmes sont si surveillées qu'il n'y en a qu'une qui fasse parler d'elle.
SAINT-VICTOR.—A Angers… mais c'est tout pédérastes, les derniers procès…
… SAINTE-BEUVE.—Mme Sand, Messieurs, va faire quelque chose sur un fils de Rousseau, pendant la Révolution… Ce sera tout ce qu'il y a de plus généreux… Elle est pleine de son sujet… Elle m'a écrit trois lettres, ces jours-ci… C'est une organisation admirable!
SOULIÉ.—Tiens, il y a un vaudeville de Théaulon sur les enfants de
Rousseau.
RENAN.—Mme Sand, la plus grande artiste de ce temps-ci, et le talent le plus vrai!
LA TABLE.—Oh!… Ah!… Oh!… Ah!
SAINT-VICTOR.—Est-ce curieux, elle écrit sur du papier à lettres!
RENAN.—Par vrai, je n'entends pas le réalisme.
SAINTE-BEUVE.—Buvons; je bois, moi! Allons, Scherer.
… TAINE.—Hugo, Hugo n'est point sincère…
SAINTE-BEUVE.—Comment, vous Taine, vous mettez Musset au-dessus de Hugo! Mais Hugo, il fait des livres… Il a volé, sous le nez, à ce gouvernement, qui pourtant est bien puissant, le plus grand succès de ce temps-ci… Il a pénétré partout, les femmes, le peuple, tout le monde l'a lu… Ses livres s'épuisent de huit heures à midi… Mais quand j'ai lu ses ODES ET BALLADES, j'ai été lui porter tous mes vers… Les gens du GLOBE l'appelaient un barbare… Eh bien! tout ce que j'ai fait, c'est lui qui me l'a fait faire… En dix ans, les gens du GLOBE ne m'avaient rien appris.
SAINT-VICTOR.—Nous descendons tous de lui.
TAINE.—Permettez, Hugo est, dans ce temps-ci, un immense événement, mais…
SAINTE-BEUVE, très animé.—Taine, ne parlez pas d'Hugo!… Vous ne le connaissez pas… Nous ne sommes que deux ici, qui le connaissions, Gautier et moi… Mais l'oeuvre d'Hugo c'est magnifique!
TAINE.—C'est, je crois, maintenant, que vous appelez poésie: peindre un clocher, un ciel, faire voir des choses enfin. Pour moi ce n'est pas de la poésie, c'est de la peinture.
GAUTIER.—Taine, vous me semblez donner dans l'idiotisme bourgeois. Demander à la poésie du sentimentalisme… ce n'est pas ça. Des mots rayonnants, des mots de lumière… avec un rythme et une musique, voilà ce que c'est, la poésie… Ça ne prouve rien… Ainsi le commencement de Ratbert… il n'y a pas de poésie au monde comme cela. C'est le plateau de l'Hymalaya. Toute l'Italie blasonnée est là… et rien que des mots.
NEFTZER.—Voyons, si c'est beau, c'est qu'il y a une idée.
GAUTIER.—Ah! toi, ne me parle pas…. Tu t'es raccommodé avec le bon Dieu pour faire un journal. Tu t'es remis avec le vieux.
La table rit.
… TAINE.—Par exemple, la femme anglaise…
SAINTE-BEUVE.—Oh! la femme française… n'est-ce pas, il n'y a rien de plus charmant… Une, deux, trois, quatre, cinq femmes: c'est délicieux… Est-ce que notre amie est revenue?… Et dire qu'au moment du terme, on en a une masse de ravissantes… pour rien… de ces malheureuses-là! Car le salaire des femmes… Voilà une chose à laquelle jamais les gens, comme Thiers, ne penseront… Il faut renouveler l'État par là… Ce sont des questions…
VEYNE.—C'est-à-dire que s'il y avait une Convention…
SAINT-VICTOR.—Non, il n'y a pas moyen de vivre pour une femme. La petite
Chose du Gymnase, avec 4,000 francs par an, me disait hier…
GAUTIER.—La prostitution est l'état normal de la femme, je l'ai dit.
UN QUELCONQUE.—Au fond, Malthus…
VEYNE.—Malthus c'est une infamie!
TAINE.—Mais il me semble qu'on ne doit mettre au monde des enfants, que lorsqu'on est sûr de leur assurer une existence… Des filles qui partent pour être institutrices en Russie, c'est affreux!
UN QUELCONQUE.—Vivent les épouses, vivent les maîtresses stériles.
SAINT-VICTOR.—Allons donc… la nature, le grand Pan!
SAINTE-BEUVE, à demi-voix à son voisin.—Je vends tous les ans la propriété d'un petit volume… Ça me sert à donner quelques petites choses aux femmes… à l'époque des étrennes. Elles sont si gentilles, qu'on ne peut vraiment pas…
A ce moment du dîner, Sainte-Beuve, mis en gaieté par ses souvenirs, se fait des pendants d'oreilles avec des bouquets de cerises. Tableau.
Et l'on ne sait comment le nom de Racine tombe dans la conversation.
NEFTZER A GAUTIER.—Toi, tu as commis une infamie ce matin. Tu as vanté dans le feuilleton du MONITEUR, le talent de Maubant et de Racine.
GAUTIER.—C'est vrai, Maubant est plein de talent… Mais voilà, mon ministre a l'idée idiote de croire aux chefs-d'oeuvre… J'ai bien été forcé de rendre compte d'ANDROMAQUE… Au reste, Racine, qui faisait des vers comme un porc, je n'en ai pas dit un mot élogieux de cet être! Puis on a lâché une nommée Agar dans ce genre de divertissement… Vous l'avez vue, mon oncle.
Ici Gautier n'appelle plus Sainte-Beuve que mon oncle ou l'oncle Beuve.
SCHERER, épouvanté, regardant la table du haut de son pince-nez.—Messieurs, je vous trouve d'une intolérance… Vous procédez par voie d'exclusion… Enfin, à quoi donc devons-nous tâcher… C'est à réformer, à combattre des opinions d'instinct. Le goût ce n'est rien. Il n'y a que le jugement, il faut avant tout du jugement.
UN QUELCONQUE.—C.. pour le jugement, rien que du goût, absolument du goût.
Brouhaha.
SOULIÉ.—On ne s'entend guère.
GAVARNI.—On s'entend trop.»
EXEUNT.
* * * * *
Mercredi 24 juin.—Au bout d'une allée du parc de Saint-Gratien, la princesse en robe de foulard écru, causant avec quelqu'un, les mains derrière le dos, à la Napoléon suivie d'un petit chien gras à lard, monté sur quatre pattes semblables à des allumettes.
Elle se retourne: «Ah! voilà Sainte-Beuve… allons, des renseignements bien vite? Qu'est-ce que vous savez de Duruy?
—Mais, dit Sainte-Beuve avec un sourire vague, il est très aimable… il est bien physiquement, ce qui ne nuit pas.
—Allons, nous en voulons plus?…
—Eh bien, il a fait des précis que vous connaissez… et puis je crois qu'il a aidé l'empereur dans son César.
—Oui, oui, je me rappelle, dit la princesse, qu'un jour l'empereur m'a demandé si je connaissais quelqu'un pour remplacer Mocquard, qu'il se fatiguait maintenant très vite… qu'il avait bien Duruy… Enfin, en voilà un drôle de changement, j'ai appris cela hier, en revenant de Versailles où je m'étais bien amusée… Je regrette beaucoup Rouland… Au fond, on change toujours les hommes et jamais les choses… Là-dessus je me sauve…
On dîne, et après dîner, Sainte-Beuve se plaignant de la vieillesse, on lui dit que jamais il n'a été plus jeune: «C'est vrai, s'écrie la princesse, il a rompu avec un tas de bêtises, d'idées tristes… J'aime bien mieux ce que vous faites maintenant… N'est-ce pas vrai, Messieurs, que ses articles sont aujourd'hui d'une liberté… ça va, ça va… il patauge dans le vrai!
—«Mon Dieu, oui,—fait Sainte-Beuve, un peu rouge du compliment—la critique, c'est de dire tout ce qui passe par la tête… ce n'est que ça!»
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25 juin.—Ce cabinet, témoin de tant de choses redoutables, ce confident de secrets si noirs, ce cabinet du préfet de police, le croirait-on? il est tout plein d'amoureuses et blondes peintures, de nudités friponnes, de fillettes aux coquets minois, qui ne couvrent pas seulement les panneaux, à l'affreux papier impérial, semé d'abeilles d'or, mais sont éparses sur les fauteuils, les chaises, le bureau, répandues, étalées partout. «Oui, nous dit Boitelle, quand on voit comme moi, toute la journée, de si vilains individus, c'est reposant d'avoir, de temps en temps, une jolie chose à regarder.»
Et il nous introduit dans son capharnaüm intime, la maisonnette du jardinier du petit jardin de la préfecture; bondé de tableaux jusqu'au toit, et où, avec une cuvette d'eau, une éponge, des cigares, il passe ses loisirs et les meilleures heures de sa vie, à faire revenir et revivre les colorations encrassées de toiles énigmatiquement anonymes.
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Lundi 6 juillet.—Sainte-Beuve a donné sa démission de membre de la commission du Dictionnaire de l'Académie, a renoncé à un traitement de 1200 francs par an, pour écrire son article de ce matin sur Littré. Il y a de la belle passion désintéressée dans les haines du critique.
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8 juillet.—Témoignant mon étonnement de la luminosité brillantée de certaines aquarelles vues chez Palizzi, il me dit leur donner à la fin cet éclat, avec des couleurs chinoises, dont il a une boîte:—couleurs apportant à son aquarellage, un glacis de fraîcheur et une richesse de coloration, que n'ont pas les couleurs d'Europe.
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12 juillet.—Un commissionnaire nous apporte une lettre de Sainte-Beuve, qui, se trouvant un peu souffrant, nous prie de passer chez lui, pour causer de son article sur Gavarni.
Après le don par nous de quelques renseignements biographiques, nous passons à l'examen des légendes des lithographies. Et notre stupéfaction est immense, à voir Sainte-Beuve lire ces légendes, en les estropiant par une ignorance de toutes les modernités, de tous les parisianismes, une ignorance qui lui fait nous demander ce que c'est que le plan, que nous lui expliquons par ma tante, qu'il ignore aussi bien que le clou.
Mais c'est dans la vue compréhensive des images qu'il est surtout extraordinaire. Parmi les acteurs de la scène dialoguée, il ne voit rien, ne perçoit rien, ne distingue pas celui qui parle. Enfin c'est l'exacte vérité, je le jure, il va, dans une planche de deux personnages, il va jusqu'à prendre l'ombre portée de l'un d'eux pour un troisième personnage, et met un moment l'entêtement le plus comiquement colère, à voir trois individus en scène…
Et sur tout, il faut des explications qu'il note, qu'il boit. Il s'accroche au moindre mot technique que nous lâchons, le crayonne sur une feuille de papier, où il bâtit son article au moyen de points de repère, semés ça et là, qui lui donnent l'air du dessin d'un acarus du faux bourdon, grossi au microscope. A la fin il s'informe des peintres de moeurs des époques antérieures.
—Abraham Bosse, lui disons-nous.
—De quelle époque? fait-il.
—Puis Freudeberg.
—Vous dites?
—Freudeberg.
—Comment ça s'écrit-il?
Ainsi il attrape, ainsi il saisit, ainsi il happe au vol, sans rien digérer, vos idées, vos notions, votre science… Et je pensais, en riant dans ma barbe, à l'espèce de dévotion religieuse, avec laquelle un certain nombre de gens allaient lire cette étude… Tout de même, je crois que Sainte-Beuve fera bien de renoncer aux articles d'art!
* * * * *
—L'oeil de la femme, cette énigme, ce sphinx, ce muet diseur de choses, que contredit sa bouche… Quel mystère, auquel je reviens toujours!
Il faut décidément un jour écrire deux ou trois pages d'observations là-dessus.
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—Je m'en vais ce soir user mes gants de Saint-Gratien à la CLOSERIE DES
LILAS.
Là, seulement on retrouve le type physique de la femme de Gavarni, la petite souris de Paris. Là, du vrai rire, de la bonne gaîté, et du brouhaha, et des femmes qui demandent aux passants des épingles pour se rajuster, et des musiques d'orchestre reprises joyeusement en choeur par les danseurs, et des étudiants qui, comme pourboire, donnent une poignée de main aux garçons.
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Vendredi 17 juillet.—Chez Gautier à Neuilly. Il est huit heures et demie. Nous le trouvons à table, entouré de son fils et de ses deux filles, croquant en manches courtes, avec toutes sortes de coquets gestes, les écrevisses d'un grand plat, placé au milieu de la table. Et grignotantes, en même temps qu'agacées par les carapaces, qu'elles rejettent avec des impatiences de chattes, elles se retournent vers nous, passant leur tête pour nous parler, l'une au-dessous de l'autre, étageant leurs moues et leurs sourires, nous contant le Chinois avec lequel elles ont dîné hier, allant chercher les souliers de la Chinoise qu'il leur a donnés, bégayant les mots chinois qu'il leur a dits. Ça leur va, ce caquetage exotique, à ces jolies et mutines Orientales de Paris, qui ont, dans leurs mouvements, je ne sais quelle mollesse tendre, et dans leurs personnes, un brin de ces êtres de gentillesse, timides, familiers et curieux, repoussés doucement par la main du rajah de Lahore, dans la visite que lui fait le prince Soltikoff. Oui, par moments, ces deux fillettes semblent les filles de la nostalgie des pays de soleil de leur père.
Et l'on apporte des plats d'une cuisine étrangement cosmopolite: des épinards dans lesquels on a pilé des noyaux d'abricots, un zabayon,—et Gautier, heureux, réjoui, mangeant, plaisantant, interpellant les bonnes avec une solennité drolatique, comiquement débonnaire, s'épanouit comme un Rabelais en famille.
On se lève de table, on passe au salon. Les fillettes vous attirent doucement dans de petits coins d'ombre et d'intimité, en de gracieuses attitudes de confidences familières, pour vous faire épeler une page de leur grammaire chinoise, ou vous montrer, au milieu de petits rires argentins, une ANGÉLIQUE, d'après un tableau de M. Ingres, sculptée par Judith, dans un navet,—hélas! se ratatinant tous les jours.
Mais voici Gautier qui, à propos du livre de Renan, auquel il reproche l'entortillage de ce Dieu qui n'est pas Dieu et qui est plus que Dieu, fait le livre, selon lui, qu'il fallait faire sur Jésus-Christ.
Alors il esquisse un Jésus, fils d'une parfumeuse et d'un charpentier, un mauvais sujet qui quitte ses parents et envoie dinguer sa mère, qui s'entoure d'un tas de canailles, de gens tarés, de croquemorts, de filles de mauvaise vie, qui conspire contre le gouvernement établi, et qu'on a très bien fait de crucifier ou plutôt de lapider: un socialiste, un Sobrier de ce temps-là, un exaspéré contre les riches, le théoricien désespéré de l'IMITATION, le destructeur de la famille et de la propriété, amenant dans le monde un fleuve de sang, et les persécutions, et les inquisitions, et les guerres de religion, faisant la nuit sur la civilisation, au sortir de la pleine lumière qu'était le polythéisme, abîmant l'art, détruisant la pensée, en sorte que les siècles, qui viennent après lui ne sont que de la m—— jusqu'à ce que trois ou quatre manuscrits, rapportés de Constantinople par Lascaris, et trois ou quatre morceaux de statues, retrouvés en Italie, lors de la Renaissance, soient, pour l'humanité, comme un jour rouvert, en pleines ténèbres…»
«Ça c'était un livre, ça pouvait être faux, mais le livre avait sa logique. Il y avait aussi le livre absolument contraire et qui prêtait au moins autant… Mais je ne comprends pas un livre entre l'un et l'autre.»
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Lundi 20 juillet.—Chez Magny.
A propos du livre: VICTOR HUGO, raconté par un témoin de sa vie, Gautier déclare que ce n'était pas un gilet rouge qu'il portait à HERNANI, mais un pourpoint rose.
Et sur le rire de la table, il ajoute: «Mais c'est très important. Le gilet rouge aurait indiqué une nuance politique républicaine, et il n'y avait rien de ça. Nous étions seulement moyenageux… Et tous, Hugo comme nous. Un républicain, on ne savait pas ce que c'était… Il n'y avait que Petrus Borel de républicain… Nous étions tous contre les bourgeois et pour Marchangy. Nous représentions le machicoulis, voilà tout… Ç'a été une scission, quand j'ai chanté l'antiquité dans la préface de MADEMOISELLE DE MAUPIN… Machicoulis et rien que machicoulis… L'oncle Beuve, je le reconnais, a toujours été libéral… Mais Hugo en ce temps-là était pour Louis XVII, oui, pour Louis XVII. Quand on me dira que Hugo était libéral et pensait à toutes ces farces, en 1828… Il ne s'est mis qu'après dans toutes ces saletés-là… Au fond Hugo est absolument moyen âge… à Jersey, c'est plein de blasons!»
—Gautier,—fait Sainte-Beuve, en l'interrompant:—Savez-vous comment nous avons passé la journée de la première d'HERNANI? A deux heures nous avons été avec Hugo, dont j'étais le fidèle Achate, au Théâtre-Français… Nous sommes montés tout en haut, dans une lanterne, et nous avons regardé défiler la queue, toutes les troupes de Hugo… Un moment il a eu peur, en voyant passer Lassailly, auquel il n'avait pas donné de billet. Je l'ai rassuré en lui disant: «J'en réponds!» Puis nous avons été dîner chez Véfour, en bas, je crois,—en ce temps la figure de Hugo, n'ayant pas la notoriété publique.
…—Oui, oui, j'admire Jésus complètement, dit Renan.
—Mais enfin, s'écrie Sainte-Beuve, il y a dans ses évangiles un tas de choses stupides! «Bienheureux les doux parce qu'ils auront le monde.» Ça n'a pas de sens?
—Et Çakia Mouni, jette Gautier, si on buvait un peu à la santé de Çakia
Mouni.
—Et Confucius, dit quelqu'un.
—Oh! il est assommant!
—Mais, qu'est-ce qu'il y a de plus bête que le Koran?
—Ah! laisse échapper Sainte-Beuve, en se penchant vers moi: il faut avoir fait le tour de tout et ne croire à rien. Il n'y a rien de vrai que la femme… La sagesse, mon Dieu, c'est la sagesse de Senac de Meilhan, sagesse qu'il a formulée dans l'ÉMIGRÉ.
—Évidemment, lui dis-je, un aimable scepticisme, c'est encore le summum humain… ne croire à rien, pas même à ses doutes… Toute conviction est bête… comme un pape.
…—Moi, fait Gautier, se confessant au docteur Veyne pendant ce temps; moi, je n'ai jamais eu un si violent désir de cette gymnastique intime… Ce n'est pas que je sois moins bien constitué qu'un autre. J'ai fait dix-sept enfants, et tous assez beaux… On peut voir les échantillons… Mais se livrer à l'amour, une fois par an, je vous assure que c'est bien suffisant… Ça me laisse le plus grand sang-froid… je pourrais faire des opérations mathématiques… Puis je trouve humiliant qu'une gaupe puisse croire que vous avez besoin de sauter dessus!
Sainte-Beuve, de son côté, raconte que lorsqu'il a été faire des cours à Liège, en 1849, à la suite de nombreuses écritures rapides, il a été attaqué de ce que les médecins appellent la crampe d'écrivain, qui lui a à peu près paralysé les muscles du bras droit, ce qui fait que depuis, il n'écrit plus que des billets et dicte ses lettres un peu longues.
… Comme on se lève pour s'en aller, Gautier va à Scherer, le personnage le plus muet de la société, et lui dit: «Ah ça, j'espère que la première fois vous vous compromettrez, car nous nous compromettons tous, il n'est pas juste que vous restiez froidement à nous observer.»
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24 juillet.—Gretz, près Fontainebleau.
Nous voici dans une auberge rustique de peintres, en pension à 3 fr. 50 par jour, habitant des chambres blanchies à la chaux, couchant dans des lits de plume, buvant du vin du cru, mangeant beaucoup d'omelettes. Mais d'aimables figures de cabaretiers, et une rivière à deux pas, avec de l'eau claire où l'on voit des poissons,—et tout proche la forêt.
Nous avons pour compagnons un frère de Palizzi et un jeune gentilhomme de
Saint-Omer, faisant de la peinture d'amateur.
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29 juillet.—Ici, de jour en jour, croît en moi une allégresse bête, dans laquelle les organes et les fonctions ont comme de la joie. Je me sens du soleil sous la peau, et dans le verger, à l'abri des pommiers, couché sur la paille des boîtes de laveuses, il se fait en mon être un hébétement doux et heureux ainsi que par un bruit d'eau qu'on entend en barque, à côté de soi, roulant d'une écluse.
C'est un état délicieux de pensée figée, de regard perdu, de rêve sans horizon, de jours à la dérive, d'idées qui suivent des vols de papillons blancs dans les choux.
—Bricoler des casse-tête, expression des paysans pour se donner du mal.
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4 août.—Sept heures du soir. Le ciel est bleu pâle, d'un bleu presque vert comme si une turquoise y était fondue! Là-dessus marchent doucement, d'une marche harmonieuse et lente, des masses de petits nuages, balayés, ouateux et déchirés, d'un violet aussi tendre que des fumées dans un soleil qui se couche, et leurs cimes sont roses comme des hauts de glaciers, d'un rose de lumière.
Devant moi, sur la rive en face, des lignes d'arbres à la verdure jaune et chaude encore de soleil, s'estompent dans le poudroiement des journées finissantes, en ces tons d'or qui enveloppent la terre avant le crépuscule.
Dans l'eau ridée par une botte de paille, qu'un homme trempe au lavoir, pour lier l'avoine, les joncs, les arbres, le ciel se reflètent avec des solidités denses, et sous la dernière arche du vieux pont, près de moi, de l'arc de son ombre, se détache la moitié d'une vache rousse, lente à boire, et qui, lorsqu'elle a bu, relevant son mufle blanc, baveux de fils d'eau, regarde.
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5 août.—Le matin, le frôlement des voitures de foin contre les murs, met dans votre demi-sommeil l'impression et le léger frou frou d'une femme qui, assise au pied de votre lit, ôterait ses bas de soie.
—A la campagne, le travail m'est presque impossible. Je me sens le nuage qui passe, la feuille qui remue, l'eau qui coule. Je ne suis plus une pensée.
—Un homme de quarante ans qui dirait: «Il y a dans la vie une chose ruineuse, même pour les fortunés: la propriété. Presque toutes les difficultés de la vie viennent de ce sentiment de l'homme qui ne veut pas se considérer comme un être fait pour le viager, mais qui se prend pour le propriétaire éternel des choses et des créatures. Eh bien, ce sentiment, le premier et le plus fort de l'homme, je le tuerai en moi, j'aurai la maison, la voiture, la femme, à l'année, au mois… Je serai usufrutier de toutes les jouissances de la vie!» (A développer dans un livre ou dans une pièce.)
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15 août.—Avoir roulé dans la foule, ce soir, aux Champs-Élysées, jour de la fête de l'Empereur.
Les grands plaisirs du peuple sont les joies collectives. A mesure que l'individu sort de la plèbe et s'en distingue, il a un plus grand besoin de plaisirs personnels et faits pour lui seul.
En vaguant parmi cette multitude, je remarque dans ce monde un processionnement passif: pas de gaieté, pas de bruit, pas de tumulte. Le tabac, ce stupéfiant, la bière, cette boisson d'engourdissement, finiraient-ils par endormir, dans les veines de la France, le sang du bourgogne?
—Dans une société qui serait une aristocratie, mais une aristocratie de capacités ouverte au peuple, se recrutant largement jusque dans les intelligences ouvrières, je rêverais un gouvernement qui essaierait de tuer la misère, abolirait la Fosse commune, décréterait la Justice gratuite, nommerait des avocats de pauvres payés par le seul honneur de l'être; établirait devant Dieu à l'église la gratuité et l'égalité pour le baptême, le mariage, l'enterrement: un gouvernement qui donnerait, dans l'hôpital, une hospitalité magnifique à la maladie;—un gouvernement qui créerait un ministère de la SOUFFRANCE PUBLIQUE.
—Lu toute la journée le TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.
Penser que Carrier a pu faire massacrer des milliers de personnes, qui avaient des pères, des frères, des fils, des femmes, sans qu'aucun de ceux qui restaient, ait seulement essayé de le tuer. C'est triste pour l'énergie des affections humaines. Chose singulière! Dans le seul grand assassinat de bourreau du temps,—et un assassinat de main de femme, —c'est la tête et non le coeur qui a mené la main.
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Dimanche 16 août.—Je savais là-bas tous les ennuis de Gavarni, et le complet insuccès de l'expropriation de sa maison du Point-du-Jour.
Nous allons le voir aujourd'hui. Mlle Aimée me dit, en traversant les pièces du rez-de-chaussée: «Vous savez, il est très malade… Quand on lui a appris la décision du jury, il a eu une tache de sang à l'oeil, comme à la suite d'un coup de sang.»
Nous entrons, et nous trouvons Gavarni dans son grand salon, au milieu de l'espèce d'obscurité, que font des persiennes fermées en plein jour. Il nous semble très pâle dans l'ombre. Nous entendons sa respiration oppressée. Il a peine à nous donner sa chaude poignée de main d'autrefois. D'une voix étouffée, il s'essaye cependant à nous faire ses amicales plaisanteries d'autrefois, mais nous y sentons son effort et son courage. Il nous dit: «C'est toujours la même chose, toujours ce tuyau de soufflet… J'ai eu froid dans mon lit… Tous ces palliatifs, toutes ces inhalations d'eau, je n'y crois pas… Il faudrait un seton ou me faire un trou là dessous… là, à la gorge… Mais Veyre ne veut pas. Il me donne des choses à boire… Tenez, ça… qui n'est pas joli à boire…» Et il sourit à peu près. «Mon Dieu, le soufflet est bon, très bon… Ce sont les ficelles qui ne vont plus. Oui les poumons, la poitrine, c'est bon… Il m'a ausculté… J'ai bien le coeur un peu trop petit. Mais au fond, c'est ce larynx…»
Nous lui parlons alors d'une consultation, à laquelle il ne se refuse pas trop.
Et nous le quittons très alarmés, effrayés de cette maigreur que nous touchions dans cette main, pleine de cordes; que nous devinions sous cette robe de laine blanche, sous ces deux ou trois paires de chaussettes roulées autour de ses pieds; effrayés de ce lent dépérissement, de cet épuisement, de cet appauvrissement du sang et de la vie, de cette anémie amenée par les longues souffrances, et peut-être encore par tant d'années d'une alimentation insuffisante, où cette pure intelligence ne voulait pas manger, se refusait à manger, trouvait de l'ennui à manger.
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Lundi 17 août.—Sortant de la solitude de Gretz, nous retombons avec un certain plaisir dans cette parlotte de Magny. Il n'est d'abord question que du mort qu'on vient d'enterrer, d'Eugène Delacroix, et Saint-Victor esquisse drolatiquement, d'un mot, cette figure de bilieux ravagé, que nous avons vu un jour passer dans la rue des Beaux-Arts, un carton sous le bras: «Il avait l'air de l'apothicaire de Tippoo Saeb!»
Et le mot lancé, soudain le critique pâlit dans sa soupe. On est treize… oui, positivement treize. «Bah! dit Gautier jouant mal l'assurance, il n'y a que les chrétiens qui comptent, et il y a ici pas mal d'athées!»
Toutefois Saint-Victor et Gautier envoient un garçon chercher, pour faire le quatorzième, le fils de Magny, un jeune collégien, devant lequel on raconte bientôt des choses énormes.
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25 août.—Cabourg. Nous voici dans un singulier endroit, un bain de mer fait par et pour des gens de théâtre, un bain de mer dont la pancarte, réglementant la pudeur des baigneurs, commence par: «Le maire de Cabourg, chevalier de la Légion d'honneur, commandeur de l'ordre de Charles III…» et finit par le nom de Dennery.
On demande ici: «A qui ce chalet?» On répond: «A Cognard. Et cet autre?—A
Clairville.—Et ce dernier en construction?—A Matharel de Fiennes.»
Tout semble bâti en billets d'auteurs, en droits d'auteurs, en critiques de théâtres, en refrains de vaudevilles. Les chalets ressemblent à des décors, les escaliers à des praticables, la mer du fond à la MUETTE DE PORTICI, et l'on est poussé à croire que les vagues sont faites par des têtes de figurants sous une toile très bien peinte.
Au milieu des chalets, un château s'élève, un château couleur chocolat, flanqué de quatre tourelles. C'est à Billion, l'ancien directeur du Cirque, et les quatre tourelles sont des lieux à l'anglaise. Cela ressemble au château de la Foire, dans une féerie, où Lebel s'écrierait avec sa voix de stentor: «Allons! bon, voilà que j'ai la colique!»
Et dans cette ville projetée, où des écriteaux promettent des rues, chaque maison isolée recèle un vieux nom de théâtre, ici la Franconi, là, la veuve d'Adam, plus loin Rosalie, la sauteuse de l'Hippodrome. C'est comme les Invalides et la Sainte-Périne des coulisses. Aux bureaux de leurs caisses, les hôtels montrent de vieilles femmes, dont les voix vous rappellent des voix d'autrefois entendues au théâtre. Et le grand café de l'endroit est tenu par un cafetier, ébouriffant les bourgeois avec les blagues et les charges du café des Variétés.
—Ce soir, en nous promenant au bord de la mer avec une femme de notre connaissance, comme nous lui reprochions un amant indigne d'elle, elle nous dit ingénument: «Qu'est-ce que vous voulez que je fasse, quand il pleut et que je m'ennuie!»
—Aux bains de mer, les filles ressemblent à des honnêtes femmes. Elles ont une tenue pareille, la même toilette, des enfants qu'elles promènent en ayant l'air de les aimer—et à la fin de la saison, elles arrivent à se faire à elles-mêmes l'effet d'être mariées.
—Pouah! la vilaine et l'antipathique race que ces Normands, avec leurs paroles avares, leur sourire de paysan qui vous attrape, leur teint rouvant sur lequel il semble qu'il y ait du givre, leurs sourcils blancs, leurs yeux de faïence, leurs regards aigres comme leurs pommes, leur rapacité sans la grâce et la polichinellerie du Midi.
—Il est des femmes, dont le charme singulier est fait comme d'une suspension de la vie, d'une interruption de la présence d'esprit, d'absence rêveuse.
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2 septembre.—Aujourd'hui, dans la salle des dessins français du XVIIIe siècle, au Louvre, je vois deux collégiens en uniforme, juchés sur des tabourets, et copiant les trois crayons de Watteau, achetés par le Musée à la vente d'Imécourt. Voilà pour le grand Maître, jusqu'ici seulement goûté par les artistes, la grosse popularité qui commence.
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Mercredi 9 septembre.—Nous enterrons ce matin notre vieille cousine de Courmont, âgée de 83 ans, une de nos visites du Jour de l'an… A ces rendez-vous derniers de la mort, les uniques rendez-vous de la famille, on rencontre de grands jeunes gens en habit noir, qui se trouvent être les fils de petites filles avec lesquelles vous avez joué.
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14 septembre.—Dîner chez Magny.
Il y a aujourd'hui bataille autour de l'histoire de Thiers, et il faut le dire, on est presque unanime pour le déclarer un historien sans aucun talent. Seul Sainte-Beuve le défend. C'est un si charmant homme! Il a tant d'esprit! Il possède une telle influence! Et il vous peint la façon dont il enguirlande une Chambre, dont il séduit un député. Ce sont toujours les moyens d'argumentation et la manière de défense que j'ai vu employer à Sainte-Beuve. Qu'on lui dise:—«Mirabeau a trahi.—Oui, mais il aimait tant Sophie!» Et il fera un tableau de sa passion pour sa maîtresse. Pour tout et pour tous, c'est ainsi.