Journal des Goncourt (Deuxième volume): Mémoires de la vie littéraire
… Sainte-Beuve est parti. On est à boire le mélange de liqueur qu'il fait à chaque dessert: un mélange de rhum et de curaçao.
—Ah! mais, à propos, Gautier, vous revenez de Nohant, de chez Mme Sand, est-ce amusant?
—Comme un couvent des Frères Moraves. Je suis arrivé le soir. C'est loin du chemin de fer. On a mis ma malle dans un buisson. Je suis entré par la ferme, au milieu de chiens qui me faisaient une peur… On m'a fait dîner. La nourriture est bonne, mais il y a trop de gibier et de poulet. Moi, ça ne me va pas… Là étaient Marchal le peintre, Mme Calamatta, Alexandre Dumas fils…
—Et quelle est la vie à Nohant?
—On déjeune à dix heures. Au dernier coup, quand l'aiguille est sur l'heure, chacun se met à table. Mme Sand arrive avec un air de somnambule, et reste endormie tout le déjeuner… Après le déjeuner, on va dans le jardin. On joue au cochonnet, ça la ranime. Elle s'assied et se met à causer. On cause généralement, à cette heure, des choses de prononciation: par exemple, sur la prononciation d'ailleurs et meilleur. La causerie chaffriolante toutefois, ce sont les plaisanteries stercoraires.
—Bah!
Mais par exemple, pas le plus petit mot sur le rapport des sexes. Je crois qu'on vous flanquerait à la porte, si vous y faisiez la moindre allusion…
A trois heures, Mme Sand remonte faire de la copie jusqu'à six heures. On dîne, seulement on dîne un peu vite, pour laisser le temps de dîner à Marie Caillot. C'est la bonne de la maison, une petite Fadette que Mme Sand a prise dans le pays, pour jouer les pièces de son théâtre, et qui vient au salon, le soir.
Après dîner, Mme Sand fait des patiences sans dire un mot, jusqu'à minuit… Par exemple, le second jour, j'ai commencé à dire que si on ne parlait pas littérature, je m'en allais… Ah! littérature… ils semblaient revenir tous de l'autre monde!… Il faut vous dire que, pour le moment, il n'y a qu'une chose dont on s'occupe là-bas: la minéralogie. Chacun a son marteau, on ne sort pas sans… J'ai donc déclaré que Rousseau était le plus mauvais écrivain de la langue française, et cela nous a fait une discussion avec Mme Sand jusqu'à une heure du matin…
Tout de même, Manceau lui a joliment machiné ce Nohant pour la copie. Elle ne peut s'asseoir dans une pièce, sans qu'il surgisse des plumes, de l'encre bleue, du papier à cigarettes, du tabac turc, et du papier à lettres rayé. Et elle en use. Car vous n'ignorez pas qu'elle retravaille à minuit jusqu'à quatre heures… Enfin vous savez ce qui lui est arrivé. Quelque chose de monstrueux! Un jour elle finit un roman à une heure du matin… et elle en recommence un autre, dans la nuit… La copie est une fonction chez Mme Sand…
Au reste on est très bien chez elle. Par exemple c'est un service silencieux. Il y a dans le corridor une boîte qui a deux compartiments: l'un est destiné aux lettres pour la poste, l'autre aux lettres pour la maison. Dans ce dernier, on écrit tout ce dont on a besoin, en indiquant son nom et sa chambre. J'ai eu besoin d'un peigne. J'ai écrit: «M. Gautier, telle «chambre» et ma demande. Le lendemain à six heures, j'avais trente peignes à choisir.»
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27 septembre.—Nous revenons de la campagne pour le dîner Magny. On cause de Vigny, le mort du jour.
Et voici Sainte-Beuve jetant des anecdotes sur sa fosse.
Quand j'entends Sainte-Beuve avec ses petites phrases toucher à un mort, il me semble voir des fourmis envahir un cadavre: il vous nettoie une gloire en dix minutes, et laisse du monsieur illustre, un squelette bien net.
«Mon Dieu, dit-il, avec un geste onctueux, on ne sait pas trop s'il était noble, on ne lui a jamais vu de famille… c'était un noble de 1814; à cette époque on n'y regardait pas de si près. Il y a dans la correspondance de Garrick, un de Vigny qui lui demande de l'argent, mais très noblement… qui le choisit parmi tous, pour l'obliger. Il serait curieux de savoir s'il en descend… C'était avant tout un ange, il a été toujours ange, Vigny! On n'a jamais vu un beefsteak chez lui. Quand on le quittait à sept heures pour aller dîner, il vous disait: «Comment! vous vous en allez déjà!…» Il ne comprenait rien à la réalité, elle n'existait pas pour lui… Il avait des mots superbes. Sortant de prononcer son discours à l'Académie, un ami lui dit que son discours était un peu long: «Mais je ne suis pas fatigué!'» s'écrie de Vigny… Avec cela un reste de militaire. Lors de cette réception, il avait une cravate noire, et rencontrant dans la bibliothèque Spontini, qui avait gardé l'étiquette du costume impérial, il lui jette en passant: «L'uniforme est dans la nature, Spontini!…» Gaspard de Pons, qui avait été dans son régiment, disait de lui: «En voilà un qui n'a pas l'air des trois choses qu'il est: un militaire, un poète, un homme d'esprit!»
Par là-dessus très maladroit; l'arrangement qui le porta à l'Académie, il n'y comprit jamais rien. Quand il recommandait quelqu'un pour les prix, il le perdait…»
Du poète décédé, Sainte-Beuve passe aux salons de Paris, et nous décrit celui de Mme de Circourt: salon très éclectique, très plein, très mêlé, très vivant, un peu trop bruyant, et où l'on tombait sur n'importe qui, et où l'on parlait beaucoup trop, tous à la fois. «C'était un étourdissemeht, dit-il, plutôt qu'une conversation.»
Puis Sainte-Beuve parle des deux uniques salons que fréquentent maintenant les hommes de lettres: le salon de la princesse Mathilde, le salon de Mme de Païva.
Ici Gautier prend la parole, et nous déroule l'étrange existence de cette femme[1].
[Note 1: Le récit est un peu romanesque, mais je ne suis qu'un sténographe, et le donne tel qu'il sortit de la bouche de Gautier. Dans la parole de Gautier, il faut toujours s'attendre à du romanesque ou à de l'hyperbolisme; dans la parole de Flaubert, à de l'exagération, à du grossissement des choses.]
Elle serait la fille naturelle du prince Constantin et d'une juive. Sa mère, qui était très belle, défigurée par la petite vérole, avait fait couvrir de crêpe tous les miroirs de la maison, en sorte que la petite fille grandit sans se voir, et tourmentée par l'idée qu'elle avait le nez en forme de pomme de terre… On la maria jeune à un tailleur français de Moscou. Elle se laissa enlever par Hertz, qui lui donnait des leçons de piano. Hertz ruiné en 1848 se sauve de Paris et l'abandonne. Elle tombe très gravement malade, sans le sou, à l'hôtel Valin, aux Champs-Élysées. Gautier reçoit un mot d'elle où elle le prie de venir la voir. Il y va. Elle lui dit:
«Tu vois où j'en suis… il se peut que je n'en revienne pas… Alors tout est dit… mais si j'en reviens, je ne suis pas femme à gagner ma vie avec de la confection,—et je veux avoir, un jour, à deux pas d'ici, tu entends bien, le plus bel hôtel de Paris… rappelle-toi ça.» Son amie Camille, la marchande de modes, l'arme alors en guerre, lui fournit un arsenal de toilettes pour son grand coup. Gautier la revoit au moment de partir, toutes ses robes étalées sur les fauteuils, les chaises, le lit, —et les essayant, comme un soldat fait jouer son fusil, avant la bataille. Elle lui dit: «Je suis pas mal outillée, n'est-ce pas?… mais on n'est jamais sûr de rien… je puis rater mon coup… alors bonsoir…» Et elle lui demande un flacon de chloroforme pour s'empoisonner en cas de non-réussite. Gautier va demander le chloroforme à un interne de ses amis, et le lui apporte.
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30 septembre.—Ce soir, à Saint-Gratien, Girardin disait après dîner:
«Maintenant qu'il n'y a plus ni bien ni mal, qu'on est vaguement fixé sur ce qui est droit, sur ce qui est honnête, qu'il n'est point de règle bien rigide pour tout cela, il n'y a qu'une chose: le Succès, et l'Empereur doit avoir un ministre qui porte ce nom. Drouyn de l'Huys n'a pas été plus heureux avec les Russes que les ministres de Louis-Philippe. Il faut donc le sacrifier. Honnêteté, bonnes intentions, qu'est-ce que ça me fait? Un ministre, c'est absolument un cuisinier qui m'apporterait les plus beaux certificats du monde, et qui me ferait de la mauvaise cuisine… Est-ce que je ne devrais pas à mes invités de le renvoyer?»
En chemin de fer, on cause de la candidature de Gautier à l'Académie:
«Elle n'a pas la moindre chance, dit Sainte-Beuve, il lui faudrait un an de visites, de sollicitations, aucun des académiciens ne le connaît… Voyez-vous, le grand point, il faut qu'ils vous aient vu, qu'il aient fait connaissance avec votre figure… Une élection, sachez-le bien, c'est une intrigue,—une intrigue dans le bon sens du mot,—fait-il, en se reprenant… Voyons, et il compte sur ses doigts, il aura Hugo, Feuillet, Rémusat… Vitet, je crois… Il faudrait par exemple qu'il les voie beaucoup, ces deux derniers-là… Si c'était bien mené, il aurait peut-être Cousin… on lui lâcherait la Colonna, qui lui dirait qu'elle veut absolument une symphonie en blanc majeur, à elle personnellement adressée. Mais ici, il serait de toute nécessité qu'elle ne lâchât pas Cousin, une seconde avant l'élection… Par la princesse, nous aurions aussi de Sacy.»
La santé est beaucoup dans la carrière d'un homme. Il y a des gens naissant armés de cette force du corps sans défaillance, qui fait la volonté à toute heure. Girardin nous dit qu'il n'a jamais été malade, qu'il ne sait pas ce que c'est que la maladie.
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—Hier en sortant de la répétition d'ALADIN, il me revenait cette idée qui me hante presque toujours, à la sortie du spectacle: c'est que Molière, en lisant ses pièces à sa servante, a jugé le théâtre. Il se mettait simplement au niveau du public des oeuvres dramatiques.
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5 octobre.—Morère me disait que dans les cafés, où il allait en compagnie de Gavarni, celui-ci avait un vrai sens divinatoire pour dire la profession de chacun, et que très souvent il lui était arrivé de rencontrer, quelques jours après, dans la rue, les individus du café, porteurs des instruments de la profession que Gavarni leur avait assignée.
Chez Gavarni une mémoire extraordinaire des faces humaines, un moment entrevues. Ils sont emmagasinés dans sa tête, tous ces visages! ainsi que les clichés d'un atelier de photographie. Gavarni voit les gens qu'il dessine, ils lui réapparaissent. Souvent il a dit à Morère:
—«Tenez, vous rappelez-vous?
—Non, non…
—Comment! cet homme que nous avons vu sur le quai de l'Horloge, vous savez?»
Et il y avait de cela vingt ans.
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8 octobre.—C'est étonnant comme notre chemin littéraire se sera fait par le haut et pas du tout par le bas. On a vu comme Michelet vient de nous traiter dans la préface de la RÉGENCE. Hugo, me disait Busquet, était pris de la curiosité la plus sympathique à notre égard. C'est la grande critique qui nous a discutés, jugés, appréciés.
Chez les camarades de notre temps, de notre âge, sauf chez Saint-Victor, nous n'avons guère rencontré que le silence ou l'injure.
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Lundi 19 octobre.—Trois jours passés à Oisème près Chartres, chez les Camille Marcille, cette maison dont on s'en va, avec quelque chose de doucement remué en soi. Une villa que surmonte un atelier, à l'instar d'une chapelle dominant un corps de bâtiment, et montrant l'Art dressé au sommet de la vie de famille. Là-haut, les yeux se réjouissent au milieu des Prud'hon, des Chardin, des Fragonard; en bas dans le jardin, juste assez grand pour être tout fleuri; et par toute la riante et petite maison, le coeur s'égaie à la cordialité de l'hospitalité, à tout ce qui se lève de bon, de frais, d'honnêtement heureux, d'un intérieur réglé par le devoir, et, à tous moments, traversé par des vols d'enfants.
Oh! les jolies petites filles qu'il y avait là, et quelle douceur à se promener, leurs petites menottes dans vos mains… et le soir, en nous allant coucher, l'amusante ribambelle de petites bottines, à la porte de leur dortoir, comme rangées pour une nuit de Noël; et le matin, au déjeuner, en entrant dans la salle à manger, le riant et touchant spectacle, entre les sièges des grandes personnes, de leurs petites chaises graduées de taille, selon l'âge de chacune… Jolis petits anges fous, et déjà un peu femmes, amoureux petits êtres qui se frottent coquettement à vous, avec des gentillesses de chattes.
Un jour, ce fut un tableau charmant. On les entassa dans un petit panier, traîné par un pauvre vieil âne, sur lequel tapait un garçonnet du village, à la blouse envolée! Toutes riaient, criaient, se démenaient: une charretée de bonheurs de dix ans, et point de peintre pour rendre cela.
… La mère qui regardait sa toute petite fille, sa fille de huit ans, se renversant sur moi, et me jetant par ses yeux, par ses gestes, par l'étreinte de ses mains, par tout son corps, la tendresse de sa petite âme si étrangement tendre, se mit à dire avec un sourire, le sourire de la Joconde: «Oh! ma pauvre fille, tu es le sentiment… lui, il est l'esprit: il t'attrapera toujours!» Et elle ajouta avec un soupir: «Oui, on peut la laisser ainsi encore quelques années, puis on essayera de refermer tout cela!»
… Voici, je crois, la première aventure d'amour flatteuse qui m'arrive.
Une petite bonne, une pauvre enfant trouvée de l'hospice de Châtellerault, servait les fillettes de Mme Marcille. Elle avait une de ces figures minables, ainsi qu'il semble qu'il y en ait eu au moyen âge, après les grandes famines, et des yeux, dont le dévouement jaillissait, comme à travers ceux d'un chien battu. La brave fille, un soir, en déshabillant sa maîtresse, se mit à lui dire: «Ah! Madame, ce M. Jules, je le trouve si potelé, si gai, si joufflu, si gentil, que si j'étais riche, j'en ferais mon coeur!»
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—Une jeune mariée se trouvant grosse, et disant que ça lui était bien égal d'avoir une fille ou un garçon, sa belle-mère lui jeta cette phrase, qu'on dirait échappée des chaudes entrailles de la maternité: «Vous ne savez pas ce que c'est… que le bonheur de créer un homme!»
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Jeudi 29 octobre.—Au débarcadère du chemin de fer de Rouen, nous trouvons Flaubert, accompagné de son frère, chirurgien en chef de l'hôpital de Rouen, un grand et maigre et noir garçon, au profil à la découpure d'un quartier de lune, au long corps, à la fois desséché et souple comme une liane.
Un fiacre nous emporte à Croisset: une jolie habitation à la façade Empire, placée à mi-côte, aux bords de la Seine, qui a là, une grandeur de lac, et aujourd'hui, un peu des vagues de la mer.
Nous voici dans ce cabinet du travail obstiné et sans trêve, dans ce cabinet, témoin de tant et de si grands labeurs, et d'où sont sorties MADAME BOVARY et SALAMMBÔ.
Deux fenêtres donnent sur la Seine, et laissent voir la grande eau et les bateaux qui passent. Trois fenêtres s'ouvrent sur le jardin, où une superbe charmille semble étayer la colline, qui monte toute droite derrière la maison: Des corps de bibliothèque en bois de chêne, à colonnes torses, placés entre ces trois fenêtres, se relient à la grande bibliothèque qui fait tout le fond de la pièce. Des boiseries blanches, et sur la cheminée une pendule paternelle en marbre jaune, couronnée par un buste d'Hippocrate en bronze. Aux côtés de la cheminée, une mauvaise aquarelle, le portrait d'une langoureuse et maladive Anglaise, que Flaubert a connue à Paris, dans sa jeunesse, et puis encore des dessus de boîtes, à dessins indiens, encadrés comme des gouaches, et l'eau-forte de Callot, une TENTATION DE SAINT ANTOINE: les images conseillères du talent du Maître.
Entre les deux fenêtres donnant sur la Seine, se lève une gaine carrée, portant un buste de marbre blanc de Pradier, le buste de la soeur de Flaubert, morte toute jeune, et qui avec ses traits purs et droits, encadrés dans deux grandes anglaises, semble une Grecque retrouvée dans un keepsake.
Une perse gaie, de façon ancienne et un peu orientale, à grandes fleurs rouges, garnit les portes et les fenêtres. Dans un coin se dresse un divan-lit, recouvert d'une étoffe turque, et sur lequel sont empilés des coussins. Au milieu de la pièce, la table de travail, une grande table ronde au tapis vert, et où l'écrivain trempe sa plume dans un encrier qui est un crapaud.
Et ça et là, sur la cheminée, sur la table, sur les planchettes des bibliothèques, et accroché à des appliques ou fixé aux murs, un bric-à-brac des choses d'Orient: des amulettes recouvertes de la patine vert-de-grisée de l'Égypte; des flèches de sauvages, des instruments de musique de peuples primitifs, des plats de cuivre, des colliers de verroterie, le petit banc de bois sur lequel les peuplades de l'Afrique mettent leur tête pour dormir, s'assoient, coupent leur viande, enfin deux pieds de momie arrachés par Flaubert aux grottes de Samoûn, étranges presse-papiers, mettant au milieu des brochures, leur bronze fauve et la vie figée de muscles humains.
Cet intérieur, c'est l'homme, ses goûts, son talent. Un intérieur tout plein d'un gros Orient, et où perce un fonds de barbare dans une nature artiste.
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30 octobre.—… Flaubert vit ici avec une nièce, la fille de la femme, dont le buste a été sculpté par Pradier. Sa mère, née en 1794, et qui garde la vitalité des gens de ce temps, sous ses traits de vieille femme, montre les restes d'une beauté passée, alliée à une sévère dignité. Un intérieur provincial austère, et la jeune fille vivant entre la studiosité de son oncle et la gravité de sa grand'mère, a pour les hôtes d'aimables paroles, de gais regards bleus, et aussi une jolie moue de regret, quand, sur les huit heures, après le bonsoir de ma vieille, adressé par le fils à sa mère, la grand'maman emmène sa petite-fille dans sa chambre, pour bientôt se coucher.
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1er novembre.—Nous sommes restés enfermés toute la journée. Cela plaît à Flaubert qui a horreur de l'exercice, et que sa mère est obligée de tourmenter, pour qu'il descende dans le jardin. Elle nous disait que souvent, à ses retours d'une demi-journée passée à Rouen, elle retrouvait son fils à la même place, dans la même pose, effrayée presque de son immobilité. Jamais de sortie au dehors, il vit dans sa copie et son cabinet de travail. Point de cheval, point de canot… Toute la journée, d'une voix tonitruante, et avec des coups de gueule de théâtre de boulevard, il nous a lu son premier roman, écrit en 1842, et qui n'a d'autre titre sur la couverture que: FRAGMENTS DE STYLE QUELCONQUE.
Le sujet est la perte du pucelage d'un jeune homme avec une garce idéale. Il y a dans le jeune homme beaucoup de Flaubert, et de ses désespérances, et de ses aspirations impossibles, et de sa mélancolie, et de sa misanthropie, et de sa haine des masses… Toute la composition, sauf le dialogue très enfantin, est d'une puissance étonnante pour l'âge où Flaubert l'a écrite. Il y a déjà là, dans le petit détail du paysage, l'observation artiste et amoureuse de la nature de MADAME BOVARY. Le commencement du roman: «Une tristesse d'automne», est un morceau qu'il pourrait signer, à l'heure qu'il est.
Comme repos, avant le dîner, il a été fouiller dans des costumes: défroques et souvenirs, rapportés de voyages. Il remue avec joie tout son vestiaire de mascarade orientale, et le voilà se costumant, et montrant, sous le tarbouch, une tête de Turc magnifique, avec ses traits énergiques, son teint sanguin, ses longues moustaches tombantes… et du fond de ses loques colorées, il finit par retirer, en soupirant, la vieille culotte de peau de ses longues chevauchées, une culotte de peau toute ratatinée,—et qu'il considère avec l'attendrissement d'un serpent qui contemplerait sa vieille peau.
En cherchant son roman, il a découvert un pêle-mêle de papiers, curieusement documentaires, et dont il a commencé une collection!
C'est la confession autographe du pédéraste Chollet, qui tua son amant par jalousie, et fut guillotiné au Havre: une confession pleine de détails intimes et furibonds de passion.
C'est la lettre d'une fille d'une maison de prostitution, offrant toutes les ordures de ses tendresses à un souteneur.
C'est l'autobiographie d'un malheureux qui, à trois ans, devient bossu par devant et par derrière, puis dartreux à vif, et que des charlatans brûlent avec de l'eau-forte, puis boiteux, puis cul-de-jatte, le récit sans récrimination, et terrible par cela même, d'un martyr de la fatalité, —morceau de papier, qui est encore la plus grande objection, que j'ai rencontrée dans ma vie contre la Providence et la bonté de Dieu.
Et nous plongeant dans les abîmes de ces cruelles vérités, nous nous disons la belle publication à faire pour des philosophes et des moralistes, d'un choix de documents pareils, avec pour titre: ARCHIVES SECRÈTES DE L'HUMANITÉ.
A peine nous sommes-nous promenés cette nuit, avant de nous coucher, un petit moment, dans le jardin: le paysage avait l'air d'un paysage en cheveux.
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2 novembre.—… Nous demandons à Flaubert de nous lire quelques-unes de ses notes de voyages.
Il nous déroule ses fatigues, ses étapes forcées, ses dix-huit heures de cheval, ses jours sans eau, ses nuits dévorées d'insectes, les duretés incessantes de cette vie plus dures encore que le péril journalier… et brochant sur le tout une terrible dyssenterie. Toute la journée, il nous en lit de ces notes, et à la fin de cette journée, entièrement chambrée, nous avons la fatigue de tous les pays parcourus et de tous les paysages dépeints.
Comme repos, c'est coupé de pipettes, que Flaubert brûle vite, et de dissertations littéraires, et de thèses tout à fait en opposition avec la nature de son talent, et d'opinions de parade et de chic, et de théories assez compliquées et assez obscures, sur un beau, non local, non spécial, un beau pur, un beau de toute éternité, un beau, dans la définition duquel il se perd et s'embrouille, mais dont il s'esquive assez spirituellement par cette phrase: «Le beau, le beau… c'est ce par quoi je suis vaguement exalté!»
Il est minuit sonné. Flaubert, qui vient de nous lire la fin de son voyage et son retour par la Grèce, veut encore lire, veut encore causer, et nous dit qu'à cette heure, il commence seulement à s'éveiller, et qu'il ne se coucherait qu'à six heures du matin, si nous n'avions pas envie de dormir.
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8 novembre.—… Voici quelques hautes courtisanes qu'il m'est donné de voir. Toutes me font l'effet de simples prostituées. Dans la familiarité et l'intimité de la vie, elles ne vous apportent pas d'autres sensations que celles que vous donne le commerce de la femme de maison. Qu'elles en sortent ou qu'elles n'en sortent pas, il me semble que, par leurs paroles, leur tenue, leur amabilité, elles vous y ramènent toujours. Aucune dans le vice, jusqu'ici, ne m'a paru d'une race supérieure. Au fond, je crois qu'à l'heure présente il n'y a plus de courtisanes, et que tout ce qui porte ce nom, n'est que des filles.
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Lundi 9 novembre.—Dîner Magny.
Théophile Gautier développe la théorie qu'un homme ne doit se montrer affecté de rien, que cela est honteux et dégradant, qu'il ne doit jamais laisser passer de la sensibilité dans ses oeuvres, que la sensibilité est un côté inférieur en art et en littérature.
«Cette force, dit-il, que j'ai, et qui m'a fait supprimer le coeur dans mes livres, c'est par le stoïcisme des muscles que j'y suis arrivé.
Il y a une chose qui m'a servi de leçon. A Montfaucon, on me montra un jour des chiens. Il fallait passer bien au milieu du chemin, et tenir contre soi les pans de sa redingote. C'étaient des chiens très vigilants, élevés pour la garde des châteaux et des fermes. Quand on leur mettait un âne dans le chemin, et qu'on les lâchait, en cinq minutes, l'âne était nettoyé, il n'en restait qu'une carcasse… Après on me fit passer dans un autre compartiment de chiens: ces derniers tout peureux, rampant à terre autour de vous, léchant vos bottes. «—C'est une autre espèce? demandai-je à «l'homme.—Non, Monsieur, ce sont absolument les mêmes… Mais les autres, on leur donne de la viande et ceux-ci on ne les nourrit qu'à la panade.»
Cela m'a éclairé… j'ai mangé, par jour, six livres de mouton, et j'allais à la barrière, le lundi, attendre la descente des ouvriers plâtriers, pour me battre avec eux.»
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19 novembre.—Gaiffe nous accroche sur le boulevard… Je le mets sur ses souvenirs de la guerre d'Italie, où il y a été envoyé comme journaliste. Il me parle, en délicat observateur et en peintre coloriste, des blessés, de ce qu'il a surtout remarqué en eux: l'oeil avec dedans ce regard doux, triste, enfantin, attrapé comme celui d'une petite fille, à laquelle on aurait abîmé sa poupée.
Puis il me peint un champ de bataille, en l'étonnante symétrie, en l'espèce d'arrangement ordonné des morts, couchés avec d'étroites petites ombres portées derrière eux… et la terre, sur tout ce champ de bataille, sans une motte en relief, mais aplatie, durcie, battue comme une aire de grange… et toutes ces têtes, même celles aux traits boursouflés, augustes de paix.
Il me dessine aussi la silhouette de l'aumônier, pareil à un semeur de blé, semant les absolutions sur les champs des blessés, en train de le suivre de l'oeil, ainsi que des affamés suivent un gigot à une table d'hôte.
Un jour, Gaiffe dînait à l'état-major. Assez près de lui, il y avait un tout jeune officier autrichien blessé, qu'un vieillard, sans doute un domestique, une larme dans l'oeil, cherchait à faire boire. Le jeune homme ne voulait pas, repoussait la boisson avec une main, à un doigt de laquelle se voyait une bague armoriée. Dans le mouvement de son refus, un peu de l'eau de la tasse, choquée par lui, tomba sur sa tunique. Alors, avec une grâce charmante, il donna sur la joue du vieux, une petite tape de gronderie amicale—et passa dans l'effort de ce geste.
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23 novembre.—Nous allons remercier Michelet, que nous n'avons jamais vu, de la phrase flatteuse, qu'il a mise pour nous, dans la préface de son volume: LA RÉGENCE[1].
[Note 1: «D'éminents écrivains, savants, ingénieux (je pense à MM. de
Goncourt).»]
C'est rue de l'Ouest, au bout du jardin du Luxembourg, une grande maison bourgeoise, presque ouvrière. Au troisième, une porte à un seul battant, ressemblant à la porte d'un commerçant en chambre. Une bonne ouvre, nous annonce, et nous entrons dans un petit cabinet.
Le jour est tombé. Une lampe, à l'abat-jour baissé, laisse vaguement apercevoir un mobilier, où l'acajou se mêle à des objets d'art, à des glaces sculptées, et qui, enseveli dans la pénombre, a l'apparence du mobilier d'un bourgeois, habitué des Commissaires-priseurs. La femme de l'historien, une femme au visage à la fois sérieux et jeune, se tient sur une chaise, à côté du bureau, où est placée la lampe, le dos à la fenêtre, dans la pose un peu rigide d'une teneuse de livres dans une librairie protestante. Michelet est assis au milieu d'un canapé de velours vert, calé par des coussins en tapisserie.
Il est comme son histoire même, toutes les parties basses dans la lumière, le haut dans une demi-nuit; le visage rien qu'une ombre, avec autour la neige de longs cheveux blancs, une ombre d'où sort une voix professorale, sonore, roulante, chantante, et se rengorgeant, pour ainsi dire, et qui monte et descend, et fait comme un continuel roucoulement grave.
Il nous parle avec une haute estime de notre étude sur Watteau, et passe à l'histoire si intéressante qui manque, à l'histoire du mobilier français. Alors, il nous esquisse, comme en des devis de poète, le logis à l'italienne du XVIe siècle, et les immenses escaliers au milieu du palais; puis les grands plain-pieds amenés par la disparition des escaliers, et introduits à l'hôtel Rambouillet; puis le Louis XIV incommode et sauvage; puis ces merveilles d'appartements des fermiers généraux, à propos desquels il se demande si c'est l'argent de ces financiers, ou le goût particulier des ouvriers d'alors, qui les ont fait naître… puis enfin notre appartement moderne, même le plus riche… sérieux, démeublé, désert.
«Vous, Messieurs, qui êtes des observateurs,—s'écrie Michelet, abandonnant soudain le mobilier français:—il y a une histoire que vous écrirez, l'histoire des femmes de chambre… Je ne vous parle pas de Mme de Maintenon, mais vous avez Mlle de Launai… Et vous avez encore la Julie de la duchesse de Grammont, qui a eu une si grande influence sur elle… dans l'affaire de Corse, surtout. Mme Du Deffand dit quelque part, qu'il n'y a que deux personnes qui lui soient attachées: d'Alembert et sa femme de chambre… Oh! c'est une chose curieuse et importante que la part de la domesticité dans l'histoire… Les domestiques mâles ont eu moins de pesée sur elle…
Un moment, il parle de Louis XV et des temps modernes. Louis XV, un homme d'esprit, mais un néant, un néant… Les grandes choses de ce temps-ci saisissent moins, elles échappent… On ne voit pas l'isthme de Suez, on ne voit pas le percement des Alpes… Un chemin de fer, on n'aperçoit qu'une locomotive qui passe, un peu de fumée… et ce chemin de cent lieues?… Oui, les choses de ce temps, on n'en voit pas la longueur!»
Un moment de rêverie, au bout de laquelle Michelet reprend «: Je traversais un jour l'Angleterre dans sa partie la plus large, de York à … J'étais à Halifax… Il y avait des trottoirs dans la campagne, une herbe aussi bien tenue que le trottoir, et le long, des moutons qui paissaient… tout cela éclairé au gaz. Oh! une chose bien singulière!»
Là, un silence, et la causerie repart:
«Avez-vous remarqué qu'aujourd'hui, les hommes célèbres n'ont pas la signification de leur physionomie… Voyez leurs portraits, leurs photographies… Il n'y a plus de beaux portraits… Les gens remarquables ne se distinguent plus… Balzac n'avait pas de caractéristique… Est-ce que vous reconnaîtriez, sur la vue, M. de Lamartine? Rien dans la tête, les yeux éteints… seulement une élégance de tournure que l'âge n'a pas cassée… C'est qu'en ce temps, il y a chez nous trop d'accumulation… Oui, bien certainement, il y a plus d'accumulation qu'autrefois. Nous contenons tous plus des autres, et alors contenant plus des autres, notre physionomie nous est moins propre… Nous sommes plutôt des portraits d'une collectivité que de nous-mêmes…»
Michelet a remué, comme cela, de hautes idées, pendant près d'une demi-heure.
Nous nous sommes levés; il nous a reconduits jusqu'à sa porte. Alors, dans la lumière de la lampe, qu'il portait contre lui, nous est apparu, une seconde, ce prodigieux historien de rêve, ce grand somnambule du passé, cet original causeur; et nous avons vu, croisant sa redingote sur son ventre, dans un geste étroit, et souriant avec de grandes dents de mort et deux yeux clairs, un vieillard criquet, ayant l'air d'un petit rentier rageur, la joue balayée de longs cheveux blancs.
… Au sortir du dîner de Magny, et en pérégrinant, au pas lent et balancé d'un éléphant qui, après une traversée, se souvient du roulis,—c'est le pas de Gautier d'aujourd'hui,—le cher homme, tout en étant heureux et flatté, à la façon d'un débutant, des articles que vient de lui consacrer Sainte-Beuve, se plaint un peu de ce que dans l'examen de ses poésies, il n'a pas parlé de celles où il a mis le plus de lui-même, des ÉMAUX ET CAMÉES.
Il ne comprend pas cette application du critique, à trouver chez lui un côté amoureux, sentimental, élégiaque, dont il a horreur. Il dit que, bien certainement, dans les trente volumes qu'il a été obligé de pondre, il s'est vu forcé de donner aux bourgeois par-ci par-là, la satisfaction d'un épisode d'amour, mais que les deux cordes de son oeuvre, les deux vraies grandes notes de son talent, sont la bouffonnerie et la mélancolie noire.
«Enfin chez moi, s'écrie-t-il, ç'a été l'emmer…… de mon temps, qui m'a fait chercher une espèce de dépaysement.
—Oui, oui, vous avez la nostalgie de l'obélisque! lui disions-nous.
—C'est cela, et c'est cela que Sainte-Beuve ne saisit pas. Il ne se rend pas compte que nous sommes tous quatre des malades… ce qui nous distingue: c'est l'exotisme. Il y a deux sens de l'exotique: le premier vous donne le goût de l'exotique dans l'espace, le goût de l'Amérique, le goût des femmes jaunes, vertes, etc. Le goût plus raffiné, une corruption plus suprême; c'est ce goût de l'exotique à travers les temps: par exemple, Flaubert serait ambitieux de forniquer à Carthage, vous voudriez la Parabère; moi, rien ne m'exciterait comme une momie!
—Mais comment voulez-vous, lui disons-nous, que le père Beuve, malgré son touchant désir de tout comprendre, comprenne à fond un talent comme le vôtre? Oui, c'est très gentil ces articles, c'est d'une littérature aimable et parfaitement ingénieuse, et puis voilà tout. Jamais avec son petit parlage écrit, il n'a baptisé un homme, ou donné la signification définitive d'une oeuvre en un mot ou en une phrase; jamais enfin il n'a coulé dans du bronze, la médaille d'une gloire… Et vous, en dépit de son envie de vous être agréable, comment pourrait-il entrer dans votre peau? Tout votre côté plastique lui échappe. Quand vous décrivez du nu, ça lui paraît en quelque sorte de l'onanisme littéraire sous le prétexte de la ligne… Vous venez de le proclamer tout à l'heure, vous ne cherchez pas à mettre de la sensualité là dedans. Eh bien, pour lui, la description d'un sein, d'une jambe de femme, le nu, enfin, est inséparable de l'idée cochonne, de l'excitation physique… en un mot, à ses yeux, il y a du Devéria dans la Vénus de Milo.»
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2 décembre.—Ce soir à dîner chez la princesse, Saint-Victor et Flaubert nous portent insupportablement sur les nerfs, avec ce redoublement de grécomanie qui les a repris ces jours-ci. Enfin, ils en arrivent à admirer, dans le Parthénon, ce merveilleux blanc du marbre, qui est, s'écrie Flaubert enthousiasmé, «noir comme de l'ébène».
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4 décembre.—Voilà trois jours, que notre roman de RENÉE MAUPERIN, a commencé à paraître dans l'OPINION NATIONALE. Voilà trois jours que nos amis s'abstiennent rigoureusement de nous en parler, et que nous n'avons nulle nouvelle de l'effet produit auprès de l'allant et du venant, que nous rencontrons. Nous étions un peu désespérés de ce livre, tombant dans le silence, quand ce matin nous avons reçu une aimable lettre de Paul Féval qui témoigne que l'enfant remue.
Là dessus, je pose des sangsues, derrière les oreilles à Edmond, qui a mal aux yeux, depuis quelque temps, et dont la dilatation des pupilles est aussi forte, que s'il avait été empoisonné avec de la belladone. Et notre médecin et ami, Edmond Simon, a la croyance que cette dilatation est produite par des excès de tabac, par l'abus de cigares très forts.
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16 décembre—La princesse, arrivée à cinq heures de Compiègne, parle de l'Empereur: … «Qu'est-ce que vous voulez… cet homme, il n'est ni vif ni impressionnable! Rien ne l'émeut… L'autre jour, un domestique lui a lâché un siphon d'eau de seltz dans le cou, il s'est contenté de passer son verre de l'autre côté, sans rien dire, sans donner aucun signe d'impatience… Un homme qui ne se met jamais en colère, et dont la plus grande parole de fureur est: «C'est absurde!» Il n'en dit jamais plus. Moi, moi, si je l'avais épousé, il me semble que je lui aurais cassé la tête, pour savoir ce qu'il y avait dedans!»
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17 décembre—En regardant ces yeux, où les pupilles contractées sont dans une clarté verte comme des têtes d'épingles noires, ces yeux étranges et profonds et aigus et fascinants, ces yeux qu'on pourrait comparer avec leur cernure à des émeraudes montées dans de la fièvre, je pensais au danger qu'il y aurait à rencontrer trop souvent cette femme: danger, fait tout entier de l'immatérialité de la personne, du caractère surnaturel de ses yeux, de cet émaciement de ses traits d'une finesse presque psychique, de ce quelque chose de supra-humain qu'aurait une femme de Poé, qui serait une Parisienne.
De toutes les femmes que j'ai vues, c'est celle que je serais le plus orgueilleux d'occuper, près de laquelle je serais le plus humilié de ne pas paraître un être distingué, enfin par laquelle il me serait le plus dur de n'être pas estimé à ma valeur littéraire. Et cependant, si je venais à l'aimer tout à fait, je comprends, à la rigueur avec elle, un amour sans la possession corporelle, mais avec la possession absolue de tout ce qui me charme en elle, de tout ce qu'elle a d'immatériel,—une possession de son coeur, de sa tête, de son imagination.
Enfin il se pourrait que je ne fusse pas jaloux que son mari couchât avec elle, mais je serais peut-être jaloux de ses tendresses pour ses enfants.
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ANNÉE 1864
1er janvier 1864—Nous commençons par aller où se trouvent nos vrais parents: au Louvre. C'est fermé… Et ce soir, nous sommes heureux de dîner en famille, dans un cénacle de cabotins, et de recevoir les voeux de bonne année d'un traître du boulevard!
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2 janvier—Il me revenait, l'autre nuit, ne dormant pas, une impression de panorama de bataille, impression profonde, étrange, effrayante, pareille à celle que feraient un orage suspendu, un tumulte glacé, un chaos muet et mort. Les bombes éclatant en l'air, ne tombaient pas et demeuraient éternellement éclatantes. Sous le jour tamisé et froid et clair et filtré, les cavaliers se précipitaient, les fantassins s'élançaient, les bras se levaient, les gestes se convulsionnaient, les masses se heurtaient et la Victoire volait sans un bruit, sans un cri, dans une farouche et sinistre immobilité de violence.
On aurait cru voir, en même temps, l'apothéose lumineuse de l'Action et le cadavre glacé de la Gloire sur cette toile tendue, dans ce champ de bataille éteint, où il semblait qu'on finissait par entendre germer le bruit d'une armée d'âmes, et par apercevoir comme un pâle chevauchement d'ombres, à l'horizon du trompe-l'oeil.
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3 janvier—Dans le petit salon d'Edouard Fournier, tout plein de monde à ne pas respirer, je m'assieds sur une chaise, près d'une table, en face d'un couple étrange. C'est un homme à longs cheveux gris, d'une jolie figure fatiguée, l'oeil vif, souriant et pénétrant et caressant; une tête d'artiste et de médecin. A ses côtés, le coude sur la table, se tient une femme d'un certain âge, aux beaux traits un peu sauvages, une sorte de médaille de gitana. Elle est coiffée d'un filet couleur feu, elle porte une robe agrémentée de dessins légèrement cabalistiques, et est couverte de bijoux pareils à des amulettes: un costume de nécromancienne vivant dans le monde des peintres. On reconnaît le ménage de la chiromancie, le ménage Desbarolles…
Tous deux vous prennent la main, la tripotent, la retournent, vous plongent le regard dans les yeux. Quelque chose de particulier se passe en vous: on se sent de la gêne comme devant l'inconnu dans lequel on va entrer, et si peu que l'on croie à la bonne aventure, il y a une sorte d'appréhension de se trouver sur la sellette de son avenir.
Et puis la mise en scène est bien faite. Rien de trop théâtral. L'homme en habit noir, et seulement, pour accessoires, deux grandes loupes carrées, que le mari et la femme tiennent en main, et qui semblent, par moments, avoir les lueurs fantastiques des loupes fabriquées par des lunetiers d'Hoffmann.
Desbarolles s'est mis à me conter, ce que ma main lui disait.
Il parle doucement, lentement, par petites phrases qui font entrer, à petits coups, la chose dite. Et cela, il le fait en consultant sa femme qui lui souffle par-ci par-là: un peu de Saturne, un peu de Mercure, des termes de chiromancie… Desbarolles m'a trouvé le sens de la musique! Diable! diable!… Il s'est rattrapé en me découvrant une nature de femme très nerveuse, sujette à de fréquentes névralgies, puis le sens de la forme et une assez belle ligne de vie.
En dernier lieu, sur une grosseur développée à la base interne de l'index, il a perçu chez moi, et très développé, le désir de me faire connaître. Ce à quoi je n'ai pu m'empêcher de dire: «C'est vrai!»
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—Souvent une impression d'enfance donne le pli, le caractère de toute une vie.—On me racontait que Mérimée est un être uniquement fabriqué de la crainte du ridicule, et que cela vient de ceci. Enfant, un jour on le gronda, et, sorti de la chambre, il entendit ses parents rire de la tête pleurarde qu'il avait faite à la semonce.
Il se jura qu'on ne rirait plus de lui, et il se tint parole, en se séchant à fond.
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—La vérité, l'homme, par nature, ne l'aime pas, et il est juste qu'il ne l'aime pas. Le mensonge, le mythe sont bien plus aimables. Il sera toujours plus agréable de se figurer le génie sous la forme d'une langue de feu, que sous l'image d'une névrose.
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16 janvier—Il s'est fait un grand changement dans la prostitution.
Tout à l'heure, elle était vagante, ambulante, trottinante, fuyante à l'oeil. C'était quelque chose qui vous parlait discrètement, passait, filait dans le lointain. Paris aujourd'hui a une prostitution assise, carrément installée aux cafés des boulevards, en plein gaz, rangée en ligne, faisant front aux passants, et tout à la fois insolente avec le public, et familière avec les garçons à tablier blanc.
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—Je me demandais l'autre jour, avec inquiétude, si j'aurais à recommencer la fatigue de cette vie d'ici bas, dans une autre. La peur m'était venue qu'il n'y eût, pour peupler les siècles, qu'un certain nombre déterminé d'âmes,—comparses défilant et repassant de monde en monde, ainsi que les soldats des armées du Cirque, de coulisse en coulisse.
—Le latin est d'essence amoureux et religieux. Il lui faut toujours être à genoux devant un dieu, une femme, un homme, un livre, n'importe quoi enfin.
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18 janvier—Chez Magny.
Gautier célébrant la femme insexuelle, c'est-à-dire la femme si jeune, qu'elle repousse toute idée d'enfantement, d'obstétrique… Flaubert, la face enflammée, proclame de sa grosse voix que la beauté n'est pas érotique, que les belles femmes ne sont pas fabriquées à l'effet d'être aimées matériellement, qu'elles ne sont bonnes qu'à dicter des statues, qu'au fond l'amour est fait de cet inconnu que produit l'excitation, et que très rarement produit la beauté. Et là-dessus il développe son idéal, un idéal à la fois si turc, et si crotté, qu'on le plaisante. Sur quoi, il s'écrie qu'il n'a jamais possédé vraiment une femme, qu'il est vierge, que toutes les femmes qu'il a eues, n'ont jamais été que les matelas d'une autre femme rêvée.
Pendant ce, Neftzer et Taine discutent sur le mot concret, s'étonnent de tout ce qu'il renferme, et lâchent à tout moment des mots comme idiosyncrasie…
… Du coït on passe au spleen. Taine déplore cette maladie spéciale de notre profession. Il veut que l'on combatte le spleen avec tous les moyens hygiéniques, de la morale, et une bonne méthode. On a beau lui crier que peut-être tout notre talent n'existe qu'à la condition de cet état nerveux, il va toujours, il veut qu'on réagisse contre ces états d'avachissement et de paresse, qui lui semblent le signe des siècles descendant la pente d'une civilisation, et toujours protestant, il voit la guérison du spleen, le salut et la rénovation des sociétés décadentes, dans l'imitation puérile des moeurs anglaises, dans cette vie de civisme, dans cette adaptation du patriotisme et du pédestrianisme britanniques.—«Oui, lui crie quelqu'un, l'alliance du talent et de la garde nationale.»
L'on rit et l'on part.
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27 janvier—Nous sommes heureux, contents, en un état de tranquillité, que nous n'avons pas goûté depuis longtemps. Pas d'inquiétude, d'impatience, de fièvre. Un apaisement de l'esprit, une satisfaction intérieure. Est-ce l'entrée dans la santé morale du succès?
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—Ce que l'homme achète cent mille francs, chez la femme qui vend son corps: la beauté,—il ne l'estime pas dix mille chez la femme qu'il épouse et qui la lui donne par-dessus la dot.
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—De quelle manière se fait cet accord, par lequel tous et toutes reconnaissent, à la première vue, qu'on peut blaguer, turlupiner, maltraiter un quelconque. Comment la lâcheté de son âme saute-t-elle aux yeux des plus bêtes?
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Vendredi 29 janvier—Nous allons voir M. de B—— le directeur du Vaudeville, au sujet de notre pièce d'HENRIETTE MARÉCHAL, présentée à ce théâtre. C'est dans une maison de la rue des Colonnes communiquant avec le théâtre. Un de ces escaliers qui font peur aux collégiens allant perdre leur pucelage avec une fille, et une antichambre toute grande ouverte, où il n'y a comme mobilier que des patères à chapeaux; et dans un coin, sur le carreau, un pain de quatre livres, posé debout. J'ai cru entrevoir l'antichambre de la faillite.
De là, je suis entré dans un salon au luxe fané et banal, aux dorures usées, au velours de coton élimé, aux meubles de Boule pour l'exportation, aux tableaux, modernes semblant achetés dans un passage où, le soir, on économise le gaz, aux petites jardinières en pommes de sapin, ne renfermant rien dedans que de la mousse fausse.
… De là, nous sommes allés chez Carrier, le vieux miniaturiste qui a inoculé à son confrère Saint, et à quelques autres amateurs, le goût du XVIIIe siècle. Il nous montre une tête de La Tour achetée, un sou, à un étalage par terre, et nous parle avec désespoir d'une esquisse de Watteau, donnée de la main à la main, à l'ami Saint pour lui faire plaisir, vendue depuis, 25,000 francs en Angleterre.
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On est dégoûté des choses, par ceux qui les obtiennent, des femmes, par ceux qu'elles ont aimés, des maisons où on est reçu, par ceux qu'on y reçoit.
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10 février—Mercredi des Cendres… La princesse est encore tout égayée du bal où elle a été hier chez M. de Morny. Elle était vêtue de loques de modèle, arrangées par Eugène Giraud, et avait la figure couverte d'un affreux masque en fil de fer, qui l'a rendue méconnaissable pour tout le monde… Elle parle, avec une effusion charmante, du plaisir qu'elle a eu de rencontrer des hommes impolis, elle qui est, dit-elle, toujours habituée à les trouver la bouche en coeur,—et de s'entendre dire par les femmes, qu'elle était vieille et laide…
Sur la défense que prend le peintre Hébert, d'une femme vivement maltraitée par quelqu'un de la société, le pratique Emile de Girardin lui dit à demi-voix: «Mais vous voulez donc la voir complètement éreintée? Il ne faut jamais dans le monde défendre un ami, c'est le moyen de faire achever un blessé… On jette bien vite une autre personne en pâture à la conversation.»
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14 février—Il y a de monstrueuses fortunes de la banque, où la femme fait quotidiennement la charité, du déjeuner à l'heure du Bois. C'est, par une fonction journalière de l'assistance, par une ponctualité mathématique de la charité,—désarmer Dieu quatre heures par jour.
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15 février—Le père Barrière des DÉBATS nous parlait du besoin de distractions grandioses, d'émotions furibondes, dans les temps révolutionnaires. Neuf cent mille livres gagnés par son père, dans son commerce d'orfèvre, furent mangées par lui, au jeu, de 1789 à 1793.
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21 février—Je vais voir l'Exposition des dessins de Delacroix.
Toutes les miettes d'études, toutes les raclures de carton, toutes les bribes de crayonnage, tous les ratages, tous les repentirs, tous les essuie-pinceaux du peintre sont là, exposés en grande pompe, religieusement. Il y a vraiment, dans ce moment-ci, un engouement des célébrités défuntes, un amour des riens laissés par elles, qui ressemble à un culte des saintes reliques,—et je ne désespère pas de voir bientôt, vendre aux Commissaires-priseurs, l'empreinte des doigts de pied d'un peintre illustre sur ses dernières chaussettes.
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—Souvent les honnêtes femmes parlent des fautes des autres femmes, comme de fautes qu'on leur aurait volées.
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—Les contours des visions, dans le rêve, ont un semblant de la ligne diffuse des dessins, trempant dans l'eau… Quel mystère que le rêve, cet état ressemblant à de la mort vivante… Et pourquoi dans le rêve, cette richesse des sensations de la peur, de l'épouvante, qu'on dirait touchée chez nous, par un bouton électrique correspondant à nos fibres intimes?
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—Les choses, depuis le commencement du monde, vont en étant toujours aussi mauvaises, mais en paraissant un peu meilleures.
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3 mars—A un bal chez Michelet, où les femmes sont déguisées en nations opprimées, Pologne, Hongrie, Venise, etc., etc. On dirait voir danser les futures révolutions de l'Europe.
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8 mars—Une heure du matin. Sur la pendule de ma chambre à coucher est jeté le fichu de ma maîtresse. L'heure me semble voilée de dentelle.
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Samedi 12 mars—Nous portons notre volume à Mme Sand. Elle est plus animée, plus vivante, plus causante qu'à notre première visite. Le succès du MARQUIS DE VILLEMER aurait-il fait circuler son sang plus activement? Elle parle, avec une certaine chaleur, des six cents cartes d'étudiants, reçues le lendemain de la représentation.
De là nous traversons le Luxembourg, et allons chez Michelet.
On resterait des heures à l'entendre battre et remuer des idées, souvent paradoxales, mais qui ne sont jamais les idées courantes et prostituées.
Il vient de se plonger dans les livres sacrés de l'Inde, et il en sort comme ébloui de soleil. Il trouve qu'on s'est trompé sur ces peuples… que leur douceur pour les animaux n'est pas venue de la métempsycose; bien au contraire, c'est elle, la métempsycose, qui vient de cette douceur: «Ce n'est pas leur foi, dit-il, qui a fait leur coeur, c'est leur coeur qui a fait leur foi!»
Michelet nous avoue qu'il travaille beaucoup sur les épreuves, parce que l'écriture trompe, parce que dans un moment de passion, il y a des morceaux de calligraphie, écrits d'une écriture émue, auxquels on tient… On voit seulement sur l'épreuve, que cela ne se rapporte ni à ce qui est avant, ni à ce qui est après. «L'épreuve, finit-il par dire, est votre pensée éclairée…» Et il se demande comment, sans cette inspiration matérielle, manuelle de l'écriture, les anciens pouvaient suivre une idée dans toutes ses rédactions,—lui, qui ne peut raisonner qu'avec la plume.
Mme Michelet est là, qui nous déclare aimablement qu'elle se fait une fête de lire notre roman, se plaignant qu'il y ait trop peu de livres qu'on puisse lire sans application, et disant qu'elle a vainement cherché de quoi lire, hier au soir, dans toute la bibliothèque de son mari.
Alors Michelet de s'écrier, avec une charmante bonhomie: «Je lui disais: Tiens, prends mon Homère, mon Dante… enfin je lui offrais les plus belles choses!».
… Puis la causerie va à la tristesse moderne, à l'absence de joie, la joie de Rabelais, la joie dont Luther faisait une vertu.
Cette tristesse, Michelet l'attribue à la complexité des idées modernes, à l'embarras du choix entre tant de voies nouvelles de l'esprit, au tiraillement des études en sens divers, et, pour ainsi dire, à la multiplication des horizons autour de notre cerveau:
«Moi, par exemple, ajoute-t-il, vers les trente ans, j'avais d'horribles migraines. Cela tenait à des maux d'estomac, et ceux-ci venaient du nombre de choses diverses que je faisais, des travaux et des études multiples du professorat… Edwards, qui me soignait, disait à ma première femme: «Il se pourrait qu'il devînt fou ou qu'il mourût.» Un séjour de six semaines en Italie n'amenait aucun mieux.
Alors je me suis dit: Eh bien, je ne vais plus lire de livres, je vais en faire, moi aussi! De ce jour, en me levant, je savais très nettement ce que j'avais à faire, et ma pensée ne portant plus que sur un seul objet à la fois, j'étais guéri!»
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14 mars—Chez Magny, Saint-Victor nous lit, de Dumas fils, une lettre dans laquelle il lui annonce qu'il renonce au théâtre…
Au dessert, Gautier dit:
«C'est singulier, je ne me sens pas père du tout. Je suis bon pour mes enfants. Je les aime, mais pas du tout comme mes enfants… Ils sont là auprès de moi, ils sont dans mes branches: voilà tout… Je ne me fais pas l'effet d'être assez vieux pour qu'ils soient à moi. Il y a en moi une jeunesse, une fraîcheur… Je ne puis croire à mon âge…»
Puis il parle du profond ennui qu'il a toujours éprouvé, de ce tiraillement perpétuel de deux hommes en lui: l'un qui lui dit, quand tous ses effets sont prêts pour aller en soirée: «Couche-toi, qu'est-ce que tu irais faire là!» Et l'autre qui lui dit, quand il est couché: «Tu aurais dû y aller, tu te serais amusé!»
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15 mars—Un souvenir de mon enfance m'est resté très net. En un voyage avec notre mère à Neufchâteau, dans la salle d'auberge de Gondrecourt, devant moi qu'on tenait sur les genoux, un monsieur demanda une bouteille de champagne, une plume et de l'encre. J'ai longtemps pensé que l'homme de lettres était cela: un monsieur en voyage, écrivant sur une table d'auberge en buvant du champagne. C'est tout le contraire!
* * * * *
—Tous ces jours-ci, à propos de notre livre, tristesse, ennui, angoisse sourde, inquiétude, disposition à voir noir, supputation des mauvaises chances, travail d'écureuil de l'esprit dans le même cercle de pensées de doute, de défaillance, de désespérance. L'horrible vie que cette vie des lettres, où après avoir souffert du doute de l'oeuvre, on a encore à souffrir du doute de son succès.
Nous ne nous disons rien, mais nous sentons parfaitement les idées qui nous travaillent, et que nous nous cachons.
* * * * *
20 mars—Saint-Victor, cherchant la cause de la mélancolie que nous éprouvons tous, au printemps, la trouvait dans ce spectacle du renouveau de la nature, que l'homme compare, malgré lui, au non-renouvellement de son être.
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—Comme témoignage de la toute-puissance de ce Jupiter-Prudhomme de son temps, le Bertin des DÉBATS, Sainte-Beuve nous apprenait que c'est le seul mortel, non académicien, dont les registres de l'Académie aient mentionné la mort avec regret.
* * * * *
—Quelques détails sur la misère parisienne.
Une raccommodeuse de dentelle, vivant avec le lait, nécessaire pour nettoyer les dentelles noires. Une autre vieille femme se levant à quatre heures du matin, et allant, pendant le carême, retenir à Notre-Dame une chaise, qu'elle revend dix à douze sous… et le reste de l'année coupant des crins de brosse de la même grandeur, triant des pains d'épice, faisant la cuisine et débarbouillant les enfants des marchands ambulants.
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21 mars.—…Il est question d'une maîtresse de Sainte-Beuve, nommée Mme W…, qu'il croyait fermement Espagnole, qu'il consultait sur tout ce qui lui arrivait de littérature de l'autre côté des Pyrénées, et qui lui donna des notes sur Calderon, etc., etc. Elle lui avait persuadé qu'elle était Espagnole, d'abord en le lui disant, et surtout en portant un poignard à sa jarretière. Malheureusement elle mourut chez lui, de phtisie, et on découvrit dans ses papiers qu'elle était Picarde.
Et mon interlocuteur appuie sur les incertitudes du critique, ses tergiversations de jugement, sa quête de l'opinion des autres, du jugement des petites dames, et parfois sur l'intimidation morale, produite par l'invasion de grands diables comme Turgan et Feydeau, tombés inopinément chez lui, et qui enlevèrent son article sur FANNY.
Il parle encore fort spirituellement des trois décompositions de physionomie de Sainte-Beuve, de ses trois têtes, qu'il appelle: sa figure Balzac, sa figure Hugo, sa figure Michelet, lorsqu'on parlait de ces trois individualités, qu'il abominait.
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5 avril.—En littérature, on commence à chercher son originalité laborieusement chez les autres, et très loin de soi… plus tard on la trouve naturellement en soi… et tout près de soi.
* * * * *
9 avril.—Encore à table, nous nous mettons à causer, à la fin du dîner, après quelques jours de tristesse concentrée, et ces idées se succèdent en nous, et nous partent, en même temps, à l'un et à l'autre des lèvres.
Notre plaie au fond, c'est l'ambition littéraire insatiable et ulcérée, et ce sont toutes les amertumes de cette vanité des lettres, où le journal qui ne parle pas de vous, vous blesse, et celui qui parle des autres, vous désespère.
Et les vides que nous laisse cette existence, toute aux lettres, les entr'actes de notre travail, nous les comblons, oui, bien incomplètement, par cette froide et bonhomme distraction: la collection. Cela nous occupe et ne nous remplit pas.
Enfin il y a une tendresse en nous, qui reste sans issue, sans satisfaction. Nous manquons de deux ou trois maisons bourgeoises, distinguées et affectueuses, où nous pourrions répandre, dégorger tout ce que nous ne donnons pas à la maîtresse, nous qui ne lui donnons guère que de l'habitude,—nous qui, par le fait, ne sommes pas deux, ne sommes point l'un à l'autre une compagnie, nous qui souffrons en même temps des mêmes défaillances, des mêmes malaises, des mêmes maladies morales, nous qui ne sommes à nous deux qu'un isolé, un spleenétique, un névropathe.
Aussi trouvons-nous à la vie, un goût de fadeur, et dans l'ennui d'être, un perpétuel écoeurement. Nous sommes comme des gens, qui n'ont entre eux et le suicide, que la trêve de quelques oeuvres à faire.
Et au bout de cette reconnaissance et de cet inventaire de nous-mêmes, il nous passe dans la cervelle la fantaisie d'aller à Londres, demain, après-demain, ces jours-ci, nous vautrer en plein dans la prostitution anglaise, dans ces chairs de rêve, dans ces corps de porcelaine, dans cette viande de keepsake.
Au fond, de quoi nous plaindre? Point de chagrin! De quoi vivre! Des malaises qui ne compromettent pas encore la vie! Une espèce de réputation littéraire. Pourquoi être désolés? Ah! pourquoi? Parce que nous avons des sens trop fins pour être heureux, et des aptitudes merveilleuses pour nous empoisonner le bonheur, sitôt qu'il y en a un semblant en nous.
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10 avril.—Nous allons visiter Saint-Denis où nous voyons le roi Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie en vitrail. Les monarchies en redingote et en robe à gigots, ne supportent pas la peinture sur verre.
Le soir chez la princesse, je me trouve, côte à côte, dans un entre-deux de porte, avec le duc de Morny, pâle, et la lèvre inférieure toute tremblotante. On joue dans le salon un petit proverbe de l'homme politique. Il est certainement plus ému qu'au 2 décembre.
* * * * *
Lundi 11 avril.—Chez Magny.
Le duc Pasquier est sur le tapis.
—Un bien petit homme frotté à de grandes choses! disons-nous.
—Mon Dieu, vous êtes bien durs! soupire Sainte-Beuve, avec son geste d'apaisement ecclésiastique.
Et voici le défenseur et le champion de cette mémoire, à la tripoter, à la retourner dans tous les sens: «Je ne vous en parlerai pas précisément comme littérateur. Dans la société de Chateaubriand, il était à peine toléré… Des lettres de Joubert, on a retiré toutes les plaisanteries, sous lesquelles Joubert le couvrait de son mépris… Et tenez, vous n'en direz pas plus que n'en a dit Rémusat devant moi, chez Mme ***: «Pasquier n'entend rien à rien,» et après avoir fait l'énumération de tout ce qu'il ignorait, il finit en disant: «Il n'est capable que d'être le ministre de tout cela.» Et puis les éloges académiques… le vénérable prêtre… tout ce qu'a raconté Dufaure… Eh bien, voilà la vérité. Deux heures avant sa mort, il s'est fait lire les CONTES PHILOSOPHIQUES de Voltaire. Il avait du reste passé sa vie à citer des vers de la PUCELLE… toujours faux. C'est vrai!
—Ah! dis-je à Sainte-Beuve, si je meurs avant vous, Dieu me garde d'être pleuré par vous!
C'est là le plus grand et peut-être le plus malin esprit causé de Sainte-Beuve: l'éreintement dans la défense. Ah! un terrible empoisonneur d'éloge.
Il passe le reste du dîner à me faire de petites confidences intimes. L'ennui, l'ennui: c'est sa terreur. Il me répète qu'il s'est retranché dans la philosophie de Sénac de Meilhan. Les plaisirs des sens sont pour lui, les seuls.
Il n'a presque plus de relations de société! Il ne s'est gardé que trois femmes: la princesse, la Païva, Mme de Tourbet. Il travaille de 8 heures à 5 heures, se promène de 5 à 6, pour mériter de l'appétit. Le mardi, il invite à dîner son secrétaire et une petite dame. Le samedi, il va dîner avec une autre chez un mannezingue, où il a commandé d'avance son dîner… Il préfère l'éreintement du travail à l'ennui, au vide…
Une grande discussion s'élève sur le sentiment de la modernité que
Saint-Victor déclare ne pas avoir, et dont Gautier se proclame pourri.
Là-dessus Gautier esquisse le type des femmes qu'il a vues, au dernier lundi de l'Impératrice: des femmes maigres, décharnées, plates, osseuses, minces à tenir dans la main, avec un rien de corps, une infiniment petite place sur elles, pour les exercices de l'amour: des femmes au teint de chlorose à l'apparence fantomatique et malsaine,—avec seulement de l'esprit sur la figure.
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—Je suis couché avec la migraine, et les bruits des choses au loin, se transforment, se poétisent, arrivent aux sens, idéalisés. Les seaux d'eau dont les cochers lavent les voitures dans les cours, prennent pour moi des bruissements et des fraîcheurs de jets d'eau de l'Alhambra.
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—De toutes les peintures modernes, celles qui prennent la plus belle cristallisation, qui se revêtent de la plus riche patine, qui se culottent le mieux en chefs-d'oeuvre: ce sont les Decamps.
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—Passé la soirée avec Mme Sabatier, la fameuse présidente au merveilleux corps, moulé par Clesinger dans sa Bacchante. Une grosse nature avec un entrain trivial, bas, populacier. On pourrait la définir, cette belle femme à l'antique, un peu canaille: une vivandière de faunes.
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—Sur le registre des massacres de Septembre, on lit: «Jugé par le peuple et mis en liber…» liber est effacé, et à la place en surcharge, est écrit en mort.
Il y a de ces tragiques ratures dans les destinées.
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17 avril—Singulière vie que la nôtre, partagée entre les élégances du passé et les horreurs de notre temps. Nous voilà à étudier un accouchement césarien, en revenant de pousser aux Commissaires-priseurs, des dessins de Gravelot.
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25 avril—Chez Magny. Veyne nous dit Gavarni très frappé de son état de maladie… Il craint chez lui certains désordres pulmonaires. Il croit l'avoir décidé à partir pour Pierrefonds et à aller passer l'hiver à Nice. Il doit le mener jeudi chez Trousseau.
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27 avril—Nous dînons chez Gautier… ll se trouve là, un ancien, romantique, qui, au temps jadis, fit un voyage en Allemagne avec Sainte-Beuve, et qui nous raconte la façon dont il voyageait, en bon petit bourgeois à la Bouffé, avec un tas d'étiquettes sur toutes ses affaires dans sa malle, des étiquettes comme: chemises plus fines que les autres, bas à ménager.
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Jeudi 28—Un long moment, nous regardons, à travers la clôture de planches, la démolition de la maison de Gavarni, son pauvre atelier éventré…
Gavarni s'est campé dans la petite maison à côté, en un pauvre intérieur, dans l'arrière-boutique d'un épicier de banlieue, où un teinturier occupe le devant.
Il a vu aujourd'hui le docteur Trousseau qui l'a rassuré. En le voyant entrer tout essoufflé, il lui croyait une maladie de coeur, il ne lui a trouvé qu'un catarrhe.
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1er mai—Dans le ménage, la femme est presque toujours le dissolvant de l'honneur du mari, j'entends l'honneur dans son sens le plus élevé, le plus pur, le plus idéalement imbécile.
Elle est, au nom des intérêts matériels, la conseillère qui pousse aux abaissements, aux platitudes, aux lâchetés, à toutes les petites misérables transactions de la conscience.
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—On ne trouve pas un homme qui voudrait revivre sa vie. A peine trouve-t-on une femme qui voudrait revivre ses dix-huit ans. Cela juge la vie.
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4 mai—Les gens de bourse, en s'enrichissant, deviennent olivâtres. Ils prennent un ton de métal. Il semble qu'ils aient, sous une peau de bilieux, le reflet de l'or.
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—Les langues gazouillent, en s'approchant du soleil.
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8 mai—Barrière de Clignancourt, à la recherche d'un paysage pour GERMINIE LACERTEUX.
Près des fortifications, au milieu de cahutes, de taudis sauvages de chiffonniers, je vois tout à coup une ruée de populace. Ce monde va à un jeune efflanqué, que trois femmes en haillons tiennent et battent avec des gifles qui cassent, sur sa tête, son chapeau de haute forme. Toute cette foule, semblable à un grouillement d'êtres sortis de terre, amassée en un clin d'oeil. Et des enfants loqueteux qui courent, avec de petits rires féroces, pour voir. Et sur le seuil de ces antres de terre et de débris de démolition, des vieillardes si vieilles qu'elles ont comme du blanc de champignon, comme du moisi sur la figure.
Puis tout à coup au milieu de cela, un homme athlétique en blouse, arrivant sur le jeune homme blond, frêle, échigné, se plaçant froidement en face de lui, et lui donnant, de toute la volée de ses poings terribles, des coups en pleine figure, sans que l'autre riposte, et jusqu'à ce qu'il tombe à terre. Toute la plèbe autour, comme à un spectacle, se repaissant de cette tuerie, sans une révolte d'entrailles contre ce lâche égorgement de la faiblesse par la force.
Puis cela disparu, comme cela était venu, ainsi qu'un cauchemar qui a traversé un rêve.
Une heure après, au delà des fortifications, je rencontre le battu, l'assommé, trébuchant dans les ornières de plâtre, allant au hasard en faisant de grands gestes, sans chapeau, sans redingote, des lambeaux de chemise déchirée, voletant autour de lui, et hébété, et semblant ivre, et s'essuyant machinalement, de temps en temps, du revers de sa manche, un oeil sanglant, à moitié sorti de l'orbite.
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9 mai—Chez Magny.
On ne veut pas que Mirabeau se soit vendu, qu'on l'ait acheté comme le premier venu qui se vend.
Nous renvoyons nos contradicteurs à la correspondance de M. de Bacourt. Sainte-Beuve, très animé, s'écrie que Louis XVI est un cochon, qu'il a mérité la guillotine, pour avoir marchandé un homme de génie comme Mirabeau. Presque toute la société se rallie à cette théorie, en déclarant qu'un Mirabeau échappe aux règles de la petite probité bourgeoise: «Alors, Messieurs, nous écrions-nous, il n'y a plus de morale, de justice chez les historiens en histoire, si vous avez deux mesures, deux balances, l'une pour les hommes de génie, l'autre pour les pauvres diables. Nous croyons que la postérité sera plus démocrate que vous!…»
—«La postérité, fait Sainte-Beuve, c'est cinquante ans! la postérité, ce sont les gens qui ont connu un homme, qui en parlent, qui le racontent…
—Oui, quand il est mort et encore tout chaud,» dis-je au critique qui vient de proclamer que la postérité, c'est lui!
La conversation est maintenant sur Port-Royal. Saint-Victor s'emporte contre ces crétins qu'il hait. «Fribourg dépose tes haines!» lui jette, avec un sourire, Sainte-Beuve faisant allusion à son éducation jésuite. Et Renan se met à prendre la défense de Port-Royal, émet le paradoxe que peut-être les grands hommes sont ceux qu'on ne connaît pas, et avoue qu'il admire profondément dans Port-Royal l' «Invocation aux Inconnus». Il finit par déclarer que se produire, vient de notre bassesse littéraire, et qu'il n'y a qu'une chose de vraie et d'estimable en ce monde: la sainteté.
Sur cette déclaration il y a une mêlée générale, où tout le monde parle et crie, et l'on entend, sur cet orage de paroles, se détacher le chantonnement de la voix de Gautier, répétant dans son indifférence de la discussion: «Moi je suis fort, j'amène 357 sur la tête de Turc et je fais des métaphores qui se suivent. Tout est là!»
Puis Soulié raconte que, lors de la révolution de 1848, quelqu'un ayant vu en passant, sur le pont des Arts, un caniche mordre son aveugle, vendit ses rentes, en disant: «C'est la fin du monde!»
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14 mai—A une soirée de bienfaisance chez M. de Morny. Croquis de femmes pris par une porte de salon, entre les épaules de deux habits noirs.
L'une (la duchesse de M…),—une petite nymphe de Fragonard, une figurine, un saxe émacié, une vraie petite porcelaine, à la chair toute claire, toute blanche, toute nacrée, avec des traits d'oiseau dans la plus aristocratique des maigreurs, avec de petites oreilles détachées, du rose d'un coquillage, avec des yeux scintillants, avec une poussière d'or pâle pour cheveux, sur une tête, où des marguerites de diamants sont piquées partout.
L'autre, un chignon de cheveux mordu par un peigne fait de grecques d'or, une nuque ronde comme un fût de colonne; et de là s'abattant dans une rondeur polie de marbre, les épaules, les omoplates, qui, par la pose un peu renversée de la femme, fuient et s'enfoncent dans la robe, avec des repliements pareils à des courbes d'ailes, des épaules qui donnent vraiment à l'oeil la caresse d'une sculpture. Un dos antique du Directoire, et un bout de profil long. Une femme qu'on voit dans une fête de Barras et dans un portrait de Pagnest… Boitelle m'apprend que c'est le dos de Mme de P——
Une autre. Des traits si délicatement découpés, d'un dessin si caressé et si net, qu'ils semblent comme ciselés aux paupières; une tête qui a la finesse et la gravure de traits des sculptures de poirier du XVIe siècle, en même temps que des modelages menus de têtes de poupées chinoises.
Une autre. Un médaillon de Syracuse, une mignonne tête, le front étroit, l'arc des sourcils remontant, le petit nez droit, les yeux noirs comme des diamants noirs, la bouche vaguement entr'ouverte dans un sourire de statue. Elle respire, je ne sais quelle grâce grecque, quelle coquetterie antique, distraite, presque lointaine, qu'on se rappelle d'un marbre d'un Musée, et dont sa robe au repos, dessine les plis et la simplicité tombante.
Une autre. De légères boucles de cheveux blonds, semées sur le haut du front, des yeux aux ombres profondes, au blanc bleuâtre, à la prunelle veloutée; des yeux enfoncés et doucement lumineux entre la paupière du haut, vaguement éclairée comme d'une lueur de veilleuse, d'un reflet d'alcôve, et le dessous de l'oeil tout enveloppé de nuit: des yeux qui semblent les yeux du Soir.
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18 mai—Henri Monnier tombe chez nous. Il reste jusqu'au dîner, feuilletant nos cartons, regardant nos dessins, et entremêlant son inspection de causeries sur Gavarni, dont il parle comme d'un ami qu'il n'aimerait pas, appuyant sur sa dureté avec ses anciennes maîtresses, et laissant percer le dépit jaloux, qu'il éprouve à les voir encore attachées au souvenir de cet homme.
Sur le seuil de la porte, il nous fait son admirable personnage de Boireau en société: c'est vraiment la photographie de la fange.
Ce soir nous dînons chez la princesse avec Méry, que nous n'avions jamais vu… C'est maintenant un vieillard horriblement laid, avec de gros traits d'ouvrier, des yeux glaireux d'aveugle, une barbe inculte. De ce physique sort une ironie flûtée, des malices paradoxales, des mots de singe de la Cannebière, un feu de paille mouillé, où il y a, des lueurs et des éclairs.
En revenant à pied, il nous entretient spirituellement des choses et des gens de son temps, nous raconte la vente qu'il conclut, au prix de 600 francs, d'un roman du général Hugo, le père de Victor Hugo, qui s'appelait la VIERGE DU MONASTÈRE… Il nous dit ensuite le brusque saut de fortune qu'il fit, presque du matin au soir, lors de son succès de la VILLELIADE, passant d'un déjeuner de trois sous, et d'une chambre qui n'avait de lumière que par la porte, à une richesse de près de 40.000 francs, à un appartement de 500 francs par mois, à une toilette en argent, achetée au Palais-Royal chez Barbichon Walter…
Puis soudain, il nous exalte la beauté merveilleuse, la beauté divinement ingénue de la princesse Mathilde à quatorze ans, lorsqu'il la rencontra, pour la première fois, chevauchant en amazone, à Florence.
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Vendredi 20 mai—Type de danseuse entrevue au CHATEAU DES FLEURS.
Grande femme échevelée, l'air poitrinaire et fou, valsant la taille presque entièrement ployée, la tête renversée, les cheveux balayant l'air, pâmée et défaillante, et qui faisait tournoyer indéfiniment sous vos regards, ainsi que sur un oreiller, le visage d'une convalescente, aux yeux demi-fermés, ne laissant voir que le petit point noir de sa pupille, à la bouche ouverte comme un coeur de fleur, où il y aurait de l'ombre.
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—On pourrait définir le provincial: l'homme qui n'a ni la mesure ni l'à-propos.
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23 mai—Chez Magny.
Sainte-Beuve reproche à Taine d'avoir soumis son HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE à l'examen d'ennemis, d'inférieurs, enchantés de le faire passer sous leur férule et de l'admonester… Et la parole des uns et des autres de monter… et Taine de déclarer que les quatre grands grands hommes, sont: Shakespeare, Dante, Michel-Ange, Beethoven, qu'il dénomme «les quatre cariatides de l'humanité».—Mais tout cela c'est de la force, et la grâce? fait Sainte-Beuve.—Et Raphaël, donc? dit quelqu'un de la société, qui ne saurait pas distinguer une peinture de Raphaël d'une peinture de Rembrandt.
Puis, on cause de la santé des anciens, de l'équilibre du physique antique, de l'hygiène morale des temps modernes, des conditions physiologiques de l'existence dans une cinquantaine d'années. C'est l'occasion pour Taine d'affirmer que la diminution de la sensibilité et la progression de l'activité: voilà ce que doit rapporter l'avenir.
A quoi je réponds: «Vous croyez, vous croyez, Taine, seulement il y a une terrible objection à votre thèse. Depuis que l'humanité marche, son progrès, ses acquisitions sont toutes de sensibilité. Elle se nervosifîe, s'hystérise, pour ainsi dire, chaque jour; et quant à cette activité dont vous souhaitez le développement, savez-vous si ce n'est pas de là que découle la mélancolie moderne. Savez-vous si la tristesse anémique de ce siècle-ci ne vient pas de l'excès de son action, de son prodigieux effort, de son travail furieux, de ses forces cérébrales tendues à se rompre,—de la débauche de sa production et de sa pensée dans tous les ordres?»
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27 mai—C'est après le dîner que l'homme a le plus d'idées. L'estomac semble dégager la pensée, comme ces plantes qui suent instantanément par les feuilles, l'eau dont on a arrosé leur terreau.
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—Une des cent amusantes distractions du fils Cormenin: «Vous n'avez pas d'enfants?» demande-t-il à une jeune femme, et il ajoute: «Pourquoi?»
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28 mai—Pour nous faire accepter la vie, la Providence a été forcée de nous en retirer la moitié. Sans le sommeil, qui est la mort temporaire du chagrin et de la souffrance, l'homme ne patienterait pas jusqu'à la mort.
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29 mai—Il y a de certains épais maris matériels de délicates femmes, qu'on pourrait comparer à ces grossiers auvergnats des Commissaires-priseurs, maniant et montrant, sans les casser, les plus belles et les plus fragiles choses.
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—Un petit-cousin vient me voir ce matin, à sa sortie du collège. Il a rendez-vous avec une cocotte qui doit l'emmener, dans sa voiture à elle, à Saint-Germain. Il y a dans ce moment-ci un curieux type de filles de la haute volée, se faisant une clientèle de petits hommes, encore au collège, se préparant ainsi, chez les enfants de parents riches, de futurs entreteneurs.
Le petit-cousin parti, nous avons songé à la marche de l'amour dans nos trois générations. L'aîné de nous avait à l'âge du petit-cousin une piqueuse de bottines, moi une petite lorette à laquelle il arrivait d'avoir trois sous dans sa commode de palissandre; lui, il a une femme à équipage. C'est bien les trois époques: Louis-Philippe, 1848, l'Empire.
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30 mai—Il est bien étrange que ce soit nous, nous entourés de tout le joli du XVIIIe siècle, qui nous livrions aux plus sévères, aux plus dures, aux plus répugnantes études du peuple, et que ce soit encore nous, chez qui la femme a si peu d'entrée, qui fassions de la femme moderne, la psychologie la plus sérieuse, la plus creusée.
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2 juin—En chemin de fer pour Gretz, près de Fontainebleau… Il a plu, il fait du soleil. Le ciel, les arbres, les prairies, tout est enveloppé au loin d'une vapeur laiteuse, semblable à un léger blanc de gouache, répandu sur une aquarelle.
Hier j'ai mangé dans de la vaisselle plate, aujourd'hui dans de la terre de pipe; j'aime ces contrastes.
—A la campagne il semble que le matin, il y ait de l'air neuf.
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4 juin—Sur l'eau, à l'ombre, un jardin fermé par une haie de roseaux à la Fragonard, levant leurs lances, d'où retombent si élégamment des tiges brisées, et tout au bord les larges feuilles des nénuphars, offrant et présentant, ainsi que des tasses sur des soucoupes, leurs fleurs étincelantes de blanc frais à coeur jaune, reflétées dans la rivière lucide.
J'adore ces plantes, ces fleurs aquatiques. L'eau me semble rouler la flore de l'Orient et l'Orient même. Le roseau, le nénuphar me font penser au décor de la porcelaine de Chine, et il y a de l'Asie pour moi au bord de toute rivière.
Ce soir, au bord de l'eau, la crécelle lointaine des rainettes; par instants, le cri guttural du tire-arache dans les roseaux; un poisson qui saute; des arbres qui font dans le ciel une ombre mouillée comme dans l'eau, et dans toute cette nature, la paix de la nuit, de la mort. Je reste là jusqu'à onze heures… Le goût de la campagne chez l'homme, à certains moments, est le besoin de mourir un peu.
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—Quelqu'un disait ici que ce qu'on peut appeler le vernis moral de l'ouvrier, dépend de la propreté de son état. Point d'ouvrier plus dégrossi que le charpentier qui peut travailler en chemise blanche. Point d'ouvrier plus brut que le teinturier.
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9 juin—A cent pas de moi, bruit vaguement la vanne du moulin; dans le bois dont les feuilles trempent dans l'eau, des oiseaux chantent, et sur l'autre bord, ainsi que des musiciens se répondant des deux rives, d'autres oiseaux crient parmi les roseaux, croisant leurs hampes frissonnantes.
Et les joncs piqués d'iris jaune, et la feuillée verte, et le ciel bleu, et les nuages blancs, semblables à des ventres de cygnes nageurs dans le ciel, tout se mire et tremble, en reflets remuant dans une moire de lumière, et l'eau qui va, roule la gaieté des choses, la splendeur claire du beau temps,—traversée à tout moment, de la tache faite par le vol rapide d'un oiseau, heureux de vivre.
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Un mardi de juin—La soeur de l'aubergiste s'est mariée, hier. Elle a mené les bêtes aux champs, le matin. Il semble qu'ici, pour les paysans, il y ait moins de solennité à se marier qu'à faire couvrir une vache.
A deux heures, j'ai vu arrivant de huit lieues de pays, en carrioles, une bande de parents mâles et femelles. Cela s'est éparpillé dans le jardin. C'était horrible dans la verdure: on aurait dit une noce de Labiche dans un tableau de genre de Courbet. L'une des femmes avait un goitre, de la grosseur de la tête, suspendu dans un mouchoir à carreaux.
A quatre heures, j'ai aperçu dans la cuisine, le marié, habillé de drap, qui se débattait désespérément, sans pouvoir y entrer, avec une paire de gants noisette, d'au moins dix trois quarts.
Puis sont venus d'autres parents en habits de 1814. J'ai cru à une bande de gorilles, grandis dans leurs habits de première communion. On est revenu des formalités. Ici il n'y a pas de messe… La mariée en blanc, avait l'apparence attendrie et hâlée, d'un macaron dans un endroit humide qui pleure.
Ce matin j'ai rencontré la mariée, dans la cour, portant à la main son vase de nuit, et ne paraissant pas plus gênée de sa nuit que de son pot de chambre.
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16 juin—S'il revenait, l'abbé Galiani ne manquerait pas de dire devant notre temps:
«Je cherche un homme qui ne fasse pas carrière et profession d'aimer ses semblables, qui ne fonde pas d'hôpitaux, qui ne s'intéresse pas aux classes pauvres, qui ne s'occupe pas de donner des cachets de bain au peuple, qui ne soit pas membre d'une société protectrice de n'importe quoi, des chevaux ou du bagne, un homme qui ne se sacrifie pas aux déshérités, un homme qui ne se dévoue pas au journalisme, à la députation, à la tirade parlée ou écrite en faveur des malheureux, des pauvres, des soufrants, des êtres marqués de misère ou d'infamie, un homme qui ne soit pas bon, un égoïste enfin:—oui, pour l'amour de Dieu, j'en demande un…, je voudrais en voir un, brutal, cynique, sincère.»
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18 juin—Cette nuit à deux heures du matin, nous sommes dans le LONG ROCHER, traversant des clairières, où la lune danse comme si elle allait à la cour de la reine Mab, marchant comme à travers un raccourci du Chaos, éclairé par une lumière électrique d'Opéra.
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Juin—Il y a ici la maîtresse d'un jeune gentilhomme de province qui fait de la peinture. Cette femme, je l'étudie, parce que pour moi, elle est physiquement et moralement le type de la fille de maison, qu'elle y ait été ou non.
Elle a le front petit, étroit, bombé, les sourcils forts, un peu plantés au hasard et se reliant à travers le haut du nez, le nez fin de ligne, mais canaille, mais ayant, au bout, le retroussement faubourien, la bouche petite, avec des fossettes aux coins, quand elle rit, les dents qui sont blanches, séparées comme si elles étaient limées, les pommettes pareilles à des pommettes fardées avec de la brique, d'un rouge qui annonce un mauvais estomac, se nourrissant de cochonneries, la peau épaisse et tiquetée sur un fond de hâle, une peau restée une peau de campagne, en dépit de toute la parfumerie parisienne. Elle porte rebroussés et relevés très haut, des cheveux bouffants et pommadés qu'on sent gros, et qui lui donnent l'air de ces femmes coloriées dans de petits cadres peints couleur d'or, et qu'on gagne aux macarons. Dans cette femme rien de laid, mais tout, bas de race et de troisième catégorie.
Elle est le matin, en jupe noire, en camisole blanche avec dessus un fichu jaune, le terrible fichu de la fille soumise,—souvent les pieds nus dans ses pantoufles.
Elle dit agréiable, se coucher à bonne heure, un homme veuve. Elle donne poliment et humblement du Monsieur à tout le monde. Elle appelle son amant: petit homme.
Elle n'a nul besoin d'impressionner, nul désir de toucher, nulle ambition d'occuper un homme. Aucune coquetterie chez elle. Elle a l'amabilité banale, et pour ainsi dire publique, de la femme qui ne s'appartient pas.
Elle a voulu, pour boire à table, avoir un litre, et ne boit qu'au litre, parce que cela lui rappelle son enfance, où elle allait tirer le vin au tonneau.
Elle a par moments des absences, qui ressemblent à l'endormement d'un paysan conduisant une charrette, les yeux ouverts.
Elle dort beaucoup le jour et la nuit. Dans la soirée, à la première chandelle qu'elle voit allumée, il faut qu'elle se couche, disant: «Si j'étais riche, j'apprendrais à ne pas dormir le soir!» Elle fait des siestes de «bestiau», pendant les chauds midis. Par exemple, le petit jour l'éveille et la voit trôlant dans sa chambre ou cousant dans son lit.
Est-elle par hasard dehors, la nuit venue, elle vous dit de cligner des yeux, pour voir, dans la lune, «Judas avec son panier de choux».
Elle monte, en promenade, sur les cerisiers, pille les petits pois crus; sa seule passion est la salade.
En parlant, elle s'adresse de l'oeil à la domestique qui sert. Elle va toujours à l'inférieur, et glisse toute la journée à la cuisine, tout en étant très sensible à quelqu'un de noble, à du papier armorié, etc., etc. Au théâtre, elle croit que les grands acteurs sont ceux qui jouent les Rois.
Toujours de bonne humeur, sans nulle susceptibilité, elle a seulement, par les temps lourds et orageux, le grognement d'un enfant qui a envie de dormir.
L'homme ne lui tient pas compagnie, il lui faut, ainsi qu'à toute femme qui a passé par la communauté féminine, la société de créatures de son sexe.
Elle est insexuelle. Elle ne s'adresse par rien aux sens de l'homme. Autour d'elle pas la moindre molécule de volupté. Dans sa bouche hardie et libre, jamais aucune allusion aux choses d'amour. Rien du manège coquet, excitant de la femme. Il semble qu'en sortant de la chambre de son amant, elle y laisse son sexe comme un outil de travail.
Nulle pudeur. Elle urine debout à la façon les animaux, et devant vous.
Elle m'a conté son histoire. Elle est du Morvan, près de Château-Chinon.
Une enfance de petite paysanne pillarde et voleuse. Ses parents la croyaient possédée. Pour se punir elle-même, quand elle avait fait quelque chose de mal, elle allait embrasser les latrines… puis recommençait…
Vers les douze ans, elle tombe en puissance d'une tireuse de cartes du pays, une ci-devant vivandière, parcourant le Morvan, en quêtant avec une besace et un panier. Alors la petite dévalise ses parents pour se faire dire la bonne aventure. Lard, salé, farine, tout y passe. Elle se rappelle avoir donné une fois quinze livres de lard pour obtenir le grand jeu, et la sorcière lui prédit qu'elle aurait sept enfants, qu'elle irait sept fois à Paris, et qu'elle mourrait à trente ans. Mais le vol des quinze livres de lard se découvrait, et elle recevait pour tous ses vols une fessée aux orties, qui lui couvrait le derrière de camboules.
Puis à quelques années de là, la voilà dans une petite ville, au comptoir d'un café, où venaient tous les gens du Tribunal. Le procureur du roi l'enlève, l'amène à Autun dans un hôtel, et l'y enferme sous clef, avec un domestique à sa porte, pendant ses absences. Mais un beau jour, à ce qu'elle raconte, elle dévisse avec un couteau la serrure de sa chambre, et file avec 800 francs, à Paris, où elle arrive si neuve, que le cocher qui l'amène à l'hôtel, lui demandant un pourboire, elle le remercie en lui disant: «Merci, je n'ai pas soif!»
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20 juin—Nous faisons notre rentrée à Paris par le dîner Magny, ce dîner dont l'INDÉPENDANCE BELGE a parlé l'autre jour, ainsi qu'on parlerait des soupers du baron d'Holbach.
Taine proclamant qu'il y a dans About, du Marivaux et du Beaumarchais, quelqu'un lui crie: «About, non, il descend de Voltaire… par Gaudissart!»
Renan est très monté, très parleur ce soir. Il se déchaîne contre la poésie vide des Chinois, des Orientaux… A son appui vient Berthelot, un fort chimiste, un monsieur qui décompose et recompose les corps simples, une espèce de bon Dieu en chambre, quoi!… Mais déjà il n'est plus question de Hugo, c'est Henri Heine qui est sur le tapis. On le voit bien à la figure de Sainte-Beuve. Gautier chante l'éloge physique du poète allemand, et dit que, tout jeune, il était beau comme la beauté même, avec un nez un peu juif: «C'était, voyez-vous, Apollon, mélangé de Méphistophélès!—Vraiment, dit avec colère Sainte-Beuve, je m'étonne de vous entendre parler de cet homme-là. Un misérable qui prenait tout ce qu'il savait de vous, pour le mettre dans les gazettes… qui a déchiré tous ses amis.
—Pardon, lui dit tranquillement Gautier, moi j'ai été son ami intime, et j'ai toujours eu à m'en louer. Il n'a jamais dit de mal que des gens dont il n'estimait pas le talent…»
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Juin—Notre oncle de Courmont nous raconte aujourd'hui son enfance. C'est d'abord dans le lointain, le lointain, le souvenir de l'hôtel de la rue d'Artois, où lors de la guillotinade de son père, il y eut une visite de deux commissaires, pendant laquelle il resta, une demi-journée, emprisonné avec son frère et sa mère, entre les feuilles d'un grand paravent, posé dans l'antichambre.
Il avait à peu près cinq ans. Alors, croit-il se rappeler, on le mettait en pension chez M. Hix, rue Meslay, vers la fin de l'année 1794. C'était le temps de la disette, et on coupait aux pauvres enfants des lichettes de pain insuffisantes. Le petit affamé se faufilait sous la table de la cuisine, et les mains lui démangeant, il restait, des quarts d'heure, à regarder les pommes de terre montant à la surface, dans le bouillonnement d'une grande marmite.
Il souffrait là, et c'était là sa double plainte à sa mère, quand, par hasard, elle venait le voir; il souffrait de mourir de faim et de coucher à la cave: la rue étant en contre-bas.
Dans cette pension, il était blessé par un petit démocrate en sabots, et on le rapportait à la maison dans une couverture.
On le remettait en pension à Lagny, tout près de leur propriété de Pomponne, alors sous le séquestre. Et le fermier de la propriété apportait, tous les mois, à la pension, le blé, pour le pain des deux enfants, encore très parcimonieusement nourris.
La pension, vendue à une ancienne religieuse et devenue un pensionnat de demoiselles, il était placé avec son jeune frère, rue Popincourt, chez Planche. Toujours la faim, et les grands volant les pains, la nuit, au moyen de fausses clefs.
Et pour toutes visites, les visites de la vieille Reine, la nourrice de sa mère, venant tous les quinze jours et leur apportant à chacun, une brioche de deux sous, un décime de la République à partager entre eux deux,—et leur coupant les ongles.
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—M. André, le banquier, avait calculé qu'une rose poussée chez lui, revenait à six francs, un radis à vingt sous.
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5 juillet—Rue Saint-Guillaume, au fond de l'île Saint-Louis, ce quartier demeuré du vieux Paris, nous montons les trois étages d'une antique maison, à rampe de bois, quelque logis d'ancien parlementaire.
Dans une grande chambre, qui a deux fenêtres au midi, nous trouvons un vieillard à la tête spirituelle, rappelant le fin et bienveillant profil de Condorcet, gravé par Saint-Aubin. C'est M. Valferdin. Il est là, au milieu de tous les accessoires de sa vie, entre ses baromètres et ses Fragonard, souffrant, malade, asthmatique, sur le bord de la mort, et retrouvant un peu de force et un souffle de voix, pour aller aux tableaux où il nous mène, et les saluer d'un avant-dernier adieu d'admiration.
Au fond d'une alcôve est son lit, tout entouré, tout tapissé de bistres de Frago, qui ont le premier regard du collectionneur s'éveillant, et même souvent, pendant la fièvre des nuits, les longues contemplations de ses insomnies, à la vague lueur d'une veilleuse.
Dans l'amateur, de temps en temps, le savant passe, et à propos de l'équilibre du mouvement chez Fragonard, revient, sur ses lèvres, cette définition de son peintre adoré: «C'est le peintre dynamique!»
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—Le commerce est l'art d'abuser du besoin ou du désir, que quelqu'un a de quelque chose.
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10 juillet—Au bord de la mer. Si on me donnait à choisir entre devenir dresseur de chiens savants, mari d'une danseuse ou père d'enfants pianistes, je demanderais à réfléchir.
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19 juillet—Ce soir, le soleil ressemble à un pain à cacheter cerise, sur un ciel, sur une mer gris perle. Dans leurs impressions en couleur, les Japonais seuls, ont osé ces étranges effets de nature.
—L'existence au bord de la mer pour les maris, est ce qu'est un jour de garde pour les boutiquiers de Paris. Le casino leur permet la vie de café, les cartes, le petit verre. Le soir dans le grand salon, dont les baies vitrées donnent sur les parties d'écarté, on voit les épouses de ces messieurs, le visage collé à la vitre, les regarder et les attendre, à la fois nerveuses et résignées.
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27 juillet—Au-dessous d'un petit chapeau rond, un diadème de plumes de paon, où le vert bleu se mélange avec l'or vert-de-grisé, au-dessous de cet arc-en-ciel de plumage, une tête de jolie blonde cruelle à la diaphanéité rosée; avec une cravate de dentelle lâchement attachée au cou et sur les épaules, un vestinquin blanc aux soutaches bleues. C'est Mlle D—— la fille du peintre…
Toutes les têtes de femmes sont à demi masquées par un petit voile de dentelle noire, étroit comme un loup, et finissant au sourire qu'il semble chatouiller, en laissant le haut du visage dans une pénombre mystérieuse.
Et partout des robes troussées et relevées en plis rocaille, qui font les jupes courtes, et laissent voir les fines attaches des jambes… Et ce sont encore de longues cannes blanches à la Tronchin, de lourds colliers d'ambre, de grosses boucles d'oreilles, comme en portent les femmes de la Halle, de petits chapeaux d'hommes, des manteaux rouges, des bottines jaunes à grelots, et toute la bigarrure et toute la fantaisie des étoffes écossaises et pyrénéennes, et sur ce carnaval de costumes du matin, la dominante du rouge et du blanc, tachant si joliment la plage blonde, la mer verte, le ciel bleu.
Quel merveilleux tableau pour un vrai peintre de la vie élégante, si le
XIXe siècle en avait un!
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—En littérature on ne fait bien que ce qu'on a vu ou souffert.
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Juillet—Le cidre une boisson qui fait rentrer en soi, qui rend sérieux, ferme et solide, qui fait la tête froide et le raisonnement sec, une boisson qui ne grise que la dialectique des intérêts. Après de la bière, on écrirait un traité sur Hegel; après du champagne, on dirait des sottises; après du bourgogne, on en ferait;—après du cidre, on rédigerait un bail.
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—Un livre n'est jamais un chef-d'oeuvre, il le devient. Le génie est le talent d'un homme mort.
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7 août—Ce soir il y avait bal au Casino. Elle avait mis un corsage décolleté, au décolletage qui montre le tendre entre-deux des seins.
Nous sommes sortis ensemble. Elle était moitié heureuse de sa toilette, comme un enfant, moitié confuse, comme une personne qui se sentirait à peu près nue. Elle cherchait, de sa main libre, à fermer une petite veste qu'elle portait par-dessus, à empêcher de trop voir dessous, sans toutefois la fermer tout à fait. En passant dans la rue, elle a hélé une de ses amies, assise à une fenêtre du rez-de-chaussée, et lui a demandé une épingle, en disant, tout bas: «C'est gênant de montrer sa peau dans la rue!»
Au salon, nous avons pris une tasse de café, et pendant ce, je ne sais comment, l'épingle s'est défaite. Elle avait un corsage blanc avec des agréments bleus. Une gorgerette en batiste, sous laquelle passait le rosé de sa peau, resserrait encore le peu de chair vivante, montrée aux yeux. Un collier en filigrane d'or, la coupait deux ou trois fois, cette chair, —suspendu sur le sinus de sa gorge… Entre ses deux seins, elle avait placé un oeillet rose, à filets pourpre, qui faisait ressortir la blancheur lactée de sa peau, et donnait à l'oeillet, l'apparence d'une fleur artificielle.
Et elle sentait l'odeur de l'oeillet, en baissant la tête, et en faisant plus creux, le creux de sa gorge. Puis, de temps en temps, elle avait de ces lents errements de main, qui, tour à tour, montraient et cachaient, sous le carmin du bout de ses doigts, le blanc mat de sa peau.
Un moment elle a tiré l'oeillet de sa poitrine, l'a longuement senti de ses narines ouvertes, puis me l'a passé, comme une chose qu'elle aurait presque baisée, et m'a dit: «Sentez, j'adore cette odeur. Dans le temps où je faisais des fleurs artificielles, vous savez, pour les églises, je mettais toujours un clou de girofle dans mes oeillets!»
C'est étonnant comme nous, les hommes, même quand nous ne voulons, ne désirons rien d'une femme, nous sommes heureux cependant que l'amitié de cette femme ressemble parfois à de l'amour.
Le soir, elle a été très tendre pour son mari, elle a eu pour lui des caresses, de petits tapotements, que je ne lui avais jamais vu faire en public.
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26 juillet—Le ciel, cette nuit, est d'un bleu sourd, qui se perd à l'horizon dans une bande orangée, se dégradant en une pâleur verdissante. Sur cette pâleur s'étale déchiquetée, une frise de petits nuages noirs, qui ressemblent à des découpures de chimères chinoises dans de l'ébène.
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21 août—Une singulière figure que cet abbé Migne, ce manufacturier de bouquins catholiques. Il a monté, à Vaugirard, une imprimerie toute pleine de prêtres interdits, de sacripants défroqués, de Trompe-la-mort, en rupture de grâce, qui, à la vue d'un commissaire de police, s'effarouchent vers la porte. Il est forcé de leur crier: «Que personne ne bouge! Cela ne vous regarde pas, c'est pour une affaire de contrefaçon.»
Il sort de cet imprimerie des encyclopédies orthodoxes, des collections de Pères de l'Église, en cent volumes. Et le commerce de l'abbé se double d'un autre. Il se fait payer par les curés une partie de ses livres en bons de messe, contresignés par l'évêque, bons qui lui reviennent, l'un dans l'autre, à huit sous, et il les revend quarante en Belgique, où le clergé ne peut suffire à toutes les fondations de messe, laissées par la domination espagnole.
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22 août—Bizarres créatures que ces femmes russes. Tout est caprice et folie en elles, jusqu'à l'estomac. Des citrons, des tomates, de l'absinthe, du laudanum, c'était l'alimentation de la princesse Narichine, et la duchesse de M—— ne se nourrit que de salade et de bonbons, éprouve des maux de coeur devant le bouillon et la viande, et à ses dernières couches, on n'a pu la faire revenir d'une syncope qu'au moyen d'une bouteille de rhum.
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—Peindre dans un roman la blessure que fait à un homme amoureux, la danse de la femme qu'il aime, et plus que la danse et son enlacement, la transfiguration presque courtisanesque, que la sauterie apporte à cette femme, soudainement sortie de son humeur raisonnable, de son caractère tranquille, du sage apaisement de son honnête personne.
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1er septembre—On me racontait ceci: Eugène Sue, vieux, fini, usé, faisait en Savoie la cour à Mme de Solms. C'était le soir. La lune le frappa tout à coup en pleine figure, et cette lumière décomposant toute la chimie des teintures de son masque de beau, fit apparaître le dessous effrayant, pour ainsi dire, le cadavre, de son visage.
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—Il est peu de douleurs, si grandes qu'elles soient, qui ne soient que douleur; et j'ai vu peu de larmes derrière les morts, qui ne fussent salies d'un intérêt ou d'une vanité.
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2 septembre—Quand Sainte-Beuve est fatigué, et qu'il se dispose à dormir dans la journée, il donne cette consigne à Mme Dufour: «Si le pape venait, vous lui diriez que je n'y suis pas, et si ma pauvre mère revenait, vous lui diriez d'attendre!»
Sainte-Beuve nous raconte cette anecdote sur Musset. Véron demande à Musset un feuilleton pour le CONSTITUTIONNEL. Musset dit qu'il a en tête une fantaisie et qu'il voudrait 4,000 francs. Véron consent à les lui donner, et les lui remet un matin. Le soir il va dîner chez Véry. Il voit fleurir les escaliers des plus belles fleurs. Il demande qui donne cette fête. Le garçon lui répond: «C'est M. de Musset,» avec un visage tout émerillonné. Il monte voir.
C'était tout un lupanar, auquel le chantre de ROLLA payait une fête de 4, 000 francs. Et quand les femmes arrivèrent, le poète était si saoul, qu'il ne put pas même jouir de son orgie.
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—Ce soir, sur le coup de minuit, en passant sur le boulevard, j'attrape ce mot d'un homme à une femme: «Adieu, mon jus d'ananas!»
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—On s'étonne, en lisant l'HISTOIRE AUGUSTE, que les notions du bien, du mal, du juste et de l'injuste aient pu survivre aux Césars, et que les Empereurs romains n'aient pas tué la conscience humaine.
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13 septembre—Voir des hommes, des femmes, des salons, des rues. Toujours étudier la vie des êtres et des choses—loin de l'imprimé: c'est la lecture de l'écrivain moderne.
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Septembre.—Le défectueux de l'imagination, c'est que ses créations sont rigoureusement logiques. La vérité ne l'est pas. Ainsi, je viens de lire dans un roman, la description d'un salon religieux: tout s'y tient, tout s'y suit, depuis le portrait gravé du comte de Chambord jusqu'à la photographie du pape. Eh bien! je me rappelle avoir vu, dans le décor sacro-saint du salon du comte de Montalembert, un portrait de religieuse, qui était le costume de comédie d'une de ses parentes, jouant dans une pièce du XVIIIe siècle. Voici l'imprévu, le décousu, l'illogique du vrai.
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Fin septembre.—Au milieu de la préoccupation de notre GERMINIE LACERTEUX, du congestionnement du dernier travail, j'ai rêvé que j'allais faire une visite à Balzac, qui était vivant dans une vague banlieue, en une habitation ressemblant, moitié au chalet de Janin, moitié à une villa que j'ai vue, je ne sais plus où.
Il me semblait qu'il y avait eu une grande bataille aux environs, et la maison de Balzac était quelque chose comme le quartier général. Cela m'était dit non par la vue de soldats, mais par ces révélations qu'on tire du fond de soi-même dans les rêves. Toutefois, je me rappelle que j'avais aperçu des faisceaux d'armes dans la cour, et qu'il y avait, dans la pièce où j'attendais, étendues par terre, des cartes militaires.
Balzac arrivait avec la taille massive et la figure monacale de ses portraits. Il portait le costume d'un aumônier d'armée en campagne. Je savais ne l'avoir jamais vu, et il me recevait comme une connaissance. Je lui racontai mon roman, et remarquai chez lui un grand dégoût, quand je l'entretenais d'hystérie…
Puis tout à coup, brusquement, comme cela a lieu dans les songes, j'oubliai ce qui m'amenait, et je lui parlai de ses livres, l'interrogeant sur ce qu'il faisait alors. Dans mon rêve, il était sourd. J'étais obligé de lui crier aux oreilles, et comme les sourds, il parlait si bas, si bas, que je n'entendais qu'une partie de ses réponses. Je lui demandais, si ses romans militaires étaient terminés? Il me fit un signe de tête négatif, ajoutant: «Non, non… ah! mon gaillard, je sais à quoi vous faites allusion!» Et je compris qu'il parlait des maisons de prostitution de la route de Vincennes: «Eh bien! je les ai vues… mais je n'y ai pas vécu, je n'y ai pas vécu!» reprit-il tristement.
Ici une lacune semblable au texte de Pétrone dans le SATYRICON.
Et Balzac disait encore: «Ah! c'est dommage, l'autre jour, Henri Heine, le fameux Heine, le puissant Heine, le grand Heine est venu. Il a voulu monter, sans se faire annoncer. Moi, vous savez, je ne suis pas au premier venu, mais quand j'ai su que c'était lui, toute ma journée, il l'a eue… Si j'avais su votre adresse, je vous aurais écrit, c'est bien malheureux que je n'aie pas su votre adresse!»
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—Ne dirait-on pas qu'en mangeant une banane, on mange mieux qu'un fruit? Comme tout, depuis l'attache du fruit jusqu'à l'enveloppe, charme l'oeil! Dieu ne me semble avoir fait à la main, et avec un caprice d'artiste, que les arbres d'Orient. Toute notre pauvre et régulière végétation d'Europe, me paraît fabriquée à la mécanique, dans une prison.
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1er octobre—Il y a toujours je ne sais quoi de bas et de faux dans les enfants, qui ne sont pas les fils de leurs pères. On dirait que le mensonge, dont leur mère a été obligée d'envelopper sa faute, leur est descendu dans l'âme.
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2 octobre—Au passage Mirès, je regarde un éventail en dentelle, qui représente, sur cette toile d'araignée, des colombes becquetant des tulipes: un éventail à la monture de nacre, légère comme la dentelle. Cet éventail m'a révélé tout à coup le procédé pour faire un roman qui me tracassait depuis longtemps: le roman d'amour distingué de la femme comme il faut.
J'ai pensé, en voyant cet éventail, à faire une collection de toutes les élégances matérielles, morales, sentimentales de la femme d'aujourd'hui, et la collection faite, de bâtir mon roman idéal avec le dessus du panier des réalités chic.
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—Maintenant que le haut du pavé appartient aux gniafs, aux pignoufs, à des canuts de Lyon devenus millionnaires, à des grands coulissiers de la coulisse, les choses n'ont plus besoin d'être fines, d'être délicates, d'être exquises, il ne leur faut plus que l'apparence de la richesse et de la cherté. Voilà l'explication de l'exécrable nourriture, à l'heure présente, des grands restaurants de ce temps.
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—Quelqu'un me racontait, qu'une de ses parentes ayant été nommée dame d'honneur d'une princesse, sous Louis XVI, le jour où elle entra en charge, la dame d'honneur qu'elle remplaçait, lui demanda si elle avait fait sa toilette, et sur son étonnement, lui révéla le secret du mot. Toute dame tenue à un service de cour, prenait, avant de le commencer, un, deux, trois lavements, tant qu'il en fallait enfin, pour n'être plus distraite de son service, de toute la journée.
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12 octobre—Nous lisons aujourd'hui, quelques chapitres de notre GERMINIE LACERTEUX à l'éditeur Charpentier.
A l'endroit où Germinie raconte qu'en arrivant à Paris, elle était couverte de poux, Charpentier nous dit qu'il faudra mettre «de vermine» pour le public… Au diable ce public, auquel il faut cacher le vrai et le cru de tout! Quelle petite-maîtresse est-il donc, et quel droit a-t-il à ce que le roman lui mente toujours… lui voile éternellement tout le laid de la vie?
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13 octobre—C'est maintenant la manie de Gavarni de visiter de grandes propriétés, qu'il rêve d'acheter avec la vente de son terrain d'Auteuil; oui, des châteaux avec des communs, des écuries, des grands salons, des petits salons, enfin des habitations avec plus de fenêtres à la façade, que n'en pourraient ouvrir et fermer les deux vieilles femmes qui le servent.
Donc ç'a été, pendant tout l'été, des courses de toute la journée, cahotées dans de mauvais fiacres sur les chemins de la banlieue, en compagnie de la dévouée Mlle Aimée, mourante de la poitrine, cette longue et maigre fille à l'éternelle robe noire: couple de moribonds s'appuyant l'un sur l'autre, et que les concierges voyaient, avec une curiosité étonnée, s'essouffler à monter des escaliers, pour visiter, haletants tous les deux, les maisons à vendre.
Un moment il a été sur le point d'acquérir la magnifique propriété de Tamburini, au Bas-Meudon; aujourd'hui il nous emmène voir le Montalais, la propriété du maréchal Saint-Arnaud, qu'il a envie d'acheter.
Nous l'avons ce vieil ami devant nous, dans la voiture, et nous sommes péniblement remués et frappés au coeur, par sa faiblesse, l'abandon de son corps voûté, les quintes de sa petite toux de gorge qui ne cesse pas, la souffrance qui traverse visiblement l'expression de sa figure, l'absorption qui la fait muette, enfin tout cet aspect navrant d'un homme qui s'en va. Il nous apparaît, pour la première fois, comme quelqu'un vers lequel nous voyons s'approcher la mort, et nos yeux s'attachent involontairement à lui, comme à une personne aimée qu'on va perdre et dont on veut garder le souvenir.
Nous contemplons ce visage fouetté aux pommettes, la lumière fiévreuse du gris de son oeil, rayé de filets de sang, cette tête forte, fruste, puissante, pour ainsi dire taillée dans la chair à grands coups d'ébauchoir, s'éclairant, par instants, d'un sourire resté jeune,—d'un sourire qui a, à la fois, de la bonhomie du paysan et de la câlinerie d'une femme.
Arrivé au Montalais, il s'essaye à marcher un peu dans le parc, qui se trouve être une montée presque à pic, coupée par des allées pour les chèvres. Il gravit encore avec un effort infini le grand escalier, au milieu duquel, s'arrêtant las, il nous charge de parcourir les étages supérieurs, et de les lui raconter.
Remonté péniblement dans le fiacre, comme nous lui demandons ses impressions, il nous fait signe qu'il ne peut parler avec une main exsangue, aux ongles encore jaunes de ses habitudes passées de fumeur de cigarettes.
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16 octobre.—Croissy. Le parc à neuf heures du soir.
Une allée de haute futaie paraissant emplie d'une lumière électrique, vue à travers un globe dépoli, une lumière vaporeuse et diffuse, effaçant le vert des feuilles, et les baignant dans un fluide pâle et miroitant, semblable à l'eau d'un fleuve qui roule du gaz noyé.—Sur les grands arbres obscurs, çà et là, des bouquets de feuilles ayant, comme les frottis de rousse verdure, faits par le pinceau de Watteau, et dans les petits taillis, tout noirs, un rayon sautillant en maigres zigzagures, coulant sur le revers d'un fossé, s'enfouissant comme une luciole dans une touffe d'herbe.—Près de l'étang, des silhouettes d'arbres, qu'on semble entrevoir à travers la buée d'un carreau.—Comme bruit, rien que la course trotte-menue d'un lapin attardé dans la broussaille, et à toute minute, le bruit de la chute d'une feuille, détachée par l'automne, et qui touche la terre, avec quelque chose du frôlement du pas d'une ombre.—Un silence, mais un silence pourtant vivant par l'insensible friselis des feuilles au haut des arbres, par la sorte de respiration à l'haleine humide, des fourrés endormis.—Des allées sous bois, aux grands espaliers ténébreux, avec d'étroites zébrures de jour sur le chemin, et fermées par une arcade d'ombre, ayant tout au fond, une petite porte de lumière.—Au loin les prairies apparaissant avec le vert incolore, qu'y met la nuit, et tachées des grandes ombres couchées et sommeillantes des chênes de la lisière du bois.—La lune dans le ciel: un diamant dans un lait d'opale.—Une nature couleur de rêve… Le paysage élyséen d'un promenoir d'âmes… Puis, par instants, le ciel se voilant, et le bois devenant d'ébène sous un ciel d'étain…
Assis sur un banc, nous avons passé une heure de pénétrante volupté, à jouir de cette nuitée du bois.
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23 octobre—Je retire ceci, comme trop vrai, de mon manuscrit de GERMINIE LACERTEUX, lors de ses couches à la Bourbe.
«Auprès de la cheminée, deux jeunes élèves sages-femmes causaient à demi-voix. Germinie écouta, et avec l'acuité des sens des malades, entendit tout. L'une des élèves disait à l'autre:
«Cette malheureuse naine! Sais-tu de qui elle était grosse? de l'hercule de la baraque, où on la montrait!
Juge… Nous étions là toutes dans l'amphithéâtre… Il y avait un monde fou… des étudiants en masse… On avait bouché le jour des fenêtres… C'était éclairé par un réflecteur pour mieux voir… Des matelas avaient été posés en largeur sur la table de l'amphithéâtre… On faisait une grande place sur laquelle le réflecteur donnait… Auprès une table, et tous les instruments de chirurgie… Et puis à côté, de grandes terrines avec des éponges, grosses comme la tête…
M. Dubois est entré, suivi de tout son état-major. Il était tout chose, M. Dubois… Alors, voici un paquet qu'on apporte comme un paquet de linge, et qu'on pose sur les matelas: c'était la naine… Ah! l'affreuse créature… Figure-toi une vilaine tête d'homme brun sur un énorme corps tout blanc: ça avait l'air de ces grosses araignées, tu sais d'automne…
M. Dubois l'a un peu exhortée…. Elle n'avait pas l'air de comprendre… Et puis il a tiré de sa poche, deux ou trois morceaux de sucre, qu'il a posés, à côté d'elle, sur le matelas.
Alors on a jeté une serviette sur sa tête, pour qu'elle ne se voie pas, pendant que deux internes lui tenaient les bras, et lui parlaient… M. Dubois a pris un scalpel, il lui a fait, comme ça, une raie sur tout le ventre, du nombril en bas… la peau tendue s'est divisée…On a vu les aponévroses bleues comme chez les lapins, qu'on dépiaute. Il a donné un second coup qui a coupé les chairs… le ventre est devenu tout rouge… un troisième… A ce moment, ma chère, ont disparu les mains à M. Dubois… Il farfouillait là dedans… Il a retiré l'enfant… Alors… Ah! tiens, ça c'était plus horrible que tout… j'ai fermé les yeux… on lui a mis les grosses éponges… elles entraient toutes, toutes… On ne les voyait plus!.. Et puis, quand on les retirait, c'était comme un poisson qu'on vide… un trou, ma chère.
Enfin on l'a recousue, on a noué tout cela avec du fil et des épingles… Ça ne fait rien, je t'assure que je vivrais cent ans, je n'oublierai pas ce que c'est qu'une opération césarienne.
—Et comment va-t-elle, cette pauvre diablesse, ce soir? demanda l'autre.
—Pas mal… Mais tu verras, elle n'aura pas plus de chance que les autres… Dans deux ou trois jours, le tétanos va la prendre… On lui desserrera les dents, pour commencer, avec une lame de couteau… et puis il faudra les lui casser, pour la faire boire.»
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—Mon Dieu, que cette figure de Mme Récamier m'ennuie! Elle m'apparaît comme la Madone de la conversation.
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—En ce siècle, on a fait de tout, un moyen d'arriver, un moyen d'arriver de la philanthropie, un moyen d'arriver de l'horticulture, un moyen d'arriver du canotage, etc., etc.
Aujourd'hui je lis dans un journal, la fondation d'un jury pour la dégustation des huîtres. Croyez-vous que le candidat sollicite cette fonction simplement pour l'honneur d'un diplôme de gourmet ou de fine-gueule? Non, c'est pour, dans un temps donné, se caser en quelque coin de l'État, ou tout au moins être décoré.
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23 octobre—Nous avons eu, ce soir, la curiosité d'entrer dans cette cave, que notre oncle de Courmont loue 8,000 francs: le CAFÉ DES AVEUGLES, un des derniers débris du Palais-Royal et du vieux Plaisir de Paris.
Un caveau bas et étouffant à deux arceaux, où il me semble voir, en bonnets et en casquettes, une population plus vieille de cinquante ans, que celle qui marche sur notre tête. C'est du peuple qui semble avoir appris, tout à l'heure, la victoire d'Austerlitz… Il y a là, le dernier sauvage, sous son diadème de plume, un tapeur de grosse caisse nostalgique, aux paupières lourdes et lassées, exécutant sa musique avec une sorte de suprême indifférence mélancolique. Les aveugles jeunes et vieux, sous le gaz qui leur frappe en plein le crâne, de grandes ombres noires emplissant le creux de leurs yeux, jouent automatiquement quelque chose de criard et de plaintif, comme s'ils pleuraient le soleil.
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24 octobre—Le roman depuis Balzac n'a plus rien de commun avec ce que nos pères entendaient par roman. Le roman actuel se fait avec des documents racontés, ou relevés d'après nature, comme l'histoire se fait avec des documents écrits.
Les historiens sont des raconteurs du passé, les romanciers des raconteurs du présent.
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25 octobre—Tous ces jours-ci de l'ennui, du gris dans l'âme, un dégoût des choses et des gens, un découragement de la volonté, un malaise de la vie. Après un livre, il y a comme un retrait, un reflux de l'activité de penser et d'agir. On est, comme si on avait jeté en avant de soi, de son âme et de sa cervelle. C'est un peu l'affaissement, la déperdition,—qui doit suivre l'accomplissement d'un crime.
Et puis, plus nous allons, plus nous trouvons insupportable et désespérante la platitude de la vie. Les embêtements bêtes s'y succèdent régulièrement, niaisement, bourgeoisement; les chagrins, les blessures même de l'existence n'ont pas de surprise. Le matin vous mène au soir sans de l'imprévu. On se demande pourquoi on continue à être et à quoi sert le lendemain.
Tout nous blesse, tout nous taquine les nerfs: ce que nous voyons, ce que nous lisons, ce que nous entendons. Il y a eu le monde des sots au moyen âge, il nous semble vivre dans le monde des gogos et des abonnés… Il nous faudrait, pour nous distraire, je ne sais quel grand sens dessus dessous… que le monde dansât quelques jours sur la tête…
Avec cela une vue nette de cette carrière ingrate, abominable et adorée, les lettres: cette carrière qui vous fait souffrir, comme une maîtresse, qui se donnerait à des domestiques.
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—La misère ne fait pas les amers désolés. Elle casse un ressort; elle brise l'indépendance; elle domestique au lieu de rébellionner.
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—Ni la vertu, ni l'honneur, ni la pureté, ne peuvent empêcher une femme d'être femme, d'avoir, renfermées en elle, les fantaisies et les tentations de son sexe.
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Une jeune personne disait devant moi: «On n'est heureux que quand on dort ou que lorsqu'on danse.»
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29 octobre—La Comerie… Aujourd'hui, l'horizon à midi, un brouillard crépusculaire et un incessant croassement de corbeaux, enfermant le paysage dans le noir d'un deuil.
On cause des soeurs qui soignent les malades, de celle qui vient de quitter la maison, après avoir fermé les yeux de M. Lefebvre… Cette soeur donnait de féroces détails sur l'ensevelissement à Paris, où se montrent tous les cynismes et toutes les avarices de la richesse, racontant qu'elle avait vu, de ses yeux, ensevelir un fils de grande famille, dans un vieux costume de pierrot.
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5 novembre—Le charme des livres de Michelet, c'est qu'ils ont l'air de livres écrits à la main. Ils n'ont pas la banalité, l'impersonnalité de l'imprimé; ils sont comme l'autographe d'une pensée.
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12 novembre—Nous avons hâte d'en finir avec les épreuves de GERMINIE LACERTEUX.
Revivre ce roman nous met dans un état de nervosité et de tristesse. C'est comme si nous réenterrions cette morte… Oh! c'est bien un douloureux livre sorti de nos entrailles… Même matériellement nous ne pouvons plus le corriger, nous ne voyons plus ce que nous avons écrit: les choses du bouquin et leur horreur, nous cachent les fautes et les coquilles.
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Fin novembre—On me parle aujourd'hui d'un homme sortant de Mazas, après une longue incarcération, et qui ne voulut pas se coucher, lorsque la nuit fut venue, ayant la peur de son petit appartement qui lui rappelait sa cellule, et emmenant avec lui, en plein air, en plein champ, des femmes qu'il fit promener avec lui, une partie de la nuit;—puis soudain, sans raison, l'homme se mit à fondre en larmes, et demanda qu'on le laissât… pour pleurer à son aise.
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8 décembre—Deux soeurs, deux créoles, me racontaient qu'en mer, aux oiseaux lassés se reposant un moment sur le navire, elles s'amusaient à attacher des lettres, une sorte de journal intime, adressé aux amis inconnus, et qu'elles écrivaient sur la toile cirée de leurs broderies.
La fraîche imagination que ces pensées de jeunes filles courant le ciel et l'espace, à la patte d'un oiseau!
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12 décembre—Pendant que j'étais en train de regarder les tableaux de Tournemine, dans son atelier du Luxembourg, il nous disait que la couleur de l'Orient, de l'Asie Mineure surtout, n'est pas un pétard comme l'a fait Decamps, qu'il a été emporté par son tempérament, par sa nature rageuse. Il a ajouté que dans l'Asie Mineure, pays de hautes montagnes et de plaines inondées une partie de l'année, il existe un brouillard opalisé, dans lequel les couleurs baignent et scintillent comme dans une évaporation d'eau de perle, leur donnant l'harmonie la plus chatoyante… Bref, une poétique palette des MILLE ET UN JOURS.
Il nous disait encore que, lorsque le fils du ministre de Turquie est pris de nostalgie, il vient s'enfermer une journée chez lui, regarde ses tableaux, prend une tasse de café fait à la mode des siens, dans une tasse de son pays, et s'en va plein de son soleil et de sa patrie pour huit jours.
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Mercredi 14 décembre—Dîner chez la princesse Mathilde.
A ce dîner assiste un capitaine d'état-major partant pour le Mexique, demain matin. Ses effets sont emballés. Il dîne dans un uniforme qui a fait campagne, un uniforme au glorieux ton d'or bruni par le plein air et la poudre.
Il parle de l'armée mexicaine et conte spirituellement la manière dont elle se recrute: «Avez-vous arrêté un assassin, dit-il, le juge vous demande, si pour punition, vous ne donneriez pas votre agrément à ce qu'il fût condamné à être soldat?» Il y a encore d'autres moyens d'avoir des soldats au Mexique: celui qui réussit le mieux, c'est de faire de la musique sur une place, puis fermer toutes les issues, et organiser une presse au lasso. Ces moyens ne font pas des soldats bien attachés au drapeau; loin de là, ils sont toujours prêts à passer pour le plus petit avantage de l'autre côté, si bien que là-bas l'expression déserter n'existe pas ou ne s'emploie jamais… et la peur du passage à l'ennemi est telle, qu'un moment Juarez était forcé de faire surveiller son infanterie par sa cavalerie.
«Puis, ajoute-t-il, là-bas tout grade supérieur dans l'armée est regardé comme une position à exploiter,» et il nous assure qu'au siège de Puebla, «Ortéga vendait de la farine à notre armée…»
Au milieu de la causerie, Girardin entre dans le salon, tout rajeuni. Il vient de faire recevoir aujourd'hui le SUPPLICE D'UNE FEMME à la Comédie-Française, et le publiciste a des yeux de velours pour qui lui parle de sa pièce, de la distribution des rôles.
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14 décembre—Une fable me rappelle toujours ces scènes d'animaux empaillés: un duel de grenouilles, une guenon à sa toilette,—qui sont chez les naturalistes.
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25 décembre—Au château de d'Osmoy…
A l'affût dans le parc. Les arbres roux, dans un ciel qui semble coloré de la chaude fumée d'un incendie, et la lisière du bois regardant le couchant, comme déchiquetée sur du feu, et toute gazouillante et toute rossignolante du sautillant bonsoir des oiseaux au soleil.
Puis une série de changements mourants de nuances, une succession de pâlissantes agonies de couleurs, parmi lesquelles les arbres passent du ton cannelle au ton d'un dessin à la sanguine brûlée, pendant que dans l'ombre de la nuit tombante, de rouge, le ciel devient peu à peu pâlement et froidement blanc.
Une dernière fois, les oiseaux se mettent à chanter: une traînée de piailleries qui s'allume, part, court tout le bord du bois, puis s'éteint. Un dernier petit cri encore, et tout se tait.
Alors dans l'obscur brouillard de la brume c'est l'inconnu, le mystérieux, le doute inquiétant des formes qui sombrent dans les ténèbres… Le silence s'amasse. Des oiseaux de proie tombent avec leur vol étoupé sur les branches des grands arbres, faisant le bruit de gros flocons de neige… Le ciel n'a plus de jour ni de teinte, et sur cette plaque neutre, les arbres dessinés, en leurs infinies ramures, se lèvent comme d'immenses feuilles de Gorgone.
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ANNÉE 1865
5 janvier—Sainte-Beuve a vu une fois le premier Empereur. C'était à Boulogne: il était en train de pisser. N'est-ce pas un peu dans cette posture-là qu'il a vu et jugé depuis tous les grands hommes?
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—J'ai gardé pour cette femme, à peine entrevue, je ne sais quel désir vague, et qui parfois me revient sur une note douce, et tendre. Des femmes vous laissent, on ne sait pourquoi, comme une petite fleur dans les pensées. Et je la regarde.
Peut-être est-ce ce qu'il y a de meilleur et de plus suave dans l'amour, que ces yeux qui se cherchent et se trouvent, et s'isolent et se mêlent, au milieu de tant de monde, seuls au monde, un moment… Et ce jeu est surtout charmant, quand la femme est obligée de vous regarder, sans en avoir l'air, vous jette un sourire sous sa lorgnette, met son manteau et ses fourrures lentement, sur le bord de sa loge, et vous jette un regard, gai, triste et doux.
Il y a des regards de femme, n'est-il pas vrai, qu'on ne changerait pas contre toute la femme?
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12 janvier—Je pense que la meilleure éducation littéraire d'un écrivain, serait, depuis sa sortie du collège jusqu'à 25 ou 30 ans, la rédaction sans convention de ce qu'il verrait, de ce qu'il sentirait… rédaction dans laquelle il s'efforcerait d'oublier le plus possible ses lectures.
En sortant du Ministère de la Guerre, où je viens de parcourir les correspondances du maréchal de Noailles et de Louis XV, je fais cette réflexion que la dignité humaine disparaît des monarchies avec les aristocraties. Ça a l'air d'un paradoxe et ce n'en est pas un.
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—Il est bien rare qu'on se dévoue gratuitement à spiritualiser ses semblables. On démêle presque toujours, au fond des théories du beau, du bien, de l'idéal, l'aspiration à une place, à une chaire, à un bon logement,—pour le théoricien.
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13 janvier—Chez Peters, j'entends mon voisin de table dire: «Il y a trois choses supérieures au Mexique: le tabac, le café, la vérole.»
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—A l'ELDORADO… Une grande salle circulaire, aux deux rangs de loges, salle plaquée d'or et de faux marbre, des lustres aveuglants de lumière, un café noir de chapeaux d'hommes, entremêlés de quelques bonnets de femmes de la barrière et de quelques képis d'enfants, et au fond un théâtre.
Là-dessus un comique, en habit noir, a mimé quelque chose ressemblant à la danse de Saint-Guy de l'idiotisme. La salle était enthousiasmée, délirante…
Je ne sais, mais il me semble que nous approchons d'une révolution. Le rire est si malsain, qu'il faudra un grand bouleversement, du sang pour assainir jusqu'au comique.
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—… Que d'heures, il y a une dizaine d'années, que d'heures aux UFFIZI, à regarder les Primitifs, à contempler ces femmes, ces longs cous, ces fronts bombés d'innocence, ces yeux cernés de bistre, longuement et étroitement fendus, ces regards d'ange et de serpent coulant sous les paupières baissées, ces petits traits de tourment et de maigreur, ces minceurs pointues du menton, ce roux ardent de cheveux où le pinceau effile des lumières d'or, ces pâles couleurs de teints fleuris à l'ombre, ces demi-teintes doucement ombrées de verdâtre et comme baignées d'une transparence d'eau, ces mains fluettes et douloureuses où jouent des lumières de cire: tout ce musée de virginales physionomies maladives, qui montrent sous la naïveté d'un art la Nativité d'une Grâce.
S'abreuver de ces sourires, de ces regards, de ces langueurs, de ces couleurs pieuses et faites pour peindre de l'idéal, c'était un charme qui nous prenait tous les jours, et tous les jours, nous ramenait vers ces robes bleues ou roses, ces robes de ciel.
Les grandes et parfaites peintures, les chefs-d'oeuvre mûrs n'enfoncent pas en vous un si parfait souvenir de figures: seules, ces femmes peintes des Primitifs s'attachent à vous comme la mémoire d'êtres rencontrés dans la vie.
Elles vous reviennent ainsi qu'une tête de morte que vous auriez vue, éclairée et dorée au matin, par la flamme mourante d'un cierge.
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16 janvier—Peu de gens connaissent ce grand bonheur de regarder des dessins anciens, en fumant des cigares opiacés: c'est mêler le nuage de la ligne au rêve de la fumée.
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17 janvier.—Notre GERMINIE LACERTEUX a paru hier.
Nous sommes honteux d'un certain état nerveux d'émotion. Se sentir l'outrance morale que nous avons, et être trahis par des nerfs, par une faiblesse maladive, une lâcheté du creux de l'estomac, une chifferie du corps. Ah! c'est bien malheureux de n'avoir pas une force physique adéquate à sa force morale… Se dire qu'il est insensé d'avoir peur, qu'une poursuite, même non arrêtée, est une plaisanterie; se dire encore que le succès immédiat nous importe peu, que nous sommes sûrs d'avoir été agrégés et jumellés pour un but et un résultat, et que ce que nous faisons, tôt ou tard sera reconnu… et pourtant passer par des découragements, avoir les entrailles inquiètes: c'est la misère de nos natures si fermes dans leurs audaces, dans leurs vouloirs, dans leur poussée vers le vrai, mais trahies par cette loque en mauvais état, qui est notre corps.
Après tout, ferions-nous sans cela ce que nous faisons? La maladie n'est-elle pas pour un peu dans la valeur de notre oeuvre?
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—Je me demandais comment était née la justice dans le monde?
Je passais aujourd'hui sur un quai. Des gamins jouaient. Le plus grand a dit:
«II faut faire un tribunal… c'est moi le tribunal!»
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—En peinture, il y a toujours une espèce de déconsidération pour le peintre de tempérament: soit en haut de l'échelle: Rubens, soit en bas: Boucher.
La solide estime est réservée aux peintres qui n'étaient pas nés pour l'être: exemple Flandrin, etc., etc.
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—Il y a des écrivains dont tout le talent ne fait jamais rêver au delà de ce qu'ils écrivent. Leur phrase emplit l'oreille d'une fanfare, et c'est tout.
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Mercredi 18 janvier.—Ce soir à dîner, chez la princesse, on parlait de la désolation, au temps jadis, du bonhomme Sauvageot, se lamentant sur la destinée de ses bibelots, de ses trésors de goût, à la pensée qu'ils pouvaient tomber entre les mains imbéciles d'un banquier.
Un grand éloge à faire de la princesse, c'est que la causerie avec les femmes bêtes, avec les sots, enfin que l'ennui l'ennuie—et, chose plus curieuse, lui plombe le teint à l'instar d'une peinture du Guerchin. Rien n'était plus drolatique, ce soir, que sa figure de crucifiement se tournant vers notre conversation avec le grand et le séduisant savant, qui s'appelle Claude Bernard, pendant qu'elle était obligée de répondre à deux diseuses de rien.
Et les deux femmes parties, elle s'écrie: «Vraiment, ce serait assez de se galvauder dans le monde jusqu'à trente ans, mais à cet âge-là on devrait avoir sa retraite, et n'être plus bonne aux choses assommantes de la société.»
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19 janvier.—Nous sommes assez bien caractérisés et résumés par les trois choses que nous donnons, ce mois-ci, au public: GERMINIE LACERTEUX, le fascicule d'HONORÉ FRAGONARD, l'eau-forte: LA LECTURE.
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—Comme le passé s'évapore! Il arrive un moment dans la vie, où comme dans les exhumations, on pourrait ramasser les restes de ses souvenirs et de ses amis, dans une toute petite bière, dans un bien petit coin de mémoire.
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—Les ballons, à force de monter, trouvent un ciel noir, où rien ne se voit plus… C'est à ce ciel que la science finira par arriver.
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26 janvier.—La main maigre de l'un de nous, entre les doigts de laquelle brûle un cigare tordu, roulé sur une cuisse de négresse, un cigare plein d'exotisme et d'opium me fait penser ceci:
Un peintre qui fait poser par un modèle les mains d'un portrait, ne sait pas son métier. Rien ne désigne plus un homme que sa main. C'est là qu'apparaît plus nettement l'individualité de l'organisme de chacun, cette personnalité de construction, qui empêche les monteurs de squelettes, de jamais confondre dans le tri de leurs matériaux, le plus petit os d'un corps avec celui d'un autre corps.
Il y a la signature du caractère et la griffe du talent dans cette main de l'homme. Nerveuse, vibrante, impressionnable, elle semble, au bout du bras, une extrémité palpitante, emmanchée, embranchée à la pensée et au coeur.
Comme elles vivent, comme elles parlent, comme elles sont des raccourcis de personnes qu'on devine, qu'on voit, qu'on aime, ces mains de race, cambrées, arquées, et colères, et languides, et voluptueuses; ces mains de malade et d'artiste, d'élégance capricieuse, tourmentée, presque diabolique; vraies mains de violoniste, pleines d'âme, fines, longuettes, spirituelles, frémissantes comme des cordes de guitare;—les mains que Watteau seul a pu peindre, sur le papier d'une feuille d'étude, avec de la sanguine et du crayon noir.
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Mercredi 1er février.—Ce soir, chez la princesse, une tablée d'hommes de lettres, parmi lesquels est Dumas père.
Une sorte de géant, aux cheveux d'un nègre devenu poivre et sel, au petit oeil d'hippopotame, clair, finaud, et qui veille même voilé, et, dans une face énorme, des traits ressemblant aux traits vaguement hémisphériques que les caricaturistes prêtent à leurs figurations humaines de la Lune. Il y a, je ne sais quoi, chez lui, d'un montreur de prodiges et d'un commis voyageur des MILLE ET UNE NUITS.
La parole est abondante, toutefois sans grand brillant, et sans le mordant de l'esprit, et sans la couleur du verbe; ce ne sont que des faits, des faits curieux, des faits paradoxaux, des faits épatants, qu'il tire d'une voix enrouée du fond d'une immense mémoire. Et toujours, toujours, toujours il parle de lui, mais avec une vanité de gros enfant qui n'a rien d'agaçant. Il conte, par exemple, qu'un article de lui sur le Mont Carmel, a rapporté aux religieux 700,000 francs.
… Il ne boit pas de vin, ne prend pas de café, ne fume point: c'est le sobre athlète du feuilleton et de la copie…
Le perceur d'isthme, Lesseps, à l'oeil si noir sous ses cheveux argentés, et qui dîne aujourd'hui, au débotté de l'Egypte, fait la confidence—cet homme d'une implacable volonté—qu'il a été détourné de faire beaucoup de choses dans sa vie, par une tireuse de cartes de la rue de Tournon, qui a succédé à Mlle Lenormand.
Après dîner, en fumant, Nieuwerkerke nous conte que Bénédict Masson, chargé de peindre l'Histoire de France dans la Cour des Invalides, avait imaginé de figurer le règne de Louis-Philippe par la représentation d'une barricade. Nieuwerkerke lui fit l'observation que cette représentation était d'un goût médiocre, et à la barricade, lui donna l'idée de substituer le Retour des Cendres de l'Empereur. N'est-ce pas là vraiment, un charmant trait d'esprit pour un surintendant des beaux-arts de l'Empire.
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—Il faudrait étudier dans l'enfant l'origine des sociétés. L'enfant c'est l'humanité qui commence, les enfants ce sont les premiers hommes.
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8 février.—Dîner chez les Charles Edmond avec Herzen.
Un masque socratique, la carnation chaude et transparente des portraits de Rubens, une marque rouge comme une brûlure au fer chaud entre les deux sourcils, et la barbe et les cheveux grisonnants.
Il cause, et c'est, de temps en temps, une espèce de rictus ironique qui tombe et s'élève et retombe dans sa gorge. La voix est douce, mélancoliquement musicale, sans rien de la sonorité brutale qu'on pourrait attendre de l'encolure massive de l'homme. L'idée est fine, délicate, acérée, quelquefois subtile, toutefois expliquée, éclairée par des mots qui se font attendre, mais qui ont toujours la bonne fortune des expressions d'un joli esprit étranger parlant le français.
Il parle de Bakounine, de ses onze mois au cachot, enchaîné à un mur, de sa fuite en Sibérie par le fleuve Amour, de son parcours de la Californie, de son arrivée à Londres, où, après avoir, un moment, transpiré entre ses bras, son premier mot a été: «Y a-t-il des huîtres ici?»
La Russie, selon Herzen, est menacée d'un démembrement prochain… L'empereur Nicolas, dit-il, n'était qu'un caporal, et il nous cite des traits qui nous le font apparaître comme le Christ de la consigne, cet empereur, que beaucoup de Russes disent s'être empoisonné, après les désastres de la Crimée. Il le montre, après la prise d'Eupatoria, se promenant dans le Palais, la nuit, avec ce pas de pierre qu'il avait, ce pas de la statue du Commandeur, et allant tout à coup à un soldat montant la garde, lui arrachant son fusil, et lui-même agenouillé en face du soldat, lui criant; «A genoux… Prions pour la victoire!»
Puis sur les moeurs de l'Angleterre, pays qu'il aime comme un pays de liberté, il nous cite de curieuses anecdotes. Un domestique, que Tourguéneff avait placé dans le ménage Viardot, et auquel il demandait la raison pour laquelle il en était sorti, lui fit cette belle réponse: «Ce ne sont pas des gens comme il faut. Non seulement la femme, mais même le mari me parle à table!» Et c'est encore l'histoire arrivée à un riche Anglais de ses amis, qui reçoit, le même jour, congé de son valet de chambre, de son cocher, de son groom. Il s'adresse à la femme de charge, qui lui dit: «S'il n'y avait pas un demi-siècle que je suis chez vous, moi aussi je serais partie! Venez voir le désordre de la cuisine. Et elle le mène dans une vaste cuisine, où au milieu se trouvait une table très propre: «Eh bien, vous ne voyez pas… Cette table est ronde… Cela fait que, tantôt le cocher se met à côté de moi, tantôt le groom, tandis que si la table était carrée, le valet de chambre serait toujours à sa place, à côté de moi.» Ce qu'il y a de beau, ajoute Herzen, c'est que lui aussi, le groom, avait donné son compte, dans la prévision que, dans quelques dizaines d'années, quand il serait devenu valet de chambre, un autre groom pourrait usurper la place qu'il usurpait dans le moment.
Et comme nous essayions de démêler les caractères des deux peuples français et anglais, Herzen nous dit: «Tenez, il y a un Anglais qui les a assez bien résumés ces deux caractères, dans cette phrase: «Le Français mange du veau froid chaudement; nous, nous mangeons notre boeuf chaud froidement.»
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—D'homme à femme, peut-être n'y a-t-il de bien vrai et de bien sincère, que les sentiments que la parole n'exprime pas.
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17 février.—Quand Flaubert eut des clous, l'année dernière, Michelet dit à l'un de ses amis: «Qu'il ne se soigne pas, il n'aurait plus son talent!»
C'est peut-être une grande idée. Je ne sais qui a dit que, lorsque
Napoléon avait été guéri de la gale, il n'avait plus gagné de batailles.
L'âcreté du sang chez Chamfort devait faire son âcreté d'esprit.
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Frémiet me racontait que Rude s'amusait à mettre, à côté de la belle tête du cheval de Phidias, la tête d'un cheval de fiacre, et qu'il faisait observer que c'était la même chose, que seulement la tête du cheval de fiacre était encore plus belle. Et Rude soutenait que les Grecs faisaient ce qu'ils voyaient, la nature, avec leur tempérament de grands artistes, mais sans aucune préoccupation ou recherche d'idéal.
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—Une femme qui reconnaît avoir tort et qui n'est pas de mauvaise humeur… où la trouverez-vous?
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Dimanche 26 février.—On parle chez Flaubert de cette femme mêlée à tout ce qu'il y a eu de caché, de honteux, de scandaleux, depuis les tripotages politiques de Guizot jusqu'au maquerellage de la Deslions; de cette femme à tête de criminelle qui ressemble à la veuve de Jean Hiroux.
On nous la montre, sa voiture attelée, dès sept heures du matin, courant Paris d'un bout à l'autre, pénétrant par des portes dérobées chez tout le monde politique et financier. Pendant le long temps que Mirès a été enfermé à Mazas, elle y était, tous les jours, à neuf heures.
Au milieu de la débâcle de Fournier, S—— la voyant se donner un mal de chien, à propos de ses affaires, et galoper toute la journée, lui demandait, si elle avait envie de reprendre le théâtre?—Non, répondait-elle.—Si elle poussait quelqu'un à la Direction?—Non.—Si elle s'intéressait enfin tant que ça à Fournier?—Non.—Alors pourquoi toutes ces courses?—C'est pour en être!
Un mot profond: «pour en être,» c'est-à-dire avoir sa main dans toutes les choses secrètes et ténébreuses de la vie parisienne.
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—Deux portraits croqués dans le salon de la princesse.
Mme de B—— dans les yeux de l'angélique d'un ange brun, et une bouche entr'ouverte, montrant le rose et la nacre d'un coquillage.
Mme C—— L—— Des mouvements lents de physionomie, des yeux paresseux, des ombres prud'honniennes mêlées à des grâces de créole, un grain de beauté que le sourire remue sans cesse.
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—Voir, sentir, exprimer—tout l'art est là!
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—Les femmes du monde, à la fin du carnaval, ont un peu de l'hébétement des bestiaux à la fin d'un long trimballement en chemin de fer.
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—Le grand succès d'une pièce, à l'heure présente, est de créer le reveneur: c'est-à-dire l'homme qui voit vingt fois ORPHÉE AUX ENFERS.
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Mars.—Ce serait un grand débarras de la bêtise chic et de l'imbécillité élégante, qu'une machine infernale, qui, par un beau jour, tuerait tout le Paris, faisant, de 4 à 6 heures, le tour du lac du Bois de Boulogne.
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11 mars.—Les études télescopiques ou microscopiques de ce temps-ci: le creusement de l'infiniment grand ou de l'infiniment petit, la science de l'étoile ou du microzoaire, aboutissent pour moi au même infini de tristesse. Cela mène la pensée de l'homme à quelque chose de plus triste pour lui que la mort, à une conviction du rien qu'il est,—même de son vivant.
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12 mars.—Un trait de moeurs de l'année présente. On m'a nommé une femme qui se trouve être à la fois anglaise, protestante et puritaine: laquelle, pour achalander le salon qu'elle veut ouvrir, est en négociation pour avoir Thérésa, à sa première soirée.
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13 mars.—J'ai vu l'autre jour, en passant rue Laffitte, de formidables aquarelles de Daumier.
Ces aquarelles représentent des panathénées de judicature, des rencontres d'avocats, des défilés de juges, sur des fonds blafards, éclairés du jour sinistre d'un cabinet de juge d'instruction, de la lumière grise d'un corridor de palais de justice.
C'est lavé avec une eau d'encre de Chine, larveusement fantastique. Les têtes sont hideuses, avec des gaudissements, des jovialités qui font peur. Ces hommes noirs ont je ne sais quelle laideur d'horribles masques antiques, dans un greffe. Les avoués souriants prennent un air de corybantes, et il y a du faune dans les avocats macabres.
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15 mars.—… Un petit garçon de sept à huit ans. Il a une veste et une culotte en velours noir, un gilet blanc, des bas rouges. Il est tout frisotté, avec une figure joufflue, de beaux yeux caressants, un petit air endormi. C'est le prince Impérial.
La princesse lui a donné, ce soir, un spectacle d'enfants; et le spectacle fini, il a obtenu de monter sur le théâtre et de se mêler aux acteurs.
Pauvre petit bonhomme! Il était là, au milieu des autres qui gaminaient, empêché de s'amuser par le grand cordon de la Légion d'honneur, qu'il portait pour la première fois, à la fois heureux et triste, partagé entre son âge et sa majesté, et réduit à sourire seulement des yeux aux jeux des autres enfants.
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Jeudi 16 mars.—Nous avons passé la journée chez Burty, rue du Petit-Banquier, dans un quartier perdu et champêtre, qui sent le nourrisseur et le marché aux chevaux. Un intérieur d'art, une resserre de livres, de lithographies, d'esquisses peintes, de dessins, de faïences; un jardinet; des femmes; une petite fille; un petit chien, et des heures où l'on feuillette des cartons effleurés par la robe d'une jeune, grasse et gaie chanteuse, au nom de Mlle Hermann. Une atmosphère de cordialité, de bonne enfance, de famille heureuse, qui reporte la pensée à ces ménages artistiques et bourgeois du XVIIIe siècle. C'est un peu une maison riante et lumineuse, telle qu'on s'imagine la maison d'un Fragonard.
Le soir, après dîner, trois hommes se sont présentés à la porte du salon, et voyant des femmes, ont reculé gauchement avec des saluts gênés. Je les ai suivis dans l'atelier où ils venaient donner des renseignements, sur un nommé Soumy, un mort de leurs amis.
Ils portaient des chapeaux mous, des vieux manteaux de voyageurs de malle-poste. Ils sont restés debout comme des gens qui ne savent pas s'asseoir, les mains dans les poches, se dandinant ou le dos calé contre un meuble. Ils avaient des voix d'ouvriers dans le monde, des voix à la fois canailles et maniérées de jeune premier de barrière qui file les mots, sans être sûr de leur orthographe. Tout en eux respirait le manque d'éducation, et montrait l'homme du peuple prétentieux, devenu insupportable par je ne sais quel orgueil d'idéal. Ils disaient des phrases d'art comme des sentences d'argot. Sur leur figure au teint des gens mal nourris, et noire d'une barbe non faite, on lisait je ne sais quoi d'hostile, de rétracté, d'un passé de bohème qui fait amer.
L'un surtout avait une tête taillée à la serpe, la tête grossière et rude d'un carrier, avec des moustaches de sergent de ville, et des yeux durement brillants: «Quand nous sortons de l'école, a-t-il dit, nous sommes comme un fil de fer. Il n'y a qu'à Rome que nous trouvons le gras des contours.» Celui-là était Carpeaux[1], un jeune sculpteur de grand talent.
[Note 1: Je donne sur Carpeaux notre impression première, et telle que je la rencontre sur notre journal, mais j'ai besoin d'ajouter que cette impression a été fort modifiée par les rapports que nous avons eus depuis avec lui, et que nous le considérons comme le plus grand artiste français de la seconde moitié du XIXe siècle.]
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—La dorure moderne ressemble à ces feuilles de faux or, dont sont enveloppées les noix de bonne aventure, qu'on vous offre pour un sou dans les foires.
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—Un paysage d'opéra, de féerie, une forêt pour un duo d'amour, un bois de volupté et de triomphe: les feuilles semblent sur le bleu du ciel se dessiner immortellement vertes et glorieuses comme les feuilles d'une couronne de poète; un jour lustré saute dans les branches; un bourdonnement de verger chante dans les arbres, et par terre il neige des parfums.
La fête d'une éternelle saison de bonheur palpite dans les orangers, pleins de fleurs et de fruits, cachant dans des boutons d'argent l'or rond d'une orange, pendant que de grands boeufs roux passent sous la verdure, emportant sur leur croupe comme l'effeuillement blanc d'un bouquet de mariée.
Une langueur de paresse, une poésie de farniente, se lève dans les senteurs pâmées de ces jardins d'Armide… Sorrente, c'est le Tasse, comme Baïes, la côte de cendres et de cavernes et de terreur: c'est Tacite.
Une note que me fait écrire aujourd'hui le feuilletage de mon carnet de notes sur l'Italie.
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—… Ces femmes enfarinées de poudre de riz, blanches comme un mal blanc, les lèvres peintes en rouge au pinceau, ces femmes maquillées d'un teint de morte, le sourire saignant dans une pâleur de goule, l'oeil charbonné, avivé de fièvre, avec des cheveux, pareils à un morceau d'astrakan, frisottant et laineux, leur mangeant le front et la pensée, ces femmes avec leurs figures de folles et de malades, semblent des spectres et des bêtes du plaisir. Elles tiennent étrangement du fantôme et de l'animal, —se faisant tentantes par un caractère d'apparition, par l'aspect cadavéreux, par l'enluminure macabre, enfin par un renversement de nature parlant à des appétits d'amour viciés.
Je les regardais, ces femmes, au CASINO CADET, à côté de leurs danseurs, des espèces de plumitifs malheureux, de jeunes Gringoires, des clercs en deuil, dans des gilets de velours noir avec un crêpe à leur chapeau: pantins sinistres.
Une femme en robe havane dansait, la tignasse en désordre, sa grande bouche fendue par un rire,—le rire d'une bacchante à la Salpêtrière. Elle excellait à jeter follement par-dessus elle, tout autour d'elle, les volants de son jupon, et à disparaître, en plongeant comme dans un remous de jaconas. A la pastourelle elle a tourné sur elle-même, en lançant continuellement sa jambe au-dessus de son visage, et en jetant au ciel, la tête toute renversée dans son dos, un regard ivre qui blaguait…
Ce n'était pas impudique, c'était blasphématoire. Toutes les horreurs de l'argot, toutes les ironies du trottoir à l'encontre de l'amour, et les mots qui crachent sur lui, et tous les cynismes qui le salissent,—ces jambes, ce corps, cette femme, cette robe, avaient l'air de vous les dire et de vous les danser.
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—L'autre jour, à un dîner d'hommes, l'on se demandait pourquoi les juifs arrivent à tout,—et si facilement à ce qui est l'ambition de tous: l'argent. Un médecin, qui se trouvait là, émit l'idée que la circoncision, en diminuant chez eux considérablement le plaisir, diminuait beaucoup la jouissance et l'occupation de la femme.
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—… Banville fait aujourd'hui le croquis de Rouvière et de son intérieur.
La phtisie l'a diaphanéisé. Et il est devenu, pour ainsi dire, l'ombre transparente du petit et maigrelet homme qu'il était autrefois: une ombre avec quelques rares bouquets de poils blancs épars sur une figure spectrale. Il n'a gardé que ses yeux et sa voix.
Et cette ombre de comédien, ce revenant de Shakespeare, est moribond dans une chambre, meublée d'un petit lit à bateau, et d'un fauteuil auquel il manque les deux bras, entre des murs tout couverts de ses tableaux invendus, encadrés dans des boudins dorés au cuivre, avec, au milieu de la pièce, une montagne de bois de chauffage, amenée par les annonces de sa misère.
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—A une table d'un café, sur le boulevard de Sébastopol. Quand je regarde les passants, ce qui me frappe le plus, c'est le nombre des lâches qu'il doit y avoir dans le monde. Tant de gens passent devant vous avec de mauvaises têtes, et qui ne commettent pas de crimes, n'élèvent pas même des barricades.
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—Le coeur est une chose qui ne naît pas avec l'homme. L'enfant ne sait pas ce que c'est. C'est un organe que l'homme doit à la vie. L'enfant n'est que lui, ne voit que lui, n'aime que lui, et ne souffre que de lui: c'est le plus énorme, le plus innocent et le plus angélique des égoïstes.
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27 mars.—En sortant de cette salle à manger, à l'aspect antique, aux colonnes cannelées, enguirlandées de lierre, la vraie salle à manger d'une cousine d'Auguste, la conversation va à l'amour, et sur ce qu'il est dit, qu'à un certain âge on doit en faire son deuil; les deux vieux de la bande, Sainte-Beuve, et Giraud de l'École de droit, s'insurgent.
Et voilà Sainte-Beuve exposant sa théorie, qui est de ne point demander l'amour d'une femme jeune, mais la charité de cet amour, et de faire en sorte que cette femme vous tolère, ne vous prenne point en haine… «C'est là, oui, tout ce qu'on peut demander, finit-il par dire dans un soupir.
—Mais avez-vous jamais aimé réellement, monsieur Sainte-Beuve? lui jette la princesse.
—Moi, princesse, écoutez-moi, j'ai dans la tête, je ne sais où, là ou là—il se tâte le crâne—une loge, une case, que j'ai toujours peur de laisser trop ouvrir. Et mes travaux, et tout ce que je fais, et mes excès d'articles, c'est pour la comprimer… Je l'ai bouchée, écrasée avec des livres, de façon à ne pas avoir le loisir de réfléchir, de n'être pas libre d'aller et de venir… Vous ne savez pas ce que c'est, reprend-il, en s'animant, et sur le ton d'une noire mélancolie, et avec des mots qui sortent d'un coeur gros, vous ne savez pas ce que c'est de sentir qu'on ne sera pas aimé, que c'est impossible, parce que c'est inavouable, comme vous l'avez dit tout à l'heure… parce qu'on est vieux et qu'on serait ridicule… parce qu'on est laid.
—Et l'autre, dit la princesse, en s'adressant à Giraud.
—Oh! moi, princesse, jamais un seul amour. Toujours deux ou trois au moins: c'est le moyen d'être tranquille, et de ne pas trembler sur la perte de l'un d'eux.
—Oh! alors, quelles femmes?
—Mais des femmes possibles, princesse!
—Princesse, interrompt Sainte-Beuve, vous ne savez pas cela, demandez à ces messieurs de Goncourt, il y avait au XVIIIe siècle des sociétés particulières qui fournissaient ces femmes-là, des sociétés du moment.
—Oui, reprend Giraud, supposez des personnes qui descendraient de ces sociétés-là, et qui, à première vue, dans le monde se reconnaîtraient en s'abordant, et se comprendraient d'un clin d'oeil.
—Tenez, fait la princesse, vous me dégoûtez. Ah! le saligot!»
Le vieux Giraud s'agenouille devant la princesse avec les yeux d'un satyre qui s'humilie, et les cheveux de ces caricatures du PUNCH qui ont trois fils d'archal sur la tête. Et il embrasse une main que la princesse retire aussitôt, et fait mine d'essuyer contre sa robe.
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—La maladie sensibilise l'homme pour l'observation, comme une plaque de photographie.
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—Et moriens, reminiscitur Argos. On voit par cette citation comme, dans la littérature ancienne, le regret de la patrie, chez un mourant, est pris dans ce que la patrie a de plus général, de moins défini. Or, à l'heure présente, il n'y a pas un homme de génie ou de talent, depuis Hugo jusqu'au dernier de nous, qui ne remplacerait cette généralité par un détail.
Donc ce qui différencie le plus radicalement la littérature moderne de la littérature ancienne: c'est le remplacement de la généralité par la particularité.
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—… Dans cette soirée, je me trouve à côté de quelqu'un qui a un grand cordon dans son gilet, et un crachat sur son habit. Cet homme, que je ne connaissais pas, m'entend quand je parle, me regarde et me sourit, enfin s'aperçoit qu'il a quelqu'un à côté de lui… Mais c'est M. de Nesselrode, c'est un Russe, chez lequel subsiste la tradition des aristocraties. Dans les salons actuels la conversation s'est désorganisée, débandée, perdue en a parte, pourquoi? Parce que l'égalité a disparu des salons. Un gros personnage ne s'abaisse pas à parler avec un petit, un ministre avec un monsieur qui n'est pas décoré, un illustre avec un anonyme.
Chacun autrefois, une fois admis dans un salon, se livrait familièrement à son voisin; aujourd'hui, chacun semble se trier dans une cohue.
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7 avril.—Lecture par Lockroy de notre pièce d'HENRIETTE MARÉCHAL chez la princesse.
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Samedi 8 avril.—Je vais demander à Roqueplan d'annoncer la lecture de ma pièce chez la princesse. Il demeure au second dans une maison qui n'a que deux étages. Une jolie bonne m'introduit. Un petit appartement décoré de médiocres objets d'art du XVIIIe siècle et de quelques tableaux et esquisses de son frère. Cela ressemble au nid d'une fille qui aurait hérité d'un peintre.
Je trouve assis à une petite table, jetant sur du papier les phrases de son feuilleton, un homme qui me paraît avoir l'âge des hommes qui se teignent, et de gros traits, et le teint d'un viveur sanguin, avec un tic qui lui démantibule, toutes les cinq minutes, la moitié du visage. Il a une calotte noire sur la tête, un ruban de la Légion d'honneur à la boutonnière de sa robe de chambre, une pipe d'écume de mer à la bouche.
Il cause, il blague aimablement, comme si nous soupions depuis des années ensemble, me parle de tout comme un homme revenu de tout, affirme qu'il faut à Paris mille francs d'argent de poche par jour, émet le paradoxe que le plus intelligent moyen de se loger est de louer une boutique, soutient que tout ce qu'il y a de bon dans une pièce est justement ce qui la fait tomber, déclare qu'il a donné des mots à des pièces de ses amis qui n'étaient pas plus mauvais que d'autres,—et qu'on les a toujours sifflés.
Il est bien nommé de son petit nom: Nestor. Il m'est apparu comme le patriarche du petit journalisme.
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9 avril.—Chez Gavarni. Notre ami tourne à l'ours. Il ne veut plus s'habiller, mettre des bottines neuves, porter des chemises amidonnées, qui, dit-il, lui font mal au cou. Impossible de le faire sortir de sa solitude et de sa sauvagerie. Et toujours cependant dans sa parole, la rédaction de ces formules sur les gens et les choses, les définissant et les résumant en une phrase courte et rapide, ainsi que dans les légendes de ses lithographies. Aujourd'hui il dit que ce qu'il y a de remarquable chez Proudhon, «c'est la netteté du dire et l'obscurité de la pensée».
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11 avril.—J'ai écrit ces jours-ci au directeur du Vaudeville, lui demandant un rendez-vous pour lui lire notre pièce: HENRIETTE MARÉCHAL. Je reçois ce matin une lettre de Banville m'écrivant que Thierry, que nous ne connaissons pas, que nous n'avons vu qu'une fois dans notre vie, a une très grande curiosité de lire notre pièce, non comme directeur, mais comme homme de lettres, comme confrère… A quoi bon, vraiment? La pièce est impossible pour son théâtre, avec un premier acte qui a l'inconvenance de se passer au bal de l'Opéra, et un coup de pistolet de dénouement qui a la monstruosité de se tirer sur le théâtre!
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18 avril.—C'est aujourd'hui le mariage civil d'un cousin… J'arrive à la mairie dans une de ces voitures de noces, banal carrosse de gala, où l'on cherche par terre, machinalement, un bouton de chemise du marié et des pétales de fleurs d'oranger d'un bouquet de mariée. Ces voitures: ça sent la fête, le compliment, les jours endimanchés.
Les mariés ne sont pas arrivés. J'attends sous le péristyle de la mairie.
Passe une lorette, riante et bouffant de la jupe, les yeux de son métier sous le voile qui joue sur le rose de son teint, une torsade d'or dans les cheveux, comme si elle les avait noués avec sa ceinture: elle sent le musc, le désir et la nuit. La vie de Paris surtout a de ces coudoiements et de ces antithèses. Sous la salle où l'on se marie, c'est la justice de paix, et celle-ci y va sans doute pour quelque démêlé avec son tapissier.
Elle y entre, en jetant sur la porte, à ma cravate blanche qu'elle croit la cravate du marié, le sourire d'adieu du libre amour: c'est le Plaisir, la Beauté, la Grâce d'orgie, l'Élégance, le Désordre, la Dette.
Et voici le contraire qui descend de voiture: la Dot, le Ménage, l'Économie, la Famille, l'Épouse.
—«Levez-vous, voici M. le Maire,» nous dit un garçon en bleu.
Nous sommes dans une grande salle, tendue d'un papier chocolat, où il y a des fauteuils de tragédie, recouverts d'un velours usé et miroitant, et un buste de l'Empereur soutenu par un aigle, qui a l'air d'une oie. Le maire, au crâne en pain de sucre, bridé dans sa sous-ventrière tricolore, a l'air d'un maire grognon d'une farce du Palais-Royal.
—Le mariage civil est une cérémonie où la Loi ne met juste que le coeur du Code.
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17 avril.—Passant devant les Français, nous montons au cabinet de Thierry, pour lui dire qu'il ne se donne pas l'ennui de lire la pièce, qu'elle est impossible pour son théâtre. L'huissier nous dit qu'on ne peut pas le voir.
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21 avril.—Reçu une lettre d'Harmand, du Vaudeville, qui nous promet une lecture après la pièce de Feydeau, qui passe ces jours-ci.
Le soir, en allant à la soirée de Nieuwerkerke, nous remontons l'escalier du Théâtre-Français, sur un mot de Thierry, qui nous fait de grands compliments, nous assure de sa sympathie, et, quoi que nous lui disions, s'entête à nous demander HENRIETTE MARÉCHAL, pour la lire.
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_24 avril.—Chez Magny. On cause de l'espace et du temps, et j'entends la voix de Berthelot, un grand et brillant imaginateur d'hypothèses, jeter ces paroles dans la conversation générale:
«Tout corps, tout mouvement exerçant une action chimique sur les corps organiques avec lesquels il s'est trouvé, une seconde, en contact, tout, —depuis que le monde est,—existe et sommeille, conservé, photographié en milliards de clichés naturels: et peut-être est-ce là, la seule marque de notre passage dans cette éternité-ci… Qui sait si, un jour, la science, avec ses progrès, ne retrouvera pas le portrait d'Alexandre sur un rocher, où se sera posée un moment son ombre?»
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Jeudi 27 avril.—Nous avions remis samedi notre pièce aux Français, sans aucune espérance de réception. Thierry devait nous la renvoyer hier; sur une lettre de nous, il nous la fait reporter, ce matin, avec un mot dans lequel il nous demande pourquoi nous ne la présenterions pas au Théâtre Français.
Nous allons ce soir voir Thierry. Il nous parle de notre pièce absolument comme si elle avait des chances pour être jouée, se charge de la lire, et nous éblouit de la distribution qu'il fait d'avance des rôles aux plus grands noms de la Comédie-Française: Mme Plessy, Victoria, Got, Bressant, Delaunay.
Nous descendons l'escalier, fous, ivres de bonheur.
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—C'est une curieuse chose que la spécialité d'aptitudes chez les femmes, dans le travail du goût. Sur trois jeunes filles, sorties du même milieu, et entrant dans un magasin de modes: l'une fera d'instinct et toujours la mode fille; l'autre la mode femme honnête; l'autre la mode province.
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4 mai.—Une drôle de table que celle où nous sommes assis chez Théophile Gautier. Ça a l'air de la table d'hôte du dernier caravansérail du romantisme et de la tour de Babel, la table d'hôte d'une mêlée de gens de toutes nationalités, dont le maître de la maison a l'habitude et tire une certaine fierté.
L'autre jour à sa table, dit l'écrivain, étaient réunis vingt individus, parlant quarante langues différentes, vingt individus avec lesquels on aurait pu faire, sans interprètes, le tour du monde.
Il y a ce soir, aux côtés de Flaubert et de Bouilhet, un vrai Chinois avec ses yeux retroussés et sa robe groseille, le professeur de chinois des filles de Gautier. Le Chinois a pour voisin, un peintre exotique, qui a des yeux volés à un jaguar et des bottes qui lui montent jusqu'au ventre. Puis c'est le violoniste hongrois Reminy avec sa tête glabre de prêtre et de diable, Reminy, flanqué de son accompagnateur, un petit bonhomme gras et féminin, à la tête d'Alsacienne, aux cheveux blonds en baguettes, tombant droit de la raie du milieu de sa tête, et en sa redingote de séminariste allemand, dans l'ouverture de laquelle se flétrit un peu de lilas blanc: un garçon gras, douteux, un peu inquiétant. Enfin plus loin, accompagnée de son fils, la femme d'un dieu, la veuve d'un mapa: Mme Ganneau.
Tout le temps du dîner, Gautier semble jouer une comédie italienne avec les bonnes de la maison, en les menaçant de les estrangouiller au sujet d'une assiette mal essuyée, ou d'une sauce tournée, pendant que la plus jeune des deux filles se pose sur la joue, une mouche faite de je ne sais quoi de noir, en se servant, pour miroir, du manche de sa fourchette
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Samedi 6 mai.—Ce matin, très matin, on a sonné. Nous n'avons pas ouvert. A dix heures on me monte une lettre pour laquelle on demande une réponse: c'est notre lecture à la Comédie-Française, lundi prochain.
Je cours aux Français, on m'introduit auprès de M. Guyard, qui me dit de revenir dans l'après-midi, parce que le soir Thierry s'enferme pour chercher les effets de notre pièce. Nous allons voir Thierry sur le coup de cinq heures, tout pleins de confiance, arrangeant, ordonnant tout d'avance dans notre tête. Mais voilà que, sur nos espérances, tombent ainsi que des gouttes d'eau glacées, des paroles de Thierry, nous disant qu'il n'a pas trouvé tout le concours qu'il espérait dans Got, que Got appartient trop à Laya, auquel il est reconnaissant outre mesure de son succès dans le DUC JOB, et que venant de jouer un rôle de vieux, il veut jouer un rôle jeune:—tout cela confidemment et discrètement dit, comme des choses dont on ne laisse passer que la moitié, et qui font redouter ce qu'on ne dit pas. Des phrases, à la fin de notre visite, semblent en quelque sorte vouloir amortir un refus, nous consoler d'avance, en cas de non-réception, des phrases qui font appel à d'autres pièces que nous pourrions faire.
Nous sortons du cabinet de Thierry, sans nous rien dire, l'espérance un peu découragée. Notre beau rêve s'écroule à demi, et je sens comme ma bile se remuer, prête à l'épanchement, me donnant un vague malaise, une sorte de mal de mer.
Le soir après dîner chez Marcille, qui nous fait défiler devant les yeux des cartons de portraits en manière noire de Lawrence, il nous faut de la politesse pour ne pas crier: «Merci! Assez»! Les émotions de ces jours-ci nous donnent le brisement de beaucoup d'heures, passées en chemin de fer. Et c'est une fatigue qu'on ne peut endormir. Nous entendons sonner toutes les heures de la nuit avec le sentiment d'un épigastre tiraillé et douloureux.
Tous ces temps-ci, absence totale d'attention aux choses matérielles. On ne sait plus ce que fait son corps. On ne se sent plus s'habiller, manger, vivre.
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Dimanche 7 mai.—Thierry nous a remis la liste des sociétaires, nous conseillant de faire une visite à Got, avec lequel nous avons dîné chez Charles Edmond. Ces comédiens sont champêtres, bocagers, hommes de banlieue. Il faut aller les joindre au bout de stations de chemin de fer, à Courcelles, à Passy, à Auteuil, en tous ces endroits de villégiature, où ces hommes ont de charmantes habitations avec le décor d'un bout de nature.
Nous trouvons Got, au milieu de fraîches verdures à lui, tout botté et éperonné…
Après ma tournée, je retombe dans la journée chez Flaubert, où je me couche sur son grand divan, et dans la rêvasserie inquiète où je suis plongé, j'entends, ainsi que dans le lointain, la voix enrouée et mate du sculpteur Préault, laisser tomber des histoires, des anecdotes, des mots spirituels.
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8 mai.—Nous sommes devant une table recouverte d'un tapis vert, où il y a un pupitre et de quoi boire, et nous avons en face de nous un tableau représentant la mort de Talma.
Ils sont là dix, sérieux, impassibles, muets.
Thierry se met à lire. Il lit le premier acte, «le bal de l'Opéra», dans le rire et au milieu de regards de sympathie adressés à notre fraternité. Puis il entame tout de suite le second acte et passe au troisième… En nos cervelles, pendant cette lecture, peu d'idées; au fond de nous une anxiété que nous essayons de refouler et de distraire, en nous appliquant à écouter notre pièce, les mots, le son de la voix de Thierry, le lecteur.
Le sérieux a gagné les auditeurs, le sérieux fermé, cadenassé, qu'on cherche à interroger, à surprendre. C'est fini.
Thierry nous a fait lever et nous mène dans son cabinet.
Nous nous sommes assis dans ce cabinet, garni de rideaux de mousseline tamponnés, y faisant le jour blanc et discret d'un cabinet de bain, et nos regards ont été aux tapisseries mythologiques du plafond, comme dans une invocation à notre XVIIIe siècle chéri… puis ainsi que dans les grandes émotions de la vie, nous sommes tombés dans une de ces profondes et bêtes attentions machinales, allant du bout du nez d'un buste en terre cuite à sa gaine.
Les minutes sont éternelles. Nous entendons à travers une des deux portes, qui seule est fermée, le bruit des voix, au milieu desquelles domine la voix de Got, dont nous avons peur, puis c'est un doux et successif petit bruit métallique de boules tombant dans du zinc.
Mes yeux sont sur la pendule qui marque 3 heures 35 minutes, je ne vois pas entrer Thierry; mais quelqu'un me serre les mains, et j'entends une voix de caresse qui me dit: «Vous êtes reçus et bien reçus.»
Là-dessus il commence à nous parler de la pièce, mais au bout de deux minutes, nous lui demandons à nous sauver, à nous jeter dans une voiture découverte, à travers de l'air que nous couperons avec nos têtes sans chapeaux.
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9 mai.—Flaubert nous disait hier, en sortant de chez Magny: «Ma vanité était telle quand j'étais jeune, que lorsque j'allais dans un mauvais lieu avec mes amis, je prenais la plus laide, et je tenais à faire l'amour avec elle devant tout le monde… sans quitter mon cigare. Cela ne m'amusait pas du tout, mais c'était pour la galerie.»
Flaubert a toujours un peu de cette vanité-là: ce qui fait qu'avec une nature très franche, il n'y a jamais une parfaite sincérité dans ce qu'il dit, sentir, souffrir, aimer.
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—Il y a des envieux qui paraissent tellement accablés de votre bonheur, qu'ils vous inspirent presque la velléité de les plaindre.
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20 mai.—Ce soir, nous passons la petite porte d'une barrière de bois enverdurée, au fond d'une grande maison de la rue de Vaugirard, et nous voici chez Tournemine.
Un gai rez-de-chaussée, tout plein de pimpantes aquarelles, de tableautins d'amis, d'armes orientales. Dans de petites vitrines chatoient des soies aux couleurs délicieuses, des vestes, des gilets de femmes turques montrant leurs rangées de boutons d'or où est sertie une perle: un petit musée de souvenirs de l'Orient.
Le peintre de la Turquie d'Asie veut bien nous communiquer, pour notre futur roman (MANETTE SALOMON), les lettres qu'il a écrites à sa femme; et voici celle-ci, qui apporte un paquet de ces longues grandes lettres, rendues presque vénérables par une dizaine de timbres. Elle se met à les relire, heureuse, et repassant ainsi toutes les joies qu'elle a eues à les recevoir: son front bombé, ses joues grassouillettes, ses yeux doux, sa bonne figure aimable, éclairés par les deux lampes.
A de certains passages, des souvenirs font sauter dans sa poitrine le coeur du peintre, qui donne des coups de poing sur le divan, revoyant les choses, avec sur la figure du Paradis, et s'écriant: «Ah! que c'était beau!»
Au milieu de cette lecture qui fait respirer l'Orient, on tire, au milieu de la pièce, un tabouret à mosaïque de nacre, sur lequel on place, dans leurs coquetiers en filigrane d'argent, les petites tasses bleues que l'on remplit d'un café fait à la turque, dans des cafetières de Constantinople.
Alors, ramenant ses jupes contre elle, de peur d'effleurer la petite table, traverse la chambre, une grande jeune fille qui s'en va dans le fond écouter, et passe la soirée à envoyer à son père le sourire de sa figure amoureusement renversée, toutes les fois qu'il a couru des dangers ou s'est battu avec des punaises.
Puis, le café est remplacé sur le tabouret-table par quatre grands pots de confitures de Constantinople, confitures de bergamote, de fleurs d'oranger, de roses, et d'une sorte de mastic blanc, vous mettant dans la bouche le pays qu'on a dans l'oreille.
Soirée charmante, prolongée jusqu'à deux heures du matin, où nous trouvons toutes les douceurs de la famille mêlées à tous les chatouillements de l'exotique.
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22 mai.—Maintenant il n'y a plus dans notre vie qu'un grand intérêt: l'émotion de l'étude sur le vrai. Sans cela l'ennui et le vide.
Certes, nous avons galvanisé, autant qu'il est possible, l'histoire, et galvanisé avec du vrai, plus vrai que celui des autres, et dans une réalité retrouvée. Eh bien, maintenant, le vrai qui est mort ne nous dit plus rien. Nous nous faisons l'effet d'un homme habitué à dessiner d'après la figure de cire, auquel serait tout à coup révélée l'académie vivante—ou plutôt la vie même avec ses entrailles toutes chaudes et sa tripe palpitante.
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25 mai.—Nous allons déjeuner à Trianon en bande avec la princesse Mathilde. La vie est bizarre. Nous ne croyions guère, quand nous sommes venus ici chercher les pas de Marie-Antoinette, déjeuner un jour avec une Napoléon, dans le décor de chaumière que lui dessina Hubert Robert.
Toutes les fins de repas où il y a des femmes, vont à des causeries sur le sentiment, sur l'amour. Et la princesse a demandé à chacun ce qu'il aimerait le mieux avoir d'une femme comme souvenir. Chacun a dit sa préférence: l'un, une lettre; l'autre, des cheveux; l'autre, une fleur; moi, un enfant: ce qui a manqué me faire jeter à la porte.
Alors Amaury Duval, avec le petit oeil souriant et battant la chamade, qu'il a lorsqu'il parle des choses d'amour, a dit que tout ce qu'il avait toujours aimé et désiré d'une femme, c'était le gant, l'empreinte et le moule de sa main, la chose qui dessine ses doigts. «Vous ne savez pas, ajoutait-il, ce que c'est, de demander, en dansant, un gant à une femme qui vous le refuse… Puis une heure après, vous la voyez au piano, elle ôte ses gants pour jouer quelque chose… vous restez l'oeil fixé sur ses gants… Alors elle se lève et les laisse tous les deux… Vous ne voulez pas les prendre… et puis une paire de gants n'est pas un gant… On va s'en aller… la femme revient et n'en prend qu'un de ses gants… Alors à ce signe qu'elle vous le donne, vous êtes heureux, heureux!»
Amaury Duval a dit cela bien joliment.
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—J'ai une longue conversation avec Fromentin, un des plus grands parleurs d'art et fileurs d'esthétique, que j'aie encore entendus.
Il était curieux parlant de lui, nous disant qu'il ne savait rien, pas un mot de la peinture, que jamais il n'avait travaillé d'après nature, qu'il n'avait jamais pris de croquis, pour se forcer à regarder simplement, que les choses ne lui reviennent que des années après,—que ce soit de la peinture ou de la littérature.
Il affirmait que ses livres du SAHARA et du SAHEL avaient été écrits dans la réapparition de choses, qu'il croyait ne pas avoir vues, que chez lui c'est toujours de la vérité sans aucune exactitude, que par exemple la caravane du chef avec ses chiens, il l'a vue, mais point du tout en la localité où il l'a mise, et non dans le voyage décrit.
Il nous dit encore que son grand malheur, et le malheur de tous les maîtres actuels, c'est de ne pas avoir vécu dans un temps héroïque de peinture, en un temps, où on savait peindre le grand morceau, et il s'échappe de lui le regret de n'avoir pas eu la tradition, de n'être pas un aide, un rapin sorti de l'atelier d'un Van der Meulen.
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—Aujourd'hui, il y a des étourdis pleins de raison, des fous très pratiques, des viveurs très rangés. Ils me font penser à ce magasin qui avait pour enseigne: AU CARNAVAL DE VENISE: on y vendait des bonnets de coton.
—Un phénomène de ce temps, c'est que la valeur la plus positive, la plus réalisable, est l'objet d'art. La curiosité est devenue une valeur plus sûre que la rente, que la terre, que l'immeuble.
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—Préault, devant lequel nous nous étonnions de la résistance à la fatigue de l'Empereur, dans ses voyages de représentation, de gala, nous dit: «Il a le torse d'un colosse. Ces torses-là ne se fatiguent jamais!»
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—Ces jours-ci, notre femme de ménage se laisse aller à nous dire, ainsi qu'une brute, dont jaillirait une idée intelligente: «Oh! vous, vous vous creusez la tête pour trouver le mystère de la nature, mais vous ne le trouverez jamais!»
Le mystère de la nature! mot énorme par tout le vague que cela me semble remuer dans les idées de cette femme sur nos occupations.
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6 juin.—Il nous vient un dégoût, presque un mépris des dîneurs de Magny. Penser que c'est la réunion des esprits les plus libres de la France, et cependant en dépit de l'originalité de leur talent, quelle misère d'idées bien à eux, d'opinions faites avec leurs nerfs, avec leurs sensations propres, et quelle absence de personnalité, de tempérament! Chez tous, quelles peurs bourgeoises de l'excessif! Ce soir, nous avons failli nous faire lapider pour soutenir que Hébert, l'auteur du PÈRE DUCHÊNE—que du reste personne de la table n'a lu—avait du talent. Sainte-Beuve a professé que la preuve qu'il n'en avait pas, c'est que ses contemporains ne lui en avaient pas reconnu.
Ce sont tous des serviteurs de l'opinion courante, du préjugé qui a force de loi, enfin des domestiques d'Homère ou des principes de 1789. Aussi ne parlons-nous plus beaucoup, renfonçant nos idées personnelles sur toutes choses, et dédaignant de les étonner par la propriété personnelle de nos pensées.
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—Un trait de collectionneur. Le graveur D…, qu'on vend en ce moment, a laissé sa fille, une grande fille de quinze ans, grandir dans son lit de petite fille de cinq ans: heureusement que c'était un lit de fer, et qu'elle pouvait passer les pieds et les jambes dehors.
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16 juin.—Barbizon. Un grand charme d'ici est l'impossibilité de dépenser son temps et son argent.
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—Des cris pendant le dîner: c'est une troupe de bohémiens en discussion bataillante avec des paysans de Seine-et-Marne qui les ont amenés ici. Des bras levés qui s'agitent; un imprésario énorme qui veut mettre la paix avec un patois des Pyramides; des mères furieuses, leurs marmots chargés sur le dos, dont les colères gesticulantes, mimées, farouches, mêlent des phrases de sang à des malédictions du désert; un jeune homme de la troupe, en maillot, dont le dos saigne comme d'un soleil de sang,—la scène était poignante, mystérieuse, grandie par la nuit.
Un maire en blouse est venu, lequel naturellement, au nom de la civilisation, a donné raison aux gens du pays, et a défendu la représentation que la troupe s'apprêtait à donner dans une grange.
Tout s'est remballé en vociférant. On a attelé les maigres petits chevaux. Les deux voitures se sont ébranlées, et le roulant magasin des accessoires s'en est allé, les suivant, avec sa grande fenêtre rouge flambante comme d'un feu d'enfer et d'une cuisine d'Altothas, pareille à un oeil rouge dans la nuit des routes vicinales.
Comme je revenais, j'avais encore dans la mémoire des yeux le visage d'une des bohémiennes: le visage d'une vierge de grand chemin.
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27 juin.—Oisême. Il n'y a de gai, en ce siècle, que les maisons bourgeoises où il y a beaucoup d'enfants. Le château aujourd'hui est triste, gêné, ruiné par les dépenses de vanité. La petite maison seule a les rires et les joies de l'aisance.
Ici sont nos vacances: un endroit où la sécheresse de notre monde est remplacée par l'affection des grandes personnes et par la tendresse presque amoureuse des enfants. Les petites filles vous donnent des fleurs, vous mordent et vous embrassent les mains. C'est autour de vous le frôlement adorable de petits animaux et de petits anges, et nous nous laissons aller à redevenir enfants avec ces enfants. Il est si bon, au milieu de cette nerveuse et tourmentante carrière, de s'oublier un instant, et de bêtifier comme des gens qui ne font pas métier d'avoir de l'esprit!
Hier soir nous avons eu le baptême d'une poupée, un joli petit tableau, dont un peintre de scènes familières, à la façon de Knaus, aurait fait une drolatique et fraîche procession.
Toute la maison avait été réquisitionnée. Le père, en suisse d'église avec une vieille hallebarde, dans une veste Louis XV, fleur de pêcher, et sur le ventre un gilet de soie à astragales jaunes comme les gilets des tableaux de Largillière. Le domestique costumé en bedeau au moyen de toutes les serviettes de la maison. La plus grande demoiselle ayant pris un chapeau et un châle à sa tante, et jouant une mariée de province. La cadette dans le cotillon, le tablier, le fichu, le petit bonnet du pays, une vraie miniature de nourrice chartraine, portant le poupon de carton sous une serviette. Enfin, du garçonnet du jardinier, on avait fait un petit curé, qui avait passé une chemise de nuit sur un jupon noir de la gouvernante, et qui, avec un morceau de taffetas noir pour rabat, sa mine rose, ses cheveux en bourre de soie blonde, ressemblait à ces jolis abbés en porcelaine de Saxe.
Il y a eu des boîtes de dragées lilliputiennes, et pour l'inscription des noms du baptisé, on a ouvert au hasard, dans un immense volume du MUSÉE de Florence, à une page où se trouvait une académie d'homme. Les grandes personnes ont ri, et les petites aussi de confiance.
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—En revenant du château de Villebon avec les Marcille… Comme ce temps d'Henri IV semble le fils d'un père prodigue! Les grandes folies, les grandes dépenses, les grandes magnificences intérieures du temps de François Ier sont remplacées par des appartements sobres, des châteaux sévères, des salles nécessiteuses, des chambres à faire des comptes, enfin de petites bastilles de bourgeois serrés, à l'image de Villebon.
Cela semble le palais de l'Économie, que ce château, où est mort l'auteur des OECONOMIES ROYALES.
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—C'est un mot divin de mère, que le nom donné par Mme Marcille à sa petite chérie de Jeanne. Elle l'appelle: «Ma Jésus.»
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—L'homme demande quelquefois à un livre la vérité; la femme lui demande toujours ses illusions.
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—PAUL ET VIRGINIE: c'est la première communion du désir.
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3 juillet.—Chez Magny. Renan contait, ce soir, que Boccace dit quelque part être en adoration devant la couverture d'un Homère qu'il a dans sa bibliothèque, et dont il ne peut comprendre un mot. Il est en extase devant le dos et le nom du volume. Les religions littéraires ressemblent aux religions. Il y a, chez presque tout le monde un respect, admiratif pour le beau qui ne leur parle pas leur langue. L'homme veut du paraphagaramus.
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—Les vengeances du peuple contre les riches: ce sont ses filles.
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Il y a de singuliers martyrs du kant. Ma voisine de table d'hôte m'avoue, avec des regrets qu'elle ne dissimule pas, qu'elle n'a jamais mangé d'écrevisses bordelaises, parce que son mari trouve que c'est un manger de lorette.
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—Pour haïr vraiment la nature, il faut naturellement préférer les tableaux aux paysages et les confitures aux fruits.
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—Il existe des auteurs qui sont antipathiques autant que des personnes.
Ils vous déplaisent à les lire comme si on les voyait.
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8 août.—Thierry nous racontait que Ponsard, le soir de sa lecture (LE LION AMOUREUX), avait assisté au SUPPLICE D'UNE FEMME, et qu'à la fin, il s'était mis à dire: «II y a de la vie dans cette pièce-là, il n'y en a pas dans la mienne.» Puis il s'était pris à pleurer comme un enfant. Pauvre homme! ces larmes-là, c'est ce qu'il laissera de mieux.
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—La description matérielle des choses et des lieux n'est point dans le roman, telle que nous la comprenons, la description pour la description. Elle est le moyen de transporter le lecteur dans un certain milieu favorable à l'émotion morale qui doit jaillir de ces choses et de ces lieux.
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Dimanche 13 août.—Nous arrivons, en plusieurs voitures, à Saint-Gratien, où la princesse nous a invités à passer quelques jours. Autour de la table du déjeuner sont le comte Primoli et sa femme, Nieuwerkerke, le vieux Giraudet son fils à la tête frisée, à la fine figure de Méphistophélès, Baudry, Marchal, Hébert qui a quelque chose d'un fumiste de l'idéal, Saintin, Soulié, Arago, dont l'anémie met en ce moment une sourdine à sa blague amusante.
On cause de la pièce des DEUX SOEUBS, jouée hier, et absolument chutée, et que la princesse, dans un sentiment de bienveillance pour Girardin, soutient mordicus, et contre tous, être un succès…
Après déjeuner on passe dans la vérandah, et on attelle le vieux Giraud à l'album de caricatures. La princesse, accotée au bras du canapé, sur lequel il est assis, rit la première, en regardant par-dessus sa tête, rit de la charge d'Arago, écrasé sous une légion d'honneur gigantesque, de la charge de Baudry et de son appareil nasal, de la charge de Marchal et de sa large face, de la charge de nos deux profils reliés par une seule plume.
Puis en troupe, on va au lac, à ce chalet joujou, garni de sa féerique batterie de cuisine en bois, à ce bord de l'eau, meublé des grandes étagères, portant les rames, les avirons, les pagayes de la flottille de canots, de yoles, de patins, et près duquel se dresse le pavillon de l'embarcadère, tout tapissé et remuant de plantes grimpantes. Et l'on se partage pour faire le tour du lac, entre le petit canot blanc, les patins et le grand canot de la princesse…
En abordant, on trouve les deux décorés du jour, mandés par dépêche télégraphique: Protais et Boulanger, que la princesse place à ses côtés, à dîner, après leur avoir attaché elle-même la petite croix de diamant, qu'elle a l'habitude de donner aux amis décorés par son influence.
Le soir, dans le grand salon, tout le monde s'amuse à feuilleter de grands albums, des cartons pleins de croquades de Giraud, qui sont comme l'histoire intime et burlesque de la maison, où l'on voit sur une page la princesse posant pour son buste de Carpeaux, en embrassant son chien Chine, et sur une autre l'immense derrière de l'abbé Coquereau dans un pantalon de bébé, etc., etc., etc.
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Lundi 14 août.—Déjeuner où la princesse parle de gens qu'elle voudrait marier, entre autres de Taine, pour lequel elle a trouvé un parti qui lui apporterait une dot de 400,000 francs et 800,000 francs d'espérances…
On passe dans l'atelier aux portières algériennes, au papier grenat velouté, aux grandes armoires de marqueterie, aux murs garnis d'immenses palmes croisées. Dans un coin sont encadrées les mentions obtenues par la princesse aux Expositions. Giraud, debout, peint le ciel d'un panneau faisant partie d'une décoration à personnages du Directoire, qu'il exécute pour l'escalier du château.
Deux Italiennes entrent, en soulevant la persienne de la porte donnant sur le jardin, et la princesse se met à peindre l'une d'elles, pendant deux heures, lui donnant à peine quelques minutes de repos. A côté de la princesse, la comtesse Primoli lit silencieusement les MÉMOIRES DE Mlle DE MONTPENSIER, et derrière la princesse, Hébert lave une aquarelle d'après l'Italienne qu'elle peint.
L'Italienne est gracieusement sculpturale, et montre dans son droit profil et sa fine nuque de bronze florentin, une distinction de race, le style de ces campagnardes étrusques, où reste comme la marque d'un grand passé: femmes qui, tout peuple qu'elles sont, restent des reines de nature. Toutefois en son immobilité et son inexpression de marbre et de modèle, de temps en temps des mots dits en italien par la princesse ou par Hébert, animent, vivifient son visage de jolis sourires spirituels, et lui mettent, un moment, dans la bouche une voix de musique.
Giraud, de temps en temps, jette dans le travail quelque blague, que la princesse rabroue en riant et en grondant.
La femme de chambre apporte un noeud de diamant que la princesse a commandé, ces jours-ci, et en fait voir la beauté, en le détachant sur le noir de son tablier. Giraud de prendre le menton de la femme de chambre, disant sur le ton d'un marquis de théâtre: «Agaçons la soubrette.» Sur quoi la princesse crie: «Allons, vieillard, voulez-vous vous en aller, vilaine ordure!» Et le travail reprend, sérieux, acharné, coupé de dépêches télégraphiques jaunes, que la princesse déchire à mesure et roule en boulettes.
De ces journées d'art, se lève je ne sais quoi de pareil au charme de l'atelier d'une princesse italienne de la Renaissance, qu'auraient égayé des calembours de Carle Vernet.
La voiture est au perron. La princesse rit de voir Mme de Fly ne pas vouloir l'abandonner à nous autres, disant: «Mais qu'est-ce qu'elle croit que nous allons faire?» et sur la route de Montmorency, elle nous conte l'hôtel qu'elle rêve: un rez-de-chaussée avec un immense atelier au milieu, éclairé par le haut; et tout autour une colonie d'une dizaine de nous, logés dans de petites maisonnettes.